KNOCK Ah ! voici les consultants. (A la cantonade.) Une douzaine, déjà ? Prévenez les nouveaux arrivants qu’après onze heures et demie je ne puis plus rece voir personne, au moins en consultation gratuite. C’est vous qui êtes la première, madame ? (Il fait entrer la dame en noir et referme la porte.) Vous êtes bien du canton ?
LA DAME EN NOIR Je suis de la commune.
KNOCK De Saint-Maurice même ?
LA DAME J’habite la grande ferme qui est sur la route de Luchère.
KNOCK Elle vous appartient ?
LA DAME Oui, à mon mari et à moi
KNOCK Si vous l’exploitez vous-même, vous devez avoir beaucoup de travail ?
LA DAME Pensez, monsieur ! dix-huit vaches, deux bceufs, deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons, sans compter la basse-cour.
KNOCK Diable ! Vous n’avez pas de domestiques ?
LA DAME Dame si. Trois valets, une servante, et les journaliers dans la belle saison.
KNOCK Je vous plains. Il ne doit guère vous rester de temps pour vous soigner ?
LA DAME Oh ! non.
KNOCK Et pourtant vous souffrez.
LA DAME Ce n’est pas le mot. J’ai plutôt de la fatigue.
KNOCK Oui, vous appelez ça de la fatigue. (Il s’approche d’elle.) Tirez la langue. Vous ne devez pas avoir beaucoup d’appétit.
LA DAME Non.
KNOCK Vous êtes constipée.
LA DAME Oui, assez.
KNOCK, il l’ausculte. Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n’êtes jamais tombée d’une échelle, étant petite ?
LA DAME Je ne me souviens pas.
KNOCK,il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins. Vous n’avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ?
LA DAME Oui, des fois.
KNOCK,il continue de I’ausculter. Essayez de vous rappeler. Ça devait être une grande échelle.
LA DAME Ça se peut bien.
KNOCK, très affirmatif. C’était une échelle d’environ trois mètres cinquante, posée contre un mur. Vous êtes tombée à la renverse. C’est la fesse gauche, heureusement, qui a porté.
LA DAME Ah oui !
KNOCK Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?
LA DAME Non, jamais.
KNOCK Pourquoi ?
LA DAME Il ne donnait pas de consultations gratuites.
Un silence.
KNOCK, la fait asseoir. Vous vous rendez compte de votre état ?
LA DAME Non.
KNOCK,il s’assied en face d’elle. Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n’avez pas envie ?
LA DAME J’ai envie.
KNOCK J’aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux.
LA DAME Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?
KNOCK Parce qu’on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu’on traîne depuis quarante ans.
LA DAME Depuis quarante ans ?
KNOCK Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.
LA DAME Et combien que ça me coûterait ?
KNOCK Qu’est-ce que valent les veaux, actuellement ?
LA DAME Ca dépend des marchés et de la grosseur. Mais on ne peut guère en avoir de propres à moins de quatre ou cinq cents francs.
KNOCK Et les cochons gras ?
LA DAME Il y en a qui font plus de mille.
KNOCK Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.
LA DAME Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C’est une désolation, Jésus Marie !
KNOCK Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en empêche pas.
LA DAME Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. (Un silence.) Mais qu’est-ce que je peux donc avoir de si terrible que ça ?
KNOCK, avec une grande courtoisie. Je vais vous l’expliquer en une minute au tableau noir. (Il va au tableau et commence un croquis.) Voici votre moelle épinière, en coupe, très schématiquement, n’est-ce pas ? Vous reconnaissez ici votre faisceau de Turck et ici votre colonne de Clarke. Vous me suivez ? Eh bien ! quand vous êtes tombée de l’échelle, votre Turck et votre Clarke ont glissé en sens inverse (il trace des flèches de direction) de quelques dixièmes de millimètre. Vous me direz que c’est très peu. Évidemment. Mais c’est très mal placé. Et puis vous avez ici un tiraillement continu qui s’exerce sur les multipolaires. Il s’essuie les doigts.
LA DAME Mon Dieu ! Mon Dieu !
KNOCK Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pouvez attendre.
LA DAME Oh ! là ! là ! J’ai bien eu du malheur de tomber de cette échelle !
KNOCK Je me demande même s’il ne vaut pas mieux laisser les choses comme elles sont. L’argent est si dur à gagner. Tandis que les années de vieillesse, on en a toujours bien assez. Pour le plaisir qu’elles donnent !
LA DAME Et en faisant ça plus... grossièrement, vous ne pourriez pas me guérir à moins cher ?... à condition que ce soit bien fait tout de même.
KNOCK Ce que je puis vous proposer, c’est de vous mettre en observation. Ça ne vous coûtera presque rien. Au bout de quelques jours vous vous rendrez compte par vaus-même de la tournure que prendra le mal, et vous vous déciderez.
LA DAME Oui, c’est ça.
KNOCK Bien. Vous allez rentrer chez vous. Vous êtes venue en voiture ?
LA DAME Non, à pied.
KNOCK, tandis qu’il rédige l’ordonnance, assis à sa table. Il faudra tâcher de trouver une voiture. Vous vous coucherez en arrivant. Une chambre où vous serez seule, autant que possible. Faites fermer les volets et les rideaux pour que la lumière ne vous gêne pas. Défendez qu’on vous parle. Aucune alimentation solide pendant une semaine. Un verre d’eau de Vichy toutes les deux heures, et, à la rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir, trempée dans un doigt de lait. Mais j’aimerais autant que vous vous passiez de biscuit. Vous ne direz pas que je vous ordonne des remèdes coûteux ! A la fin de la semaine, nous verrons comment vous vous sentez. Si vous êtes gaillarde, si vos forces et votre gaieté sont revenues, c’est que le mal est moins sérieux qu’on ne pouvait croire, et je serai le premier à vous rassurer Si, au contraire, vous éprouvez une faiblesse générale, des lourdeurs de tête, et une certaine paresse à vous lever, l’hésitation ne sera plus permise, et nous commencerons le traitement. C’est convenu ?
LA DAME, soupirant. Comme vous voudrez.
KNOCK, désignant I’ordonnance. Je rappelle mes prescriptions sur ce bout de papier. Et j’irai vous voir bientôt. (Il lui remet l’ordonnance et la reconduit. A la cantonade.) Mariette, aidez madame à descendre l’escalier et à trouver une voiture.
On aperçoit quelques visages de consultants que la sortie de la dame en noir frappe de crainte et de respect. Acte 2, scène VI - Knock, les deux gars de village.
KNOCK, à la cantonade. Mais, Mariette, qu’est-ce que c’est que tout ce monde ? (Il regarde sa montre.) Vous avez bien annoncé que la consultation gratuite cessait à onze heures et demie ?
LA VOIX DE MIARIETTE Je l’ai dit. Mais ils veulent rester
KNOCK Quelle est.la première personne ? (Deux gars s’avancent. Ils se retiennent de rire, se poussent le coude, clignent de l’oeil, pouffant soudain. Derrière eux, la foule s’amuse de leur manège et devient assex bruyante. Knock feint de ne rien remarquer.) Lequel de vous deux ?
LE PREMIER GARS, regard de côté, dissimulation de rire et légère crainte. Hi ! hi ! hi ! Tous les deux. Hi ! hi ! hi !
KNOCK Vous n’allez pas passer ensemble ?
LE PREMIER Si ! si ! hi ! hi ! Si ! si ! (Rires à la cantonade.)
KNOCK Je ne puis pas vous recevoir tous les deux à la fois. Choisissez. D’abord, il me semble que je ne vous ai pas vus tantôt. Il y a des gens avant vous.
LE PREMIER Ils nous ont cédé leur tour. Demandez-leur. Hi ! hi ! (Rires et gloussements.)
LE SECOND, enhardi. Nous deux, on va toujours ensemble. On fait la paire. Hi ! hi ! hi ! (Rires à la cantonade.)
KNOCK, il se mord la lèvre et du ton le plus froid : Entrez. (Il referme la porte. Au premier gars.) Déshabillez-vous. (Au second, lui désignant une chaise.) Vous, asseyez-vous là. (IIs échangent encore des signes, et gloussent, mais en se forçant un peu.)
LE PREMIER, il n’a plus que son pantalon et sa chernise. Faut-il que je me mette tout nu ?
KNOCK Enlevez encore votre chemise. (Le gars apparaît en gilet de flanelle.) Ça suffit. (Knock s’approche, tourne autour de l’homme, palpe, percute, ausculte, tire sur la peau, retourne les paupières, retrousse les lèvres. Puis il va prendre un laryngoscope à réflecteur, s’en casque lentement, en projette soudain la lueur aveuglante sur le visage du gars, au fond de son arrière-gorge, sur ses yeux. Quand l’autre est maté, il lui désigne la chaise longue.) Eacute ;tendez-vous là-dessus. Allons. Ramenez les genoux (Il palpe le ventre, applique çà et là le stéthoscope.) Allongez le bras. (Il examine le pouls. Il prend la pression arté rielle.) Bien. Rhabillez-vous. (Silence. L’homme se rhabille.) Vous avez encore votre père ?
LE PREMIER Non, il est mort.
KNOCK De mort subite ?
LE PREMIER Oui.
KNOCK C’est ça. Il ne devait pas être vieux ?
LE PREMIER Non, quarante-neuf ans.
KNOCK Si vieux que ça ! (Long silence. Les deux gars n’ont pas la moindre envie de rire. Puis Knock va fouiller dans un coin de la pièce contre un meuble, et rapporte de grands cartons illustrés qui reptésentent les principaux organes chez l’alcoolique avancé, et chez l’homme normal. Au premier gars, avec courtoisie.) Je vais vous montrer dans quel état sont vos principaux organes. Voilà les reins d’un homme ordinaire. Voici les vôtres. (Avec des pauses.) Voici votre foie. Voici votre cceur. Mais chez vous, le coeur est déjà plus abîmé qu’on ne l’a représenté là-dessus.
Puis Knock va tranquillement remettre les tableaux à leur place.
LE PREMIER, très timidement. Il faudrait peut-être que je cesse de boire ?
KNOCK Vous ferez comme vous voudrez.
Un silence.
LE PREMIER Est-ce qu’il y a des remèdes à prendre ?
KNOCK Ce n’est guère la peine. (Au second.) A vous, maintenant.
LE PREMIER Si vous voulez, monsieur le docteur, je reviendrai à une consultation payante ?
KNOCK C’est tout à fait inutile.
LE SECOND, très piteux. Je n’ai rien, moi, monsieur le docteur.
KNOCK Qu’est-ce que vous en savez ?
LE SECOND, il recule en tremblant. Je me porte bien, monsieur le docteur.
KNOCK Alors pourquoi êtes-vous venu ?
LE SECOND, meme jeu. Pour accompagner mon camarade.
KNOCK Il n’était pas assez grand pour venir tout seul ? Allons ! déshabillez-vous.
LE SECOND, il va vers la porte. Non, non, monsieur le docteur, pas aujourd’hui. Je reviendrai, monsieur le docteur.
Silence. Knock ouvre la porte. On entend le brouhaha des gens qui rient d’avance. Knock laisse passer les deux gars qui sortent avec des mines diversement hagardes et terrifiées, et traversent la foule soudain silencieuse comme à un enterrement.
RIDEAU
L’Appendicite
PREMIER ACTE
Chez le docteur.
LE DOCTEUR Il n’y a pas à s’y tromper : cher monsieur, vous avez l’appendicite.
LE MONSIEUR, s’effondrant Seigneur, ayez pitié de moi !
LE DOCTEUR Inutile de vous désespérer. Une simple petite opération vous délivrera de tous soucis !... si, toutefois, c’est bien l’appendicite que vous avez !
LE MONSIEUR Comment ! Vous n’en êtes pas plus sûr que ça ?
LE DOCTEUR Dame ! avant que le ventre soit ouvert, nous ne pouvons faire que des suppositions.
LE MONSIEUR Et quand il est ouvert ?
LE DOCTEUR Eh bien, quand il est ouvert, si ce n’est pas l’appendicite, l’opération est mortelle, mais si, par hasard, c’est bien cette maladie, oh ! alors, c’est la guérison assurée et le triomphe de la Science !
LE MONSIEUR C’est merveilleux ! Quand faut-il me faire opérer ?
LE DOCTEUR Mais, tout de suite. Vous allez vous rendre chez le célèbre chirurgien.
LE MONSIEUR Et ça me coûtera ?
LE DOCTEUR Venant de ma part, presque rien : une dizaine de mille francs.
LE MONSIEUR Je vais de ce pas, frapper chez le célèbre chirurgien.
LE DOCTEUR, spirituel C’est ça : frappez... et on vous ouvrira !
DEUXIÈME ACTE
Une rue déserte
LE MONSIEUR, qui court chez le chirurgien, aperçoit un apache Pitié, monsieur l’apache ! Voici ma bourse !
L’APACHE Pour qui me prenez-vous ? Je ne tue pas pour voler mais pour me distraire ! Je suis neurasthénique ! (Il plonge son couteau dans le ventre du monsieur)
TROISIEME ACTE
A l’hôpital.
LE CHIRURGIEN DE SERVICE, examinant le monsieur Voilà qui est bizarre, par exemple ! Le couteau du bandit vous a tranché net l’appendice !
LE MONSIEUR, joyeusement Ah ! le chic type ! Et moi qui allais débourser dix mille francs pour me faire extirper cette tripe !
QUATRIEME ACTE
La cour d’assises.
LE PRÉSIDENT, lisant le verdict à I’apache Après avoir délibéré, la cour acquitte l’accusé pour sa tentative d’assassinat, mais le condamne à six mois d’emprisonnement pour exercice illégal de la médecine !
RIDEAU