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Y a-t-il des sciences exactes ?

lundi 30 juillet 2018, par Robert Paris

Y a-t-il des sciences exactes ?

On entend souvent dire que tel ou tel domaine « n’est pas une science exacte ». Mais qu’entend-on par là ? Y a-t-il des sciences exactes et d’autres qui seraient quoi ? Inexactes ? Incertaines ? Imprédictibles ? Irrationnelles ? Hasardeuses ? Non mathématisables ? Aux fonctions mathématiques chaotiques ? Pas tout à fait scientifiques et en partie métaphysiques, religieuses, psychologiques, ou dépendant des conceptions individuelles ? Sans réponse scientifique ou d’un autre type de sciences ?

Et les sciences dites exactes ? Qui sont-elles ? Sont-elles prédictibles, pas du tout soumises au hasard, au désordre, à l’agitation, à la non-linéarité, à la discontinuité (temporelle, spatiale, matérielle, logique, causale, etc…) ?

En fait, ce sont surtout des écrivains et des journalistes et pas des scientifiques qui parlent de cette prétendue « exactitude » de la science. Celui qui a pratiquement réalisé des expériences de physique n’emploie jamais ce mot d’exactitude. Celui qui connaît l’état actuel des sciences, y compris celles dites « dures » comme la physique, ne l’emploie pas non plus.

Les non scientifiques se prémunissent ainsi d’incursions de scientifiques dans des domaines qu’ils protègent comme la philosophie, la psychologie, la sociologie, la politique, l’histoire, l’anthropologie, etc… Dans ces domaines, ils prétendent ainsi pouvoir penser et écrire sans référence scientifique, sans référence philosophique, et ne dépendre d’aucun critère dit objectif.

Le fondement de leur affirmation est que dans le domaine où l’homme est déterminant (collectivement et individuellement), il interfère avec les résultats de l’expérience. Mais ils se trompent sur la science : l’homme interfère aussi…

Déjà la science est humaine comme les autres domaines. La nature ne nous parle pas en direct et il nous faut une conception pour l’interpréter et cette interprétation est tellement sujette aussi à discussions humaines qu’il n’existe pas un domaine scientifique qui n’ait été fondamentalement bouleversé de multiples fois.
En suite, l’exactitude n’a rien de naturel.

En effet, aucune quantité mesurée dans la nature n’est figée, véritablement fixée et les prétendues « constantes naturelles » ne correspondent jamais exactement aux mesures. Prenons un exemple fameux : la quantité d’électricité élémentaire qui correspond à la charge de l’électron ou du proton, une mesure très précise, très reconnue qui fixe notamment la manière dont deux particules s’attirent ou se repoussent suivant qu’elles sont chargées positivement ou négativement. Il n’y a pas de quantité considérée comme plus exacte, plus reconnue, plus universelle. Et pourtant…

Pourtant, aucune expérience se rapprochant d’une particule ne donnera justement cette mesure. Pourtant, tout expérimentateur sait qu’on peut faire des milliers de fois l’expérience qui a mesuré cette charge et trouver autre chose et celui même qui l’a trouvée avait plus souvent trouvé autre chose que cette valeur. Ce n’était même pas la moyenne des valeurs qu’il avait trouvées !!!

Parce que, dans les expériences, jamais un seul phénomène n’agit de manière univoque, jamais une force n’agit dans un sens sans qu’existe aussi une force inverse souvent agissant à un niveau inférieur ou supérieur et qui la limite, s’oppose à elle et l’annule parfois. Dans un phénomène, ce n’est jamais à un seul niveau de la réalité que les choses se passent mais à plusieurs.

Si ce n’était pas le cas, la gravitation attirant les masses les amènerait à s’écraser les unes sur les autres, l’attraction ou la répulsion électromagnétique empêcherait la formation des atomes et des molécules en repoussant toute association des charges. L’attraction gravitationnelle ferait très rapidement s’écraser sur elle-même l’étoile, etc, etc…

Si la nature était exacte, le monde ne serait pas mouvant, bougeant, en agissant par transformations parfois brutales et discontinues.
Le modèle présenté comme l’exactitude est celui des mathématiques. Et, là aussi, journalistes et commentateurs non scientifiques sont ceux qui donnent le plus une place erronée aux mathématiques aux sein des sciences.

Tout d’abord examinons ce qu’est ce domaine soi disant absolument exact et indiscutable.

Les mathématiques sont loin d’être un domaine d’où l’intervention humaine et l’imaginaire de l’homme soient exclus. On peut très bien faire des mathématiques loin du réel et sans but de s’appliquer au réel. Ce qu’on demande aux mathématicien, c’est d’appliquer certains critères philosophiques (logiques) et opérationnels et faire en sorte que sa mathématique soit entièrement cohérente. Mis à part ces considérations, le mathématicien est en théorie parfaitement libre d’inventer toute mathématique qui lui chante, même parfaitement opposée à celles de ses prédécesseurs…

Puisque seule la cohérence interne est demandée à un nouveau domaine mathématique, il ne lui est nullement imposé d’être en accord avec les autres domaines. Toutes les mathématiques ne cherchent pas à se structurer en une seule grande théorie. Diverses théories mathématiques ont parfaitement le droit d’arriver en leur sein à des résultats qui, comparés, seraient parfaitement incompatibles. On se souvient que pour certaines mathématiques, il n’y pas de droites parallèles, pour d’autres les droites parallèles se rencontrent toujours, et pour d’autres encore, la droite n’existe pas… Et aucune n’est censée faire disparaître un jour les autres théories. Aucune expérience n’est censée trancher entre ces diverses théories et donner raison à l’une plutôt qu’à l’autre. La science de la nature ne fonctionne absolument pas ainsi. Il y a un seul monde matériel et tous les phénomènes interagissent entre eux. Ils ne peuvent pas être incompatibles. Une théorie dans laquelle ils le sont devra être revue et corrigée.

Bien sûr, un plus un égale exactement deux en mathématiques ! Mais, justement, cela prouve que ce n’est pas des sciences… Si la nature agissait ainsi, l’univers ne serait pas aussi riche en variétés, en évolutions diverses, en révolutions même… Il n’y aurait pas cette infinie variété de galaxies, d’étoiles, de planètes, cette quantité d’espèces vivantes. Il n’y aurait même pas la vie.

Ce n’est pas l’ordre seul, symbolisé par la loi mathématique, qui façonne le monde, mais aussi son contraire. Car toute loi physique est contredite à un niveau ou à l’autre. Tout ordre suppose une agitation à l’échelon inférieur et supérieur.

Les lois ne reflètent qu’une tranche de cette réalité qu’elles ont, momentanément et dans un but limité, prétendu extraire de l’ensemble imbriqué de toutes les interactions. Il n’est pas possible de trouver une loi agissant en même temps à tous les niveaux, à toutes les échelles, par exemple de la femtoseconde au milliard d’années. Il n’est pas possible de vérifier en même temps une loi à tous ces niveaux.

Entre les différents niveaux, il y a des ruptures avec des agitations créatives qui permettent de construire des mondes divergents…
Revenons, par exemple, sur la charge électrique élémentaire, celle de l’électron ou du proton. Rien de plus universel que cette quantité figurée par la lettre e. Et pourtant, la mesure de cette charge change considérablement quand on s’approche de l’électron ou du proton. On s’aperçoit alors que sa valeur est le produit de phénomènes se produisant à proximité du lieu du supposé électron et qui sont une agitation folle avec des apparitions et des disparitions de charges éphémères dans le vide. La constance prétendue était le résultat global d’un phénomène extraordinairement dynamique et désordonné et non le produit d’une constance de la conservation et d’une exactitude.

Les mathématiques et la physique sont considérées comme des sciences exactes et leurs contenus ne sont pas souvent mis en question lorsque la communauté scientifique les a acceptés. Et pourtant, les paradoxes ne cessent de nous montrer que des idées très anciennes n’ont pas forcément été dépassées par le progrès. Elles continuent à nous interroger.

Les questions que posent les paradoxes sur la nature de l’espace, du temps, de la matière, de la lumière, du vide, de la pensée, du raisonnement, de la réalité, de l’ordre, de la structure, de la conservation, de l’observation ne sont pas des questions qu’une seule expérience ou qu’une seule théorie va éteindre définitivement.
Le paradoxe, agitateur de questions au temps de Zénon, l’est toujours aujourd’hui pour ceux qui estiment que le monde ne doit pas seulement être mesuré et calculé mais pensé !

Paradoxe d’Achille, Paradoxe du boisseau, Paradoxe de la pluralité des lieux, Paradoxe de la pluralité des grandeurs, Paradoxe de la pluralité numérique, Paradoxe de la flèche en vol, Paradoxe du stade, Paradoxe des masses, Paradoxe de la dichotomie, Paradoxe de la pluralité des composants élémentaires, etc…, nous savons aujourd’hui que les paradoxes de Zénon ne sont pas de simples jeux de l’esprit ou des manifestations de l’absence de connaissance du calcul infinitésimal qui sera inventé ensuite par les mathématiques.
Bien sûr, en mathématiques, si on divise à l’infini on obtient un infiniment petit que l’on peut manipuler sans contradiction moyennant quelques précautions. On a alors ce que l’on appelle des séries dont la somme peut converger et effectivement les sommes des calculs de Zénon (par exemple, somme des distances à parcourir de plus en plus courtes) converge. Mais ce n’est pas réglé pour autant malgré ce qu’en pensent les mathématiciens… En effet, encore faut-il qu’existent physiquement ces fameux infiniment petits en matière, en distance ou en temps. Et ce n’est pas tout. Il faut aussi savoir si les infinis sont manipulables et ont un sens physiquement. C’est la question posée notamment par la physique quantique et elle est loin d’être définitivement résolue.

Cette question pose celle du temps en tant qu’écoulement par rapport au temps comme instant, de la divisibilité de la matière et des quanta soit celle de l’élémentarité, la question de l’objet par rapport à l’espace où il évolue (simple déplacement ou interaction ?), et du coup de la nature même de la matière et de l’espace ainsi que du mouvement. Des questions toujours en chantier...

Et surtout des questions dans lesquelles les contradictions ne sont pas un petit jeu de logique amusante mais sans intérêt mais le grand jeu de la découverte du monde et de ses lois ou de la contradiction réelle de ses lois...

On a longtemps cru ramener, par exemple, la physique à la mécanique dans laquelle on croyait que les objets dans un espace vide, indépendamment de cet espace en parcourant successivement des positions clairement établies à des vitesses aussi clairement établies. Cela s’est avéré faux. Il n’y a pas d’objet se déplaçant indépendamment de l’espace. Il n‘y a pas de position exacte d’un objet, ni de vitesse exacte.

Ne faudrait-il pas cependant maintenir la distinction entre études propre à l’homme (sciences dites humaines) et études relatives à l’univers matériel (sciences dites exactes) ? Le physicien Einstein, pour sa part, était persuadé que la démarche de la science n’avait de validité que si elle allait de la particule jusqu’à l’homme, ce que celui-ci perçoit du monde et ce qu’il y fait. Il écrivait ainsi avec Infeld dans « L’évolution des idées en physique » : « La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. (...) Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi nos constructions mentales se justifient seulement si (et de quelle façon) nos théories forment un tel lien. »

L’idée que les sciences seraient exactes suppose qu’elles ne seraient pas philosophiques. C’est un préjugé très sérieux qui entrave considérablement la progression de la compréhension des sciences et de la société.

« Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux. Le chercheur d’une autre discipline n’aurait pas lieu pour autant d’envier le mathématicien si les propositions de ce dernier ne portaient que sur de purs produits de notre imagination et non sur des objets réels. Il n’est pas étonnant en effet que l’on parvienne à des conclusions logiques concordantes, une fois que l’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes) ainsi que sur les méthodes à suivre pour déduire de ces propositions fondamentales d’autres propositions ; mais le prestiges de mathématiques tient, par ailleurs, au fait que ce sont également elles qui confèrent aux sciences exactes de la nature un certain degré de certitude, que celles-ci ne pourraient atteindre autrement.
Ici surgit une énigme qui, de tout temps, a fortement troublé les chercheurs. Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine ne peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir les propriétés des choses réelles ?
Il me semble qu’à cela on ne peut répondre qu’une seule chose : pour autant que les propositions mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et, pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. (…) Interprétation ancienne : tout le monde sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. (…) Interprétation nouvelle : la géométrie traite d’objets qui sont désignés au moyen de termes « droite », « point », etc. On ne présuppose pas une quelconque connaissance ou intuition de ces objets, mais seulement la validité d’axiomes (…) Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. (…) Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. (…) Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence naturelle entre le corps pratiquement rigide de l’expérience et le corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’un examen un peu précis révèle que les corps solides réels de la nature ne sont pas rigides, étant donné que leur comportement géométrique, c’est-à-dire les diverses positions relatives qu’ils peuvent occuper, est fonction de la température, des forces extérieures, etc. »

Einstein dans « La géométrie et l’expérience »

Einstein écrit :

« Les difficultés actuelles de la science forcent le physicien à se colleter avec des problèmes philosophiques beaucoup plus souvent que ce n’était le cas dans les générations précédentes. (…) Dans le processus d’évolution de la pensée philosophique à travers les siècles, il y a une question qui a joué un rôle essentiel : quel genre de connaissances la pensée pure permet-elle de fournir, indépendamment des impressions sensorielles ? (…) Quelles sont les relations entre notre connaissance et le matériau brut fourni par les impressions sensorielles ? Face à ces questions et à quelques autres qui leur sont intimement liées, on trouve un chaos presque indescriptible d’opinions philosophiques. (…) Selon moi, les concepts qui apparaissent dans notre pensée et notre discours sont tous – du point de vue logique – de libres créations de la pensée qu’on ne peut tirer inductivement des expériences sensorielles. Si cela ne se remarque pas facilement, c’est seulement parce que nous avons l’habitude d’associer si étroitement certains concepts ou chaînes de concepts (énoncés) à certaines expériences des sens que nous ne sommes plus conscients de l’abîme – logiquement infranchissable – qui sépare le monde des expériences sensorielles du monde des concepts et des énoncés. Ainsi, par exemple, la suite des nombres entiers est manifestement une invention de l’esprit humain, un outil qu’il s’est créé lui-même pour faciliter le classement de certaines expériences sensorielles. Mais il n’y a pas de voie pour extraire ce concept des expériences elles-mêmes. » affirme-t-il dans « Remarques sur la théorie de la connaissance de Bertrand Russel » (1944).

« Les résultats de la recherche scientifique nécessitent très souvent un changement dans la conception philosophique des problèmes qui s’étend au delà du domaine restreint de la science. (...) Les généralisations philosophiques doivent être fondées sur les résultats scientifiques. Une fois formées et largement acceptées, elles influencent très souvent le développement ultérieur de la pensée scientifique en indiquant, entre les nombreux procédés possibles, celui qu’il faut suivre. » expose le physicien Albert Einstein dans « L’évolution des idées en physique ».

Ce n’est pas la technique mathématique non plus. "Pour autant que les mathématiques se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. La parfaite clarté sur le sujet n’a pu devenir bien commun que grâce à cette tendance en mathématique qui est l’axiomatique." affirme Einstein.
Et il rajoute : "Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément."

« On ne peut mathématiser le sourire de la Joconde. (…) Depuis Galilée, la physique s’intéresse aux propriétés qui peuvent être mesurées et représentées par des nombres. (…) Malgré Galilée, on ne mathématise pas les cerises, on ne mathématise que le poids des cerises. Dans ce sens, l’intérêt est faible. (....) C’est qu’il existe, dans le monde physique, des phénomènes de nature très différente qui sont décrits par des équations identiques. Dit autrement, les phénomènes ne s’identifient pas aux équations qui les régissent. (...) C’est la même équation, dite "équation de Laplace" qui régit la distribution du potentiel électrique dans un condensateur, qui détermine la distribution du potentiel électrique dans un milieu résistif parcouru par un courant ; c’est aussi elle qui régit la répartition stationnaire des températures entre une source chaude et une source froide dans un milieu qui conduit la chaleur. C’est encore elle qui fixe la distribution des concentrations de particules qui diffusent entre une source de particules et une membrane parfaitement absorbante, dite aussi "puits" de particules. (...) L’analogie entre diffusion et potentiel électrique, qui est une équivalence exacte, est assez fascinante : cette analogie rend apparemment identiques des phénomènes de nature profondément différente. »
Bernard Sapoval
Dans « Universalité et fractales »

Nous essayons de nous faire une idée aussi synthétique que possible du système de l’univers. (...) Le but idéal poursuivi par le physicien est donc la connaissance du monde réel et extérieur. (...) D’autre part, il ne faudrait pas s’imaginer que, même dans la plus exacte de toutes les science, on puisse faire des progrès en ses passant d’une conception générale de l’Univers, c’est-à-dire en définitive d’hypothèses indémontrables. (...) Ce que l’on ne voit pas, c’est à quel point la difficulté pour faire progresser la science, c’est que le savant ait la ténacité de maintenir son point de vue. (...) Bien plus, l’austère recherche de la science ne peut progresser que par le libre jeu de l’imagination. Qui ne peut, à l’occasion, ne serait-ce qu’une fois, concevoir des choses apparemment contraires à la loi causale, jamais n’enrichira la science d’une idée nouvelle. (...) La manifestation des phénomènes énergétiques, s’effectuant par sauts ou paliers, est essentiellement discontinue. (...) Par une interprétation assez libre, l’idée d’Aristote a été résumée dans l’adage « la nature ne fait pas de bonds » (...) Selon toute apparence, son règne est compté. La nature semble en effet effectuer des bonds et cela de façon singulière. (...) L’hypothèse des quanta conduit à admettre qu’il y a dans la nature des phénomènes n’ayant pas lieu d’une manière continue mais brusquement et, pour ainsi dire, explosivement. (...) Voici un atome d’uranium qui est resté absolument passif et invariable au milieu des atomes de la même espèce qui l’entourent pendant d’innombrables millions d’années ; tout à coup, sans aucune cause extérieure, dans un intervalle de temps dont la brièveté défie toute mesure, cet atome explose avec une violence auprès de laquelle la brisance de nos explosifs les plus formidables n’est qu’un jeu d’enfant. Ajoutez à cela qu’il en va de même pour un volcan éteint depuis des millions d’années, une espèce invariable depuis des millions d’années, une étoile stable depuis des millions d’années, etc… (...) Les postulats primitivement considérés comme la base évidente de toute théorie sérieuse furent remis en question plus tard (...) : le postulat de l’invariabilité des atomes, celui de l’indépendance réciproque du temps et de l’espace et celui de la continuité de toutes les actions dynamiques. (...) Il n’y a plus maintenant, sur le terrain scientifique, pour ainsi dire, aucun principe dont la validité n’ait été mise en doute (...). De la logique, telle que nous la voyons mise en œuvre sous la forme la plus pure, dans les mathématiques, nous ne saurions attendre aucun secours. (...) Ainsi donc, la physique considérée par la génération précédente comme une des plus vieilles et des plus solidement assises parmi les connaissances humaines, est entrée dans une période d’agitation révolutionnaire qui promet d’être une des plus intéressantes de son histoire. (...) Nous pourrions voir certaines idées aujourd’hui vieillies et tombées dans l’oubli, retrouver une importance nouvelle. Pour cette raison, il serait souhaitable que les idées et les intuitions de nos grands philosophes fussent étudiées avec attention. Le temps où la philosophie et les sciences positives se considéraient comme étrangères l’une à l’autre et se regardaient mutuellement avec méfiance doivent être considérés comme révolus. (...) A vrai dire, on pourrait objecter ici préalablement qu’un problème de philosophie ne saurait être résolu par les sciences particulières ; que la philosophie traite précisément les questions concernant les principes et les conditions d’existence des sciences particulières ; que l’activité de la philosophie doit ainsi précéder, dans tous les cas, celle de la science et que si les sciences particulières entreprenaient de dire leur mot sur les questions de philosophie générale, ce serait empiéter d’une façon illicite sur le domaine philosophique. Quiconque juge de la sorte méconnait à mon avis l’importance du travail que la science et la philosophie opèrent ensemble. Tout d’abord, il y a lieu de considérer que le point de départ et les moyens d’investigation sont, au fond, tout à fait les mêmes dans les deux domaines. Le philosophe, en effet, ne travaille nullement avec une espèce particulière d’intelligence. A certains égards même le savant lui est de beaucoup supérieur, car il dispose, dans son domaine spécial, d’un matériel de faits beaucoup plus riche, rassemblé par observation ou expérimentation et passé systématiquement au crible. En revanche, la philosophie a de meilleurs yeux pour contempler les ensembles universels qui n’intéressent pas immédiatement le savant et que, par suite, ce dernier omet plus aisément d’observer. (...) La science admet l’existence d’un monde extérieur subsistant en soi (indépendamment de l’observateur humain NDLR) et, tout aussitôt, elle y rattache la question de la causalité, c’est-à-dire des lois qui régissent tout ce qui se passe dans l’univers, en tant que concept tout à fait indépendant de nos perceptions sensibles ; et elle se fait un devoir de rechercher si, et jusqu’à quel point, la loi de causalité est applicable dans la nature et dans le monde de l’esprit aux divers faits qui s’y produisent. (...) S’il est vrai que la structure du monde de la physique s’éloigne toujours plus du monde des sens pour se rapprocher du monde réel inconnaissable par principe, il est évident que l’image du monde proposée par la physique doit être purifiée dans une mesure croissante de ses éléments anthropomorphiques. (….) Dans l’acoustique, l’optique, la thermodynamique modernes, les impressions sensorielles sont tout simplement éliminées. (...) Une mesure, prise en elle-même, est incapable de nous renseigner, tant sur l’image représentative physique de l’univers que sur le monde réel (...) Nous ne connaissons, de façon immédiate, le sens d’aucune mesure. (...) Dès lors que toute mesure est inévitablement liée avec une intervention causale, plus ou moins notable, dans le phénomène à mesurer, il est, par principe, absolument impossible de séparer complètement les lois des phénomènes physiques des méthodes par lesquelles on les mesure. (...) La recherche expérimentale et la recherche théorique sont donc inséparablement unies l’une à l’autre et aucun progrès de l’une n’est concevable sans un progrès correspondant de l’autre. (...) Le progrès de la physique n’est pas une évolution continue au cours de laquelle nos connaissances s’approfondiraient et s’affineraient peu à peu ; il a au contraire un caractère discontinu et, en quelque sorte, explosif. L’apparition de chaque hypothèse nouvelle provoque comme une éruption subite ; elle est un saut dans l’inconnu, inexplicable logiquement. (...) Contrairement à ce que l’on soutient volontiers dans certains milieux de physiciens, il n’est pas exact que l’on ne puisse utiliser, pour l’élaboration d’une hypothèse que des notions dont le sens puisse, a priori, être défini par des mesures, c’est-à-dire indépendamment de toute théorie. (...) Une mesure ne reçoit, au contraire, son sens physique qu’en vertu d’une interprétation qui est le fait de la théorie. (...) Jamais des mesures ne pourront confirmer ni infirmer directement une hypothèse, elles pourront seulement en faire ressortir la convenance plus ou moins grande. (...) tel est le point où les résultats des mesures doivent être complétés par la spéculation libre. "
Le physicien Max Planck dans "Initiations à la physique"
Erwin Schrödinger écrit dans « Physique quantique et représentation du monde » :
« En partant de nos expériences à grande échelle, en partant de notre conception de la géométrie et de notre conception de la mécanique – en particulier de la mécanique des corps célestes -, les physiciens en étaient arrivés à formuler très nettement l’exigence à laquelle doit répondre une description vraiment claire et complète de tout événement physique : elle doit nous informer de façon précise de ce qui se passe en chaque point de l’espace à chaque moment du temps – bien entendu à l’intérieur du domaine spatial et de la portion de temps couverts par les événements physiques que l’on désire décrire. Nous pouvons appeler cette exigence « le postulat de la continuité de la description ». C’est ce postulat de la continuité qui apparaît ne pas pouvoir être satisfait ! Il y a, pour ainsi dire, des lacunes dans notre représentation. (…) Si j’observe une particule ici et maintenant, et si j’observe une particule identique un instant plus tard et à un endroit qui est très proche de l’endroit précédent, non seulement je ne peux pas être assuré qu’il s’agit de « la même » particule, mais un énoncé de ce genre n’aurait aucune signification absolue. Ceci paraît être absurde. Car nous sommes habitués de penser que, à chaque instant, entre les deux observations, la première particule doit avoir été « quelque part », qu’elle doit avoir suivi une « trajectoire », que nous connaissions celle-ci ou non. Et de même nous sommes habitués de penser que la seconde particule doit être venue de quelque part, doit avoir « été » quelque part au moment de notre première observation. (…) En d’autres termes, nous supposons – en nous conformant à une habitude de pensée qui s’applique aux objets palpables (note de matière et révolution : c’est ce que croyait Schrödinger avant que l’on montre que nous ne voyons rien en continu, même à notre échelle) – que nous aurions pu maintenir notre particule sous une observation « continue » et affirmer ainsi son identité.
C’est cette habitude de pensée que nous devons rejeter. Nous ne devons pas admettre la possibilité d’une observation continue. Les observations doivent être considérées comme des événements discrets, disjoints les uns des autres. Entre elles il y a des lacunes que nous ne pouvons combler. Il y a des cas où nous bouleverserions tout si nous admettions la possibilité d’une observation continue. C’est pourquoi j’ai dit qu’il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents, mais cela n’arrive que dans des circonstances particulières et pendant une période de temps extrêmement courte dans chaque cas particulier. (…)
L’idée d’un « domaine continu », si familière aux mathématiques d’aujourd’hui, est tout à fait exorbitante, elle représente une extrapolation considérable de ce qui est réellement accessible. Prétendre que l’on puisse « réellement » indiquer les valeurs exactes de n’importe quelle grandeur physique – température, densité, potentiel, valeur d’un champ, ou n’importe quelle autre – pour « tous » les points d’un domaine continu, c’est là une extrapolation hardie. Nous ne faisons « jamais » rien d’autre que déterminer approximativement la valeur de la grandeur considérée pour un nombre très limité de points et ensuite « faire passer une courbe continue par ces points ».

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