Qui était Darwin et quelles étaient ses idées ?
En quoi les idées de Marx et de Darwin convergent ?
"Darwin appliqua une philosophie matérialiste consistante à son interprétation de la nature” affirme le paléontologiste Stephen Jay Gould.
Dans « La structure de la théorie de l’évolution », Stephen Jay Gould écrit :
« Darwin est inventeur d’une méthodologie de l’histoire… Darwin a, en fait, cherché à élaborer et à défendre l’emploi d’une méthode concrète, applicable à l’objet d’étude spécifique des recherches sur l’évolution : autrement dit, d’une méthode applicable aux données de l’histoire. La possibilité de faire des déductions sur l’histoire, ce qui est particulièrement important pour toute recherche dans le domaine de l’évolution, avait jusqu’ici été grevée de problèmes de crédibilité qui semblaient interdire tout travail véritablement scientifique. Darwin savait que l’évolution ne deviendrait pas un sujet respectable tant que l’on n’aurait pas établi de méthode de déduction historique et que l’on n’aurait pas montré leur efficacité sur des exemples aussi convaincants que les lunes de Jupiter découvertes par Galilée. Il se mit donc en devoir de formuler des règles de déduction en histoire. Je considère que « L’Origine des espèces » consiste en la longue démonstration de ces règles. Les déductions historiques représentent le thème très général sous-tendant à la fois l’établissement du fait de l’évolution et la défense de la sélection naturelle comme son mécanisme. La « longue et unique argumentation » (comme la décrit l’auteur –NDLR) de « L’Origine » expose le répertoire complet des modes de déduction historiques. Il nous faut saisir quelle sorte de campagne Darwin a menée en pratique sur ce champ de bataille afin de comprendre la radicalité de sa philosophie et d’identifier les traits de sa théorie essentiels à toute définition du « darwinisme »… »
Gould démontre que le combat de Darwin se déroule clairement, consciemment et virulemment contre la version théologique de la création du vivant :
« La principale critique que Darwin adresse au créationnisme ne porte pas tant sur son caractère erroné, qui peut être démontré, mais sur le fait qu’il est dépourvu de toute valeur en tant que raisonnement, car déclarer que tel ou tel organisme ou tel ou tel trait ont été créés ne nous apprend absolument rien, mais ne fait qu’affirmer qu’ils existent, ce qu’un simple coup d’œil nous apprend : « Il n’est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude de type chez les membres d’une classe par l’utilité ou par la doctrine des causes finales… Dans l’hypothèse de la création indépendante de chaque être, nous ne pouvons que constater ce fait en ajoutant qu’il a plu au Créateur de construire ainsi tous les animaux et toutes les plantes. »
En outre, et plus négativement, invoquer la création revient à renoncer à tout espoir de comprendre les relations et les structures. On ne formule pas la moindre explication en termes de causes lorsqu’on déclare que l’ordre taxinomique reflète le plan du Créateur, car, à moins de connaître la volonté de Dieu, une telle affirmation revient à constater que l’ordre est l’ordre. Darwin, qui garda toujours une grande bienveillance malgré les multiples assauts mettant à l’épreuve sa patience, dirigea plusieurs de ses rares commentaires virulents contre l’argument, interdisant toute possibilité de recherche, qui consistait à dire : Dieu l’a fait ainsi, gloire à son nom. Il remarque, par exemple, que les chevaux parfois à la naissance une robe marquée de légères zébrures. Un créationniste ne peut que se contenter d’affirmer que Dieu a fait les espèces d’équidés (cheval, zèbre, âne) sur le même modèle, en les dotant de la capacité à varier par rapport à celui-ci et de la possibilité d’exprimer, dès lors, le type le plus complet, bien que rarement. L’évolution, d’un autre côté, fournit une vraie explication en termes de causes pour cette anomalie, en affirmant que ces différentes espèces descendent d’un même ancêtre et que les zébrures correspondent à la rétention de caractères ancestraux par l’hérédité : c’est une explication qui peut être mise à l’épreuve de nombreuses façons différentes, dès lors que l’on comprend les mécanismes de l’hérédité.
Darwin se moque de l’ « explication » fournie par le créationniste au sujet des zébrures du cheval :
« Admettre semblable hypothèse, c’est vouloir substituer à une cause réelle une cause imaginaire, ou tout au moins inconnue ; C’est vouloir en un mot faire de l’œuvre divine une caricature et une illusion. Quant à moi, j’aimerais tout autant admettre, avec les cosmogonistes ignorants d’il y a quelques siècles, que les coquillages fossiles n’ont jamais vécu, mais qu’ils ont été créés en pierre pour imiter ceux qui vivent sur le rivage de la mer. »
Si l’on doit fonder sa confiance en l’évolution sur des preuves tirées de l’histoire (en partie fournies directement par les archives fossiles, mais généralement obtenues indirectement car déduites de l’observation des organismes modernes), sur quelles règles rationnels ou quels critères s’appuyer pour reconstituer cette dernière ? Selon moi, la meilleure façon de comprendre « la longue argumentation » de Darwin est de la voir comme une réponse complexe à cette question, illustrée par de nombreux exemples…
De nombreux auteurs définissent la science comme l’étude des processus déterminés par des causes. Les processus qui se sont déroulés dans le passé ne sont, en principe, pas observables. On doit donc travailler par déduction, en se fondant sur les résultats des processus passés, préservés dans les archives historiques. Il faut étudier les résultats actuels de processus pouvant être directement observés et même manipulés par expérimentation, et l’on doit ensuite déduire les causes des processus passés grâce à leur « ressemblance suffisante » avec les résultats actuels. Cette méthode demande de faire l’hypothèse que les lois de la nature ne varient pas au cours du temps. Les études historiques sont donc très particulières en ceci qu’elles s’appuient sur des méthodes faisant appel à la comparaison et au degré de ressemblance plutôt que sur celles, classiques, se fondant sur la simplification, la manipulation, les expériences contrôlées et la prédiction…
Je considère que chacun des livres de Darwin se présente, tout à la fois, comme l’analyse de telle ou telle énigme, comme une argumentation en faveur d’une vision du monde évolutionniste et comme un traité de méthodologie historique. Cependant, on n’a généralement pas aperçu cette dernière préoccupation méthodologique, parce que Darwin a choisi de la présenter en l’appliquant à des cas concrets plutôt que d’en discourir.
Le fondateur de l’évolutionnisme a compris qu’il fallait mettre au point plusieurs méthodes de déduction en histoire, chacune d’entre elles devant être adaptée à la nature et à la qualité des données offertes à l’analyse. On peut les classer en fonction de la quantité décroissante d’informations disponible… L’Origine des espèces présente de manière globale sa façon de voir la nature et recourt à l’ensemble des quatre méthodes : elle peut donc être lue comme le récapitulatif de ses contributions originales à la méthodologie des sciences historiques… »
Et Gould cite :
« le principe d’uniformité qui permet d’extrapoler à partir de l’observation des rythmes et des modes du changement chez les organismes modernes. »
« le principe de reconstitution d’un ordre de succession permet de reconnaître et de ranger dans un ordre de succession donné diverses configurations que l’on croyait précédemment indépendantes les unes des autres. »
« le principe de consilience (concordance des différentes données) fondé sur la mise en relation de différentes données par un mécanisme commun… Darwin s’en sert en vue de résoudre tel ou tel problème de manière que l’histoire apparaît, dans chaque cas, comme éminemment convaincante étant donné la confirmation écrasante offerte par les données et leur concordance toute particulière. »
« le principe de discordance (dissonance d’une donnée)… Comment interpréter des objets uniques en leur genre ? Comment déduire l’histoire à partir de l’observation d’une girafe ? Darwin nous dit alors de rechercher une forme particulière de dissonance, c’est-à-dire quelque imperfection ou quelque absence de correspondance entre un organisme et les circonstances dans lesquelles il vit actuellement. Si l’on peut expliquer une bizarrerie, une singularité ou une imperfection de ce genre en tant que legs ou vestige d’un état passé ou régnaient des circonstances différentes alors on peut en déduire que l’histoire a joué un rôle. Appelez cette méthode, si vous voulez, le principe de l’orchidée (mais je l’ai aussi appelée le principe du panda, par référence à mon exemple favori du faux pouce chez cet animal que Darwin ne pouvait pas connaître), en l’honneur de son interprétation des orchidées (1862) en tant que produits de l’histoire…. Pour déduire l’existence de l’histoire à partir d’un objet unique, affirme Darwin, il faut trouver des traits (de préférence plusieurs, de sorte que ce mode d’argumentation se rapproche alors de la troisième méthode) qui n’ont pas de sens, ou du moins représentent de frappantes anomalies au regard du mode de vie actuel de l’organisme étudié. Il faut alors montrer que ces traits s’expliquent parfaitement par rapport à un environnement ancien que l’on peut reconstituer. Dans les cas de ce genre, l’histoire (telle qu’elle s’exprime dans la préservation de traces du passé) représente la seule explication raisonnable des bizarreries actuelles, et autres étrangetés, imperfections et anomalies.
Darwin souligne notamment les exemples « d’organes ou de parties qui, dans cette étrange condition, portent l’empreinte de leur complète inutilité ». La nature essaie de nous donner une leçon, soutient Darwin légèrement irrité, mais ne nous ne voulons pas voir ce message, parce qu’il ne concorde pas avec les idées reçues sur l’harmonie de la nature : « Du point de vue de la création indépendante de chaque être organisé et de chaque organe spécial, comment expliquer l’existence de tous ces organes portant l’empreinte la plus évidente de la plus complète inutilité, tels, par exemple, les dents chez le veau à l’état embryonnaire ou les ailes plissées que recouvrent, chez un grand nombre coléoptères, des élytres soudées ? On peut dire que la nature s’est efforcée de nous révéler, par les organes rudimentaires ainsi que par les conformations homologues, le processus de modification qu’elle met en œuvre, mais il semble que nous nous refusons obstinément à le comprendre. »
Qu’est-ce qui peut expliquer les organes rudimentaires, sinon l’héritage de l’histoire ?
Darwin se moque des arguments tirés par les cheveux des créationnistes, les qualifiant de contes fantaisistes n’expliquant rien du tout :
« On dit généralement dans les ouvrages d’histoire naturelle que les organes rudimentaires ont été créés « en vue de la symétrie » ou pour « compléter le plan de la nature » ; or ce ne sont là que des expressions tautologiques, et non des explications… Que penserait-on d’un astronome qui soutiendraient que les satellites décrivent autour des planètes une orbite elliptique en vue de la symétrie et pour compléter le plan de la nature, parce que les planètes décrivent de pareilles courbes autour du soleil ? »
Recherchant toujours des comparaisons avec des exemples tirés de l’histoire humaine que nous ne pouvons nier, même si les durées en jeu sont bien plus courtes que dans l’évolution des êtres vivants, Darwin compare les organes rudimentaires aux lettres qui, dans l’orthographe des mots, ne sont plus prononcées, mais l’ont été jadis :
« On peut comparer les organes rudimentaires aux lettres qui, conservées dans l’orthographe d’un mot, bien qu’inutiles pour sa prononciation, permettent d’en retracer l’origine et la filiation. »
Darwin emploie encore la même argumentation pour étayer la discussion de tous les autres aspects des formes organiques. Il introduit la morphologie comme « l’une des parties les plus intéressantes de l’histoire naturelle, dont elle peut être considérée comme l’âme. » et continue immédiatement en illustrant cette proposition d’un exemple d’application de la méthode :
« N’est-ce pas une chose des plus remarquables que la main de l’homme faite pour saisir, la griffe de la taupe destinée à fouir, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l’aile de la chauve-souris soient toutes construites sur un même modèle, et renferment des os semblables, situés dans les mêmes positions relatives ? »
La thèse centrale de la section sur la taxinomie expose le même point sous une forme différente : si les animaux n’avaient connu aucune histoire de changement et s’ils n’avaient été créés en fonction des nécessités présentes, alors pourquoi des configurations anatomiques similaires sont-elles incarnées par des êtres vivants dont le style de vie est tellement différent ?
Darwin écrit dans le paragraphe d’ouverture de sa discussion de la taxinomie :
« L’existence des groupes aurait eu une signification très simple, si l’un eût été exclusivement adapté à vivre sur terre, un autre dans l’eau ; celui-ci à se nourrir de chair, celui-là de substances végétales, et ainsi de suite ; mais il en est tout autrement, car on sait que, bien souvent, les membres d’un même groupe ont des habitudes très différentes. »
Darwin fait de la discordance entre les organismes et leur lieu de résidence le thème coordinateur de ces chapitres : la distribution géographique des organismes n’est pas prioritairement corrélée aux climats et aux topographies actuels, mais semble refléter plus étroitement l’histoire des migrations.
« Lorsqu’on considère la distribution des êtres organisés à la surface du globe, le premier fait considérable dont on est frappé, c’est que ni les climats ni les autres conditions physiques n’expliquent suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des diverses régions. »
Les exemples se bousculent les uns après les autres tout au long de ces deux chapitres. Darwin remarque que les organismes de l’hémisphère nord vivant dans les climats subarctiques et tempérés présentent une grande ressemblance taxinomique, alors que les continents qu’ils habitent sont séparés. Il interprète donc ces ressemblances comme un héritage de l’histoire : elles correspondent à la distribution des espèces qui existait juste avant que ne commence l’âge glaciaire, c’est-à-dire à une époque où les zones climatiques subarctiques et tempérées s’étendaient beaucoup plus haut vers le nord, près du cercle arctique où pratiquement toutes les parties nord des continents se touchent….
Finalement, en relisant « L’Origine des espèces », j’ai été frappé par un autre usage, complètement différent, qui y est fait de l’argument de l’imperfection, ce qui m’avait complètement échappé jusqu’ici. Darwin n’approuvait guère notre penchant traditionnel et vénérable à vouloir essayer de lire des messages moraux dans la nature. Il prenait presque plaisir à noter que la sélection naturelle préside à une sorte de règne de la terreur, qui menacerait de réduire à néant nos valeurs éthiques, si nous essayions de trouver, pour servir de guides à la vie sociale humaine, des principes moraux dans les affaires de la nature…
« Nous ne devons pas non plus nous étonner de ce que toutes les combinaisons de la nature ne soient pas à notre point de vue absolument parfaites et même que quelques-unes soient contraires à nos idées d’appropriation. Nous ne devons pas nous étonner de ce que l’aiguillon de l’abeille cause souvent la mort de l’individu qui l’emploie ; de ce que les mâles, chez cet insecte, soient produits en aussi grand nombre pour accomplir un seul acte, et soient ensuite massacrés par leurs sœurs stériles ; de l’énorme gaspillage du pollen de nos pins ; de la haine instinctive qu’éprouve la reine abeille pour ses filles fécondes ; de ce que l’ichneumon s’établisse dans le corps vivant d’une chenille et se nourrisse à ses dépens, et de tant d’autres cas analogues. Ce qu’il y a réellement de plus étonnant dans la théorie de la sélection naturelle, c’est qu’on n’ait pas observé encore plus de cas du manque de la perfection absolue. »
(…) L’Origine des espèces est un ouvrage qui expose les deux pôles opposés, mais complémentaires, caractérisant cette science brillante et révolutionnaire qu’est le darwinisme ; premièrement, il s’agit d’un traité méthodologique prouvant par des exemples que l’évolution est une notion qui peut être mise à l’épreuve et être étudiée avec fruit ; et deuxièmement, il s’agit d’un manifeste philosophique en faveur d’une nouvelle façon de voir les êtres vivants et de comprendre le monde naturel. (…)
Darwin s’est particulièrement attelé à la tâche de répondre à l’ouvrage de William Paley : « Théologie naturelle » dont voici un extrait significatif :
« Les charnières des ailes d’un forficule et les pièces articulées de ses antennes sont aussi bien façonnées que si le Créateur n’avait rien eu d’autre à faire que de mettre au point les détails de l’anatomie de cet insecte. Nous n’apercevons aucun signe de diminution du soin en raison de la multiplicité des objets ou de distraction de la pensée en raison de leur diversité. Nous n’avons, par conséquent, aucune raison de craindre d’être oubliés ou négligés. »
Darwin soutenait au contraire qu’on ne pouvait en aucun cas fonder la morale dans la nature, ni trouver en elle de réconfort. (…)
La sélection naturelle était, à l’époque de Darwin, une notion classiquement invoquée dans le discours biologique, mais avec cette différence cruciale par rapport à la façon dont Darwin l’a envisagée : elle servait généralement à défendre le créationnisme. La sélection naturelle, dans le cadre de la formulation purement négative qui était ainsi avancée, n’agissait que pour préserver les types, constants et purs, en éliminant les variations extrêmes et les individus inadaptés qui menaçaient de dégrader l’essence de formes animales issues de la création…
On ne peut dire, par conséquent, que la théorie de Darwin consiste en la seule affirmation de l’intervention de la sélection naturelle… La sélection naturelle se situe évidemment au cœur de la théorie de Darwin, mais il faut bien voir que celui-ci a affirmé, contrairement aux auteurs antérieurs, que la sélection naturelle agissait comme une force créative du changement évolutif.
Cela ne signifie pas que Darwin attribue exclusivement l’évolution à la sélection naturelle. Il rajouta ainsi ce commentaire à la sixième édition de « L’Origine des espèces » :
« Comme on a récemment présenté mes vues de façon déformée, et puisqu’on a déclaré que j’attribuais la modification des espèces exclusivement à la sélection naturelle, qu’on me permette de remarquer que, dans la première édition de cet ouvrage, et dans celles qui ont suivi, j’ai mis en position très apparente, nommément à la fin de l’introduction :
« Je suis convaincu que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d’autres agents y aient aussi participé. »
Cela n’a servi à rien. Certaines façons erronées de constamment présenter les choses recèlent un grand pouvoir d’attraction. »
On pourra utilement comparer cette remarque à celles de Marx et Engels rappelant qu’ils n’avaient jamais dit dans leur conception matérialiste et historique de la lutte des classes que l’économie était le seul moteur de la société humaine mais seulement le principal.
Et, à bien des égards, Marx et Engels ont trouvé des points communs avec la philosophie matérialiste et dialectique, antireligieuse et antimoraliste, de l’Histoire développée par Darwin même si, évidemment, cette convergence est loin d’être complète.
Il va de soi que Darwin n’est nullement un révolutionnaire communiste prolétarien et que rien dans ses thèses ne va dans le sens du pouvoir ouvrier, de la suppression de la propriété des moyens de production, ni de la fin de l’Etat, ni encore de la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. S’il y a convergence avec Marx, cela ne peut bien sûr pas provenir de là.
On pourrait se dire que Marx s’est tout simplement félicité que quelqu’un découvre l’origine de l’évolution des espèces, un progrès scientifique d’ampleur qui ne pouvait laisser indifférents Marx et Engels, attachés à tous les nouveaux éléments de la science. Mais on serait encore très loin de la réalité : c’est dans le domaine philosophique que Marx et Engels sont réjouis de ce qu’ils lisent dans « L’Origine des espèces ». En effet, loin de se contenter de décrire des évolutions ou de raisonner sur elles, Darwin a construit un extraordinaire argumentaire pour détruire la conception théologique du vivant, celui des créations par un esprit supérieur d’un monde voulu, bâti, en vue de la perfection et d’un jardin vivant conçu spécialement pour servir l’homme, créature bâtie séparément et à laquelle on a donné une âme. Non seulement, ces affirmations (sans être citées) sont démolies point par point, mais la thèse qui est proposée est une philosophie historique. Il est difficile de mesurer aujourd’hui combien la défense d’une telle philosophie n’avait rien d’évident à l’époque. Certes, il existait déjà des philosophies de l’Histoire des sociétés humaines mais pas une de l’histoire de la matière vivante. Et c’est bien d’une conception matérialiste historique qu’il s’agit. Darwin affirme que la matière se transforme spontanément. Il reconnaît ne pas connaître les mécanismes internes du vivant mais prévoit qu’on les découvrira et il prétend montrer comment l’environnement du vivant provoque des variations au sein du mécanisme du vivant et agit donc en contradiction avec la tendance du vivant à la conservation. Conservation et changement d’espèce sont d’emblée décrits comme des mécanismes associés, imbriqués, dialectiques !
Nous avons déjà eu l’occasion de développer le sens anti-religieux de la thèse de Darwin ainsi que son caractère dialectique. Par contre, il est nécessaire de souligner en premier l’idée darwinienne d’un développement historique du vivant, développement dans lequel l’acteur n’est pas l’évolution, la vie ou la matière vivante mais est l’histoire elle-même.
Une philosophie de l’histoire, voilà une caractéristique fondamentale et commune à Marx et à Darwin.
Engels écrivit à Marx en 1859, juste après avoir lu la première édition du livre de Darwin : « Au fait, Darwin, que je viens juste de lire, est absolument splendide. Il y avait un aspect de la théologie qui n’avait pas encore été cassé et maintenant c’est fait. Personne avant lui n’avait réalisé une tentative aussi grandiose de démontrer le caractère de l’évolution historique de la nature et certainement jamais avec un tel succès. »
En 1860, Marx, qui vient de lire lui aussi « L’origine des espèces », lui répond : « (…) c’est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception. » (Lettre de Marx à Engels, 19 décembre 1860)
Ce que Marx confirme à nouveau en 1861 : “Le travail de Darwin est plus important et correspond à mes buts en ce qu’il apporte des bases en sciences naturelles à la conception de la lutte des classes en histoire.” Dans une lettre écrite le 16 janvier 1861 par Marx à Lassalle, un autre de ses amis socialistes, il écrivit : "Le livre de Darwin est très important et me sert de base dans le domaine des sciences naturelles pour comprendre la lutte des classes dans l’histoire."
Marx se définit comme étant "un admirateur sincère" du naturaliste anglais
En 1867, Marx écrit dans le premier volume du « Capital » (Chapitre 15, Section 1) : “ Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L’histoire de la religion elle-même, si l’on fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l’analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions de la vie réelle revêtent peu à peu une forme éthérée. C’est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu’ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité. »
Cela ne signifie pas, bien entendu, que Marx et Engels suivaient Darwin en tous points. Voici une lettre de Engels de 1875 :
« De la doctrine darwiniste, j’accepte la théorie de l’évolution, mais je ne prends la méthode de démonstration (lutte pour la vie, sélection naturelle) que comme une première expression, une expression provisoire, imparfaite, d’un fait que l’on vient de découvrir. Jusqu’à Darwin, ce sont précisément les gens qui ne voient aujourd’hui que la lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, etc.) qui affirmaient l’existence de l’action coordonnée de la nature organique (...).Les deux conceptions se justifient dans une certaine mesure, dans certaines limites. Mais l’une est aussi bornée et unilatérale que l’autre. L’interaction des corps naturels - vivants et morts - implique aussi bien l’harmonie que le conflit, aussi bien la lutte que la coopération. Si, par conséquent, un soi-disant naturaliste se permet de résumer toute la richesse, toute la variété de l’évolution historique en une formule étroite et unilatérale, celle de la « lutte pour la vie », formule qui ne peut être admise même dans le domaine de la nature que cum grano salis [avec un grain de sel, c’est-à-dire avec quelques réserves], ce procédé contient déjà sa propre condamnation. Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum imnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] et de la thèse de la concurrence, chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe (...), on retranspose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant alors que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. »
(Lettre d’Engels à P.Lavrov, 12 novembre 1875).
Mais cela n’enlevait rien à leur estime et à leur appréciation sur le caractère matérialiste, dialectique et historique du darwinisme. Engels écrit ainsi en 1878 dans « L’Anti-Dühring » : « La nature est l’épreuve de la dialectique, et l’on devrait dire qu’en dernier lieu, la nature travaille dialectiquement et non métaphysiquement... Dans ce rapport, Darwin doit être nommé avant tous les autres. » Et toujours Engels, en 1880, écrit dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique »
« Avant tout autre il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l’homme aussi, est le produit d’un processus d’évolution qui s’est poursuivi pendant des millions d’années. Mais comme jusqu’ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l’infinie confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs. Une représentation exacte de l’univers, de son évolution et de celle de l’humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelles du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs. »
Dans un autre de ses écrits, Engels souligne l’importance du fait que Darwin ait développé une théorie s’opposant à la religion :
« Il (Darwin) détruit la conception métaphysique de la nature en prouvant que le monde organique d’aujourd’hui - les plantes, les animaux et par conséquent les hommes - est le produit d’un processus évolutif qui dure depuis des millions d’années. »
Engels fit le parallèle entre Darwin et Marx, à la disparition de ce dernier : « De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine. » (F. Engels, 1883, Discours sur la tombe de Marx)
« La science a été longue à prendre en compte des explications de type historique - et les interprétations formulées jusqu’ici ont souffert de cette omission. Elle a aussi tendu à dénigrer l’histoire lorsqu’elle y a été confrontée, considérant toute invocation de la contingence comme moins élégantes basées directement sur des "lois de la nature" intemporelles. »
"La vie est belle" (1989), Stephen Jay Gould