lundi 25 novembre 2013, par
« L’homme a besoin de se connaitre lui-même. »
Socrate
« Ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est la conscience qu’il a d’être un animal... Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être. »
Friedrich Hegel
« L’homme prend place dans la nature, il n’est pas contre la nature, ni surnaturel, ni antinaturel, mais il garde sa place d’homme. »
Boris Cyrulnik dans « Dialogue sur la nature humaine »
Le premier des pouvoirs consiste au pouvoir de poser les questions. Là encore, la manière de poser la question est déjà une forme de réponse. On a déjà décidé qu’il y aurait d’un côté l’homme et de l’autre tous les autres animaux. On a déjà décidé qu’il y a une espèce que l’on appelle l’homme et non plusieurs. On a déjà décidé qu’aucune espèce animale ne peut être très très proche de l’homme et pourtant être considérée comme animale. La question est déjà une réponse puisque chacun sait qu’il y a une grande différence qui nous préoccupe tous : nous pensons et nous pensons… que l’animal ne pense pas ! Comme disait Descartes « je pense donc je suis » (rajoutons donc je suis… un homme). Mais c’est une difficulté supplémentaire : quel humain pense, à quel niveau d’évolution des êtres humains ou des hominidés, ou des hominoïdes, ou…. des grands singes, ou même des singes ou d’autres animaux. Qu’est-ce que penser ? Et ne pas penser ? Est-ce que penser est le propre de l’homme ? Ou bien est-ce la manière particulière de penser ?
Sommes-nous humains pour des raisons de fabrication génétique ? Sommes-nous des humains du fait de notre comportement et de notre culture ? Sommes-nous des hommes parce que nous communiquons entre nous d’une certaine manière, du fait de nos liens sociaux ?
Une expérience m’a toujours impressionné : celle d’un roi d’Allemagne qui avait isolé des enfants, interdisant de leur parler pour examiner quelle langue originelle allait être la leur. Et il s’était aperçu non seulement que ces enfants ne parlaient pas, qu’ils ne comportaient pas « humainement », mais qu’ils mouraient très vite, faute du minimum indispensable d’amour humain les entourant, du minimum de communications. Donc la génétique ne suffit pas à notre espèce, même pour survivre. Il faut la collectivité pour être humain. On ne nait pas humain. On nait avec des potentialités humaines, ce qui est très différent.
Mais cela ne nous dit pas d’où viennent ces potentialités humaines ni à quel niveau d’évolution vers l’homme actuel, les espèces ancestrales d’origine de l’homme ont-elles contracté ces capacités qui distinguent l’homme des autres animaux.
Au fait, pourquoi faudrait-il absolument distinguer l’homme des autres animaux ? Est-ce une réalité ou un besoin personnel et psychologique, ou un besoin social ? Est-ce que l’humanité n’est pas justement cette fraction d’animalité qui tente de sortir de l’animal, qui tente de sortir de la dépendance matérielle, qui tente de sortir des dépendances brutales de son environnement pour planer dans les sphères du rêve, de la pensée, de la construction virtuelle, de l’invention, de la création, de l’art…
Oui, l’homme tient absolument à se distinguer de l’animal. Il tient absolument à se distinguer de quelqu’un qui ne vit que pour manger, que pour dormir, que pour copuler, que pour aller aux toilettes, que pour se sentir propre et repu.
Ce qui est nécessaire à l’homme, ce n’est pas nécessairement de tenir l’animal pour un inférieur (nombre d’hommes intègrent des animaux à leur univers humain). Nombre d’animaux acceptent d’intégrer l’univers humain. Et ils l’intègrent vraiment même s’ils ne deviennent pas des hommes. Par l’intervention d’hommes, ces animaux deviennent presque humains. Sans l’intervention des adultes, on a vu que les bébés ne deviendraient pas non plus humains.
Cependant les hommes actuels sont mieux disposés que certains animaux pour intégrer l’univers humain. Rien ne garantit qu’avec les moyens technologiques de plus en plus étonnants dont nous disposons, il sera toujours impossible d’intégrer totalement des animaux à un univers humain.
L’exemple du dauphin montre que les comportements proches de l’humain n’existent pas seulement chez les grands singes même si la question se pose de la proximité de l’homme et des grands singes.
L’homme est différent des autres animaux mais l’est-il par sa manière d’utiliser son cerveau ou par sa manière de se comporter, à ses buts personnels et sociaux ? En somme, avec son gros cerveau, qu’est-ce qui prouve que l’homme ne pourrait pas, dans des circonstances historiques très défavorables, retourner à l’animalité ? Rien !
Sommes-nous d’ailleurs complètement sortis de l’animalité ? Dans quel sens serait-il juste de tenter d’en sortir et dans quel sens cela n’a aucune signification possible : l’homme sera toujours dépendant de sa matérialité qui le place, sans supériorité quelconque, parmi les animaux…
Le simple fait d’exclure les autres animaux, de les juger inférieurs n’est-il pas un signe de manque d’humanité ? On sait que l’amour des animaux par les enfants est un geste important dans la construction de l’humanité de l’enfant. Etre humain, ce n’est pas un geste individuel vis-à-vis de soi seul, c’est intégrer d’autres dans le cercle de l’humanité. Ces autres ne sont pas nécessairement des êtres biologiquement humains. L’homme humanise tout ce qui le touche. C’est la première des philosophies que nous connaissions chez l’homme qui consiste à animer la nature, à l’humaniser. Non seulement à humaniser les animaux mais à humaniser la lune, les étoiles, le nuage, la montagne, l’arbre, la pluie, la rivière. Ce n’est pas un geste forcément religieux mais poétique, artistique, scientifique ou pré-scientifique et aussi magique.
L’idéologie de la supériorité de l’homme, qui exclue l’homme du reste de l’univers, va à l’encontre des philosophies animistes qui considèrent au contraire l’homme comme un animal, comme une partie de la nature, comme un des éléments de la transformation naturelle. L’homme qui pense cela n’en est pas moins humain. L’homme n’a pas toujours eu besoin de se croire dans une supériorité sur les animaux et sur la nature. Cela signifie pas revenir à une thèse du « bon sauvage » qui, lui, aurait plus conscience que nous de sa place dans la nature. L’homme en question pouvait considérer que sa tribu était issue d’une grand-mère ours ou tortue et, en même temps, considérer que l’ethnie humaine de l’autre côté de la montagne était faite d’animaux féroces très dangereux et qu’il fallait chasser.
L’homme actuel qui a besoin de sortir de la nature n’est pas supérieur à l’homme d’alors. Il est seulement différent. Nous ne serions plus capables de survivre dans la nature, dans une forêt vierge ou dans un désert. Nous serions morts de faim ou de peur… Mon propos n’est pas de regretter l’époque de l’homme plus proche de la nature mais de tenter de comprendre pourquoi l’évolution des sociétés humaines nous a poussés à nous dire supérieurs.
C’est le produit de la domination de l’homme sur l’homme et de son exploitation économique qui en est cause.
La notion de supériorité provient de là. La différence a alors nécessité aux yeux des hommes une domination. Domination de l’homme sur la femme et les enfants. Domination d’une ethnie sur une autre. Domination de l’homme sur l’animal domestique. Domination de l’homme sur la nature, avec l’agriculture.
Les sciences ont alors été chargées de justifier cette domination. Les sciences de l’évolution humaine comme les autres sciences…
Pascal Picq rappelait dans « L’humain à l’aube de l’humanité » que « L’homme appartient à l’ordre des primates, terme qui signifie les premiers… au sein des Archonta, autrement-dit les chefs. »
Et, au sein de cet ensemble, nous serions l’homme sapiens sapiens, celui qui sait et qui sait qu’il sait ! Belle autoadmiration !
Stephen Jay Gould remarquait dans « Cette vision de la vie » :
« Nous tentons en général de concilier notre devoir intellectuel d’accepter le fait établi de la continuité évolutive avec notre besoin psychologique permanent de nous considérer comme distincts et supérieurs en invoquant l’une des pires et des plus étranges habitudes mentales : la dichotomie, ou la division en deux catégories opposées, habituellement associées à des valeurs exprimées par « bien » et « mauvais », ou « supérieur » et « inférieur »… Ainsi, devant toute l’histoire de l’anthropologie, nous avons proposé des critères multiples et variés – pour finalement les rejeter, les uns après les autres. Nous avons essayé le comportement, l’utilisation des outils, puis, après l’échec de ce standard général, l’utilisation d’outils expressément construits pour des tâches particulières. Les chimpanzés ont brisé cette barrière lorsque nous avons découvert leur aptitude à élaguer des brindilles et à les utiliser afin d’extraire des termites de leurs nids. Nous avons aussi considéré des attributs mentaux distinctifs – l’existence d’un sens moral, ou l’aptitude à l’abstraction. Aucun critère proposé n’a pu dégager une singularité exclusivement humaine (tandis qu’un débat complexe continue d’entourer la signification et la diffusion du langage et se rudiments potentiels.
Le développement de la « culture » - définie comme un comportement distinct et complexe prenant naissance chez des populations locales et transmis par apprentissage, et non par prédisposition génétique – qui a longtemps été le candidat favori pour former une « barrière d’or » séparant les humains des animaux, doit aujourd’hui être rejeté lui aussi. Une étude récemment publiée dans la revue Nature prouve l’existence de cultures complexes chez les chimpanzés. Elle démontre que les chimpanzés apprennent des comportements par observation et imitation, puis enseignent ces comportements à d’autres chimpanzés….
On connaissait déjà depuis longtemps des cas isolés de transmission culturelle – les « dialectes » locaux d’oiseaux chanteurs et le lavage des patates par les macaques d’une petite île japonaise sont des grands classiques. Mais ces exemples sommaires ne méritaient guère d’être qualifiés d’argument contre l’existence d’une importante barrière entre les humains et les animaux. L’étude des chimpanzés qui résume 151 années d’observation effectuée sur sept sites distincts, a trouvé 39 différences culturellement déterminées et souvent très complexes, au niveau de schémas comportementaux probablement apparus chez des groupes locaux puis diffusés par apprentissage.
Pour citer un seul exemple, qui concerne les deux sites les plus étudiés (celui de Goodall à Gombe et celui de Toshisada à Nishida dans les monts Mahale, à 170 kilomètres de là, sans aucun contact entre les chimpanzés des deux sites), les chimpanzés des Mahale frappent des mains au dessus de leur tête dans le cadre rituel de toilettage, tandis qu’aucun chimpanzé de Gombe n’agit ainsi…. Frans de Waal résume : « Il est absolument clair que les chimpanzés ont une aptitude remarquable à inventer de nouvelles coutumes et de nouvelles technologies, et qu’ils les transmettent ensuite de manière sociale et non génétique ». »
Le mépris à l’égard de l’intelligence animale, nécessaire pour déclarer que l’intelligence serait le propre de l’homme, n’a pas toujours été cultivé par les scientifiques. Descartes et Locke affirmaient que l’animal ne pense pas mais Darwin était très loin de les suivre.
Dans sa conférence pour l’Université de tous les savoirs, Jacques Vauclair rappelle que « En réponse au philosophe empiriste John Locke qui affirmait que les animaux étaient dépourvus de tout « pouvoir d’abstraction », Darwin écrit dans ses carnets en 1838 : « celui qui comprendra les babouins aura fait plus pour la métaphysique que Locke. »
Pascal Picq écrit dans « L’humain à l’aube de l’humanité » :
« Tous les critères qui fondent l’homme sont préservés, qu’on se rassure, mais ils sont plus ou moins partagés avec nos frères les grands singes, notamment les chimpanzés et les bonobos.
La bipédie : caractère anatomique étonnant qui porte notre tête au dessus de nos instincts se retrouve chez les grands singes et surtout chez les bonobos, les plus arboricoles de tous, sans oublier la vingtaine d’espèces d’hominidés fossiles qui déambulent sur les multiples chemins de nos origines depuis plus de sept millions d’années.
L’outil : les chimpanzés utilisent des outils et se transmettent des traditions ; bref ils possèdent des comportements culturels. Ça aussi, Darwin le savait, car des observations et des descriptions avaient été faites depuis 1844. Mais il a fallu attendre les années 1970 pour que des éthologues aillent en Afrique de l’Ouest et « redécouvrent » que des chimpanzés brisent des noix à l’aide de pierres ou de bouts de bois. Il fallut attendre aussi une grande synthèse de centaines de milliers d’heures d’observation à partir de sept populations de chimpanzés pour que l’on démontre, enfin, qu’ils ont des cultures. Sans surprise, on constate qu’il en est de même chez les orangs-outans, nos lointains et magnifiques cousins d’Asie.
La guerre : hélas, les chimpanzés sont aussi enclins à agresser leurs voisins que les hommes….
L’interdit sexuel : Chez tous les singes, l’un des deux sexes quitte le groupe natal au moment de l’adolescence pour se reproduire. Dans la très grande majorité des cas, chez les singes, les femelles restent ensemble alors que les mâles migrent. En fait, l’homme se révèle être le singe le plus incestueux.
La vie sociale : les hommes, les chimpanzés et les bonobos vivent dans des sociétés de fusion-fission. Plus explicitement, les individus se séparent pour vaquer à leurs occupations et retrouvent le groupe pour nouer d’autres relations sociales. Ce qui nous semble si simple est loin d’être une évidence et requiert des codes sociaux très complexes. (…)
Conscience de soi : leur comportement devant des miroirs comme, et surtout, leurs stratégies sociales impliquent qu’ils sont capables de se représenter les états mentaux des autres. Ils font donc preuve d’empathie et de sympathie, ce qui suggère aussi mensonges, réconciliations, etc… »
Pas si différent génétiquement, pas si différent sur le plan comportemental et cependant bien différent, l’homme reste une énigme et un objet d’étude pour l’homme…
Concluons avec Albert Einstein : « L’homme est la plus mystérieuse de toutes les rencontres. »