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Pour Marx et Engels, tout est fondé sur la conscience humaine ou sur des lois objectives qui imposent des transformations parce qu’elles sont objectivement nécessaires ?
mardi 23 mai 2017, par
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience »
Karl Marx. Critique de l’Economie politique
« Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l’évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. »
Lettre d’Engels à Karl Marx du 13 février 1851
« Admettons que, dans la manière de concevoir la marche de l’histoire, on détache les idées de la classe dominante de cette classe dominante elle-même et qu’on en fasse une entité. Mettons qu’on s’en tienne au fait que telles ou telles idées ont dominé à telle époque, sans s’inquiéter des conditions de la production ni des producteurs de ces idées, en faisant donc abstraction des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces idées. On pourra alors dire, par exemple, qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’était le règne des concepts d’honneur, de fidélité, etc., et qu’au temps où régnait la bourgeoisie, c’était le règne des concepts de liberté, d’égalité, etc. Ces “concepts dominants” auront une forme d’autant plus générale et généralisée que la classe dominante est davantage contrainte à présenter ses intérêts comme étant l’intérêt de tous les membres de la société. En moyenne, la classe dominante elle même se représente que ce sont ses concepts qui règnent et ne les distingue des idées dominantes des époques antérieures qu’en les présentant comme des vérités éternelles. C’est ce que s’imagine la classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l’histoire commune à tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIII° siècle, se heurtera nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus abstraites, c’est-à-dire qu’elles affectent de plus en plus la forme de l’universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu’elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante. Cela lui est possible parce qu’au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l’intérêt commun de toutes les autres classes non-dominantes et parce que, sous la pression de l’état de choses antérieur, cet intérêt n’a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d’une classe particulière. De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d’individus des autres classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination ; mais elle l’est uniquement dans la mesure où elle met ces individus en état d’accéder à la classe dominante. Quand la bourgeoisie française renversa la domination de l’aristocratie, elle permit par là à beaucoup de prolétaires de s’élever au-dessus du prolétariat, mais uniquement en ce sens qu’ils devinrent eux-mêmes des bourgeois. Chaque nouvelle classe n’établit donc sa domination que sur une base plus large que la classe qui dominait précédemment, mais, en revanche, l’opposition entre la classe qui domine désormais et celles qui ne dominent pas ne fait ensuite que s’aggraver en profondeur et en acuité. Il en découle ceci : le combat qu’il s’agit de mener contre la nouvelle classe dirigeante a pour but à son tour de nier les conditions sociales antérieures d’une façon plus décisive et plus radicale que n’avaient pu le faire encore toutes les classes précédentes qui avaient brigué la domination.
Toute l’illusion qui consiste à croire que la domination d’une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d’elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d’être la forme du régime social, c’est-à-dire qu’il n’est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l’intérêt général ou de représenter "l’universel" comme dominant.
Une fois les idées dominantes séparées des individus qui exercent la domination, et surtout des rapports qui découlent d’un stade donné du mode de production, on obtient ce résultat que ce sont constamment les idées qui dominent dans l’histoire et il est alors très facile d’abstraire, de ces différentes idées "l’idée", c’est-à-dire l’idée par excellence, etc., pour en faire l’élément qui domine dans l’histoire et de concevoir par ce moyen toutes ces idées et concepts isolés comme des "autodéterminations" du concept qui se développe tout au long de l’histoire. Il est également naturel ensuite de faire dériver tous les rapports humains du concept de l’homme, de l’homme représenté, de l’essence de l’homme, de l’homme en un mot. »
Karl Marx, L’Idéologie allemande
Pour Marx et Engels, tout est fondé sur la conscience humaine ou sur des lois objectives qui imposent des transformations parce qu’elles sont objectivement nécessaires ?
Ce qui s’oppose, pour Marx, à l’idéalisme, c’est donc le rôle de la nécessité objective. Marx écrit : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève superstructure juridique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. »
« Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les catégories conformément à leurs rapports sociaux. Ainsi ces idées sont aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. » écrit Marx, dans "Misère de la philosophie", chapitre VI.
« L’Idéologie allemande » de Karl Marx :
« La conception de l’histoire que nous venons de développer nous donne encore finalement les résultats suivants : 1. Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent), - et, fait lié au précédent, il naît une classe qui supporte toutes les charges de la société, sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et se trouve, de force, dans l’opposition la plus ouverte avec toutes les autres classes, une classe que forme la majorité des membres de la société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on voit la situation de cette classe. 2. Les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées, sont les conditions de la domination d’une classe déterminée de la société ; la puissance sociale de cette classe, découlant de ce qu’elle possède, trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type d’État propre à chaque époque ; c’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors. 3. Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle. 4. Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien ; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. »
« La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production. (…)La division du travail à l’intérieur d’une nation entraîne d’abord la séparation du travail industriel et commercial, d’une part, et du travail agricole, d’autre part ; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l’opposition de leurs intérêts. Son développement ultérieur conduit à la séparation du travail commercial et du travail industriel. En même temps, du fait de la division du travail à l’intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d’exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles. Les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété ; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux pour ce qui est de la matière, des instruments et des produits du travail. (…) Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »
Extrait de Préface à la Contribution à la Critique de l’Economie politique :
« Ce n’est pas la conscience des homme qui détermine la réalité c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’intérieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des conditions de production économique - qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et naturelles - et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes deviennent conscients de ce conflit et le mènent à bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir. »
K. Marx, Lettre à Paul Annenkov, 26 décembre 1846 :
« Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez de certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile, et vous aurez tel État politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. (...) :
Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas libres arbitres de leurs forces productives - qui sont la base de toute leur histoire - car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est la production de la génération antérieure. (...)
Les hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais cela ne vient pas à dire qu’ils ne renoncent jamais à la forme sociale, dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privé du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (...)
Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production, et avec leur mode de production, ils changent tous les rapports économiques qui n’ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé. »
Karl Marx, Critique de l’économie politique :
« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »
« La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l’analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples ; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu’à ce que l’on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu’à ce qu’enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d’un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. La première voie est celle qu’a prise très historiquement l’économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États ; mais ils finissent toujours par dégager par l’analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d’échange, pour s’élever jusqu’à l’État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation. La première démarche a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée, qui se concentre en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut par elle-même, alors que la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme d’un concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. Par exemple, la catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d’échange, suppose la population, une population produisant dans des conditions déterminées ; elle suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d’État, etc. Elle ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par contre, la valeur d’échange mène une existence antédiluvienne. Pour la conscience - et la conscience philosophique est ainsi faite que pour elle la pensée qui conçoit constitue l’homme réel et, par suite, le monde n’apparaît comme réel qu’une fois conçu - pour la conscience, donc, le mouvement des catégories apparaît comme l’acte de production réel - qui reçoit une simple impulsion du dehors et on le regrette - dont le résultat est le monde ; et ceci (mais c’est encore là une tautologie) est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n’est par contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l’élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu’il apparaît dans l’esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule façon qu’il lui soit possible, d’une façon qui diffère de l’appropriation de ce monde par l’art, la religion, l’esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l’esprit ; et cela aussi longtemps que l’esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, dans l’emploi de la méthode théorique aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première. Mais ces catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes ? Ça dépend. Hegel, par exemple, a raison de commencer la philosophie du droit par la possession, celle-ci constituant le rapport juridique le plus simple du sujet. Mais il n’existe pas de possession avant que n’existe la famille, ou les rapports entre maîtres et esclaves, qui sont des rapports beaucoup plus concrets. Par contre, il serait juste de dire qu’il existe des familles, des communautés de tribus, qui ne sont encore qu’au stade de la possession, et non à celui de la propriété. Par rapport à la propriété, la catégorie la plus simple apparaît donc comme le rapport de communautés simples de familles ou de tribus. Dans la société parvenue à un stade supérieur, elle apparaît comme le rapport plus simple d’une organisation plus développée. Mais on présuppose toujours le substrat concret qui s’exprime par un rapport de possession. On peut se représenter un sauvage isolé qui possède. Mais la possession ne constitue pas alors un rapport juridique. Il n’est pas exact qu’historiquement la possession évolue jusqu’à la forme familiale. Elle suppose au contraire toujours l’existence de cette « catégorie juridique plus concrète ». Cependant il n’en demeurerait pas moins que les catégories simples sont l’expression de rapports dans lesquels le concret non encore développé a pu s’être réalisé sans avoir encore posé la relation ou le rapport plus complexe qui trouve son expression mentale dans la catégorie plus concrète ; tandis que le concret plus développé laisse subsister cette même catégorie comme un rapport subordonné. L’argent peut exister et a existé historiquement avant que n’existât le capital, que n’existassent les banques, que n’existât le travail salarié, etc. A cet égard, on peut donc dire que la catégorie plus simple peut exprimer des rapports dominants d’un tout moins développé ou, au contraire, des rapports subordonnés d’un tout plus développé qui existaient déjà historiquement avant que le tout ne se développât dans le sens qui trouve son expression dans une catégorie plus concrète. Dans cette mesure, la marche de la pensée abstraite, qui s’élève du plus simple au plus complexe, correspondrait au processus historique réel. D’autre part, on peut dire qu’il y a des formes de société très développées, mais qui historiquement manquent assez de maturité, dans lesquelles on trouve les formes les plus élevées de l’économie, comme par exemple la coopération, une division du travail développée, etc., sans qu’existe aucune sorte de monnaie, par exemple le Pérou. Chez les Slaves aussi, l’argent et l’échange qui le conditionne n’apparaissent pas ou peu à l’intérieur de chaque communauté, mais ils apparaissent à leurs frontières, dans leur trafic avec d’autres communautés. C’est d’ailleurs une erreur que de placer l’échange au centre des communautés, d’en faire l’élément qui les constitue à l’origine. Au début, il apparaît au contraire dans les relations des diverses communautés entre elles, bien plutôt que dans les relations des membres à l’intérieur d’une seule et même communauté. De plus, quoique l’argent apparaisse très tôt et joue un rôle multiple, il est dans l’antiquité, en tant qu’élément dominant, l’apanage de nations déterminées unilatéralement, de nations commerçantes. Et même dans l’antiquité la plus cultivée, chez les Grecs et les Romains, il n’atteint son complet développement, postulat de la société bourgeoise moderne, que dans la période de leur dissolution. Donc cette catégorie pourtant toute simple n’apparaît historiquement avec toute sa vigueur que dans les États les plus développés de la société. Elle ne se fraie nullement un chemin à travers tous les rapports économiques. Dans l’Empire romain, par exemple, à l’époque de son plus grand développement, l’impôt en nature et les prestations en nature demeurèrent le fondement. Le système monétaire à proprement parler n’y était complètement développé que dans l’armée. Il ne s’est jamais saisi non plus de la totalité du travail. Ainsi, bien qu’historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans son complet développement - en compréhension et en extension - précisément à une forme de société complexe, alors que la catégorie plus concrète se trouvait plus complètement développée dans une forme de société qui, elle, l’était moins. Le travail semble être une catégorie toute simple. L’idée du travail dans cette universalité - comme travail en général - est, elle aussi, des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple. Le système monétaire, par exemple, place encore d’une façon tout à fait objective, comme une chose en dehors de soi, la richesse dans l’argent. Par rapport à ce point de vue, ce fut un grand progrès quand le système manufacturier ou commercial transposa la source de la richesse de l’objet à l’activité subjective le travail commercial et manufacturier -, tout en ne concevant encore cette activité elle-même que sous la forme limitée de productrice d’argent. En face de ce système, le système des physiocrates pose une forme déterminée du travail - l’agriculture - comme la forme de travail créatrice de richesse et pose l’objet lui-même non plus sous la forme déguisée de l’argent, mais comme produit en tant que tel, comme résultat général du travail. Ce produit, en raison du caractère limité de l’activité, reste encore un produit déterminé par la nature - produit de l’agriculture, produit de la terre par excellence. Un énorme progrès fut fait par Adam Smith quand il rejeta toute détermination particulière de l’activité créatrice de richesse pour ne considérer que le travail tout court, c’est-à-dire ni le travail manufacturier, ni le travail commercial, ni le travail agricole, mais toutes ces formes de travail dans leur caractère commun. Avec la généralité abstraite de l’activité créatrice de richesse apparaît alors également la généralité de l’objet dans la détermination de richesse, le produit considéré absolument, ou encore le travail en général, mais en tant que travail passé, objectivé dans un objet. L’exemple d’Adam Smith, qui retombe lui-même de temps à autre dans le système des physiocrates, montre combien était difficile et important le passage à cette conception nouvelle. Il pourrait alors sembler que l’on eût par là simplement trouvé l’expression abstraite de la relation la plus simple et la plus ancienne qui s’établit - dans quelque forme de société que ce soit - entre les hommes considérés en tant que producteurs. C’est juste en un sens. Dans l’autre, non. L’indifférence à l’égard d’un genre déterminé de travail présuppose l’existence d’une totalité très développée de genres de travaux réels dont aucun n’est plus absolument prédominant. Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme toute naissance qu’avec le développement concret le plus riche, où un caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous. On cesse alors de pouvoir le penser sous une forme particulière seulement. D’autre part, cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail est devenu non seulement sur le plan des catégories, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu’un avec les individus, sous quelque aspect particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux États-Unis. C’est donc là seulement que l’abstraction de la catégorie « travail », « travail en général », travail « sans phrase », point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie politique moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne. On pourrait dire que cette indifférence à l’égard d’une forme déterminée de travail, qui se présente aux États-Unis comme produit historique, apparaît chez les Russes par exemple comme une disposition naturelle. Mais, d’une part, quelle sacrée différence entre des barbares qui ont des dispositions naturelles à se laisser employer à tous les travaux et des civilisés qui s’y emploient eux-mêmes. Et, d’autre part, chez les Russes, à cette indifférence à l’égard d’un travail déterminé correspond dans la pratique leur assujettissement traditionnel à un travail bien déterminé, auquel ne peuvent les arracher que des influences extérieures. Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci. La société bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d’en comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s’est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister en elle, et dont certains simples signes, en se développant, ont pris toute leur signification, etc. L’anatomie de l’homme est la clef de l’anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d’une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi l’économie bourgeoise nous donne la clef de l’économie antique, etc. Mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la dîme, etc., quand on connaît la rente foncière. Mais il ne faut pas les identifier. Comme, de plus, la société bourgeoise n’est elle-même qu’une forme antithétique du développement historique, il est des rapports appartenant à des formes de société antérieures que l’on pourra ne rencontrer en elle que tout à fait étiolés, ou même travestis. Par exemple, la propriété communale. Si donc il est vrai que les catégories de l’économie bourgeoise possèdent une certaine vérité valable pour toutes les autres formes de société, cela ne peut être admis que cum grano, salis [avec un grain de sel]. Elles peuvent receler ces formes développées, étiolées, caricaturées, etc., mais toujours avec une différence essentielle. Ce que l’on appelle développement historique repose somme toute sur le fait que la dernière forme considère les formes passées comme des étapes menant à son propre degré de développement, et, comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans des conditions bien déterminées, de faire sa propre critique - il n’est naturellement pas question ici des périodes historiques qui se considèrent elles-mêmes comme des époques de décadence - elle les conçoit toujours sous un aspect unilatéral. La religion chrétienne n’a été capable d’aider à comprendre objectivement les mythologies antérieures qu’après avoir achevé jusqu’à un certain degré, pour ainsi dire [...] [virtuellement], sa propre critique. De même l’économie politique bourgeoise ne parvint à comprendre les sociétés féodales, antiques, orientales que du jour où eut commencé l’autocritique de la société bourgeoise. Pour autant que l’économie politique bourgeoise, créant une nouvelle mythologie, ne s’est pas purement et simplement identifiée au passé, sa critique des sociétés antérieures, en particulier de la société féodale, contre laquelle elle avait encore à lutter directement, a ressemblé à la critique du paganisme par le christianisme, ou encore à celle du catholicisme par le protestantisme. De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment donc des formes d’existence, des conditions d’existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet, et que par conséquent cette société ne commence nullement à exister, du point de vue scientifique aussi, à partir du moment seulement où il est question d’elle en tant que telle. »
Karl Marx dans « Préface de la critique de l’économie politique » :
« Dans la production de leur existence, les hommes se soumettent à des conditions déterminées, nécessaires, indépendantes de leur volonté. Ces conditions de production correspondent à un stade déterminé du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces conditions de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais, au contraire, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience. Ayant atteint un certain niveau de développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les conditions de production existantes, ou, ce qui en est l’expression juridique, avec le régime de propriété au sein duquel elles ont évolué jusqu’alors. De facteurs de développement des forces productives, ces conditions deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Parallèlement à la transformation de la base économique s’effectue le bouleversement plus ou moins lent ou rapide de toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre la transformation matérielle des conditions de production économiques – transformation qu’on doit constater à l’aide des méthodes exactes qu’emploient les sciences naturelles – et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, de même on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur la conscience qu’elle a d’elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de production. Un type de société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives que cette société est capable de contenir, et jamais un système de production nouveau et supérieur ne s’y substitue avant que les conditions d’existence matérielles de ce système aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car en y regardant de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de naître. »
Marx discute ainsi de sa méthode scientifique en citant un de ses critiques dans « Le Capital », Livre premier :
« Le Messager européen, revue russe, publiée à Saint-Pétersbourg, dans un article entièrement consacré à la méthode du Capital, déclare que mon procédé d’investigation est rigoureusement réaliste, mais que ma méthode d’exposition est malheureusement dans la manière dialectique. « A première vue, dit-il, si l’on juge d’après la forme extérieure de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le champ de l’économie critique... On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste. »
L’auteur continue ainsi :
« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale... Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose ; démontrer par une recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ et de point d’appui. Pour cela il suffit qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l’humanité y croie ou non, qu’elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... Si l’élément conscient joue un rôle aussi secondaire dans l’histoire de la civilisation, il va de soi que la critique, dont l’objet est la civilisation même, ne peut avoir pour base aucune forme de la conscience ni aucun fait de la conscience. Ce n’est pas l’idée, mais seulement le phénomène extérieur qui peut lui servir de point de départ. La critique se borne à comparer, à confronter un fait, non avec l’idée, mais avec un autre fait ; seulement elle exige que les deux faits aient été observés aussi exactement que possible, et que dans la réalité ils constituent vis-à-vis l’un de l’autre deux phases de développement différentes ; par-dessus tout elle exige que la série des phénomènes, l’ordre dans lequel ils apparaissent comme phases d’évolution successives, soient étudiés avec non moins de rigueur. Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu’elles s’appliquent au présent ou au passé. C’est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n’existent pas... Dès que la vie s’est retirée d’une période de développement donnée, dès qu’elle passe d’une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d’autres lois. En un mot, la vie économique présente dans son développement historique les mêmes phénomènes que l’on rencontre en d’autres branches de la biologie... Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques, lorsqu’ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. Marx nie, par exemple, que la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme, au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre... Avec différents développements de la force productive, les rapports sociaux changent de même que leurs lois régulatrices... En se plaçant à ce point de vue pour examiner l’ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d’une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la vie économique. La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx. »
En définissant ce qu’il appelle ma méthode d’investigation avec tant de justesse, et en ce qui concerne l’application que j’en ai faite, tant de bienveillance, qu’est-ce donc que l’auteur a défini, si ce n’est la méthode dialectique ? Certes, le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. A l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori.
Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme.
J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode... Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.
Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l’industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes ; elle approche de nouveau ; par l’universalité de son champ d’action et l’intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand. »
Karl Marx dans Le Capital, tome I :
« Le capitaliste n’a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d’être sociale, qu’autant qu’il fonctionne comme capital personnifié. Ce n’est qu’à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Le but déterminé de son activité n’est donc ni la valeur d’usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l’accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d’une société nouvelle et supérieure. Le capitaliste n’est respectable qu’autant qu’il est le capital fait homme. Dans ce rôle, il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l’un paraît être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme social dont il n’est qu’un rouage. Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l’accroître, et il ne peut continuer de l’accroître à moins d’une accumulation progressive…
Enfin accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle, augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable.
Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l’accumulation et la richesse, le capitalisme cesse d’être simple incarnation du capital. Il ressent une « émotion humaine » pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique qu’il ose railler l’austérité ascétique comme un préjugé thésaurisateur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n’est pas de rigueur, n’y voyant qu’un empiètement sur l’accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier, c’est « s’abstenir » d’accumuler ; accumuler, dit le second, c’est « renoncer » à la jouissance. « Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur, et l’une veut faire divorce d’avec l’autre. »
… Toutefois il s’élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l’accumulation, et le penchant à la jouissance.
… Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s’est pas fait un instant illusion sur les douleurs d’enfantement de la richesse : mais à quoi bon les jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ? A ce point de vue, si le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n’est qu’une machine à capitaliser cette plus-value…
Dans le progrès de l’accumulation, il n’y a donc pas seulement accroissement quantitatif et simultané des divers éléments réels du capital : le développement des puissances productives du travail social, que ce progrès amène, se manifeste encore par des changements qualitatifs, par des changements graduels dans la composition technique du capital, dont le facteur objectif gagne progressivement en grandeur, proportionnelle par rapport au facteur subjectif. C’est-à-dire que la masse de l’outillage et des matériaux augmente de plus en plus en comparaison de la somme de force de travail nécessaire pour les mettre en œuvre. A mesure donc que l’accroissement du capital rend le travail plus productif, il en diminue la demande proportionnellement à sa propre grandeur.
… D’une part donc, le capital additionnel qui se forme dans le cours de l’accumulation renforcée par la centralisation attire, proportionnellement à sa grandeur, un nombre de travailleurs toujours décroissant. D’autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants dans la composition-valeur que l’ancien capital subit périodiquement font qu’il repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.
La demande de travail absolue qu’occasionne un capital est en raison non de sa grandeur absolue, mais de celle de sa partie variable, qui seule s’échange contre la force de travail. La demande de travail qu’occasionne un capital, c’est-à-dire la proportion entre sa propre grandeur et la quantité de travail qu’il absorbe, est déterminée par la grandeur proportionnelle de sa fraction variable. Nous venons de démontrer que l’accumulation qui fait grossir le capital social réduit simultanément la grandeur proportionnelle de sa partie variable, et diminue ainsi la demande de travail relative. Maintenant, quel est l’effet de ce mouvement sur le sort de la classe salariée ?...
La loi de décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaires l’accroissement absolu du capital variable et l’augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin, pour complément, la production d’une surpopulation relative. Nous l’appelons « relative », parce qu’elle provient, non d’un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation, mais, au contraire, d’un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer d’une manière subite.
En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la « loi de population » qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n’existe que pour la plante et l’animal, et encore seulement tant qu’ils ne subissent pas l’influence de l’homme….
La réserve industrielle est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital est fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force de travail, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale absolue, de l’accumulation capitaliste. L’action de cette loi comme de toute autre, est naturellement modifiée par les circonstances particulières.
On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d’accommoder leur nombre aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d’une réserve industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les profondeurs de l’armée active du travail ; poids mort du paupérisme.
La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en œuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire. C’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force devient précaire. L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croît toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.
L’analyse de la plus-value relative nous a conduits à ce résultat : dans le système capitaliste, toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel ; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine ; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production, ils substituent au travail attrayant le travail forcé ; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin ; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jugement capitaliste…
Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule. Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est également accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, celui de la classe qui produit la capital même…
Chacun d’entre les capitaux individuels dont le capital se compose représente de prime abord une certaine concentration, entre les mains d’un capitaliste, de moyens de production et de moyens d’entretien du travail, et, à mesure qu’il accumule, cette concentration s’étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l’accumulation opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains d’entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration qui est le corollaire obligé de l’accumulation se meut entre des limites plus ou moins étroites…
A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n’est plus la concentration qui se confond avec l’accumulation, mais bien un procédé foncièrement distinct, c’est l’attraction qui réunit différents foyers d’accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite… »
Engels écrit dans l’Anti-Dühring :
« Le fait que l’organisation sociale de la production à l’intérieur de la fabrique s’est développée jusqu’au point où elle est devenue incompatible avec l’anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d’elle et au-dessus d’elle – ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux-mêmes par la puissante concentration des capitaux qui s’accomplit pendant les crises moyennant la ruine d’un nombre élevé de grands capitalistes et d’un nombre plus élevé encore de petits capitalistes. L’ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu’il a lui-même engendrées. Le mode de production ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital ; ils chôment, et c’est pourquoi l’armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais « la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère » (Fourier), car c’est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu’ils ne soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l’exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C’est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D’une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. »
Lettre d’Engels à Konrad Schmidt du 5 août 1890 :
« …J’ai lu dans le Deutsche Worte de Vienne ce que pense du livre de Paul Barth le malencontreux
Moritz Wirth, et cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles de l’existence sont la cause première, cela n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elles une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite. Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. » Il y a eu également dans la Volkstribüne une discussion sur la répartition des produits dans la société future, pour savoir si elle se ferait selon la quantité de travail fourni ou autrement. On a abordé la question d’une façon très « matérielle », à l’opposé des fameuses phrases idéalistes sur la justice. Mais par un fait étrange, personne n’a eu l’idée que le mode de répartition dépend essentiellement de la quantité de produits à répartir et que cette quantité varie, bien entendu, avec le progrès de la production et de l’organisation sociale, faisant varier en conséquence le mode de répartition. Or, tous les participants, au lieu d’envisager la « société socialiste » comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition établi aussi une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n’en trouve pas un mot dans tout le débat. En général, le mot « matérialiste » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d’existence des diverses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc., qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jusqu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieusement. Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisément tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes Allemands qu’à faire le plus rapidement possible de leurs propres connaissances historiques relativement maigres — l’histoire économique n’est-elle pas encore dans les langes ? — une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants... »
Lettre d’Engels à Joseph Bloch du 21 septembre 1890 :
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le transforme ainsi en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure : les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats — les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc.,
— les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a interaction de tous ces facteurs au sein de laquelle le mouvement économique finit par se frayer un chemin comme une nécessité, au travers d’une infinie multitude de contingences (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison interne entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonantique du haut-allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au
Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne. Mais deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante — l’événemet historique
— qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement. Mais de ce que les diverses volontés — dont chacune désire ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales), — ces volontés n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante, et à ce titre, est incluse en elle. »
Lettre d’Engels à Konrad Schmidt du 27 octobre 1890 :
« Celui qui appartient à un marché financier ne voit pas le mouvement de l’industrie et du marché du monde que dans la réflexion intervertissante du marché d’argent et d’effets de commerce ; pour lui l’effet devient cause. C’est ce que j’ai déjà vu à Manchester, après 1840. Au point de vue du mouvement de l’industrie et de ses minimums et maximums périodiques, les cours de la Bourse de Londres étaient absolument inutilisables parce que l’on voulait tout expliquer par des crises du marché monétaire, qui n’étaient elles-mêmes que des symptômes. Il s’agissait alors de démontrer le mal fondé de l’explication de la naissance des crises industrielles par une surproduction temporaire ; la chose avait un côté tendancieux et qui invitait à une fausse interprétation. Ce point de vue — au moins pour nous et une fois pour toutes — n’existe plus, et c’est un fait que le marché monétaire peut avoir aussi ses crises spéciales, dans lesquelles les perturbations industrielles directes ne jouent qu’un rôle subordonné ou n’en jouent même aucun ; voilà bien des points à établir et à étudier, principalement pour l’histoire de ces vingt dernières, années. Là où existe la division du travail à l’échelle sociale, diverses opérations de travail deviennent indépendantes vis-à-vis l’une de l’autre. La production est, en dernière instance, décisive. Mais dès que le commerce des marchandises devient indépendant à l’égard de la production proprement dite, il suit un mouvement déterminé dans son ensemble en somme par la production, mais qui obéit pourtant, dans ses détails, et dans les limites de cette indépendance générale, à des lois spéciales qui sont dans la nature même de ce nouveau facteur. Ce mouvement a ses phases propres et influe de son côté sur le mouvement de la production. La découverte de l’Amérique est due à la soif d’argent qui lança déjà auparavant les Portugais en Afrique (Cf. Sœtbeer, Production des métaux précieux), parce que l’industrie européenne, qui se développa si puissamment aux XIVe et XVe siècles, et le commerce qui y correspondait, exigeaient une plus grande quantité de moyens d’échange, que l’Allemagne — le pays grand producteur d’argent de 1450 à 1550 — ne pouvait plus fournir. La conquête des Indes par les Portugais, Hollandais, Anglais (1500-1800), avait pour but l’importation des produits indiens ; personne ne songeait à y exporter quelque chose. Et pourtant quelle répercussion colossale n’eurent pas sur l’industrie ces découvertes et ces conquêtes, déterminées uniquement par des intérêts commerciaux. Ce furent les besoins de l’exportation dans ces pays qui créèrent et développèrent la grande industrie. Il en est de même pour le marché monétaire. Quand il se différencie du commerce des marchandises, le trafic d’argent a — sous certaines conditions fixées par la production et le commerce des marchandises, et dans la sphère de ces limites — un développement propre, spécial, des lois déterminées par sa propre nature, des phases à part. S’il arrive par surcroît que le trafic d’argent s’agrandit dans cette évolution et devient commerce d’effets, que ces effets ne soient pas seulement des papiers d’Etat, mais qu’il vienne s’y joindre des actions industrielles et commerciales, que le trafic d’argent acquiert un pouvoir direct sur une partie de la production qui le domine, en somme, alors la réaction du trafic d’argent sur la production devient plus forte et plus complexe. Les financiers sont propriétaires des chemins de fer, mines de charbon, de fer, etc. Ces moyens de production acquièrent dès lors un double caractère. Leur exploitation doit se régler tantôt sur les intérêts de la production immédiate, tantôt sur les besoins des actionnaires, en tant que financiers. L’exemple le plus frappant est fourni par les chemins de fer de l’Amérique du Nord, dont l’exploitation dépend entièrement des opérations de Bourse momentanées d’un Jay Gould, d’un Vanderbilt, etc., qui sont totalement étrangères aux intérêts de la voie comme moyen de circulation. Et ici même, en Angleterre, nous avons vu durer pendant des dizaines d’années les luttes entre les différentes compagnies de chemin de fer au sujet de la délimitation de leur réseau, — luttes où se sont dissipées d’énormes sommes d’argent, non pas dans l’intérêt de la production et de la circulation, mais dans une rivalité qui n’avait d’autre but que de permettre des opérations de Bourse aux financiers qui possédaient les actions. Dans ces quelques indications sur la façon dont je conçois le rapport de la production et du commerce des marchandises, et de ces deux avec le trafic d’argent, j’ai déjà répondu au fond à votre question sur le matérialisme historique. La chose se comprend très facilement du point de vue de la division du travail. La société engendre certaines fonctions communes dont elle ne peut se passer. Ceux qui sont choisis pour les exercer forment une nouvelle branche de la division du travail à l’inférieur de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts distincts, à rencontre de leurs mandats, ils se séparent d’eux et voilà l’Etat. Alors il se passe ce qui s’est passé dans le commerce des marchandises et plus tard dans le trafic d’argent. Cette nouvelle puissance distincte suit en somme le mouvement de la production, mais elle réagit aussi sur les conditions et la marche de la production, en vertu de l’autonomie relative qu’elle possède, c’est-à-dire que, une fois conférée, elle tend toujours résolument vers un plus grand développement. Il y a interaction de deux forces inégales : action du mouvement économique, d’une part ; de l’autre, action du pouvoir politique, nouveau, tendant à toute l’autonomie possible, et qui, une fois établie, est douée elle aussi d’un mouvement propre. Le mouvement économique l’emporte en somme, mais il doit subir la répercussion du mouvement politique, créé par lui, doué d’une autonomie relative, qui se manifeste d’une part dans la puissance de l’Etat, et de l’autre dans l’opposition, née avec cette dernière. De même que le mouvement du marché industriel se réfléchit dans son ensemble et sous les réserves faites plus haut dans le marché monétaire et naturellement par image renversée ; de même la lutte des classes déjà existantes et antagonistes se réfléchit dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition, mais également par image renversée. La
réflexion n’est plus directe, mais indirecte, elle ne se présente plus comme une lutte de classes, mais comme une lutte pour des principes politiques et la réflexion est si bien renversée qu’il a fallu des milliers d’années pour que nous puissions la pénétrer. La réaction de la puissance de l’Etat sur le développement économique peut prendre trois formes : elle peut agir dans le même sens, le mouvement devient alors plus rapide ; elle peut agir en sens contraire, alors, à la longue, dans les grandes nations, elle se détruit ; ou bien elle peut supprimer ou favoriser certaines tendances de l’évolution économique. Ce dernier cas se réduit facilement à l’un des deux autres. Mais il est clair que dans le deuxième et dans le troisième cas, la puissance politique peut être très contraire au développement économique et créer des gaspillages énormes de force et de matière. Ajoutez à cela le cas de conquête et de destruction brutale de ressources économiques qui, dans certaines conditions, pouvait anéantir jadis tout un développement économique local ou national. Aujourd’hui ce cas a souvent des effets complètement opposés, au moins chez les grands peuples : quelquefois le peuple vaincu croît à la longue sous le rapport économique, politique, moral, plus que le vainqueur. De même pour le droit : quand la nouvelle division du travail rend nécessaire l’apparition de juristes de profession, un nouveau domaine indépendant s’ouvre, qui, bien qu’il dépende en général de la production et du commerce, possède pourtant une puissance spéciale de réaction vis-à-vis de ces derniers. Dans un Etat moderne ce droit ne doit pas seulement traduire l’état économique général, en être l’expression, mais en être encore l’expression cohérente, sans contradictions intrinsèques. Pour arriver à ce but, on fait disparaître de plus en plus la réflexion exacte des conditions économiques.
D’autant qu’il arrive rarement qu’un code soit l’expression tranchante, pure, sincère de la suprématie d’une classe : ce serait déjà contraire à « l’idée de droit ». La notion du droit pure, conséquente de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792-1796 est déjà faussée à plusieurs titres dans le Code Napoléon, et ce qui y est incarné doit subir tous les jours des atténuations dues à la force croissante du prolétariat.
Cela n’empêche pas le Code Napoléon d’être le fond de toutes les nouvelles codifications de toutes les parties du monde. La marche de l’« évolution du droit » consiste en grande partie d’abord dans l’effort fait pour supprimer les contradictions résultant d’une traduction immédiate des rapports économiques en principes juridiques et pour établir un système juridique harmonique ; puis l’influence et la contrainte du développement économique toujours plus considérable rompent continuellement ce système et le compliquent de nouvelles contradictions (je ne parle ici que du droit civil).
La réflexion des rapports économiques en principes juridiques est nécessairement renversée. Elle se poursuit sans devenir consciente ; le juriste s’imagine opérer avec des propositions a priori, quand ce ne sont que des reflets économiques — ainsi tout est renversé. Il me paraît aller de soi que cette interversion, qui constitue, tant qu’elle n’est pas reconnue, ce que nous appelons la conception idéologique, réagit de son côté sur la base économique et peut la modifier dans certaines limites. Le fondement du droit de succession, supposé un égal degré de développement de la famille, est économique. Pourtant il serait difficile de montrer que, par exemple, en Angleterre la liberté absolue de tester, en France sa forte limitation, n’ont dans tous les détails que des causes économiques. Elles réagissent toutes deux d’une façon très importante sur l’économie parce qu’elles influent sur la répartition des biens. (…) Si donc Barth pense que nous nions toute réaction des reflets politiques, etc., du mouvement économique sur ce mouvement même, il combat tout simplement des moulins à vent. Qu’il étudie le 18 Brumaire de Marx, où il ne s’agit presque uniquement que du rôle pa
rticulier que les luttes et les événements politiques jouent naturellement dans les limites que leur trace leur dépendance générale des conditions économiques, ou encore le Capital, le chapitre, par exemple, sur la journée de travail, où la législation, qui est pourtant un acte politique, a une action si profonde, ou le chapitre sur l’histoire de la bourgeoisie (chapitre XXIV). (…) Pourquoi alors combattons-nous pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est sans force au point de vue économique ? La violence (c’est-à-dire le pouvoir public) est aussi une puissance économique ! »
Lettre d’Engels à Franz Mehring du 14 juillet 1893 :
« A part cela, il manque seulement un point qui, à vrai dire, n’a pas été assez mis en relief dans les écrits de Marx et les miens, ce qui fait que nous en portons tous la même responsabilité. A savoir, nous nous sommes d’abord attachés à déduire les représentations idéologiques — politiques, juridiques et autres — ainsi que les actions conditionnées par elles, des faits économiques qui sont à leur base, et nous avons eu raison. Mais en considérant le contenu, nous avons négligé la forme : la manière dont se constituent ces représentations, etc. C’est ce qui a fourni à nos adversaires l’occasion rêvée de se permettre des interprétations fausses et des altérations, dont Paul Barth est un exemple frappant.
L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels ; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se réalisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée. L’idéologue historien (historien doit être ici un simple vocable collectif pour : politicien, juriste, philosophe, théologien, bref, pour tous les domaines appartenant à la société et non pas seulement à la nature), l’idéologue historien a donc dans chaque domaine scientifique une matière qui s’est formée de façon indépendante dans la pensée de générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations successives. Des faits extérieurs, il est vrai, appartenant à ce domaine ou à d’autres peuvent bien avoir contribué à déterminer ce développement, mais ces faits reconnus tacitement être, ne sont-ils pas eux-mêmes, à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel, de sorte que nous continuons toujours à rester dans le royaume de la pensée pure qui a heureusement digéré même les faits les plus têtus. C’est cette apparence d’histoire indépendante des constitutions d’Etat, des systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans chaque domaine particulier qui aveugle, avant tout, la plupart des gens. Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et de Fichte, si Rousseau « vient à bout » indirectement par son Contrat social républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l’Etat, qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et de la perfection absolue de la production capitaliste s’est encore ajoutée à cela, la victoire des physiocrates et d’Adam Smith sur les mercantilistes passe elle-même, ma foi, pour une simple victoire de l’idée, non pas comme le reflet intellectuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire, comme la compréhension exacte, enfin acquise, de conditions réelles ayant existé partout et de tout temps. Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années de misère et de sottises. Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleurer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il le méritait. C’est une vieille histoire : au commencement, on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est toujours apparue que post festum. C’est pourquoi non seulement je suis très loin de vous en faire un reproche quelconque, d’autant plus que j’ai commencé à commettre cette faute bien avant vous, au contraire, — mais du moins je voudrais vous rendre attentif à ce point à l’avenir. A cela se lie également cette idée stupide des idéologues : comme nous refusons aux diverses sphères idéologiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l’effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’ignorance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un facteur historique, dès qu’il est engendré finalement par d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et peut réagir sur son milieu et même sur ses propres causes, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à dessein. »
Lettre d’Engels à B. Borgius du 25 janvier 1894 :
« Ce sont, au contraire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base de conditions antérieures de fait, parmi lesquelles les conditions économiques, si influencées qu’elles puissent être par les autres conditions politiques et idéologiques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre le fil conducteur, qui, seul, vous met à même de comprendre. Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais jusqu’ici ils ne se conforment pas à une volonté collective, selon un plan d’ensemble, et cela même pas dans le cadre d’une société déterminée, organisée, donnée. Leurs efforts se contrecarrent, et c’est précisément la raison pour laquelle règne, dans toutes les sociétés de ce genre, la nécessité complétée et manifestée par la contingence. La nécessité qui s’y impose par la contingence est à son tour, en fin de compte, la nécessité économique. Ici nous abordons la question de ce qu’on appelle les grands hommes. Naturellement, c’est un pur hasard que tel grand homme surgisse à tel moment déterminé dans tel pays donné. Mais, si nous le supprimons, on voit surgir l’exigence de son remplacement et ce remplaçant se trouve tant bien que mal, mais il se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fût précisément le dictateur militaire dont avait absolument besoin la République française, épuisée par sa propre guerre ; mais la preuve est faite que, faute d’un Napoléon, un autre aurait comblé la lacune, car l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a été nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx a découvert la conception historique de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850 prouvent qu’on s’y efforçait, et la découverte de la même conception par Morgan est la preuve que le temps était mûr pour elle et qu’elle devait nécessairement être découverte. Il en est ainsi de tout autre hasard et de tout autre apparence de hasard dans l’histoire. Plus le domaine que nous étudions s’éloigne de l’économie et se rapproche de la pure idéologie abstraite, plus nous constaterons que son développement présente de hasard et plus sa courbe se déroule en zigzag. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus la période considérée est longue et le domaine étudié est grand, plus cet axe se rapproche de l’axe du développement économique et plus il tend à lui être parallèle. »
Lettre d’Engels à Werner Sombart du 11 mars 1895 :
« Mais ce procès s’accomplit objectivement, dans les choses, inconsciemment, et ce n’est que maintenant que nous pouvons nous faire une idée du travail qu’il a fallu consentir pour parvenir à sa compréhension correcte. Si la constitution du taux de profit moyen demandait la collaboration consciente des différents capitalistes, si le capitaliste individuel était conscient de produire la plus-value, en telle grandeur, et du fait que dans de nombreux cas il lui faut céder une partie de cette plus-value, la liaison entre la plus-value et le profit eût été dès le début suffisamment claire pour qu’Adam
Smith, indiscutablement, l’eût déjà montrée et peut-être même Petty. Du point de vue de Marx, toute la marche de l’histoire — il est question des événements notables — s’est accomplie inconsciemment, c’est-à-dire que les événements et leurs conséquences ne dépendaient pas de la volonté des hommes ; les figurants de l’histoire désiraient soit quelque chose de diamétralement opposé à ce qui avait été atteint, ou bien cet acquis entraînait des suites totalement imprévues. Pour en revenir à l’économie : chaque capitaliste convoite le profit maximum. L’économie politique bourgeoise a établi que cette course du capitaliste individuel au profit maximum a pour résultat un taux de profit général égal, c’est-à-dire le profit approximativement égal de chacun d’eux. Mais ni les capitalistes ni les économistes bourgeois ne se rendent pas compte du fait que le but réel de cette course au profit est en définitive la répartition proportionnelle en pour-cent de la plus-value globale réalisée sur la somme du capital global. »
Messages
1. Pour Marx et Engels, tout est fondé sur la conscience humaine ou sur des lois objectives qui imposent des transformations parce qu’elles sont objectivement nécessaires ?, 23 mai 2017, 09:34, par Will
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » disait Karl Marx.
Cependant, notre existence de tous les jours nous montre des prolétaires qui n’ont nullement conscience de l’être et de ce que cela implique. Comment résoudre cette contradiction ?
1. Pour Marx et Engels, tout est fondé sur la conscience humaine ou sur des lois objectives qui imposent des transformations parce qu’elles sont objectivement nécessaires ?, 23 mai 2017, 14:27, par Robert Paris
Dire que la situation objective est la source de la pensée sur cette situation est un point de vue matérialiste, constant chez Marx. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas action en sens inverse. Cela ne veut pas dire non plus que la réalité ne soit pas influencée par l’opinion qu’on en a. Si quelqu’un croit vaincre la gravitation, cela ne l’empêchera pas de chuter mais cela peut l’amener à le faire dans des circonstances dans lesquelles cela n’aurait pas dû se passer. Dire que la réalité des classes sociales est plus déterminante que l’opinion qu’on en a ne signifie pas qu’en permanence une classe sociale, en particulier une classe exploitée et dominée, ait parfaitement conscience de sa situation et de ses perspectives propres. La lutte des classes, en particulier entre exploiteurs et exploités, entre bourgeois et prolétaires, est un fondement déterminant du monde actuel mais cela ne signifie pas que les travailleurs le ressentent en permanence ni qu’ils aient constamment la conscience du rôle historique du prolétariat. C’est même plutôt relié à des circonstances exceptionnelles, celles des crises graves de la domination capitaliste.