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Le docteur Knock de Jules Romains

vendredi 16 juillet 2021, par Robert Paris

KNOCK
Ah ! voici les consultants. (A la cantonade.) Une douzaine, déjà ? Prévenez les nouveaux arrivants qu’après onze heures et demie je ne puis plus rece voir personne, au moins en consultation gratuite. C’est vous qui êtes la première, madame ? (Il fait entrer la dame en noir et referme la porte.) Vous êtes bien du canton ?

LA DAME EN NOIR
Je suis de la commune.

KNOCK
De Saint-Maurice même ?

LA DAME
J’habite la grande ferme qui est sur la route de Luchère.

KNOCK
Elle vous appartient ?

LA DAME
Oui, à mon mari et à moi

KNOCK
Si vous l’exploitez vous-même, vous devez avoir beaucoup de travail ?

LA DAME
Pensez, monsieur ! dix-huit vaches, deux bceufs, deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons, sans compter la basse-cour.

KNOCK
Diable ! Vous n’avez pas de domestiques ?

LA DAME
Dame si. Trois valets, une servante, et les journaliers dans la belle saison.

KNOCK
Je vous plains. Il ne doit guère vous rester de temps pour vous soigner ?

LA DAME
Oh ! non.

KNOCK
Et pourtant vous souffrez.

LA DAME
Ce n’est pas le mot. J’ai plutôt de la fatigue.

KNOCK
Oui, vous appelez ça de la fatigue. (Il s’approche d’elle.) Tirez la langue. Vous ne devez pas avoir beaucoup d’appétit.

LA DAME
Non.

KNOCK
Vous êtes constipée.

LA DAME
Oui, assez.

KNOCK, il l’ausculte.
Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n’êtes jamais tombée d’une échelle, étant petite ?

LA DAME
Je ne me souviens pas.

KNOCK,il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins.
Vous n’avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ?

LA DAME
Oui, des fois.

KNOCK,il continue de I’ausculter.
Essayez de vous rappeler. Ça devait être une grande échelle.

LA DAME
Ça se peut bien.

KNOCK, très affirmatif.
C’était une échelle d’environ trois mètres cinquante, posée contre un mur. Vous êtes tombée à la renverse. C’est la fesse gauche, heureusement, qui a porté.

LA DAME
Ah oui !

KNOCK
Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?

LA DAME
Non, jamais.

KNOCK
Pourquoi ?

LA DAME
Il ne donnait pas de consultations gratuites.

Un silence.

KNOCK, la fait asseoir.
Vous vous rendez compte de votre état ?

LA DAME
Non.

KNOCK,il s’assied en face d’elle.
Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n’avez pas envie ?

LA DAME
J’ai envie.

KNOCK
J’aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux.

LA DAME
Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?

KNOCK
Parce qu’on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu’on traîne depuis quarante ans.

LA DAME
Depuis quarante ans ?

KNOCK
Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.

LA DAME
Et combien que ça me coûterait ?

KNOCK
Qu’est-ce que valent les veaux, actuellement ?

LA DAME
Ca dépend des marchés et de la grosseur. Mais on ne peut guère en avoir de propres à moins de quatre ou cinq cents francs.

KNOCK
Et les cochons gras ?

LA DAME
Il y en a qui font plus de mille.

KNOCK
Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.

LA DAME
Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C’est une désolation, Jésus Marie !

KNOCK
Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en empêche pas.

LA DAME
Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. (Un silence.) Mais qu’est-ce que je peux donc avoir de si terrible que ça ?

KNOCK, avec une grande courtoisie. Je vais vous l’expliquer en une minute au tableau noir. (Il va au tableau et commence un croquis.) Voici votre moelle épinière, en coupe, très schématiquement, n’est-ce pas ? Vous reconnaissez ici votre faisceau de Turck et ici votre colonne de Clarke. Vous me suivez ? Eh bien ! quand vous êtes tombée de l’échelle, votre Turck et votre Clarke ont glissé en sens inverse (il trace des flèches de direction) de quelques dixièmes de millimètre. Vous me direz que c’est très peu. Évidemment. Mais c’est très mal placé. Et puis vous avez ici un tiraillement continu qui s’exerce sur les multipolaires.
Il s’essuie les doigts.

LA DAME
Mon Dieu ! Mon Dieu !

KNOCK
Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pouvez attendre.

LA DAME
Oh ! là ! là ! J’ai bien eu du malheur de tomber de cette échelle !

KNOCK
Je me demande même s’il ne vaut pas mieux laisser les choses comme elles sont. L’argent est si dur à gagner. Tandis que les années de vieillesse, on en a toujours bien assez. Pour le plaisir qu’elles donnent !

LA DAME
Et en faisant ça plus... grossièrement, vous ne pourriez pas me guérir à moins cher ?... à condition que ce soit bien fait tout de même.

KNOCK
Ce que je puis vous proposer, c’est de vous mettre en observation. Ça ne vous coûtera presque rien. Au bout de quelques jours vous vous rendrez compte par vaus-même de la tournure que prendra le mal, et vous vous déciderez.

LA DAME
Oui, c’est ça.

KNOCK
Bien. Vous allez rentrer chez vous. Vous êtes venue en voiture ?

LA DAME
Non, à pied.

KNOCK, tandis qu’il rédige l’ordonnance, assis à sa table.
Il faudra tâcher de trouver une voiture. Vous vous coucherez en arrivant. Une chambre où vous serez seule, autant que possible. Faites fermer les volets et les rideaux pour que la lumière ne vous gêne pas. Défendez qu’on vous parle. Aucune alimentation solide pendant une semaine. Un verre d’eau de Vichy toutes les deux heures, et, à la rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir, trempée dans un doigt de lait. Mais j’aimerais autant que vous vous passiez de biscuit. Vous ne direz pas que je vous ordonne des remèdes coûteux ! A la fin de la semaine, nous verrons comment vous vous sentez. Si vous êtes gaillarde, si vos forces et votre gaieté sont revenues, c’est que le mal est moins sérieux qu’on ne pouvait croire, et je serai le premier à vous rassurer Si, au contraire, vous éprouvez une faiblesse générale, des lourdeurs de tête, et une certaine paresse à vous lever, l’hésitation ne sera plus permise, et nous commencerons le traitement. C’est convenu ?

LA DAME, soupirant.
Comme vous voudrez.

KNOCK, désignant I’ordonnance.
Je rappelle mes prescriptions sur ce bout de papier. Et j’irai vous voir bientôt. (Il lui remet l’ordonnance et la reconduit. A la cantonade.) Mariette, aidez madame à descendre l’escalier et à trouver une voiture.

On aperçoit quelques visages de consultants que la sortie de la dame en noir frappe de crainte et de respect.
Acte 2, scène VI - Knock, les deux gars de village.

KNOCK, à la cantonade.
Mais, Mariette, qu’est-ce que c’est que tout ce monde ? (Il regarde sa montre.) Vous avez bien annoncé que la consultation gratuite cessait à onze heures et demie ?

LA VOIX DE MIARIETTE
Je l’ai dit. Mais ils veulent rester

KNOCK
Quelle est.la première personne ? (Deux gars s’avancent. Ils se retiennent de rire, se poussent le coude, clignent de l’oeil, pouffant soudain. Derrière eux, la foule s’amuse de leur manège et devient assex bruyante. Knock feint de ne rien remarquer.) Lequel de vous deux ?

LE PREMIER GARS, regard de côté, dissimulation de rire et légère crainte.
Hi ! hi ! hi ! Tous les deux. Hi ! hi ! hi !

KNOCK
Vous n’allez pas passer ensemble ?

LE PREMIER
Si ! si ! hi ! hi ! Si ! si ! (Rires à la cantonade.)

KNOCK
Je ne puis pas vous recevoir tous les deux à la fois. Choisissez. D’abord, il me semble que je ne vous ai pas vus tantôt. Il y a des gens avant vous.

LE PREMIER
Ils nous ont cédé leur tour. Demandez-leur. Hi ! hi ! (Rires et gloussements.)

LE SECOND, enhardi.
Nous deux, on va toujours ensemble. On fait la paire. Hi ! hi ! hi ! (Rires à la cantonade.)

KNOCK, il se mord la lèvre et du ton le plus froid :
Entrez. (Il referme la porte. Au premier gars.) Déshabillez-vous. (Au second, lui désignant une chaise.) Vous, asseyez-vous là. (IIs échangent encore des signes, et gloussent, mais en se forçant un peu.)

LE PREMIER, il n’a plus que son pantalon et sa chernise.
Faut-il que je me mette tout nu ?

KNOCK
Enlevez encore votre chemise. (Le gars apparaît en gilet de flanelle.) Ça suffit. (Knock s’approche, tourne autour de l’homme, palpe, percute, ausculte, tire sur la peau, retourne les paupières, retrousse les lèvres. Puis il va prendre un laryngoscope à réflecteur, s’en casque lentement, en projette soudain la lueur aveuglante sur le visage du gars, au fond de son arrière-gorge, sur ses yeux. Quand l’autre est maté, il lui désigne la chaise longue.) Eacute ;tendez-vous là-dessus. Allons. Ramenez les genoux (Il palpe le ventre, applique çà et là le stéthoscope.) Allongez le bras. (Il examine le pouls. Il prend la pression arté rielle.) Bien. Rhabillez-vous. (Silence. L’homme se rhabille.) Vous avez encore votre père ?

LE PREMIER
Non, il est mort.

KNOCK
De mort subite ?

LE PREMIER
Oui.

KNOCK
C’est ça. Il ne devait pas être vieux ?

LE PREMIER
Non, quarante-neuf ans.

KNOCK
Si vieux que ça ! (Long silence. Les deux gars n’ont pas la moindre envie de rire. Puis Knock va fouiller dans un coin de la pièce contre un meuble, et rapporte de grands cartons illustrés qui reptésentent les principaux organes chez l’alcoolique avancé, et chez l’homme normal. Au premier gars, avec courtoisie.) Je vais vous montrer dans quel état sont vos principaux organes. Voilà les reins d’un homme ordinaire. Voici les vôtres. (Avec des pauses.) Voici votre foie. Voici votre cceur. Mais chez vous, le coeur est déjà plus abîmé qu’on ne l’a représenté là-dessus.

Puis Knock va tranquillement remettre les tableaux à leur place.

LE PREMIER, très timidement.
Il faudrait peut-être que je cesse de boire ?

KNOCK
Vous ferez comme vous voudrez.

Un silence.

LE PREMIER
Est-ce qu’il y a des remèdes à prendre ?

KNOCK
Ce n’est guère la peine. (Au second.) A vous, maintenant.

LE PREMIER
Si vous voulez, monsieur le docteur, je reviendrai à une consultation payante ?

KNOCK
C’est tout à fait inutile.

LE SECOND, très piteux.
Je n’ai rien, moi, monsieur le docteur.

KNOCK
Qu’est-ce que vous en savez ?

LE SECOND, il recule en tremblant.
Je me porte bien, monsieur le docteur.

KNOCK
Alors pourquoi êtes-vous venu ?

LE SECOND, meme jeu.
Pour accompagner mon camarade.

KNOCK
Il n’était pas assez grand pour venir tout seul ? Allons ! déshabillez-vous.

LE SECOND, il va vers la porte.
Non, non, monsieur le docteur, pas aujourd’hui. Je reviendrai, monsieur le docteur.

Silence. Knock ouvre la porte. On entend le brouhaha des gens qui rient d’avance. Knock laisse passer les deux gars qui sortent avec des mines diversement hagardes et terrifiées, et traversent la foule soudain silencieuse comme à un enterrement.

RIDEAU

L’Appendicite

PREMIER ACTE

Chez le docteur.

LE DOCTEUR
Il n’y a pas à s’y tromper : cher monsieur, vous avez l’appendicite.

LE MONSIEUR, s’effondrant
Seigneur, ayez pitié de moi !

LE DOCTEUR
Inutile de vous désespérer. Une simple petite opération vous délivrera de tous soucis !... si, toutefois, c’est bien l’appendicite que vous avez !

LE MONSIEUR
Comment ! Vous n’en êtes pas plus sûr que ça ?

LE DOCTEUR
Dame ! avant que le ventre soit ouvert, nous ne pouvons faire que des suppositions.

LE MONSIEUR
Et quand il est ouvert ?

LE DOCTEUR
Eh bien, quand il est ouvert, si ce n’est pas l’appendicite, l’opération est mortelle, mais si, par hasard, c’est bien cette maladie, oh ! alors, c’est la guérison assurée et le triomphe de la Science !

LE MONSIEUR
C’est merveilleux ! Quand faut-il me faire opérer ?

LE DOCTEUR
Mais, tout de suite. Vous allez vous rendre chez le célèbre chirurgien.

LE MONSIEUR
Et ça me coûtera ?

LE DOCTEUR
Venant de ma part, presque rien : une dizaine de mille francs.

LE MONSIEUR
Je vais de ce pas, frapper chez le célèbre chirurgien.

LE DOCTEUR, spirituel
C’est ça : frappez... et on vous ouvrira !

DEUXIÈME ACTE

Une rue déserte

LE MONSIEUR, qui court chez le chirurgien, aperçoit un apache
Pitié, monsieur l’apache ! Voici ma bourse !

L’APACHE
Pour qui me prenez-vous ? Je ne tue pas pour voler mais pour me distraire ! Je suis neurasthénique ! (Il plonge son couteau dans le ventre du monsieur)

TROISIEME ACTE

A l’hôpital.

LE CHIRURGIEN DE SERVICE, examinant le monsieur
Voilà qui est bizarre, par exemple ! Le couteau du bandit vous a tranché net l’appendice !

LE MONSIEUR, joyeusement
Ah ! le chic type ! Et moi qui allais débourser dix mille francs pour me faire extirper cette tripe !

QUATRIEME ACTE

La cour d’assises.

LE PRÉSIDENT, lisant le verdict à I’apache
Après avoir délibéré, la cour acquitte l’accusé pour sa tentative d’assassinat, mais le condamne à six mois d’emprisonnement pour exercice illégal de la médecine !

RIDEAU

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