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La politique de front populaire en Espagne en 1936

lundi 20 septembre 2010, par Robert Paris

« Le Front populaire contre la lutte des classes et la révolution sociale

C’est en Espagne que le Front populaire atteint son extension maximale et a possédé intégralement le pouvoir ; qu’il s’est trouvé, sans savoir comment, à la tête du secteur révolutionnaire d’un pays plongé dans la guerre civile ; qu’il a bénéficié d’une situation exceptionnellement favorable au triomphe du socialisme ; et qu’il a joui de la sympathie de centaines de millions d’opprimés à travers le monde. Ayant été directement inspiré par les intérêts de la bureaucratie stalinienne de Moscou, c’est aussi sur le Front populaire espagnol que Moscou exerça le contrôle le plus étroit. Si l’on met à nu le Front populaire espagnol, on met aussi à nu ceux qui, en trahissant la révolution russe, ne cessent de trahir le prolétariat mondial depuis vingt ans.

Grâce à un enchaînement d’événements internationaux, la crise révolutionnaire en Espagne se transforma en la clé qui pouvait donner une solution socialiste à la corruption totalitaire et décadente du capitalisme mondial. Après la défaite de la révolution espagnole, la bourgeoisie se retrouva désormais seule face à elle-même, libre de tenter de résoudre ses problèmes avec ses propres moyens et dans son seul intérêt. Puisqu’une implacable rivalité économique opposait les principaux noyaux des bourgeoisies nationales, leurs problèmes ne pouvaient être résolus que par la guerre, afin de détruire leurs concurrents. Sans la défaite de la révolution espagnole, nous ne vivrions pas aujourd’hui une nouvelle guerre impérialiste, mais une révolution internationales. (…) Tant que les masses ne rejetteront pas les méthodes du front populaire, elles seront irrémédiablement condamnées à la défaite et à l’asservissement. Et, à l’avenir, les staliniens et les sociaux-démocrates n’hésiteront pas à leur tendre le même piège, fût-il doté d’un nom différent. C’est pourquoi il est d’autant plus important de révéler à la face du monde la misère du Front populaire espagnol. (…) Partout, où le principe de la collaboration de classes, fondement et finalité aussi bien du front populaire que de l’union nationale, a été imposé aux masses ouvrières, la révolution a été défaite et le front populaire a lui-même cédé la place à la réaction. Le 5 octobre 1935, préparant le terrain pour la constitution du Front populaire, le journal « Pueblo » se fit occasionnellement l’avocat du stalinisme, en écrivant : « Aujourd’hui, l’expression « classe contre classe » ne convient plus, car le conflit oppose désormais la culture à la barbarie. » (…) Si l’expression « classe contre classe », c’est-à-dire prolétariat contre bourgeoisie, ne convient plus, alors la formule qui en découle, révolution socialiste contre réaction capitaliste, est elle aussi erronée. Il s’ensuit que le prolétariat doit renoncer à prendre le pouvoir. (…) En niant le mot d’ordre « classe contre classe », le stalinisme indiquait clairement, bien avant qu’éclate la guerre civile, sa décision d’empêcher que les travailleurs suivent cette voie. Et il n’a reculé devant aucun crime pour y parvenir.

(…) A la veille de la guerre civile, alors que les partis staliniens étaient totalement engagés dans la collaboration de classes décrétée par le septième congrès, tous les talents de l’économiste Jenö Varga furent déployés pour affirmer qu’en Espagne la question de la révolution socialiste ne se posait même pas. La revue « Correspondance internationale » consacra un numéro spécial à cette question, le 16 juin 1936. Utilisant des données universellement connues, Varga démontra ce que tout le monde savait : l’Espagne était un pays industriel arriéré, affligé de beaucoup de tares féodales, parce que la révolution bourgeoise y était inachevée. Cette vérité élémentaire, évidente, qui aurait pu servir à un parti révolutionnaire pour organiser l’alliance entre le prolétariat urbain, le prolétariat rural et les paysans pauvres, fut utilisée par Varga et le parti stalinien pour mettre ces trois classes à la remorque d’une révolution bourgeoise aussi mensongère qu’objectivement impossible. Le document en question, comme n’importe quel autre texte de l’époque que l’on peut prendre la peine de consulter, tourne autour du thème suivant : étant donné que la révolution démocratique (bourgeoise) n’a pas eu lieu, le prolétariat ne peut aspirer à prendre le pouvoir et commencer sa révolution ; la révolution socialiste n’est pas pour aujourd’hui, les conditions historiques ne sont pas mures ; il faut d’abord faire la révolution bourgeoise. (…) Les staliniens voulaient uniquement brandir le mot de « révolution » pour ensuite tromper les masses, en donnant toutes les assurances à la bourgeoisie ; ils souhaitaient contenir le développement pratique immédiat de la révolution socialiste, que redoutait Moscou, et gagner des alliés pour l’URSS en vue de la future guerre mondiale. (…) Le secrétaire général du parti stalinien espagnol, José Diaz en personne, s’est chargé de donner au capitalisme des assurances sur l’appui permanent que lui offrira son parti. (…) Les courants plus « à gauche » en paroles (le caballerisme, l’anarchisme, le poumisme) qui, craignant le mécontentement de leurs partisans, expliquaient que leur soutien au front populaire était circonstanciel et uniquement motivé par la nécessité urgente de libérer des milliers de prisonniers politiques. Le stalinisme, au contraire, promit dès le départ une fidélité constante aux finalités capitalistes du front populaire. C’est dire à quel point son orientation anti-révolutionnaire était parfaitement consciente.

Néanmoins, le PCE devait employer également une certaine dose de démagogie. Vu la méfiance des militants de base envers la collaboration de classes, le stalinisme était obligé de mentir, en présentant le front populaire comme un front unique d’action. C’est le masque classique de tous les artifices « gauchistes » dirigés contre la révolution. Ses auteurs appellent « front unique » le front politique et programmatique avec la bourgeoisie ; ils dissimulent le fait que la première condition du front unique est l’indépendance de programme et de critique des organisations qui en font partie.

Elargissant l’amplitude de la coalition socialo-républicaine antérieure et renforçant son contenu, le front populaire enchaînait différents partis ouvriers à des partis bourgeois, autour d’un programme de gouvernement strictement capitaliste. Le chef stalinien le reconnaît dans son discours, en présentant une fois de plus la « révolution démocratique bourgeoise » comme l’objectif maximum de la nouvelle coalition. (…) Le programme mesquin du font populaire prônait des réformes timides, sans une once de contenu ou d’esprit révolutionnaire. (…) Parmi les mesures correspondant à cette révolution, le texte n’en cite qu’une, l’expropriation des terres et leur remise aux paysans, mais c’est pour la rejeter catégoriquement ! Et la « révolution démocratique bourgeoise » ne se réduit pas seulement à cet aspect : elle implique la destruction de l’état féodal, y compris son armée, et celle du pouvoir de l’Eglise ; elle organise l’armement du peuple et la démocratisation effective des relations sociales. (…)

Les forces conservatrices ne virent aucun danger dans le front populaire. Au contraire, elles le considérèrent comme une garantie, étant donnée la profonde poussée révolutionnaire qu’elles attendaient des masses. Miguel Maura remarquait : « Il me semble que le front populaire ne pourrait pas être plus modéré qu’il ne l’est. » Et Portela Valladeres, l’homme de confiance d’Alacala Zamora, (…) cachait à peine sa satisfaction : « Le manifeste des républicains n’est pas déplacé. Le programme tracé dans ce document par la gauche de la république ne peut faire peur à personne. » Valladeres avait parfaitement raison, du point de vue des intérêts de sa classe, mais ce programme fait frissonner d’indignation, si on considère les intérêts du prolétariat et de la paysannerie. Lorsqu’il définit l’objectif du front populaire, Martinez Barrio se montra encore plus clair : il doit « canaliser juridiquement les aspirations du prolétariat », pour « ne pas l’exclure de la communauté constitutionnelle et ne pas le rejeter sur la route tourmentée de la révolution. (...) Le front populaire et chacun des partis signataires faisaient avaler à la classe ouvrière un programme et une politique en contradiction absolue avec les besoins de l’alternative historique extrêmement urgente posée par la crise sociale : réaction capitaliste ou révolution prolétarienne. (...) Le front populaire, au contraire, lui imposait une coalition avec les partis de la bourgeoisie démocratique. Non seulement cette politique entravait les progrès révolutionnaires ultérieurs du prolétariat, mais elle était expressément dirigée contre eux.

Si la CNT avait pris l’initiative de proposer un front exclusivement électoral et dénoncé le contenu réactionnaire du front populaire, elle aurait probablement fait échouer sa constitution, laissant aux masses une perspective d’évolution positive. (...) Malgré les expressions ronflantes qui fusaient continuellement dans leur presse et leurs réunions, les anarchistes étaient déjà travaillés intérieurement par des ferments d’évolution droitière. Leur soutien au conglomérat du front populaire fut d’abord discret. (...) Mais, hélas, la CNT ne tarderait pas à entrer dans le front populaire, en recevant tous les honneurs dus aux convertis. Ce n’est pas par hasard si, durant la guerre civile, ce syndicat rappela souvent à ses collaborateurs du gouvernement ses services durant la campagne électorale. En effet, le front populaire n’aurait pas réussi son plan antiprolétarien sans la complaisance de la CNT et de la FAI.

L’attitude du POUM ressemble beaucoup à celui de l’anarchisme. Mais ce parti alla plus loin sur le plan formel, apposant sa signature au bas du pacte. Pour une organisation qui se considérait comme marxiste révolutionnaire, le pas franchi était, sur le plan idéologique, plus grave que pour l’anarchisme. Les anarchistes cédaient à un opportunisme logique, qui découlait de leur négation du caractère de classe de la politique et de l’Etat (...) Le POUM, un pied à l’intérieur et un autre à l’extérieur du marxisme, effectua, avec le pacte du front populaire, une rupture formelle et catégorique avec le marxisme. Sceller un pacte de collaboration de classe et pratiquer sans limites la lutte des classes sont deux actes incompatibles. (...) A ce moment-là, la clef de la politique révolutionnaire consistait à assurer l’indépendance de classe d’une organisation ouvrière, aussi petite fût-elle : rejetées par le futur gouvernement, les masses y auraient trouvé l’instrument nécessaire pour lancer une offensive radicale contre le capitalisme. En rejoignant la conjuration frontiste, le POUM trompa les masses et les poussa dans les bras des traîtres. Quand, une fois installé au pouvoir, le premier gouvernement de front populaire dévoila sa nature consciemment anti-prolétaire, (...) Le POUM n’entreprit rien de sérieux contre le front populaire. Il n’osa même pas rompre catégoriquement avec lui, ni orienter les masses vers la constitution de leurs propres organes de pouvoir. Il continua à apparaître comme la gauche du front populaire, absolument pas comme un élément différent.

Le succès électoral du front populaire fut formidable. Il vainquit le bloc des droites jusque dans les circonscriptions les plus conservatrices (...) mais c’est le front populaire lui-même qui transforma complètement la volonté des masses et fit pencher le scrutin à droite. (...) Des 270 élus de la coalition qui venait de triompher, 162 étaient affiliés aux Républicains, résultat totalement opposé à l’appartenance politique des votants, qui étaient en majorité écrasante membres ou sympathisants du PSOE, de la CNT, de PCE ou communistes indépendants. (...) Se conformant dans les actes aux paroles de Prieto : "Du pouvoir, nous cédons intégralement l’administration de la victoire", les organisations ouvrières commencèrent à céder la majorité de leurs votes aux républicains bourgeois. Mauvais augure pour le prolétariat et les paysans !

Ils se jetèrent sur les urnes, le bulletin de vote du front populaire à la main, non pas parce que les vieilles illusions démocratiques survivaient ou ressurgissaient massivement, mais parce que les organisations ouvrières ne leur donnaient pas l’opportunité d’un meilleur choix.

Le front populaire présentait aux masses exploitées une imposture politique sous la forme d’un ultimatum : vous avez le choix entre la réaction monarchique et fascisante, ou bien l’"administration" bourgeoise de la victoire. Coincées dans une impasse, les masses votèrent en faveur des candidatures artificielles qui leur étaient offertes, mais montrèrent bruyamment quels étaient leur volonté réelle et le but de leur élan, dès le lendemain de la victoire. La libération des prisonniers politiques constitua la première action volontaire des masses. les partis du front populaire s’efforcèrent en vain de la différer jusqu’à ce qu’elle soit légalement votée par le nouveau parlement. Les combattants d’octobre occupèrent la rue à la tête d’une foule qui força les portes des prisons sans que les autorités ne se risquent à opposer une résistance. A ce moment-là, dans les cellules vidées de leurs occupants, les masses auraient jeté le gouvernement, le front populaire, lui-même, si ce dernier avait osé s’y opposer. Dans l’esprit du prolétariat et des paysans, les prisonniers politiques étaient des combattants de la révolution socialiste. En leur rendant la liberté par le seul décret de leur action, les masses affichaient une déclaration de principe et une affirmation déterminée de leur projets socialistes.

Les partis socialiste et stalinien, ainsi que la centrale syndicale UGT, essayaient désespérément de calmer les masses et de les maintenir dans la légalité - celle du programme de front populaire. Ceux qui avaient incité à l’action furent immédiatement traités d’"agents provocateurs". (...) Malgré les directives conservatrices des partis socialiste et stalinien, leurs militants madrilènes s’emparèrent de la compagnie des tramways de Canillas et un conseil ouvrier prit en charge son fonctionnement. Les paysans et les ouvriers menaient des actions convergentes. (...) La révolution permanente, la simultanéité entre les moyens de la révolution démocratique et ceux de la révolution sociale, réalisée en Russie par le gouvernement bolchevique, commençait à se manifester en Espagne sous l’action empirique des masses. Ce processus dévoilait l’escroquerie politique commise par les partis du front populaire. (...) Entre le programme de la gauche et l’action des exploités s’ouvrait un abîme.

(…) Comme la coalition républicaine socialiste auparavant, le front populaire se mit tout de suite à faire ample usage des prisons gouvernementales contre l’extrême gauche ouvrière. Pendant ce temps-là, les responsabilités de la répression et des assassinats réactionnaires d’octobre s’estompaient et le gouvernement flattait par de bons traitements et des promotions les généraux qui préparaient déjà leur conjuration, parmi lesquels Franco lui-même.

D’un côté, l’action du gouvernement contre les assauts révolutionnaires des masses, de l’autre, sa passivité ou sa complicité face à la réaction permirent à cette dernière de récupérer rapidement du coup reçu en février 1936. La bourgeoisie, les militaires, la noblesse et le clergé, qui jusque-là s’étaient tenus à distance de la Phalange espagnole, appuyèrent ouvertement ses bandes de tueurs qui se lancèrent dans une vaste campagne de terreur et de provocation contre les masses. Des groupes de grévistes, ou simplement d’ouvriers qui se promenaient, se faisaient tirer dessus par les fascistes, qui disposaient de voitures, de mitrailleuses et de bombes. (…) Les affrontements entre les fascistes et les ouvriers devinrent quotidiens. Désormais la réaction avait redressé la tête et ne se cachait plus ; elle exploitait à fond toutes les opportunités que lui donnait le front populaire, elle le savait réduit à l’impuissance et manifestait sans la moindre réserve son allégresse à l’approche de son nouveau coup d’Etat. Manifestement, le pays entrait dans la guerre civile. (…)

L’offensive réactionnaire n’était pas seulement favorisée par le gouvernement. Les organisations socialiste et stalinienne partageaient la responsabilité des agissements du gouvernement contre les masses, s’efforçaient de leur côté de donner ses lettres de noblesse à l’expression « maintien de l’ordre ». Fidèles à la bourgeoisie comme jamais elles ne l’avaient été au prolétariat, elles s’efforcèrent, par tous les moyens, de ne pas créer de difficultés au gouvernement. Elles cessèrent, y compris dans leur discours, de prôner des objectifs de classe et, de par leur position dans le gouvernement, elles les combattirent comme s’il s’agissait de crimes. Elles freinèrent le mouvement spontané de grèves aussi loin que leurs tentacules bureaucratiques pouvaient parvenir. Elles combattirent les grèves déclenchées sans leur consentement, ou par décision de la CNT, en s’alliant directement avec la police et en ordonnant à leurs militants de les saboter.

L’exemple le plus important et le plus caractéristique fut celui de la grève du bâtiment à Madrid. La CNT déclencha ce conflit dans les meilleures conditions pour le gagner. Les dirigeants socialistes et staliniens le sabotèrent sans vergogne, traitant les ouvriers de fascistes pendant que la « Guardia de asalto » les provoquait. (…) Heureusement, l’esprit de classe des ouvriers de l’UGT triompha de l’influence néfaste de leurs dirigeants. Dans toute l’Espagne, à divers degrés et à quelques nuances près, il se passait la même chose : fortes de leur combativité et de leurs instincts naturels, les masses faisaient obstacle au blocage imposé par les socialistes et les staliniens. Ce fut l’unique obstacle sérieux que rencontra l’offensive de la réaction pro-fasciste. (…)

Depuis peu, la contre-révolution misait sur un important facteur de son succès : la peur de la révolution qu’éprouvaient les socialistes et les républicains, peur qui, dans le front populaire, s’était élargie aux staliniens. (…) Pendant que gouvernement et front populaire discutaient, généraux, bourgeois, fascistes, clergé et noblesse agissaient. (…) Et que faisaient, pendant ce temps, la CNT et le POUM, les organisations les moins compromises avec le front populaire ? Dans leurs publications de l’époque, on pouvait lire des déclarations révolutionnaires enflammées, des mises en garde contre le péril fasciste, constat évident pour tout le monde à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et des appels au prolétariat. Ces deux organisations intervinrent activement dans le mouvement de grèves et de revendications partielles. On ne peut les accuser d’avoir administré aux masses les potions somnifères que leur servaient quotidiennement les journaux staliniens et socialistes. Pourtant, elles étaient loin de préconiser les méthodes adéquates et ne surent proclamer qu’une partie de la vérité.

En Espagne, à côté de la conspiration fasciste, il y avait celle du front populaire ; la première dirigée directement contre les masses, la seconde de façon déguisée ; celle-là volait écraser la révolution par sa dictature, celle-ci l’éviter en combinant violence légale et supercheries des organisations ouvrières compromises avec le gouvernement. Pour déjouer la première conspiration, la prémisse indispensable était que les masses comprissent la seconde, et que, tournant le dos aux conciliateurs, elles optent pour une politique cohérente de lutte de classes. Il fallait dénoncer le front populaire, qui protégeait les activités réactionnaires et brisait les révolutionnaires. A elles seules, les grèves économiques, même quand elles triomphaient, ne pouvaient faire pencher du côté de la révolution la situation de guerre civile, chaque jour plus manifeste, dans laquelle entrait le pays. Pour cela, le mouvement de masse aurait dû être orienté vers des objectifs politiques bien concrets : avant tout, désarmement et dissolution de l’armée, de la Guardia civil, de la Guardia de asalto, des Carabineros et de la police où le soulèvement réactionnaire se fournissait en armes et en hommes ; ensuite distribuer des armes au prolétariat et aux paysans pauvres et constituer une milice régulière ; enfin exproprier la banque, le capital industriel et la terre, source économique de la contre-révolution. Et, pour donner un axe à tout cela, il aurait fallu mettre sur pied les organes politiques du prolétariat chargés de supprimer Parlement et gouvernement bourgeois et de construire un pouvoir législatif et exécutif de la révolution. (…) Mais ni la CNT ni le POUM ne surent concentrer leurs efforts dans ce sens. (…) Au lieu de s’investir du rôle de pôle révolutionnaire contre le front populaire, la CNT et le POUM jouèrent le rôle de gauche de celui-ci, anticipant sur le rôle qu’ils joueront pendant la guerre civile.

Ce qui caractérise une période révolutionnaire, en même temps que la condition préalable à la prise du pouvoir par une nouvelle classe, c’est que les contradictions sociales sont portées à l’extrême rendant impossible la continuité des relations établies auparavant. Continuer à vivre comme avant est devenu impossible, aussi bien pour les classes exploitées que pour les classes exploiteuses. L’équilibre rompu doit donner naissance à une révolution sociale, ou bien l’ancien système débouche sur une dictature des classes exploiteuses bestiale et décadente.

A ce sujet, Lénine écrivait :

« Le point le plus important que n’ont pas compris les socialistes, et qui constitue leur myopie théorique, leur soumission aux préjugés bourgeois et leur trahison politique du prolétariat, c’est que dans la société capitaliste, lorsque s’aggrave la lutte des classes qui en est la base, il n’y a pas de point médian entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tous les rêves d’une solution intermédiaire ne sont que des lamentations réactionnaires de petit-bourgeois. »

(…) Brisant tous les freins imposés par les organisations ouvrières pro-capitalistes, l’intensification de la lutte des classes avait atteint, en 1936, son point le plus élevé, la guerre civile. A ce moment précis, staliniens et socialistes, s’agglutinant dans le front populaire avec quelques bourgeois sans personnalité, sans attaches ni perspective, se mirent à crier : « Pas de révolution, pas de démagogie, n’effrayons pas les capitalistes ; maintenant il faut consolider la démocratie bourgeoise. » Ils proposèrent comme solution ce qui était à l’origine de la terrible crise sociale et de l’état virtuel de guerre civile qui précéda la guerre proprement dite. Et cette perspective émanait de partis qui se disaient socialistes et communistes ! (…)

A partir de la victoire électorale, les conquêtes réelles et les positions générales du prolétariat et de la paysannerie auraient dû se développer sans interruption, en poursuivant l’offensive anticapitaliste jusqu’à la désintégration de l’Etat bourgeois, arme suprême de la réaction. (…) Au début, effrayée par les masses, la réaction ne se risque pas à combattre le gouvernement de front populaire, elle se met à l’abri derrière lui. Entre la réaction et le front populaire s’opère une espèce d’accord tacite, par lequel la première accorde au second un crédit minimal de confiance contre les « masses déchaînées ». A peine leur élan contenu, la réaction passe de la défensive à l’offensive. Déjà, en mai, ses bandes terroristes agissent ouvertement, en juin quelques casernes se soulèvent et, en juillet 1936, elles se soulèvent toutes, avec la totalité de la population réactionnaire. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Pourquoi la réaction gagne-t-elle continuellement du terrain alors que cinq mois plus tôt la rue et la campagne étaient indiscutablement aux mains du prolétariat et des paysans ? (…) L’offensive révolutionnaire, se heurtant au gouvernement et à ses soutiens, fut obligée de reculer et finit par être désarticulée. La réaction put développer ses forces en s’appuyant sur le front populaire, muraille conservatrice que l’offensive des masses ne réussit pas à abattre, parce qu’elle manquait d’un guide qui lui aurait donné la conscience de cet objectif. Détournée, abâtardie par le front populaire, la victoire de février se décomposait, se transformant dans ses mains en une offensive réactionnaire généralisée. (…) Durant la même période qui va de février à juillet, les sympathies de la petite bourgeoisie qui avait voté pour le front populaire s’orientèrent vers le fascisme. (…) Une fois l’offensive révolutionnaire des masses stoppée, et lorsque l’offensive passa à la réaction, elle se mit à considérer le fascisme comme une grande idée « nationale », un remède efficace contre le désordre, etc. (…) La banqueroute du collaborationnisme stalinien et socialiste n’avait jamais été aussi complète, honteuse et criminelle. Mais elle le sera plus encore pendant la guerre civile. En cinq mois de gestion, elle transforma une situation indubitablement favorable à la révolution sociale en une situation indubitablement favorable à l’insurrection réactionnaire. (…)

C’est seulement le 17 juillet 1936 que le gouvernement admit officiellement que le putsch avait commencé aux Canaries et au Maroc. (…) Depuis le début de l’année, une situation de guerre civile existait de fait et tout le monde savait depuis deux mois qu’une insurrection militaire se préparait. La date du 17 juillet représente uniquement le moment où les militaires, annonçant publiquement leur rébellion, se lancèrent dans les rues avec leurs troupes. (…) En fait, après avoir vécu dans l’impunité pendant une longue période d’insubordination, les militaires ne descendirent dans la rue que parce qu’ils étaient convaincus que le gouvernement leur cèderait mollement le terrain. (…) Et les militaires n’avaient pas tort. Car le formidable mouvement de masses qui leur fit face dut d’abord vaincre la résistance du gouvernement autant que la machination qui désirait se prosterner devant l’épée et le crucifix. Dès le début, le gouvernement de Casares Quiroga chercha à minimiser le putsch, pour détourner un mouvement des masses. Le 18 juillet 1936, il proclamait officiellement à la radio dans tous le pays : « Une nouvelle tentative d’insurrection a été mise en échec. » (…) Le 19 juillet, dans un communiqué de presse distribué à trois heures du matin, le gouvernement insistait : « Ces mesures, jointes aux ordres transmis aux forces chargées de maîtriser le soulèvement du Maroc, permettent d’affirmer que l’action du gouvernement suffira à rétablir la normalité. »

Ces dernières paroles expriment parfaitement le sens de la conduite suivie par le gouvernement et le front populaire : éviter que les masses n’interviennent et ne prennent en charge la lutte militaire contre le putsch de la réaction. (…) Les organes dirigeants du PSOE et du PCE expliquaient dans une déclaration commune publiée dans « El Sol » : « Le gouvernement commande, le front populaire obéit. »

En fait, le gouvernement commandait surtout ... que personne ne bouge pour faire face au putsch - à part les prétendues "forces loyalistes". (...) Afin d’empêcher que les masses ne se précipitent vers les fusils, le gouvernement devait mentir : assurer que la situation n’avait rien de préoccupant et que les prétendues "forces loyalistes" suffiraient à vaincre celles qui étaient "déloyales". (...) Rappelons qu’à Oviedo - un événement entre mille du même genre - la direction socialiste se porta garante, face aux masses, de la loyauté du général Aranda... jusqu’au jour où celui-ci, sûr de s’emparer d’Oviedo, brandit le drapeau réactionnaire. (...) Souhaitant absolument en finir avec les putschistes et désirant continuer leur marche révolutionnaire, les masses s’opposaient à toute conciliation. (...) Spontanément mobilisées à l’initiative de la CNT, des militants socialistes et staliniens, et d’autres petites organisations, les masses contrôlaient les rues des principales villes depuis des jours. Le pouvoir réel appartenait à deux pôles : les masses et les casernes. L’affrontement était devenu inévitable. (...) Rappelons néanmoins les efforts des gouvernements de Madrid et Barcelone pour contenir les masses qui se jetaient sur les armes. A Barcelone, où opérait un gouvernement plus "à gauche" qu’à Madrid, les ouvriers s’emparèrent, au cours de la nuit du 17 juillet, des armes des bateaux arrimés dans le port et des armes des vigiles de nuit de la ville. Suite à un accord entre la Generalitat et les dirigeants de la CNT, les armes furent en partie rendues. Le putsch était déjà déclaré quand les forces de la Generalitat de Catalogne encerclèrent le Syndicat des transports afin de désarmer ses membres. A Madrid, la résistance du gouvernement ne céda pas à la pression des masses avant que les casernes de Caranchel ne déclenchent les hostilités. Dans les provinces, les gouverneurs refusèrent systématiquement de distribuer les armes au peuple, sans l’ordre de Madrid. Ainsi, à la Coruña, le peuple se dressa face aux militaires sans d’autres armes que la cinquantaine de fusils du vapeur Magallanes. Le comité ouvrier du bateau les remit aux ouvriers de la ville. (…) Mais à Madrid, Barcelone, Bilbao, San Sébastian, Gijon, Màlaga, Valence, Carthagène, etc, et dans une zone couvrant la majorité du territoire, la force numérique et la combativité du prolétariat arrachèrent une victoire vertigineuse et écrasante. (….) Le 19 juillet 1936, le prolétariat se battit avec une fureur épique dans les principales villes, écrasant de façon fulgurante un ennemi bien supérieur, à la fois par le nombre des armes, par son organisation et par ses plans de combat. Cette journée restera dans les annales révolutionnaires comme l’un des plus lumineux exemples d’action menée par les opprimés. (…) Si, jusqu’alors, le contenu socialiste de la révolution avait paru prisonnier de la coalition socialo-républicaine et du Front populaire, le 19 juillet 1936, balayant toutes les fictions, libéra ce contenu socialiste et la révolution socialiste inonda le pays de façon torrentielle. (…) De 1931 à 1936, les masses absorbèrent une expérience qui les poussa continuellement à gauche. Il n’existait aucun parti qui condense cette expérience, coordonne l’activité des masses et les dirige vers l’objectif historique suprême. Les masses se déplacèrent vers la gauche, leurs organisations vers la droite. Au moment précis où l’Etat bourgeois se désagrégea, l’anrcho-syndicalisme et le POUM lui firent allégeance, renforçant l’unité de toutes les organisations ouvrières contre l’organisation du nouvel Etat prolétarien qui surgissait des entrailles du mouvement. (…) Une société entièrement nouvelle a surgi du triomphe des masses espagnoles contre les militaires et les fascistes. Jamais la structure réelle de la société capitaliste, fondée sur le monopole bourgeois des moyens de production et maintenue par le monopole des armes, n’était apparue aussi fragile. Toutes ses institutions sans exception s’évanouirent comme un mirage devant la réalité concrète de l’armement des masses. Le décret de dissolution de l’armée promulgué par le gouvernement Giral, de nombreux jours après le putsch, ne fit qu’enregistrer un fait accompli. Sans qu’aucun décret n’ait été pris, la magistrature et la législation bourgeoises disparurent, remplacées par les tribunaux populaires et par les décisions des comités. Les corps de répression de la bourgeoisie étaient pratiquement dissous. (…) de la société capitaliste, il ne resta plus que la coalition de Front populaire, vacillant au bord de l’abîme. (…) Gouvernement et Front populaire se sentaient abandonnés, inexistants, et essayaient inutilement d’imposer le respect et l’obéissance. Leurs ordre, décrets et dispositions étaient lettre morte. Les masses balayaient tout. (…) La même dynamique sociale qui avait permis aux masses de s’emparer des usines et des terres, des armes et de l’exercice de la justice, poussait les comités à prendre le pouvoir politique, pour compléter ainsi les bases indispensables au triomphe de la révolution.

Le 19 juillet fait apparaître en Espagne une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire, beaucoup plus conscients de leur nature anticapitaliste que pendant toutes les expériences similaires antérieures, si l’on excepte la Révolution russe. D’une certaine façon, l’exemple des organes de pouvoir espagnols est encore plus explicite que celui de la Révolution russe. En Russie, les organisations ouvrières, mencheviques et socialistes-révolutionnaires inclues, contribuèrent à la formation et au maintien des soviets. En Espagne, au contraire, aucune organisation ouvrière ne contribua à leur formation, et toutes celles qui disposaient de quelque force organisationnelle, du stalinisme au POUM, se donnèrent la main pour les détruire, comme on le verra par la suite. Pourtant, le nombre d’organes de pouvoir ouvrier était proportionnellement plus élevé qu’il ne l’était en Russie pendant la période de double pouvoir. Le processus nécessaire de destruction du vieil Etat et de création d’un nouveau se déclencha grâce à la spontanéité quasi systématique née de la situation. Ceux qui ont accusé le marxisme révolutionnaire de vouloir appliquer à tous les pays le schéma de la révolution russe reçurent, en Espagne, un indiscutable démenti. Les organes de pouvoir révolutionnaire – appelons-les par leur nom – ne sont pas une invention bolchevique, ni un phénomène spécifique à la Russie, mais bien une exigence organique de la transformation de la société capitaliste en une société socialiste. En dépit de l’opposition ouverte du stalinisme et du réformisme, en dépit de l’incapacité de l’anarchisme et du centrisme poumiste, malgré leurs atermoiements et les concessions accordées au pouvoir de la bourgeoisie, ces organes se constituèrent partout et disputèrent le terrain pouce par pouce à l’Etat capitaliste qui relevait la tête, porté sur les épaules des organisations ouvrières. (…) la constitution de comités d’ouvriers, de paysans, de miliciens, de marins refléta instantanément la destruction de l’appareil coercitif capitaliste. Pas une usine, un quartier ouvrier, un village, un bataillon des milices ou un navire n’était dépourvu d’un comité. Au niveau local, le comité était la seule autorité existante ; ses décisions et accords avaient force de loi ; sa justice, c’était la justice révolutionnaire, à l’exclusion de toute autre. La législation bourgeoise était mise au rancart, il n’existait plus d’autre loi que celle dictée par les nécessités de la révolution. La plupart des comités étaient élus démocratiquement par les travailleurs, miliciens, marins et paysans, sans distinction de tendances ; ils réalisaient ainsi la démocratie prolétarienne, s’opposaient à la démocratie bourgeoise et la dépassaient. La puissance publique tomba dans les mains des lieux de travail. (…) Ce fut au rythme de la création des comités-gouvernement que s’opéra l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires terriens. Contemplant, impuissants, les événements, les fantômes gouvernementaux de Madrid et Barcelone tâchèrent parfois de confisquer ou de nationaliser certaines industries pour empêcher que les travailleurs ne le fassent. En vain. Quand les agents du gouvernement se présentaient, ils tombaient sur un comité ouvrier déjà maître de l’entreprise, qui se refusait à la leur céder. Sans exception, toute la grande propriété industrielle et agricole resta aux mains du prolétariat et des paysans. (…) A l’exception, en partie, du capital financier. Les travailleurs de ce secteur s’étaient aussi emparés des banques ; mais le syndicat des banques et de la Bourse étant totalement dominé par des leaders staliniens et réformistes corrompus, le gouvernement bourgeois eut accès, sans rencontrer de résistance, au capital financier ; il parvint à le contrôler rapidement et à utiliser ses vastes ressources pour reconstituer les organes coercitifs capitalistes et saboter le pouvoir des comités-gouvernement et de la propriété socialiste en formation.

La même passation des pouvoirs se passa dans le domaine de l’armement. Une fois l’armée vaincue et dispersée, le nombre d’armes disponibles devint la seule limite à l’armement des masses pauvres. Immédiatement des milices se constituèrent qui se précipitèrent pour affronter les troupes fascistes dans la sierra de Guadarrama, en Aragon, en Estrémadure, en Andalousie, etc. Des Patrouilles de vigilance en Catalogne et des Milices d’arrière garde dans le reste du pays se créèrent pour maintenir le nouvel ordre révolutionnaire. (…) La propriété, l’armement et le pouvoir politique, trilogie fondamentale de toute société, prirent immédiatement une forme socialiste entre les mains du prolétariat et des paysans, grâce à l’organisation des collectivités qui suivit les expropriations opérées par les diverses milices et Patrouilles de vigilance et par les comités-gouvernement. Bien que très imparfait, le nouveau type de société se dessinait clairement, de la base au sommet. Face à lui, le gouvernement bourgeois, sans base sociale, sans armes, était incapable de gouverner. Il n’avait de gouvernement que le nom, et encore, parce que cela convenait au piège que les staliniens et les réformistes tendaient à la révolution, et non pas en raison de sa vitalité propre. Le seul soutien matériel à l’Etat bourgeois résidait dans les faibles forces de la Guardia civil, de la Guardia de asalto et des Carabiniero qui, pour une raison ou une autre, lui restèrent fidèles dans les jours qui suivirent le 19 juillet 1936. (…)

Pour que la victoire des organes de pouvoir ouvriers fut complète, il eût fallu que ces derniers s’unifient, s’érigent en pouvoir unique, à l’échelle nationale, proclament la dissolution du gouvernement, de l’Etat bourgeois et du Parlement, et s’emparent du capital financier pour le mettre à la disposition des structures économiques dont ils s’étaient emparé. Profitant de cette faiblesse, les deux organisations ouvrières ouvertement pro-capitalistes, le PCE et le PSOE, purent prendre en charge la représentation idéologique et les nécessités pratiques de l’Etat bourgeois. Elles contrôlèrent le capital financier qui leur permit de se réarmer, créèrent toutes sortes de problèmes aux industries collectivisées et imposèrent leurs desseins aux deux autres organisations ouvrières, la CNT et le POUM. C’est ainsi que, immédiatement après le 19 juillet, le pôle bourgeois du double pouvoir fut personnifié par les hautes instances des partis stalinien et réformiste. (…) Immédiatement après le 19 juillet, la situation se caractérise donc par une complète atomisation du pouvoir politique aux mains du prolétariat et de la paysannerie. J’emploie le mot atomisation parce que celui de « dualité » est insuffisant pour donner une image fidèle de la répartition réelle des pouvoirs. (…) L’Etat bourgeois dans l’Espagne républicaine n’acquit cette situation que trois mois après les journées de juillet. Alors commença la dualité proprement dite. Avant, le pouvoir atomisé des comités-gouvernement locaux représentait la seule autorité existante à qui on obéissait, sans autre limite que son absence de centralisation et l’interférence droitière des bureaucraties ouvrières.

Le surgissement généralisé de comités-gouvernement, auxquels participèrent des ouvriers et des paysans de toutes tendances, corrobora de façon inédite – par son caractère absolument spontané – la conception marxiste de la révolution qui demande la constitution du prolétariat en classe dirigeante après la destruction de l’Etat bourgeois. Cette grande expérience de la Révolution en Espagne offrit au monde ce paradoxe : les anarchistes ou anarcho-syndicalistes agirent comme les principaux acteurs de la conception marxiste et nièrent, de fait, la conception libertaire. Cela faisait près d’un siècle que l’anarchisme se proposait de détruire l’Etat, une fois pour toutes et de manière irrévocable, le jour de la révolution. Le marxisme le disait aussi, depuis autant de temps, affirmant qu’il faut ce qu’il faut anéantir jusque dans ses fondations c’est l’Etat « bourgeois », mais que, sans la création d’un Etat prolétarien, organe coercitif qui puisse briser la résistance des classes réactionnaires et de leurs soutiens, il n’y a pas de révolution possible ni de possibilité de disparition des classes, qui est une condition nécessaire pour dépasser et voir disparaître l’Etat prolétarien lui-même.

Emportés par les nécessités empiriques de la révolution qui se déchaînait, poussés en avant par les lois du développement social qui se manifestaient sous une forme élémentaire mais d’une irrésistible force, les anarchistes devinrent les plus actifs créateurs de comités-gouvernement. Face au stalinisme et au réformisme, ils défendirent ainsi, malgré eux, l’essence même du marxisme révolutionnaire. (…) Mais entre l’action élémentaire, élan aveugle issu de la dynamique de la situation et l’action consciente, il y a la même différence qu’entre une décharge électrique provoquée par les nuages et l’électricité dominée et utilisée par l’homme. (…) L’Etat bourgeois se retrouvait complètement paralysé, c’est vrai ; mais il fallait le liquider sans en laisser la moindre trace, lui ôter toute possibilité de reconstruction en organisant, au niveau national, le pouvoir politique, économique, militaire du nouvel ordre révolutionnaire : celui des comités-gouvernement, des « collectividades » soudées par un système de planification, des milices de combat ou d’arrière-garde ainsi que des Patrouilles de vigilance, centralisées par une direction unique aux ordre d’un gouvernement révolutionnaire unique issu de la multitude des comités-gouvernement des ouvriers et des paysans. (…) On pourrait diviser les organisations ouvrières en deux catégories. L’une composée des organisations stalinienne et « socialiste » réunies dans le Front populaire, ouvertement hostiles à la révolution sociale, et donc déterminées à en finir avec les comités-gouvernement et à rétablir de leurs propres mains l’Etat bourgeois. (…) L’autre catégorie comprenait la CNT, et sa moelle épinière la FAI, et le POUM. Aucune de ces trois organisations n’avaient un caractère réactionnaire, contrairement au PCE et au PSOE, mais elles manquaient tout autant d’une perspective révolutionnaire. (…)

Dans toute l’Espagne, les masses allaient d’un même mouvement vers le socialisme. On ne pouvait déjà plus parler de la victoire de la révolution au futur ; on se trouvait devant un processus présent, vivant, réalisé. Aucune révolution n’est allée aussi loin, par son propre élan élémentaire, que la révolution espagnole, sans parti pour l’appuyer, l’organiser et l’exprimer tout à la fois. Sur ce plan, le vide est terrifiant. Pas une seule organisation ne vit que le sort de la révolution et de la guerre dépendait des comités où se manifestait une structure sociale accouchée par la révolution. (…)

Contrairement à ce qui se passait en Catalogne, où l’anarchisme et le POUM n’avaient aucun plan d’action, aussi bien au sens révolutionnaire que réactionnaire, les organisations dominantes dans le reste du territoire rouge, elles, poursuivaient un but bien défini (…) : la reconstruction de l’appareil d’Etat bourgeois et la soumission entière des comités-gouvernement à cet Etat. En Catalogne, l’organisation prépondérante, la CNT, avait une brillante tradition combative et des militants rétifs à tout accommodement avec l’ennemi de classe. Moins puissant, le POUM, sans être vraiment un parti marxiste révolutionnaire, n’appartenait pas non plus au courant classique du réformisme qui enferme l’horizon intellectuel de ses partisans derrière les barreaux de la démocratie bourgeoise, pas plus qu’un courant stalinien qui étouffe en eux tout ce qui s’oppose à une obéissance aveugle. Dans toutes les autres régions, dominait le Parti socialiste, cet inséparable compagnon de la société bourgeoise, totalement étranger depuis longtemps à l’idée de révolution sociale. Assurément, la CNT y disposait aussi d’importantes minorités qui, menées par une politique ferme, en faveur de la révolution auraient pu se transformer en de puissants catalyseurs et remporter en peu de temps la majorité du prolétariat et de la paysannerie. Mais les dirigeants anarchistes, bien avant le 19 juillet 1936, étaient portés à la collaboration. Loin de s’opposer à la politique de la « gauche officielle », dès le premier jour, ils eurent tendance à s’y rallier. De son côté, le stalinisme ou parti « communiste » (…) n’était rien d’autre que l’agence espagnole de la contre-révolution russe quand éclata la guerre civile. Loin de contrecarrer l’œuvre du réformisme, il allait le surpasser et l’entraîner derrière lui dans la plus calculatrice des politiques réactionnaires.

En effet, dès le déclenchement de la guerre civile, les staliniens prirent en mains, sous la protection des envoyés de Moscou, les idées, la propagande et les complots anti-révolutionnaires dans la zone rouge. Les réformistes se convertirent en leurs fidèles disciples. La majorité su prolétariat et des paysans étant encadrés par des organisations réformiste et stalinienne, l’initiative des masses, pas moins intense qu’en Catalogne, fut freinée de mille manières dès le début dans le reste de l’Espagne. (…)

Le gouvernement Giral essaya de confier complètement le contrôle de l’arrière aux Gardes civils et aux Gardes d’assaut, mais les milices ouvrières les désarmaient à chaque fois qu’ils les rencontraient. Il revint aux staliniens le mérite honteux de faire en sorte que les milices de l’arrière s’accommodent de la cohabitation avec les vestiges de la police bourgeoise. (…) Entre le 19 juillet 1936 et la formation du gouvernement Largo Caballero, le pôle bourgeois n’était pas représenté par le cabinet Giral, fantoche méprisable et méprisé, mais bien par les bureaucraties des partis socialiste et stalinien. (...) Si - hypothèse absurde - les chefs socialistes et communistes, ou même une partie d’entre eux, avaient proclamé que l’heure de la révolution sociale avait sonné, les gouvernements officiels auraient aussitôt disparu sans opposer de résistance, et les comités-gouvernement, unifiés au niveau national, auraient organisé un nouveau système de démocratie prolétarienne et socialiste. (...) Ainsi, la terrible portée révolutionnaire du 19 juillet fit brusquement passer les partis stalinien et socialiste de la catégorie d’auxiliaires cachés du pouvoir bourgeois à celle de représentants directs de ce même pouvoir.

Ce fut en Catalogne que le mouvement révolutionnaire pénétra le plus le tissu social. Et ce pour deux raisons fondamentales. C’était la région où le prolétariat industriel était la plus dense, et l’organisation déterminante la CNT. Le PCE et le PSOE étaient presque complètement bannis de la région. Le Parti socialiste unifié de la Catalogne, affilié au stalinisme, futur nerf de la guerre de la contre-révolution quelques mois plus tard, se constitua après le 19 juillet 1936, en récupérant toutes les scories sociales imaginables, du boutiquier cupide au fils à papa fascisant, du spéculateur à l’arriviste nageant en eaux troubles. Mis à part la CNT, seul le POUM avait une influence notable. Dans ces circonstances, la formidable impulsion révolutionnaire des masses ne se heurta qu’à l’incapacité de l’anarchisme et du centrisme à coordonner le surgissement spontané de nouvelles institutions sociales.

Se sentant vaincu en même temps que les généraux, l’Etat bourgeois se rendit sans conditions au prolétariat victorieux. Mais les principaux représentants de ce prolétariat étaient, à ce moment-là, les anarchistes et ces anarchistes (après des siècles de harangues antiétatiques !) laissèrent survivre l’Etat bourgeois. (…) Voici comment l’un des protagonistes, éminent leader de la CNT et conseiller économique dans le Comité central des milices rapporte les événements :

« Une fois le putsch militaire en Catalogne liquidé, le président de la Generalitat, Luis Companys, nous convoqua à une réunion afin de connaître nos propositions. Nous arrivons au siège du Gouvernement catalan, les armes à la main, sans avoir dormi depuis plusieurs jours, pas rasés, donnant, par notre aspect, réalité à la légende qui s’était tissée à notre propos. (…) Nous pouvions agir seuls, déclarer la Generalitat caduque et instituer à sa place un véritable pouvoir populaire ; mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et nous n’en voulions pas non plus pour l’exercer aux dépens des autres. La Genralitat resterait sa place, avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s’organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l’Espagne. C’est ainsi qu’est né le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, dans lequel nous laissâmes entrer toutes les fractions politiques libérales et ouvrières. »

Voici comment l’un des protagonistes, D.A De Santillan, éminent leader de la CNT et conseiller économique dans le Comité central des milices (organisation du prolétariat en armes dirigé par la CNT) rapporté les événements :

"Une fois le putsch militaire en Catalogne liquidé, le président de la "Generalitat" (exécutif bourgeois étatique catalan), Luis Companys, nous convoqua à une réunion. Nous arrivons au siège du gouvernement catalan, les armes à la main, sans avoir dormi depuis plusieurs jours, pas rasés, donnant par notre aspect réalité à la légende qui s’était tissée à notre propos. Pâles, certains membres du gouvernement autonome tremblèrent durant tout le temps que dura l’entrevue, à laquelle Ascaso n’assista pas. Le palais du gouvernement fut envahi par l’escorte de combattants qui nous accompagnait. Companys nous félicita pour la victoire obtenue. Nous pouvions agir seuls, déclarer la "Généralitat" caduque et instituer à sa place un véritable pouvoir populaire ; mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et n’en voulions pas non plus pour l’exercer aux dépens des autres. La "Generalitat" resterait à sa place, avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s’organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l’Espagne. C’est ainsi qu’est né le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, dans lequel nous laissâmes entrer toutes les fractions politiques libérales et ouvrières." (extrait de l’ouvrage de Santillan : "Pourquoi nous avons perdu la guerre ?")

La pensée critique reste stupéfaite devant de telles monstruosités, commises avec tant de légèreté et rapportées avec tant de désinvolture (…) Les idées anarchistes sur l’accomplissement pratique de la révolution étaient suffisamment erronées pour permettre à ses représentants de maintenir debout l’Etat capitaliste – l’ennemi principal de la révolution – tout en croyant faire montre de la plus grande magnanimité. Qui étaient ces « autres » aux dépens desquels les dirigeants anarchistes ne voulaient pas exercer la dictature ? Ce récit ne laisse place à aucun doute : les représentants de l’Etat capitaliste, l’Etat lui-même. L’évolution postérieure des événements allait le confirmer au prix du sang du prolétariat, versé par cet Etat, rénové et régi par les staliniens et les socialistes grâce à la collaboration des anarchistes. ( …) Si le « beau geste » d’épargner l’Etat capitaliste avait été une simple bêtise, aussi grave fût-elle, commise par Santillàn et les autres leaders anarchistes, plutôt que de magnifier la scène du palais de San Jorge, ils auraient dû le reconnaître comme le premier acte d’une longue série de capitulations. (…)

Que dire de personnes qui ayant la possibilité de le faire, se refusèrent à instaurer "le véritable pouvoir du peuple" ? (...) Que les idées anarchistes sur l’accomplissement pratique de la révolution étaient suffisamment erronées pour permettre à ses représentants de maintenir debout l’Etat capitaliste - l’ennemi principal de la révolution - tout en croyant faire montre de la plus grande magnanimité.

(...) Dans le comportement des représentants ouvriers devant Companys se lisent déjà les prémisses du recul de la révolution, de l’attaque systématique contre les conquêtes ouvrières et de la répression qui va se déclencher quelques mois plus tard contre les meilleurs combattants de juillet 1936. Cet événement contient en germe la déroute ouvrière de mai 1937. (...) Cet événement contient en germe aussi l’anéantissement de la révolution par l’Etat bourgeois restructuré, et sa conséquence, la perte de la guerre, cette terrible déroute dont parle Santillan. Pour tout dire, dans tout cela est également contenu la disqualification révolutionnaire de la direction anarchiste qui bénéficiait, pour liquider la société bourgeoise, de conditions incomparablement plus favorables que celles dont avaient bénéficié les bolcheviks russes en 1917.

(...) C’est la tendance anarchiste ennemie de tout Etat, de toute politique qui est en cause, ne l’oublions pas. Après les journées de juillet 1936, elle avait le choix entre trois possibilités : tenter de réaliser les idées anarchistes sur l’abolition immédiate et définitive de l’Etat, quel qu’il soit ; structurer l’Etat prolétarien dont les éléments étaient surgis spontanément ; ou enfin freiner le développement de ce dernier et redonner vie à l’Etat bourgeois en lui offrant sa collaboration. La direction anarchiste emprunta cette troisième voie. Elle n’essaya même pas d’expérimenter la première qui lui appartenait en propre (...) Ce n’est pas exagéré d’affirmer que le marxisme est beaucoup plus antiétatique et opposé à la basse politicaillerie que ne l’est l’anarchisme.

Grâce à l’anarchisme se maintint donc en Catalogne un pouvoir bourgeois, totalement irréel sur le moment mais autour duquel commencèrent à s’agglutiner tous les éléments et les partis ennemis de la révolution prolétarienne, depuis le semi-fasciste Estat Catala, jusqu’au parti stalinien, en passant par l’Esquerra de Catalunya et les quelques sociaux-démocrates existants. Quelques phrases supplémentaires de Santillan sur l’immatérialité de ce reste de pouvoir bourgeois convaincront encore mieux le lecteur : "Le Comité central des milices fut reconnu comme seul pouvoir effectif en Catalogne. Le gouvernement de la Généralitat continuait à exister et méritait notre respect, mais le peuple n’obéissait qu’au pouvoir qui s’était constitué par la vertu de la victoire et de la révolution" (...)

La planche de salut jetée par les représentants ouvriers pour sauver du naufrage l’Etat capitaliste échouait à le maintenir à flots et à retenir l’avalanche révolutionnaire qui s’élançait vers la formation d’un Etat prolétarien et d’une société socialiste.

Effectivement, tous les ressorts du pouvoir étaient concentrés dans le Comité central des milices : conduite de la guerre, vigilance révolutionnaire, économie, justice et création de nouvelles industries pour répondre aux besoins de la guerre. Sans même le savoir, sans en être conscient, le Comité central des milices se convertissait en gouvernement révolutionnaire et son appareil en ébauche d’un appareil d’Etat prolétarien. Pour l’être entièrement, il lui manquait, en premier lieu, une volonté claire, ensuite une fusion plus étroite avec les nécessités historiques de la révolution, ce qui supposait obligatoirement l’adaptation la plus complète possible aux nouvelles formes de démocratie créées par la victoire des masses. Dans de nombreux villages, les comités-gouvernement étaient élus démocratiquement par tous les travailleurs, sans distinction d’appartenance politique. (…) Ce système démocratique est le plus large qui puisse exister, et donc l’unique susceptible de donner aux masses ouvrières et paysannes révolutionnaires la garantie de pouvoir refléter avec souplesse, dans la composition même des comités-gouvernement, les changements idéologiques dictés par l’expérience. (…) Faire dépendre la représentativité de l’appartenance à tel ou tel syndicat, comme ce fut le cas en Espagne, non seulement est une mesure tout à fait antidémocratique, mais donne aux organisations bureaucratiques un moyen de pression et d’intimidation sur les travailleurs, sans résoudre le problème essentiel, à savoir comment assurer aux travailleurs la meilleure possibilité de faire coïncider à chaque moment la composition des comités-gouvernement avec ce que leur dictent leurs intérêts et l’expérience de mise en pratique de leurs idées. En ce sens, il n’existe pas d’autre méthode fiable et adéquate que le vote sur les lieux de travail et le droit de révoquer ceux que l’on a élus, et ce à tout moment.

(...) La totalité des comités-gouvernement de Catalogne acceptèrent acceptèrent sans hésitation son autorité, le considérant justement comme le pouvoir suprême de la révolution, convergeant spontanément vers lui. (...) La victoire ou la défaite de la révolution, la victoire ou la défaite militaire dans la guerre contre Franco étaient intrinsèquement liés au renforcement des comités-gouvernement comme pouvoir unique au niveau national, ou à leur disparition. Si le Comité central des milices s’était mis en relation avec eux par le biais d’une structure démocratique dans laquelle les staliniens auraient été réduits à peu de chose et les bourgeois exclus, il aurait pris conscience du dangereux obstacle représenté par les restes de l’Etat bourgeois aux aguets. (...) On a déjà vu comment les leaders anarchistes gâchèrent, le mot générosité à la bouche, une occasion révolutionnaire exceptionnelle. Voyons maintenant comment les leaders du POUM les imitèrent. En effet, sitôt que l’insurrection militaire fut vaincue en Catalogne, le président de la Généralitat, Companys, envoya au POUM une invitation à faire partie du front des gauches catalanes, le Front populaire régional. Ce parti accepta sans hésiter, se mettant au service de l’Etat bourgeois, de la collaboration de classes au moment où l’action des masses les mettait en pièces dans la rue. (...) Durant les semaines qui suivirent le 19 juillet 1936, l’activité et la presse du POUM une méconnaissance totale de ce qui était en train d’arriver. Il ne se rendait même pas compte de la signification du Comité central des milices ni de celle de nombreux comités-gouvernement (...) Pour le POUM, le Comité central des milices n’était rien d’autre qu’un organe de front unique "anti-fasciste". La défaite des institutions armées de la vieille société venait de réduire en miettes l’Etat bourgeois, posant dans les termes les plus vifs, pratiques et impératifs le problème de l’organisation de l’Etat prolétarien. le POUM ignorait cette réalité. Pour lui, la révolution n’était pas dans la rue. il continuait à vivoter dans la république démocratique bourgeoise et se comportait comme la sympathique aile gauche de celle-ci.

(...) Alors que la révolution socialiste se manifestait impérieusement, le POUM, en dépit de son pseudo radicalisme, n’était capable d’accoucher que d’un programme démocratique bourgeois. Maintes fois, le mouvement trotskyste espagnol et international avait accusé le POUM d’opportunisme parce qu’il définissait la révolution espagnole comme "démocratico-socialiste". (....)

En résumé, une tendance anarchiste dominante dans toute la Catalogne et une tendance marxiste assez forte pour essayer d’imprimer un cours révolutionnaire aux événements s’accordèrent pour autoriser l’existence de l’Etat bourgeois et ignorer les germes d’un nouvel Etat qu’incarnaient les comités-gouvernement et le Comité central des milices. Immédiatement après la défaite des généraux, il n’existait plus de double pouvoir : les masses détenaient tout le pouvoir. la dualité fut ressuscitée par la décision des anarchistes de laisser sur pied le pôle bourgeois, décision approuvée par le POUM. Néanmoins, la situation était d’une telle évidence que le Comité central des milices acquit, seul, sans même le vouloir, tous les attributs d’un gouvernement. La machinerie réactionnaire de l’Etat, construite pièce par pièce par les classes possédantes pendant des siècles, gisait broyée, incapable de se remettre en marche par ses propres moyens ; la liberté socialiste, pour laquelle les masses laborieuses avaient lutté et souffert tant de répressions, trouvait son expression dans les comités-gouvernement. le chemin que le Comité central des milices devait emprunter était balisé, mais, incapable de l’apercevoir, il abandonna les comités-gouvernement à leurs eeules initiatives (...) s’attribuant le seul et misérable rôle d’agent de liaison entre les pouvoirs révolutionnaires locaux, les seuls qui fonctionnaient, et le squelette de pouvoir bourgeois laissé à Barcelone.

C’est par cette brèche que se faufila la contre-révolution. La responsabilité en revient en premier lieu aux dirigeants anarchistes, ensuite à ceux du POUM. Sans eux, les leaders staliniens contre-révolutionnaires n’auraient jamais atteint leur objectif.

Durant les mois suivants, les comités-gouvernement continuèrent à se développer et à asseoir leur autorité comme ils le pouvaient. Les conquêtes ouvrières, en général, s’étendaient et se consolidaient. Le prolétariat et les paysans étaient incontestablement maîtres des armes et de l’économie. Mais le chemin d’une édification révolutionnaire totale avait été obstrué par le rôle d’intermédiaire que s’était attribué le Comité central des milices. Les pouvoirs révolutionnaires furent ainsi abandonnés aux traquenards de leurs ennemis « ouvriéristes » et « démocratiques » , la route vers une unification nationale du mouvement leur fut coupée, ils se trouvèrent placés dans une impasse au fond de laquelle se trouvait une fois de plus l’Etat bourgeois. C’était l’objectif des dirigeants staliniens, socialistes et républicains. Du moment que le Comité des milices ne rattachait pas son pouvoir à celui des comités, il tombait vers la Généralité de Catalogne. De ce fait, la balance de la dualité de pouvoirs n’allait pas tarder à pencher, définitivement, en faveur du pôle bourgeois. (…)

Dans toute l’Espagne, les masses allaient d’un même mouvement vers le socialisme. On ne pouvait déjà plus parler de la victoire de la révolution au futur ; on se trouvait devant un processus présent, vivant, réalisé. Aucune révolution n’est allée aussi loin, par son propre élan élémentaire, que la révolution espagnole, sans parti pour l’appuyer, l’organiser et l’exprimer tout à la fois. Sur ce plan, le vide est terrifiant. Pas une seule organisation ne vit que le sort de la révolution et de la guerre dépendait des comités où se manifestait une structure sociale accouchée par la révolution. (…)

Contrairement à ce qui se passait en Catalogne, où l’anarchisme et le POUM n’avaient aucun plan d’action, aussi bien au sens révolutionnaire que réactionnaire, les organisations dominantes dans le reste du territoire rouge, elles, poursuivaient un but bien défini (…) : la reconstruction de l’appareil d’Etat bourgeois et la soumission entière des comités-gouvernement à cet Etat. En Catalogne, l’organisation prépondérante, la CNT, avait une brillante tradition combative et des militants rétifs à tout accommodement avec l’ennemi de classe. Moins puissant, le POUM, sans être vraiment un parti marxiste révolutionnaire, n’appartenait pas non plus au courant classique du réformisme qui enferme l’horizon intellectuel de ses partisans derrière les barreaux de la démocratie bourgeoise, pas plus qu’un courant stalinien qui étouffe en eux tout ce qui s’oppose à une obéissance aveugle. Dans toutes les autres régions, dominait le Parti socialiste, cet inséparable compagnon de la société bourgeoise, totalement étranger depuis longtemps à l’idée de révolution sociale. Assurément, la CNT y disposait aussi d’importantes minorités qui, menées par une politique ferme, en faveur de la révolution auraient pu se transformer en de puissants catalyseurs et remporter en peu de temps la majorité du prolétariat et de la paysannerie. Mais les dirigeants anarchistes, bien avant le 19 juillet 1936, étaient portés à la collaboration. Loin de s’opposer à la politique de la « gauche officielle », dès le premier jour, ils eurent tendance à s’y rallier. De son côté, le stalinisme ou parti « communiste » (…) n’était rien d’autre que l’agence espagnole de la contre-révolution russe quand éclata la guerre civile. Loin de contrecarrer l’œuvre du réformisme, il allait le surpasser et l’entraîner derrière lui dans la plus calculatrice des politiques réactionnaires.

En effet, dès le déclenchement de la guerre civile, les staliniens prirent en mains, sous la protection des envoyés de Moscou, les idées, la propagande et les complots anti-révolutionnaires dans la zone rouge. Les réformistes se convertirent en leurs fidèles disciples. La majorité su prolétariat et des paysans étant encadrés par des organisations réformiste et stalinienne, l’initiative des masses, pas moins intense qu’en Catalogne, fut freinée de mille manières dès le début dans le reste de l’Espagne. (…)

Le gouvernement Giral essaya de confier complètement le contrôle de l’arrière aux Gardes civils et aux Gardes d’assaut, mais les milices ouvrières les désarmaient à chaque fois qu’ils les rencontraient. Il revint aux staliniens le mérite honteux de faire en sorte que les milices de l’arrière s’accommodent de la cohabitation avec les vestiges de la police bourgeoise. (…) Entre le 19 juillet 1936 et la formation du gouvernement Largo Caballero, le pôle bourgeois n’était pas représenté par le cabinet Giral, fantoche méprisable et méprisé, mais bien par les bureaucraties des partis socialiste et stalinien. (...) Si - hypothèse absurde - les chefs socialistes et communistes, ou même une partie d’entre eux, avaient proclamé que l’heure de la révolution sociale avait sonné, les gouvernements officiels auraient aussitôt disparu sans opposer de résistance, et les comités-gouvernement, unifiés au niveau national, auraient organisé un nouveau système de démocratie prolétarienne et socialiste. (...) Ainsi, la terrible portée révolutionnaire du 19 juillet fit brusquement passer les partis stalinien et socialiste de la catégorie d’auxiliaires cachés du pouvoir bourgeois à celle de représentants directs de ce même pouvoir. (...)

Organisme né du triomphe des masses, le Comité central des milices était indiscutablement un gouvernement révolutionnaire. Son pouvoir reposait sur les réalisations de la révolution ; son avenir résidait dans l’amplification et la consolidation de cette même révolution. Comment aurait pu se renforcer le Comité central des milices et, donc, la révolution ? La seule issue était de se transformer dans l’expression démocratique des comités-gouvernement locaux, d’étendre les Patrouilles de vigilance et de dissoudrer les corps de répression d’origine bourgeoise, de systématiser l’expropriation de la bourgeoisie et d’organiser la production à l’aide d’un plan socialiste, d’organiser la justice autour des tribunaux révolutionnaires et d’abolir toutes les lois antérieures au 19 juillet 1936, enfin de centraliser les diverses milices dans un seul corps sous son cammandement. Pour empêcher un tel développement, les staliniens et la bourgeoisie proposèrent que le Comité central des milices devienne le gouvernement de la Généralitat. (...) En acceptant cette proposition, le Comité central des milices barra la route à la révolution, alors qu’elle était tout près de son objectif final et il se convertit en un pont pour la contre-révolution. Sans cette première concession, toutes les autres étaient inimaginables. La manoeuvre avait une immense portée réactionnaire. (...)

A peine le Comité central des milices se fait-il métamorphosé dans le gouvernement de la Généralitat qu’un conflit éclata en son sein. Un conflit qui mit en évidence le véritable rapport de forces existant alors et montra à quel point la CNT et le POUM étaient incapables d’en profiter. La légalisation des collectivisations était en discussion. Au projet de loi défendu conjointement par la CNT et le POUM, le réprésentant stalinien opposa un autre projet beaucoup plus conservateur qui préservait les sacro-saints droits capitalistes. Les représentants des partis bourgeois accueillirent favorablement le projet stalinien. Se soutenant mutuellement, bourgeois et staliniens firent obstacle au projet de la CNT et du POUM. (...) Mais l’obtstruction cessa immédiatement comme par enchantement dès que la CNt et le POUM déclarèrent que, après tout, ils n’avaient pas besoin de l’accord des opposants (...) Bourgeois et satliniens capitulèrent aussitôt. Cet épisode est hautement instructif. A ce moment, ce que les ennemis de la révolution voulaient surtout, ce n’était pas une loi sur les collectivisations, mais que la loi, quelle qu’elle fût, soit promulguée au nom de l’ancien Etat, de la Généralitat de Catalogne. Les staliniens et la bourgeoisie se proposaient de revigorer l’Etat bourgeois. Pour cela, ils dépendaient entièrement de la CNT, et à un moindre degré du POUM. Si ces deux organisations avaient rompu avec le gouvernement, la machination contre-révolutionnaire aurait perdu le terrain gagné avec la disparition du Comité central des milices comme organisme indépendant. (...) Si le décret avait été promulgué par le congrès des comités-gouvernement, décision qui ne dépendait que de la CNT et du POUM, son caractère aurait totalement changé. Il aurait marqué le point de départ d’une étape de transformation socialiste de l’économie. Il aurait offert à toute l’Espagne un exemple à suivre. (...) Les comités-gouvernement de toutes les régions, de l’Andalousie à l’Estrémadure jusqu’aux Asturies et à la Biscaye, n’avaient pas plus conscience que ceux de Catalogne de la nature de leur pouvoir et de la nécessité de l’unifier en démolissant complètement le pouvoir bourgeois. Mais l’existence du gouvernement Giral, par réaction, menaçait de les pousser à en prendre conscience. (...) Il fallait renforcer le gouvernement bourgeois par l’appoint des dirigeants socialistes, staliniens et anarchistes, auxquels les masses désobéiraient plus difficilement. La grande occasion du front populaire était arrivée. (…) C’est alors qu’entra en fonctions le gouvernement de Largo Caballero, que les staliniens surnommèrent le « gouvernement de la victoire » en attendant que ce projet (contre la révolution) acquière sa pleine signification avec Negrin. (…) Le gouvernement de Largo Caballero était obligé de reconnaître les acquis révolutionnaires, qu’il s’agisse des usines expropriées, des terres occupées par les paysans ou collectivisées, des fonctions exécutives exercées par un comité ou une organisation quelconque, de l’organisation des milices indépendante du gouvernement, ou de la surveillance de l’arrière et de l’exercice de la justice par les institutions surgies de la révolution. (…) Loin de proclamer d’audacieuses mesures socialistes, le gouvernement de Largo Caballero commença par manœuvrer dans l’ombre contre les mesures déjà prises par les masses. Il récupéra facilement la Banque d’Espagne et d’autres banques. (…) Cette décision sauvait les sociétés financières de l’expropriation par le prolétariat et, à court ou à moyen terme, condamnait les entreprises les entreprises expropriées par les ouvriers au rachitisme, à la faillite et à être remises également à l’Etat. (…) Le gouvernement fit transférer certaines industries entre ses mains. Même si la manœuvre passa inaperçue au début, les ouvriers n’eurent pas besoin de plusieurs mois pour se rendre compte qu’ils avaient perdu une bataille. (...) L’unification de toutes les industries en un seul réseau de production (...) dans les mains du pôle bourgeois et de l’état bourgeois signifiait l’expropriation du prolétariat et l’usage des industries à des fins contre-révolutionnaires. (...) Largo Caballero lança une campagne de recrutement pour les gardes d’assaut, les gardes ciivls et les carabiniers, mesure qui allait lui permettre de dissoudre les milices de l’arrière. Le prolétariat, y compris la majorité des paysans, était instinctivement hostile à tous les corps de répression de la bourgeoisie. (...) Pour vaincre la répugnance instinctive des masses, le gouvernement Largo Caballero entreprit une propagande sournoise, sutout dans les unités de milice comprenant des paysans. le pouvoir prétendit que les corps de répression bourgeois étaient désormais totalement différents de ce qu’ils avaient été jusqu’au putsch militaire. (...) Le gouvernement Largo Caballero préparait les forces de répression qui allaient bientôt permettre à l’Etat bourgeois de proclamer : "me voilà !".

Je ne peux passer sous silence que cette manoeuvre vitale (pour la bourgeoisie) aurait difficiliment pu réussir sans le concours de la propagande anarcho-syndicaliste et poumiste. Les partis stalinien et socialiste étaient des ennemis de la révolution et donc de l’armement du prolétariat. ils soutenaient et protégeaient les corps de répression de la bourgeoisie. (...) Mais la manoeuvre de ces partis contre-révolutionnaires ne rencontra aucune résistance de la part de la CNT, de la FAI et du POUM. Dans leur presse, ces organisations appelaient généralement les restes de l’appareil de répression bourgeois : "leurs camarades gardes", et traitaient le problème de l’armement avec une légèreté pleine de bonhommie - alors qu’il s’agissait pourtant d’une question de vie ou de mort pour la révolution. »

suite à venir...

Extraits de « Leçon d’une défaite, promesse de victoire » de Grandizo Munis
CHRONOLOGIE

Janvier 1928 Grève générale à Barcelone.

Janvier 1929 Tentative insurrectionnelle contre la dictature de primo de Rivera à Barcelone, Valence et Ciudad Real qui échoue.

Janvier 1930 Effondrement de la dictature de Primo de Rivera.

Juin-juillet 1930 Grèves dans les principales villes du pays. La CNT gagne en influence.

Décembre 1930 Grève générale organisée par la CNT.

Février 1931 Grève générale organisée par la CNT. La royauté tombe. La république est proclamée. La généralitat de Catalogne remplace la république catalane. Des affrontements commencent entre travailleurs et monarchistes. Eglises et couvents sont brûlés.

Juillet 1931 Grève des ouvriers des téléphones organisée par les anarchistes et grève générale à Séville suivie de la loi martiale.

Août 1931 Des syndicalistes de la CNT rédigent un manifeste réformiste intitulé "Manifeste des Trente".

Septembre 1931 Grève générale à Barcelone, Bilbao et en Andalousie.

Janvier 1932 Emeutes anarchistes en Catalogne et grèves organisées par la CNT. Répression violente.

Août 1932 Le coup d’Etat du général Sanjurjo à Séville est cassé par la grève générale.

Janvier 1933 Tentatives insurrectionnelles anarchistes en Catalogne et à Casa Viejas (Andalousie)

Septembre 1933 Alors que la gauche gouverne (gouvernement Azana), il y a 9000 anarchistes en prison !

Décembre 1933 Insurrections anarchistes en Catalogne et en Aragon.

Mars 1934 Grève générale de 4 semaines à Saragosse.

Juin 1934 Grève des paysans pauvres d’Andalousie et d’Extremadure.

Septembre 1934 Grève générale à Madrid.

Octobre 1934 Ecrasement de l’indépendance catalane Insurrection des mineurs des Asturies. Ecrasement violent de l’insurrection : 5000 exécutions et 30.000 emprisonnés. Etat de guerre dans tout le pays.

Mai 1935 Franco qui avait réprimé la révolte de 1934 est nommé chef d’Etat-major des armées.

Janvier 1936 Pacte électoral du Front populaire entre le parti stalinien dit communiste, le parti social-démocrate dit socialiste, le POUM ex-trotskyste, l’Union Générale des Travailleurs, les jeunes sses socialistes et les partis républicains : pacte pour "la défense des intérêts de la république".

Février 1936 Victoire électorale du Front populaire menant au quatrième gouvernement Azana. Companys revient au pouvoir de la Généralitat de Catalogne. Le gouvernement de gauche nomme Franco commandant général aux Canaries.

Avril 1936 Par une circulaire, le général Mola prépare l’insurrection de l’armée.

17 juillet 1936 Soulèvement de l’armée espagnole à Melilla, au Maroc

18 juillet 1936 Le soulèvement militaire d’extrême droite s’étend à l’Espagne.

19 et 20 juillet 1936 L’insurrection militaire d’extrême droite est écrasée à Barcelone par les ouvriers dans une bataille de rue.

20 juillet 1936 Les ouvriers donnent l’assaut de la caserne Montana à Madrid et la prennent. Les forces de l’armée espagnole favorables au coup d’Etat sont battues à Madrid et à Barcelone mais elles conquièrent le sud du pays. A Barcelone, les anarchistes constituent le Comité central des milices.

27 septembre 1936 1936 Le gouvernement de la Catalogne est à participation des anarchistes et du POUM.

10 octobre 1936 Le gouvernement bourgeois "républicain" décrète l’incorporation des milices ouvrières dans l’armée régulière.

4 novembre 1936 Les anarchistes de la CNT entrent dans le second gouvernement de Largo Caballero avec quatre ministres.

6 novembre 1936 Le nouveau gouvernement Largo Caballero abandonne la capitale face aux troupes fascistes.

17 décembre 1936 La CNT entre dans le gouvernement catalan. Le comité central des milices est dissous.

Du 4 au 7 mai 1937 Insurrection violente et spontanée à Barcelone contre le décret du gouvernement "républicain" de militarisation des milices, en dehors des milices staliniennes. Les ministres anarchistes, Garcia Oliver et Federica Montsenny, appellent à la conciliation. L’insurrection est démobilisée, étouffée, est non seulement une défaite anarchiste mais une défaite ouvrière, la défaite de la révolution même.

Mai-juin 1937 Juan Negrin devient chef du gouvernement, en grande partie aux mains des staliniens. militants anarchistes et poumistes sont arrêtés, torturés et assassinés.

Août 1937 Les staliniens prennent le contrôle de l’Aragon dirigé par les anarchistes qui l’avaient conquis par la révolution. Les comités révolutionnaires y sont supprimés ainsi que les collectivités paysannes. Les réunions révolutionnaires sont interdites en Catalogne.

Le front populaire est une politique des partis qui se revendiquent de la gauche ou des travailleurs, et même de l’extrême gauche, avec la caution de syndicats, en vue de détourner une montée ouvrière en s’alliant en réalité avec la grande bourgeoisie. Sa tenue de camouflage est la nécessité du front des travailleurs face aux attaques anti-sociales et fascistes.

Les "alliés" bourgeois dans le Front populaire

Dans la lutte contre le fascisme, l’enjeu pour les partis et syndicats ouvriers était clair : leur existence même était en cause. Comme Hitler et Mussolini avant lui, Franco allait liquider physiquement les dirigeants et les cadres actifs des organisations ouvrières, laissant les travailleurs dispersés par la force et à la merci d’un capital aux rangs resserrés. Dès lors, la lutte contre le fascisme était une question de vie ou de mort non seulement pour la masse des ouvriers, mais aussi pour leurs dirigeants réformistes. Mais ceci ne revient pas à dire, pour autant, que ces dirigeants savaient comment combattre le fascisme. La plus fatale de leurs erreurs fut de croire que leurs alliés bourgeois dans le Front populaire étaient concernés d’une manière aussi vitale qu’eux-mêmes dans la lutte antifasciste.

Pour les élections du 16 février 1936, la Gauche républicaine d’Azaña, l’Union républicaine de Martinez Barrio, la Gauche catalane de Companys avaient passé une alliance avec les partis communiste et socialiste et l’U.G.T. – avec l’accord tacite des anarchistes dont la base avait voté pour la liste commune. Les nationalistes basques s’étaient également ralliés. c’est ainsi que ces quatre formations bourgeoises se retrouvèrent, le 17 juillet du côté de la barricade opposé à la grande bourgeoisie. Pouvait-on compter sur leur coopération loyale dans la lutte contre le fascisme ?

Nous avions répondu non, parce que les fascistes ne menaçaient aucun des intérêts vitaux de la bourgeoisie libérale. Les travailleurs, eux, risquaient de perdre leurs syndicats, sans lesquels ils mourraient de faim. La bourgeoisie libérale encourrait-elle un risque du même ordre ? Dans un Etat totalitaire, sans aucun doute, les politiciens de profession devraient se trouver un autre métier ; la presse bourgeoise libérale serait mise sous le boisseau (dans l’hypothèse où les politiciens bourgeois et les journalistes ne se rallieraient pas entièrement à Franco). L’Italie comme l’Allemagne ont démontré que le fascisme ne s’accommode pas de politiciens bourgeois indépendants. Certains sont emprisonnés, d’autres doivent émigrer. Mais ce ne sont là qu’inconvénients mineurs. Les couches fondamentales de la bourgeoisie libérale continuent à vivre comme avant l’avènement du fascisme. Si elles ne partagent pas les privilèges accordés par l’Etat fasciste aux capitalistes qui se sont ralliés avant la victoire, elles bénéficieront cependant des avantages dus aux bas salaires et à la diminution des services sociaux. Elles ne sont soumises aux exactions fascistes du parti ou du gouvernement que dans la même mesure que les autres capitalistes, : c’est le prix fort que paie le capitalisme pour les services rendus par le fascisme. La bourgeoisie espagnole n’avait qu’à regarder vers l’Italie ou l’Allemagne pour être rassurée quant à son avenir. Alors que les dirigeants syndicaux avaient été éliminés, la bourgeoisie libérale avait trouvé le moyen de s’intégrer au système. C’est un critère de classe qui fait ici le départage : le fascisme est en premier lieu l’ennemi de la classe ouvrière. Dès lors, c’est une erreur grave et fatale de croire que les éléments bourgeois du Front populaire ont un intérêt fondamental dans la poursuite sérieuse de la lutte contre le fascisme.

Deuxièmement, nous n’affirmons pas sur la base de simples analyses déductives qu’Azaña, Barrio, Companys et leurs semblables ne pouvaient pas être des alliés loyaux de la classe ouvrière ; l’expérience concrète, les hauts faits de ces grands hommes en témoignaient. Puisque les socialistes et les staliniens du Front populaire ont effacé les actes de leurs alliés, il nous faut leur faire quelque place.

De 1931 à 1934, le Komintern traita Azaña de fasciste, ce qui n’était certainement pas correct, mais le désignait clairement comme responsable d’une oppression systématique des masses. En janvier 1936 encore, le Komintern disait de lui :

"Le Parti communiste connaît le danger que représente Azaña ainsi que les socialistes qui ont collaboré avec lui lorsqu’il était au pouvoir. Ils savent qu’il est l’ennemi de la classe ouvrière... Mais ils savent également que la défaite de la CEDA (Gil Robles) entraînerait automatiquement avec elle un certain apaisement de la répression, au moins temporairement."

(Imprecor, vol. 15, p. 762.)

La dernière phrase admet donc que la répression viendrait d’Azaña lui-même. Et il en fut ainsi, comme José Diaz, secrétaire du Parti communiste, fut amené à le reconnaître juste avant que n’éclate la guerre civile :

"Le gouvernement, que nous soutenons loyalement dans la mesure où il réalise le pacte du Front populaire, est un gouvernement qui commence à perdre la confiance des travailleurs, et je déclare au gouvernement républicain de gauche qu’il a pris la voie erronée d’avril 1931."

(Mundo Obrero, 6 juillet 1936.)

Il faut rappeler ce que fut " la voie erronée d’avril 1931 " pour apprécier à sa juste valeur ce que les staliniens étaient contraints d’admettre, après toutes leurs tentatives de différencier la coalition gouvernementale de 1931 du gouvernement de front populaire de 1936. La coalition de 1931 avait promis la terre aux paysans et ne leur avait rien donné, parce que la terre ne pouvait pas être redistribuée sans miner le capitalisme. La coalition de 1931 avait refusé aux travailleurs des indemnités de chômage. Azaña, ministre de la Guerre, n’avait pas touché à la caste réactionnaire des officiers et avait renforcé la loi infâme selon laquelle toute critique de l’armée de la part de civils constituait une offense contre l’Etat. En tant que premier ministre, Azaña n’avait pas touché à la fortune et au pouvoir démesuré de la hiérarchie ecclésiastique. Il avait laissé le Maroc aux mains des légionnaires et des mercenaires marocains. Azaña n’avait été sévère qu’envers les ouvriers et les paysans. Nous avons relaté ces faits en détails ailleurs [1]

Comme Mundo Obrero le reconnaissait, Azaña ne fit rien de mieux à la tête du Front populaire, de février à juillet 1936. Son régime rejeta à nouveau l’idée de la redistribution des terres et écrasa la paysannerie quand celle-ci tenta de les prendre elle-même. L’église resta entièrement maîtresse de son immense fortune et de son pouvoir. Le Maroc fut à nouveau laissé entre les mains de la Légion étrangère qui put l’investir totalement le 17 juillet. Les grèves furent à nouveau déclarées illégales, on imposa une loi martiale modifiée, on brisa les meetings et les manifestations des travailleurs. Qu’il suffise de dire que, dans les derniers jours critiques, après l’assassinat du dirigeant fasciste Calvo Sotelo, les quartiers généraux ouvriers furent autoritairement fermés. La veille de l’insurrection fasciste, la presse ouvrière parut trouée d’espaces blancs, là où la censure gouvernementale avait supprimé des éditoriaux et des morceaux d’articles annonçant le coup d’Etat !

Pendant les trois mois qui précédèrent le 17 juillet, on arrêta en masse [2] des centaines de grévistes, on déclara illégales les grèves générales locales, et l’on ferma pendant des semaines d’affilée les sièges régionaux de l’U.G.T. et de la C.N.T., pour essayer désespérément de stopper le mouvement de grève. L’attitude Azaña envers l’armée nous fournit l’image la plus condamnable qui soit de cet homme. La caste des officiers était déloyale jusqu’à la mœlle envers la République. Ces chouchous de la monarchie avaient, depuis 1931, saisi toutes les occasions d’assouvir leur vengeance sanglante contre les ouvriers et les paysans sur lesquels s’appuyait la République. Les atrocités commises lors de l’écrasement de la révolte d’octobre 1934 furent si horribles qu’Azaña promit, lors de sa campagne, le châtiment des responsables. Mais dans les mois qui suivirent, aucun officier ne passa en procès. Mola, directeur de la Sécurité publique de Madrid sous la dictature de Berenguer, Mola qui s’était enfui sur les talons d’Alfonso tandis que les rues résonnaient du cri des masses : "A bas Mola", ce même Mola fut réintégré dans l’armée par Azaña dans sa fonction de général. Et ce, en dépit de son étroite collaboration avec Gil Robles pendant le bienio negro, il était commandant militaire de la Navarre lors de l’insurrection fasciste, et devint le principal stratège des armées de Franco. Franco, Goded, Queipo de Llano – tous avaient laissé des souvenirs aussi malodorants de déloyauté envers la République, et pourtant Azaña laissa son armée entre leurs mains. Pis, il demanda aux masses de se soumettre à eux.

Le colonel Julio Mangado, qui combat maintenant dans les forces antifascistes, passé en cour martiale et chassé de l’armée par ces généraux à cause de ses convictions républicaines, et dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, avait informé de façon répétée Azaña, Martinez Barrio et d’autres dirigeants républicains des plans des généraux. En avril 1936. Mangado publia un pamphlet très documenté qui non seulement dévoilait le complot fasciste mais prouvait de façon concluante que le président Azaña en était parfaitement informé lorsque le 18 mars 1936, à la demande de l’état-major, le gouvernement de ce dernier délivra à l’armée un certificat de bonne conduite en réponse à "des rumeurs circulant avec insistance et concernant l’état d’esprit des officiers et subalternes de l’armée " : " Le gouvernement de la République a appris avec chagrin et indignation les attaques injustes dont les officiers ont été victimes." Le cabinet d’Azaña ne se contenta pas de nier ces rumeurs en disant des conspirateurs militaires qu’ils étaient " éloignés de toute lutte politique ", " fidèles serviteurs du pouvoir établi " et qu’ils constituaient une " garantie d’obédience du peuple ", mais il déclara que "seul un désir criminel et sournois de la saper [l’armée] pouvait expliquer les insultes et les attaques écrites et verbales qui lui ont été adressées." Et pour finir : "Le gouvernement de la République applique et appliquera la loi contre quiconque persistera dans une telle attitude antipatriotique."

Il n’est pas étonnant que les chefs réactionnaires aient porté Azaña aux nues. Le 3 avril 1936, ne leur promit-il pas qu’il mettrait fin aux grèves et aux expropriations de terres. Calvo Sotelo en fit l’éloge :

"C’est là l’expression d’un vrai conservateur. Sa proclamation de respect de la loi et de la Constitution devrait produire une bonne impression sur l’opinion publique. " " Je suis d’accord à quatre-vingt-dix pour cent avec ce discours", déclara le porte-parole de l’organisation de Gil Robles. "Azaña est le seul homme capable d’offrir au pays la sécurité et d’assurer la défense de tous les droits légaux", déclara Ventosa, au nom des propriétaires terriens catalans. Ils pouvaient faire l’éloge Azaña, car il leur préparait le terrain.

Bien que l’armée fut prête à se soulever en mai 1936, beaucoup de réactionnaires doutaient encore que ce fut possible. Azaña les pressa d’accepter sa solution : laisser les dirigeants réformistes mettre fin aux grèves. Son offre fut acceptée. Miguel Maura, représentant des industriels et propriétaires fonciers d’extrême droite, lança un appel en faveur d’un régime fort, constitué de " tous les républicains et de ces socialistes qui ne sont pas contaminés par la folie révolutionnaire ". Ainsi Azaña, porté à la présidence, offrit-il le poste de premier ministre à Prieto, socialiste de l’aile droite. Les staliniens, l’Esquerra catalane et l’Union républicaine de Barrio soutinrent le candidat d’Azaña, tout comme la bourgeoisie réactionnaire.

Toutefois, les socialistes de gauche empêchèrent Prieto d’accepter. Pour la bourgeoisie réactionnaire, Prieto premier ministre aurait tout au plus fourni le temps de respirer pour préparer l’avenir. N’ayant pas réussi à s’assurer son concours, ils se lancèrent dans la guerre civile.

Tels étaient les antécédents de la Gauche républicaine Azaña. Ceux des autres partis bourgeois libéraux étaient pires, si possible. L’Esquerra catalane [3] de Companys dirigeait la Catalogne depuis 1931. Son nationalisme catalan lui permettait de tenir en laisse les couches les plus arriérées de la paysannerie, tandis que Companys utilisait la force armée contre la C.N.T. A la veille de la révolte de 1934, il avait réduit la C.N.T. à un statut semi-légal, en emprisonnant ses dirigeants par centaines. C’était une situation qui avait poussé la C.N.T. à refuser si inopportunément de rallier la révolte contre Lerroux-Gil Robles, en déclarant que Companys était un tyran du même ordre, tandis que ce dernier face à l’alternative : armement des travailleurs ou soumission à Gil Robles, choisissait la deuxième solution.

L’Union républicaine de Martinez Barrio, quant à elle, n’était rien de plus qu’un nouveau rassemblement des survivants des alliés de Gil Robles, les Radicaux de Lerroux. Barrio lui-même avait été lieutenant en chef de Lerroux, et l’un des premiers ministres du bienio negro qui avait écrasé avec une grande cruauté le soulèvement anarchiste de décembre 1933. Il avait eu la perspicacité de quitter le navire en perdition des radicaux lorsqu’il devint clair que l’écrasement de la révolte d’octobre 1934 n’avait pas réussi à endiguer les masses, et il fit ses débuts " d’antifasciste ", en 1935, en signant une pétition pour l’amnistie des prisonniers politiques. Quand Lerroux s’effondra à la suite d’un scandale financier, ses fidèles se tournèrent vers Barrio.

Le quatrième des partis bourgeois, celui des nationalistes basques, avait collaboré étroitement avec les pires réactionnaires du reste de I’Espagne jusqu’à ce que Lerroux ait pensé à remettre en cause les anciens privilèges provinciaux. Catholique, dirigé par les grands propriétaires fonciers et les capitalistes des quatre provinces basques, le parti des nationalistes basques avait aidé Gil Robles à écraser la Commune des Asturies d’octobre 1934. Il fut mal à l’aise dès le départ dans son alliance avec les organisations ouvrières. La région de Biscaye se trouvait dans la sphère d’influence traditionnelle de l’impérialisme anglo-français, ce qui explique pourquoi il ne se rangea pas immédiatement de l’autre côté de la barricade et hésita à s’allier avec Hitler et Mussolini.

Tels étaient donc les alliés "loyaux", "dignes de confiance" et "honorables" des dirigeants staliniens et réformistes dans la lutte contre le fascisme. Si la bourgeoisie libérale avait refusé, en temps de paix, de toucher à la terre, à l’église, à l’armée, de peur de saper les bases de la propriété privée, était-il concevable que, maintenant, les armes à la main, elle puisse soutenir loyalement une lutte à mort contre la réaction ? Si l’armée de Franco était défaite, qu’arriverait-il à la bourgeoisie libérale qui, en dernière analyse, n’avait maintenu ses privilèges que grâce à l’armée ? En vertu précisément de ces considérations, les forces franquistes avançaient hardiment, tenant pour assuré qu’Azaña et Companys se rallieraient à elles. C’est en effet pour ces mêmes raisons qu’Azaña et la bourgeoisie libérale tentèrent de s’entendre avec Franco.

Les staliniens et les réformistes, compromis par leur politique de Front populaire, se sont fait les complices de la bourgeoisie libérale en ne révélant pas la quasi-totalité des faits bruts qui attestent la trahison dont Azaña et ses associés se sont rendus coupables dans les premiers jours de la révolte. Ces faits indiscutables sont les suivants

Au matin du 17 juillet 1936, le général Franco, ayant pris le Maroc, transmit par radio son manifeste aux garnisons espagnoles et leur donna l’ordre de prendre les villes. Les communications de Franco furent captées à la base navale proche de Madrid par un opérateur loyal qui les transmit promptement au ministre de la Marine, Giral. Mais le gouvernement ne divulgua ces nouvelles en aucune manière jusqu’au matin du 18, et il se contenta alors, de publier une note rassurante :

"Le gouvernement déclare que le mouvement se limite exclusivement à certaines villes de la zone du protectorat (Maroc), et que personne, absolument personne sur la péninsule (l’Espagne) n’a répondu à un appel aussi absurde."

Ce même jour vers trois heures de l’après-midi, lorsque le gouvernement fut informé de façon complète et positive de l’ampleur du soulèvement, y compris de la prise de Séville, de la Navarre et de Saragosse, il publia une note qui disait :

" Le gouvernement renouvelle ses déclarations qui confirment la tranquillité absolue de la péninsule entière. Le gouvernement prend acte des offres qu’il a reçues (des organisations ouvrières) et, tout en les remerciant, il déclare que l’aide la meilleure qui puisse lui être apportée consiste à garantir l’organisation régulière de la vie quotidienne, de façon à donner un grand exemple de sérénité et de confiance dans la force militaire de l’Etat. " Grâce aux moyens prévus et adoptés par les autorités, on peut estimer qu’un vaste mouvement d’agression contre la République a été brisé ; il n’a trouvé aucun appui sur la péninsule et n’a réussi à s’assurer qu’une fraction de l’armée au Maroc... "Ces mesures, ajoutées aux ordres habituels donnés aux forces qui travaillent à réprimer le soulèvement au Maroc, nous permettent d’affirmer que l’action du gouvernement suffira à rétablir l’ordre."

(Claridad, 18 juillet 1936)

Le Gouvernement publia cette note d’une incroyable malhonnêteté pour justifier son refus d’armer les travailleurs, comme les syndicats l’avaient demandé. Mais ce n’est pas tout. A 17 h 20, et de nouveau à 19 h 20, le gouvernement émit des notes semblables, la dernière déclarant qu’ "à Séville... des militaires avaient commis des actes de rébellion, réprimés par les forces gouvernementales". Séville avait été entre les mains de Queipo de Llano pendant presque toute la journée.

Ayant trompé les travailleurs sur l’état réel des choses, le cabinet se réunit toute la nuit en conférence. Azaña avait renvoyé son Premier ministre, Casares Quiroga, membre de son propre parti, et l’avait remplacé par Barrio, " plus respectable ", et l’on passa la nuit à rechercher les dirigeants bourgeois extérieurs au Front populaire que l’on pourrait persuader d’entrer dans le cabinet. Par le biais de cette combinaison droitière, Azaña fit des efforts désespérés pour contacter les chefs militaires et passer un accord avec eux. Mais, les dirigeants fascistes prirent ces ouvertures comme un signe certain de leur victoire et refusèrent à Azaña toute espèce de compromis qui lui aurait permis de sauver la face. Ils demandèrent aux républicains de s’écarter devant une dictature militaire avouée. Même lorsqu’ils le surent, Azaña et le conseil des ministres ne firent rien pour organiser la résistance. Pendant ce temps, les garnisons informées l’une après l’autre de la paralysie du gouvernement s’enhardissaient et déployaient la bannière de la rébellion.

Ainsi, pendant ces deux journées décisives, les rebelles avancèrent tandis que le gouvernement les suppliait de l’aider à sauver la face. Il ne fit rien pour déclarer dissous les régiments rebelles et dispenser les soldats d’obéir à leurs officiers. Les travailleurs, se souvenant du bienio negro, du sort des prolétariats italien et allemand, réclamèrent des armes à grands cris. Les dirigeants réformistes eux-mêmes frappaient aux portes du palais présidentiel, suppliant Azaña et Giral d’armer les ouvriers. Près des garnisons, les syndicats avaient déclaré la grève générale afin de paralyser la rébellion. Mais des bras croisés ne suffiraient pas à affronter l’ennemi. Un silence sinistre baignait les casernes de Montana à Madrid. Les officiers, selon le plan du soulèvement, attendaient que les garnisons entourant, Madrid aient atteint la ville pour y joindre leurs forces. Azaña, Giral et leurs associés attendaient, sans espoir, que le coup tombe.

Et pouvait-il véritablement en être autrement ? Le camp de Franco déclarait : Nous, les maîtres sérieux du capital, les vrais porte-parole de la société bourgeoise, nous vous disons qu’il faut en finir avec la démocratie pour que le capitalisme vive. Choisis, Azaña, entre la démocratie et le capitalisme.

Qu’y avait-il de plus ancré en Azaña et dans la bourgeoisie libérale ? leur " démocratie " , ou leur " capitalisme " ? Ils répondirent en courbant la tête devant la progression des troupes fascistes.

Dans l’après-midi du 18 juillet, les principaux alliés ouvriers de la bourgeoisie, les Comités nationaux des partis communiste et socialiste publièrent une déclaration commune :

" L’heure est difficile, mais en aucun cas désespérée. Le gouvernement est sûr d’avoir les ressources suffisantes pour renverser la tentative criminelle... Au cas où ces ressources ne suffiraient pas, le Front populaire, qui rassemble sous sa discipline le prolétariat espagnol tout entier, promet solennellement à la République qu’il est résolu, sereinement et sans passion, à intervenir dans la lutte dès qu’on le lui réclamera. Le gouvernement commande et le Front populaire obéit."

Mais le gouvernement ne donna jamais le signal ! Heureusement, les travailleurs ne l’attendirent pas.

Notes

[1] La Guerre civile en Espagne, septembre 1936, Pionner Publishers.

[2] En français dans le texte.

[3] L’Estat catala, scission de l’Esquerra, qui combinait l’extrême séparatisme et le vandalisme anti-ouvrier, avait fourni ses " chemises kaki " pour briser les grèves. Il avait désarmé les travailleurs pendant la révolte d’octobre 1934. Après le 19 juillet, cette organisation, elle aussi, rejoignit le "camp antifasciste" !

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