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La dialectique du concret et de l’abstrait

jeudi 11 octobre 2018, par Robert Paris

La notion de "potentiel" est une notion concrète-abstraite tout à fait typique.... Elle est ici représentée par les courbes de niveau de la topographie. Mais elle a un caractère profond d’universalité qui dépasse largement les reliefs géographiques.

La dialectique du concret et de l’abstrait

G.W.F. Hegel :

« Ce n’est qu’un concept », a-t-on coutume de dire pour opposer au concept non pas seulement l’Idée mais bien l’être-là sensible, spatial, temporel, manipulable, comme quelque chose qui l’emporterait sur lui en éminence. On considère alors l’abstrait comme de moins de poids que le concret, parce qu’en lui cette matière a été laissée de côté. L’abstrait a dans cette opinion la signification que tel ou tel caractère a été ainsi prélevé sur le concept seulement pour notre usage subjectif en sorte que, par la mise de côté de beaucoup d’autres qualités et propriétés de l’objet, rien ne lui soit enlevé de sa valeur et de sa dignité ; elles demeurent au contraire comme le réel, et continuent de valoir complètement, sauf qu’elles sont dans l’au-delà de l’autre côté et ce serait ainsi seulement l’impuissance de l’entendement que de ne pas recueillir pareille richesse et de devoir nécessairement se contenter de l’abstraction. Que si la matière donnée de l’intuition et le divers de la représentation sont pris pour le réel, par opposition au pensé et au concept, c’est là une manière de voir dont l’abandon préalable est non seulement condition du philosopher mais qui est déjà présupposé par la religion ; comment une exigence religieuse et le sens de la religion seraient-ils possibles si l’on tenait encore pour vrai le phénomène fugitif et superficiel du sensible et du singulier ?... Par suite le penser qui abstrait n’est pas à considérer comme simple mise de côté de la matière sensible qui, par là, ne subirait pas de préjudice dans sa réalité, mais il est bien plutôt l’abrogation de cette matière sensible, et sa réduction comme simple phénomène à l’essentiel, qui se manifeste seulement dans le concept »

Contrairement à ce qu’affirment les pragmatistes, les empiristes, les anti-philosophes, d’un côté, et, de l’autre côté, les mystiques, les métaphysiciens, les moralistes, les dogmatiques, il ne s’agit ni de se débarrasser dans la pensée humaine des processus d’abstraction, ni de ceux de concrétisation. C’est une dialectique qui combine tout en opposant le couple abstrait-concret qui est nécessaire. Il ne suffit ni de faire des expériences et des observations, ni de pondre des thèses philosophico-religieuses pour comprendre le monde.

Les scientifiques dépensent une énergie énorme à des expériences impressionnantes mais, sans idées, sans généralisations théoriques nouvelles, celles-ci risquent bien de se heurter à un mur. L’abstraction et la concrétisation ne peuvent progresser qu’ensemble…

Tout le développement des sciences est un échange, une rétroaction, de l’abstrait et du concret. Mille fois, des idées qui pouvaient apparaître bien abstraites, ont pris un tour concret, décrivant mieux les phénomènes réels que les idées précédentes, apparemment conformes aux vues concrètes, celles des illusions de nos sens et de nos préjugés.

Mais on a vu souvent aussi les sciences achopper sur des abstractions pures, notamment mathématiques, et cesser d’avancer parce que les images qu’elle s’est ainsi donnée, comme les supercordes, n’ont mené à aucune liaison avec le concret.

Tout concept, utilisé en dehors de son domaine d’application, peut devenir une abstraction vide.

Les abstractions, des concepts qui distinguent par exemple, peuvent se révéler concrets, c’est-à-dire exister objectivement, en dehors de la pensée humaine. Ainsi, nous distinguons matière et lumière (fermions et bosons, disent les scientifiques), et ils de distinguent eux-mêmes : la matière reconnaît être en interaction avec de la matière ou de la lumière et la lumière, elle aussi, reconnaît la matière de la lumière. Cependant, matière et lumière appartiennent tous deux à un concept commun « les quanta » !

Le concept « chien » n’est pas propre à la perception humaine puisque un chien reconnaît un autre chien et ne le confond pas avec un chat, même s’il s’agit d’espèces très lointaines et très différentes.

Il y a donc bel et bien un monde objectif, qui n’est pas produit par la pensée humaine et que cette dernière parvient plus ou moins à appréhender par un mélange dialectique des contraires (abstraction et concrétisation), des opposés qui s’échangent sans cesse…

Le bon sens ne cessera jamais de refuser une telle dialectique et d’exiger qu’on choisisse un des termes de la dialectique contre l’autre, mais le concret, lui, n’est pas d’accord. Il y a toujours un moment de l’Histoire des espèces où chien et chat ne peuvent se distinguer ! Comme il y a un niveau de la réalité où matière et lumière se fondent l’un dans l’autre !

Hegel dans « Grande Logique » :

« A propos de la notion de « développement », on peut poser la question : « Qu’est-ce qui se développe ? »

On s’imagine que le développement est activité formelle, sans contenu. Pourtant, l’acte n’a pas d’autre détermination que l’activité ; ainsi se détermine le caractère universel du contenu.

« L’en soi » et le « pour soi » sont les moments de l’activité : l’acte est ce qui contient ces moments distincts. Mais l’acte reste essentiellement un ; et c’est cela le concret.

Non seulement l’acte est concret, mais aussi l’ « en soi », le sujet de l’activité, le commencement – le produit tout autant que l’activité et le commencement.

La marche du développement est aussi son contenu, son Idée.

Il est l’un et l’autre, et les deux sont un ; c’est cela le troisième terme, - dans l’autre chacun est chez soi, non en dehors de soi.

Suivant un préjugé courant la philosophie ne s’occuperait que d’abstractions, de généralités vides ; au contraire l’intuition, la conscience empirique, le sentiment de la vie seraient des domaines définis en eux-mêmes – le concret en soi.

En fait, la philosophie est dans le domaine de la pensée, elle a affaire à des généralités, son contenu est abstrait, mais seulement selon sa forme, son élément ; en elle-même l’Idée est essentiellement concrète, - elle est l’unité de déterminations distinctes.

C’est là que la connaissance rationnelle se distingue de la connaissance qui n’est que raisonnante ; il appartient à la philosophie de montrer contre l’entendement que le Vrai et l’Idée ne consistent pas en généralités vides, mais en un universel qui est en lui-même le particulier, le déterminé.

Si le vrai est abstrait, il est non-vrai. Le bon sens va au concret. C’est seulement la réflexion de l’entendement qui est théorie abstraite, non-vraie, juste seulement dans la tête,- et en même temps non pratique.

La philosophie est ce qu’il y a de plus hostile à l’abstrait, elle ramène au concret…

Le concret doit devenir pour soi…

Pour éclairer davantage cette notion du concret, citons d’abord comme exemples des choses sensibles.

Bien que la fleur ait des qualités diverses, comme l’odeur, le goût, la couleur, etc., elle est pourtant une. Aucune de ces qualités ne doit manquer dans une feuille de cette fleur ; chaque parcelle séparée de la feuille a toutes les propriétés de la feuille entière…

Nous ne trouvons pas contradictoires et n’avons rien à objecter au fait que l’odeur et le goût de la fleur, bien qu’autres l’un par rapport à l’autre, soient pourtant dans l’un ; nous ne les opposons pas.

Mais l’entendement, la pensée raisonnante trouve incompatible les « autres »…

Par exemple : « Ou bien la matière est continue, ou bien elle est discontinue » ; mais en fait elle a les deux déterminations.

De même, nous disons de l’homme qu’il est doué de liberté ; l’autre détermination est la nécessité… L’un exclut l’autre, nous dit-on.

Ici on prend les différences pour exclusives l’une de l’autre, on ne voit pas qu’elles forment un tout concret….

L’Esprit est libre dans sa nécessité ; c’est dans sa nécessité qu’il trouve sa liberté, de même que sa nécessité n’est fondée que dans sa liberté…

Le rouge, par exemple, est une représentation sensible abstraite ; et quand la conscience ordinaire parle du rouge, elle ne croit pas avoir affaire à l’abstrait. Mais une rose qui est rouge est un rouge concret, dans lequel on peut distinguer et isoler plusieurs abstractions semblables. »

La pensée humaine sur le monde ne peut davantage se passer d’abstraction que de concrétisation. Bien sûr, le terme « abstrait » a une connotation péjorative dans le public. On parle de « vaines abstractions », de « pures abstractions », de « discours trop abstrait », etc.

En fait, tous les hommes pratiquent aussi bien l’abstraction que font appel au concret en permanence, et de manière interactive. Il y a du concret dans leurs abstractions et inversement. Sans cesse, l’un se change en l’autre de manière dialectique.

L’acte d’abstraction est philosophique, mais l’acte de concrétisation ne l’est pas moins…

C’est un choix philosophique de parler d’ « homme » et d’isoler cette catégorie abstraitement du reste, de la nature, elle-même catégorie abstraite. On ne peut se passer de ces abstractions mais on doit être conscient des choix philosophiques que l’on fait. Par le concept, on connecte, on oppose ou on isole, des faits, des objets, des phénomènes. Le concept « matière » peut isoler du concept « vie » et « inerte » de « vivant ». Or, l’isolement des opposés n’est pas absolu. Il peut être contredit. L’attitude consistant à revenir de « l’homme » aux hommes eux-mêmes est une attitude scientifique et philosophique.

Le concret n’est pas plus aisément accessible que l’abstrait.

Le discours humain sur le monde accède plus facilement à l’abstrait qu’au concret. Le cheminement de la pensée scientifique est un va et vient incessant entre les deux…

« L’abstraction privée de la détermination par rapport aux autres est vide, dépourvue de vérité. » dit Hegel.

Il est remarquable que le penseur très abstrait Hegel écrive ainsi :

« C’est la pensée aliénée, qui fait donc abstraction de la nature et des hommes réels : la pensée abstraite. »

L’abstrait réel n’a donc pas à « faire abstraction » du monde réel.

Sans la pensée dialectique, ce va et vient du concept ne peut être dominé, compris, intégré et les penseurs ou scientifiques se heurtent alors à des contradictions dialectiques qu’ils prennent pour des oppositions diamétrales…

Le photon, l’électron, le neutron, le quark sont-ils abstraits ou concrets ? Les deux contradictoirement et en même temps !

Hegel, toujours, dans « Philosophie de l’esprit de l’Encyclopédie », affirme l’unité dialectique des deux :

« La même unité de l’intuition empirique et du concept rationnel », la même « conciliation de l’exploration de la réalité effective multiforme [...] et de la détermination conceptuelle de cette réalité »

Quelques autres lectures :

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Aristote, « La Métaphysique » :

« Par matière j’entends par exemple l’airain, par forme, la configuration qu’elle revêt, et par le composé des deux, la statue, le tout concret. »

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« Organon », Les Catégories :

« C’est par leur détermination que les objets sont la réalité particulière qu’ils sont : un objet sensible n’est tel, par exemple, que par sa forme, sa grandeur, son poids... Conservé dans la plénitude de ses déterminations, l’objet est dit concret ».

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Hegel, « Propédeutique philosophique », introduction :

« Si dans la représentation, on laisse de côté les déterminations
d’un objet, c’est ce que l’on appelle abstraire. Il ne reste alors
qu’un objet moins déterminé, ie un objet abstrait. »

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G.W.F Hegel, dans sa préface à la « Phénoménologie de l’esprit » :

« Ce qui se meut, c’est la contradiction. (...) C’est uniquement parce que le concret se suicide qu’il est ce qui se meut. »

Hegel dans sa "Science de la logique" :

« Le fonds de la chose n’est pas épuisé dans la fin, mais dans tout son accomplissement. Le "résultat" atteint n’est pas le tout concret ; il ne l’est qu’avec le processus dont il est le terme. La fin prise indépendamment du reste est l’universel mort, tout comme la tendance n’est qu’un simple effort, encore privé de réalisation ; et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière elle. (...) Saisir la chose, c’est l’exposer dans son développement. (...) Le phénomène est un processus d’avènement et de disparition, qui lui-même n’advient ni ne disparaît, mais est en soi et constitue l’actualité et le mouvement de la vérité vivante. »

Hegel dans « Esquisse de la Logique » :

« L’activité pensante est « abstraction » dans la mesure où la raison, en commençant par des intuitions concrètes, ne tient pas compte de l’une des déterminations multiples, en choisit une autre, et lui confère la simple forme de la pensée.

Explication. Si je ne tiens compte d’aucune des déterminations d’un objet, rien ne reste. Si, au contraire, j’en élimine une et choisis une autre, celle-ci est abstraite.

Par exemple, « le Moi » est une détermination abstraite. Je connais seulement « le Moi » dans la mesure où j’exclus de moi-même toutes les déterminations. C’est une méthode négative. Je nie mes déterminations, je me laisse en tant que tel, seul. L’abstraction est l’aspect de l’activité pensante. »

Hegel dans « Phénoménologie de l’Esprit » :

« Le fonds de la chose n’est pas épuisé dans sa fin, mais dans tout son accomplissement. Le « résultat » atteint n’est pas le tout concret ; il ne l’est qu’avec le processus dont il est le terme. La fin prise indépendamment du reste est l’universel mort, tout comme la tendance n’est qu’un simple effort, encore privé de réalisation ; et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière elle.

De même, la différence est plutôt la limite de la chose ; elle est là où la chose cesse, c’est-à-dire qu’elle est ce que la chose n’est pas… Pour saisir la chose, il faut l’exposer dans son développement… Le phénomène est un processus d’avènement et de disparition, qui lui-même n’advient ni ne disparaît, mais est en soi et constitue l’actualité et le mouvement de la vérité vivante. »

Hegel, pourfendant l’abstrait vide de contenu et pas l’abstrait émanation du concret, écrivait :

« La philosophie est au plus haut point hostile à l’abstrait, et ramène au concret. »

Lénine dans « Cahiers philosophiques » :

« La signification de l’universel est contradictoire : il est sans vie, il est impur, incomplet, etc., etc., mais il n’est qu’un degré vers la connaissance du concret, car nous ne connaissons jamais le concret complètement. Une somme infinie de concepts universels, de lois, etc., donne le concret dans sa plénitude… Le général n’existe que dans le particulier, par le particulier. Tout particulier est (d’une façon ou d’une autre) général. Tout ce qui est général n’englobe qu’approximativement tous les objets particuliers…

La pensée, en s’élevant du concret à l’abstrait, ne s’éloigne pas – si elle est correcte – de la vérité, mais s’approche d’elle. L’abstraction de la matière, celle de la loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc., en un mot toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, non creuses) reflètent la nature plus profondément, plus fidèlement, plus complètement. De l’intuition vivante à la pensée abstraite, et d’elle à la pratique – tel est le chemin dialectique de la connaissance de la vérité, de la connaissance de la réalité objective…

Les concepts logiques sont subjectifs tant qu’ils restent « abstraits », dans leur forme abstraite, mais, en même temps, ils expriment les choses en soi. La nature est concrète et abstraite, et phénomène et essence, et instant et rapport. Les concepts humains sont subjectifs dans leur abstraction, dans leur isolement, mais objectifs dans la totalité, dans le processus, dans la somme, dans la tendance, dans la source. »

Karl Marx, « L’Idéologie allemande » :

« Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empirique.
La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature ; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment ; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production. »
« Les individus qui ne sont plus subordonnés à la division du travail, les philosophes se les sont représentés, comme idéal, sous le terme d’"homme", et ils ont compris tout le processus que nous venons de développer comme étant le développement de "l’homme" ; si bien qu’à chaque stade de l’histoire passée, on a substitué "l’homme" aux individus existants et on l’a présenté comme la force motrice de l’histoire. Tout le processus fut donc compris comme processus d’auto-aliénation de "l’homme", et ceci provient essentiellement du fait que l’individu moyen de la période postérieure a toujours été substitué à celui de la période antérieure et la conscience ultérieure prêtée aux individus antérieurs. Grâce à ce renversement qui fait d’emblée abstraction des conditions réelles, il a été possible de transformer toute l’histoire en un processus de développement de la conscience. La conception de l’histoire que nous venons de développer nous donne encore finalement les résultats suivants : . 1. Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l’argent), — et, fait lié au précédent, il naît une classe qui supporte toutes les charges de la société, sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et se trouve, de force, dans l’opposition la plus ouverte avec toutes les autres classes, une classe que forme la majorité des membres de la société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on voit la situation de cette classe. 2. Les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées, sont les conditions de la domination d’une classe déterminée de la société ; la puissance sociale de cette classe, découlant de ce qu’elle possède, trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type d’État propre à chaque époque ; c’est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu’alors... 3. Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail, forme moderne de l’activité sous laquelle la domination des, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu’elle est effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle... Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener la chose elle-même à bien ; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. »

Préface à la première édition du Capital, Karl Marx :

« Le physicien, pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu’ils se présentent sous la forme la plus accusée et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche. J’étudie dans cet ouvrage le mode de production et d’échange qui lui correspondent. L’Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays les faits et exemples principaux qui servent d’illustration au développement de mes théories… Il ne s’agit point ici du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux qu’engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer… Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation et adoucir les maux de l’enfantement… Même dans les classes sociales régnantes, le pressentiment commence à poindre que la société actuelle, bien loin d’être un cristal solide, est un organisme susceptible de changement et toujours en voie de transformation. »

Karl Marx dans « Introduction générale à la Critique de l’économie politique » :

« Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi le concret apparaît comme résultat, et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. Dans la première méthode, la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite ; dans la seconde, les déterminations abstraites aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce n’est nullement là le processus de la genèse du concret lui-même… La catégorie la plus simple ne peut jamais exister autrement qu’en tant que relation unilatérale, abstraite d’un ensemble concret, vivant, déjà donné… Donc, pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite) la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production (lequel, c’est bien ennuyeux, ne reçoit d’impulsion que du dehors) dont le résultat est le monde ; c’est exact – mais ce n’est qu’une autre tautologie – dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l’acte de concevoir ; il n’est donc nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation, mais un produit de l’élaboration des perceptions et des représentations en concepts. La totalité, telle qu’elle apparaît dans l’esprit comme un tout pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule manière possible, manière qui diffère de l’appropriation de ce monde dans l’art, la religion, l’esprit pratique. Le sujet réel subsiste, après comme avant, dans son autonomie en dehors de l’esprit, tout au moins aussi longtemps que l’esprit n’agit que spéculativement, théoriquement. Par conséquent, dans la méthode théorique également, il faut que le sujet, la société, soit constamment présent à l’esprit comme prémisse.

Toutefois ces catégories simples n’ont-elles pas elles aussi une existence autonome, historique ou naturelle, antérieure aux catégories concrètes ? Ça dépend. Hegel, par exemple, commence correctement la « philosophie du droit » par la propriété, qui est le rapport juridique le plus simple du sujet. Or il n’y a pas de propriété avant la famille ou avant les rapports de domination et de servitude, qui sont des rapports beaucoup plus concrets…

Il est inexact qu’historiquement la propriété évolue vers la famille. Elle suppose bien plutôt toujours cette « catégorie juridique plus concrète ». Il n’en demeurerait pas moins que les catégories simples expriment des rapports dans lesquels le concret insuffisamment développé s’est peut-être réalisé, sans avoir encore posé la relation ou le rapport plus complexe qui s’exprime théoriquement dans la catégorie la plus concrète ; tandis que le concret plus développé laisse subsister cette même catégorie comme un rapport subordonné.

L’argent peut exister et a existé historiquement avant l’existence du capital, des banques, du travail salarié. A cet égard, on pourrait affirmer que la catégorie la plus simple peut exprimer des rapports dominants d’un ensemble moins développé ou des rapports subordonnés d’un ensemble plus développé, qui existaient déjà historiquement avant que l’ensemble ne se développât dans le sens qui s’exprime par une catégorie plus concrète. C’est dans cette mesure que la démarche de la pensée abstraite, qui s’élève du plus simple au plus complexe, pourrait correspondre au processus historique réel…

Le travail est alors devenu, non seulement en tant que catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de produire la richesse en général, et il a cessé de se confondre avec l’individu en tant que destination particulière de celui-ci. Cet état de choses s’est le mieux développé dans le type moderne de la société bourgeoise, aux Etats-Unis. C’est là que la catégorie abstraite, « travail », travail en général, travail « sans phrase », le point de départ de l’économie moderne, devient pratiquement vrai.

Ainsi, l’abstraction la plus simple que l’économie moderne place au premier rang et qui exprime un phénomène ancestral, valable pour toutes les formes de société n’apparaît pourtant comme pratiquement vrai, dans cette abstraction, qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne…

Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que les catégories les plus abstraites elles-mêmes, malgré leur validité – justement en raison de leur abstraction – pour toutes les époques, n’en sont pas moins, dans cette détermination abstraite même, tout autant le produit de conditions historiques et n’ont leur pleine validité que pour elles et dans leur limite. »

Karl Marx dans « Thèses sur Feuerbach » :

« Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme.

Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que "genre", en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus.

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l’"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.

Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l’activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise.

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société "bourgeoise". Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée. »

Emile Botigelli introduit la « Critique de l’Economie Politique » de Karl Karl Marx :

« Les études auxquelles Marx s’est livré sont déjà assez poussées pour qu’il envisage tout de suite de passer à la rédaction de ses conclusions. Et dès le 23 août 1857 il commence à écrire une introduction à la critique de l’économie politique qui constitue le premier en date des travaux originaux, fruits de ses recherches personnelles dont l’aboutissement sera « Le Capital ». Le plan qu’il adopte montre que déjà cette critique de l’économie politique est extrêmement claire dans son esprit. Examinant à la suite les unes des autres les grandes catégories adoptées par les savants bourgeois, il montre quelle est leur imprécision et met en lumière leurs rapports dialectiques. Par là même il définit sa propre méthode qui s’oppose aussi bien à la classification abstraite des concepts généraux de l’économie qu’à leur étude dans l’ordre où ils se sont présentés historiquement. Les phénomènes économiques apparaissent, au stade de développement qu’est le capitalisme, sous un aspect qui permet leur étude somme toute à l’état pur. Il faut partir du concept pour remonter à l’abstrait, et, une fois les concepts clairement établis, revenir vers le concret pour les enrichir de toute la complexité de leurs déterminations. C’est donc une étude de méthodologie que représente à vrai dire celle introduction ; elle montre que Marx a déjà élaboré une critique assez poussée de la science bourgeoise de l’économie politique pour en déceler les vices de méthode et s’élever au point de vue philosophique. »

Paul Langevin, dans un discours prononcé à l’occasion du cinquantenaire de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris :

« Comprendre va plus loin que connaître. D’autre part, le jeune savant, quelque abstraites que doivent être ses préoccupations ultérieures, ne doit pas perdre prématurément le contact avec les faits, ni le sens concret des réalités matérielles ou humaines. A cette condition seulement, restera transparent pour lui le voile des formules que la science étend de plus en plus entre notre esprit et la réalité, à mesure qu’augmentent le degré d’abstraction et la généralité de nos représentations. »

Paul Langevin dans « La Notion de Corpuscules et d’Atomes » :

« Nous avons une richesse considérable et rapidement croissante de faits expérimentaux nouveaux. Nous avons réussi déjà à en classer une grande partie et à développer des possibilités de prévision précise que certains peuvent appeler statistiques, mais qui n’en dépassent pas moins tout ce que nous avons pu espérer ou imaginer. Pragmatiquement, notre science réussit en se servant tantôt de la notion de corpuscules et tantôt de celle d’ondes ; nous avons, dans un vaste domaine, le droit de raisonner sur des particules, et d’appuyer notre conviction, à ce point de vue, sur la contemplation des admirables clichés de Wilson ; nous avons également le droit de raisonner sur des ondes et de nous confirmer dans notre confiance en songeant aux belles images de diffraction des ondes électroniques. Seulement, en même temps, il ne faut pas oublier que ces conceptions se heurtent à des difficultés profondes, difficultés qui tiennent, dans la forme comme dans le fond, à ce que nous avons introduit dans le monde intra-atomique, du dehors, la conception du corpuscule individualisable. J’ai essayé de montrer que c’est seulement en renonçant à cette idée encore trop imprégnée d’anthropomorphisme, ou en la modifiant profondément, que nous arriverons à la synthèse nécessaire qui interprétera à la fois l’aspect corpusculaire et l’aspect ondulatoire. Nous ne devons pas être autrement surpris de ces difficultés dont l’importance est en proportion des progrès accomplis ou en préparation. Nous sommes obligés de travailler avec les outils dont nous avons l’habitude, avec l’équipement intellectuel constitué par notre science au cours d’une histoire encore toute récente, avec devant nous la tâche d’interpréter tout un monde de faits entièrement nouveaux, tout d’abord dans ce premier sous-sol qui concerne la physique de l’atome. Il y a aussi le deuxième sous-sol, celui de la physico-chimie nucléaire, et ce qui est vrai dans le premier semble déjà ne l’être plus dans le deuxième, au moins pour les électrons. Nous aurons peut-être autant de surprises dans le deuxième sous-sol par rapport au premier que nous en avons eu dans le premier, par rapport à notre expérience macroscopique. Cela veut dire que nous aurons à forger des instruments nouveaux, comme nos ancêtres ont forgé les notions dont nous avons l’habitude de nous servir. Ces dernières notions nous paraissent concrètes et simples parce qu’elles nous sont familières. Mais c’est bien souvent là une illusion. La notion d’un objet isolable. c’est quelque chose qui, au fond, est singulièrement abstrait ; c’est une synthèse, accomplie depuis longtemps par nos ancêtres entre un grand nombre d’apparences et de sensations, diverses et même parfois contradictoires, les unes tactiles, les autres visuelles, les unes individuelles, les autres collectives ; grâce à cette notion de l’objet, non seulement nous groupons, nous synthétisons nos expériences individuelles, mais encore nous pouvons communiquer les uns avec les autres et confronter, humaniser nos représentations. Quand je regarde cet objet, son idée évoque en moi l’aspect qu’il peut avoir pour Perrin qui est en face de moi, et qui ne sera pas le même que pour moi. Il y a là une véritable construction qui a été abstraite au début, et qui s’est colorée de concret à mesure que nous nous en servions. Le concret, c’est de l’abstrait rendu familier par l’usage. La notion d’objet, abstraite à l’origine, arbitrairement découpée dans l’univers, nous est devenue familière à tel point que certains d’entre nous pensent que nous ne pouvons pas utiliser autre chose comme base pour construire notre représentation du monde. Ils croient que le corpuscule, extrapolation poussée à la limite de la notion d’objet, est et sera toujours indispensable à notre esprit pour interpréter le réel. J’ai, pour ma part, plus de confiance dans les possibilités de notre évolution mentale. Ce n’est pas seulement la notion d’objet qui, primitivement abstraite, nous est devenue familière par l’usage depuis un passé lointain ; nous voyons, dans notre expérience récente, des notions très abstraites et difficilement assimilables au début, se colorer de concret à mesure que se formait l’habitude, qu’elles s’enrichissaient de souvenirs et d’associations d’idées. Je citerai des notions comme celle du potentiel, par exemple. Dans ma jeunesse, il n’en était d’abord pas question ; puis, on a commencé d’en parler avec beaucoup de prudence. Le premier qui l’a introduite ici dans son enseignement était mon prédécesseur Eleuthère Mascart au Collège de France ; il s’est fait railler, en particulier par l’abbé Moigno qui rédigeait un journal scientifique, « Le Cosmos », où Mascart était traité de « Don Quichotte » et de « Chevalier du potentiel ». Aujourd’hui, nous avons reçu la culture nécessaire et nous sommes habitués. Quand on parle de la différence de potentiel entre deux bornes électriques, nous sentons de quoi il s’agit ; nous avons associé cette idée à un nombre suffisant d’expériences intellectuelles ou physiologiques pour avoir coloré de concret ce qui était primitivement défini de manière abstraite par une intégrale prise le long d’un parcours entre deux points d’un champ. L’ouvrier électricien sait très bien que cette notion d’une grandeur qui se mesure en volts, correspond au fait qu’il peut être secoué s’il se trouve toucher les bornes dans des conditions favorables, ou bien au fait qu’une lampe mise entre les deux bornes rougira, s’éclairera ou sautera et qu’un voltmètre placé dans les mêmes conditions déviera. Il est tellement familier avec les manifestations concrètes de la différence de potentiel qu’il désigne celle-ci du nom familier de jus. Cela prouve que la notion a cessé d’être abstraite pour lui. De même, rien n’a été plus difficile à acclimater, dans ma jeunesse, que la notion d’entropie. Cette notion s’est présentée tout d’abord par l’intermédiaire très abstrait d’une intégrale prise le long d’un chemin réversible. L’entropie, pendant longtemps, est restée un épouvantail. Aujourd’hui, nous y sommes habitués d’abord grâce à l’interprétation statistique qui en fait une mesure de la probabilité de l’état d’un système ; d’autre part, les ingénieurs thermodynamiciens qui utilisent la vapeur d’eau, se servent du diagramme entropique ; l’entropie est devenue pour eux une notion concrète. Ils la voient et la suivent à travers toute la série des transformations d’un fluide qui travaille ou d’un système chimique en évolution. Nous ne devons pas nous refuser à admettre des possibilités analogues dans notre physique de l’atome ou du noyau. Tout en faisant l’usage le meilleur possible de notre outillage intellectuel héréditaire, nous devons être convaincus qu’une confrontation prolongée avec l’expérience nous permettra de colorer et de rendre concrètes les notions qui sont contenues en puissance dans les équations de la nouvelle dynamique et que nous avons le devoir d’en dégager, ou les notions entièrement nouvelles qu’il pourra être nécessaire d’introduire. Je parlais tout à l’heure d’une série d’états individualisables tels que les modes de vibration stationnaire ou les cellules d’extension en phase, qui peuvent être excités ou occupées par degré discontinus dont chacun correspond à la présence d’un corpuscule, deux corpuscules semblables n’étant pas plus discernables l’un de l’autre que ne le sont deux degrés d’excitation successifs : il est évident que ce langage est encore bien abstrait. C’est cependant dans ce sens-là, me semble-t-il, que nous pouvons développer une conception cohérente qui mettra l’individualité là où elle doit être et nous évitera les difficultés de l’ancienne statistique, celles de la conception planétaire de l’atome et celles du principe d’indétermination. Et surtout il nous faut faire confiance à la faculté d’adaptation dont l’esprit humain a déjà donné tant de preuves. J’ai voulu présenter des lumières et des ombres pour faire un tableau un peu vivant de notre situation. Heureusement, les lumières sont riches et les ombres sont pleines de promesses. Il nous faut savoir gré à ceux qui s’y aventurent pour essayer de découvrir des possibilités nouvelles ou de créer, à l’usage des hommes, un meilleur outillage mental. »

Bachelard, « La formation de l’esprit scientifique » :

« Le scientifique pour bien observer doit s’abstraire du concret. »

Bachelard, « La formation de l’esprit scientifique » :

« Une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l’ expérience commune…. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes… La pensée scientifique moderne réclame qu’on résiste à la première réflexion… Le signe premier de la certitude scientifique, c’est qu’elle peut être revécue aussi bien dans son analyse que dans sa synthèse… La richesse d’un concept scientifique se mesure à sa puissance de déformation… L’abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin épurée de la pensée du monde !... Tout savoir scientifique doit être à tout moment reconstruit… L’homme animé par l’esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c’est aussitôt pour mieux interroger… Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit… Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés… Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet… L’observation scientifique est toujours une observation polémique… Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement, rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. »

« Chaque hypothèse, chaque problème, chaque expérience, chaque équation réclameraient sa philosophie. On devrait fonder une philosophie du détail épistémologique, une philosophie scientifique différentielle qui ferait pendant à la philosophie intégrale des philosophes. C’est cette philosophie différentielle qui serait chargée de mesurer le devenir d’une pensée. En gros, le devenir d’une pensée scientifique correspondrait à une normalisation, à la transformation de la forme réaliste en une forme rationaliste. Cette transformation n’est jamais totale. Toutes les notions ne sont pas au même moment de leurs transformations métaphysiques. En méditant philosophiquement sur chaque notion, on verrait aussi plus clairement le caractère polémique de la définition retenue, tout ce que cette définition distingue, retranche, refuse. Les conditions dialectiques d’une définition scientifique différente de la définition usuelle apparaîtraient alors plus nettement et l’on comprendrait, dans le détail des notions, ce que nous appellerons la philosophie du non. »

Claude Lévi-Strauss dans « Tristes tropiques » :

« La connaissance ne repose pas sur une renonciation ou sur un troc, mais consiste dans une sélection des aspects « vrais », c’est-à-dire ceux qui coïncident avec les propriétés de ma pensée. Non point comme le prétendaient les néo-kantiens, parce que celle-ci exerce sur les choses une inévitable contrainte, mais bien plutôt parce que ma pensée est elle-même un objet. Etant « de ce monde », elle participe de la même nature que lui….

La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque flexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d’une histoire dont mon corps reproduit le mouvement propre, en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés. »

Sylvain Auroux et Yvonne Weil, Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie :

« Les indigènes des îles Murray, dans le détroit de Torrès, ne disposent que des chiffres 1 et 2 ; au-delà, ils se rapportent à quelque partie de leur corps : on commence par le petit doigt de la main gauche, puis on passe par les doigts, le poignet, le coude, l’aisselle, etc. On dira que ces indigènes n’ont aucune représentation abstraite des nombres ; compter, pour eux, demeure l’opération du dénombrement des parties de leur corps, c’est une opération concrète. Le concret, c’est le domaine des significations familières qui est la marque du monde où nous vivons, plus particulièrement du monde perçu. On entend généralement par concret ce qui existe réellement, ce qui est donné aux sens (une idée peut être concrète si elle est le résultat immédiat de la perception). »

Qu’est-ce que le processus dialectique de l’abstraction

Platon, « La République » VII, « Allégorie de la caverne »

« Catégories », Aristote

« La Métaphysique », Aristote

« Encyclopédie », Diderot, d’Alembert

Les contradictions dialectiques de la connaissance humaine du monde

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