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Lecture d’été : un grand roman réactionnaire pour comprendre la révolution ukrainienne de 1648 et la guerre actuelle : "Par le Fer et par le Feu" de H. Sienkiewicz (1884) - première partie
jeudi 4 août 2022, par
Lecture d’été : un grand roman réactionnaire pour comprendre la révolution ukrainienne de 1648 et la guerre actuelle : "Par le Fer et par le Feu" de H. Sienkiewicz (1884) - première partie
La révolution de 1648 en Ukraine
Le fait qu’une grande révolution bourgeoise souleva l’Ukraine en 1648 est un fait peu connu.
Citons un court extrait d’un article de la revue Hérodote, plein de précieuses informations sur l’histoire de l’Ukraine :
La révolution cosaque déclenchée en 1648 - une gigantesque guerre populaire de libération sociale et nationale qui coïncida avec la révolution bourgeoise anglaise, menaçant de mettre à genou l’Etat polono-lituanien et de s’étendre à tout l’est européen — joua un rôle fondamental dans la construction de la nation ukrainienne.
Territoire d’expansion pour la féodalité polonaise et lituanienne, pour sa structure étatique et sa religion catholique, l’Ukraine était alors un pays où seul un quart de la population se trouvait réduit à une situation de servage réel et direct. La structure sociale laissait un espace très large au développement de tendances petite-bourgeoise, portées avant tout par les petits producteurs agricoles libres qu’incarnait la figure du cosaque.
Cet espace se vit renforcé par la tendance à l’exportation de la production manufacturière et agricole vers le marché européen, par le processus de formation d’un marché pan-ukrainien et par l’existence, dès la moitié du XVIème siècle, d’un Etat cosaque de démocratie militaire - la Sitch de Zaporoje [terme expliqué ci-dessous] - sur la frontière méridionale du pays.
Il s’agissait là d’un Etat représentant l’expression politique concentrée des tendances menant au développement du capitalisme.
« Jusqu’à un certain point on peut appréhender la chaîne ininterrompue des insurrections cosaco-paysanne entre 1591 et 1648 comme la lutte de deux Etats où l’un, féodal en son essence, occupait le territoire du second, et où l’autre, bourgeois par sa nature, défendait son indépendance tout en cherchant à libérer le territoire occupé et à le soumettre à sa juridiction » écrivait M. Braïtchevsky, archéologue ukrainien, dans les années soixante, dans un ouvrage qui fut interdit et attira de nombreux ennuis policiers à son auteur.
Le livre de Sienkiewicz couvre les années 1648 à 1651, mais connaître l’issue de cette guerre civile aide à mieux comprendre cette période :
Sous le commandement du hetman Bogdan Chmelnistski, l’armée cosaque de la sitch impulsa un soulèvement paysan et citadin de masse qui, à l’exception de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, détruisit presque complètement les rapports de production et de propriété féodaux en Ukraine, ouvrant la voie à la construction d’une société entièrement nouvelle et d’un Etat national.
Mais, comme le montre Braïtchevsky, en contradiction avec la dynamique de cette révolution, la couche supérieure cosaque (Chmelnitsky en tête) n’aspirait qu’à obtenir des droits et privilèges féodaux de la part de l’Etat polono-lituanien. C’est la raison pour laquelle elle freina la marche sur la Pologne. Ses aspirations s’étant vues déçues par le côté polonais, et face à une révolution qu’elle ne contrôlait plus, elle se tourna vers Moscou.
C’est en 1654 que sera signé l’accord de Pereiaslav, sur lequel Chmelnistky s’était mis d’accord avec le tsar moscovite et qui plaçait l’Etat ukrainien sous la protection de ce dernier.
Cet accord annonce un long processus de mainmises, d’annexions et de colonisations tsaristes russes. Produit d’une révolution populaire, l’Etat cosaque se fondait sur des libertés politiques une démocratie sociale sans parallèle dans l’Europe d’alors, laquelle se traduisait sur le plan culturel par la scolarisation massive de la population, y compris féminine, par la floraison du discours écrit, des arts et des sciences. C’est à Kiev que les tsars recrutaient alors l’élite intellectuelle leur permettant de mettre en oeuvre des programmes de modernisation de leur empire naissant.
Progressivement la domination tsariste conduisit au démantèlement de l’Etat cosaque et de ses libertés, à la soumission de la paysannerie ukrainienne acculée au servage, à la destruction des livres ukrainiens et des imprimeries, et à la réduction de la nationalité ukrainienne à une réalité purement ethnographique, symbolisée par le nouveau nom officiel d’Ukraine—la Petite Russie. En 1863, l’abolition du servage s’accompagna de l’interdiction de la littérature ukrainienne, et de la langue ukrainienne en tant que langue scolaire — interdiction confirmée par le tsar en 1876. Mais la langue fut préservée au sein de la paysannerie et, avec elle, la possibliité de reconstruire une mémoire historique nationale.
La préface de Michel Mohrt (académicien d’extrême-droite, européo-chrétien)
Après ces analyses en termes de lutte de classes, citons la préface de Michel Mohrt (édition Olivier Orban, 1982, en image au début de l’article) qui nous mettra enfin dans l’ambiance de "lecture d’été", et nous permet de nous reposer des analyses un peu trop savantes. Signalons tout de suite que Michel Mohrt vient de l’extrême-droite comme en témoigne sa page Wikipedia
Michel Mohrt fait son entrée dans le monde des lettres dès l’âge de 14 ans en illustrant de bois gravés un ouvrage de l’écrivain bretonnant Jakez Riou. Il fait des études de droit et de lettres à l’université de Rennes. Il est alors sympathisant de l’Action française. Licencié en droit, il s’inscrit au barreau de Morlaix en 1937.
Il fait, comme officier, la campagne de 1940 sur le front des Alpes (contre les Italiens), notamment dans la vallée de la Vésubie. De cette expérience, il tirera un ouvrage intitulé La Campagne d’Italie. Parmi ses amis, il compte Jean Bassompierre, qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, s’est engagé dans l’armée allemande, afin de lutter contre les bolcheviques. Il lui rend hommage dans son ouvrage Tombeau de La Rouërie. En 1943, il publie sept articles à caractère littéraire (sur Flaubert, Laclos, Renan et Montherlant) dans Je suis partout.
Cela n’empêche pas d’apprécier l’histoire de son contact avec le livre, qui nous met enfin dans l’ambiance de l’été :
Il est dangereux de retourner aux lieux de son enfance. A chaque pas, la déception vous guette. La maison au bord de la mer où je lisais, à 15 ans, Par le fer et par le feu, et qui avait pour moi tant d’attraits, je la trouve aujourd’hui petite, inconfortable. Les parc où je n’osais pas m’aventurer, le soir venu, tant il était plein d’ombre, les branches des grands arbres se croisant au-dessus des allées, j’en fais rapidement le tour. Il en est souvent des livres qui ont enchanté notre jeunesse comme des maisons et des jardins : si d’aventure nous tentons de les relire, nous sommes surpris qu’ils aient eu tant de pouvoir sur notre imagination.
Je n’avais jamais relu le grand roman de Sienkiewicz, par peur d’être déçu. Or, je viens de passer avec ses personnages, avec Jean Kretuski et Messire Zagloba, chevauchant en leur compagnie à travers le steppe, au milieu des combats et des incendies, des heures merveilleuses. J’ai retrouvé l’enchantement de mes 15 ans. Je suis à même, aujourd’hui, d’en donner des raisons ; de dire pourquoi ce roman est un chef-d’oeuvre.
Avant d’aller plus loin, notons que ce livre est une référence pour une droite nationaliste, militariste. Ce livre est typique du catalogue d’une "Bibliothèque de garnison", que Charles Edouard va donner à lire à ses garçons de 15 ans qu’il veut préparer à Saint Cyr.
Mais dans les Gilets jaunes et les manifs du samedi contre le pass-sanitaire, vu la désertion, pour employer un terme militaire, de l’extrême-gauche, on a pu se retrouver avec des électeurs de l’extrême-droite. Un tel livre à la main peut peut permettre d’avoir des discussions intéressantes, ou au pire, son volume en fait un véritable pavé pour l’auto-défense anti-fasciste. Au commissariat de police, la vue du livre peut amener un agent à vous relâcher, ému par le "souvenir de ses 15 ans".
Pour revenir à des analyses politiques, citons la « Note de l’Editeur » qui résume très bien le sujet et le point de vue de l’auteur Sienkiewicz (et de Michel Morht sans le mentionner). Cette note explique bien en quoi Par le fer et par le feu est un roman réactionnaire mais très bien écrit :
Au lendemain du traité de Lublin (1569) qui consacra la réunion du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie en une république, les polonais procédèrent à la colonisation systématique des marches de l’Ukraine, immense zone d’insécurité ouverte aux incursions des tatars venus de Crimée.
Les Cosaques, hardi cavaliers organisés en régiments sous le commandement de leurs chefs élus, les atamans, contribuèrent largement à repousser les Tatars, forts de la promesse qui leur avait été faite de respecter leurs libertés et de leur octroyer des privilèges.
Notons au passage ce terme (originaire du turc) d’« ataman ». C’est un officier élu. L’extrême gauche comme le NPA qui appelle au soutien à l’armée ukrainienne des oligarques au nom de la lutte de libération nationale du peuple ukrainien contre la Russie, ne met pas en avant cette élection des officiers, qui fait pourtant partie de l’« identité nationale » ukrainienne qu’elle prétend défendre. Le NPA est sur ce plan à droite de Chelmnistki, féodal chef de l’armée d’une révolution bourgeoise en 1648.
Continuons la Note de l’Editeur :
Très rapidement, ces terres furent loties en immenses latifundia dont des magnats déjà immensément riches et l’Eglise se partagèrent la propriété. Sans égard pour les populations locales, l’armée polonaise imposa le servage jusqu’au delta du Dniepr. Aussi, les Zaporogues, farouches défenseurs de leurs libertés, déclenchèrent-ils en 1648 la grande révolte cosaque qui sera le point de départ de la ruine de la puissance polonaise.
Cette même année meurt le roi Ladislas IV. Les magnats, auxquels la noblesse est complètement inféodée, exerceront leur influence pour faire élire leur candidat. Finalement l’emportera le cardinal Jean-Casimir, de la dynastie suédoise des Vasa.
Après le rappel de cette toile de fond du roman, l’Editeur souligne le point de vue anti-révolutionnaire de Sienkiewciz :
Par le fer et par le feu est un roman historique qui fait vivre cette grande révolution d’Ukraine. Henryk Sienkiewicz toutefois n’hésite pas à falsifier l’histoire — ce qui lui attirera en son temps les foudres de la critique — en ne voulant pas y voir une révolte contre les magnats et la noblesse mais une attaque contre la République, la mère Patrie.Les défenseurs du peuple cosaque, Chmelnitski et Bohun, sont présentés comme paricides, vengeurs d’échecs personnels. , Yarema Wisniowiecki, le palatin d’Ukraine, l’une des personnalités les plus noires de cette époque, comme le défenseur héroïque de la patrie ; ses pillages comme une mission civilisatrice ; les exigences de liberté exprimées par le peuple ukrainien, comme de la sauvagerie.
Mais si l’auteur n’hésite pas à faire ainsi l’apologie des magnats d’Ukraine, c’est qu’il poursuit un but bien précis. Il exprime le patriotisme du XVIIème siècle, de ces héros qui ont un sens du devoir tel qu’ils seront heureux de mourir pour la patrie, il souhaite réveiller dans cette Pologne des années 1880, sous le joug des occupants russes, prussiens et autrichiens, les grands sentiments nationaux, montrer les dangers de la guerre civile et sortir ses compatriotes de l’accablement qui suivit l’échec de l’insurrection de 1863.
Quels que soient les sentiments que l’on puisse avoir devant une telle approche historique, par ailleurs fort documentée, il n’en faut pas moins reconnaitre la simplicité et la beauté de ce modèle classique de la prose polonaise que l’on appréciera dans une traduction française datant de 1900 qui, si elle a davantage sacrifié au roman d’action — nous avons rétabli divers passages omis par les traducteurs—n’en rend pas moins les effets.
Ce premier livre de la grande trilogie d’Henryk Sienkiewicz occupe une position de choix dans la littérature polonaise et ses héros ont enthousiasmé plusieurs générations de lecteurs.
Certains aspects du livre rendent difficiles de le classer parmi les chefs-d’oeuvres, mais le brevet de "grand classique", qui est tout à fait méritoire, est à notre avis de rigueur.
Les premières lignes de "Par le fer et par le feu" illustrent les qualités de ce livre. Elles annoncent les grands événements à venir, avec les yeux d’acteurs de l’époque : des "cataclysmes naturels" annoncent de grands bouleversements sociaux. Ces lignes pourraient être écrites aujourd’hui par des "scientifiques" comme ceux du GIEC, repris par les grand media d’information, qui lient en permanence les "dérèglements climatiques", les "événements climatiques extrêmes"
aux "événements politiques extrêmes" comme la guerre en Ukraine ou la hausse des prix du pétrole. On remarquera au passage que l’hiver 1647 qui parut "le plus chaud" qu’ait connu l’humanité, semble ignoré des spécialistes du réchauffement climatique. Ainsi, une atmosphère caractéristique des veilles de révolution, décrite en 1884 pour 1647, est celle que ressent le lecteur de 2022, ce qui est une des marques des grands classiques.
L’année 1647 fut une année féconde en signes annonciateurs de désastres.
Les chroniques racontent qu’une nuée de sauterelles, comme pour présager de nouvelles incursions tatares, s’abattit sur les Champs Sauvages, y anéantissant le blé et l’herbe. Au cours de l’été, il y eut une éclipse de soleil ; une comète incendia le firmament.
A Varsovie, des croix de feu et des sépulcres parurent dans les airs : on faisait pénitence, on jeûnait, on prodiguait les aumônes ; d’aucun prédisaient une peste exterminatrice.
L’hiver se montra d’une clémence insolite. De mémoire d’anciens on n’en avait jamais connu de semblable. Dans les palatinats du sud, les cours d’eau n’eurent pas leur couche coutumière de glace, et, grossis par la fonte des neiges, débordèrent. Le steppe, détrempé par des pluies dilluviennes, ne fut plus qu’une immense flaque d’eau. Le soleil chauffait si fort que les plaines de la voïevodie de Braclavice et des Champs Sauvages se mirent à verdir - ô miracle - dès la mi-décembre.
Les ruches bourdonnaient, le bétail meuglait dans les enclos. L’ordre de la nature semblait complètement perturbé. En Ruthénie, plongés dans l’angoisse, tous attendaient des événements extraordinaires et gardaient les yeux fixés sur ces Champs Sauvages d’où, plus facilement que d’ailleurs, pouvait surgir le danger.
Mais rien d’extraordinaire ne se produisit dans les Champs. Pour toute bataille, il n’y avait guère que les escarmouches coutumières avec pour seuls témoins les aigles, les vautours, les corbeaux et les animaux des champs.
Après la description de la nature, Sienkiewiecz plante le décor géographique et politique de l’Ukraine de l’époque :
Les dernières traces de culture cessaient non loin de Tcherine sur le Dniepr, et d’Ouman, sentinelle avancée qui défendait le Dniestr. Tenus par ces deux fleuves, comme par deux bras immenses, les Champs Sauvages allaient à perte de vue jusqu’aux limans, jusqu’à la mer.
Le sol y appartenait nominalement à la République polonaise, mais celle-ci, n’ayant nul usage de cette terre désolée, permettait aux Tatares de s’en servir de pâturages. Et comme les Cosaques y faisaient de fréquentes visites, elle servait également de champ de bataille.
Combien de batailles s’y étaient déroulées et combien de gens y étaient tombés, nul n’aurait su le dire, nul n’en avait gardé le souvenir. Sauf peut-être les aigles et les corbeaux. Si un homme, au loin, avait entendu les bruissements d’ailes et les
croassements, s’il avait vu les oiseaux tournoyant sur place, il savait que là se trouvaient des cadavres et des dépouilles restées sans sépultures.Dans ces hautes herbes, on chassait l’homme, comme on chasse le loup. Chassait qui voulait. Armé jusqu’au dents, le berger y gardait son troupeau, le banni s’y réfugiait, le soldat s’y lançait en quête d’aventures, le pillard en quête de butin, le Cosaque y courait sus au Tatare, et le Tatare sus au Cosaque. Il arrivait que des troupes entières dussent défendre leurs troupeaux contre de multiples agresseurs. Ainsi apparaissait le steppe, vide et plein à la fois, silencieux et menaçant, tranquille et infesté d’embûches, sauvage par le sol, sauvage par l’hôte.
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