
Le mouvement des Gilets jaunes doit-il être qualifié de révolution ?
Les média ont été bien étonnés d’apprendre qu’une fraction non négligeable de la population de France estime qu’on ne pourra rien changer dans ce pays sans une révolution sociale et politique.
Un sondage de l’IFOP annonce en effet que, pour 39% des personnes interrogées (chiffre considérable dans un pays capitaliste riche et dominant), seule une révolution pourra changer les choses en France.
"L’adhésion à une logique révolutionnaire chez une grosse minorité des Français (39%) indique un niveau de tension politique élevé", explique David Nguyen, directeur conseil en communication au Département Opinion & Stratégies d’Entreprise de l’Ifop.
Même la presse est amenée à en rendre compte :
Les Gilets jaunes de Brioude veulent que 2019 soit " l’année des bonnes révolutions "
« Notre mouvement, c’est plus une révolte, c’est une révolution »
« Vivons-nous une révolution ? »
Ce ne sont pas tellement les commentateurs qui ont qualifié les Gilets jaunes de révolution mais plutôt eux-mêmes, se distinguant ainsi des mouvements revendicatifs du passé, ceux menés par des syndicats, des associations et des partis politiques. Ils ont ainsi voulu souligner qu’ils refusaient des réformettes de la société qui auraient laissé en place le fond même du système. Ce sont des points cruciaux du fonctionnement de la société qu’ils n’acceptent plus et qu’ils ont l’intention de contester, quitte à ce que leur mouvement dure et soit couteux en efforts et en sacrifices.
Pour bien des gens, on serait loin d’une révolution, celles-ci se caractérisant avant tout à leurs yeux par le caractère violent de l’affrontement avec l’Etat, menant à l’effondrement de celui-ci. Les casseurs, marginaux par rapport au mouvement, ne s’attaquent pas spécialement à l’Etat ni aux classes possédantes. On serait donc loin d’une révolution disent ces commentateurs du mouvement des Gilets jaunes puisque le renversement que souhaitent les révoltés serait seulement celui du chef de l’Etat et de sa clique, mais pas des fondements de l’Etat. Mais ils se trompent, les racines du mouvement mettent en cause les fondements même de la société et celles du pouvoir d’Etat. Un mouvement qui s’organise lui-même tous les jours, qui refuse toute négociation, qui refuse toute forme de représentation, tenant à garder lui-même le contrôle de ses revendications, de ses formes d’action et de ses objectifs, un mouvement qui subit une répression inédite sans broncher, un mouvement qui s’étend des grandes villes aux plus petites, sur toute l’étendue du pays et pendant des mois, contestant tous les pouvoirs, n’est pas un simple mouvement revendicatif.
Ce n’est pas la violence qui distingue les révoltes fugitives des révolutions déracinant la vieille société où l’en menaçant. La révolution, ce n’est pas seulement quand « ceux d’en bas » n’en veulent plus, mais également quand « ceux d’en haut » ne peuvent plus, quand le système lui-même mène à sa propre chute… Le blocage du système est donc l’un des ingrédients indispensables d’une révolution et cela dépend avant tout des conditions objectives et de la crise de l’ancienne société. Il ne suffit pas d’une crise conjoncturelle, il ne suffit pas d’une crise politique, économique et sociale. Il faut qu’elle provienne d’une véritable chute, d’un blocage du fonctionnement normal de la société.
Ensuite, il faut que les conditions d’existence des plus exploités et opprimés aient poussé ceux-ci suffisamment loin pour qu’ils soient décidés à ne plus se laisser faire quel qu’en soit le prix. Là encore, certains estiment que la classe ouvrière en France n’en est pas là…
La misère, telle est l’une des locomotives des révolutions mais, bien sûr, la conscience est un élément crucial. La manière dont les plus démunis perçoivent les classes possédantes, voilà qui est aussi important que la situation objective. Si les sans culottes n’avaient pas vu la royauté comme les « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche », il n’y aurait pas eu de révolution française. Si les plus démunis en France n’avaient pas perçu le pouvoir comme celui qui traite les nouveaux misérables de fainéants et de sans dents, ils ne seraient pas dans la rue depuis des mois et impossibles à réprimer ou à décourager, impossibles à faire céder par les coups pas plus que par le faux débat ou les fausses négociations.
Plusieurs mois après, les Gilets jaunes eux-mêmes ont complètement changé leur conscience sociale et politique. Ce qu’ils ne veulent plus comme ce qu’ils veulent a profondément été modifié. Ils ont passé des jours et des jours à discuter à fond entre eux de ce qui ne va pas dans la société et les idées qui en ressortent, pour diverses et même divergentes parfois qu’elles soient, remettent si profondément en cause les fondements mêmes de la société capitaliste qu’il serait complètement inenvisageable qu’une miette de ces aspirations puisse être satisfaite, et encore moins dans le cadre d’un capitalisme aux abois…
Ainsi, les Gilets jaunes sont globalement d’accord sur un point : il faut éradiquer définitivement la misère, l’interdire, la supprimer, et éradiquer aussi toutes ses causes, tous ses bénéficiaires, et imposer le droit de tous à disposer des moyens matériels de vivre correctement. Mais ils réclament cela justement au moment où la société capitaliste, ayant atteint ses limites, a pour projet d’accroître massivement la misère du plus grand nombre et serait bien incapable de faire autrement ! Ce n’est pas seulement tel ou tel gouvernant, tel ou tel parti politique qui aurait besoin de radicaliser les attaques antisociales, c’est toute la classe possédante ! Dès lors, les révoltés ne s’attaquent pas seulement à un chef d’Etat, à son gouvernement, à sa politique mais à toute la classe possédante, à tout le système et en prennent conscience au cours des événements, si ceux-ci durent parce que le pouvoir n’a pas les moyens d’en arrêter le cours.
Eh bien, la révolution sociale, c’est justement quand ce que réclament les masses exploitées et opprimées ne peut absolument pas être satisfait par les classes dirigeantes ! Le fossé entre riches et pauvres cesse alors d’être seulement une réalité objective et devient une fissure inacceptable pour une fraction considérable de la population.
Aujourd’hui, si on examine l’essentiel des aspirations exprimées par les Gilets jaunes, on constate qu’il ne s’agit pas seulement de quelques miettes données aux plus pauvres mais d’un renversement complet de tout le fonctionnement, non seulement économique mais social et politique de toute l’ancienne société.
Bien sûr, il y aura toujours des commentateurs, y compris parmi les travailleurs, pour dire : « eh oui, cela montre que ces revendications ne sont pas réalistes ». Mais cela montre surtout que les intérêts des classes opposées ne sont pas conciliables, que le consensus social est terminé et cela dans l’une des grandes puissances qui domine le monde ! C’est cela qui est nouveau et renversant ! Ce qui frappe, c’est que, dans un pays riche et dominant qui n’est pas encore en récession, les revendications des plus démunis soient déjà inacceptables et irréalisables pour les classes possédantes ! Cela montre déjà que l’affrontement de classe a un caractère profond et irrémédiable.
Oui, la révolution sociale, c’est d’abord quand la société est tellement bloquée qu’elle ne peut plus satisfaire des besoins des plus démunis, y compris des besoins qu’elle pouvait autrefois satisfaire et cela alors que les plus riches sont plus fortunés que jamais. Bien entendu, c’est ce fossé qui frappe en premier les révoltés en même temps qu’un autre fossé entre ceux qui ont tous les pouvoirs et ceux qui n’en ont aucun, ceux qui reçoivent tous les cadeaux de l’Etat et ceux qui n’ont que des coups à attendre de l’Etat. Sans les fortunes insolentes des millardaires, sans les dépenses folles de l’Etat pour aider les capitalistes et les banquiers, sans leurs aides, sans leurs crédits d’impôts, sans les sommes folles dépensées aussi pour les guerres du grand capital, la misère du peuple travailleur serait moins apparue comme inacceptable et insupportable. C’est la violence de sentiment d’injustice profonde et durable qui rend impossible pour le pouvoir de convaincre les plus démunis de rentrer dans le rang, quelles que soient les calomnies, les fausses informations, les menaces, les coups de la répression qu’utilisent les gouvernants.
Car cette violence d’Etat, dans ces conditions, loin de calmer le peuple travailleur, le convainquent qu’il va falloir en découdre et jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix…
Il y a une révolution quand la situation objective comme l’expérience subjective enseigne qu’il va falloir frapper fort l’ennemi, du côté des exploités comme de celui des exploiteurs, aucun n’étant prêt à céder car des intérêts fondamentaux sont en jeu et tout recul serait un échec fondamental et profond.
Oui, c’est la révolution quand les opprimés sont sortis de leurs gonds et ne risquent pas de rentrer dans le rang. Il n’y a plus de retour en arrière possible. Le cours de la révolution peut avoir des hauts et des bas, il peut y avoir des échecs et des défaites, mais abandonner la lutte n’est pas une solution. La répression a beau se radicaliser, elle n’a pas les moyens d’éteindre les causes…
Un autre point fondamental pour qu’une révolution soit en route, c’est que les opprimés s’auto-organisent, y trouvent une existence nouvelle dans laquelle ils ont cessé d’être quantité négligeable, dans laquelle leur voix se fait entendre, où ils peuvent réfléchir collectivement, se faire respecter, ne plus être des sans voix. Les classes possédantes n’ont pas les moyens d’effacer une telle expérience, de la supprimer, de l’interdire, de l’empêcher, de la discréditer aux yeux mêmes des participants. Qu’ils puissent discréditer le mouvement aux yeux de ceux qui sont contre ou qui n’y ont pas participé, ne sert pas à le dissoudre, à l’affaiblir, mais seulement à mobiliser une fraction de l’opinion contre eux. Cela mène à préparer un affrontement de classe et pas à supprimer la situation révolutionnaire… Ce n’est pas en décrétant que l’armée est dans les rues contre le soulèvement que celui-ci cesse d’être radical. Ce n’est pas en mobilisant l’antiterrorisme contre le peuple qu’on diminue le caractère insurrectionnel du mouvement. On ne fait que le souligner et d’en prendre prétexte pour frapper violemment, pour arrêter des masses de gens, pour les blesser et ensuite pour les tuer… Pas de meilleur moyen de persuader les manifestants qu’ils participent non à une révolte mais à un mouvement qui marquera l’histoire, quel qu’en soit le résultat. Une telle répression, où les classes possédantes menacent les manifestants de blessures très graves et même de mort, serait dissuasive pour un mouvement superficiel et est au contraire persuasive pour un mouvement profond visant des objectifs importants et même déterminants pour l’avenir des gens, de leurs familles, de leurs enfants. Nous allons souffrir mais l’avenir de nos enfants en dépendent et les classes dirigeantes vont aussi souffrir, disent de nombreux Gilets jaunes…
Et tout cela provient non d’un aveuglement des plus démunis, d’un coup de colère sans lendemain, mais du fait que l’ordre établi ne leur est plus acceptable, ne leur est plus supportable, ne leur est plus imaginable, au point d’être prêts à se réunir pendant des heures pour réfléchir à une autre société…
La révolution sociale a lieu quand les plus exploités et opprimés ressentent que la misère et l’oppression ne vont plus cesser de s’aggraver s’ils n’y mettent pas un coup d’arrêt et cela les amène à s’unir comme ils ne le font jamais en temps normal, en rompant toutes les barrières, toutes les divisions, en unissant actifs et chômeurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, nationaux et étrangers, etc. Ce sont ceux qui se taisent toujours qui parlent dans les révolutions, à commencer par les femmes pauvres !
Oui, nous voyons ainsi que, même si l’ensemble de la classe travailleuse ni la totalité de la classe exploitée n’est pas encore engagée dans la lutte, la repression d’Etat ne fait plus peur aux révoltés, que les attaques antisociales des gouvernants, leurs mensonges, leurs calomnies ne les impressionnent plus, leurs moyens politiques et médiatiques ne font que les énerver davantage.
Il y a une révolution quand aucune mesure de recul partiel ou momentané que pourraient prendre les classes dirigeantes ne peut suffire à calmer l’insurrection, non seulement parce que l’état de l’économie ne le permet pas, mais parce que les buts des classes possédantes vont exactement en sens inverse. Loin de pousser au calme, ces exploiteurs et leurs représentants politiques visent à écraser les plus pauvres, à les frapper et à les démoraliser, même s’ils ne peuvent pas le reconnaître, bien entendu, même si elles tiennent à faire peser la responsabilité des affrontements, des violences, sur les exploités et les révoltés.
Il y a une révolution quand tout ce que l’on peut faire, soi-disant pour calmer, ne fait que rendre la colère sociale plus explosive, et ne fait que pousser les classes possédantes à frapper encore plus les exploités et opprimés.
Il y a une révolution sociale quand les opprimés ne peuvent qu’avoir de moins en moins de confiance, de respect, de peur même des classes dirigeantes.
Il y a une révolution sociale quand les opprimés commencent à faire confiance dans leur propre force pour décider et diriger et en sont amenés à penser que toute la société devrait fonctionner sur ces nouvelles bases : une direction des plus démunis au lieu de la direction de l’infime minorité des riches et des possédants.
Il y a une révolution quand le fait de s’exprimer publiquement, de s’organiser, de décider, d’affirmer ses objectifs sociaux et politiques devient un but en soi des plus opprimés et exploités qui, en temps normal, ne disposent d’aucun moyen de mesurer la valeur, le poids, l’efficacité de leurs opinions, de leurs idées, ne disposent d’aucun moyen de les faire circuler et reconnaître. S’organiser, s’exprimer devient dès lors un but majeur de la lutte, une fierté, une force consciente, un but.
Il y a une révolution quand les classes possédantes, même si elles affirment vouloir calmer le jeu, ne peuvent que jeter de l’huile sur le feu, quand elles ne peuvent qu’accroître la tension au lieu de la faire baisser.
Certains s’imaginent que le fait que le président et le gouvernement soient toujours en place, qu’ils n’envisagent pas de démissionner ni de reculer, qu’ils ne cessent de provoquer, serait une preuve que cette contestation ne serait pas aussi profonde ni aussi dangereuse pour les classes possédantes et leur pouvoir qu’on le dit… La méthode Coué marcherait-elle socialement et politiquement face aux crises aigües ?!!! En tout cas, pas pour convaincre les révoltés de ce qui va clairement dans le sens contraire de leurs intérêts…
Ce qui caractérise les situations révolutionnaires, c’est aussi que tous les organismes, toutes les institutions, tous les partis, associations et syndicats chargés du calme social et politique soient en même temps discrédités. Tous ces modes de fonctionnement de l’ancienne société sont remis en cause en même temps que les classes possédantes alors que certaines ont fait semblant de prendre en charge la colère sociale. En situation révolutionnaire, les réformistes sont remis en question, sont mis à l’écart et se mettent eux-mêmes à l’écart.
Nous sommes dans une société qui ne peut plus progresser, qui ne peut plus créer des emplois, qui ne peut plus accroître ses investissements productifs, qui ne peut plus améliorer le bien-être de l’essentiel de la population, qui ne peut que dégrader les emplois, la santé, l’éducation, les transports, l’énergie, tout, et qui se prépare, au contraire, à une chute massive de son fonctionnement économique, et, du coup, à devoir frapper durement les exploités. Pas question pour elle de prendre des mesures qui souligneraient sa faiblesse, sa peur des pauvres, son incapacité à rendre coup pour coup. Les classes possédantes se retrouvent à nouveau dans une situation où il vaut mieux provoquer l’affrontement que de reculer.
Ce n’est pas une crise conjoncturelle, mais l’impasse historique du capitalisme parvenu à son terme, qui entraîne exploiteurs et exploités vers un affrontement d’ampleur dans une des zones de sa domination mondiale. Deux classes sociales, dont les intérêts diamétralement opposés ne peuvent plus se supporter mutuellement, vont se confronter désormais et ce n’est pas le discours mensonger des représentants des classes possédantes qui saura désormais tromper les exploités et les ramener au calme et à la passivité sociale et politique.
La révolution provient du fait que les classes possédantes elles-mêmes ont complètement discrédité tout espoir de réforme du système par lui-même, toute confiance dans les discours de ses dirigeants, tout possibilité de faire appel à la médiation des réformistes politiques, associatifs ou syndicaux, et aux institutions dites sociales ou à la justice.
Il n’y a dès lors qu’une seule alternative : la victoire de ceux qui ne cessent d’accroitre la misère où de ceux qui veulent l’interdire ! Les situations intermédiaires sont aussi impossibles pour les exploiteurs que pour les exploités, pour les gouvernants que pour les gouvernés, pour les révoltés que pour ceux qui ne visent qu’à les écraser !
Soit la victoire de la révolution sociale des exploités soit celle de la contre-révolution violente de leurs exploiteurs !!