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Rosa Luxemburg et la quatrième internationale

lundi 7 juin 2010

Rosa Luxembourg et la Quatrième internationale

Remarques rapides sur une importante question

4 juin 1935

On fait à présent des efforts, en France et aussi ailleurs, en vue de construire un soi-disant luxembourgisme pour servir de tranchée aux centristes de gauche contre les bolchéviks-léninistes. Cette question peut prendre une grande importance. Il faudra peut-être consacrer prochainement un article plus important au luxembourgisme réel et prétendu. Ici, je ne veux qu’ébaucher la question dans ses traits les plus essentiels.

A maintes reprises, nous avons pris le défense de Rosa Luxembourg contre les grossiers et sots dénigrements de Staline et de sa bureaucratie. Et nous continuerons à le faire. En le faisant, nous n’obéissons pas à de quelconques considérations sentimentales, mais aux préceptes de la critique historico-matérialiste. Notre défense de Rosa Luxembourg n’est pas cependant absolue. Les côtés faibles des théories de Rosa Luxembourg ont été mis à nu théoriquement et pratiquement. Les gens du S.A.P. et les éléments qui leur sont apparentés (voir, par exemple, le Spartacus français, dilettante et intellectuel, faisant de la « culture prolétarienne » ; ou la revue des étudiants socialistes paraissant en Belgique ; parfois aussi « L’Action Socialiste » belge, etc), ne se servent que des côtés faibles et des insuffisances qui n’étaient chez Rosa aucunement prépondérants ; ils généralisent et exagèrent ces faiblesses à l’infini, et construisent là-dessus un système tout à fait absurde. Le paradoxe consiste dans le fait que les staliniens eux aussi s’approchent théoriquement dans leur nouveau tournant — sans l’avouer ni même le comprendre — des côtés négatifs et défigurés du luxembourgisme, sans parler des centristes traditionnels ou des centristes de gauche du camp social-démocrate.

Il est vrai, en effet, que Rosa Luxembourg a passionnément opposé la spontanéité des actions des masses à la politique conservatrice de la direction social-démocrate, particulièrement après la révolution de 1905. Cette opposition était d’un bout à l’autre révolutionnaire et progressive. Rosa Luxembourg a compris et commencé à combattre beaucoup plus tôt que Lénine le caractère de frein de l’appareil ossifié du parti et des syndicats. En tenant compte de l’aggravation inévitable des contradictions de classes, elle prophétisait toujours l’inéluctabilité et l’itinéraire des instances officielles. Sous ces rapports historiques généraux, Rosa a eu raison, car la révolution de 1918 était précisément « spontanée », c’est-à-dire qu’elle fut accomplie par les masses malgré toutes les prévisions et dispositions des sommets du parti. Mais, d’autre part, toute l’histoire successive de l’Allemagne a amplement prouvé qu’avec la seule spontanéité, on est loin de pouvoir s’en sortir ; le régime d’Hitler est un argument accablant contre l’affirmation qu’en dehors de la spontanéité, il n’y a point de salut.

Rosa elle-même ne s’est jamais cantonnée dans la théorie pure de la spontanéité à la manière de Parvus, qui, plus tard, devait changer son fatalisme socialiste-révolutionnaire contre l’opportunisme le plus répugnant. A l’opposé de Parvus, Rosa Luxembourg s’appliquait à éduquer à l’avance l’aile révolutionnaire du prolétariat et à s’en saisir autant que possible organisationnellement. Elle a bâti en Pologne une organisation indépendante très rigide. On pourrait tout au plus dire que, dans la conception historico-philosophique du mouvement ouvrier de Rosa, la sélection préliminaire d’avant-garde, par rapport aux actions de masse qu’on devait en attendre, n’a pas trouvé son compte ; tandis que Lénine, par contre, sans se consoler par les prodiges des actions à venir, soudait sans cesse et infatigablement les ouvriers avancés les uns aux autres, illégalement ou légalement, dans des organisations de masses ou en cachette, dans des cellules fermées au moyen d’un programme rigoureusement délimité.

La théorie de la spontanéité de Rosa était une arme salutaire contre l’appareil encroûté du réformisme. En se tournant quelquefois contre le travail de Lénine dans le domaine de la construction d’un appareil révolutionnaire, elle révélait — dans tous les cas d’une manière embryonnaire — des traits réactionnaires. Chez Rosa elle-même, cela ne se passait qu’épisodiquement. Elle était trop réaliste, dans le sens révolutionnaire du terme, pour dégager des éléments de sa théorie de la spontanéité un système métaphysique achevé. Pratiquement, elle sapait elle-même cette théorie à chacun de ses pas. Après la révolution de novembre 1918, elle a entrepris avec passion le travail de rassemblement de l’avant-garde révolutionnaire. Malgré sa brochure écrite en prison, mais non publiée, théoriquement très faible, sur la révolution soviétique, l’ouvrage suivant de Rosa nous permet de conclure avec certitude qu’elle se rapprochait de jour en jour davantage des idées de Lénine rigoureusement pesées sur la direction consciente et la spontanéité. C’était certainement aussi cette circonstance qui l’a empêchée de publier son écrit, dont on a plus tard si ignominieusement abusé contre la politique bolchévique.

Essayons, cependant, d’appliquer à notre époque la contradiction entre les actions de masses spontanées et le travail d’organisation conscient du but. Quelle considérable dépense en forces et en désintéressement les masses travailleuses de tous les pays civilisés ou mi-civilisés n’ont-elles pas faite depuis la guerre mondiale ! On ne peut pas trouver de précédent semblable dans toute l’histoire de l’humanité. Dans cette mesure, Rosa Luxembourg avait complètement raison contre les philistins, les caporaux et les crétins du conservatisme bureaucratique « couronné de victoires » et marchant tout droit. Mais, précisément, le gaspillage de ces énergies incommensurables constitue un terrain favorable à la grande dépression du prolétariat et à la marche en avant triomphante du fascisme. On peut le dire sans aucune exagération : la situation mondiale est déterminée par LA CRISE DE LA DIRECTION DU PROLÉTARIAT. Le champ du mouvement ouvrier est encore bloqué par les puissants restes des vieilles organisations banqueroutières. Après les victoires innombrables et les désillusions, le gros au moins du prolétariat européen s’est ramassé sur lui-même.

L’enseignement décisif qu’il a tiré, consciemment ou à demi-consciemment, de ses amères expériences, est le suivant : les grandes actions exigent une direction à leur hauteur. Pour les affaires courantes, les ouvriers continuent à accorder leurs voix aux anciennes organisations. Leurs voix seulement, nullement leur confiance illimitée. D’autre part, après la pitoyable déconfiture de la IIIe Internationale, il est devenu beaucoup plus difficile de les inciter à donner leur confiance à une nouvelle organisation révolutionnaire. C’est en cela que consiste précisément la crise de la direction prolétarienne. Chanter, dans cette situation, un chant monotone à la gloire des actions de masses reléguées dans un futur incertain, à seule fin de s’opposer à une sélection consciente des cadres pour une nouvelle Internationale, cela veut dire faire un travail d’un bout à l’autre réactionnaire.

C’est là la place du SAP dans le processus historique. Un SAPiste de gauche parmi ceux de la vieille garde peut, bien entendu, rassembler ses souvenirs marxistes pour tenter d’endiguer la marée du spontanéisme, cette barbarie théorique.

Ces mesures de protection purement littéraires ne changent rien au fait que les élèves d’un Miles, le précieux auteur de la résolution de paix et l’auteur non moins précieux de l’article dans l’édition française du "Bulletin de la jeunesse", continuent à propager les plus honteuses absurdités spontanéistes dans les rangs mêmes du SAP.

Ainsi, les pratiques politiques de Schwab (le spécialiste du "ne pas dire ce qui est" et de la consolation éternelle par les actions de masse à venir et par le "processus historique" spontané) ne signifient rien d’autre que l’exploitation tactique d’un luxemburgisme bien déformé et expurgé. Et dans la mesure où la "gauche", les « marxistes » renoncent à attaquer ouvertement cette théorie et pratique de leur propre parti, leurs articles anti-Miles prennent le sens d’une recherche d’un alibi théorique. Et un tel alibi n’est vraiment nécessaire que lorsque l’on participe à un crime délibéré.

La crise de la direction prolétarienne ne peut évidemment pas être surmontée par une formule abstraite. Il s’agit d’un processus d’une durée extrêmement longue. Mais non pas d’un processus purement « historique », c’est-à-dire des conditions objectives de l’activité consciente, mais d’une chaîne ininterrompue de mesures idéologiques, politiques et organisationnelles, en vue de souder les éléments les meilleurs, les plus clairvoyants du prolétariat mondial, sous un drapeau sans tache, de renforcer de plus en plus leur nombre et leur confiance en eux-mêmes, de développer et d’approfondir leur liaison avec d’autres couches plus larges du prolétariat, en un mot : de redonner au prolétariat, dans une situation nouvelle, extrêmement difficile et chargée de responsabilités, sa direction historique. Les confusionnistes de la spontanéité du plus récent modèle ont aussi peu le droit d’en appeler à Rosa que les bureaucrates misérables du Komintern à Lénine. Si on laisse de côté ce qui est accessoire et vaincu par l’évolution, nous avons pleinement le droit de mettre notre travail pour la IVe Internationale sous le signe des « Trois L. », c’est-à-dire non seulement sous celui de Lénine, mais encore sous celui de Luxembourg et de Liebknecht.

L. TROTSKY.

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