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Quand les classes dirigeantes ont peur de la révolution sociale

lundi 9 janvier 2023, par Robert Paris

Quand les classes dirigeantes ont peur de la révolution sociale

Alexandre Dumas, Ange Pitou :

CHEZ LA REINE

Tandis que le roi (Louis XVI) apprenait à combattre philosophiquement la révolution en faisant un cours de sciences occultes, la reine, philosophe bien autrement solide et profond, avait rassemblé autour d’elle, dans son grand cabinet, tous ceux que l’on appelait ses fidèles, sans doute parce qu’il n’avait encore été donné à aucun d’eux de prouver ou d’essayer sa fidélité.
Chez la reine (Marie Antoinette) aussi, la terrible journée avait été racontée dans tous ses détails.
Elle avait même été la première instruite, car, la sachant intrépide, on n’avait point fait de difficulté de la prévenir du danger.
Autour de la reine on voyait des généraux, des courtisans, des prêtres et des femmes.
Aux portes, et derrière les tapisseries tendues devant ces portes, se tenaient des groupes de jeunes officiers pleins de courage et d’ardeur, qui voyaient dans toutes ces révoltes une occasion longtemps attendue de faire, comme dans un tournoi, de belles armes devant les dames.
Tous, familiers et serviteurs dévoués à la monarchie, avaient écouté avec attention les nouvelles de Paris racontées par monsieur de Lambesc, qui, ayant assisté aux événements, était accouru à Versailles avec son régiment, encore tout poudreux du sable des Tuileries, donner la réalité comme consolation à ces gens effarés, dont quelques-uns, si grand qu’il fût, s’exagéraient encore le malheur.
La reine était assise à une table.
Ce n’était plus la belle et douce fiancée, ange protecteur de la France, que nous avons vue paraître au seuil de cette histoire, franchissant la barrière du Nord une branche d’olivier à la main. Ce n’était même plus cette belle et gracieuse princesse que nous avons vue entrer un soir avec la princesse de Lamballe dans la mystérieuse demeure de Mesmer, et s’asseoir, rieuse et incrédule, auprès du baquet symbolique auquel elle venait demander une révélation de l’avenir.
Non ! c’était la reine hautaine et résolue, au sourcil froncé, à la lèvre dédaigneuse ; c’était la femme dont le cœur avait laissé échapper une portion de son amour, pour recevoir, en place de ce doux et vivifiant sentiment, les premières gouttes d’un fiel qui devait aller au sang en coulant sans cesse.
C’est enfin la femme du troisième portrait de la galerie de Versailles, c’est-à-dire non plus Marie-Antoinette, non plus la reine de France, mais celle qu’on commençait à ne plus désigner que sous le nom de l’Autrichienne.
Derrière elle était, à demi couchée dans l’ombre, une jeune femme immobile, la tête renversée en arrière, sur le coussin d’un sofa et la main appuyée sur son front.
C’était madame de Polignac.
En apercevant monsieur de Lambesc, la reine avait fait un de ces gestes de joie désespérée qui veulent dire :
— Enfin, nous allons donc tout savoir.
Monsieur de Lambesc s’était incliné avec un signe qui demandait pardon à la fois pour ses bottes souillées, pour son habit poudreux et pour son sabre faussé, qui n’avait pu rentrer entièrement dans le fourreau.
— Eh bien ! monsieur de Lambesc, dit la reine, vous arrivez de Paris ? — Oui, Votre Majesté. — Que fait le peuple ? — Il tue et brûle.
— Par vertige ou par haine ? — Mais non, par férocité. La reine réfléchit, comme si elle eut été disposée à partager son avis sur le peuple. Puis, secouant la tête :
— Non, prince, dit-elle, le peuple n’est pas féroce, sans raison du moins. Ne me cachez donc rien. Est-ce du délire ? Est-ce de la haine ?
— Eh bien ! je crois que c’est une haine poussée jusqu’au délire. Madame.
— Haine de qui ? Ah ! voilà que vous hésitez encore, prince ; prenez garde, si vous racontez de la sorte, au lieu de m’adresser à vous, comme je le fais, j’enverrai un de mes piqueurs à Paris ; il lui faudra une heure pour aller, une heure pour s’informer, une heure pour revenir, et dans trois heures, cet homme me racontera les événements, purement et naïvement comme un héraut d’Homère.
Monsieur de Dreux-Brézé s’avança le sourire sur les lèvres.
— Mais, Madame, dit-il, que vous importe la haine du peuple ; cela ne doit vous regarder en rien. Le peuple peut tout haïr, excepté vous. La reine ne releva même pas la flatterie.
— Allons ! allons ! prince, dit-elle à monsieur de Lambesc, parlez.
— Eh bien ! oui. Madame, le peuple agit en haine. — De quoi ? — De tout ce qui le domine. — À la bonne heure ! voilà la vérité, je la sens, fit résolument la reine. — Je suis soldat. Votre Majesté, fit le prince,
— Bien ! bien ! parlez-nous donc en soldat. Voyons, que faut-il faire ?
— Rien ! Madame. — Comment ! rien, s’écria la reine, profitant du murmure soulevé par ces paroles parmi les habits brodés et les épées d’or de sa compagnie ; rien ! Vous, un prince lorrain, vous venez dire cela à la reine de France au moment où le peuple, de votre aveu, tue et brûle vous venez dire qu’il n’y a rien à faire ! Un nouveau murmure, mais approbateur cette fois, accueillit les paroles de Marie-Antoinette.
Elle se retourna, embrassa d’un regard tout le cercle qui l’enveloppait et, parmi tous ces yeux flamboyants, cherchait ceux qui lançaient le plus de flammes, croyant y lire le plus de fidélité.
— Rien ! reprit le prince, parce qu’en laissant le Parisien se calmer et il se calmera ; il n’est belliqueux que lorsqu’on l’exaspère. Pourquoi lui donner les honneurs d’une lutte et risquer la chance d’un combat ? Tenons-nous tranquilles, et dans trois jours il ne sera plus question de rien dans Paris. — Mais la Bastille, Monsieur ! — La Bastille ! on en fermera les portes, et ceux qui l’auront prise seront pris, voilà tout. Quelques frémissements de rire se tirent entendre parmi le troupe silencieux.
La reine reprit :
— Prenez garde, prince, voilà que maintenant vous me rassurez trop. Et, pensive, le menton appuyé dans la paume de sa main, elle alla trouver madame de Polignac qui, pâle et triste semblait absorbée en elle-même.
La comtesse avait écouté toutes ces nouvelles avec un effroi visible elle ne sourit que lorsque la reine s’arrêta en face d’elle, lui sourit et encore ce sourire était-il pâle et décoloré comme une fleur mourante.
— Eh bien ! comtesse, demanda la reine, que dites-vous de tout ceci ? — Hélas ! rien, répliqua-t-elle. — Comment, rien ! — Non. Et elle secoua la tête avec une expression d’indicible découragement.
— Allons ! allons ! dit tout bas la reine en se penchant à l’oreille de la comtesse, l’amie Diane est une peureuse.
Puis tout haut :
— Mais où est donc madame de Charny, l’intrépide ? Nous avons besoin d’elle pour nous rassurer, ce me semble. — La comtesse allait sortir, quand on l’a appelée chez le roi. — Ai ! chez le roi, répondit distraitement Marie-Antoinette.
Et alors seulement la reine s’aperçut du silence étrange qui s’était fait autour d’elle.
C’est que les événements inouïs, incroyables, dont les nouvelles étaient successivement parvenues ju’à Versailles comme des coups redoublés, avaient terrassé les cœurs les plus fermes, plus encore peut-être par l’étonnement que par la crainte.
La reine comprit qu’il était important de relever tous ces esprits abattus.
— Personne ne me donne donc un conseil ? dit-elle. Soit ! je prendrai conseil de moi-même.
Chacun se rapprocha de Marie-Antoinette.
— Le peuple, dit-elle, n’est point méchant, il n’est qu’égaré. Il nous hait parce qu’il ne nous connaît pas, rapprochons-nous de lui. — Pour le punir alors, dit une voix, car il a douté de ses maîtres, et c’est un crime.
La reine regarda du côté d’où venait la voix, et reconnut monsieur de Bezenval.
— Oh ! c’est vous, monsieur le baron, dit-elle, venez-vous nous donner quelque bon avis ? — L’avis est donné, Madame, dit Bezenval en s’inclinant. — Soit, dit la reine, le roi punira, mais comme un bon père. — Qui aime bien, châtie bien, dit le baron.
Puis se retournant du côté de monsieur de Lambesc :
— N’êtes-vous point de mon avis, prince ? Le peuple a commis des assassinats… — Qu’il appelle, hélas ! des représailles, dit sourdement une voix douce et pleine de fraîcheur, au son de laquelle la reine se retourna. — Vous avez raison, princesse ; et c’est justement en cela que consiste son erreur, ma chère Lamballe ; aussi serons-nous indulgents.
— Mais, répliqua la princesse avec sa voix timide, avant de se demander si l’on doit punir, il faudrait se demander, je crois, si l’on pourra vaincre.
Un cri général éclala, cri de protestation contre la vérité qui venait de sortir de cette noble bouche.
— Vaincre ! Et les suisses ? dit l’un. — Et les allemands ? dit l’autre.
— Et les gardes du corps ? dit un troisième. — On doute de l’armée et de la noblesse ! s’écria un jeune homme portant l’uniforme de lieutenant aux hussards de Bercheny. Avons-nous donc mérité cette honte ? Songez, Madame, que dès demain, s’il le veut, le roi peut mettre en ligne quarante mille hommes, jeter ces quarante mille hommes dans Paris, et détruire Paris. Songez que quarante mille hommes de troupes dévouées valent un demi-million de Parisiens révoltés.
Le jeune homme qui venait de parler ainsi avait encore sans doute bon nombre de bonnes raisons pareilles à donner, mais il s’arrêta court en voyant les yeux de la reine se fixer sur lui ; il avait parlé du sein d’un, groupe d’officiers, et son zèle l’avait entraîné plus loin que ne le permettait son grade et les convenances.
Il s’arrêta donc, comme nous l’avons dit, tout honteux de l’effet qu’il avait produit.
Mais il était trop tard, la reine avait déjà saisi ses paroles au passage.
— Vous connaissez la situation, Monsieur ? dit-elle avec bonté. — Oui, Votre Majesté, dit le jeune homme en rougissant ; j’étais aux Champs-Elysées. — Alors, ne craignez pas de parler venez. Monsieur. Le jeune homme sortit tout en rougissant ses poings qui s’ouvrirent, et s’avança vers la reine.
Du même mouvement, le prince de Lambesc et monsieur de Bezenval se reculèrent, comme s’ils eussent regardé au-dessous de leur dignité d’assister à cette espèce de conseil.
La reine ne fit point ou ne parut point faire attention à cette retraite.
— Vous dites. Monsieur, que le roi a quarante mille hommes ? demanda-t-elle. — Oui, Votre Majesté : à Saint-Denis, à Saint-Mandé, à Montmartre et à Grenelle. — Des détails. Monsieur, des détails ! s’écria la reine. — Madame, messieurs de Lambesc et de Bezenval vous les diront infiniment mieux que moi. — Continuez, Monsieur. Il me plaît d’entendre ces détails de votre bouche. Sous les ordres de qui sont ces quarante mille hommes ? — Mais, d’abord, sous les ordres de messieurs de Bezenval et de Lambesc ; puis sous ceux de monsieur le prince de Condé, de monsieur de Narbonne-Fritzlar et de monsieur de Salkenaym.
— Est-ce vrai, prince ? demanda la reine en se retournant vers monsieur de Lambesc. — Oui, Votre Majesté, répondit le prince en s’inclinant. — Sur Montmartre, dit le jeune homme, se trouve tout un parc d’artillerie ; en six heures, tout le quartier qui domine Montmartre peut être réduit en cendres. Que Montmartre donne le signal du feu ; que Vincennes lui réponde ; que dix mille hommes se présentent par les Champs-Élysées, dix mille autres par la barrière d’Enfer, dix mille autres par la rue Saint-Martin, dix mille autres par la Bastille ; que Paris entende la fusillade aux quatre points cardinaux, et Paris ne tiendra pas vingt-quatre heures. — Ah ! voilà cependant quelqu’un qui s’explique franchement ; voici un plan précis. Qu’en dites-vous, monsieur de Lambesc ?
— J’en dis, répondit dédaigneusement le prince, que monsieur le lieutenant des hussards est un général parfait. — C’est au moins, dit la reine, qui voyait le jeune officier pâlir de colère, c’est au moins un soldat qui ne désespère point. — Merci, Madame, dit le jeune officier en s’inclinant. Je ne sais ce que décidera Sa Majesté, mais je la supplie de me compter au nombre de ceux qui sont prêts à mourir pour elle, et en cela je ne fais, je la prie de le croire, que ce que quarante mille soldats sont prêts à faire, sans compter nos chefs. Et à ces derniers mots le jeune homme salua courtoisement le prince qui l’avait presque insulté.
Cette courtoisie frappa la reine plus encore que la protestation de dévouement qui l’avait précédée.
— Comment vous nommez-vous, Monsieur ? demanda-t-elle au jeune officier. — Le baron de Charny, Madame, répondit-il en s’inclinant. — De Charny ! s’écria Marie-Antoinette en rougissant malgré elle, êtes-vous donc parent du comte de Charny ? — Je suis son frère. Madame. Et le jeune homme s’inclina gracieusement plus bas qu’il ne l’avait fait encore.
— J’aurais dû, dit la reine, reprenant le dessus sur son trouble et jetant un regard assuré autour d’elle, j’aurais dû, aux premiers mots que vous avez prononcés, reconnaître un de mes plus fidèles serviteurs. Merci, baron ; comment se fait-il que je vous voie à la cour pour la première fois ? — Madame, mon frère aîné, qui remplace notre père, m’a ordonné de rester au régiment, et, depuis sept ans que j’ai l’honneur de servir dans les armées du roi, je ne suis venu que deux fois à Versailles.
La reine attacha un long regard sur le visage du jeune homme.
— Vous ressemblez à votre frère, dit-elle. Je le gronderai d’avoir attendu que vous vous présentiez de vous-même à la cour.
Et la reine se retourna vers la comtesse, son amie, que toute cette scène n’avait pas tirée de son immobilité.
Mais il n’en était pas de même du reste de l’assemblée. Les officiers, électrisés par l’accueil que la reine venait de faire au jeune homme, exagéraient qui mieux mieux l’enthousiasme pour la cause royale, et l’on entendait dans chaque groupe éclater les expressions d’un héroïsme capable de dompter la France entière.
Marie-Antoinette mit à profit ces dispositions qui flattaient évidemment sa secrète pensée.
Elle aimait mieux lutter que subir ; mourir que céder. Aussi dès les premières nouvelles apportées de Paris, avait-elle conclu à une résistance opiniâtre contre cet esprit de rébellion qui menaçait d’engloutir toutes les prérogatives de la société française.
S’il est une force aveugle, une force insensée, c’est celle des chiffres et celle des espérances.
Un chiffre après lequel s’agglomèrent des zéros, dépasse bientôt toutes les ressources de l’univers.
Il en est de même des vœux d’un conspirateur ou d’un despote : sur les enthousiasmes basés eux-mêmes sur d’imperceptibles espérances, s’échafaudent des pensées gigantesques plus vite évaporées par un souffle qu’elles n’avaient mis de temps à se gonfler et à se condenser en brouillard.
Sur ces quelques mots prononcés par le comte de Charny, sur le hourra d’enthousiasme poussé par les assistants, Marie-Anloinette se vit en perspective à la tête d’une puissante armée ; elle entendait rouler ses canons inoffensifs, et se réjouissait de l’effroi qu’ils devaient inspirer aux Parisiens, comme d’une victoire décisive.
Autour d’elle, hommes et femmes, ivres de jeunesse, de confiance et d’amour, énuméraient ces brillants hussards, ces lourds dragons ces suisses terribles, ces canonniers bruyants, et riaient de ces grossières piques emmanchées de bois brut, sans penser qu’au bout de ces armes viles devaient se dresser les plus nobles têtes de la France.
— Moi, murmura la princesse de Lamballe, j’ai plus peur d’une pique que d’un fusil. — Parce que c’est plus laid, ma chère Thérèse, répliqua la reine en riant. Mais, en tous cas, rassure-toi. Nos piquiers parisiens ne valent pas les fameux piquiers suisses de Morat, et les suisses aujourd’hui ont plus que des piques, ils ont de bons mousquets dont ils tirent fort juste. Dieu merci ! — Oh ! quant à cela, j’en réponds, dit monsieur de Bezenval.
La reine se retourna encore une fois vers madame de Polignac pour voir si toutes ses assurances lui rendraient sa tranquillité ; mais la comtesse paraissait plus pâle et plus tremblante que jamais. La reine, dont la tendresse extrême faisait souvent à cette amie le sacrifice de la dignité royale, sollicita vainement une plus riante physionomie.
La jeune femme demeura sombre, et paraissait absorbée dans les plus douloureuses pensées.
Mais ce découragement n’avait d’autre influence que d’attrister la reine. L’enthousiasme se maintenait au même diapason parmi les jeunes officiers, et tous ensemble, en dehors des chefs principaux réunis autour de leur camarade, le comte de Charny, ils dressaient leur plan de bataille.
Au milieu de cette animation fébrile, le roi entra seul, sans huissiers sans ordres, et souriant.
La reine, toute brûlante des émotions qu’elle venait de soulever autour d’elle, s’élança au-devant de lui.
À l’aspect du roi, toute conversation avait cessé, le silence le plus profond s’était fait ; chacun attendait un mot du maître, un de ces mots qui électrisent et subjuguent.
Quand les vapeurs sont suffisamment chargées d’électricité, le moindre choc, on le sait, détermine l’étincelle.
Aux yeux des courtisans, le roi et la reine, marchant au-devant l’un de l’autre, étaient les deux puissances électriques d’où devait jaillir la foudre.
On écoutait, on frémissait, on aspirait les premières paroles qui devaient sortir de la bouche royale.
— Madame, dit Louis XVI, au milieu de tous ces événements on a oublié de me servir mon souper chez moi ; faites-moi le plaisir de me donner à souper ici. — Ici ! s’écria la reine stupéfaite. — Si vous le voulez bien ? — Mais… sire… — Vous causiez, c’est vrai. Eh bien ! mais en soupant je causerai.
Ce simple mot souper avait glacé tous les enthousiasmes. Mais, à ces dernières paroles : en soupant nous causerons, la jeune reine elle-même ne put croire que tant de calme ne cachât pas un peu d’héroïsme.
Le roi voulait sans doute, par sa tranquillité, imposer à toutes les terreurs de la circonstance.
Oh ! oui, la fille de Marie-Thérèse ne pouvait croire, dans un pareil moment, que le fils de saint Louis demeurât soumis aux besoins matériels de la vie ordinaire.
Marie-Antoinette se trompait. Le roi avait faim, voilà tout.
(…)

Mon Dieu ! c’est étrange que la femme soit si faible quand la reine a si grand besoin d’être forte. Vous venez de Paris, n’est-ce pas ? Causons. Vous m’avez dit des choses que j’ai oubliées ; c’était cependant bien sérieux, n’est-ce pas, monsieur de Charny ? — Soit, Madame, revenons à cela ; car, comme vous le dites, ce que j’ai à vous dire est bien sérieux ; oui, j’arrive de Paris, et j’ai assisté à la ruine de la royauté. — J’avais raison de provoquer le sérieux, car vous me le donnez sans compter, monsieur de Charny. Une émeute heureuse, vous appelez cela la ruine de la royauté. Quoi ! parce que la Bastille a été prise, monsieur de Charny, vous dites que la royauté est abolie. Oh ! vous ne réfléchissez pas que la Bastille n’a pris racine en France qu’au quatorzième siècle, et que la royauté a des racines de six mille ans par tout l’univers. — Je voudrais pouvoir me faire illusion. Madame, répondit le comte, et alors, au lieu d’attrister l’esprit de Votre Majesté, je proclamerais les plus consolantes nouvelles. Malheureusement, l’instrument ne rend pas d’autres sons que ceux pour lesquels il fut destiné.
— Voyons, voyons, je vais vous soutenir, moi qui ne suis qu’une femme ; je vais vous remettre sur le bon chemin. — Hélas ! je ne demande pas mieux. — Les Parisiens sont révoltés, n’est-ce pas ? — Oui. — Dans quelle proportion ? — Dans la proportion de douze sur quinze. — Comment faites-vous ce calcul ? — Oh ! bien simplement ; le peuple entre pour douze quinzièmes dans le corps de la nation ; il reste deux quinzièmes pour la noblesse et un pour le clergé. — Le calcul est exact comte, et vous savez votre compte rendu sur le bout du doigt. Vous avez vu monsieur et madame de Necker ? — Monsieur de Necker, oui. Madame. — Allons, le proverbe est bon, dit gaiement la reine : on n’est jamais trahi que par les siens. Eh bien ! voici maintenant mon calcul, à moi. Voulez-vous l’entendre ? — Avec respect. — Sur douze quinzièmes, six de femmes, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Majesté. Mais… — Ne m’interrompez pas. Nous disons six quinzièmes de femmes, reste à six ; deux de vieillards impotents ou indifférents, est-ce trop ? — Non. — Reste à quatre quinzièmes, sur lesquels vous m’en accorderez bien deux de poltrons et de tièdes. Je flatte la nation française. Mais enfin reste deux quinzièmes ; je vous les accorde enragés, solides, vaillants et militaires. Ces deux quinzièmes, évaluons-les pour Paris, car pour la province c’est inutile, n’est-ce pas ? c’est Paris seulement qu’il s’agit de reprendre. — Oui, Madame, mais… — Toujours mais… Attendez, vous répondrez plus tard.
Monsieur de Charny s’inclina.
— J’évalue donc, continua la reine, les deux quinzièmes de Paris à cent mille hommes ; le voulez-vous ?
Cette fois, le marquis ne répondit pas.
La reine reprit :
— Eh bien ! à ces cent mille hommes mal armés, indisciplinés, peu aguerris, hésitant parce qu’ils savent qu’ils font mal, j’oppose cinquante mille soldats connus dans toute l’Europe par leur bravoure, des officiers comme vous, monsieur de Charny ; de plus, cette cause sacrée que l’on appelle le droit divin, et enfin mon âme, à moi, qu’il est facile d’attendrir, mais difficile de briser.
Le comte garda encore le silence.
— Croyez-vous, continua la reine, que dans un combat livré sur ce terrain, deux hommes du peuple valent plus qu’un de mes soldats ?
Charny se tut.
— Dites, répondez ; le croyez-vous ? s’écria la reine avec impatience. — Madame, répondit enfin le comte, sortant, à l’ordre de la reine, de la respectueuse réserve où il s’était tenu, sur un champ de bataille où comparaîtraient ces cent mille hommes isolés, indisciplinés et mal armés comme ils sont, vos cinquante mille soldats les battraient en une demi heure. — Ah ! fit la reine, j’ai donc raison. — Attendez. Mais il n’en est pas comme vous le pensez. Et d’abord, vos cent mille révoltés de Paris sont cinq cent mille. — Cinq cent mille ? — Tout autant. Vous avez ; négligé les femmes et les enfants dans votre calcul. Oh ! reine de France ! eh ! femme courageuse et fière ! comptez-les pour autant d’hommes, ces femmes de Paris : un jour viendra peut-être où elles vous forceront de les compter pour autant de démons. — Que voulez-vous dire ? comte. — Madame, savez-vous ce que c’est que le rôle d’une femme dans les guerres civiles ! Non. Eh bien ! je m’en vais vous l’apprendre, et vous verrez que ce ne serait pas trop de deux soldats contre chaque femme. — Comte, êtes-vous fou ?
Charny sourit tristement.
— Les avez-vous vues à la Bastille, demanda-t-il, sous le feu, au milieu des balles, criant aux armes, menaçant de leurs poings vos suisses caparaçonnés en guerre, criant malédiction sur le cadavre des morts, avec cette voix qui fait bondir les vivants ? Les avez-vous vues, faisant bouillir la poix, roulant les canons, donnant aux combattants enivrés une cartouche, aux combattants timides une cartouche et un baiser ? Savez-vous que sur le pont-levis de la Bastille il a passé autant de femmes que d’hommes, et qu’à cette heure, si les pierres de la Bastille s’écroulent, c’est sous le pic manié par des mains de femmes ? Ah ! Madame, comptez les femmes de Paris, comptez-les, comptez aussi les enfants qui fondent les balles, qui aiguisent les sabres, qui jettent un pavé d’un sixième étage ; comptez-les, car la balle qu’un enfant aura fondue ira tuer de loin votre meilleur général ; car le sabre qu’il aura aiguisé coupera les jarrets de vos chevaux de guerre ; car ce grés aveugle lui tombera du ciel écrasera vos dragons et vos gardes. Comptez les vieillards, Madame, car s’ils n’ont plus la force de lever une épée, ils ont encore celle de servir de bouclier. À la Bastille, Madame, il y avait des vieillards ; savez-vous ce qu’ils faisaient ces vieillards que vous ne comptez pas ? Ils se plaçaient devant les jeunes gens qui appuyaient leurs fusils sur leur épaule, de sorte que la balle de vos suisses venait tuer le vieillard impotent, dont le corps faisait un rempart à l’homme valide. Comptez les vieillards, car ce sont eux qui, depuis trois cents ans, racontent aux générations qui se succèdent les affronts subis par leurs mères, la misère de leur champ rongé par le gibier du noble, la honte de leur caste courbée sous les privilèges féodaux, et alors les fils saisissent la hache, la massue, le fusil tout ce qu’ils trouvent enfin, et s’en vont tuer, instruments chargés des malédictions du vieillard, comme le canon est chargé de poudre et de fer. À Paris, dans ce moment, hommes, femmes, vieillards, enfants crient liberté, délivrance. Comptez tout ce qui crie. Madame, comptez huit cent mille âmes à Paris. — Trois cents Spartiates ont vaincu l’armée de Xercès, monsieur de Charny ? — Oui, mais aujourd’hui vos trois cents Spartiates sont huit cent mille, Madame, et vos cinquante mille soldats, voilà l’armée de Xercès.
La reine se leva les poings crispés, le visage rouge de colère et de honte.
— Oh ! que je tombe du trône, dit-elle, que je meure mise en pièces par vos cinq cent mille Parisiens, mais que je n’entende pas un Charny, un homme à moi, parler ainsi ! — S’il vous parle ainsi, Madame, c’est qu’il le faut, car ce Charny n’a pas dans les veines une goutte de sang qui ne soit digne de ses aïeux, et qui ne vous appartienne. — Alors qu’il marche donc sur Paris avec moi et nous y mourrons ensemble. — Honteusement, dit le comte, sans lutte possible. Nous ne combattrons même pas ; nous disparaîtrons comme des Philistins ou des Amalécites. Marcher sur Paris ! mais vous ne savez donc pas une chose ? c’est qu’au moment où nous entrerons dans Paris, les maisons s’écrouleront sur nous comme les flots de la mer Rouge sur Pharaon, et vous laisserez en France un nom maudit, et vos enfants seront tués comme ceux d’une louve. — Comment faut-il que je tombe, comte ? dit la reine avec hauteur ; enseignez-le-moi, je vous prie. — En victime, Madame, répondit respectueusement monsieur de Charny ; comme tombe une reine, en souriant et en pardonnant à ceux qui la frappent. Ah ! si vous aviez cinq cent mille hommes comme moi, je vous dirais : Partons, partons cette nuit, partons à l’instant même, et demain vous régneriez aux Tuileries ; demain vous auriez reconquis votre trône. — Oh ! s’écria la reine, vous avez donc désespéré, vous en qui j’avais mis mon premier espoir ? — Oui, j’ai désespéré. Madame, parce que toute la France pense comme Paris, parce que votre armée, fût-elle victorieuse de Paris, serait engloutie par Lyon, Rouen, Lille, Strasbourg, Nantes, et cent autres villes dévorantes. Allons, allons, du courage, Madame, l’épée au fourreau ! — Ah ! voilà donc pourquoi, dit la reine, j’aurai rassemblé autour de moi tant de braves gens ; voilà pourquoi je leur aurai soufflé le courage. — Si tel n’est pas votre avis, Madame, ordonnez, et cette nuit même nous marcherons contre Paris. Dites.
Il y avait tant de dévouement dans cette offre du comte qu’elle effraya plus la reine que ne l’eût fait un refus ; elle se jeta désespérée sur un sofa, où elle lutta longtemps contre sa fierté. Enfin, relevant la tête :
— Comte, dit-elle, vous désirez que je reste inactive ? — J’ai l’honneur de le conseiller à Votre Majesté. — Cela sera fait. Revenez. — Hélas ! Madame, je vous ai fâchée ? dit le comte en regardant la reine avec une tristesse imprégnée d’un indicible amour. — Non. Votre main ?

Léon Trotsky, Histoire de la Révolution russe » :

La ressemblance du dernier couple des Romanov et du couple royal français à l’époque de la grande Révolution saute aux yeux. Elle a déjà été notée, dans la littérature, mais brièvement et sans déductions. Or, elle n’est pas du tout si fortuite qu’il semble à première vue, et elle donne une précieuse matière à conclusions.
A vingt-cinq lustres de distance entre eux, le tsar et le roi se présentent, à certains moments, comme deux acteurs qui ont rempli un seul et même rôle. Une traîtrise passive, expectante mais vindicative, caractérisait ces deux hommes, avec cette différence que, du côté de Louis, la fausseté se dissimulait sous une douteuse bonhomie, tandis qu’avec Nicolas elle semblait affable. L’un et l’autre ont donné l’impression d’hommes à qui leur métier était à charge et qui, cependant, ne consentaient pas à céder la moindre parcelle de leurs droits, dont ils ne savaient faire aucun usage. Leurs journaux intimes, analogues même par le style, ou par le manque de style, dévoilent semblablement une accablante vacuité spirituelle.
L’Autrichienne et la Hessoise, d’autre part, constituent une évidente symétrie. Les deux souveraines sont plus grandes que leurs souverains non seulement par la taille, mais par le moral. Marie-Antoinette était moins pieuse qu’Alexandra Fédorovna, et se distinguait d’elle par sa passion des divertissements. Mais l’une et l’autre méprisaient également le peuple, ne toléraient pas l’idée de concessions, ne croyaient pas en la virilité de leurs maris, regardaient ceux-ci de haut, Marie-Antoinette avec une nuance de mépris, Alexandra avec pitié.
Lorsque des auteurs de Mémoires qui, en leur temps, ont eu des accointances avec la Cour de Pétersbourg entreprennent de nous démontrer que Nicolas II, s’il avait été un simple particulier, eût laissé de bons souvenirs, ils reproduisent tout simplement les clichés de jugements bienveillants sur Louis XVI, ne nous enrichissant guère par rapport à l’histoire ni pour la connaissance de la nature humaine.
On a déjà lu que le prince Lvov, au plus fort des tragiques événements de la première Révolution, s’indigna de rencontrer non point un tsar accablé, mais " un gars joyeux, désinvolte, en blouse de couleur framboise ". Sans le savoir, le prince reproduisait simplement un rapport du gouverneur Morris, envoyé à Washington, en 1790, sur Louis XVI : " Qu’attendre d’un homme qui, dans sa situation, mange bien, boit bien, dort bien et sait rire ; Qu’attendre de ce brave garçon qui est plus gai que personne ? "
Quand Alexandra Fédorovna, trois mois avant la chute de la monarchie, vaticine (" Tout s’arrange pour le mieux, les rêves de notre Ami sont tellement significatifs ") elle s’identifie simplement à Marie-Antoinette qui écrivait, un mois avant le renversement du pouvoir royal : " Je me sens pleine d’entrain et quelque chose me dit que, bientôt, nous serons heureux et hors de danger. " En se noyant, elles ont toutes deux des songes irisés.
Certains traits de ressemblance sont, naturellement, dus au hasard et n’ont, dans l’histoire, qu’un intérêt anecdotique. Infiniment plus importants sont les traits greffés ou directement imposés par de toutes-puissantes circonstances, qui jettent une vive lumière sur les rapports réciproques de l’individu et des facteurs objectifs de l’histoire.
" Il ne savait pas vouloir et voilà le trait principal de son caractère ", déclare, au sujet de Louis, un historien réactionnaire français. Il semblerait que ce fût écrit au sujet de Nicolas. L’un et l’autre étaient incapables de vouloir. Mais tous deux étaient capables de ne pas vouloir. A vrai dire, qu’auraient bien pu " vouloir " les derniers représentants d’une cause historique irrévocablement perdue ?
" D’ordinaire, il écoutait, souriait ; rarement, il prenait une décision. Habituellement, il commençait par dire : non. " De qui s’agit-il ici ? Encore de Capet. Mais, en ce cas, la manière d’agir de Nicolas fut constamment d’un plagiaire. Tous deux vont à l’abîme, " la couronne leur tombant sur les yeux ". Mais est-il plus facile de marcher les yeux ouverts vers un gouffre inévitable de toutes façons ? Qu’y aurait-il de changé, vraiment, s’ils se mettaient leur couronne sur la nuque ?
On pourrait recommander aux professionnels de la psychologie d’établir une chrestomathie des symétriques appréciations de Nicolas et de Louis, d’Alexandra et de Marie-Antoinette, ainsi que de leurs familiers à leur sujet. Ce ne sont pas les matériaux qui manquent et le résultat serait un témoignage historique des plus édifiants en faveur de la psychologie matérialiste : des excitations de même nature (bien entendu, non identiques, loin de là), dans des conditions similaires, appellent les mêmes réflexes. Plus l’excitant a de puissance, plus rapidement il l’emporte sur les particularités individuelles. Au chatouillement les gens réagissent diversement ; à l’épreuve du fer rouge tous de la même façon. De même que le marteau-pilon transforme indifféremment en lamelle une boule ou un cube, ainsi, sous les coups de trop grands et inéluctables événements, ceux qui résistent sont écrasés, perdant les arêtes de leur " individualité ".
Louis et Nicolas étaient les derniers rejetons de dynasties dont la vie fut orageuse. En l’un et l’autre, un certain équilibre, du calme, de la " gaieté " aux minutes difficiles exprimaient l’indigence de leurs forces intimes de gens bien éduqués, la faiblesse de leurs détentes nerveuses, la misère de leurs ressources spirituelles. Moralement castrats, tous deux, absolument dénués d’imagination et de faculté créatrice, n’eurent assez d’intelligence que tout juste pour sentir leur trivialité et ils nourrissaient une hostilité jalouse à l’égard de tout ce qui est talentueux et considérable. Tous deux eurent à gouverner en présence de profondes crises intérieures et d’un éveil révolutionnaire des populations. Tous deux se défendirent contre l’invasion d’idées nouvelles et la montée de forces ennemies. L’irrésolution, l’hypocrisie, la fausseté furent en tous deux l’expression non point tant d’une faiblesse personnelle que d’une complète impossibilité de se maintenir sur les positions héritées.
Mais, du côté des épouses, comment cela se passait-il ? Alexandra, plus encore que Marie-Antoinette, avait été portée au sommet des rêves d’une princesse, puisqu’elle épousa, simple provinciale du duché de Hesse, le monarque absolu d’un puissant pays. Toutes deux prirent conscience au dernier degré de leur haute mission : Marie-Antoinette dans un sens plus frivole ; Alexandra dans un esprit de cagoterie protestante transposé en slavon orthodoxe. Les malheurs du règne et le mécontentement croissant du peuple détruisaient impitoyablement le monde de fantaisie que s’étaient bâti des cervelles présomptueuses qui n’étaient, en fin de compte, que des cervelles de pécores. De là une exécration grandissante, une haine dévorante à l’égard d’un peuple étranger qui ne s’inclinait pas devant elles ; de là l’aversion pour des ministres qui tenaient compte en quelque mesure du monde ennemi, c’est-à-dire du pays ; de là l’isolement de ces femmes dans leur propre Cour, et leurs perpétuels griefs contre le mari qui n’avait pas justifié les espérances éveillées par le fiancé.
Les historiens et les biographes à tendances psychologiques cherchent fréquemment et découvrent l’élément purement individuel, occasionnel, là où se réfléchissent, à travers des individualités, les grandes forces historiques. C’est une illusion d’optique analogue à celle des courtisans qui considéraient le dernier tsar de Russie comme un " raté " de naissance. Lui-même croyait être né sous une mauvaise étoile. En réalité, ses infortunes provenaient d’une contradiction entre les vieilles visées que lui avaient léguées ses ancêtres et les nouvelles conditions historiques dans lesquelles il se trouva placé. Lorsque les Anciens disaient que Jupiter, s’il veut perdre quelqu’un, lui ôte d’abord la raison, ils résumaient, sous une forme superstitieuse, de profondes observations d’histoire. Lorsque Goethe parle de la raison qui devient un non-sens, Vernunft wird Unsinn, nous retrouvons la même idée d’un Jupiter impersonnel de la dialectique historique qui prive de raison les institutions périmées et condamne leurs défenseurs à toutes les malchances. Les textes des rôles de Romanov et de Capet étaient fixés d’avance par le développement du drame historique. Il ne restait guère aux acteurs qu’à nuancer l’interprétation. Les déboires de Nicolas comme ceux de Louis provenaient non de leur horoscope personnel, mais de l’horoscope historique d’une monarchie de caste bureaucratique. Tous deux étaient, avant tout, les rejetons de l’absolutisme. Leur nullité morale, résultat de leur situation d’épigones de dynasties, donnait à cette position un caractère particulièrement sinistre.
On peut objecter que si Alexandre III avait moins bu il eût vécu bien plus longtemps ; la révolution eût rencontré un tsar d’une autre trempe et aucun rapprochement symétrique avec Louis XVI n’eût été possible. Cette objection n’atteint pourtant en rien ce qui a été dit ci-dessus. Nous n’avons nullement l’intention de nier l’importance de l’élément individuel dans le mécanisme du processus historique, ni la signification du fortuit dans l’individuel. Une personnalité historique doit être seulement considérée, avec toutes ses particularités, non comme une simple somme de traits psychologiques, mais comme une vivante réalité, sortie de conditions sociales bien définies et réagissant à ces dernières. De même qu’une rose ne cesse pas de donner son parfum quand un naturaliste a indiqué quels sont les ingrédients qu’elle tire du sol et de l’atmosphère, la mise à nu des racines sociales d’une individualité ne lui enlève ni son parfum ni sa puanteur.
Si l’on considère, comme il est dit ci-dessus, qu’Alexandre III eût pu atteindre un âge avancé, le même problème s’éclaire d’un autre côté. Il est permis de conjecturer qu’en 1904 Alexandre III ne se fût point engagé dans une guerre avec le Japon. De ce fait, la première Révolution eût été différée. Jusqu’à quand ? Il est possible que la " Révolution de 1905 ", c’est-à-dire une première épreuve de forces, première brèche dans le système de l’absolutisme, eût alors été simplement le prélude de la deuxième révolution, républicaine, et de la troisième, prolétarienne. A cet égard, on ne peut faire que des suppositions plus ou moins intéressantes. Il est incontestable, en tout cas, que la révolution n’était point une résultante du caractère de Nicolas II et qu’Alexandre III n’eût pas davantage été capable d’en résoudre les problèmes. Il suffit de rappeler que jamais, nulle part, la transition du régime féodal au régime bourgeois ne s’est effectuée sans de violentes secousses. Hier encore, nous l’avons observé en Chine ; aujourd’hui, nous le constatons dans l’Inde. Le plus qu’on puisse dire est que telle ou telle politique de la monarchie, tel ou tel monarque pouvaient rapprocher ou éloigner la révolution, et lui donner, superficiellement, une sorte d’estampille.
Quelle ne fut pas l’obstination rageuse et impuissante du tsarisme à essayer de se maintenir en ses derniers mois, ses dernières semaines, ses derniers jours, alors qu’il avait irrémédiablement perdu la partie ! S’il y eut en Nicolas insuffisance de volonté, la compensation se trouva du côté de la tsarine. Raspoutine était l’instrument d’une clique qui se débattait avec acharnement pour son propre salut. Même dans ce cadre étroit, la personnalité du tsar est absorbée par le groupe en lequel se concentre le passé et se manifestent les dernières convulsions. La " politique " des médiocres dirigeants de Tsarskoïé-Sélo, placés en face de la révolution, ne fut que de réflexes, ceux du fauve traqué et affaibli. Si, dans la steppe, une automobile poursuit à toute vitesse un loup, l’animal finira par s’essouffler et se couchera, épuisé. Mais essayez de lui passer un collier ; il tâchera de vous mettre en pièces, ou du moins de vous blesser. D’ailleurs, que lui reste-t-il d’autre à faire, en ces conditions ?
Les libéraux estimaient qu’il restait quelque chose à faire. Au lieu de chercher en temps opportun un accord avec la bourgeoisie censitaire et de prévenir ainsi la révolution (tel était l’acte d’accusation du libéralisme contre le dernier tsar) Nicolas refusait obstinément toutes concessions, et même, dans les derniers jours, sous le fatal couteau, alors que chaque minute était précieuse, atermoyait, marchandait avec le destin, laissait échapper les dernières possibilités. Tout cela semble convaincant. Mais comme il est regrettable que le libéralisme, qui connaissait de si infaillibles remèdes pour sauver la monarchie, n’ait pas trouvé les moyens de se sauver lui-même !
Il serait absurde d’affirmer que le tsarisme ne fit jamais, en aucune circonstance, de concessions. Il céda toutes les fois qu’il y fut obligé pour sa sauvegarde. Après la désastreuse guerre de Crimée, Alexandre II procéda à une demi-émancipation des paysans et à un certain nombre de réformes libérales dans le domaine des zemstvos, des tribunaux, de la presse, de l’enseignement, etc. Le tsar lui-même exprima alors la pensée directrice de ses réformes : émanciper les paysans d’en haut pour qu’ils ne s’émancipent pas d’en bas. Sous la poussée de la première révolution, Nicolas II accorda une moitié de constitution. Stolypine s’en prit à la commune rurale pour élargir l’arène des forces capitalistes. Toutes ces réformes n’avaient cependant de sens pour la monarchie que dans la mesure où des concessions partielles sauvaient le principal, les bases d’une société de castes et de la monarchie elle-même. Lorsque les conséquences des réformes commençaient à déferler au-delà de ces limites, la monarchie reculait inévitablement. Alexandre II, dans la seconde moitié de son règne, escamotait les réformes de la première moitié. Alexandre III poussa plus loin les contre-réformes. Nicolas II battit en retraite en octobre 1905, devant la révolution, ensuite prononça la dissolution des Doumas qu’il avait lui-même créées, et, dès que la révolution faiblit, fit un coup d’État. En trois quarts de siècle, si l’on compte à partir des réformes d’Alexandre II, se déroule, soit clandestinement, soit ouvertement, la lutte de forces historiques bien supérieures aux qualités individuelles des tsars, qui se parachève par le renversement de la monarchie. C’est seulement dans les cadres historiques de ce processus que l’on peut situer les tsars, leurs caractères, leurs " biographies ".
Même le plus autoritaire des despotes ressemble fort peu à une individualité " libre " qui mettrait sa marque, à son gré, sur les événements. Il est toujours l’agent couronné des classes privilégiées qui forment la société à leur image. Tant que ces classes n’ont pas épuisé leur mission, la monarchie reste forte et sûre d’elle-même. Elle possède encore un sûr appareil de pouvoir, un choix illimité d’exécutants, car les hommes les plus capables n’ont pas encore gagné le camp de l’adversaire. Dans ce cas, le monarque, personnellement ou par l’intermédiaire d’un favori, peut devenir le réalisateur d’une grande tâche historique, dans un sens progressiste. Il en est tout autrement quand le soleil de la vieille société tombe à son couchant ; les classes privilégiées, organisatrices de la vie nationale, se transforment en excroissances parasitaires : dépouillées de leurs fonctions directrices, elles perdent conscience de leur mission et l’assurance en leurs propres forces ; du mécontentement qu’elles ont d’elles-mêmes, elles font leur mécontentement de la monarchie ; la dynastie s’isole ; le cercle de ceux qui lui resteront dévoués jusqu’au bout se rétrécit ; leur niveau s’abaisse ; cependant, les dangers s’accroissent ; des forces nouvelles font pression ; la monarchie perd toute capacité d’initiative créatrice ; elle reste sur la défensive, se débat, recule, ses gestes prennent l’automatisme des plus simples réflexes. A ce sort n’a pas échappé le despotisme à demi asiatique des Romanov.
Si l’on se représente le tsarisme à son agonie, comme, disons, en coupe verticale, Nicolas serait l’axe d’une clique dont les assises reposaient sur un passé irrémédiablement condamné. En coupe horizontale, dans l’histoire de la monarchie, Nicolas était le dernier chaînon de la chaire dynastique. Ses plus récents prédécesseurs, qui avaient aussi appartenu à la collectivité de famille, de caste, de bureaucratie, seulement plus étendue, essayèrent d’appliquer diverses mesures, divers procédés de gouvernement, pour protéger l’ancien régime social contre les destinées qui le menaçaient et, néanmoins, léguèrent à Nicolas II un empire chaotique, qui portait déjà la révolution dans ses entrailles. Si Nicolas avait eu le choix, ç’aurait été entre différents chemins de perdition.
Les libéraux rêvaient d’une monarchie du modèle britannique. Mais le parlementarisme sur la Tamise fut-il le fruit d’une paisible évolution ou bien le résultat de la " libre " prévoyance d’un monarque ? Non, le parlementarisme s’y établit comme résultat d’une lutte qui avait duré des siècles et dans laquelle un roi avait laissé sa tète à un carrefour.
Le parallèle historique et psychologique esquissé ci-dessus entre les Romanov et les Capet peut d’ailleurs fort bien être reporté sur le couple royal qui se trouvait à la tête de la Grande-Bretagne à l’époque de la première Révolution. Charles Ier présentait, au fond, la même combinaison de traits essentiels que les mémorialistes et les historiens attribuent avec plus ou moins de raison à Louis XVI et à Nicolas II. " Charles restait passif — écrit Montégut — cédait quand il lui était impossible de résister, quoique à son corps défendant, mais recourait à la ruse, et ne sut se concilier ni la popularité, ni la confiance. " " Il n’était point obtus — dit de ce Charles Stuart un autre historien — mais il manquait de fermeté... Le rôle d’une méchante fatalité fut joué, à son égard, par sa femme, Henriette, une Française, sœur de Louis XIII, qui était encore plus pénétrée que Charles d’idées absolutistes... " N’insistons pas dans le détail sur ce troisième couple royal — le premier, chronologiquement — qui fut écrasé par une révolution nationale. Notons seulement qu’en Angleterre aussi l’aversion se portait avant tout sur la reine, Française et papiste, que l’on accusait d’intrigues avec Rome, de relations clandestines avec les Irlandais révoltés et de machinations auprès de la Cour de France.
Du moins l’Angleterre avait-elle des siècles de répit à sa disposition. Elle fut le pionnier de la civilisation bourgeoise. Elle ne subissait pas l’oppression d’autres nations : bien au contraire, elle imposait de plus en plus sa domination à l’extérieur. Elle exploitait le monde entier. Cela atténuait les antagonismes intérieurs, condensait l’esprit conservateur, contribuait à la multiplication et à la stabilité des couches de profiteurs parasitaires sous formes de landlords, de monarchie, de Chambre Haute et d’Église d’État. Grâce aux privilèges historiques exceptionnels de l’Angleterre bourgeoise dans son développement, l’esprit conservateur passa avec souplesse des institutions dans les mœurs. C’est ce qui fait encore, jusqu’aujourd’hui, l’admiration des philistins du continent, de gens tels que le professeur Milioukov ou l’austro-marxiste Otto Bauer. Mais, précisément à présent, lorsque l’Angleterre, gênée dans le monde entier, dissipe les dernières ressources de ses privilèges de jadis, son esprit conservateur perd de son élasticité et même, en la personne des travaillistes, devient une réaction forcenée. En face de la révolution de l’Inde, le " socialiste " MacDonald ne trouve pas d’autres méthodes que celles dont se servait Nicolas II contre la révolution russe. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la Grande-Bretagne s’achemine vers de formidables ébranlements révolutionnaires dans lesquels disparaîtront définitivement les restes de son esprit conservateur, les débris de sa puissance mondiale et de son actuelle machine gouvernementale. MacDonald prépare ces secousses tout aussi expertement que Nicolas II, et n’est pas moins aveugle que ce dernier. On a là, constatons-le, une assez bonne illustration du rôle d’une " libre " personnalité dans l’histoire !
Mais comment la Russie, au développement attardé, la dernière de toutes les nations européennes, établie sur de médiocres bases économiques, eût-elle pu élaborer un " souple esprit conservateur " dans les formes sociales — sans doute spécialement pour les besoins des professeurs libéraux et de leur ombre de gauche, les socialistes réformistes ? La Russie était restée trop longtemps en retard, et, lorsque l’impérialisme mondial la saisit dans son étau, elle se trouva forcée de vivre son histoire politique avec de considérables abréviations. Si Nicolas avait fait bon accueil au libéralisme et remplacé Stürmer par Milioukov, la marche des événements eût été un peu différente, mais elle eût été la même au fond. Car c’est le chemin que suivit Louis XVI, à la deuxième étape de la Révolution, en appelant la Gironde au pouvoir, ce qui ne sauva de la guillotine ni lui-même, ni ensuite les Girondins. Les antagonismes sociaux accumulés devaient exploser, et, après explosion, faire place nette. Devant la poussée des masses qui manifestaient enfin, ouvertement, leurs malaises, calamités, vexations, passions, espoirs, illusions et revendications, les combinaisons superficielles de la monarchie avec le libéralisme n’avaient qu’un intérêt épisodique et ne pouvaient guère influer que sur l’ordre de succession des événements, peut-être aussi sur le nombre des actes joués ; mais nullement sur le développement général du drame, et encore moins sur son terrible dénouement.

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