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Qu’est-ce que "la lutte pour la vie" dans l’évolution darwinienne des espèces ?
samedi 28 octobre 2017, par
« La théorie darwiniste de l’origine des espèces embrasse le règne végétal et le règne animal en toutes leurs dimensions. La lutte pour la vie, la sélection naturelle se poursuivent de façon constante. S’il pouvait exister un observateur disposant de mille années de vie — temps indispensable aux observations cosmiques —, il établirait, sans le moindre doute, qu’à certaines époques, le processus de la sélection naturelle est à peu près imperceptible, que les espèces conservent les caractères propres et semblent être des incarnations des idées-types platoniciennes ; des époques de rupture existent entre le milieu géographique et le monde végétal et le monde animal, des périodes de crise géo-biologique, quand les lois de la sélection naturelle se répandent dans toute leur cruauté et trouvent leur accomplissement sur les cadavres de la faune et de la flore. Dans le cadre de cette gigantesque perspective, la théorie de Darwin demeurera avant tout comme la théorie des époques critiques dans le développement de tout ce qui vit. »
Léon Trotsky (1908)
Est-ce que « la lutte pour la vie » est la bonne expression pour caractériser le moteur de l’évolution du Vivant ?
La lutte pour la vie est une expression que Darwin a introduite dès le titre de son ouvrage clef. Darwin a publié en 1859 « L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie », en 1869.
Bien des gens ont interprété la vie comme un combat des individus les uns contre les autres, et même comme un combat sanglant dans lequel le plus fort l’emporterait. Mais le contraire dialectique est vrai : la vie est coopération, entraide, empathie, interaction, action collective, solidarité, etc. Et ce fait est inclus dans la conception darwinienne…
La lutte pour l’existence n’est pas la lutte de tous contre chacun. Certaines espèces ne se comparent pas aux autres et ne se confrontent qu’avec leurs semblables pour la nourriture ou pour la procréation. Cette lutte pour la vie n’est pas une lutte entre espèces mais au sein des espèces. Et toutes les sélections sont loin d’agir au seul niveau des espèces contrairement à ce que croyait Darwin : il y a une sélection au niveau du matériel biologique et jusqu’au niveau des groupes d’espèces. Et ces groupes nécessitent de prendre en compte des collaborations inattendues comme entre un animal et un poux…
Il s’agit donc d’une contradiction dialectique. Parce que cette lutte n’est pas seulement négative mais positive. Elle sélectionne, elle structure. Parce que c’est la mort qui structure la vie. Parce que c’est le désordre qui fonde l’ordre.
Stephen Jay Gould écrit dans « Un hérisson dans la tempête » :
« Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de l’environnement. Bref, nous devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les savants occidentaux, et non être écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. (…) Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme des préceptes dogmatiques que l’on décrète vrais, les trois lois classiques de la dialectique illustrent une vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les composantes de systèmes complets, et où les composantes elles-mêmes n’existent pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que l’on fait entrer dans le système. Ainsi, la loi des « contraires qui s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue des composantes ; la « transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui traduit les entrées de données incrémentielles en changements d’état ; et la « négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire, car les systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leurs états antérieurs. »
Tout d’abord, Darwin proposait que l’ordre soit issu du désordre. Le point de vue est dialectique puisque c’est la négation de la destruction par sélection naturelle aveugle qui produit le changement, le nouvel ordre.
C’est la lutte désordonnée des individus pour la vie qui est le moteur des transformations, et non un mécanisme directif, orienté en vue d’un but. Ni les variations génétiques en tous sens qui sont la base des changements d’espèces, ni les variations brutales de l’environnement qui induisent ces changements d’espèces, ni la « lutte pour la vie » qui image la manière dont les espèces sont éliminées ou renforcées, n’ont un caractère directif qui donne une direction unique à la transformation et définissent encore moins un sens du progrès général du vivant.
Darwin, contredisant la conception adpatationniste qu’on lui attribue souvent, soulignait : « N’est-ce pas une chose des plus remarquables que la main de l’homme faite pour saisir, la griffe de la taupe destinées à fouir la terre, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l’aile de la chauve-souris, soient toutes construites sur le même modèle, et renferment des os semblables, situés dans les même positions relatives. »
La « sélection naturelle », qui englobe dans un même terme la lutte pour accéder aux subsistances, la lutte pour conquérir et conserver les niches écologiques, la lutte pour accroitre la population qui comprend la lutte pour la sexualité et la procréation, amène certainement une lutte pour l’existence, favorise certaines espèces au détriment d’autres, donne ainsi un sens à l’évolution générale mais cette évolution n’a, au départ, aucunement un sens général ni de progrès, mais un sens local, momentané, aléatoire, non dirigiste et encore moins dirigé par un principe de progrès préexistant. L’intérêt de l’idée de la « lutte pour la vie » de Darwin, c’est que l’histoire découle d’une dynamique où les affrontements ne sont pas un mal inévitable mais le moteur de l’Histoire. C’est en ce sens que Marx et Engels ont considéré que Darwin faisait énormément avancer la conception scientifique du monde : une dialectique des affrontements entre forces contradictoires guidant le changement historique aussi bien dans la matière, dans la vie, dans l’homme que dans la société humaine. La négation est positive ; la destruction de l’ancien est inséparable de la création de nouveauté.
Voici une lettre de Engels de 1875 :
« De la doctrine darwiniste, j’accepte la théorie de l’évolution, mais je ne prends la méthode de démonstration (lutte pour la vie, sélection naturelle) que comme une première expression, une expression provisoire, imparfaite, d’un fait que l’on vient de découvrir. Jusqu’à Darwin, ce sont précisément les gens qui ne voient aujourd’hui que la lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, etc.) qui affirmaient l’existence de l’action coordonnée de la nature organique (...).Les deux conceptions se justifient dans une certaine mesure, dans certaines limites. Mais l’une est aussi bornée et unilatérale que l’autre. L’interaction des corps naturels - vivants et morts - implique aussi bien l’harmonie que le conflit, aussi bien la lutte que la coopération. Si, par conséquent, un soi-disant naturaliste se permet de résumer toute la richesse, toute la variété de l’évolution historique en une formule étroite et unilatérale, celle de la « lutte pour la vie », formule qui ne peut être admise même dans le domaine de la nature que cum grano salis [avec un grain de sel, c’est-à-dire avec quelques réserves], ce procédé contient déjà sa propre condamnation. Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum imnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] et de la thèse de la concurrence, chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe (...), on retranspose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant alors que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. »
Engels, l’AntiDühring :
« Le reproche primordial adressé à Darwin, c’est de transposer la théorie démographique de Malthus de l’économie dans la science de la nature, de rester prisonnier des conceptions de l’éleveur, de faire de la demi-poésie antiscientifique avec la lutte pour l’existence ; tout le darwinisme, une fois retirés les emprunts faits à Lamarck, est une exaltation de la brute dirigée contre l’humanité.
Darwin avait rapporté de ses voyages scientifiques l’opinion que les espèces de plantes et d’animaux ne sont pas constantes, mais changeantes. Pour continuer à suivre cette idée dans son pays, aucun terrain meilleur ne s’offrait que celui de l’élevage des animaux et des plantes. L’Angleterre en est précisément la terre classique ; les résultats d’autres pays, par exemple de l’Allemagne, sont bien loin de pouvoir donner la mesure de ce qui a été atteint en Angleterre à cet égard. En outre, la plupart des succès datent d’un siècle, de sorte que la constatation des faits comporte peu de difficultés. Darwin a donc trouvé que cet élevage avait provoqué artificiellement, chez des animaux et des plantes de même espèce, des différences plus grandes que celles qui se présentent entre des espèces universellement reconnues comme différentes. Ainsi étaient donc prouvées d’une part, la variabilité des espèces jusqu’à un certain point, d’autre part, la possibilité d’ancêtres communs pour des organismes qui possèdent des caractères spécifiques différents. Darwin rechercha alors si, par hasard, il ne se trouvait pas dans la nature des causes qui, - sans l’intention consciente de l’éleveur, - provoqueraient à la longue sur des organismes vivants des transformations analogues à celles de l’élevage artificiel. Ces causes, il les trouva dans la disproportion entre le nombre énorme des germes créés par la nature et le petit nombre des organismes parvenant réellement à maturité. Mais comme chaque germe tend à se développer, il en résulte nécessairement une lutte pour J’existence, qui apparaît non seulement comme l’acte direct, physique de se combattre ou de se manger, mais aussi comme la lutte pour l’espace et la lumière, même chez les plantes. Et il est évident que, dans ce combat, les individus qui ont le plus de chance de parvenir à maturité et de se reproduire sont ceux qui possèdent quelque propriété individuelle, aussi insignifiante qu’on voudra, mais avantageuse dans la lutte pour l’existence [2]. Ces propriétés individuelles ont par suite tendance à se transmettre par hérédité et, si elles se présentent chez plusieurs individus de la même espèce, à se renforcer par hérédité accumulée dans la direction qu’elles ont une fois prise, tandis que les individus qui lie possèdent pas ces propriétés succombent Plus facilement dans la lutte pour l’existence et disparaissent peu à peu. C’est de cette façon qu’une espèce se transforme par sélection naturelle, par survivance des plus aptes.
Contre cette théorie darwinienne, M. Dühring dit qu’il faut chercher, comme Darwin lui-même l’aurait avoué, l’origine de l’idée de lutte pour l’existence dans une généralisation des opinions de l’économiste Malthus, théoricien de la population, et qu’en conséquence elle est entachée de tous les défauts propres aux vues cléricales de Malthus sur l’excès de population. - En fait, il ne vient pas du tout à l’esprit de Darwin de dire qu’il faut chercher l’origine de l’idée de lutte pour l’existence chez Malthus. Il dit seulement que sa théorie de la lutte pour l’existence est la théorie de Malthus appliquée à la totalité du monde animal et végétal. Si grosse que soit la bévue que Darwin a commise en acceptant dans sa naïveté la théorie de Malthus sans y regarder de plus près, chacun voit pourtant au premier coup d’œil qu’on n’a pas besoin des lunettes de Malthus pour apercevoir dans la nature la lutte pour l’existence, - la contradiction entre la quantité innombrable de germes que la nature produit avec prodigalité et le nombre infime de ceux qui peuvent en somme parvenir à maturité ; contradiction qui, en fait, se résout pour la plus grande part dans une lutte pour l’existence, parfois extrêmement cruelle. Et de même que la loi du salaire a gardé sa valeur bien longtemps après la chute dans l’oubli des arguments malthusiens sur lesquels Ricardo la fondait, de même la lutte pour l’existence peut avoir lieu dans la nature même sans la moindre interprétation malthusienne. D’ailleurs, les organismes de la nature ont aussi leurs lois de population qui ne sont pour ainsi dire pas étudiées, mais dont la constatation sera d’une importance décisive pour la théorie de l’évolution des espèces [3]. Et qui a donné encore l’impulsion décisive dans ce sens ? Personne d’autre que Darwin.
M. Dühring se garde bien d’aborder ce côté positif de la question. Au lieu de cela, il faut que la lutte pour l’existence revienne toujours sur le tapis. Il ne saurait a priori, dit-il, être question d’une lutte pour l’existence entre herbes privées de conscience et pacifiques herbivores :
“ Au sens précis et déterminé, la lutte pour l’existence est représentée dans le règne de la brute pour autant que les animaux se nourrissent en dévorant une proie. ”
Et une fois le concept de lutte pour l’existence réduit à ces limites étroites, il peut donner libre cours à sa pleine indignation contre la brutalité de ce concept restreint par lui-même à la brutalité. Mais cette indignation morale ne vise que M. Dühring en personne, car il est bel et bien l’unique auteur de la lutte pour l’existence ainsi restreinte, et par conséquent aussi l’unique responsable. Ce n’est donc pas Darwin qui “cherche les lois et l’intelligence de toute action de la nature dans l’empire des bêtes ” - Darwin n’avait-il pas englobé dans la lutte toute la nature organique ? - mais un croquemitaine imaginaire de la fabrication de M. Dühring lui-même. Le nom : lutte pour l’existence, peut d’ailleurs être volontiers abandonné au courroux ultra-moral de M. Dühring [4]. Que la chose existe aussi parmi les plantes, chaque prairie, chaque champ de blé, chaque forêt peut le lui prouver, et il ne s’agit pas du nom, il ne s’agit pas de savoir si l’on doit appeler cela “ lutte pour l’existence ” ou “ absence des conditions d’existence et effets mécaniques ”, il s’agit de ceci : comment ce fait agit-il sur la conservation ou la modification des espèces ? Sur ce point, M. Dühring persiste dans un silence opiniâtrement identique à lui-même. Force sera donc de s’en tenir provisoirement à la sélection naturelle.
Mais le darwinisme “ produit ses transformations et ses différenciations à partir du néant”. Certes, là où il traite de la sélection naturelle, Darwin fait abstraction des causes qui ont provoqué les modifications chez les divers individus et traite d’abord de la manière dont ces anomalies individuelles deviennent peu à peu les caractéristiques d’une race, d’une variété ou d’une espèce. Pour Darwin, il s’agit au premier chef de trouver moins ces causes, - qui jusqu’ici sont soit totalement inconnues, soit susceptibles d’être seulement désignées d’une manière très générale, -qu’une forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent, prennent une signification durable. Que Darwin, ce faisant, ait attribué à sa découverte un champ d’action démesuré, qu’il en ait fait le ressort exclusif de la modification des espèces et qu’il ait négligé les causes des modifications individuelles répétées à force de considérer la forme sous laquelle elles se généralisent, c’est là une faute qu’il a en commun avec la plupart des gens qui réalisent un progrès réel. De plus, si Darwin produit ses transformations individuelles à partir du néant, en employant là uniquement la “ sagesse de l’éleveur”, il faut donc que l’éleveur produise également à partir du néant ses transformations des formes animales et végétales qui ne sont pas seulement dans son idée, mais dans la réalité. Celui pourtant qui a donné l’impulsion aux recherches sur l’origine proprement dite de ces transformations et différenciations, ce n’est encore personne d’autre que Darwin.
Récemment, grâce à Haeckel surtout, l’idée de sélection naturelle a été élargie et la modification des espèces conçue comme le résultat de l’action réciproque de l’adaptation et de l’hérédité, l’adaptation étant représentée comme le côté modificateur et l’hérédité comme le côté conservateur du processus. Mais cela non plus ne convient pas à M. Dühring.
“ L’adaptation proprement dite aux conditions de vie telles qu’elles sont offertes ou refusées par la nature, suppose des instincts et des activités qui se déterminent selon des idées. Autrement, l’adaptation n’est qu’une apparence et la causalité qui entre alors en jeu ne s’élève pas au-dessus des degrés inférieurs du monde physique, du monde chimique ou de la physiologie végétale. ”
Voilà derechef l’appellation qui fâche M. Dühring. Mais quel que soit le nom qu’il donne au processus, la question est de savoir si de tels, processus provoquent ou ne provoquent pas de modifications dans les espèces des organismes ? Et derechef, M. Dühring ne donne pas de réponse.
“ Si, dans sa croissance, une plante prend la direction où elle reçoit le plus de lumière, cet effet de l’excitation n’est qu’une combinaison de forces physiques et d’agents chimiques et si l’on veut parler ici non pas métaphoriquement, mais au propre, d’une adaptation, c’est nécessairement introduire dans les concepts une confusion spirite.”
Telle est à l’égard d’autrui la rigueur de l’homme qui sait très exactement par l’effet de quel vouloir la nature fait ceci ou cela, qui parle de la subtilité de la nature, et même de sa volonté ! Confusion spirite en effet, - mais chez qui ? Chez Haeckel ou chez M. Dühring ?
Et confusion qui n’est pas seulement spirite, mais aussi logique. Nous avons vu que M. Dühring persiste à toute force à faire prévaloir le concept de fin dans la nature : “ La relation de moyen et de fin ne suppose nullement une intention consciente.” Or, l’adaptation sans intention consciente, sans entremise de représentations, contre laquelle il s’emporte tant, qu’est-ce d’autre que cette même activité inconsciente en vue d’une fin ?
Si donc les reinettes et les insectes mangeurs de feuilles sont verts, les animaux du désert jaune-sable et les animaux polaires le plus souvent blancs comme neige, ils n’ont certainement pas pris ces couleurs à dessein ou selon des représentations quelconques : au contraire, elles ne peuvent s’expliquer que par des forces physiques et des agents chimiques. Et, pourtant, il est indéniable que ces animaux sont en fonction d’une fin adaptés par ces couleurs au milieu dans lequel ils vivent, cela de telle façon qu’elles les rendent beaucoup moins visibles pour leurs ennemis. De même, les organes par lesquels certaines plantes saisissent et dévorent les insectes qui se posent sur elles sont adaptés à cette activité et même adaptés systématiquement. Si maintenant M. Dühring persiste à soutenir que l’adaptation doit être nécessairement l’effet de représentations, il ne fait que dire en d’autres termes que l’activité dirigée vers une fin doit se faire également par l’entremise de représentations, être consciente, intentionnelle. Ce qui nous ramène derechef, comme c’est la coutume dans la philosophie du réel, au créateur épris de finalité, à Dieu.
“ Autrefois, on appelait un tel expédient déisme et on le tenait en médiocre estime, dit M. Dühring. Mais maintenant, on paraît avoir, à cet égard aussi, évolué à rebours. ”
De l’adaptation, nous passons à l’hérédité. Là aussi, selon M. Dühring, le darwinisme fait entièrement fausse route. Le monde organique tout entier, à ce que prétendrait Darwin, descend d’un être primitif, est pour ainsi dire la lignée d’un être unique. Il n’y aurait absolument pas, selon lui, de coexistence indépendante des produits de la nature de même espèce, sans intermédiaire de la descendance, et c’est pourquoi, avec ses conceptions rétrogrades, il serait tout de suite au bout de son rouleau, là où le fil de la génération ou de toute autre reproduction se brise entre ses doigts.
L’affirmation que Darwin dérive tous les organismes actuels d’un seul être primitif est, pour parler poliment, “ une libre création et imagination ” de M. Dühring. Darwin dit expressément à l’avant-dernière page de l’Origine des espèces, 6’ édition, qu’il considère
“ tous les êtres, non comme des créations particulières, mais comme les descendants en droite ligne, d’un petit nombre d’êtres [5]. ”
Et Haeckel va encore beaucoup plus loin et admet
“ une souche absolument indépendante pour le règne végétal, une autre pour le règne animal [et entre elles] un certain nombre de souches de protistes isolés, dont chacune s’est développée d’une manière tout à fait indépendante à partir d’un type particulier de monères archigoniques [6].”
Cet être primitif n’a été inventé par M. Dühring que pour le discréditer le plus possible par la comparaison avec le Juif primitif Adam ; mais il lui arrive, - je veux dire à M. Dühring, - ce malheur de ne pas savoir que les découvertes assyriennes de Smith montrent dans ce Juif primitif la chrysalide du Sémite primitif ; que toute l’histoire de la création et du déluge dans la Bible s’avère comme un fragment du cycle de légendes religieuses du vieux paganisme que les Juifs ont en commun avec les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens.
C’est à coup sûr faire à Darwin un reproche grave, mais irréfutable, que de dire qu’il est au bout de son rouleau dès que se brise entre ses doigts le fil de la descendance. Malheureusement, c’est l’ensemble de notre science de la nature qui mérite ce reproche. Là où se brise entre ses mains le fil de la descendance, elle est “ au bout de son rouleau ”. Jusqu’ici, elle n’a pu parvenir à produire sans descendance des êtres organiques ; elle n’a même pas pu refaire du simple protoplasme ou d’autres corps albuminoïdes en partant des éléments chimiques. Sur l’origine de la vie, elle n’est jusqu’ici capable de dire qu’une chose avec certitude ; qu’elle s’est nécessairement opérée par voie chimique. Mais peut-être la philosophie du réel est-elle en mesure de nous venir ici en aide, puisqu’elle dispose de productions de la nature juxtaposées en état d’autonomie, qui ne sont pas liées entre elles par la descendance. Comment ces productions ont-elles pu naître ? Par génération spontanée ? Mais jusqu’à présent, les défenseurs les plus téméraires de la génération spontanée eux-mêmes n’ont prétendu créer par ce moyen que des bactéries, des germes de champignon et autres organismes très primitifs, - mais pas d’insectes, de poissons, d’oiseaux ou de mammifères. Dès lors, si ces productions de la nature de même espèce, - productions organiques bien entendu, qui sont ici les seules en question, - ne sont pas liées entre elles par la descendance, il faut qu’elles-mêmes ou que chacun de leurs ancêtres ait été mis au monde, là où “ se brise le fil de la descendance”, par un acte de création particulier. Nous voilà déjà revenus au Créateur et à ce que l’on appelle le déisme.
En outre, M. Dühring déclare que Darwin s’est montré bien superficiel en faisant “ du simple acte de combinaison sexuelle des propriétés le principe fondamental de la genèse de ces propriétés ”. Voilà encore une libre création et imagination de notre profond philosophe. Au contraire, Darwin déclare catégoriquement : l’expression de sélection naturelle ne comprend que la conservation de variations, mais non leur production (p. 63). Mais cette nouvelle tentative de prêter à Darwin des choses qu’il n’a jamais dites sert à nous aider à saisir toute la profondeur dühringesque des idées qui viennent ensuite :
“ Si on avait cherché dans le schématisme interne de la génération un principe quelconque de transformation indépendante, cette idée eût été tout à fait rationnelle ; car c’est une idée naturelle de ramener à l’unité le principe de la genèse universelle et celui de la procréation sexuelle, et de considérer la génération dite spontanée d’un point de vue supérieur non pas comme l’opposé absolu de la reproduction, mais bel et bien comme une production. ”
Et l’homme qui a été capable de rédiger un tel galimatias ne se gêne pas pour reprocher son “ jargon ” à Hegel !
Mais en voilà assez des récriminations et des chicanes maussades et contradictoires par lesquelles M. Dühring soulage son dépit devant l’essor colossal que la science de la nature doit à l’impulsion de la théorie darwinienne. Ni Darwin, ni ses partisans parmi les savants ne pensent à minimiser d’aucune façon les grands mérites de Lamarck ; ce sont eux précisément qui l’ont les premiers remis sur le pavois. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l’origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties. Sans compter les énormes matériaux rassemblés depuis dans le domaine de la botanique et de la zoologie descriptives et anatomiques, on a vu après Lamarck apparaître deux sciences toutes nouvelles, qui ont ici une importance décisive : l’étude du développement des germes végétaux et animaux (embryologie) et celle des vestiges organiques conservés dans les diverses couches de la croûte terrestre (paléontologie). Il se trouve, en effet, une concordance singulière entre le développement graduel qui transforme les germes organiques en organismes adultes et la suite des végétaux et des animaux qui se sont succédé dans l’histoire de la terre. Et c’est justement cette concordance qui a donné à la théorie de l’évolution la base la plus sûre. Mais la théorie de l’évolution elle-même est encore très jeune et on ne saurait donc douter que la recherche future ne doive modifier très sensiblement les idées actuelles, voire les idées strictement darwiniennes, sur le processus de l’évolution des espèces.
Et maintenant, qu’est-ce que la philosophie du réel peut nous dire de positif sur l’évolution de la vie organique ?
“ La ... variabilité des espèces est une hypothèse acceptable.” Mais, à côté de cela, il faut admettre aussi “ la juxtaposition autonome de productions de la nature de même espèce, sans entremise de la descendance ”. En conséquence de quoi, il faudrait penser que les productions de la nature qui ne sont pas de même espèce, c’est-à-dire les espèces changeantes, sont descendues les unes des autres, tandis qu’il n’en est pas ainsi de celles de même espèce. Pourtant ce n’est pas non plus tout à fait exact ; car même dans les espèces changeantes, “ la médiation par descendance ne saurait être au contraire qu’un acte tout à fait secondaire de la nature”. Donc, descendance quand même, mais de “ seconde classe ”. Estimons-nous heureux de voir la descendance, après que M. Dühring en a dit tant de mal et tant de choses obscures, réadmise tout de même par la porte de derrière. Il en va pareillement de la sélection naturelle, puisque après tant d’indignation morale à propos de la lutte pour l’existence grâce à laquelle la sélection naturelle s’accomplit, on nous dit soudain.
“ La raison approfondie de la nature des êtres doit être cherchée dans les conditions de vie et les rapports cosmiques, tandis qu’il ne peut être question qu’en second lieu de la sélection naturelle sur laquelle Darwin met l’accent.”
Donc, sélection naturelle quand même, encore que de seconde classe ; donc, avec la sélection naturelle, lutte pour l’existence et, par suite, pléthore de population, selon la théorie cléricale de Malthus ! C’est tout : pour le reste, M. Dühring nous renvoie à Lamarck.
Pour finir, il nous met en garde contre l’abus des mots métamorphose et évolution. La métamorphose serait un concept obscur et le concept d’évolution ne serait acceptable que dans la mesure où l’on peut réellement mettre en évidence des lois d’évolution. Au lieu de l’un et de l’autre, nous devons dire “composition”, et alors tout ira bien. C’est toujours la même histoire : les choses restent ce qu’elles étaient, et M. Dühring est pleinement satisfait dès lors que nous changeons seulement les noms. Lorsque nous parlons du développement du poussin dans l’œuf, nous faisons une confusion parce que nous ne pouvons prouver les lois d’évolution que d’une façon insuffisante. Mais si nous parlons de sa composition, tout s’éclaire. Nous ne dirons donc plus : cet enfant se développe magnifiquement, mais : il se compose excellemment. Et nous pouvons féliciter M. Dühring de prendre dignement sa place aux côtés du créateur de l’Anneau des Nibelungen, non seulement par la noble estime qu’il a de lui-même, mais aussi en sa qualité de compositeur de l’avenir. »
Notes
[1] Cf. “ Sur la conception “mécaniste” de la nature ”, Dialectique de la nature, E. S. 1971, pp. 256-261.
[2] Le développement de la biologie a apporté un complément à ce point de vue de Darwin : l’adaptation, conséquence de la sélection naturelle, est une harmonisation relative non seulement à des relations externes, mais encore à des relations internes.
[3] Engels propose ici l’étude mathématique des lois des populations vivantes qui s’est, au cours de ces dernières années, considérablement développée : il en prévoyait déjà la fécondité.
[4] Les savants modernes, d’accord avec Engels et s’appuyant sur le témoignage personnel de Darwin (voir Francis DARWIN : Vie et correspondance de Ch. Darwin, traduction française de H. de Varigny, édition Reinwald, 1888, tome 1, p. 86) lui reprochent d’avoir repris de Malthus, sans faire preuve de l’esprit critique nécessaire, le terme de lutte pour l’existence qui induit le lecteur a concevoir les rapports entre tous les êtres vivants sur le modèle de la concurrence humaine dans la société capitaliste, alors qu’ils sont, en réalité, d’une nature toute différente, excluant l’intervention de la conscience ou de la volonté.
[5] Charles DARWIN : The Origin of species..., 6° éd., Londres, 1873, p. 428.
[6] Histoire de la création, p. 397. Trad. Ch. Letourneau, pp. 306-330.
La sélection n’est nullement à l’œuvre uniquement au niveau des espèces. Le mécanisme aveugle de destruction de l’essentiel du matériel vivant se produit sans cesse et à tous les niveaux. La « lutte pour la vie » est synonyme de lutte pour la mort puisque l’essentiel disparaît à chaque moment. Un homme adulte n’a quasiment plus une seule molécule de son enfance tout en étant le produit de l’enfant et du fœtus. Sans cette destruction, nous n’aurions ni nos formes, ni nos organes, ni leurs fonctions. L’apoptose ou « suicide cellulaire » sculpte en effet notre corps lors de sa formation en détruisant une masse de cellules. Chaque organe est lui-même un produit contradictoire entre forces dialectiquement opposées.
Darwin rapporta dans son autobiographie :
« J’eus l’occasion, en octobre 1838, de lire pour le plaisir, « Sur la population », de Malthus. Etant déjà préparé à tenir compte de la lutte pour la vie, qui existe partout, par une observation longue pour la vie, qui existe partout, par une observation longue et assidue des habitudes des animaux et des plantes, je fus aussitôt convaincu que dans de telles circonstances, les variations défavorables à disparaître. Il en résulterait la formation d’espèces nouvelles. »
Darwin avait compris depuis longtemps l’importance de la sélection artificielle pratiquée par les éleveurs. Mais avant que les théories de Malthus sur la surpopulation et la lutte pour la vie ne fussent venues catalyser ses pensées, il n’avait pu découvrir l’agent de la sélection naturelle. Si toutes la créatures produisaient beaucoup plus de descendants qu’il ne pourrait raisonnablement en survivre, alors la sélection naturelle présiderait à l’évolution à l’aide d’un seul principe : les survivants seraient les représentants de l’espèce les mieux adaptés aux conditions de vie dominantes.
Dans « L’Origine des espèces », Darwin parle de « lutte pour l’existence » en ces termes :
« On peut encore se demander comment il se fait que les variétés que j’ai appelées espèces naissantes ont fini par se convertir en espèces vraies et distinctes, lesquelles, dans la plupart des cas, diffèrent évidemment beaucoup plus les unes des autres que les variétés d’une même espèce ; comment se forment ces groupes d’espèces, qui constituent ce qu’on appelle des genres distincts, et qui diffèrent plus les uns des autres que les espèces du même genre ? Tous ces effets, comme nous l’expliquerons de façon plus détaillée dans le chapitre suivant, découlent d’une même cause : la lutte pour l’existence. Grâce à cette lutte, les variations, quelque faibles qu’elles soient et de quelque cause qu’elles proviennent, tendent à préserver les individus d’une espèce et se transmettent ordinairement à leur descendance, pourvu qu’elles soient utiles à ces individus dans leurs rapports infiniment complexes avec les autres êtres organisés et avec les conditions physiques de la vie. Les descendants auront, eux aussi, en vertu de ce fait, une plus grande chance de persister ; car, sur les individus d’une espèce quelconque nés périodiquement, un bien petit nombre peut survivre. J’ai donné à ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu’elle soit se conserve et se perpétue, si elle est utile, le nom de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec celle que l’homme peut accomplir. Mais l’expression qu’emploie souvent M. Herbert Spencer : « la persistance du plus apte », est plus exacte et quelquefois tout aussi commode. Nous avons vu que, grâce à la sélection, l’homme peut certainement obtenir de grands résultats et adapter les êtres organisés à ses besoins, en accumulant les variations légères, mais utiles, qui lui sont fournies par la nature. Mais la sélection naturelle, comme nous le verrons plus tard, est une puissance toujours prête à l’action ; puissance aussi supérieure aux faibles efforts de l’homme que les ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux de l’art. »
(…)
Je dois faire remarquer que j’emploie le terme de lutte pour l’existence dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l’un contre l’autre à qui se procurera les aliments nécessaires à son existence. Mais on arrivera à dire qu’une plante, au bord du désert, lutte pour l’existence contre la sécheresse, alors qu’il serait plus exact de dire que son existence dépend de l’humidité. On pourra dire plus exactement qu’une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient à se développer et à mûrir à son tour, lutte avec les plantes de la même espèce, ou d’espèces différentes, qui recouvrent déjà le sol. Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres ; or, c’est seulement au figuré que l’on pourra dire qu’il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre s’établissent sur le même arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la même branche et produisant des graines, luttent l’un avec l’autre. Comme ce sont les oiseaux qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d’eux, et l’on pourra dire au figuré que le gui lutte avec d’autres plantes portant des fruits, car il importe à chaque plante d’amener les oiseaux à manger les fruits qu’elle produit, pour en disséminer la graine. J’emploie donc, pour plus de commodité, le terme général lutte pour l’existence, dans ces différents sens qui se confondent les uns avec les autres.
PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L’AUGMENTATION DES INDIVIDUS.
La lutte pour l’existence résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit être détruit à quelque période de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l’augmentation géométrique étant donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable, qu’aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naît plus d’individus qu’il n’en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l’existence, soit avec un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d’espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C’est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n’y a là ni production artificielle d’alimentation, ni restriction apportée au mariage par la prudence. Bien que quelques espèces se multiplient aujourd’hui plus ou moins rapidement, il ne peut en être de même pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir.
Il n’y a aucune exception à la règle que tout être organisé se multiplie naturellement avec tant de rapidité que, s’il n’est détruit, la terre serait bientôt couverte par la descendance d’un seul couple. L’homme même, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doublé tous les vingt-cinq ans, et, à ce taux, en moins de mille ans, il n’y aurait littéralement plus de place sur le globe pour se tenir debout. Linné a calculé que, si une plante annuelle produit seulement deux graines — et il n’y a pas de plante qui soit si peu productive — et que l’année suivante les deux jeunes plants produisent à leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en vingt ans à un million de plants. De tous les animaux connus, l’éléphant, pense-t-on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J’ai fait quelques calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre qu’il commence à se reproduire à l’âge de trente ans, et qu’il continue jusqu’à quatre-vingt-dix ; dans l’intervalle, il produit six petits, et vit lui-même jusqu’à l’âge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix-neuf millions d’éléphants vivants, tous descendants du premier couple.
Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs théoriques, nous avons des preuves directes, c’est-à-dire les nombreux cas observés de la rapidité étonnante avec laquelle se multiplient certains animaux à l’état sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore de ce fait. Si l’on n’avait des données authentiques sur l’augmentation des bestiaux et des chevaux — qui cependant se reproduisent si lentement — dans l’Amérique méridionale et plus récemment en Australie, on ne voudrait certes pas croire aux chiffres que l’on indique. Il en est de même des plantes ; on pourrait citer bien des exemples de plantes importées devenues communes dans une île en moins de dix ans. Plusieurs plantes, telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd’hui les plus communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des espaces de plusieurs lieues carrées, à l’exclusion de toute autre plante, ont été importées d’Europe. Le docteur Falconer m’apprend qu’il y a aux Indes des plantes communes aujourd’hui, du cap Comorin jusqu’à l’Himalaya, qui ont été importées d’Amérique, nécessairement depuis la découverte de cette dernière partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d’autres que l’on pourrait citer, personne ne suppose que la fécondité des animaux et des plantes se soit tout à coup accrue de façon sensible. Les conditions de la vie sont très favorables, et, en conséquence, les parents vivent plus longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se développent ; telle est évidemment l’explication de ces faits. La progression géométrique de leur augmentation, progression dont les résultats ne manquent jamais de surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si extraordinaire, et leur distribution considérable dans leur nouvelle patrie.
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LA LUTTE POUR L’EXISTENCE EST PLUS ACHARNÉE QUAND ELLE A LIEU ENTRE DES INDIVIDUS ET DES VARIÉTÉS APPARTENANT À LA MÊME ESPÈCE.
Les espèces appartenant au même genre ont presque toujours, bien qu’il y ait beaucoup d’exceptions à cette règle, des habitudes et une constitution presque semblables ; la lutte entre ces espèces est donc beaucoup plus acharnée, si elles se trouvent placées en concurrence les unes avec les autres, que si cette lutte s’engage entre des espèces appartenant à des genres distincts. L’extension récente qu’a prise, dans certaines parties des États-Unis, une espèce d’hirondelle qui a causé l’extinction d’une autre espèce, nous offre un exemple de ce fait. Le développement de la draine a amené, dans certaines parties de l’Écosse, la rareté croissante de la grive commune. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire qu’une espèce de rats a chassé une autre espèce devant elle, sous les climats les plus divers ! En Russie, la petite blatte d’Asie a chassé devant elle sa grande congénère. En Australie, l’abeille que nous avons importée extermine rapidement la petite abeille indigène, dépourvue d’aiguillon. Une espèce de moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir à peu près comment il se fait que la concurrence soit plus vive entre les formes alliées, qui remplissent presque la même place dans l’économie de la nature ; mais il est très probable que, dans aucun cas, nous ne pourrions indiquer les raisons exactes de la victoire remportée par une espèce sur une autre dans la grande bataille de la vie.
Les remarques que je viens de faire conduisent à un corollaire de la plus haute importance, c’est-à-dire que la conformation de chaque être organisé est en rapport, dans les points les plus essentiels et quelquefois cependant les plus cachés, avec celle de tous les êtres organisés avec lesquels il se trouve en concurrence pour son alimentation et pour sa résidence, et avec celle de tous ceux qui lui servent de proie ou contre lesquels il a à se défendre. La conformation des dents et des griffes du tigre, celle des pattes et des crochets du parasite qui s’attache aux poils du tigre, offrent une confirmation évidente de cette loi. Mais les admirables graines emplumées de la chicorée sauvage et les pattes aplaties et frangées des coléoptères aquatiques ne semblent tout d’abord en rapport qu’avec l’air et avec l’eau. Cependant, l’avantage présenté par les graines emplumées se trouve, sans aucun doute, en rapport direct avec le sol déjà garni d’autres plantes, de façon à ce que les graines puissent se distribuer dans un grand espace et tomber sur un terrain qui n’est pas encore occupé. Chez le coléoptère aquatique, la structure des jambes, si admirablement adaptée pour qu’il puisse plonger, lui permet de lutter avec d’autres insectes aquatiques pour chercher sa proie, ou pour échapper aux attaques d’autres animaux.
La substance nutritive déposée dans les graines de bien des plantes semble, à première vue, ne présenter aucune espèce de rapports avec d’autres plantes. Mais la croissance vigoureuse des jeunes plants provenant de ces graines, les pois et les haricots par exemple, quand on les sème au milieu d’autres graminées, paraît indiquer que le principal avantage de cette substance est de favoriser la croissance des semis, dans la lutte qu’ils ont à soutenir contre les autres plantes qui poussent autour d’eux.
Pourquoi chaque forme végétale ne se multiplie-t-elle pas dans toute l’étendue de sa région naturelle jusqu’à doubler ou quadrupler le nombre de ses représentants ? Nous savons parfaitement qu’elle peut supporter un peu plus de chaleur ou de froid, un peu plus d’humidité ou de sécheresse, car nous savons qu’elle habite des régions plus chaudes ou plus froides, plus humides ou plus sèches. Cet exemple nous démontre que, si nous désirons donner à une plante le moyen d’accroître le nombre de ses représentants, il faut la mettre en état de vaincre ses concurrents et de déjouer les attaques des animaux qui s’en nourrissent. Sur les limites de son habitat géographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui serait d’un avantage certain ; mais nous avons toute raison de croire que quelques plantes ou quelques animaux seulement s’étendent assez loin pour être exclusivement détruits par la rigueur du climat. C’est seulement aux confins extrêmes de la vie, dans les régions arctiques ou sur les limites d’un désert absolu, que cesse la concurrence. Que la terre soit très froide ou très sèche, il n’y en aura pas moins concurrence entre quelques espèces ou entre les individus de la même espèce, pour occuper les endroits les plus chauds ou les plus humides.
LA SELECTION NATURELLE OU LA PERSISTANCE DU PLUS APTE.
Quelle influence a, sur la variabilité, cette lutte pour l’existence que nous venons de décrire si brièvement ? Le principe de la sélection, que nous avons vu si puissant entre les mains de l’homme, s’applique-t-il à l’état de nature ? Nous prouverons qu’il s’applique de façon très efficace. Rappelons-nous le nombre infini de variations légères, de simples différences individuelles, qui se présentent chez nos productions domestiques et, à un degré moindre, chez les espèces à l’état sauvage ; rappelons-nous aussi la force des tendances héréditaires. À l’état domestique, on peut dire que l’organisme entier devient en quelque sorte plastique. Mais, comme Hooker et Asa Gray l’ont fait si bien remarquer, la variabilité que nous remarquons chez toutes nos productions domestiques n’est pas l’œuvre directe de l’homme. L’homme ne peut ni produire ni empêcher les variations ; il ne peut que conserver et accumuler celles qui se présentent. Il expose, sans en avoir l’intention, les êtres organisés à de nouvelles conditions d’existence, et des variations en résultent ; or, des changements analogues peuvent, doivent même se présenter à l’état de nature. Qu’on se rappelle aussi combien sont complexes, combien sont étroits les rapports de tous les êtres organisés les uns avec les autres et avec les conditions physiques de la vie, et, en conséquence, quel avantage chacun d’eux peut retirer de diversités de conformation infiniment variées, étant données des conditions de vie différentes. Faut-il donc s’étonner, quand on voit que des variations utiles à l’homme se sont certainement produites, que d’autres variations, utiles à l’animal dans la grande et terrible bataille de la vie, se produisent dans le cours de nombreuses générations ? Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu’il naît beaucoup plus d’individus qu’il n’en peut vivre) que les individus possédant un avantage quelconque, quelque léger qu’il soit d’ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire ? Nous pouvons être certains, d’autre part, que toute variation, si peu nuisible qu’elle soit à l’individu ; entraîne forcément la disparition de celui-ci. J’ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles. Les variations insignifiantes, c’est-à-dire qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l’individu, ne sont certainement pas affectées par la sélection naturelle et demeurent à l’état d’éléments variables, tels que peut-être ceux que nous remarquons chez certaines espèces polymorphes, ou finissent par se fixer, grâce à la nature de l’organisme et à celle des conditions d’existence.
(…)
Le fait que les restes fossiles de chaque formation présentent, dans une certaine mesure, des caractères intermédiaires, comparativement aux fossiles enfouis dans les formations inférieures et supérieures, s’explique tout simplement par la situation intermédiaire qu’ils occupent dans la chaîne généalogique. Ce grand fait, que tous les êtres éteints peuvent être groupés dans les mêmes classes que les êtres vivants, est la conséquence naturelle de ce que les uns et les autres descendent de parents communs. Comme les espèces ont généralement divergé en caractères dans le long cours de leur descendance et de leurs modifications, nous pouvons comprendre pourquoi les formes les plus anciennes, c’est-à-dire les ancêtres de chaque groupe, occupent si souvent une position intermédiaire, dans une certaine mesure, entre les groupes actuels. On considère les formes nouvelles comme étant, dans leur ensemble, généralement plus élevées dans l’échelle de l’organisation que les formes anciennes ; elles doivent l’être d’ailleurs, car ce sont les formes les plus récentes et les plus perfectionnées qui, dans la lutte pour l’existence, ont dû l’emporter sur les formes plus anciennes et moins parfaites ; leurs organes ont dû aussi se spécialiser davantage pour remplir leurs diverses fonctions. Ce fait est tout à fait compatible avec celui de la persistance d’êtres nombreux, conservant encore une conformation élémentaire et peu parfaite, adaptée à des conditions d’existence également simples ; il est aussi compatible avec le fait que l’organisation de quelques formes a rétrogradé parce que ces formes se sont successivement adaptées, à chaque phase de leur descendance, à des conditions modifiées d’ordre inférieur. Enfin, la loi remarquable de la longue persistance de formes alliées sur un même continent — des marsupiaux en Australie, des édentés dans l’Amérique méridionale, et autres cas analogues — se comprend facilement, parce que, dans une même région, les formes existantes doivent être étroitement alliées aux formes éteintes par un lien généalogique. En ce qui concerne la distribution géographique, si l’on admet que, dans le cours immense des temps écoulés, il y a eu de grandes migrations dans les diverses parties du globe, dues à de nombreux changements climatériques et géographiques, ainsi qu’à des moyens nombreux, occasionnels et pour la plupart inconnus de dispersion, la plupart des faits importants de la distri bution géographique deviennent intelligibles d’après la théorie de la descendance avec modifications. Nous pouvons comprendre le parallélisme si frappant qui existe entre la distribution des êtres organisés dans l’espace, et leur succession géologique dans le temps. ; car, dans les deux cas, les êtres se rattachent les uns aux autres par le lien de la génération ordinaire, et les moyens de modification ont été les mêmes. Nous comprenons toute la signification de ce fait remarquable, qui a frappé tous les voyageurs, c’est-à-dire que, sur un même continent, dans les conditions les plus diverses, malgré la chaleur ou le froid, sur les montagnes ou dans les plaines, dans les déserts ou dans les marais, la plus grande partie des habitants de chaque grande classe ont entre eux des rapports évidents de parenté ; ils descendent, en effet, des mêmes premiers colons, leurs communs ancêtres. En vertu de ce même principe de migration antérieure, combiné dans la plupart des cas avec celui de la modification, et grâce à l’influence de la période glaciaire, on peut expliquer pourquoi l’on rencontre, sur les montagnes les plus éloignées les unes des autres et dans les zones tempérées de l’hémisphère boréal et de l’hémisphère austral, quelques plantes identiques et beaucoup d’autres étroitement alliées ; nous comprenons de même l’alliance étroite de quelques habitants des mers tempérées des deux hémisphères ; qui sont cependant séparées par l’océan tropical tout entier. Bien que deux régions présentent des conditions physiques aussi semblables qu’une même espèce puisse les désirer, nous ne devons pas nous étonner de ce que leurs habitants soient totalement différents, s’ils ont été séparés complètement les uns des autres depuis une très longue période ; le rapport d’organisme à organisme est, en effet, le plus important de tous les rapports, et comme les deux régions ont dû recevoir des colons venant du dehors, ou provenant de l’une ou de l’autre, à différentes époques et en proportions différentes, la marche des modifications dans les deux régions a dû inévitablement être différente. Dans l’hypothèse de migrations suivies de modifications subséquentes, il devient facile de comprendre pourquoi les îles océaniques ne sont peuplées que par un nombre restreint d’espèces, et pourquoi la plupart de ces espèces sont spéciales ou endémiques ; pourquoi on ne trouve pas dans ces îles des espèces appartenant aux groupes d’animaux qui ne peuvent pas traverser de larges bras de mer, tels que les grenouilles et les mammifères terrestres ; pourquoi, d’autre part, on rencontre dans des îles très éloignées de tout continent des espèces particulières et nouvelles de chauves-souris, animaux qui peuvent traverser l’océan. Des faits tels que ceux de l’existence de chauves-souris toutes spéciales dans les îles océaniques, à l’exclusion de tous autres animaux terrestres, sont absolument inexplicables d’après la théorie des créations indépendantes. L’existence d’espèces alliées ou représentatives dans deux régions quelconques implique, d’après la théorie de la descendance avec modifications, que les mêmes formes parentes ont autrefois habité les deux régions ; nous trouvons presque invariablement en effet que, lorsque deux régions séparées sont habitées par beaucoup d’espèces étroitement alliées, quelques espèces identiques sont encore communes aux deux. Partout où l’on rencontre beaucoup d’espèces étroitement alliées, mais distinctes, on trouve aussi des formes douteuses et des variétés appartenant aux mêmes groupes. En règle générale, les habitants de chaque région ont des liens étroits de parenté avec ceux occupant la région qui paraît avoir été la source la plus rapprochée d’où les colons ont pu partir. Nous en trouvons la preuve dans les rapports frappants qu’on remarque entre presque tous les animaux et presque toutes les plantes de l’archipel des Galapagos, de Juan-Fernandez et des autres îles américaines et les formes peuplant le continent américain voisin. Les mêmes relations existent entre les habitants de l’archipel du Cap-Vert et des îles voisines et ceux du continent africain ; or, il faut reconnaître que, d’après la théorie de la création, ces rapports demeurent inexplicables. Nous avons vu que la théorie de la sélection naturelle avec modification, entraînant les extinctions et la divergence des caractères, explique pourquoi tous les êtres organisés passés et présents peuvent se ranger, dans un petit nombre de grandes classes, en groupes subordonnés à d’autres groupes, dans lesquels les groupes éteints s’intercalent souvent entre les groupes récents. Ces mêmes principes nous montrent aussi pourquoi les affinités mutuelles des formes sont, dans chaque classe, si complexes et si indirectes ; pourquoi certains caractères sont plus utiles que d’autres pour la classification ; pourquoi les caractères d’adaptation n’ont presque aucune importance dans ce but, bien qu’indispensable à l’individu ; pourquoi les caractères dérivés de parties rudimentaires, sans utilité pour l’organisme, peuvent souvent avoir une très grande valeur au point de vue de la classification ; pourquoi, enfin, les caractères embryologiques sont ceux qui, sous ce rapport, ont fréquemment, le plus de valeur. Les véritables affinités des êtres organisés, au contraire de leurs ressemblances d’adaptation, sont le résultat héréditaire de la communauté de descendance. Le système naturel est un arrangement généalogique, où les degrés de différence sont désignés par les termes variétés, espèces, genres, familles, etc., dont il nous faut découvrir les lignées à l’aide des caractères permanents, quels qu’ils puissent être, et si insignifiante que soit leur importance vitale. La disposition semblable des os dans la main humaine, dans l’aile de la chauve-souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ; le même nombre de vertèbres dans le cou de la girafe et dans celui de l’éléphant ; tous ces faits et un nombre infini d’autres semblables s’expliquent facilement par la théorie de la descendance avec modifications successives, lentes et légères. La similitude de type entre l’aile et la jambe de la chauve-souris, quoique destinées à des usages si différents ; entre les mâchoires et les pattes du crabe ; entre les pétales, les étamines et les pistils d’une fleur, s’explique également dans une grande mesure par la théorie de la modification graduelle de parties ou d’organes qui, chez l’ancêtre reculé de chacune de ces classes, étaient primitivement semblables. Nous voyons clairement, d’après le principe que les variations successives ne surviennent pas toujours à un âge précoce et ne sont héréditaires qu’à l’âge correspondant, pourquoi les embryons de mammifères, d’oiseaux, de reptiles et de poissons, sont si semblables entre eux et si différents des formes adultes. Nous pouvons cesser de nous émerveiller de ce que les embryons d’un mammifère à respiration aérienne, ou d’un oiseau, aient des fentes branchiales et des artères en lacet, comme chez le poisson, qui doit, à l’aide de branchies bien développées, respirer l’air dissous dans l’eau. Le défaut d’usage, aidé quelquefois par la sélection naturelle, a dû souvent contribuer à réduire des organes devenus inutiles à la suite de changements dans les conditions d’existence ou dans les habitudes ; d’après cela, il est aisé de comprendre la signification des organes rudimentaires. Mais le défaut d’usage et la sélection n’agissent ordinairement sur l’individu que lorsqu’il est adulte et appelé à prendre une part directe et complète à la lutte pour l’existence, et n’ont, au contraire, que peu d’action sur un organe dans les premiers temps de la vie ; en conséquence, un organe inutile ne paraîtra que peu réduit et à peine rudimentaire pendant le premier âge. Le veau a, par exemple, hérité d’un ancêtre primitif ayant des dents bien développées, des dents qui ne percent jamais la gencive de la mâchoire supérieure. Or, nous pouvons admettre que les dents ont disparu chez l’animal adulte par suite du défaut d’usage, la sélection naturelle ayant admirablement adapté la langue, le palais et les lèvres à brouter sans leur aide, tandis que, chez le jeune veau, les dents n’ont pas été affectées, et, en vertu du principe de l’hérédité à l’âge correspondant, se sont transmises depuis une époque éloignée jusqu’à nos jours. Au point de vue de la création indépendante de chaque être organisé et de chaque organe spécial, comment expliquer l’existence de tous ces organes portant l’empreinte la plus évidente de la plus complète inutilité, tels, par exemple, les dents chez le veau à l’état embryonnaire, ou les ailes plissées que recouvrent, chez un grand nombre de coléoptères, des élytres soudées ? On peut dire que la nature s’est efforcée de nous révéler, par les organes rudimentaires, ainsi que par les conformations embryologiques et homologues, son plan de modifications, que nous nous refusons obstinément à comprendre. Je viens de récapituler les faits et les considérations qui m’ont profondément convaincu que, pendant une longue suite de générations, les espèces se sont modifiées. Ces modifications ont été effectuées principalement par la sélection naturelle de nombreuses variations légères et avantageuses ; puis les effets héréditaires de l’usage et du défaut d’usage des parties ont apporté un puissant concours à cette sélection ; enfin, l’action directe des conditions de milieux et les variations qui dans notre ignorance, nous semblent surgir spontanément, ont aussi joué un rôle, moins important, il est vrai, par leur influence sur les conformations d’adaptation dans le passé et dans le présent. Il paraît que je n’ai pas, dans les précédentes éditions de cet ouvrage, attribué un rôle assez important à la fréquence et à la valeur de ces dernières formes de variation, en ne leur attribuant pas des modifications permanentes de conformation, indépendamment de l’action de la sélection naturelle. Mais, puisque mes conclusions ont été récemment fortement dénaturées et puisque l’on a affirmé que j’attribue les modifications des espèces exclusivement à la sélection naturelle, on me permettra, sans doute, de faire remarquer que, dans la première édition de cet ouvrage, ainsi que dans les éditions subséquentes, j’ai reproduit dans une position très évidente, c’est-à-dire à la fin de l’introduction, la phrase suivante : « Je suis convaincu que la sélection naturelle a été l’agent principal des modifications, mais qu’elle n’a pas été exclusivement le seul. » Cela a été en vain, tant est grande la puissance d’une constante et fausse démonstration ; toutefois, l’histoire de la science prouve heureusement qu’elle ne dure pas longtemps. Il n’est guère possible de supposer qu’une théorie fausse pourrait expliquer de façon aussi satisfaisante que le fait la théorie de la sélection naturelle les diverses grandes séries de faits dont nous nous sommes occupés. On a récemment objecté que c’est là une fausse méthode de raisonnement ; mais c’est celle que l’on emploie généralement pour apprécier les événements ordinaires de la vie, et les plus grands savants n’ont pas dédaigné non plus de s’en servir. C’est ainsi qu’on en est arrivé à la théorie ondulatoire de la lumière ; et la croyance à la rotation de la terre sur son axe n’a que tout récemment trouvé l’appui de preuves directes. Ce n’est pas une objection valable que de dire que, jusqu’à présent, la science ne jette aucune lumière sur le problème bien plus élevé de l’essence ou de l’origine de la vie. Qui peut expliquer ce qu’est l’essence de l’attraction ou de la pesanteur ? Nul ne se refuse cependant aujourd’hui à admettre toutes les conséquences qui découlent d’un élément inconnu, l’attraction, bien que Leibnitz ait autrefois reproché à Newton d’avoir introduit dans la science « des propriétés occultes et des miracles ». Je ne vois aucune raison pour que les opinions développées dans ce volume blessent les sentiments religieux de qui que ce soit. Il suffit, d’ailleurs, jour montrer combien ces sortes d’impressions sont passagères, de se rappeler que la plus grande découverte que l’homme ait jamais faite ; la loi de l’attraction universelle, a été aussi attaquée par Leibnitz « comme subversive de la religion naturelle, et, dans ses conséquences, de la religion révélée ». Un ecclésiastique célèbre m’écrivant un jour ; « qu’il avait fini par comprendre que croire à la création de quelques formes capables de se développer par elles-mêmes en d’autres formes nécessaires, c’est avoir une conception tout aussi élevée de Dieu, que de croire qu’il ait eu besoin de nouveaux actes de création pour combler les lacunes causées par l’action des lois qu’il a établies. » On peut se demander pourquoi, jusque tout récemment, les naturalistes et les géologues les plus éminents ont toujours repoussé l’idée de la mutabilité des espèces. On ne peut pas affirmer que les êtres organisés à l’état de nature ne sont soumis à aucune variation ; on ne peut pas prouver que la somme des variations réalisées dans le cours des temps soit une quantité limitée ; on n’a pas pu et l’on ne peut établir de distinction bien nette entre les espèces et les variétés bien tranchées. On ne peut pas affirmer que les espèces entre-croisées soient invariablement stériles, et les variétés invariablement fécondes ; ni que la stérilité soit une qualité spéciale et un signe de création. La croyance à l’immutabilité des espèces était presque inévitable tant qu’on n’attribuait à l’histoire du globe qu’une durée fort courte, et maintenant que nous avons acquis quelques notions du laps de temps écoulé, nous sommes trop prompts à admettre, sans aucunes preuves, que les documents géologiques sont assez complets pour nous fournir la démonstration évidente de la mutation des espèces si cette mutation a réellement eu lieu. Mais la cause principale de notre répugnance naturelle à admettre qu’une espèce ait donné naissance à une autre espèce distincte tient à ce que nous sommes toujours peu disposés à admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrés intermédiaires. La difficulté est la même que celle que tant de géologues ont éprouvée lorsque Lyell a démontré le premier que les longues lignes d’escarpements intérieurs, ainsi que l’excavation des grandes vallées ; sont le résultat d’influences que nous voyons encore agir autour de nous. L’esprit ne peut concevoir toute la signification de ce terme : un million d’années, il ne saurait davantage ni additionner ni percevoir les effets complets de beaucoup de variations légères ; accumulées pendant un nombre presque infini de générations. Bien que je sois profondément convaincu de la vérité des opinions que j’ai brièvement exposées dans le présent volume ; je ne m’attends point à convaincre certains naturalistes ; fort expérimentés sans doute ; mais qui ; depuis longtemps ; se sont habitués à envisager une multitude de faits sous un point de vue directement opposé au mien. Il est si facile de cacher notre ignorance sous des expressions telles que plan de création, unité de type ; etc. ; et de penser que nous expliquons quand nous ne faisons que répéter un même fait. Celui qui a quelque disposition naturelle à attacher plus d’importance à quelques difficultés non résolues qu’à l’explication d’un certain nombre de faits rejettera certainement ma théorie. Quelques naturalistes doués d’une intelligence ouverte et déjà disposée à mettre en doute l’immutabilité des espèces peuvent être influencés par le contenu de ce volume, mais j’en appelle surtout avec confiance à l’avenir, aux jeunes naturalistes, qui pourront étudier impartialement les deux côtés de la question. Quiconque est amené à admettre la mutabilité des espèces rendra de véritables services en exprimant consciencieusement sa conviction, car c’est seulement ainsi que l’on pourra débarrasser la question de tous les préjugés qui l’étouffent. Plusieurs naturalistes éminents ont récemment exprimé l’opinion qu’il y a, dans chaque genre, une multitude d’espèces ; considérées comme telles, qui ne sont cependant pas de vraies espèces ; tandis qu’il en est d’autres qui sont réelles, c’est-à-dire qui ont été créées d’une manière indépendante. C’est là, il me semble ; une singulière conclusion. Après avoir reconnu une foule de formes, qu’ils considéraient tout récemment encore comme des créations spéciales, qui sont encore considérées comme telles par la grande majorité des naturalistes ; et qui conséquemment ont tous les caractères extérieurs de véritables espèces, ils admettent que ces formes sont le produit d’une série de variations et ils refusent d’étendre cette manière de voir à d’autres formes un peu différentes. Ils ne prétendent cependant pas pouvoir définir, ou même conjecturer, quelles sont les formes qui ont été créées et quelles sont celles qui sont le produit de lois secondaires. Ils admettent la variabilité comme verra causa dans un cas, et ils la rejettent arbitrairement dans un autre, sans établir aucune distinction fixe entre les deux. Le jour viendra où l’on pourra signaler ces faits comme un curieux exemple de l’aveuglement résultant d’une opinion préconçue. Ces savants ne semblent pas plus s’étonner d’un acte miraculeux de création que d’une naissance ordinaire. Mais croient-ils réellement qu’à d’innombrables époques de l’histoire de la terre certains atomes élémentaires ont reçu l’ordre de se constituer soudain en tissus vivants ? Admettent-ils qu’à chaque acte supposé de création il se soit produit un individu ou plusieurs ? Les espèces infiniment nombreuses de plantes et d’animaux ont-elles été créées à l’état de graines, d’ovules ou de parfait développement ? Et, dans le cas des mammifères, ont-elles, lors de leur création, porté les marques mensongères de la nutrition intra-utérine ? À ces questions, les partisans de la création de quelques formes vivantes ou d’une seule forme ne sauraient, sans doute, que répondre. Divers savants ont soutenu qu’il est aussi facile de croire à la création de cent millions d’êtres qu’à la création d’un seul ; mais en vertu de l’axiome philosophique de la moindre action formulé par Maupertuis, l’esprit est plus volontiers porté à admettre le nombre moindre, et nous ne pouvons certainement pas croire qu’une quantité innombrable de formes d’une même classe aient été créées avec les marques évidentes, mais trompeuses, de leur descendance d’un même ancêtre. Comme souvenir d’un état de choses antérieur, j’ai conservé, dans les paragraphes précédents et ailleurs, plusieurs expressions qui impliquent chez les naturalistes la croyance à la création séparée de chaque espèce. J’ai été fort blâmé de m’être exprimé ainsi ; mais c’était, sans aucun doute, l’opinion générale lors de l’apparition de la première édition de l’ouvrage actuel. J’ai causé autrefois avec beaucoup de naturalistes sur l’évolution, sans rencontrer jamais le moindre témoignage sympathique. Il est pro bable pourtant que quelques-uns croyaient alors à l’évolution, mais ils restaient silencieux, ou ils s’exprimaient d’une manière tellement ambiguë, qu’il n’était pas facile de comprendre leur opinion. Aujourd’hui, tout a changé et presque tous les naturalistes admettent le grand principe de l’évolution. Il en est cependant qui croient encore que des espèces ont subitement engendré, par des moyens encore inexpliqués, des formes nouvelles totalement différentes ; mais, comme j’ai cherché à le démontrer, il y a des preuves puissantes qui s’opposent à toute admission de ces modifications brusques et considérables. Au point de vue scientifique, et comme conduisant à des recherches ultérieures, il n’y a que peu de différence entre la croyance que de nouvelles formes ont été produites subitement d’une manière inexplicable par d’anciennes formes très différentes, et la vieille croyance à la création des espèces au moyen de la poussière terrestre. Jusqu’où, pourra-t-on me demander, poussez-vous votre doctrine de la modification des espèces ? C’est là une question à laquelle il est difficile de répondre, parce que plus les formes que nous considérons sont distinctes, plus les arguments en faveur de la communauté de descendance diminuent et perdent de leur force. Quelques arguments toutefois ont un très grand poids et une haute portée. Tous les membres de classes entières sont reliés les uns aux autres par une chaîne d’affinités, et peuvent tous, d’après un même principe, être classés en groupes subordonnés à d’autres groupes. Les restes fossiles tendent parfois à remplir d’immenses lacunes entre les ordres existants. Les organes à l’état rudimentaire témoignent clairement qu’ils ont existé à un état développé chez un ancêtre primitif ; fait qui, dans quelques cas, implique des modifications considérables chez ses descendants. Dans des classes entières, des conformations très variées sont construites sur un même plan, et les embryons très jeunes se ressemblent de très près. Je ne puis donc douter que la théorie de la descendance avec modifications ne doive comprendre tous les membres d’une même grande classe ou d’un même règne. Je crois que tous les animaux descendent de quatre ou cinq formes primitives tout au plus, et toutes les plantes d’un nombre égal ou même moindre.
(…)
« Ceux qui croient que chaque être a été créé tel qu’il est aujourd’hui doivent ressentir parfois un certain étonnement quand ils rencontrent un animal ayant des habitudes et une conformation qui ne concordent pas. Les pieds palmés de l’oie et du canard sont clairement conformés pour la nage. Il y a cependant dans les régions élevées des oies aux pieds palmés, qui n’approchent jamais de l’eau ; Audubon, seul, a vu la frégate, dont les quatre doigts sont palmés, se poser sur la surface de l’Océan. D’autre part, les grèbes et les foulques, oiseaux éminemment aquatiques, n’ont en fait de palmures qu’une légère membrane bordant les doigts. Ne semble-t-il pas évident que les longs doigts dépourvus de membranes des grallatores sont faits pour marcher dans les marais et sur les végétaux flottants ? La poule d’eau et le râle des genêts appartiennent à cet ordre ; cependant le premier de ces oiseaux est presque aussi aquatique que la foulque, et le second presque aussi terrestre que la caille ou la perdrix. Dans ces cas, et l’on pourrait en citer beaucoup d’autres, les habitudes ont changé sans que la conformation se soit modifiée de façon correspondante. On pourrait dire que le pied palmé de l’oie des hautes régions est devenu presque rudimentaire quant à ses fonctions, mais non pas quant à sa conformation. Chez la frégate, une forte échancrure de la membrane interdigitale indique un commencement de changement dans la conformation. Celui qui croit à des actes nombreux et séparés de création peut dire que, dans les cas de cette nature, il a plu au Créateur de remplacer un individu appartenant à un type par un autre appartenant à un autre type, ce qui me paraît être l’énoncé du même fait sous une forme recherchée. Celui qui, au contraire, croit à la lutte pour l’existence et au principe de la sélection naturelle reconnaît que chaque être organisé essaye constamment de se multiplier en nombre ; il sait, en outre, que si un être varie si peu que ce soit dans ses habitudes et dans sa conformation, et obtient ainsi un avantage sur quelque autre habitant de la même localité, il s’empare de la place de ce dernier, quelque différente qu’elle puisse être de celle qu’il occupe lui-même. Aussi n’éprouve-t-il aucune surprise en voyant des oies et des frégates aux pieds palmés, bien que ces oiseaux habitent la terre et qu’ils ne se posent que rarement sur l’eau ; des râles de genêts à doigts allongés vivant dans les prés au lieu de vivre dans les marais ; des pics habitant des lieux dépourvus de tout arbre ; et, enfin, des merles ou des hyménoptères plongeurs et des pétrels ayant les mœurs des pingouins. »
Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution » :
« En passant en revue générale, et en ordre inverse, les critiques adressées aux trois principes centraux du darwinisme, on peut donc dire, premièrement, que la prise en compte des extinctions de masse catastrophiques, et plus généralement du caractère fortuit des extinctiosn déclenchées, à tous les niveaux par des facteurs abiotiques, met en question la conception fondamentale de Darwin sur la fréquence relative dominante de la lutte entre les organismes suscitée par le surpeuplement du milieu…
Deuxièmement, l’idée générale de contrainte (plutôt conçue comme un facteur positif canalisant le changement depuis l’intérieur des organismes que comme facteur négatif limitant la variation susceptible de conduire à des modifications fonctionnelles (voir Gould, 1989a) contredit la notion darwinienne cruciale d’isotropie du matériau brut et, par conséquent, celle de la maîtrise par la sélection naturelle de l’orientation de la trajectoire évolutive…
Troisièmement, et de façon encore plus importante dans la mesure où cette critique fait le mieux la synthèse des trois, la théorie hiérarchique de la sélection naturelle, affirmant que la sélection s’exerce de façon considérable en fréquence relative à tous les niveaux, depuis celui des gènes jusqu’à celui des espèces, met en question la première patte du trépied – celle de la thèse selon laquelle la sélection n’œuvre pratiquement qu’au niveau des organismes, thèse qui joua un rôle crucial en permettant à Darwin de radicalement renverser le système de Paley via le recours à Adam Smith…
Si la prochaine génération d’évolutionnistes reprend et élargit l’approche ainsi proposée en ce début de nouveau millénaire, comme le laissent présager les travaux et les recherches préliminaires qui ont été menées par tant de scientifiques à la fin du précédent, alors nous devons encore rendre plus hommage à la vitalité des définitions rigoureuses et des principes solides proposés par Darwin lui-même lorsqu’il a fondé notre discipline. Car peu de théroies proposent ces vastes capacités explicatives et cette intrication de logique nécessaires à l’édification d’une structure conceptuelle qui continue aujourd’hui à être fascinante et à fournir une aide pertinente aux travaux en cours.
Cependant, ce n’est pas traiter Darwin avec le respect qu’il mérite que de considérer ses principes centraux seulement comme des idées révérées et intouchables ; pour honorer l’évolutionnisme britannique, il faut au contraire prendre maintenant ceux-ci comme des points de départ pour tenter de les reformuler, presque cent cinquante ans après qu’ils ont été énoncés. »
Stephen Jay Gould dans « Darwin et les grandes énigmes de la vie » :
« Pour commencer, Darwin prétend que l’évolution n’a pas un but. Les individus luttent pour accroître la représentation de leurs gènes dans les générations futures, un point c’est tout. S’il existe un ordre et une harmonie dans le monde, ce ne sont que les conséquences accidentelles de l’activité d’individus qui ne cherchent que leur profit personnel….
En second lieu, Darwin soutient que l’évolution n’est pas dirigée, qu’elle ne conduit pas inévitablement à l’apparition de caractéristiques supérieures. Les organismes ne font que s’adapter à leur environnement. La « dégénérescence » du parasite est aussi parfaite que l’élégance de la gazelle.
Enfin, Darwin fait reposer son interprétation de la nature sur une philosophie matérialiste. La matière est le fondement de toute existence ; l’intelligence, l’esprit et Dieu ne sont que des mots qui servent à désigner les manifestations de la complexité du cerveau… »
« Cette vision de la vie » de Stephen Jay Gould :
« 1°) La nature doit être désormais considérée comme un lieu de compétition et de lutte, et non comme une harmonie supérieure et ineffable… La lutte est une simple métaphore, qui n’implique pas nécessairement un combat sanglant (on peut considérer, nous dit Darwin, qu’une plante en bordure du désert lutte contre un environnement inclément). Mais la plupart du temps, la compétition procède par élimination et certains meurent de ce qui fait vivre les autres. La lutte, en outre, opère pour le succès reproductif des organismes individuels, et non directement en vue d’une harmonie supérieure…
Dans l’une de ses métaphores les plus incisives, mettant en garde contre l’apparente harmonie de la nature, Darwin semble tailler en pièces la foi de Humboldt et les toiles de Church :
« Nous regardons la face de la nature resplendissante de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d’alimentation ; mais nous ne voyons pas, ou nous oublions que les oiseaux qui chantent perchés nonchalamment sur une branche se nourrissent principalement d’insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils détruisent continuellement une forme de vie, nous oublions combien souvent ces oiseaux chanteurs, ou leurs œufs ou leurs nids sont détruits par d’autre oiseaux et des bêtes de proie. »
2°) Les lignées évolutives ne suivent aucune direction intrinsèque qui les conduirait vers des états supérieurs ou vers une plus grane unification. La sélection naturelle ne donne que des adaptations locales : les organismes se transforment en réponse aux modifications de leur environnement. Les causes géologiques et climatiques du changement environnemental n’imposent elles aussi aucune direction intrinsèque. L’évolution est opportuniste.
3°) Les changements évolutifs ne sont pas mus par une force interne et harmonieuse. L’évolution exprime un équilibre entre les caractéristiques internes des organismes et le vecteur externe du changement environnemental. Ces forces interne et externe incluent toutes deux des composantes aléatoires, ce qui écarte encore plus toute idée de tension vers l’union et l’harmonie. La force interne des mutations génétiques, source première des variations évolutives, fonctionne de manière aléatoire par rapport à la direction de la sélection naturelle. La force externe du chagement environnemental se modifie capricieusement par rapport au progrès et à la complexité des organismes… Je regrette également l’hypothèse excessivement adaptationniste qui affirme que tout trait évolutif dépourvu d’intérêt dans notre vie actuelle est probablement apparu autrefois pour de bonnes raisons, liées à des conditions passées qui ont depuis évolué. Dans notre monde impitoyable, complexe et partiellement aléatoire, nombre de traits n’ont tout simplement aucun sens fonctionnel. Point final… »
Stephen Jay Gould dans « Quand les poules auront des dents » :
« La thèse centrale de Darwin stipule que la sélection naturelle porte sur des « individus » engagés dans une lutte (métaphorique et sans intention consciente, bien sûr) en vue du succès reproductif. Les « individus » qui laissent le plus de descendants survivants obtiennent un avantage darwinien, et les populations changent en fonction de ce résultat. Très bien, mais comment allons-nous définir l’ « individu » engagé dans ce type de lutte ? Darwin a donné une réponse claire : les individus sont des organismes, c’est-à-dire des êtres vivants considérés au niveau de leurs corps, comme dans le sens courant (même s’il faut nuancer un peu cette conception pour tenir compte de cas ambigus comme les champignons ou les pucerons). La sélection naturelle joue sur ces organismes… L’accent ainsi mis par Darwin sur les organismes individuels au sens courant a joué un rôle central dans sa reformulation radicale de la vision de la nature, car il a consciemment cherché à renverser la conception classique et réconfortante d’une nature fondamentalement bienveillante, où le Créateur interviendrait directement pour doter les organismes de bonnes adaptations et faire des écosystèmes harmonieux… Pour Darwin, seuls les organismes étaient des individus, autrement dit des « cibles de la sélection ». Or quelles propriétés doit posséder une netité pour fonctionner comme un individu darwinien et les organismes sont-ils les seules entités de ce type dans la nature ? On peut énumérer cinq de ces propriétés : un « individu » doit avoir un début dans le temps très net (sa naissance), une fin très nette (sa mort) et suffisamment de stabilité entre ces deux moments pour être reconnu comme une entité. Ces trois premières propriéts suffisent à définir un « individu » en un sens tout à fait abstrait. Mais une unité doit posséder deux propriétés supplémentaires pour entrer dans le processus darwinien de la compétition reproductive : premièrement, un individu darwinien doit engendrer des rejetons et deuxièmement, ces derniers doivent résulter d’un principe d’hérédité, par lequel ils ressemblent à leurs géniteurs, avec la possibilité de certaines différences. Darwin avait surement raison de penser que les organismes ordinaires possèdent ces cinq propriétés… mais qu’en est-il des entités plus globales que des organismes ? Qu’en est-il des gènes, « au-dessous » des organismes, ou des espèces, « au-dessus » ? Tout compte fait, une espèce naît lorsqu’une population s’isole et se détache de la lignée souche parentale. Et elle meurt, sans ambiguïté, lorsqu’elle s’éteint. La plupart des espèces sont assez stables pendant toute leur durée géologique. Les gènes possèdent également les cinq propriétés clés que sont la naissance, la mort, la stabilité, la reproduction et la transmission héréditaire avec possibilité de différences… Les gènes et les espèces sont aussi des individus darwiniens, et la sélection peut également s’appliquer à ces entités plus petites ou plus grandes que des organismes. La sélection peut œuvrer simultanément à plusieurs niveaux de la hiérarchie généalogique : sur des gènes et des lignées cellulaires, « au-dessous » des organismes, ainsi que sur des populations et des espéces, « au-dessus » des organismes. A tous ces niveaux existent de légitimes individus darwiniens et cette conception hiérarchique nous fournit donc une définition biologique correcte, vaste et globale, du terme « individu ». Lorsque la sélection agit simultanément sur plusieurs sortes d’ « individus » à différents niveaux, l’évolution ne fonctionne pas comme Darwin l’avait envisagé. Les stabilités dans le temps ne découlent pas de la perfection adaptative, mais d’équilibres et de rétrocontrôles… La nature ne se caractérise pas automatiquement par une harmonie entre unités clairement définies. Elle comporte de multiples niveaux, interagissant avec un certain flou à leurs frontières. »