lundi 20 janvier 2014, par
S’il est courant de dire que certains domaines des sciences, comme l’étude naturaliste des espèces et l’observation en astrophysique, s’appuient sur un grand volant de volontaires plus ou moins non professionnels qui font tout un travail de recherche d’éléments sous la direction des professionnels, il l’est beaucoup moins d’admettre que la science a reçu un apport considérable des non professionnels du domaine. Il existe par contre un combat de la science officielle contre la diffusion des « lubies » des non spécialistes, accentuée par l’existence d’internet mais qui a existé bien avant. Parmi les « amateurs » qui ont fait avancer l’astrophysique, se trouvent notamment les dessinateurs de cartes célestes, les astronomes littérateurs (y compris Voltaire, vulgarisateur de Newton) et quelques mécènes, tel Bochart de Saron. On peut citer notamment Roger Joseph Boscovitch.
L’importance des amateurs de sciences semble une évidence aux premiers temps, quand l’institution scientifique est presque inexistante et les domaines sont juste en train d’apparaître. Société d’émulation est le nom donné au XVIIIe siècle à des sociétés d’hommes cultivés désireux de s’adonner ensemble à des études dans les domaines des arts, des sciences et des lettres et souvent à publier le résultat de leurs réflexions et de leurs travaux dans un bulletin, une revue ou des Actes. En 1863, est créée à Moscou la Société des amateurs en sciences naturelles. La Société royale d’astronomie du Canada fondée en 1800 a essentiellement regroupé des amateurs qui ont développé considérablement ce domaine. En 1802 est créée la Société des amateurs des sciences et des arts de Lille. La Physical Society fut fondée en 1874 afin de fournir un forum pour la promotion et la discussion de la recherche en physique largement ouvert au grand public. Les amateurs de sciences comptaient largement parmi ses animateurs. En 1919, l’Association Américaine de Météorologie est fondée par des amateurs et devient une référence professionnelle. Ce ne sont là que quelques exemples fameux dans lesquels les amateurs ont lancé des associations de sciences vouées à un bel avenir et qui ont amené la formation de grands scientifiques.
Mais aujourd’hui l’astronomie est l’une des rares sciences où les amateurs jouent encore un rôle actif reconnu. Elle est pratiquée à titre de loisir par un large public d’astronomes amateurs. Les astronomes amateurs observent une variété d’objets célestes, au moyen d’un équipement qu’ils construisent parfois eux-mêmes. Les cibles les plus communes pour un astronome amateur sont la Lune, les planètes, les étoiles, les comètes, les essaims météoritiques, ainsi que les objets du ciel profond que sont les amas stellaires, les galaxies et les nébuleuses. Une branche de l’astronomie amateur est l’astrophotographie, consistant à photographier le ciel nocturne. Une partie des amateurs aiment se spécialiser dans l’observation d’un type d’objet particulier. La plupart des amateurs observent le ciel aux longueurs d’ondes visibles, mais une minorité travaille avec des rayonnements hors du spectre visible. Cela comprend l’utilisation de filtres infrarouges sur des télescopes conventionnels, ou l’utilisation de radiotélescopes. Le pionnier de la radioastronomie amateur était Karl Jansky qui a commencé à observer le ciel en ondes radio dans les années 1930. Un certain nombre d’amateurs utilisent soit des télescopes fabriqués de leurs mains, soit des télescopes qui ont été construits à l’origine pour la recherche astronomique mais qui leur sont maintenant ouverts (par exemple le One-Mile Telescope ).
Une certaine frange de l’astronomie amateur continue de faire progresser l’astronomie. En fait, il s’agit de l’une des seules sciences où les amateurs peuvent contribuer de manière significative. Ceux-ci peuvent effectuer les calculs d’occultation qui servent à préciser les orbites des planètes mineures. Ils peuvent aussi découvrir des comètes, effectuer des observations régulières d’étoiles doubles ou multiples. Les avancées en technologie numérique ont permis aux amateurs de faire des progrès impressionnants dans le domaine de l’astrophotographie. L’étude des étoiles variables est particulièrement développée par des amateurs qui regroupent leurs résultats au sein de l’Association américaine des observateurs d’étoiles variables fondée en 1911. C’est au XIXe siècle que la science se professionnalise véritablement. Les institutions (universités, académies ou encore musées), bien qu’existant auparavant, deviennent les seuls centres scientifiques et marginalisent les apports des amateurs. Les cabinets de curiosités disparaissent au profit des musées et les échanges qui étaient courants entre savants, amateurs et simples curieux deviennent de plus en plus rares.
Pourtant, il reste bien certains domaines où les travaux des amateurs sont importants pour la science. C’est le cas de plusieurs sciences naturelles, comme la botanique, l’ornithologie ou l’entomologie, avec la publication d’articles dans des revues de références dans ces domaines. L’astronomie est également un domaine où les amateurs ont un certain rôle et ont ainsi découvert des comètes comme Hale-Bopp ou encore Hyakutake.
L’ornithologie est également pratiquées par une large majorité d’amateurs. En effet, l’observation des oiseaux et la collecte d’informations relève toujours d’une technique simple et ne demande guère de matériel. Les ornithologues officiels sont d’ailleurs très peu nombreux dans la majorité des pays et s’appuient donc sur des réseaux d’observateurs amateurs, qui sont parfois très étoffés (2 millions de Britanniques adhèrent à la Royal Society for the Protection of Birds).
C’est ainsi qu’à été initié vers 1900, à l’échelle de toute l’Amérique du Nord, le Christmas bird count’ (comptage d’oiseaux dans les 15 jours suivant Noël, chaque année, sous l’égide de la fondation Audubon). Ce suivi implique aujourd’hui environ 50 000 citoyens. En 1965, un autre suivi ornithologique, dit Breeding bird survey, a été fait en mai et juin (coordonné par le U.S. Geological Survey). Un autre suivi (Projet FeederWatch, consistant, dès les années 1970 à relever les espèces dans les mangeoires de l’Ontario) a été élargi à toute l’Amérique du Nord en 1988. Dans le monde, une grande part de la taxonomie, de la surveillance de la biodiversité et de nombreuses découvertes des espèces repose sur des non spécialistes. Le programme Feederwatch, par exemple, associe les amateurs à l’observation des oiseaux venant aux mangeoires, en leur demandant de recenser chaque occurrence d’apparition des oiseaux selon une logique distributive plutôt que collective : ils doivent noter, tel ou tel jour d’observation, le nombre d’oiseaux étant venus manger, sans faire d’hypothèse pour savoir s’il s’agit du même ou d’un autre oiseau, mais seulement en comptant les occurrences d’apparition.
Ceux qui étudient le rôle des amateurs en sciences décrivent trois sortes de situations : sciences participatives, sciences citoyennes et sciences collaboratives. Ils distinguent ainsi la relation entre les amateurs et les professionnels, plus ou moins associés.
Mais tout cela n’épuise pas la question fondamentale qui me semble la suivante : les amateurs peuvent-ils jouer un rôle important pour faire avancer les sciences dans des domaines où ils n’ont pas de formation professionnelle et alors qu’ils ne sont ni spécialistes ni même parfois du domaine.
La meilleure réponse consiste à citer des exemples fameux de telles situations.
Pierre de Fermat, simple amateur de mathématiques et n’ayant pas suivi d’autres études systématiques en la matière que celles de son propre intérêt, a débrouillé maintes questions dans le domaine dont de multiples théorèmes et les prémices du calcul différentiel. C’est ce qui a amené à appeler ce magistrat « le prince des amateurs ».
Qui se souvient du Jésuite Athanase Kirscher qui, au XVe siècle, a inventé la lanterne magique (l’ancêtre du projecteur), pour réaliser des conférences publiques sur sa vraie passion : l’archéologie ? Son nom n’apparaît pourtant que rarement dans les “Histoire de la photographie”… C’est le juriste Edouard Alfred Martel qui, le premier, a réalisé la traversée d’un réseau souterrain, de sa perte à sa résurgence, mettant ainsi en évidence le travail de l’eau dans les phénomènes karstiques. Mais, malgré ses dizaines de publications adressées à l’Académie des sciences, il ne fut jamais considéré par la communauté scientifique comme l’un de ses membres. Ses travaux d’exploration sont pourtant, aujourd’hui encore, utilisés par les spécialistes…
Plus près de nous, que serait l’archéologie bretonne s’il n’y avait eu des amateurs éclairés comme le Docteur de Closmadeuc, qui a partagé sa vie entre son travail de médecin à Vannes, et sa passion pour Gavrinis, Locmariaquer… Qui se souvient que c’est le secrétaire de la bibliothèque de la maison de Noailles, Guillaume Mazéas, natif de Landerneau qui, le premier, a réalisé la capture de la foudre par un paratonnerre, vingt ans avant le grand Franklin ? Ou que c’est l’hydrographe nantais Pierre Lévêque qui fit progresser de manière fantastique l’aérostation ?…
Certes, il est devenu difficile pour un amateur de rivaliser aujourd’hui avec les professionnels. Impossible pour lui de disposer d’un chromatographe, d’un microscope électronique, d’un accélérateur ou de calculateurs assez puissants. Mais, combien d’espèces animales ou végétales, de minéraux nouveaux, de supernovae, de comètes… sont chaque année mis au jour par eux ? Certes, la découverte devra être confirmée par la communauté scientifique, mais cette dernière, souvent limitée dans ses moyens, ne peut balayer autant de terrain que ces millions de passionnés qui, de par le monde, exercent avec talent leur art.
Les amateurs apportent une contribution importante lors d’observations astronomiques. Ainsi, l’orage géant perturbant l’hémisphère nord de Saturne a été observé la première fois l’an dernier par un astronome amateur philippin avant d’être confirmé par les images d’une sonde de la Nasa. L’observation d’animaux ou de plantes dans leur milieu naturel bénéficie de l’apport des amateurs. Ces travaux connaissent d’un regain d’importance dans le cadre des projets de surveillance de la biodiversité. En 2009, l’association Tela Botanica, réseau de botanistes francophones, a recensé plus de 40 expériences impliquant des volontaires. Le programme de suivi photographique des insectes pollinisateurs du Muséum d’histoire naturelle a permis de récolter 12 620 clichés d’insectes en pleine action de butinage provenant de l’ensemble du territoire national. D’autres programmes se focalisent sur les cétacés, les plantes sauvages en milieu urbain ou les escargots. Globalement, lors de ces opérations de recensement, les scientifiques ne constatent que moins de 5% d’erreurs avec une incidence négligeable sur les résultats finaux.
Pasteur, De Broglie, Cousteau, pour ne citer que ceux-là, étaient-ils des spécialistes et universitaires du domaine qu’ils ont révolutionné ? Absolument pas ! Ils en étaient d’infatigables enthousiastes, essentiellement autodidactes.
« Qu’est-ce que la vie » est un ouvrage écrit par le physicien quantique Schrödinger qui a révolutionné la biologie alors que son auteur n’avait aucune formation dans le domaine en question.
Les amateurs ne sont pas en concurrence avec les astronomes professionnels. Ils ne sont pas organisés à cette fin. Leur perspective n’est pas de développer une science alternative, concurrente de la science officielle mais ils ont un apport non négligeable.
L’amateur éclairé a une relation non institutionnelle à la science qui l’amène à avoir une plus grande liberté vis-à-vis des institutions politiques et des sphères économiques.
L’existence d’internet permet un plus large accès aux connaissances et une plus grande diffusion des idées. Il permet bien sûr aussi de diffuser des contre-vérités mais il n’est pas certain que ce soit dans une proportion aussi grande que l’est l’accès à de véritables connaissances jusque là réservées aux spécialistes.
Les non spécialistes peuvent ainsi diffuser et faire discuter leurs idées, ce qui n’est nullement négligeable, y compris pour les spécialistes.
Le contrôle des dangers des innovations peut davantage être le fait d’amateurs éclairés que de professionnels car ces derniers sont juges et parties. Demander à des spécialistes du nucléaire, de la production de médicaments ou des nanotechnologies de contrôler seuls les dangers inhérents à leur domaine, c’est aller assurément à la catastrophe.
Il est faux d’opposer la « science sérieuse » des institutions et la science folklorique des amateurs éclairés. Les amateurs d’astrophysique n’ont pas fait que découvrir des ovnis !
Et l’utilité d’une vision de l’extérieur de l’organisation officielle de la science est loin d’être inutile. D’une part, l’institution n’est qu’un mode d’organisation, de gestion des personnels et des moyens et nullement une organisation des idées scientifiques. D’autre part, tout mode d’organisation suscite son propre conservatisme et l’institution ne défend que la « science normale » et pas la révolution scientifique, pour reprendre les termes de Kuhn dans « La Structure des révolutions scientifiques ».
La manne d’idées nouvelles n’est nullement un produit largement distribué dans la science officielle et l’apport d’idées estimées par les professionnels comme très invraisemblables est loin d’être inutile. Einstein rappelait que l’on cherchait toujours une idée suffisamment invraisemblable pour n’avoir pas encore été imaginée ni testée, du type de l’idée d’une énergie discontinue (quanta) ou celle de l’inexistence de la simultanéité des temps (relativité).
Il convient de terminer en rappelant le rôle d’un autre type d’amateurs éclairés de sciences : les philosophes ! Qui oublierait d’associer Stengers à Prigogine ? Ou Voltaire à Newton ?
Or la philosophie est indispensable à la science. On ne le rappellera jamais assez !