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Romain Rolland et Léon Trotsky
lundi 27 janvier 2014, par
Romain Rolland et Léon Trotsky
Grand écrivain français, Romain Rolland passe du pacifisme à un soutien relatif de la révolution russe puis au stalinisme.
Pendant la guerre, Romain Rolland soutient Lénine et Trotsky. Pierre Monatte écrit en mars 1929, « dès les premiers jours de la guerre, « La Vie Ouvrière » refusa de participer à l’union sacrée, qu’en octobre 1914 nous fûmes de ceux qui passèrent des nuits à recopier ce long et poignant cri d’humanité lancé par Romain Rolland sous le titre d’"Au-dessus de la mêlée ", que, vers la même époque, sortes d’épaves dans le naufrage du socialisme, noyés, ballotés, survivants se cherchant, nous nous sommes rapprochés des socialistes russes et liés avec Trotsky. Rolland et Trotsky : ces deux hommes nous ont sauvés du dégoût, du désespoir ; ils ont sauvegardé nos raisons de vivre et ranimé notre confiance dans l’humanité et dans la révolution. Un an après, les épaves reprenaient la haute mer. C’était Zimmerwald. »
Pendant la guerre, Rolland, en se plaçant " au-dessus de la mêlée ", suscita un légitime respect pour son courage personnel. C’était l’époque où l’héroïsme grégaire couvrait de cadavres les montagnes et les plaines de l’Europe, tandis que le courage personnel, même à la dose la plus modeste, se rencontrait bien rarement, surtout parmi les " aristocrates de la pensée ".
Rolland refusait de hurler avec les loups de sa patrie ; il s’éleva " au-dessus de la mêlée ", ou plus exactement il s’en détourna il se retrancha en terrain neutre. Il continua, dans le grondement de la guerre, très assourdi, il est vrai, dans la Suisse neutre, à apprécier la science allemande et l’art allemand et à prêcher la collaboration des deux peuples.
Ce programme n’était certes pas d’une effrayante audace, mais pour le proclamer alors, en plein déchaînement de chauvinisme universel, il n’en fallait pas moins une certaine indépendance personnelle. Et cela séduisait.
Cependant, dès ce moment, s’apercevaient bien l’étroitesse de la philosophie de Rolland, et, si j’ose ainsi m’exprimer, l’égoïsme de son humanisme. Rolland, lui, s’était retranché en Suisse neutre, mais tous les autres ? Un peuple ne peut pas se placer au-dessus de la mêlée, puisqu’il est la chair à canon de cette mêlée. Le prolétariat français ne pouvait pas s’en aller en Suisse. Le drapeau de Rolland était destiné exclusivement à son usage personnel : c’était le drapeau d’un grand artiste, nourri des littératures française et allemande, ayant dépassé l’âge du service militaire, et muni des ressources nécessaires pour se transporter d’un pays dans un autre.
L’étroitesse de l’humanisme rollandiste se manifesta pleinement plus tard, lorsque le problème de la guerre, de la paix, et de la collaboration intellectuelle devint le problème de la révolution. Ici encore, Rolland résolut de rester au-dessus de la mêlée. Il ne reconnaît ni dictature, ni violence, ni de droite, ni de gauche. Certes, les événements historiques ne dépendent pas d’une telle reconnaissance ; mais le poète n’en a pas moins le droit de porter sur eux un jugement moral ou esthétique, et au poète, à l’égocentriste humanitaire, cela suffit.
Mais les masses populaires ? Si elles supportent servilement la dictature du capital, Rolland condamnera poétiquement et esthétiquement la bourgeoisie ; si au contraire les travailleurs tentent de, renverser la violence des exploiteurs par le seul moyen à leur disposition, la violence révolutionnaire, ils se heurteront à la condamnation éthique et esthétique de Rolland.
Ainsi l’histoire humaine n’est en somme qu’une matière à interprétation artistique ou à jugement moral.
La prétention individualiste de Rolland appartient au passé.
(extrait de Trotsky dans « Le drame du prolétariat français », 1922)
Romain Rolland - Journal -Septembre 1916
« Le gouvernement français, qui compte trois socialistes, dont Guesde et Sembat, vient de supprimer le quotidien russe de Paris, « Nache Slovo », et d’expulser un des principaux rédacteurs, Léon Trotsky, l’un des chefs de la révolution russe en 1905, un des présidents du conseil des députés ouvriers (sorte de gouvernement révolutionnaire provisoire), condamné à quatre ans de prison. Théoricien du marxisme, il avait écrit, au début de la guerre, une brochure où il dénonçait l’impérialisme allemand aussi bien que celui des autres pays. Cette brochure lui valut une condamnation à l’emprisonnement par contumace en Allemagne. On a prétendu l’inculper ici dans des troubles qui se sont produits à Marseille parmi les troupes russes. Trotsky, le « Nache Slovo » et le « Comité (français) pour la reprise des relations internationales (siège social 33, rue Grange-aux-Belles, Paris Xe), qui prend leur défense, protestent contre cette accusation.
« La vérité, c’est qu’on a supprimé « Nache Slovo » parce qu’il était l’organe des internationalistes russes. La vérité, c’est qu’on expulse Trotsky parce qu’il est un des plus ardents défenseurs de ces idées ; et ce double acte d’arbitraire prouve, une fois de plus, toute l’hypocrisie et le mensonge des phrases sur la Liberté, le Droit et la Justice, qui ne servent qu’à masquer la ruine matérielle et morale à laquelle la guerre voue les populations et les pays les plus civilisés du monde. La vérité, c’est que cette double mesure d’arbitraire est la première de toute une série de mesures de répression que le citoyen Sembat, aux applaudissements de la presse de mensonges et de corruption, de chauvinisme et de nationalisme criminels, n’a pas craint d’annoncer et de lancer comme menace du haut de la tribune du dernier Conseil National du Parti socialiste. »
(Réunion du Conseil pour la reprise des relations internationales du 25 septembre 1916)
N.B. – Ce comité a été fondé par Merrheim au lendemain de Zimmerwald, et est composé de syndicalistes. Les circulaires sont rédigées par Merrheim et Rosmer. »
Romain Rolland - Journal – décembre 1916
« Les proscrits de l’Univers
Léon Trotzky, l’un des chefs de la révolution russe de 1905, condamné en Russie, condamné en Allemagne, réfugié à Paris, expulsé de France, refusé par la Suisse, conduit en Espagne, est expulsé d’Espagne, embarqué par La Havane ; et il est à craindre qu’on ne le livre, indirectement, à la Russie. Le plus lâche, c’est que les journaux socialistes de la majorité – « L’action socialiste » à Paris – le diffament et le calomnient (à l’indignation du « Populaire » et de l’« Avanti »).
Romain Rolland – Journal – Février 1917
« Trotsky, réfugié à Cuba, s’était mis en route pour la Russie, sur l’invitation du Comité de Petrograd. Arrivé à Halifax, il se vit, sur son vaisseau (vaisseau neutre), sommé par la police canadienne de débarquer. Il protesta énergiquement et déclara qu’il ne cèderait qu’à la force. Il fut blessé d’un coup de revolver, on lui mit les menottes et on l’emprisonna. Cette nouvelle causa en Russie une grande agitation. L’ambassadeur d’Angleterre à Petrograd, pressé par Miliuokoff, sous la menace de l’émotion populaire, déclara que si le gouvernement provisoire voulait donner l’assurance que Trotsky était socialiste-patriote et ne ferait pas d’opposition au gouvernement, il serait aussitôt relâché. Cette insolente et naïve déclaration blessa jusqu’aux conservateurs russes. »
Romain Rolland – Journal – Juillet 1917
« Le numéro de la « Correspondance-Pravda » que j’ai dans les mains est daté du 28 juillet. Son premier article est intitulé : « L’offensive des social-patriotes contre le peuple russe. » Si Kérensky a trouvé tant d’enthousiasme dans la bourgeoisie, avec ses appels à la guerre, c’est que l’on y voyait le seul remède contre la révolution. « L’offensive russe libérera la Russie des miasmes des bolcheviki et de l’anarchie », déclarait joyeusement, le 3 juillet, toute la presse contre-révolutionnaire. La masse ouvrière de Petrograd le savait. Au Comité des ouvriers et des soldats, malgré les discours de Tseretelli, Skobeleff, Tchernoff, 271 délégués (et non pas 71, comme l’annonça l’agence de Petrograd) votèrent contre l’offensive, qui fut acceptée par 470 voix (Les 150.000 soldats de Petrograd ont deux fois autant de voix au Conseil que les 500.000 prolétaires de Petrograd. En fait, la majorité du prolétariat et de la garnison de Petrograd était contre l’offensive). Le régiment de mitrailleurs de Petrograd, invité à se rendre sur le front répondit : « Tant qu’il y aura un gouvernement capitaliste en Russie, tant qu’uni aux capitalismes d’Angleterre, de France et d’Amérique, il mènera une guerre impérialiste, nous n’irons pas sur le front. » Les régiments Pawlosky et Moskowsky se joignirent à eux. Les 40.000 ouvriers des usines Poutiloff décidèrent la grève. Les bolcheviki retinrent, autant qu’ils le purent, la masse des ouvriers et des soldats. Ils comptaient sur le temps, qui, amenant fatalement la ruine de l’offensive décidée par Kérensky, porterait au pouvoir l’opposition actuelle. Les événements furent plus forts. Le 17 juillet, une manifestation des régiments bolcheviki de Petrograd, des ouvriers et de 15.000 matelots de Cronstadt, se rencontra dans les rues avec les cosaques, que depuis des semaines avaient dressé les contre-révolutionnaires Milioukoff et Goutchkoff. Il y eut collision sanglante. Les trois ministres cadets se retirèrent. Le mouvement révolutionnaire grossit. Le gouvernement fit appeler des régiments d’artillerie et fit installer des canons sur le Liteiny. »
« Et Petrograd entendit les salves commandées par les ministres social-patriotes, les Tseretelli, Skobeleff, Tchernoff, contre l’avant-garde de la révolution. » L’état de siège fut décrété à Petrograd, et les chefs bolcheviki furent emprisonnés. L’agence de Petrograd télégraphie triomphalement que les ministres occupaient de nouveau leurs postes et que l’ordre régnait. Deux heures plus tard, la même agence devait annoncer que le prince Lvoff démissionnait de ses fonctions de Président du Conseil, que Kérensky le remplaçait, cumulant ses fonctions avec celles de ministre de la guerre, et que Tseretelli acceptait le ministère de l’intérieur. »
« Les socialistes petits bourgeois ont cru pouvoir sauver la révolution, avec l’alliance de la seule bourgeoisie. Ils ont répandu le sang du prolétariat, et maintenant qu’ils sont séparés du prolétariat de Petrograd par un fleuve de sang, la bourgeoisie les abandonne… Les social-patriotes n’ont pas craint de jouer le rôle de Cavaignac et de répandre le sang du prolétariat russe. La première phase de la révolution russe est terminée, dit la « Pravda ». Si la révolution continue à se développer, elle devra marcher par-dessus le cadavre politique des social-patriotes. »
Dans cette lutte au couteau entre les éléments contre-révolutionnaires et la Révolution, la calomnie et l’injure ont tout de suite joué (comme toujours en pareil cas) un rôle atroce. Les mêmes cris sauvages hurlés contre les combattants de juin et contre la Commune, ont été poussés contre les bolcheviki ; et « tous les journalistes libéraux y ont mis le même acharnement que la police. La « Rabotchaya Gazeta » (organe des mencheviki social-patriotes) donna le signal des calomnies et des provocations. On s’appliqua à salir tout l’entourage de Lénine (Zinoviev, Radek, Trotsky, etc.) afin de pouvoir, après, assassiner moralement celui qu’on appelait le Marat de la révolution russe – « le lutteur clair comme le cristal », comme le nomme la « Pravda », « le cœur et le cerveau de la révolution ».
Romain Rolland – Journal – août 1917
« Nouveaux numéros de la « Correspondance Russe – Pravda » (publiée par la délégation à l’étranger du Comité Central des bolcheviki). N°3, 13 août ; N°4, 20 août.
C’est le récit des efforts tortueux des social-patriotes pour écraser Lénine et Zinovieff. Ceux-ci refusent de se livrer, ayant une méfiance justifiée en leurs juges. Les social-patriotes ont proposé, le 26 juillet, au Comité central des Soviets d’exclure Lénine, Zinovieff, Kawjaneff et Trotsky. Ils se sont heurtés aux protestations du représentant des bolcheviki, Noguine, de Riazanoff, l’historien connu de l’Internationale, représentant du groupe Trotsky et de Martoff, représentant des mencheviki internationalistes.
« Lénine et Zinovieff, a dit Noguine, n’acceptent pas de comparaître devant les autorités chargées de l’enquête, car ils n’ont aucune garantie qu’ils ne seront pas tués en prison… Nous n’avons pas le droit de leur demander d’avoir confiance en vos geôliers… »
Riazanoff a dit : « Quelle garantie de justice avons-nous lorsqu’au Ministère de la Justice siègent des gens qui chargent d’une enquête un coquin de premier rang, un Alexinsky ? Tseretelli est maintenant à la tête du Ministère de l’Intérieur ; mais a-t-il la certitude qu’il pourra purifier ce repaire de malfaiteurs ? Aussi longtemps que nous n’aurons aucune garantie, nous ne livrerons pas nos camarades en pâture à ces carnivores… » Martoff a reproché au gouvernement de ne pas combattre la contre-révolution et de lutter seulement contre l’anarchie. « La révolution n’est pas encore terminée ; et l’on n’a même pas encore envisagé l’épuration du repaire de la contre-révolution. »
Lettre du camarade Trotsky au gouvernement provisoire
« Citoyen ministre, j’ai été informé que le décret relatif aux arrestations des camarades Lénine, Zinovieff et Karjeneff, motivé par les événements des 16-17 juillet, m’exclut. Pour cette raison, je suis obligé de porter à votre connaissance ce qui suit :
1°) Je partage absolument le point de vue de Lénine, Zinovieff et Karjeneff, et j’ai développé ce point de vue dans mon organe « Vperiod » et au cours de mes interventions publiques ;
2°) Mon attitude relative aux événements des 16-17 juillet est en concordance avec celle des camarades cités….
Trotsky explique ensuite qu’ayant appris pour la première fois le 16 juillet la démonstration projetée des régiments de mitrailleurs et des autres, il a tout fait avec ses camarades pour empêcher cette démonstration ; que la démonstration ayant eu lieu néanmoins, il se rendit avec les camarades bolcheviki devant le Palais de Tauride, expirmant leur accord avec le mot d’ordre de la démonstration : « tout le pouvoir aux conseils des délégués », mais exhortant les manifestants à agir pacifiquement ; que, dans la nuit du 16 au 17 juillet, il appuya la proposition de Karjeneff de prendre toutes les mesures pour empêcher la répétition de la démonstration, le 17 juillet, mais que quand il fut communiqué de tous les quartier de la ville que les ouvriers des fabriques et les régiments étaient décidés à descendre dans la rue, et qu’on vit l’impossibilité de retenir les masses, tous les camarades bolcheviki décidèrent de faire leurs efforts pour que la démonstration restât pacifique et que les masses n’eussent pas d’armes.
Pendant toute la journée du 17, Trotsky, au Palais de Tauride est intervenu dans ce sens, auprès des manifestants, ainsi que tous ses camarades.
« 3°) Si je n’appartiens pas à la « Pravda » et à l’organisation des bolcheviki, ce n’est pas pour divergence d’opinions politiques, mais par suite des conditions passées de notre parti ; conditions qui ont perdu leur importance aujourd’hui ;
4°) La nouvelle répandue dans les journaux selon laquelle j’aurais renié ma participation à l’organisation des bolcheviki est donc un mensonge, de même que la nouvelle que j’aurais prié les autorités de me protéger contre le lynchage de la foule ;
5°) D’après tout ce qui a précédé, il est évident qu’il est illogique de m’exclure du décret d’arrestation des camarades Lénine, Zinovieff et Karjeneff ;
6°) En ce qui concerne le côté politique de l’affaire, vous ne pouvez douter aucunement que je ne sois un adversaire déterminé de la politique du gouvernement provisoire, au même titre que les camarades cités. Cette exception dont je bénéficie souligne d’une façon encore plus éclatante les mesures arbitraires prises contre les camarades Lénine, Zinovieff et Karjeneff. – Petrograd le 7 juillet 1917. »
Septembre 1917
« Lounatcharsky et Trtosky se meurent de faim dans leur prison, où on prétend les contraindre à des travaux de guerre. »
« Lounatcharsky a dû être remis en liberté avec Trotsky, sur les instances du Soviet, au moment de la marche de Korniloff sur Petrograd. »
Novembre 1917
Les maximalistes au pouvoir. Lénine, Trotsky, Lounatcharsky, commissaires du peuple à l’Intérieur, aux Affaires étrangères et à l’Instruction publique. Proposition d’armistice à l’Allemagne. Les Alliés refusent de reconnaître le gouvernement de la Révolution Russe. Clemenceau, au pouvoir, débute ses coups de force. »
Janvier 1918
Guilbeaux m’écrit le 7 janvier :
« Selon mon opinion, on doit opter pour l’un ou l’autre camp : les bolcheviki ou le bloc des social-patriotes et des bourgeois. Depuis la révolution socialiste de novembre, un monde nouveau, absolument nouveau, s’inaugure : non seulement il faut intensifier la lutte contre la guerre, mais travailler à la suppression de l’anarchie capitaliste et à l’instauration du socialisme. Tout autant que vous, j’aime la liberté ; mais pour conquérir cette liberté, il importe précisément de libérer l’homme de la dépendance économique qui le subjugue. Seul, le remplacement de la société capitaliste par la société socialiste nous apportera cette liberté… »
Je lui réplique (9 janvier) :
« Mon cher ami, je comprends votre point de vue. Vous avez votre foi, vous la servez vaillamment : vous êtes conséquent avec vous-même, Je le trouve très bien, je n’ai rien à objecter. Mais votre point de vue n’est pas le mien. Votre foi n’est pas la mienne. Je ne crois pas que chacun de nous soit une simple « molécule » de la collectivité. Je crois que chaque être est un monde et que si ces mondes doivent chercher à s’harmoniser dans l’univers, aucun n’a le droit d’imposer à un autre ses lois ou celles de son système solaire. La liberté à laquelle j’ai voué mon amour et mon énergie tout entière est la liberté morale. Elle ne se trouve pas plus assurée par le socialisme ou le bolchevisme que par le capitalisme…
J’approuve (j’admire) la lettre de Trotsky, opprimé, expulsé, flagellant Guesde de son ironie. Mais du jour où Trotsky opprimerait à son tour, il me serait aussi peu sympathique que ceux qui l’ont opprimé ; et ce n’est pas parce qu’une dictature serait socialiste que j’y souscrirai… »
Février 1918
« A Brest-Litovsk, Trotsky déclare que la Russie, renonçant à la signature d’un traité de paix, déclare terminé l’état de guerre, et ordonne la démobilisation générale. »
26 juillet 1918
Romain Rolland : « Chacun a le droit de juger comme il l’entend les révolutionnaires russes. Mais pas en prétendant m’associer à un article contre eux. Si on dit devant moi du mal de gens que j’estime, j’ai le droit de protester, de vouloir que ma protestation soit insérée. Par conséquent, si vous introduisez dans la « question Romain Rolland » la question du Bolchevisme, je répondrai… Moins que jamais, à l’heure où la révolution russe est entourée d’un monde d’ennemis, je ne permettrai qu’on puisse laisser supposer que j’approuve (ne fût-ce que par mon silence) leurs attaques contre elle. »
Jean-Michel Krivine écrit :
« Romain Rolland (1866/1944) est un écrivain très célèbre qui a d’abord été pacifiste et est allé se réfugier en Suisse lors de la première guerre mondiale. Il devait y rester jusqu’en 1937. Lors d’un voyage en Inde pendant la guerre il eut l’occasion de rencontrer et d’admirer le Mahatma Gandhi. Puis il est attiré par la révolution russe mais demeure critique à cause de sa violence. A partir de 1927 il soutiendra le régime soviétique, deviendra un « compagnon de route » docile mais n’adhérera pas au PC et se permettra de défendre Victor Serge auprès de Staline en 1935. Cependant, comme le rappelle Trotski dans un article de la même année intitulé « Romain Rolland remplit sa mission » : il « place en Staline autant de confiance qu’il en mit autrefois en Gandhi (…) Avec une autorité qui n’est guère fondée, Romain Rolland décrète que la politique de l’Internationale communiste continue à se conformer rigoureusement aux enseignements de Lénine. » (1) Signalons que l’écrivain était sous bonne garde car la princesse russe Maria Pavlova Koudatchova qui fut successivement sa secrétaire, sa maîtresse, son épouse et sa veuve, faisait partie des Dames du Kremlin, c’est-à-dire des agents féminins des services soviétiques… »
Quand Romain Rolland cautionnait le stalinisme
Trotsky écrit :
« Nous ne parlerons pas des Aragon, des Ehrenbourg et autres petits bourgeois ; nous n’allons pas qualifier les messieurs qui, avec le même enthousiasme écrivent la biographie de Jésus-Christ et celle de Joseph Staline (ceux-là, leur mort même ne les a pas amnistiés). Nous passons sur le triste, pour ne pas dire honteux déclin de Romain Rolland. »
« Les oeuvres des "amis de l’U.R.S.S" se classent en trois grandes catégories. Le journalisme des dilettantes, le genre descriptif, le reportage "de gauche" — plus ou moins — fournissent le plus grand nombre de livres et d’articles. A côté se rangent, quoique avec de plus hautes prétentions, les couvres du "communisme" humanitaire, lyrique et pacifiste. La troisième place est occupée par les schématisations économiques, dans l’esprit vieil-allemand du socialisme universitaire. Louis Fisher et Duranty sont suffisamment connus comme les représentants du premier type d’auteurs. Feu Barbusse et Romain Rolland représentent le mieux la catégorie des "amis humanitaires" : ce n’est certes pas sans raison qu’avant de venir à Staline l’un écrivit une Vie de Jésus et l’autre une biographie de Gandhi. Enfin, le socialisme conservatenr et pédant a trouvé dans l’infatigable couple fabien des Webb ses représentants les plus autorisés. »
Comment Romain Rolland s’entretient avec Staline sur quelques crimes de ce dernier
Aux peuples assassinés, par Romain Rolland.
Les horreurs accomplies dans ces trente derniers mois ont rudement secoué les âmes d’Occident. Le martyre de la Belgique, de la Serbie, de la Pologne, de tous les pauvres pays de l’Ouest et de l’Est foulés par l’invasion, ne peut plus s’oublier. Mais ces iniquités qui nous révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante ans,—cinquante ans seulement ?—que la civilisation d’Europe les accomplit ou les laisse accomplir autour d’elle.
Qui dira de quel prix le Sultan rouge a payé à ses muets de la presse et de la diplomatie européennes le sang des deux cent mille Arméniens égorgés pendant les premiers massacres de 1894-1896 ? Qui criera les souffrances des peuples livrés en proie aux rapines des expéditions coloniales ? Qui, lorsqu’un coin du voile a été soulevé sur telle ou telle partie de ce champ de douleur,—Damaraland ou Congo—a pu en supporter la vision sans horreur ? Quel homme « civilisé » peut penser sans rougir aux massacres de Mandchourie et à l’expédition de Chine, en 1900-1901, où l’empereur allemand donnait à ses soldats, pour exemple, Attila ; où les armées réunies de la « Civilisation » rivalisèrent entre elles de vandalisme contre une civilisation plus ancienne et plus haute ?(1) Quel secours l’Occident a-t-il prêté aux races persécutées de l’Est européen : Juifs, Polonais, Finlandais, etc ?(2) Quelle aide à la Turquie et à la Chine tentant de se régénérer ? Il y a soixante ans, la Chine, empoisonnée par l’opium des Indes, voulut se délivrer du vice qui la tuait : elle se vit, après deux guerres et un traité humiliant, imposer par l’Angleterre le poison qui rapporta en un siècle, dit-on, à la Compagnie des Indes Orientales, onze milliards de bénéfice. Et même après que la Chine d’aujourd’hui eût accompli son effort héroïque de se guérir en dix ans de sa maladie meurtrière, il a fallu la pression de l’opinion publique soulevée pour contraindre le plus civilisé des États européens à renoncer aux profits que versait dans sa caisse l’empoisonnement d’un peuple. Mais de quoi s’étonner, quand tel État d’Occident n’a pas renoncé encore à vivre de l’empoisonnement de son propre peuple ?
« Un jour, écrit M. Arnold Porret, en Afrique, à la Côte d’Or, un missionnaire me disait comment les noirs expliquent que l’Européen soit blanc. C’est que le Dieu du Monde lui demanda : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Et il en est devenu blême(3). »
« La civilisation d’Europe est une machine à broyer, a dit en juin dernier, à l’Université impériale de Tokio, le grand Hindou Rabindranath Tagore(4). Elle consume les peuples qu’elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C’est une civilisation de cannibales ; elle opprime les faibles et s’enrichit à leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait le vide devant elle. C’est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu’elle concentre toutes ses forces vers l’unique but de s’enrichir… Sous le nom de patriotisme elle manque à la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges, elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples élevés au Gain, le dieu qu’elle adore. Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours… »
« Cela ne durera pas toujours… » Entendez-vous, Européens ? Vous vous bouchez les oreilles ? Écoutez-donc en vous ! Nous-mêmes, interrogeons-nous. Ne faisons pas comme ceux qui jettent sur leur voisin tous les péchés du monde et s’en croient déchargés. Dans le fléau d’aujourd’hui, nous avons tous notre part : les uns par volonté, les autres par faiblesse ; et ce n’est pas la faiblesse qui est la moins coupable. Apathie du plus grand nombre, timidité des honnêtes gens, égoïsme sceptique des veules gouvernants, ignorance ou cynisme de la presse, gueules avides des forbans, peureuse servilité des hommes de pensée qui se font les bedeaux des préjugés meurtriers qu’ils avaient pour mission de détruire ; orgueil impitoyable de ces intellectuels qui croient en leurs idées plus qu’en la vie du prochain et feraient périr vingt millions d’hommes, afin d’avoir raison ; prudence politique d’une Eglise trop romaine, où saint Pierre le pêcheur s’est fait le batelier de la diplomatie ; pasteurs aux âmes sèches et tranchantes, comme un couteau, sacrifiant leur troupeau afin de le purifier ; fatalisme hébété de ces pauvres moutons… Qui de nous n’est coupable ? Qui de nous a le droit de se laver les mains du sang de l’Europe assassinée ? Que chacun voie sa faute et tâche de la réparer !—Mais d’abord, au plus pressé !
Voici le fait qui domine : l’Europe n’est pas libre. La voix des peuples est étouffée. Dans l’histoire du monde, ces années resteront celles de la grande Servitude. Une moitié de l’Europe combat l’autre, au nom de la liberté. Et pour ce combat, les deux moitiés de l’Europe ont renoncé à la liberté. C’est en vain qu’on invoque la volonté des nations. Les nations n’existent plus, comme personnalités. Un quarteron de politiciens, quelques boisseaux de journalistes parlent insolemment, au nom de l’une ou de l’autre. Ils n’en ont aucun droit. Ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. Ils ne représentent même pas eux-mêmes. « Ancilla ploutocratiæ… » disait dès 1905 Maurras, dénonçant l’Intelligence domestiquée et qui prétend à son tour diriger l’opinion, représenter la nation… La nation ! Mais qui donc peut se dire le représentant d’une nation ? Qui connaît, qui a seulement osé jamais regarder en face l’âme d’une nation en guerre ? Ce monstre fait de myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre… Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes les déraisons… Coups de vent venus de l’abîme ; forces aveugles et furieuses sorties du fond fumant de l’animalité ; vertige de détruire et de se détruire soi-même ; voracité de l’espèce ; religion déformée ; érections mystiques de l’âme ivre de l’infini et cherchant l’assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres ; despotisme vaniteux de la raison, qui prétend imposer aux autres l’unité qu’elle n’a pas, mais qu’elle voudrait avoir ; romantiques flambées de l’imagination qu’allume le souvenir des siècles ; savantes fantasmagories de l’histoire brevetée, de l’histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de la cause, le Væ victis du brenn, ou le Gloria victis… Et pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la société refoule, dans l’ordre et dans la paix… Chacun se trouve enlacé dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble. Inextricable écheveau. Qui le dévidera ?… D’où vient le sentiment de la fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et cependant elle n’est que leur découragement devant l’effort multiple, prolongé, non impossible, qu’il faut pour se délivrer. Si chacun faisait ce qu’il peut (rien de plus !) la fatalité ne serait point. Elle est faite de l’abdication de chacun. En s’y abandonnant, chacun accepte donc son lot de responsabilité.
Mais les lots ne sont pas égaux. À tout seigneur, tout honneur ! Dans le ragoût innommable que forme aujourd’hui la politique européenne, le gros morceau, c’est l’Argent. Le poing qui tient la chaîne qui lie le corps social est celui de Plutus. Plutus et sa bande. C’est lui qui est le vrai maître, le vrai chef des États. C’est lui qui en fait de louches maisons de commerce, des entreprises véreuses(5). Non pas que nous rendions seuls responsables des maux dont nous souffrons tel ou tel groupe social, ou tel individu. Nous ne sommes pas si simpliste. Point de boucs émissaires ! Cela est trop commode ! Nous ne dirons même pas—Is fecit cui prodest—que ceux qu’on voit aujourd’hui sans pudeur profiter de la guerre l’ont voulue. Ils ne veulent rien que gagner ; ici ou là, que leur importe ! Ils s’accommodent aussi bien de la guerre que de la paix, et de la paix que de la guerre : tout leur est bon. Quand on lit (simple exemple entre mille) l’histoire récemment contée de ces grands capitalistes allemands, acquéreurs des mines normandes, rendus maîtres de la cinquième partie du sous-sol minier français, et développant en France, de 1908 à 1913, pour leurs gros intérêts, l’industrie métallurgique et la production du fer, d’où sont sortis les canons qui balayent actuellement les armées allemandes, on se rend compte à quel point les hommes d’argent deviennent indifférents à tout, sauf à l’argent. Tel le Midas antique, qui, tout ce qu’il touchait, ses doigts le faisaient métal… Ne leur attribuez pas de vastes plans ténébreux ! Ils ne voient pas si loin ! Ils visent à amasser au plus vite et le plus gros. Ce qui culmine en eux, c’est l’égoïsme antisocial, qui est la plaie du temps. Ils sont simplement les hommes les plus représentatifs d’une époque asservie à l’argent. Les intellectuels, la presse, les politiciens,—oui, même les chefs d’Etat, ces fantoches de guignols tragiques, sont, qu’ils le veuillent ou non, devenus leurs instruments, leur servent de paravent(6). Et la stupidité des peuples, leur soumission fataliste, leur vieux fond ancestral de sauvagerie mystique, les livrent sans défense au vent de mensonge et de folie qui les pousse à s’entre-tuer…
Un mot inique et cruel prétend que les peuples ont toujours les gouvernements qu’ils méritent. S’il était vrai, ce serait à désespérer de l’humanité : car quel est le gouvernement à qui un honnête homme voudrait donner la main ? Mais il est trop évident que les peuples, qui travaillent, ne peuvent suffisamment contrôler les hommes qui les gouvernent ; c’est bien assez qu’ils aient toujours à en expier les erreurs ou les crimes, sans les en rendre, par surcroît, responsables ! Les peuples, qui se sacrifient, meurent pour des idées. Mais ceux qui les sacrifient vivent pour des intérêts. Et ce sont, par conséquent, les intérêts qui survivent aux idées. Toute guerre qui se prolonge, même la plus idéaliste à son point de départ, s’affirme de plus en plus une guerre d’affaires, une « guerre pour de l’argent », comme écrivait Flaubert.—Encore une fois, nous ne disons pas qu’on fasse la guerre pour de l’argent. Mais quand la guerre est là, on s’y installe, et on trait ses pis. Le sang coule, l’argent coule, et on n’est pas pressé de faire tarir le flot. Quelques milliers de privilégiés, de toute caste, de toute race, grands seigneurs, parvenus, Junkers, métallurgistes, trusts de spéculateurs, fournisseurs des armées, autocrates de la finance et des grandes industries, rois sans titre et sans responsabilité, cachés dans la coulisse, entourés et sucés d’une nuée de parasites, savent, pour leurs sordides profits, jouer de tous les bons et de tous les mauvais instincts de l’humanité,—de son ambition et de son orgueil, de ses rancunes et de ses haines, de ses idéologies carnassières, comme de ses dévouements, de sa soif de sacrifice, de son héroïsme avide de répandre son sang, de sa richesse intarissable de foi !…
Peuples infortunés ! Peut-on imaginer un sort plus tragique que le leur !… Jamais consultés, toujours sacrifiés, acculés à des guerres, obligés à des crimes qu’ils n’ont jamais voulus… Le premier aventurier, le premier hâbleur venu s’arroge avec impudence le droit de couvrir de leur nom les insanités de sa rhétorique meurtrière, ou ses vils intérêts. Peuples éternellement dupes, éternellement martyrs, payant pour les fautes des autres… C’est par-dessus leur dos que s’échangent les défis pour des causes qu’ils ignorent et des enjeux qui ne les concernent point ; c’est sur leur dos sanglant et piétiné que se livre le combat des idées et des millions, auxquels ils n’ont point part (aux unes pas plus qu’aux autres ; et seuls, ils ne haïssent point, eux qui sont sacrifiés ; la haine n’est au cœur que de ceux qui les sacrifient… Peuples empoisonnés par le mensonge, la presse, l’alcool et les filles… Peuples laborieux, à qui l’on désapprend le travail… Peuples généreux, à qui l’on désapprend la pitié fraternelle… Peuples qu’on démoralise, qu’on pourrit vivants, qu’on tue… O chers peuples d’Europe, depuis deux ans mourants sur votre terre mourante ! Avez-vous enfin touché le fond du malheur ? Non, je le vois dans l’avenir. Après tant de souffrances ; je crains le jour fatal où, dans la déconvenue des espoirs mensongers, dans le non-sens reconnu des sacrifices vains, les peuples recrus de misère chercheront en aveugles sur quoi, sur qui se venger. Alors, ils tomberont eux aussi dans l’injustice, et seront dépouillés par l’excès de l’infortune jusque de l’auréole funèbre de leur sacrifice. Et du haut en bas de la chaîne, dans la douleur et dans l’erreur, tout s’égalisera… Pauvres crucifiés, qui se débattent sur la croix, à côté de celle du Maître, et, plus livrés que lui, au lieu de surnager, s’enfoncent comme un plomb dans la nuit de la souffrance ! Ne vous sauvera-t-on pas de vos deux ennemis : la servitude et la haine ?… Nous le voulons, nous le voulons ! Mais il faut que vous le vouliez aussi. Le voulez-vous ? Votre raison, ployée sous des siècles d’acceptation passive, est-elle capable encore de s’affranchir ?…
Arrêter la guerre qui est en cours, qui le peut aujourd’hui ? Qui peut faire rentrer dans sa ménagerie la férocité lâchée ? Même pas ceux peut-être qui l’ont déchaînée,—ces dompteurs qui savent bien qu’ils seront dévorés !… Le sang est tiré, il faut le boire. Soûle-toi, Civilisation !—Mais quand tu seras gorgée, et quand, la paix revenue, sur dix millions de cadavres, tu cuveras ton ivresse abjecte, te ressaisiras-tu ? Oseras-tu voir en face ta misère dévêtue des mensonges dont tu la drapes ? Ce qui peut et doit vivre aura-t-il le courage de s’arracher à l’étreinte mortelle d’institutions pourries ?… Peuples, unissez-vous ! Peuples de toutes races, plus coupables, moins coupables, tous saignants et souffrants, frères dans le malheur, soyez-le dans le pardon et dans le relèvement ! Oubliez vos rancunes, dont vous périssez tous. Et mettez en commun vos deuils : ils frappent tous la grande famille humaine ! Il faut que dans la douleur, il faut que dans la mort des millions de vos frères vous ayez pris conscience de votre unité profonde ; il faut que cette unité brise, après cette guerre, les barrières que veut relever plus épaisses l’intérêt éhonté de quelques égoïsmes.
Si vous ne le faites point, si cette guerre n’a pas pour premier fruit un renouvellement social dans toutes les nations,—adieu, Europe, reine de la pensée, guide de l’humanité ! Tu as perdu ton chemin, tu piétines dans un cimetière. Ta place est là. Couche-toi !—Et que d’autres conduisent le monde !
2 novembre, Jour des Morts, 1916.
Texte publié dans la revue : Demain, Genève, Ière année. Novembre-Décembre 1916. N°11-12.
Messages
1. Romain Rolland et Léon Trotsky, 19 novembre 2014, 15:32
« Pendant la guerre, Rolland, en se plaçant " au-dessus de la mêlée ", suscita un légitime respect pour son courage personnel. C’était l’époque où l’héroïsme grégaire couvrait de cadavres les montagnes et les plaines de l’Europe, tandis que le courage personnel, même à la dose la plus modeste, se rencontrait bien rarement, surtout parmi les " aristocrates de la pensée ".
Rolland refusait de hurler avec les loups de sa patrie ; il s’éleva " au-dessus de la mêlée ", ou plus exactement il s’en détourna il se retrancha en terrain neutre. Il continua, dans le grondement de la guerre, très assourdi, il est vrai, dans la Suisse neutre, à apprécier la science allemande et l’art allemand et à prêcher la collaboration des deux peuples.
Ce programme n’était certes pas d’une effrayante audace, mais pour le proclamer alors, en plein déchaînement de chauvinisme universel, il n’en fallait pas moins une certaine indépendance personnelle. Et cela séduisait.
Cependant, dès ce moment, s’apercevaient bien l’étroitesse de la philosophie de Rolland, et, si j’ose ainsi m’exprimer, l’égoïsme de son humanisme. Rolland, lui, s’était retranché en Suisse neutre, mais tous les autres ? Un peuple ne peut pas se placer au-dessus de la mêlée, puisqu’il est la chair à canon de cette mêlée. Le prolétariat français ne pouvait pas s’en aller en Suisse. Le drapeau de Rolland était destiné exclusivement à son usage personnel : c’était le drapeau d’un grand artiste, nourri des littératures française et allemande, ayant dépassé l’âge du service militaire, et muni des ressources nécessaires pour se transporter d’un pays dans un autre.[1]
L’étroitesse de l’humanisme rollandiste se manifesta pleinement plus tard, lorsque le problème de la guerre, de la paix, et de la collaboration intellectuelle devint le problème de la révolution. Ici encore, Rolland résolut de rester au-dessus de la mêlée. Il ne reconnaît ni dictature, ni violence, ni de droite, ni de gauche. Certes, les événements historiques ne dépendent pas d’une telle reconnaissance ; mais le poète n’en a pas moins le droit de porter sur eux un jugement moral ou esthétique, et au poète, à l’égocentriste humanitaire, cela suffit.
Mais les masses populaires ? Si elles supportent servilement la dictature du capital, Rolland condamnera poétiquement et esthétiquement la bourgeoisie ; si au contraire les travailleurs tentent de, renverser la violence des exploiteurs par le seul moyen à leur disposition, la violence révolutionnaire, ils se heurteront à la condamnation éthique et esthétique de Rolland.
Ainsi l’histoire humaine n’est en somme qu’une matière à interprétation artistique ou à jugement moral.
La prétention individualiste de Rolland appartient au passé. »
Léon Trotsky, Le drame du prolétariat français, 1922
2. Romain Rolland et Léon Trotsky, 6 juin 2019, 07:55
Romain Rolland et la révolution russe
À la Russie libre et libératrice
Frères de Russie, qui venez d’accomplir votre grande Révolution, nous n’avons pas seulement à vous féliciter ; nous avons à vous remercier. Ce n’est pas pour vous seuls que vous avez travaillé, en conquérant votre liberté, c’est pour nous tous, vos frères du vieil Occident.
Le progrès humain s’accomplit par une évolution des siècles, qui s’époumone vite, se lasse à tous moments, se ralentit, se butte à des obstacles, ou s’endort sur la route comme une mule paresseuse. Il faut, pour la réveiller, de distance en distance, les sursauts d’énergie, les vigoureux élans des révolutions, qui fouettent la volonté, qui bandent tous les muscles et font sauter l’obstacle. Notre Révolution de 1789 fut un de ces réveils d’énergie héroïque, qui arrachent l’humanité à l’ornière où elle est embourbée et la lancent en avant. Mais l’effort accompli et le chariot remis en route, l’humanité a tôt fait de s’enliser de nouveau. Il y a beau temps qu’en Europe la Révolution française a porté tous ses fruits ! Et il vient un moment où ce qui fut jadis les idées fécondes, les forces de vie nouvelle, ne sont plus que des idoles du passé, des forces qui vous tirent en arrière, des obstacles nouveaux. On l’a vu dans cette guerre du monde, où les jacobins de l’Occident se sont montrés souvent les pires ennemis de la liberté.
Aux temps nouveaux, des voies nouvelles et des espoirs nouveaux ! Nos frères de Russie, votre Révolution est venue réveiller notre Europe assoupie dans l’orgueilleux souvenir de ses Révolutions d’autrefois. Marchez de l’avant ! Nous vous suivrons. Chaque peuple à son tour guide l’humanité. Vous, dont les forces jeunes ont été ménagées pendant des siècles d’inaction imposée, reprenez la cognée où nous l’avons laissé tomber, et, dans la forêt vierge des injustices et des mensonges sociaux où erre l’humanité, faites-nous des clairières et des chemins ensoleillés !
Notre Révolution fut l’œuvre de grands bourgeois, dont la race est éteinte. Ils avaient leurs rudes vices et leurs rudes vertus. La civilisation actuelle n’a hérité que des vices : le fanatisme intellectuel et la cupidité. Que votre Révolution soit celle d’un grand peuple, sain, fraternel, humain, évitant les excès où nous sommes tombés !
Surtout, restez unis ! Que notre exemple vous éclaire ! Souvenez-vous de la Convention française, comme Saturne, dévorant ses enfants ! Soyez plus tolérants que nous ne l’avons été. Toutes vos forces ne sont pas de trop pour défendre la sainte cause dont vous êtes les représentants, contre les ennemis acharnés et sournois, qui peut-être en ce moment vous font le gros dos et le ronron comme des chats, mais qui dans la forêt attendent le moment où vous trébucherez, si vous êtes isolés.
Enfin, rappelez-vous, nos frères de Russie, que vous combattez et pour vous et pour nous. Nos pères de 1792 ont voulu porter la liberté au monde. Ils n’ont pas réussi ; et peut-être ne s’y étaient-ils pas très bien pris. Mais la volonté fut haute. Qu’elle soit aussi la vôtre ! Apportez à l’Europe la paix et la liberté !
(Revue Demain, Genève, 1er mai 1917.)