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Bilan de la révolution chinoise (1925-27)
lundi 28 septembre 2009, par
BILAN ET PERSPECTIVES DE LA RÉVOLUTION CHINOISE :
SES LEÇONS POUR LES PAYS D’ORIENT ET POUR TOUTE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
C’est par l’analyse de l’expérience, des fautes et des tendances de la Révolution de 1905 que se constituèrent définitivement le bolchevisme, le menchevisme et l’aile gauche de la social-démocratie allemande et internationale. L’analyse de l’expérience de la révolution chinoise a aujourd’hui la même importance pour le prolétariat international.
Pourtant cette analyse, loin d’être commencée, est interdite. La littérature officielle s’occupe d’ajuster rapidement les faits aux résolutions du Comité exécutif de l’Internationale communiste, dont l’inconsistance s’est pleinement manifestée. Le projet de programme arrondit autant que possible les angles vifs du problème chinois, mais, pour l’essentiel, il avalise la politique funeste suivie par le Comité exécutif de l’Internationale communiste. On substitue à l’analyse d’un des plus grands processus de l’histoire une plaidoirie littéraire en faveur de schémas qui ont fait faillite.
1. DE LA NATURE DE LA BOURGEOISIE COLONIALE
Le projet de programme dit :
" Des accords provisoires [avec la bourgeoisie indigène des pays coloniaux] ne sont admissibles que pour autant qu’elle ne fait pas obstacle à l’organisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte effective contre l’impérialisme. "
Cette formule, bien qu’elle se trouve sciemment intercalée dans une proposition subordonnée, est une des thèses fondamentales du projet, tout au moins pour les pays d’Orient. La proposition principale parle, évidemment, de " libérer [les ouvriers et les paysans] de l’influence de la bourgeoisie indigène ". Cependant, nous ne jugeons pas en grammairien mais en homme politique ; utilisant notre propre expérience, nous disons : la proposition principale n’a ici qu’une valeur secondaire, tandis que la proposition subordonnée contient l’essentiel. Considérée dans son ensemble, la formule est le classique nœud coulant menchevik qu’on passe ici au cou des prolétaires d’Orient.
De quels " accords provisoires " parle-t-on ? En politique comme dans la nature, tout est " provisoire ". Peut-être, ici, s’agit-il d’ententes circonstancielles strictement pratiques ? Il est évident que nous ne pouvons, pour l’avenir, renoncer à de tels accords, rigoureusement limités et servant chaque fois un but clairement défini. C’est le cas par exemple quand il s’agit d’une entente avec des étudiants du Kuomintang pour l’organisation d’une manifestation anti-impérialiste, ou bien de secours versés par des marchands chinois aux grévistes d’une concession étrangère. De tels phénomènes ne sont nullement à exclure dans l’avenir, même en Chine. Mais alors, que viennent donc faire ici des conditions politiques d’ordre général : " Pour autant qu’elle [la bourgeoisie] ne s’oppose pas à l’organisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte effective (!) contre l’impérialisme. " L’unique " condition " de tout accord avec la bourgeoisie, accord séparé, pratique, limité à des mesures définies et adapté à chaque cas, consiste à ne pas mélanger les organisations et les drapeaux, ni directement ni indirectement, ni pour un jour ni pour une heure, à distinguer le rouge du bleu, et à ne jamais croire que la bourgeoisie soit capable de mener une lutte réelle contre l’impérialisme et de ne pas faire obstacle aux ouvriers et aux paysans ou qu’elle soit disposée à le faire. L’autre condition nous est absolument inutile pour des accords pratiques. Au contraire, elle ne pourrait nous être que nuisible, en brisant la ligne générale de notre lutte contre la bourgeoisie, lutte qui ne cesse pas durant la brève période de " l’accord ". Depuis longtemps, on a dit que des ententes strictement pratiques, qui ne nous lient en aucune façon et ne nous créent aucune obligation politique, peuvent, si cela est avantageux au moment considéré, être conclues avec le diable même. Mais il serait absurde d’exiger en même temps qu’à cette occasion le diable se convertisse totalement au christianisme, et qu’il se serve de ses cornes, non pas contre les ouvriers et les paysans, mais pour des œuvres pieuses. En posant de telles conditions, nous agirions déjà, au fond, comme les avocats du diable, et lui demanderions de devenir ses parrains.
En posant ces conditions absurdes, en embellissant d’avance la bourgeoisie, le projet de programme dit avec une netteté et une clarté parfaites (malgré le caractère diplomatiquement subordonné de la proposition), qu’il s’agit précisément de coalitions politiques longues, et non pas d’accords occasionnels conclus pour des raisons pratiques. Mais alors, que signifie cette exigence que la bourgeoisie lutte " effectivement " et ne " fasse pas obstacle... " ? Imposons-nous ces conditions à la bourgeoisie elle-même et exigeons-nous qu’elle fasse publiquement une promesse ? Elle en fera autant qu’on voudra. Elle enverra même ses délégués à Moscou, adhérera à l’Internationale paysanne, se joindra comme sympathisante à l’Internationale communiste, fera de l’œil à l’Internationale syndicale rouge [1] , en un mot, promettra tout ce qui lui permettra – avec notre aide – de tromper mieux, plus facilement et plus complètement les ouvriers et les paysans, en leur jetant de la poudre aux yeux... jusqu’à la prochaine occasion (sur le modèle de celle de Shanghaï).
Peut-être ne s’agit-il pas ici de promesses politiques de la bourgeoisie, qui, répétons-le, en fera immédiatement, s’assurant de la sorte notre garantie devant les masses ouvrières ? Peut-être s’agit-il d’un jugement " objectif ", " scientifique ", porté sur la bourgeoisie indigène, d’une sorte d’expertise " sociologique " des aptitudes de cette bourgeoisie à combattre et " à ne pas faire obstacle " ? Hélas, comme en témoigne l’expérience la plus récente, habituellement il résulte de telles expertises que les experts font figure d’imbéciles. Cela ne serait rien, s’il ne s’agissait que d’eux...
Mais il ne peut y avoir le moindre doute : dans le texte, il est précisément question de blocs politiques de longue durée. Il serait superflu d’inclure dans le programme le problème des accords pratiques, circonstanciels ; il suffirait d’une résolution sur la tactique " dans le monde actuel ". Mais il s’agit de justifier et de consacrer par le programme l’orientation suivie hier envers le Kuomintang, qui fit périr la seconde révolution chinoise et qui est capable d’en faire périr plus d’une encore.
Conformément à la pensée de Boukharine, auteur véritable du projet, on mise précisément sur une appréciation générale de la bourgeoisie coloniale, dont l’aptitude à combattre et à ne pas " faire obstacle " doit être prouvée non pas par son propre serment, mais par un schéma strictement " sociologique ", c’est-à-dire le mille-et-unième schéma strictement adapté à cette œuvre opportuniste.
Pour que la démonstration soit plus claire, citons ici le jugement porté par Boukharine sur la bourgeoisie coloniale. Après une référence au " fond anti-impérialiste " des révolutions coloniales, et à Lénine (tout à fait hors de propos), Boukharine déclare :
" La bourgeoisie libérale a joué en Chine, pendant toute une série d’années, et non pas de mois, un rôle objectivement révolutionnaire, puis elle s’est épuisée. Ce ne fut nullement " une journée glorieuse " comparable à la révolution libérale russe de 1905. "
Ici, tout est erroné du début à la fin. En effet, Lénine enseignait qu’il faut distinguer rigoureusement la nation bourgeoise opprimée de celle qui opprime. De là découlent des conséquences d’une importance exceptionnelle, par exemple dans le cas d’une guerre entre pays impérialistes et coloniaux. Pour un pacifiste, cette guerre ressemble à n’importe quelle autre ; pour un communiste, la guerre d’une nation coloniale contre une nation impérialiste est une guerre bourgeoise-révolutionnaire, Lénine élevait ainsi les mouvements de libération nationale, les insurrections coloniales et les guerres des nations opprimées jusqu’au niveau des révolutions démocratiques bourgeoises, en particulier jusqu’à celui du 1905 russe. Mais Lénine ne posait pas du tout, comme le fait actuellement Boukharine, après son revirement à 180°, les guerres de libération nationale au-dessus des révolutions démocratiques bourgeoises. Lénine exigeait la distinction entre la bourgeoisie du pays opprimé et celle du pays oppresseur. Mais nulle part, Lénine n’a présenté ce problème (et n’aurait pu le faire), en affirmant que la bourgeoisie d’un pays colonial ou semi-colonial à l’époque de la lutte pour la libération nationale était plus progressiste et plus révolutionnaire que la bourgeoisie d’un pays non colonial en période de révolution démocratique [2] . Sur le plan théorique, rien ne l’exige ; l’histoire ne le confirme pas. Si pitoyable que soit le libéralisme russe, bien que sa moitié de gauche – la démocratie petite-bourgeoise, les socialistes révolutionnaires et les mehcheviks – fasse figure d’avorton, il n’est guère possible d’affirmer que le libéralisme et la démocratie bourgeoise aient en Chine montré plus d’élévation et de capacité révolutionnaires que leurs homologues russes.
Présenter les choses comme si le joug colonial assignait nécessairement un caractère révolutionnaire à la bourgeoisie nationale, c’est reproduire à rebours l’erreur fondamentale du menchevisme, qui estimait que la nature révolutionnaire de la bourgeoisie russe devait absolument découler de l’oppression absolutiste et féodale.
La question de la nature et de la politique de la bourgeoisie est tranchée par toute la structure interne des classes dans la nation qui conduit la lutte révolutionnaire, par l’époque historique où se déroule cette lutte, par le degré de dépendance économique, politique et militaire qui lie la bourgeoisie indigène à l’impérialisme mondial dans son ensemble, ou à une partie de celui-ci, enfin – et c’est là le principal – par le degré d’activité de classe du prolétariat indigène et par l’état de sa liaison avec le mouvement révolutionnaire international.
Une révolution démocratique ou la libération nationale peuvent permettre à la bourgeoisie d’approfondir et d’étendre ses possibilités d’exploitation. L’intervention autonome du prolétariat sur l’arène révolutionnaire menace de les lui ôter toutes.
Voyons les faits de près. Les animateurs actuels de l’Internationale Communiste répètent sans trêve que Tchang Kaï-chek fit la guerre à " l’impérialisme ", alors que Kerensky marcha la main dans la main avec les impérialistes. Conclusion : il fallait mener une lutte implacable contre Kerensky alors qu’il fallait appuyer Tchang Kaï-chek.
La liaison du kerenskysme et de l’impérialisme est indiscutable. On peut remonter plus loin en arrière et souligner que la bourgeoisie russe " détrôna " Nicolas II avec la bénédiction des impérialismes anglais et français. Non seulement Milioukov-Kerensky soutinrent la guerre de Lloyd George-Poincaré, mais Lloyd George-Poincaré appuyèrent la révolution de Milioukov-Kerensky contre le tsar d’abord, contre les ouvriers et les paysans ensuite.
C’est un fait indiscutable.
Mais, sur ce point, comment les choses se passèrent-elles en Chine ? La " Révolution de Février " se produisit en Chine en 1911. Cette révolution fut un grand pas en avant, bien qu’elle eût été menée avec la participation la plus directe des impérialistes. Dans ses Mémoires, Sun Yat-Sen raconte comment son organisation obtint dans toutes ses activités " l’aide " des États impérialistes (tantôt le Japon, tantôt la France, tantôt les États-Unis). Si Kerensky, en 1917, continua à participer à la guerre impérialiste, la bourgeoisie chinoise, elle qui était " nationale ", " révolutionnaire ", etc., appuya elle aussi l’intervention de Wilson dans la guerre, en espérant que l’Entente aiderait à libérer la Chine. Sun Yat-Sen, en 1918, s’adressa aux gouvernements de l’Entente avec ses projets de relèvement économique et de libération politique de la Chine. Aucune raison ne permet d’affirmer que la bourgeoisie chinoise, bourgeoisie chinoise, dans sa lutte contre la dynastie mandchoue, ait fait preuve de qualités plus révolutionnaires que la bourgeoisie russe dans son combat contre le tsarisme, ou que l’attitude de Tchang Kaï-chek et celle de Kerensky envers l’impérialisme aient différé dans leur principe.
Mais Tchang Kaï-chek, affirme le Comité exécutif de l’Internationale communiste, a tout de même fait la guerre à l’impérialisme. Présenter ainsi les choses, c’est travestir grossièrement la réalité. Tchang Kaïchek a fait la guerre aux militaristes chinois, agents de l’un des États impérialistes. Ce n’est pas du tout la même chose que de faire la guerre à l’impérialisme.
Même Tang Ping-sian comprenait cela. Dans le rapport qu’il présenta au VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (à la fin de 1926), il caractérisa ainsi la politique centriste du Kuomintang, dirigé par Tchang Kaï-chek :
" Dans le domaine de la politique internationale, il a une attitude passive, au plein sens du terme... Il est enclin à ne lutter que contre l’impérialisme anglais ; quant aux impérialistes japonais, il est prêt dans certaines conditions à admettre un compromis avec eux " (Compte rendu sténographique, ,vol. I, p. 406).
L’attitude du Kuomintang envers l’impérialisme fut, dés le début, non pas révolutionnaire mais toute de collaboration : le Kuomintang cherchait à battre les agents de certaines puissances impérialistes pour entamer des marchandages avec ces mêmes puissances ou avec d’autres, à des conditions plus avantageuses. C’est tout.
Toute cette façon d’aborder le problème est erronée. Ce qu’il faut considérer, ce n’est pas l’attitude de chaque bourgeoisie indigène envers l’impérialisme en général, mais sa position face aux tâches historiques révolutionnaires qui sont à l’ordre du jour dans son pays. La bourgeoisie russe fut celle d’un État impérialiste oppresseur. La bourgeoisie chinoise est celle d’un pays colonial opprimé. Le renversement du tsarisme féodal fut un facteur de progrès dans l’ancienne Russie. Ébranler le joug impérialiste, c’est en Chine un facteur historique de progrès. Mais la conduite de la bourgeoisie chinoise par rapport à l’impérialisme, au prolétariat et à la paysannerie, non seulement n’est pas plus révolutionnaire que l’attitude de la bourgeoisie russe envers le tsarisme et les classes révolutionnaires de Russie, mais elle est peut-être encore plus réactionnaire et plus lâche. Voilà la seule façon de poser la question.
La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et connaît d’assez près la figure de l’impérialisme mondial pour comprendre qu’une lutte réellement sérieuse contre lui exige une pression si forte des masses révolutionnaires que dès le début, c’est la bourgeoisie elle-même qui sera menacée. Si la lutte contre la dynastie mandchoue fut une tâche de moindre envergure historique que le renversement du tsarisme, en revanche, la lutte contre l’impérialisme mondial est historiquement un problème plus vaste. Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit disposé à culbuter le tsarisme et abolir le féodalisme et que la démocratie petite-bourgeoise en soit capable, nous aurions dû, de la même façon, inoculer, dès le début, ce sentiment de méfiance aux ouvriers chinois. Au fond, la nouvelle théorie de Staline-Boukharine, si totalement fausse, sur " l’immanence " de l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n’est que du menchevisme traduit dans le langage de la politique chinoise ; elle sert simplement à faire de la situation opprimée de la Chine une prime politique au profit de la bourgeoisie chinoise ; elle jette sur le plateau de la balance, du côté de la bourgeoisie, un supplément de poids au détriment du prolétariat chinois doublement opprimé.
Mais, nous disent Staline et Boukharine, auteurs du projet de programme, la marche de Tchang Kaïchek vers le nord provoqua un réveil puissant des masses ouvrières et paysannes., C’est incontestable. Mais est-ce que le fait que Goutchkov et Choulguine aient apporté à Petrograd l’acte d’abdication de Nicolas II ne joua pas un rôle révolutionnaire, ne réveilla pas les couches du peuple les plus écrasées, les plus fatiguées, les plus timides ? Mais est-ce que le fait que le travailliste Kerensky soit devenu président du Conseil des Ministres et commandant en chef des armées ne réveilla pas la masse des soldats, ne la poussa pas vers les meetings, ne dressa pas les villages contre les hobereaux ? On peut aussi poser la question de façon plus large : en général, est-ce que toute l’activité du capitalisme n’éveille pas les masses, ne les arrache pas, suivant l’expression du Manifeste communiste, à la stupidité de la vie des campagnes, ne lance pas les bataillons prolétariens dans la lutte ? Mais est-ce qu’un jugement historique sur le rôle objectif du capitalisme dans son ensemble, ou de certaines actions de la bourgeoisie en particulier, peut se substituer à notre attitude active de classe révolutionnaire envers le capitalisme et l’activité de la bourgeoisie ? La politique opportuniste s’est toujours fondée sur un " objectivisme " de ce genre, non dialectique, conservateur, suiviste. Le marxisme a toujours enseigné que les conséquences révolutionnaires de certains actes que la bourgeoisie est obligée d’accomplir en raison de sa situation, seront d’autant plus décisives, incontestables et durables que l’avant-garde prolétarienne sera plus indépendante par rapport à la bourgeoisie et moins encline à se laisser prendre les doigts dans l’engrenage bourgeois, à parer la bourgeoisie, à surestimer son esprit révolutionnaire et son aptitude à établir le " front unique " et à lutter contre l’impérialisme.
Le jugement formulé par Boukharine sur la bourgeoisie coloniale ne résiste pas plus à la critique sur le plan théorique que sur les plans historique et politique. Pourtant, c’est précisément ce jugement que le projet de programme s’attache, comme nous l’avons vu, à consacrer.
Une faute qui n’est pas reconnue et condamnée en entraîne toujours une autre immédiatement après elle, ou la prépare.
Si, hier, la bourgeoisie chinoise était incorporée au front révolutionnaire unique, aujourd’hui on proclame " qu’elle est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution ". Il n’est pas difficile de voir à quel point ces enrôlements et ces transferts effectués de façon tout administrative, sans analyse marxiste quelque peu sérieuse, manquent de fondement.
Il est absolument évident que la bourgeoisie rejoint le camp des révolutionnaires non par hasard, non par légèreté d’esprit, mais parce qu’elle subit la pression de ses intérêts de classe. Par crainte des masses, elle abandonne ensuite la révolution ou manifeste ouvertement contre elle une haine jusqu’alors dissimulée. Mais elle ne peut passer définitivement dans le camp de la contre-révolution, c’est-à-dire se libérer de toute nouvelle obligation de " soutenir " la révolution ou tout au moins de flirter avec elle, que lorsque, par des méthodes révolutionnaires ou autres (celles de Bismarck, par exemple), elle réussit à satisfaire ses aspirations fondamentales de classe. Rappelons l’histoire des années 1848 et 1871. Rappelons que, si la bourgeoisie russe put tourner aussi résolument le dos à la Révolution de 1905, c’est parce qu’elle reçut d’elle la Douma d’État, c’est-à-dire le moyen d’agir directement sur la bureaucratie et de traiter avec elle. Mais, quand la guerre de 1914-1917 eut révélé que le régime " rénové " était incapable d’assurer la satisfaction des intérêts majeurs de la bourgeoisie, celle-ci se tourna de nouveau du côté de la révolution et son revirement fut plus brutal qu’en 1905.
Peut-on dire que la Révolution de 1925-1927 en Chine ait donné satisfaction, même partiellement, aux intérêts fondamentaux du capitalisme chinois ? Non ; la Chine est aussi éloignée aujourd’hui d’une véritable unité nationale et de l’indépendance douanière qu’avant 1925. Cependant, la création d’un marché intérieur unique et sa protection contre les marchandises étrangères moins chères constituent pour la bourgeoisie chinoise presque une question de vie ou de mort ; c’est la seconde par ordre de grandeur après celle du maintien des bases de la domination de classe sur le prolétariat et les paysans pauvres. Mais, pour les bourgeoisies anglaise et française, le maintien de la Chine dans l’état de colonie n’a pas moins d’importance que l’autonomie pour la bourgeoisie chinoise. Voilà pourquoi il y aura encore de nombreux zigzags vers la gauche dans la politique de la bourgeoisie chinoise. L’avenir réserve bien des tentations aux amateurs de front unique national. Dire aujourd’hui aux communistes chinois : votre coalition avec la bourgeoisie fut juste de 1924 à la fin de 1927, mais maintenant elle ne vaut rien, parce que la bourgeoisie est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution, c’est préparer encore aux communistes chinois de nouvelles occasions de désarroi devant les futurs revirements objectifs et les zigzags à gauche que la bourgeoisie chinoise décrira inévitablement. Déjà la guerre que Tchang Kaï-chek mène contre le Nord bouscule complètement le schéma mécaniste des auteurs du projet de programme.
Mais l’erreur de principe commise dans la manière officielle de poser la question apparaîtra de façon éclatante, convaincante, indiscutable, si nous nous rappelons ce fait tout récent et d’une grande importance : la Russie tsariste fut une combinaison de nations dominatrices et de nations opprimées, les Grands-Russes et " les allogènes ", dont beaucoup se trouvaient dans la situation de colonies ou de semi-colonies. Lénine non seulement exigeait qu’on prêtât la plus grande attention à la question nationale des peuples de la Russie tsariste, mais encore proclamait contre Boukharine et consorts, que le devoir élémentaire du prolétariat de la nation dominante était d’appuyer la lutte des nations opprimées pour le droit à disposer d’elles-mêmes, jusqu’à la séparation même. Le parti en a-t-il déduit que la bourgeoisie des nationalités opprimées par le tsarisme (Polonais, Ukrainiens, Tatars, Juifs, Arméniens, etc.), était plus progressive, plus radicale, plus révolutionnaire que la bourgeoisie russe ? L’expérience historique révèle que la bourgeoisie polonaise, en dépit de la combinaison du joug absolutiste et du joug national, fut plus réactionnaire que la bourgeoisie russe : dans la Douma, elle se sentait attirée non vers les cadets, mais vers les octobristes. Il en fut de même de la bourgeoisie tatare. La très grave privation de droits qui frappait les Juifs n’empêcha pas la bourgeoisie juive d’être encore plus peureuse, réactionnaire et lâche que la bourgeoisie russe. Les bourgeois estoniens, lettons, géorgiens ou arméniens furent-ils plus révolutionnaires que les bourgeois de Grande-Russie ? Comment peut-on oublier de telles leçons historiques ?
Mais peut-être doit-on à présent reconnaître, après coup, que le bolchevisme se trompait quand, contrairement au Bund, aux dachnaks, aux membres du Parti socialiste polonais, aux mencheviks géorgiens et autres [3] , il appelait, dès l’aube de la révolution démocratique bourgeoise, les ouvriers de toutes les nations opprimées, de tous les peuples coloniaux de la Russie tsariste, à se regrouper dans une organisation autonome de classe, à rompre tout lien d’organisation non seulement avec les partis libéraux bourgeois, mais aussi avec les partis révolutionnaires de la petite bourgeoisie, à conquérir la classe ouvrière dans la lutte contre ces derniers et, par l’intermédiaire des ouvriers, à lutter contre ces partis pour influencer les paysans ? N’avons-nous pas commis ici une erreur " trotskyste " ? N’avons-nous pas sauté, en ce qui concerne ces nations opprimées dont certaines étaient extrêmement arriérées, par-dessus la phase de développement qui aurait correspondu au Kuomintang ? Comme il est aisé, en effet, d’édifier une théorie suivant laquelle le Parti socialiste polonais, le Dachnak-Tsoutioun, le Bund, etc., furent les formes " particulières " d’une collaboration nécessaire entre des classes diverses en lutte contre l’absolutisme et le joug national ! Est-ce que, vraiment, on peut oublier pareilles leçons de l’histoire ?
Avant les événements chinois des trois dernières années, il était clair pour un marxiste (et maintenant il doit être clair même pour un aveugle), que l’impérialisme étranger, parce qu’il intervient directement dans la vie intérieure de la Chine, rend les Milioukov et les Kerensky chinois plus lâches encore, en dernière analyse, que leurs prototypes russes. Ce n’est pas pour rien que le premier Manifeste de notre parti avait déjà proclamé que plus on allait vers l’Orient, plus mesquine et lâche devenait la bourgeoisie, et plus grandes les tâches qui incombent au prolétariat. Cette " loi " historique s’applique pleinement à la Chine.
" Notre révolution est bourgeoise ; c’est pour cela que les ouvriers doivent soutenir la bourgeoisie, disent les politiciens dépourvus de toute clairvoyance qui viennent du camp des liquidateurs. Notre révolution est bourgeoise, disons-nous, nous marxistes ; c’est pour cela que les ouvriers doivent ouvrir les yeux au peuple, en lui faisant voir les tromperies des politiciens bourgeois, lui enseigner à ne pas croire aux mots, à ne compter que sur ses forces, son organisation, son union, son armement. "
Cette thèse de Lénine conserve toute sa valeur pour l’Orient entier ; il faut absolument qu’elle ait sa place dans le programme de l’Internationale.
2. LES ÉTAPES DE LA RÉVOLUTION CHINOISE
La première étape pour le Kuomintang fut une période de domination de la bourgeoisie indigène, sous l’enseigne apologétique du " bloc des quatre classes ". La seconde période, après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, vit la domination parallèle et " autonome " du kerenskysme chinois. Si les populistes russes et les mencheviks donnèrent à leur courte " dictature " la forme ouverte d’une dualité de pouvoirs, la " démocratie révolutionnaire " chinoise, elle, n’avait pas assez de force pour y parvenir. Et comme, en général, l’histoire ne travaille pas sur commande, il ne reste plus qu’à comprendre qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas d’autre dictature " démocratique " que celle que le Kuomintang exerce depuis 1925. Il en sera ainsi, que la semi-unité de la Chine obtenue par le Kuomintang se maintienne dans l’avenir immédiat, ou que le pays se démembre de nouveau. Mais précisément, quand la dialectique de classe de la révolution, après l’épuisement de toutes les autres ressources, mit à l’ordre du jour la dictature du prolétariat et entraîna des millions d’opprimés et de déshérités des villes et des campagnes, le Comité exécutif de l’Internationale communiste plaça au premier plan le mot d’ordre de la dictature démocratique (c’est-à-dire démocratique bourgeoise) des ouvriers et des paysans. La réponse à cette formule fut l’insurrection de Canton qui, en dépit de son caractère prématuré et de sa direction aventuriste, montre que l’étape nouvelle, la troisième, sera la future révolution chinoise. Il est nécessaire d’y insister.
En cherchant une assurance contre les péchés du passé, la direction, vers la fin de l’année dernière imprima criminellement à la marche des événements une allure forcée qui aboutit à l’avortement de Canton. Mais même un avortement peut beaucoup apprendre sur l’état de la mère et sur le processus de l’accouchement. Au point de vue théorique, l’importance énorme, décisive, des événements de Canton par rapport aux problèmes essentiels de la révolution chinoise, c’est que nous nous trouvons en présence d’un fait extrêmement rare en histoire et en politique : une expérience de laboratoire à une échelle gigantesque. Nous l’avons payée cher ; cela nous oblige d’autant plus à en bien assimiler les enseignements.
D’après ce qu’en rapporte la Pravda (n° 31), un des mots d’ordre du combat à Canton fut le cri : " A bas le Kuomintang ! " Après la trahison de Tchang Kaï-chek déjà et après celle de Wan Tin-wei (qui trahirent non pas leur classe, mais nos illusions), le Comité exécutif de l’Internationale communiste fit des promesses solennelles : " Nous ne céderons pas l’étendard du Kuomintang ! " Or, les ouvriers de Canton interdirent le Kuomintang et proclamèrent hors-la-loi toutes ses tendances. Cela signifie que pour réaliser les tâches nationales fondamentales, la bourgeoisie – non seulement la grande mais aussi la petite – ne présente pas de force politique, de parti, de fraction, aux côtés desquels le parti du prolétariat puisse résoudre les problèmes de la révolution démocratique bourgeoise. Le problème de la conquête du mouvement des paysans incombe déjà entièrement au prolétariat et directement au Parti communiste. Là se trouve la clef qui permettra de prendre la position. Pour qu’une véritable solution des problèmes démocratiques bourgeois puisse intervenir, il faudrait que tout le pouvoir se concentrât entre les mains du prolétariat.
Au sujet du pouvoir soviétique éphémère de Canton, la Pravda communique :
" Dans l’intérêt des ouvriers, le Soviet de Canton a décidé...le contrôle sur la production par les ouvriers et la réalisation de ce contrôle par les comités d’usine... la nationalisation de la grosse industrie, des transports et des banques. "
Plus loin, on cite des mesures de ce genre :
" Confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie au profit des travailleurs. "
Ainsi, les ouvriers de Canton étaient au pouvoir, et le pouvoir appartenait en fait au Parti communiste. Le programme du nouveau pouvoir comprenait non seulement la confiscation des terres des hobereaux, pour autant qu’il y en eût dans le Kouantoung, le contrôle ouvrier sur la production, mais aussi la nationalisation de la grande industrie, des banques, des transports, et même la confiscation des appartements de la bourgeoisie et de tous les biens de celle-ci au profit des travailleurs. Si ce sont là les méthodes de la révolution bourgeoise, on se demande à quoi peut donc bien ressembler en Chine la révolution prolétarienne !
Bien que les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste n’aient jamais parlé de la dictature prolétarienne et des mesures socialistes, bien que Canton se distingue par son caractère petit-bourgeois de Shanghaï, Han-kéou et autres centres industriels du pays, le coup d’État révolutionnaire réalisé contre le Kuomintang, a automatiquement abouti à la dictature du prolétariat ; dès ses premiers pas, en raison de la situation d’ensemble, celle-ci a dû appliquer des mesures plus radicales que celles qui furent prises au début de la Révolution d’Octobre. Et ce fait, malgré son apparence paradoxale, découle normalement aussi bien des rapports sociaux en Chine que de tout le développement de la révolution.
La propriété foncière – grande et moyenne – (comme on la trouve en Chine) se mêle de la façon la plus intime au capitalisme des villes, et même au capitalisme étranger. Il n’y a pas, en Chine, de caste de hobereaux s’opposant à la bourgeoisie. L’exploiteur le plus commun et le plus haï dans les campagnes est le koulak-usurier, agent du capitalisme financier des villes. Aussi la révolution agraire a-t-elle un caractère antiféodal tout autant qu’antibourgeois. En Chine, il n’y aura pas ou presque pas d’étape semblable à la première étape de notre Révolution d’Octobre, durant laquelle le koulak marchait avec les paysans moyens et pauvres, et souvent à leur tête, contre le propriétaire foncier. La révolution agraire dans ce pays signifie et signifiera, dorénavant, l’insurrection non seulement contre le petit nombre des hobereaux et des bureaucrates véritables, mais aussi contre le koulak et l’usurier. Si, chez nous, les comités de paysans pauvres ne sont intervenus que lors de la seconde étape de la Révolution d’Octobre, vers le milieu de 1918, au contraire, en Chine, ils apparaîtront sur la scène, sous quelque aspect que ce soit, aussitôt que le mouvement agraire renaîtra. La " dékoulakisation " sera, en Chine, le premier et non pas le second pas de l’Octobre chinois.
Cependant, la révolution agraire ne constitue pas le fond unique de la lutte historique qui se déroule actuellement en Chine. La révolution agraire la plus radicale, le partage des terres (il est évident que le Parti communiste l’appuiera jusqu’au bout) ne permettront pas à eux seuls de sortir de l’impasse économique. La Chine a tout autant besoin de son unité nationale, de sa souveraineté économique, c’est-à-dire de l’autonomie douanière ou plus exactement du monopole du commerce extérieur ; or, cela exige qu’elle se libère de l’impérialisme mondial. Pour ce dernier, la Chine ne demeure pas seulement la source la plus abondante d’enrichissement ; elle garantit aussi son existence, en constituant une soupape de sûreté aux explosions qui se produisent aujourd’hui à l’intérieur du capitalisme européen et qui se produiront demain à l’intérieur du capitalisme américain. C’est ce qui détermine par avance l’exceptionnelle ampleur et la monstrueuse âpreté de la lutte que les masses populaires chinoises devront soutenir, surtout maintenant que sa profondeur a pu être mesurée par tous les participants.
Le rôle énorme du capital étranger dans l’industrie chinoise, et l’habitude qu’il a prise, pour la défense de ses appétits, de s’appuyer directement sur les baïonnettes " nationales ", rendent le programme du contrôle ouvrier, en Chine, encore moins réalisable qu’il ne le fut chez nous. L’expropriation directe des entreprises capitalistes, étrangères d’abord, chinoises ensuite, sera très vraisemblablement imposée par le cours de la lutte au lendemain de l’insurrection victorieuse.
Les mêmes causes objectives, sociales et historiques, qui déterminèrent l’issue d’Octobre dans la Révolution russe se présentent en Chine sous un aspect encore plus aigu. Les pôles bourgeois et prolétarien de la nation sont opposés en Chine avec plus d’intransigeance encore, si cela est possible, qu’en Russie ; car, d’une part, la bourgeoisie chinoise a directement partie liée avec l’impérialisme étranger et son appareil militaire, et d’autre part, le prolétariat chinois a pris contact, dès le début, avec l’Internationale communiste et l’Union soviétique. Numériquement, la paysannerie chinoise représente dans le pays une masse bien plus considérable encore que la paysannerie russe ; mais serrée dans l’étau des contradictions mondiales (de leur solution, dans un sens ou dans l’autre, dépend son destin), la paysannerie chinoise est encore plus incapable de jouer un rôle dirigeant que la paysannerie russe. Maintenant, ce n’est plus une prévision théorique, c’est un fait entièrement vérifié sous tous ses aspects.
Ces préalables sociaux et politiques, dont on ne peut discuter l’importance, montrent que, pour la troisième révolution chinoise, non seulement la formule de la dictature démocratique est définitivement périmée, mais aussi que, malgré son grand retard, ou plutôt à cause de ce retard, la Chine ne connaîtra pas, à la différence de la Russie, de période " démocratique ", ne serait-ce que pour une durée de six mois, comme ce fut le cas, de novembre 1917 à juillet 1918, lors de la Révolution d’Octobre ; dès le début, elle devra opérer le grand bouleversement et supprimer la propriété privée dans les villes et les campagnes.
Il est vrai que cette perspective ne concorde pas avec la conception pédantesque et schématique des rapports entre l’économie et la politique. Mais la responsabilité de cette discordance qui ébranle les préjugés à nouveau enracinés (bien qu’Octobre leur ait pourtant déjà porté un coup sérieux), incombe non pas au " trotskysme " mais à la loi du développement inégal. Dans ce cas, elle est justement applicable.
Ce serait faire preuve de pédantisme que d’affirmer que, si une politique bolchevique avait été suivie lors de la Révolution de 1925-1927, le Parti communiste chinois se serait à coup sûr emparé du pouvoir. Mais affirmer que cette possibilité était complètement exclue serait le fait d’un philistin honteux. Le mouvement de masse des ouvriers et des paysans, de même que la désagrégation des classes dominantes, pouvait permettre sa réalisation. La bourgeoisie indigène envoyait ses Tchang Kaï-chek et ses Wan Tin-wei à Moscou ; par l’entremise de ses Hou Han-min, elle frappait aux portes de l’Internationale communiste, précisément parce que, face aux masses révolutionnaires, elle se sentait faible au dernier degré : elle connaissait cette faiblesse et d’avance cherchait à se protéger. Les ouvriers et les paysans n’auraient pas suivi la bourgeoisie indigène si nous ne les avions pris au lasso et entraînés à sa suite. Si la politique de l’Internationale communiste avait eu quelque justesse, l’issue de la lutte du Parti communiste pour la conquête des masses était décidée d’avance : le prolétariat chinois aurait soutenu les communistes, et la guerre paysanne aurait appuyé le prolétariat révolutionnaire.
Si, dès le début de la marche vers le Nord, nous avions commencé à établir des soviets dans les régions " libérées " (et les masses y aspiraient de toutes leurs forces), nous aurions acquis la base nécessaire et rassemblé l’élan révolutionnaire ; nous aurions concentré autour de nous les insurrections agraires ; nous aurions créé notre armée et désagrégé celle de l’ennemi ; malgré sa jeunesse, le Parti communiste chinois aurait pu mûrir sous la direction judicieuse de l’Internationale communiste au cours de ces années exceptionnelles ; il aurait pu arriver au pouvoir, sinon dans toute la Chine d’un seul coup, tout au moins sur une part considérable de son territoire. Et ce qui est le plus important, nous aurions eu un parti.
Mais précisément, dans le domaine de la direction, il s’est produit une chose absolument monstrueuse, une véritable catastrophe historique : l’autorité de l’Union soviétique, du parti des bolcheviks, de l’Internationale communiste, servit entièrement à soutenir Tchang Kaï-chek contre la politique propre du Parti communiste, ensuite à appuyer Wan Tin-wei comme dirigeant de la révolution agraire. Après avoir piétiné la base même de la politique léniniste et rompu les os du jeune Parti communiste chinois, le Comité exécutif de l’Internationale communiste détermina d’avance la victoire du kerenskysme chinois sur le bolchevisme, des Milioukov chinois sur les Kerensky, de l’impérialisme anglo-japonais sur les Milioukov chinois. Voilà la signification – l’unique signification – de ce qui s’est passé en Chine en 1925-1927.
3. DICTATURE DÉMOCRATIQUE OU DICTATURE DU PROLÉTARIAT ?
Comment le dernier plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste a-t-il donc jugé l’expérience acquise dans la révolution chinoise, y compris celle qu’a fournie le coup d’État de Canton ? Quelles sont les perspectives d’avenir qu’il a ébauchées ? A propos de la révolution chinoise, la résolution du plénum de février 1928 permet d’aborder les parties du projet de programme consacrées à ce sujet ; elle dit :
" Il n’est pas exact de caractériser [cette révolution] comme une révolution " permanente " (position du représentant du Comité exécutif de l’Internationale communiste). La tendance à sauter [?] par-dessus l’étape bourgeoise et démocratique de la révolution tout en estimant en même temps [?] que cette révolution est " permanente ", est une erreur analogue à celle de Trotsky en 1905 [?]. "
Depuis que Lénine quitta sa direction, c’est-à-dire depuis 1923, l’activité idéologique de l’Internationale communiste consiste surtout à lutter contre le prétendu " trotskysme " et plus particulièrement contre la " révolution permanente ". Comment a-t-il donc été possible que, sur le problème fondamental de la révolution chinoise, non seulement le Comité central du Parti communiste chinois, mais aussi le délégué officiel de l’Internationale communiste – c’est-à-dire un dirigeant qui avait reçu des instructions spéciales –, commettent précisément " l’erreur " pour laquelle des centaines d’hommes sont en Sibérie ou en prison ? La lutte à propos de la question chinoise dure depuis déjà deux ans et demi. Quand l’Opposition déclara que l’ancien Comité central (Tchen Dou-siou), subissant l’influence des fausses directives de l’Internationale communiste, pratiquait une politique opportuniste, ce jugement fut traité de " calomnie ". La direction du Parti communiste chinois fut considérée comme irréprochable. Le célèbre Tan Pin-sian, approuvé par tout le VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, jurait :
" Dès que surgit le trotskysme, le parti et les Jeunesses communistes adoptèrent immédiatement, à l’unanimité, une résolution contre lui " (Compte rendu sténographique, p. 205).
Quand, en dépit de toutes ces " conquêtes ", les événements développèrent tragiquement leur logique, qui aboutit d’abord à la première débâcle de la révolution puis à la seconde, encore plus effrayante, la direction du Parti communiste chinois, d’abord exemplaire, fut en vingt-quatre heures baptisée menchevique et destituée, En même temps, on déclara que la nouvelle direction représentait entièrement la ligne de l’Internationale communiste. Mais dès que commença une nouvelle étape sérieuse, on accusa le nouveau Comité central du Parti communiste chinois d’être passé – comme nous l’avons vu, non pas en paroles mais en actes – à une attitude de prétendue " révolution permanente ". Le délégué de l’Internationale communiste emprunta la même voie. Ce fait frappant, réellement inconcevable, ne peut s’expliquer que par l’écart " béant " qui sépare les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste de la véritable dynamique de la révolution.
Ici, nous n’insisterons pas sur le mythe de la " révolution permanente " de 1905, qui fut mis en circulation en 1924 pour semer le trouble et dérouter. Contentons-nous d’examiner comment ce mythe s’est réfracté dans le problème de la révolution chinoise.
Le premier paragraphe de la résolution de février, auquel a été empruntée la citation reproduite plus haut, donne les motifs suivants de son attitude négative envers la prétendue " révolution permanente " :
" La période actuelle de la révolution chinoise est celle de la révolution bourgeoise et démocratique, qui n’est achevée ni du point de vue économique (bouleversement agraire et abolition des rapports féodaux) ni, dit point de vue de la lutte contre l’impérialisme (unité de la Chine et indépendance nationale), ni du point de vue du caractère de classe du pouvoir (dictature du prolétariat et de la paysannerie). "
Cet exposé des motifs est un enchaînement ininterrompu d’erreurs et de contradictions.
Le Comité exécutif de l’Internationale communiste a enseigné que la révolution chinoise doit assurer à la Chine la possibilité de se développer dans la voie du socialisme. On ne peut atteindre ce but que si la révolution ne s’arrête pas à la simple réalisation des tâches démocratiques bourgeoises, que si, en grandissant, en passant d’une phase à l’autre, c’est-à-dire en se développant sans interruption (ou d’une façon permanente), elle conduit la Chine vers un développement socialiste. C’est justement cela que Marx entendait par révolution permanente [4] . Comment peut-on alors, d’une part, parler de la voie non capitaliste suivie parle développement de la Chine, et de l’autre, nier le caractère permanent de la révolution en général ?
Mais, réplique la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste, la révolution n’est achevée ni du point de vue du bouleversement agraire, ni du point de vue de la lutte nationale contre l’impérialisme. On en déduit le caractère démocratique bourgeois de la révolution chinoise dans la période actuelle. En réalité, la période actuelle est celle de la contre-révolution. Sans doute le Comité exécutif de l’Internationale communiste veut-il dire que la nouvelle marée de la révolution chinoise, ou plus exactement la troisième révolution chinoise, aura un caractère bourgeois démocratique, puisque la deuxième révolution chinoise de 1925-1927 n’a résolu ni la question agraire ni le problème national. Toutefois, même sous cette forme amendée, un tel raisonnement repose sur une totale incompréhension de l’expérience et des enseignements de la révolution chinoise comme de la révolution russe.
La révolution de février 1917 avait laissé sans solution, en Russie, tous les problèmes intérieurs et internationaux : le féodalisme dans les campagnes, l’ancienne bureaucratie, la guerre et la débâcle économique. C’est en partant de cette situation que non seulement les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, mais aussi de nombreux responsables de notre parti, démontraient à Lénine que " la période actuelle de la révolution était celle d’une révolution démocratique bourgeoise ". Sur ce point essentiel, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste ne fait que recopier les objections que les opportunistes en 1917 firent à Lénine afin de s’opposer à la lutte pour la dictature du prolétariat [5].
Plus loin dans le texte, on dit que la révolution démocratique bourgeoise n’est pas achevée, non seulement au point de vue économique et national, mais aussi " au point de vue de la nature de classe du pouvoir (dictature du prolétariat et des paysans) ". Cela ne peut signifier qu’une chose : défense au prolétariat chinois de lutter pour le pouvoir tant qu’il n’y a pas à la tête de la Chine un " véritable " gouvernement démocratique. Malheureusement, on n’indique pas où le prendre.
La confusion s’accroît encore du fait que le mot d’ordre des soviets fut repoussé pour la Chine au cours de ces deux dernières années parce que, disait-on, la création de soviets n’est admissible que lorsqu’on passe à la révolution prolétarienne (" théorie " de Staline). Or, quand le renversement révolutionnaire fut réalisé, quand ceux qui y participèrent conclurent que c’était là justement le passage à la révolution prolétarienne, on les accusa de " trotskysme ", Peut-on avec de telles méthodes éduquer le parti et l’aider à accomplir ses grandes tâches ?
Afin de sauver une position désespérée, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste (en rupture avec le cours des autres idées) met hâtivement en avant son dernier argument : elle invoque l’impérialisme. Il se trouve que la tendance à sauter par-dessus l’étape démocratique bourgeoise
" est d’autant [!] plus nuisible qu’en posant ainsi la question on élimine [?] la particularité nationale la plus importante de la révolution chinoise, qui est une révolution semi-coloniale ".
L’unique signification que peuvent avoir ces paroles absurdes est l’idée que le joug de l’impérialisme sera renversé par une sorte de dictature non prolétarienne. Autant dire que l’on invoque " la particularité nationale la plus importante " au tout dernier moment, pour embellir soit la bourgeoisie chinoise indigène, soit la " démocratie " petite-bourgeoise de Chine, Cet argument ne peut avoir d’autre sens. Mais nous avons déjà examiné d’une façon assez détaillée cette conception dans le chapitre qui traite " de la nature de la bourgeoisie coloniale ". Inutile d’y revenir.
Il faut que la Chine connaisse encore une lutte gigantesque, acharnée, sanglante, prolongée, pour des conquêtes aussi élémentaires que la liquidation des formes les plus " asiatiques " de servitude, l’émancipation et l’unité du pays. Mais comme l’a montré le cours des événements, c’est justement ce fait qui rend impossible pour l’avenir l’existence d’une direction ou même d’une semi-direction bourgeoise de la révolution. L’unité et l’émancipation de la Chine constituent maintenant un problème international, tout comme l’existence de l’U.R.S.S. On ne peut résoudre ce problème que par la lutte acharnée des masses populaires, masses écrasées, affamées, persécutées, sous la direction directe de l’avant-garde prolétarienne. Lutte non seulement contre l’impérialisme mondial, mais aussi contre ses agents économiques et politiques en Chine, contre la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie " indigène ". C’est cela la voie de la dictature du prolétariat.
A partir d’avril 1917, Lénine expliquait à ses adversaires, qui l’accusaient d’être passé à la " révolution permanente ", que la dictature du prolétariat et de la paysannerie s’était déjà réalisée, en partie, à l’époque de la dualité de pouvoir. Plus tard, il précisa que cette dictature avait trouvé son prolongement durant la première période du pouvoir des soviets, lorsque la paysannerie entière réalisait avec les ouvriers le bouleversement agraire, tandis que la classe ouvrière ne procédait pas encore à la confiscation des fabriques et des usines et faisait l’expérience du contrôle ouvrier. Pour ce qui est de " la nature de classe du pouvoir ", la " dictature " socialiste-révolutionnaire et menchevique donna ce qu’elle pouvait donner : un avorton de dualité de pouvoir. En ce qui concerne le bouleversement agraire, la révolution mit au monde un bébé sain et fort, mais c’est déjà la dictature du prolétariat qui fut l’accoucheuse. En d’autres termes, tout ce que la formule théorique de la dictature du prolétariat et de la paysannerie cherchait à unir se trouva décomposé dans le cours de la lutte des classes. L’écale vide du demi-pouvoir fut provisoirement remise à Kerensky-Tseretelli, tandis que le véritable noyau de la révolution agraire et démocratique revenait à la classe ouvrière triomphante. Telle est la dissociation dialectique de la dictature démocratique que les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste n’ont pas comprise. Ils se sont enfoncés dans une impasse politique, en condamnant mécaniquement le procédé qui consiste à " sauter par-dessus l’étape bourgeoise et démocratique ", et en tentant de diriger un processus historique par des circulaires. Si l’on entend par étape bourgeoise et démocratique l’accomplissement de la révolution agraire par la voie de la dictature " démocratique ", alors c’est la Révolution d’Octobre qui sauta audacieusement "par-dessus" l’étape bourgeoise et démocratique. Faut-il l’en condamner ?
Alors, pourquoi ce qui fut historiquement inéluctable en Russie, ce qui exprima le bolchevisme au plus haut degré, se trouve-t-il être du " trotskysme " en Chine ? C’est évidemment en vertu de la même logique qui proclame que la théorie de Martynov, que pendant vingt ans le bolchevisme a flétrie en Russie, convient à la Chine.
Mais peut-on, en général, sur ce sujet, admettre une analogie avec la situation en Russie ? Nous répondons que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat et de la paysannerie est lancé par les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste d’après la seule méthode des analogies, mais des analogies littéraires, formelles, et non d’après le matérialisme historique. Il est possible d’admettre une analogie entre la Chine et la Russie, si on aborde la comparaison d’une façon correcte. Lénine le fit superbement, non pas après coup, mais en devançant les faits, en prévoyant les erreurs futures des épigones. Des centaines de fois, Lénine eut à défendre la révolution prolétarienne d’octobre, qui osa conquérir le pouvoir, bien que les problèmes bourgeois et démocratiques n’eussent pas encore reçu de solution ; Lénine répondait : c’est précisément pour cette raison et justement pour leur en donner une.
Le 16 janvier 1923, Lénine écrivait à l’adresse des pédants qui se prononçaient contre la conquête du pouvoir en se référant à un argument " incontestable ", le fait que la Russie n’était pas mûre :
" Il ne leur vient même pas à l’idée, par exemple, que la Russie, qui se trouve à la limite des pays civilisés et des pays que la guerre entraîne pour la première fois définitivement vers la civilisation, des pays de tout l’Orient, des pays situés hors d’Europe, que justement pour cette raison la Russie devait manifester certaines particularités ; elles vont évidemment dans le sens général de l’évolution du monde, mais font que sa révolution se distingue de toutes celles qui l’ont précédée dans les pays de l’Europe occidentale ; elles apportent certaines innovations partielles liées à sa situation intermédiaire entre l’Europe et les pays orientaux [6] ".
La " particularité " qui rapprochait précisément la Russie des pays d’Orient, c’était, pour Lénine, que, dès l’aube du mouvement, le jeune prolétariat devait, pour se frayer la voie vers le socialisme, balayer la barbarie féodale et toutes les autres vieilleries.
Si l’on prend comme point de départ l’analogie léniniste entre la Chine et la Russie, il y a lieu de dire : au point de vue de la nature politique du pouvoir, tout ce que pouvait réaliser la dictature démocratique a été tenté en Chine, d’abord dans le Canton de Sun Yat-sen, ensuite dans la marche de Canton à Shanghaï avec comme acte final le coup d’État de Shanghaï, puis à Ou-Tchang, où le Kuomintang de gauche apparut sous sa forme pure, c’est-à-dire, selon les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste, comme l’organisateur de la révolution agraire, et en réalité comme son bourreau. Les tâches de la révolution bourgeoise et démocratique, elles, devront remplir la première période de la future dictature du prolétariat et des paysans pauvres chinois. Alors que non seulement le rôle de la bourgeoisie chinoise, mais aussi celui de la " démocratie ", a pu entièrement se révéler, alors qu’il est devenu absolument incontestable que, dans les batailles futures, la " démocratie " exercera ses fonctions de bourreau plus vigoureusement encore que par le passé, mettre à présent en avant le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, c’est permettre tout simplement de dissimuler de nouvelles variétés de Kuomintang, c’est tendre un piège au prolétariat.
Rappelons, pour être complet, ce que Lénine a brièvement dit au sujet des bolcheviks qui continuaient à opposer l’expérience socialiste-révolutionnaire et menchevique au mot d’ordre de la " véritable " dictature démocratique :
" Celui qui ne parle que de " dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie " retarde sur la vie, est en fait passé du côté de la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne ; il doit être relégué aux archives des raretés " bolcheviques " d’avant la révolution (on pourrait les appeler les archives des " vieux " bolcheviks) " [Ces mots furent prononcés au cours de la discussion des Thèses d’avril en 1917.]
Ces paroles sonnent encore aujourd’hui comme si elles étaient actuelles.
Il va de soi qu’il ne s’agit nullement, à présent, d’appeler le Parti communiste chinois à se soulever immédiatement pour la conquête du pouvoir. On ne peut supprimer les conséquences d’une défaite en révisant simplement la tactique. Actuellement, la révolution reflue. Le verbiage à peine dissimulé que contient la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste lorsqu’elle assure que la révolution suit à nouveau son cours ascendant, parce qu’il y a en Chine des exécutions sans nombre et une dure crise commerciale et industrielle, témoigne d’une criminelle légèreté d’esprit, et de rien de plus. Après trois défaites considérables, une crise économique n’excite pas le prolétariat mais au contraire elle le déprime, Il est déjà épuisé sans elle, et les exécutions détruisent le parti, politiquement affaibli. En Chine, nous sommes entrés dans une période de reflux : il faut donc approfondir les problèmes théoriques, favoriser l’auto-éducation critique du parti, établir et consolider de fermes points d’appui dans tous les domaines du mouvement ouvrier, constituer des cellules dans les villages, diriger et unifier les combats partiels, d’abord défensifs puis offensif, des ouvriers et des paysans pauvres.
Par où le nouveau flux des masses commencera-t-il ? Quelles sont les circonstances qui donneront à l’avant-garde prolétarienne, placée à la tête de masses de plusieurs millions, l’élan révolutionnaire nécessaire ? On ne peut le prédire. C’est l’avenir qui montrera si seuls les processus internes y suffiront, ou si c’est un choc venu du dehors qui y aidera.
Il existe des raisons suffisantes de penser que la débâcle de la révolution chinoise, étroitement conditionnée par une fausse direction, permettra aux bourgeoisies chinoise et étrangère de triompher, dans une certaine mesure, de l’effroyable crise économique qui ravage actuellement le pays ; il va de soi que ce résultat sera obtenu sur le dos des ouvriers et des paysans. Cette phase de " stabilisation " groupera de nouveau les ouvriers, leur donnera de la cohésion, leur rendra la confiance de classe en eux-mêmes et les opposera de nouveau, plus brutalement, à l’ennemi ; mais ce mouvement se situera à une étape historiquement plus élevée. Ce n’est que lorsque se lèvera une nouvelle vague offensive du mouvement prolétarien que l’on pourra évoquer sérieusement la perspective d’une révolution agraire.
Il n’est pas exclu que, dans la première période, cette troisième révolution reproduise, sous une forme très abrégée et modifiée, les étapes déjà traversées, en présentant par exemple quelques nouvelles parodies de " front national unifié ". Mais c’est à peine si cette première période donnera au Parti communiste le temps de mettre en avant et de proclamer devant les masses populaires ses " thèses d’avril ", c’est-à-dire son programme et sa tactique de prise du pouvoir. Or, que dit le projet de programme à ce sujet : " La transition menant à la dictature du prolétariat ici [en Chine] n’est possible qu’à travers toute une série de degrés préparatoires [?], qu’à la suite de toute une période de transformation pendant la croissance [?] de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste. "
En d’autres termes, tous les " degrés " passés ne comptent pas, le projet de programme voit en avant ce qui est situé en arrière, C’est là une manière conformiste d’aborder la question. C’est ouvrir toute grande la porte à de nouvelles expériences dans le genre de celle du Kuomintang. Ainsi, en cachant les fautes anciennes, on fraye inévitablement la voie à des erreurs nouvelles.
Si nous abordons la nouvelle poussée révolutionnaire dont, à coup sûr, l’allure sera incomparablement plus rapide que celle des précédentes, en conservant le schéma périmé de la " dictature démocratique ", on peut être certain que la troisième révolution ira à sa perte comme la deuxième.
4. L’AVENTURISME COMME CONSÉQUENCE DE L’OPPORTUNISME
Le deuxième paragraphe de la même résolution du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste dit ceci :
" La première vague du vaste mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans, dont le cours, pour l’essentiel, suivit les mots d’ordre et pour une grande part la direction du Parti communiste, est retombée. Elle s’est terminée, dans toute une série de centres du mouvement révolutionnaire, par les défaites les plus cruelles des ouvriers et des paysans, par la destruction matérielle des communistes, et en général des cadres révolutionnaires du mouvement ouvrier et paysan. "
Quand le flot montait, le Comité exécutif de l’Internationale communiste disait que tout le mouvement marchait sous le drapeau bleu et sous la direction du Kuomintang, qui se substituait même aux soviets. C’est précisément pour cela que le Parti communiste se subordonna au Kuomintang. Mais c’est aussi précisément pour cette raison que le mouvement révolutionnaire se termina par les " défaites les plus cruelles ". Maintenant, les défaites étant reconnues, on tente d’effacer complètement le Kuomintang, de faire comme s’il n’avait pas existé, comme si le Comité exécutif de l’Internationale communiste n’avait pas proclamé que le drapeau bleu était aussi son étendard.
Autrefois, on nous disait qu’il n’y avait pas eu une seule défaite ni à Shanghaï ni à Ou-Tchang ; qu’il s’agissait d’étapes de la révolution, qui allait " vers un stade plus élevé ". C’est ce que l’on nous enseignait. Maintenant, on proclame brutalement que la somme de toutes ces étapes constitue " les défaites les plus cruelles ". Toutefois, pour camoufler dans une certaine mesure cette erreur inouïe de prévision et de jugement, le paragraphe de conclusion de la résolution déclare :
" Le Comité exécutif de l’Internationale communiste prescrit comme un devoir à toutes les sections de l’Internationale communiste de lutter contre la calomnie de la social-démocratie et des trotskystes qui affirment que la révolution chinoise est liquidée (?)... "
Dans le premier paragraphe de la résolution, on nous disait que le " trotskysme " consistait à estimer que la révolution chinoise est permanente, c’est-à-dire qu’elle se transforme au cours de sa croissance, passant précisément maintenant de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Lisant le dernier paragraphe, nous apprenons que, suivant la conception des " trotskystes ", " la révolution chinoise est liquidée ". Comment une révolution liquidée peut-elle être permanente ? C’est du Boukharine tout pur. Il faut être complètement irresponsable et irréfléchi pour se permettre d’avancer de pareilles contradictions, qui sapent à sa racine toute pensée révolutionnaire.
Si par " liquidation " de la révolution, on entend le fait que l’offensive des ouvriers et des paysans a été repoussée et noyée dans le sang, que les masses sont en recul et en reflux, qu’avant une nouvelle montée de la vague, outre diverses autres circonstances, doivent encore se produire dans les masses elles-mêmes, des processus moléculaires tributaires d’une certaine durée impossible à déterminer d’avance, si c’est cela que l’on entend par " liquidation ", alors celle-ci ne se distingue en rien des " défaites les plus cruelles " que le Comité exécutif de l’Internationale communiste a dû finalement reconnaître. Ou bien doit-on comprendre le mot " liquidation " littéralement, comme signifiant l’écrasement définitif de la révolution chinoise, c’est-à-dire l’impossibilité de sa renaissance dans une nouvelle étape ? On pourrait parler d’une pareille perspective avec sérieux, c’est-à-dire autrement que pour créer de la confusion, dans deux cas seulement : si la Chine était vouée au démembrement et à la disparition complète (mais rien n’autorise une telle hypothèse), ou bien si la bourgeoisie chinoise se montrait capable de résoudre les problèmes fondamentaux de sa nation par ses propres moyens non révolutionnaires. N’est-ce pas cette dernière variante que cherchent à nous attribuer, maintenant, les théoriciens du " bloc des quatre classes ", qui ont courbé le Parti communiste sous le joug de la bourgeoisie ?
L’histoire se répète. Les aveugles qui, pendant un an et demi, ne comprirent pas les proportions de la défaite de 1923, nous accusèrent à propos de la révolution allemande d’être des " liquidateurs ". Mais cette leçon qui coûta assez cher à l’Internationale ne leur a pas profité. Actuellement, ils reprennent leurs vieilles formules, en les appliquant non plus à l’Allemagne mais à la Chine. Il est vrai qu’ils éprouvent, avec plus d’urgence qu’il y a quatre ans, le besoin de trouver des " liquidateurs ". En effet, maintenant, il est patent que, s’il y eut vraiment quelqu’un qui " liquida " la seconde révolution chinoise, ce sont bien les auteurs de l’alliance avec le Kuomintang.
La force du marxisme réside dans sa capacité à prévoir. Sur ce point, l’Opposition peut souligner la confirmation complète de ses prévisions par l’expérience : d’abord au sujet du Kuomintang dans son ensemble, puis du Kuomintang " de gauche " et du gouvernement d’Ou-Tchang, et enfin de " l’acompte " pris sur la troisième révolution, le coup d’État de Canton. Peut-il y avoir meilleure confirmation de la justesse de nos vues sur le plan théorique ?
La même ligne opportuniste, qui, à travers une politique de capitulation devant la bourgeoisie, provoqua déjà, lors des deux premières étapes, les défaites les plus cruelles pour la révolution, " se transforma, mais pour s’aggraver ", pendant la troisième étape, jusqu’à devenir une politique de raids aventuristes contre la bourgeoisie, parachevant ainsi l’échec.
Si la direction ne s’était pas tellement hâtée hier d’oublier les défaites qu’elle avait elle-même provoquées, elle aurait commencé par expliquer au Parti communiste chinois que l’on n’obtient pas la victoire en un tournemain, qu’il y a encore sur la voie qui conduit vers l’insurrection toute une période de luttes tendues, inlassables, furieuses pour la conquête politique des ouvriers et des paysans.
Le 27 septembre 1927, nous disions au Présidium du Comité exécutif de l’Internationale communiste :
" Les journaux d’aujourd’hui annoncent que l’armée révolutionnaire a pris Swateou, Voici déjà quelques semaines que les armées de Ho-Lun et de Ye-Tin avancent. La Pravda les qualifie de révolutionnaires... Mais moi, je vous demande : quelles sont les perspectives qui s’ouvrent à la révolution chinoise par suite de l’avance de l’armée révolutionnaire et de la prise de Swateou ? Quels sont les mots d’ordre du mouvement ? Quel en est le programme !? Quelles doivent être les formes d’organisation ? Où est allé se cacher le mot d’ordre des soviets chinois mis soudain en avant (pour un jour) par la Pravda, en juillet ? "
Sans l’opposition préalable du Parti communiste au Kuomintang dans son ensemble, sans une agitation menée par ce parti dans les masses en faveur des soviets et du pouvoir des soviets, sans une mobilisation des masses sous les mots d’ordre de la révolution agraire et de la libération nationale, sans la création, l’extension et le renforcement sur place des soviets de députés des ouvriers, des soldats et des paysans, l’insurrection de Ho-Lun et de Ye-Tin (même si on laisse de côté leur politique opportuniste) ne pouvait être qu’une aventure révolutionnaire, du makhnovisme pseudo-communiste ; elle ne pouvait que se briser sur son propre isolement. Et elle se brisa.
Le coup de Canton fut une réplique plus grave, à plus grande échelle, de l’aventure de Ho-Lun et de Ye-Tin, et ses conséquences furent infiniment plus tragiques.
La résolution de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste combat l’état d’esprit putschiste dans le Parti communiste chinois, c’est-à-dire la tendance à organiser des engagements armés. Toutefois, elle ne dit pas que ces tendances sont une réaction à toute la politique opportuniste de 1925-1927, et la conséquence inévitable de l’ordre strictement militaire, donné d’en haut, de " changer d’allure ", sans qu’ait été porté un jugement sur tout ce qui a été fait, sans qu’on ait ouvertement révisé les bases de la tactique et proposé une vue claire de l’avenir, La campagne de Ho-Lun et le coup d’État de Canton furent des explosions de putschisme (et dans ces conditions il ne pouvait en être autrement).
On ne peut élaborer de véritable contrepoison au putschisme, et aussi à l’opportunisme, que si l’on comprend bien la vérité suivante : la direction de l’insurrection des ouvriers et des paysans pauvres, la conquête du pouvoir et l’instauration de la dictature prolétarienne reposent dorénavant de tout leur poids sur le Parti communiste chinois. Si celui-ci se pénètre entièrement de cette vérité, il sera tout aussi peu enclin à improviser des raids militaires contre les villes, ou des insurrections qui sont des pièges, qu’à courir servilement derrière l’étendard de l’ennemi.
La résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste se condamne elle-même à la stérilité, ne serait-ce que parce qu’elle disserte tout à fait arbitrairement sur le caractère inadmissible du saut pardessus les étapes, sur la nocivité du putschisme, et qu’elle passe tout à fait sous silence les causes sociales profondes du coup d’État de Canton et de l’éphémère régime soviétique auquel il avait donné naissance. Nous, oppositionnels, estimons que ce coup d’État fut une aventure tentée par la direction afin de sauver son " prestige ". Mais il est clair pour nous que même une aventure se déroule d’après les lois que détermine la structure du milieu social. Voilà pourquoi nous cherchons à découvrir, dans l’insurrection de Canton, les traits de la future étape de la révolution chinoise. Ces traits coïncident entièrement avec l’analyse théorique que nous avions établie avant cette insurrection, Mais le Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui considère que le soulèvement de Canton fut un épisode juste et normal du déroulement de la lutte, a aussi le devoir de caractériser nettement sa nature de classe. Cependant, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste ne dit pas un seul mot là-dessus, bien que le plénum ait siégé immédiatement après les événements de Canton. N’est-ce pas la preuve la plus convaincante que la direction actuelle de l’Internationale communiste, s’entêtant à suivre une fausse ligne de conduite, doit se borner à parler de prétendues erreurs commises en 1925 ou au cours d’autres années, mais n’ose pas aborder l’insurrection de Canton de 1927, dont la signification renverse complètement le schéma de la révolution en Orient tel que l’avait établi le projet de programme ?
5. LES SOVIETS ET LA RÉVOLUTION
La résolution de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste rend le camarade N [7] ... et d’autres, responsables du fait " qu’il n’y eut point à Canton de soviet élu " comme organe de l’insurrection (souligné dans le texte de la résolution). Cette accusation recouvre en réalité un aveu étonnant.
Le rapport de la Pravda (n° 31), établi sur la base d’une documentation directe, annonçait que le pouvoir des soviets était instauré à Canton. Mais il ne contenait pas un seul mot indiquant que le soviet de Canton n’avait pas été élu, c’est-à-dire n’était pas un soviet (car comment un soviet ne serait-il pas élu ?). Nous avons appris ce fait grâce à une résolution. Méditons un peu sur sa signification. Le Comité exécutif de l’Internationale communiste enseigne à présent qu’on a besoin d’un soviet pour faire l’insurrection et qu’on n’en a nullement besoin avant. Or voilà que l’insurrection est décidée et que le soviet n’existe pas ! Ce n’est pas du tout une chose simple que d’obtenir l’élection d’un soviet : il faut que les masses sachent par expérience ce qu’est un soviet, qu’elles comprennent cette institution, que leur passé les ait habituées à une organisation soviétique élue. Il ne fut même pas question de cela en Chine, car le mot d’ordre des soviets fut qualifié de trotskyste précisément au cours de la période où il aurait dû devenir l’axe de tout le mouvement. Or, quand, en toute hâte, on décida l’insurrection pour transcender les défaites, il fallut aussi en même temps nommer par ordre un soviet. Si l’on ne dénude pas complètement les racines de cette erreur, on peut transformer même le mot d’ordre des soviets en un nœud coulant pour étrangler la révolution.
Lénine a expliqué jadis aux mencheviks que la tâche historique fondamentale des soviets est d’organiser ou d’aider à organiser la conquête du pouvoir ; puis qu’au lendemain de la victoire ils deviennent l’appareil de ce pouvoir. Les épigones (et non pas les disciples) en tirent la conclusion qu’on ne peut organiser des soviets que lorsqu’a sonné la douzième heure de l’insurrection. Ils transforment après coup la généralisation léniniste en une brève petite recette, qui loin de servir la révolution la met en péril.
Avant la prise du pouvoir en octobre 1917 par les soviets bolcheviques, il y avait eu pendant neuf mois des soviets socialistes-révolutionnaires et mencheviques. Douze ans auparavant, les premiers soviets révolutionnaires avaient existé à Saint-Pétersbourg, Moscou et dans plusieurs dizaines d’autres villes. Avant que le soviet de 1905 ne s’étendît aux usines et fabriques de la capitale, il s’était créé à Moscou pendant la grève un soviet de députés des imprimeurs. Quelques mois auparavant, en mai 1905, la grève d’Ivanovo-Vozniessensk avait fait surgir un organe dirigeant, qui avait déjà les traits essentiels d’un soviet de députés ouvriers. Plus de douze années se sont écoulées entre le premier essai de création d’un soviet de députés ouvriers et la gigantesque expérience que fut l’établissement du pouvoir des soviets. Évidemment, ce délai ne s’applique pas du tout obligatoirement aux autres pays et, entre autres, à la Chine. Mais imaginer que les ouvriers chinois seront capables d’ériger des soviets à l’aide d’une brève petite recette qu’on substitue à la généralisation léniniste, c’est remplacer la dialectique de l’action révolutionnaire par une ordonnance impuissante et ennuyeuse de pédant. Ce n’est pas à la veille de l’insurrection, quand est lancé le mot d’ordre de la conquête immédiate du pouvoir, qu’il faut établir des soviets ; en effet, si l’on est arrivé au stade de la conquête du pouvoir, si les masses sont prêtes pour l’insurrection, sans qu’il existe de soviets, cela signifie que d’autres formes et d’autres méthodes d’organisation ont permis d’effectuer la tâche de préparation qui assurera le succès de l’insurrection ; la question des soviets n’a plus alors qu’une importance secondaire, elle se ramène à un problème de technique d’organisation, ou même à une question de vocabulaire. La tâche des soviets ne consiste pas simplement à exhorter les masses à l’insurrection ou à la déclencher, mais bien à conduire les masses au soulèvement en passant par les étapes nécessaires. Au début, le soviet ne gagne pas du tout les masses ,grâce au mot d’ordre de l’insurrection, mais grâce à d’autres mots d’ordre partiels ; ce n’est que par la suite, pas à pas, qu’il amène les masses à ce mot d’ordre, sans les disperser en cours de route et en empêchant l’avant-garde de se couper de l’ensemble de la classe. Le plus souvent, le soviet se constitue principalement sur la base de la lutte gréviste, qui a devant elle une perspective de développement révolutionnaire, mais se limite pour le moment considéré à des revendications économiques. Dans l’action, la masse doit sentir et comprendre que le soviet est son organisation à elle, qu’il groupe ses forces pour la lutte, pour la résistance, pour l’autodéfense et pour l’offensive. Ce n’est pas dans l’action d’un jour, ni en général dans une action accomplie en une seule fois qu’elle peut sentir et comprendre cela, mais au travers d’expériences qu’elle acquiert pendant des semaines, des mois, voire des années, avec ou sans discontinuité. Voilà pourquoi seule une direction d’épigones et de bureaucrates peut retenir une masse qui se réveille et se dresse pour créer des soviets, alors que le pays traverse une époque de secousses révolutionnaires, que la classe ouvrière et les paysans pauvres des campagnes voient s’ouvrir devant eux la perspective de la conquête du pouvoir, ne serait-ce que pour une des étapes ultérieures, et même si dans l’étape considérée cette perspective n’apparaît qu’à une minorité restreinte. Voilà la conception que nous avons toujours eue des soviets. Nous avons apprécié en eux une forme d’organisation vaste et souple, accessible dès les premiers pas de leur essor révolutionnaire à des masses qui ne font que s’éveiller, et capable d’unir la classe ouvrière dans son ensemble, quel que soit le nombre de ceux qui parmi elle ont atteint un niveau de développement suffisant pour comprendre les problèmes de la conquête du pouvoir.
Est-il encore nécessaire de citer à ce sujet des témoignages écrits ? Voici, par exemple, ce qu’écrivait Lénine au sujet des soviets, à l’époque de la première révolution :
" Le Parti ouvrier social-démocrate russe [dénomination du parti à l’époque] n’a jamais renoncé à utiliser lors d’un essor révolutionnaire plus ou moins fort certaines organisations de sans-parti, dans le genre des soviets de députés ouvriers, afin d’augmenter l’influence des sociaux-démocrates sur la classe ouvrière et de consolider le mouvement ouvrier social-démocrate. "
Les témoignages littéraires et historiques de ce genre que nous pourrions citer sont innombrables, Mais la question, semble-t-il, est sans eux suffisamment claire.
Prenant le contre-pied de cette opinion, les épigones ont transformé les soviets en une sorte d’uniforme de parade dont le parti habille simplement le prolétariat à la veille de la conquête du pouvoir. Mais c’est alors qu’on ne peut improviser des soviets en 24 heures, sur commande, directement dans le but de préparer l’insurrection. Des expériences de ce genre revêtent inévitablement le caractère d’une fiction destinée à masquer, par une apparence rituelle de système soviétique, l’absence des conditions nécessaires à la prise du pouvoir. C’est ce qui se produisit à Canton, où le soviet fut simplement nommé par ordre pour respecter le rituel. Voilà où mène la façon dont les épigones posent la question.
Lors de la polémique qui s’est élevée au sujet des événements chinois, on a accusé l’Opposition d’une contradiction paraît-il, flagrante : tandis qu’à partir de 1926, l’Opposition a proposé dans ses interventions le mot d’ordre des soviets en Chine, ses représentants se sont prononcés contre lui, en Allemagne, à l’automne de 1923. Jamais, peut-être, la scolastique dans la pensée politique ne s’est manifestée d’une façon aussi éclatante que par cette accusation. Oui, nous exigions qu’on abordât en Chine la création des soviets, considérés comme l’organisation des ouvriers et des paysans qui avait sa valeur propre, au moment où le flot montait. L’institution des soviets aurait dû avoir pour fonction principale d’opposer les ouvriers et les paysans à la bourgeoisie du Kuomintang et à son agence, que constituait sa gauche, Le mot d’ordre des soviets en Chine signifiait en premier lieu la nécessité de rompre le honteux " bloc des quatre classes " qui menait au suicide, et de faire sortir le Parti communiste du Kuomintang. Le centre de gravité du problème ne se trouvait donc pas dans une forme abstraite d’organisation, mais dans une ligne de conduite de classe.
En Allemagne, en revanche, il ne s’agissait à l’automne de 1923 que d’une forme d’organisation, Par suite de la passivité extrême, du retard, de la lenteur manifestés par la direction de l’Internationale communiste et du Parti communiste allemand, on avait laissé passer le moment favorable pour appeler les ouvriers à la création de soviets ; grâce à la pression de la base, les comités d’usine occupèrent d’eux-mêmes dans le mouvement ouvrier allemand, à l’automne de 1923, la place qu’auraient prise les soviets, avec un succès certainement bien plus grand, si le Parti communiste avait pratiqué une politique juste et audacieuse, Pendant ce temps, la situation était très grave. Perdre encore du temps, c’était laisser échapper définitivement une situation révolutionnaire. L’insurrection fut finalement envisagée, et son déclenchement prévu dans les délais les plus brefs. Proclamer, en de telles circonstances, le mot d’ordre des soviets aurait été commettre la plus grande bêtise théorique que l’on puisse concevoir. Le soviet n’est pas en lui-même un talisman doté d’un pouvoir miraculeux. Dans la situation d’alors, des soviets créés hâtivement n’auraient été qu’une doublure des comités d’usine, et il aurait fallu enlever à ces derniers leurs fonctions révolutionnaires pour les transmettre à des soviets nouvellement créés et ne jouissant encore d’aucune autorité ; et cela à quel moment ? Alors que chaque jour comptait, on aurait substitué à l’action révolutionnaire le jeu le plus néfaste, qui consiste à se distraire, dans le domaine de l’organisation, avec des puérilités.
Il est incontestable que la forme d’organisation soviétique peut avoir une importance énorme mais seulement quand elle traduit en temps voulu une ligne de conduite politique juste. En revanche, elle peut acquérir une signification négative d’une portée tout aussi considérable lorsqu’elle se transforme en fiction, en fétiche, en coque vide. Des soviets allemands créés à la toute dernière minute, à l’automne de 1923, n’auraient apporté aucune nouveauté politique ; ils auraient introduit de la confusion dans le domaine de l’organisation. A Canton, ce fut encore pire. Le soviet créé à la hâte, pour sacrifier aux rites, ne servit qu’à camoufler un putsch aventuriste. C’est pourquoi nous avons appris après coup que le soviet de Canton ressemblait à un antique dragon chinois : il était simplement dessiné sur le papier. La politique des marionnettes et des dragons de papier n’est pas la nôtre. Nous nous opposions à ce que l’on improvisât en Allemagne, en septembre 1923, des soviets par télégraphe. Nous voulions la création de soviets en Chine en 1926. Nous aurions été opposés à la création d’un soviet de carnaval à Canton en décembre 1927. Il n’y a pas là de contradiction, mais au contraire une profonde unité dans la conception de la dynamique du mouvement révolutionnaire et de ses formes d’organisation.
La question du rôle et de la signification des soviets, qui fut défigurée, embrouillée et obscurcie par la théorie et la pratique appliquées au cours des dernières années, n’a nullement été mise en lumière dans le projet de programme.
6. LE PROBLÈME DU CARACTÈRE DE LA FUTURE RÉVOLUTION CHINOISE
Le mot d’ordre de la dictature du prolétariat destiné à entraîner derrière lui les paysans pauvres est indissolublement lié au problème du caractère socialiste de la future, de la troisième révolution chinoise. Or, comme ce n’est pas seulement l’histoire qui se répète, et que les erreurs que les hommes opposent à ses exigences se renouvellent également, nous entendons déjà formuler l’objection suivante : la Chine n’est pas encore mûre pour la révolution socialiste. Est-ce que la Russie, considérée isolément, était mûre pour le socialisme ? D’après Lénine, non. Elle l’était pour la dictature du prolétariat, l’unique méthode qui permette de résoudre les problèmes nationaux urgents. Or, la destinée de la dictature dans son ensemble est déterminée, en dernière analyse, par la marche de l’évolution mondiale, ce qui évidemment n’exclut pas, mais au contraire présuppose, une politique juste de la dictature prolétarienne : consolidation et développement de l’alliance des ouvriers et des paysans, recours à toutes les mesures favorisant l’adaptation, d’une part aux conditions nationales et de l’autre, au mouvement de l’évolution mondiale. Ces vérités valent aussi pour la Chine.
Dans le même article, Sur notre révolution (16 janvier 1923), où Lénine établit que les traits originaux de la Russie reproduisent dans leur développement les particularités de l’évolution des pays orientaux (Lénine, Œuvres, vol. XXXIII, p. 490), il qualifie " d’infiniment banal " l’argument de la social-démocratie européenne selon lequel " nous ne sommes pas assez grands pour atteindre au socialisme, nous n’avons pas, suivant l’expression de toutes sortes de savants messieurs de chez eux, les fondements économiques objectifs du socialisme ". Mais, si Lénine se moque des " savants " messieurs, ce n’est pas parce qu’il suppose lui-même l’existence des fondements du socialisme en Russie, mais parce que leur absence, si elle empêche qu’on puisse le construire par ses seules forces, n’implique pas qu’il faille renoncer au pouvoir, comme le pensaient et continuent à le penser encore les pédants et les philistins. Dans cet article, Lénine répond, pour la cent-et-unième ou pour la mille-et-unième fois, aux sophismes des héros de la IIe Internationale : " Cette thèse incontestable affirmant que la Russie n’est pas mûre pour le socialisme ne permet pas un jugement décisif sur notre révolution. " Voilà ce que ne veulent pas et ne peuvent comprendre les auteurs du projet de programme. Par elle-même, la thèse du manque de maturité économique et culturelle de la Chine comme de la Russie (et évidemment plus encore de la Chine que de la Russie) ne peut être contestée. Mais on ne saurait nullement en déduire que le prolétariat doit renoncer à la conquête du pouvoir, quand cette conquête est dictée par toutes les conditions historiques et par une situation révolutionnaire dans le pays.
La question historique concrète, politique, se réduit actuellement à savoir non pas si la Chine est économiquement mûre pour établir son propre socialisme, mais bien si, politiquement, elle est mûre pour la dictature du prolétariat. Ces deux questions ne sont nullement identiques. Elles le seraient s’il n’existait dans le monde une loi du développement inégal. Dans le cas présent, cette loi, qui s’étend entièrement aux rapports mutuels de l’économie et de la politique, est parfaitement applicable. La Chine est-elle donc mûre pour la dictature du prolétariat ? Seule l’expérience de la lutte peut le dire d’une façon incontestable. Pour cette raison même, la lutte seule peut décider quand et dans quelles conditions s’effectueront l’unification, la libération et la renaissance de la Chine. Qui dit que la Chine n’est pas mûre pour la dictature du prolétariat affirme par là même que la troisième révolution chinoise est ajournée pour de nombreuses années.
Il ne resterait certainement plus guère d’espoir si les survivances du féodalisme étaient réellement dominantes dans l’économie chinoise, comme l’affirment les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Mais, heureusement, des survivances ne peuvent pas, en général, dominer. Sur ce point-là non plus, le projet de programme ne répare pas les erreurs commises, mais au contraire il les accentue par une nébuleuse dérobade. Le projet parle de la " prédominance des rapports féodaux du Moyen Age aussi bien dans l’économie du pays que dans sa superstructure politique ". C’est radicalement faux. Que signifie prédominance ? S’agit-il du nombre des personnes concernées ? Ou d’un rôle dominant et dirigeant dans l’économie du pays ? Une croissance interne extrêmement rapide de l’industrie, fondée sur l’importance du capital commercial et bancaire et sur sa conquête du pays, la dépendance complète dans laquelle se trouvent les régions paysannes les plus importantes par rapport au marché, le rôle énorme et sans cesse croissant du commerce extérieur, la subordination totale des campagnes chinoises aux villes, tous ces faits affirment la prédominance totale, la domination directe des rapports capitalistes en Chine. Certes, les rapports sociaux de servage et de demi-servage sont très importants. Pour une part, ils datent encore de l’époque féodale ; pour une autre part, ils sont des formations nouvelles, des résurrections du passé dues au retard que subit le développement des forces productives, à la surpopulation agraire, à l’action du capitalisme commercial et usuraire, etc. Mais ce qui domine, ce ne sont pas les rapports " féodaux " (ou plus exactement le servage et, en général, les rapports précapitalistes), mais bien les rapports capitalistes. C’est seulement le rôle prédominant des rapports capitalistes qui permet d’ailleurs d’envisager sérieusement la perspective de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution nationale. Autrement, les extrêmes ne se rejoindraient pas.
" La force du prolétariat dans n’importe quel pays capitaliste est infiniment plus grande que la proportion du prolétariat dans la population totale. Cela, parce que le prolétariat commande économiquement le centre et les nerfs de tout le système de l’économie capitaliste, et aussi parce que dans le domaine économique et politique, le prolétariat exprime sous la domination capitaliste les intérêts réels de l’énorme majorité des travailleurs.
" Aussi le prolétariat, même lorsqu’il constitue une minorité dans la population (ou quand c’est l’avant-garde du prolétariat, consciente et vraiment révolutionnaire, qui constitue cette minorité), est capable de renverser la bourgeoisie et d’entraîner ensuite à ses côtés de nombreux alliés venus de la masse des semi-prolétaires et de petits bourgeois, masse qui ne se prononcera jamais à l’avance pour la domination du prolétariat, qui ne comprendra pas les conditions et les tâches de cette domination, mais se convaincra seulement par son expérience ultérieure de l’inéluctabilité, de la justice, de la légitimité de la dictature prolétarienne " (LÉNINE, 1919, vol. XVI, p. 458).
Le rôle du prolétariat chinois dans la production est déjà considérable. Il ne fera que grandir au cours des années qui viennent. Comme l’ont montré les événements, son rôle politique aurait pu être grandiose. Mais toute la conduite de la direction s’orienta de manière à réduire à néant la possibilité offerte au prolétariat de s’assurer le rôle dirigeant.
Le projet de programme dit que la construction du socialisme en Chine n’est possible " que si elle est directement appuyée par les pays de dictature prolétarienne ". Ainsi, on retrouve ici à propos de la Chine ce que le parti avait toujours admis à propos de la Russie. Mais si n’existent pas en Chine des forces internes suffisantes pour construire par elles-mêmes la société socialiste, alors d’après la théorie de Staline-Boukharine, le prolétariat chinois ne devrait prendre le pouvoir à aucune étape de la révolution. Ou bien le fait que l’U.R.S.S, existe résout-il la question en sens inverse ? Alors notre technique serait suffisante pour construire la société socialiste, non seulement chez nous en U.R.S.S, mais aussi en Chine, c’est-à-dire dans deux grands pays très arriérés économiquement et comprenant six cents millions d’habitants. Ou bien peut-on admettre en Chine le caractère inéluctable de la dictature du prolétariat parce que cette dictature sera introduite dans le circuit de la révolution socialiste mondiale et deviendra non seulement un chaînon de celle-ci mais aussi une de ses forces motrices ? Mais c’est justement de cette façon que Lénine posait le problème de la Révolution d’Octobre, dont " l’originalité " consiste précisément dans un développement analogue à celui des pays d’Orient. Nous voyons ainsi comment la théorie révisionniste du socialisme dans un seul pays, créée en 1925 pour combattre le " trotskysme ", sème le trouble et la confusion chaque fois qu’est abordé un grand et nouveau problème révolutionnaire.
Le projet de programme va encore plus loin dans cette voie. Il oppose à la Chine et à l’Inde, " la Russie d’avant 1917 ", la Pologne (" etc. " ?), considérées comme des pays qui disposent " d’un certain minimum d’industrie suffisant pour construire triomphalement le socialisme ", ou bien (comme on le dit d’une façon plus précise, et plus erronée, à un autre endroit) comme des pays qui disposent " de bases matérielles nécessaires et suffisantes pour construire le socialisme intégral ". Il s’agit ici, comme nous le savons déjà, d’un véritable jeu de mots sur l’expression de Lénine : bases " nécessaires et suffisantes ". Il y a là une tricherie inadmissible, car Lénine énumère avec précision les bases politiques et les conditions d’organisation, y compris celles qui relèvent de la technique, de la culture et du rôle international. Mais l’essentiel demeure le problème de savoir comment on peut déterminer a priori le minimum d’industrie suffisant pour construire le socialisme complet, alors qu’il s’agit d’une lutte mondiale entre deux systèmes économiques, entre deux régimes sociaux, et qu’en outre notre base économique dans cette lutte est infiniment plus faible ?
Si l’on ne considère que le levier économique, il est clair que le nôtre, celui de l’U.R.S.S., et à plus forte raison celui de la Chine et de l’Inde, est infiniment moins puissant que celui du capitalisme mondial. Mais, le problème tout entier sera résolu par la lutte révolutionnaire entre deux systèmes, lutte d’envergure mondiale, Dans la lutte politique, le levier le plus puissant est de notre côté ou, plus exactement, peut et doit, si l’on pratique une politique juste, tomber entre nos mains.
Toujours dans le même article : Sur notre révolution, après les mots " pour créer le socialisme, on a besoin d’un certain niveau culturel ", Lénine fait remarquer : " bien que personne ne puisse dire quel est ce niveau ". Pourquoi personne ne peut-il le dire ? Parce que cette question est résolue par une lutte, par une émulation d’envergure mondiale entre deux systèmes sociaux et deux cultures. Rompant complètement avec cette pensée de Lénine, qui examine le fond même du problème, le projet de programme affirme que la Russie d’avant 1917 possédait précisément ce " minimum de technique " et, par conséquent aussi, de culture, nécessaire pour construire le socialisme dans un seul pays. Les auteurs du projet tentent de dire dans le programme ce qu’a priori " personne ne peut dire ". Il est impossible, il est absurde de chercher le critère du " minimum suffisant " dans une statistique nationale (" Russie d’avant 1917 "), alors que tout le problème se tranche dans la dynamique révolutionnaire. C’est sur ce critère erroné et arbitrairement isolé pour une nation que repose précisément la base théorique de l’esprit national, qui manifeste ses limites en politique et devient ultérieurement la source d’inévitables errements nationaux-réformistes et sociaux-patriotes.
7. DE L’IDÉE RÉACTIONNAIRE DES " PARTIS OUVRIERS ET PAYSANS BIPARTITES " POUR L’ORIENT
Les leçons de la seconde révolution chinoise sont des enseignements pour toute l’Internationale communiste et d’abord pour tous les pays d’Orient.
Tous les arguments avancés pour défendre la ligne menchevique dans la révolution chinoise devraient avoir – si on les prenait au sérieux – trois fois plus de force quand on les applique à l’Inde. Là-bas, dans cette colonie classique, le joug de l’impérialisme a des formes infiniment plus directes et plus concrètes qu’en Chine. Les survivances des rapports féodaux, c’est-à-dire du servage, sont, dans l’Inde, autrement plus profondes et plus considérables. Néanmoins (ou pour parler plus exactement, précisément pour cette raison), les méthodes appliquées en Chine et qui ont ruiné la révolution auront en Inde des conséquences encore plus funestes. Seul un mouvement immense et indomptable des masses populaires (qui, en raison même de son envergure et de son invincibilité, de ses buts et de ses liens internationaux, ne peut tolérer aucune demi-mesure de la part de sa direction) pourra renverser les hobereaux indiens, la bureaucratie anglo-indienne et l’impérialisme britannique.
La direction de l’Internationale communiste a déjà commis beaucoup de fautes en Inde, mais les circonstances n’ont pas encore permis la manifestation de ces erreurs sur une échelle aussi grande qu’en Chine. On peut donc espérer que les enseignements des événements chinois permettront de redresser, en temps voulu, la ligne politique de la direction pour l’Inde et les autres pays d’Orient.
Pour nous, la question centrale, ici comme partout et toujours, est celle du Parti communiste, de sa complète indépendance, de son caractère de classe intransigeant. Dans cette voie, le danger le plus grand est celui de la création de prétendus partis " ouvriers et paysans " dans les pays orientaux [8] .
A partir de 1924, qui comptera comme l’année où furent ouvertement révisées nombre de thèses fondamentales de Marx et de Lénine, Staline mit en avant la formule des " partis ouvriers et paysans bipartites pour les pays d’Orient ". Cette formule était fondée sur l’existence de ce même joug national qui servit en Orient de camouflage à l’opportunisme, comme la " stabilisation " en Occident. Les télégrammes venant de l’Inde ainsi que du Japon, pays qui ne subit pas d’oppression nationale, annoncèrent fréquemment au cours de la dernière période, des interventions de " partis ouvriers et paysans " provinciaux. On en parla comme d’organisations proches, amies, de l’Internationale communiste, presque comme d’organisations " à elle ", sans toutefois dessiner concrètement leur silhouette politique, en un mot comme on parlait et écrivait, encore récemment, à propos du Kuomintang.
Déjà, en 1924, la Pravda annonçait :
" Certains indices montrent que le mouvement de libération nationale en Corée se constitue progressivement dans le domaine de l’organisation, et qu’il adopte la forme d’un parti ouvrier et paysan " (Pravda, 2 mars 1924).
Entre-temps, Staline enseignait aux communistes de l’Orient :
" Les communistes doivent passer de la politique du front unique national à celle du bloc révolutionnaire des ouvriers et de la petite bourgeoisie. Dans de tels pays, ce bloc peut prendre la forme d’un parti unique, parti ouvrier et paysan, dans le genre du Kuomintang " (STALINE, Les questions du léninisme).
Les petites réserves qui suivaient, à propos de l’autonomie des partis communistes (sans doute semblable à " l’autonomie " du prophète Jonas dans le ventre de la baleine) ne servaient que de camouflage. Nous sommes profondément convaincus que le VIe Congrès devrait dire qu’en la matière la moindre équivoque est funeste et doit être repoussée. Il y a là une façon tout à fait nouvelle, complètement fausse, totalement antimarxiste de poser la question fondamentale du parti, de ses rapports avec la classe et avec les classes.
On défendit la nécessité pour le parti d’entrer dans le Kuomintang en prétendant que ce dernier, d’après sa composition sociale, était le parti des ouvriers et des paysans, que les 9/10 du Kuomintang (ce chiffre fut répété des centaines de fois) appartenaient à la tendance révolutionnaire et étaient prêts à marcher la main dans la main avec le Parti communiste. Pourtant, au moment des soulèvements de Shangaï et d’Ou-Tchang, et après, ces 9/10 de révolutionnaires du Kuomintang disparurent comme s’ils étaient tombés à l’eau. Personne n’a retrouvé leurs traces. Et les théoriciens de la collaboration des classes en Chine, Staline, Boukharine, ne se donnèrent même pas la peine d’expliquer où étaient allés se loger les 9/10 des membres du Kuomintang, les 9/10 d’ouvriers et de paysans, révolutionnaires, sympathisants tout à fait " proches " ? Pourtant la réponse qu’appelle cette question a une importance décisive si l’on veut comprendre le destin de tous ces partis " bipartites " prêchés par Staline, et même en concevoir plus clairement l’idée, qui nous rejette bien loin en arrière non seulement du programme du Parti communiste russe (bolchevique) de 1919, mais même du Manifeste du Parti communiste de 1847.
La question de savoir où sont passés ces fameux 9/10 ne nous apparaîtra clairement que si nous comprenons : 1° l’impossibilité de l’existence d’un parti bipartite, c’est-à-dire d’un parti de deux classes qui expriment simultanément deux lignes historiques contradictoires, celle du prolétariat et celle de la petite bourgeoisie ; 2° l’impossibilité de fonder dans la société capitaliste un parti paysan qui ait un rôle indépendant, c’est-à-dire un parti qui exprime les intérêts de la paysannerie et qui soit en même temps indépendant du prolétariat et de la bourgeoisie.
Le marxisme a toujours enseigné, et le bolchevisme a confirmé cet enseignement, que le prolétariat et la paysannerie sont des classes différentes, qu’il est faux d’identifier leurs intérêts, de quelque façon que ce soit, dans la société capitaliste, qu’un paysan ne peut adhérer au Parti communiste que dans la mesure où il passe du point de vue du propriétaire à celui du prolétariat. L’alliance des ouvriers et des paysans, sous la dictature du prolétariat, ne contredit pas cette thèse, mais la confirme par d’autres voies et dans une situation différente. S’il n’y avait pas des classes diverses, ayant des intérêts divers, il ne serait pas question d’alliance. Celle-ci n’est compatible avec la révolution socialiste que pour autant qu’on l’introduit dans les cadres de fer de la dictature prolétarienne. Il n’est pas possible, chez nous, de concilier l’existence de cette dictature avec celle d’une Ligue soi-disant paysanne, précisément parce que toute organisation paysanne " qui aurait sa valeur propre ", qui prétendrait résoudre des problèmes politiques concernant toute la nation, finirait inévitablement par devenir un instrument entre les mains de la bourgeoisie.
Dans les partis capitalistes, les organisations qui se disent des partis paysans constituent, en réalité, une variété des partis bourgeois. Tout paysan qui n’adopte pas l’attitude du prolétaire en abandonnant le point de vue du propriétaire sera dans les questions fondamentales de la politique inévitablement entraîné par la bourgeoisie. Il va de soi que tout parti bourgeois qui s’appuie ou qui veut s’appuyer sur les paysans – et, quand il est possible, sur les ouvriers – est obligé de se camoufler sous un bariolage de couleurs. La fameuse idée des partis ouvriers et paysans semble être spécialement conçue pour permettre le camouflage des partis bourgeois obligés de chercher un appui chez les paysans, mais désireux aussi de compter des ouvriers dans leurs rangs. Désormais, le Kuomintang est entré pour toujours dans l’histoire comme le type classique d’un parti de ce genre.
La société bourgeoise, comme on le sait, est construite de façon à ce que les masses non possédantes, mécontentes et trompées, se trouvent en bas, tandis que les trompeurs satisfaits sont en haut. C’est aussi suivant ce principe qu’est construit tout parti bourgeois, s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire s’il comprend la masse dans des proportions assez considérables. Il n’y a dans la société divisée en classes qu’une minorité d’exploiteurs, d’escrocs et de profiteurs. Aussi, tout parti capitaliste est-il obligé de reproduire et de refléter d’une façon ou d’une autre, dans ses rapports internes, les rapports qui existent dans la société bourgeoise en général. Aussi, dans tout parti bourgeois de masse, la base est-elle plus démocratique, plus " à gauche " que le sommet. Cela est le cas pour le Centre allemand (Zentrum : Parti catholique d’avant 1933), les radicaux français et encore plus pour la social-démocratie. C’est pour cela que les jérémiades inlassables de Staline, Boukharine, etc., se plaignant de ce que la base " gauche " du Kuomintang, " l’écrasante majorité ", " les 9/10 ", etc., ne se reflètent pas dans les sphères supérieures, sont naïves et n’ont aucune excuse. Ce que l’on décrit, dans ces bizarres jérémiades, comme un malentendu éphémère et gênant, qu’il faut éliminer par des mesures d’organisation, des instructions et des circulaires, est en réalité la caractéristique essentielle d’un parti bourgeois, surtout en période révolutionnaire.
C’est sous cette lumière qu’il faut examiner l’argument fondamental des auteurs du projet de programme, destiné à défendre tous les blocs opportunistes en général, aussi bien en Angleterre qu’en Chine. D’après eux, la fraternisation avec le sommet se pratique dans le seul intérêt de la base. Comme on le sait, l’opposition exigeait que le parti sortît du Kuomintang :
" On se demande pourquoi, dit Boukharine. Parce que, en haut, les chefs du Kuomintang hésitent [?] ? Et la masse du Kuomintang, n’est-ce que du bétail ? Depuis quand décide-t-on de l’attitude à observer envers une organisation de masse d’après ce qui se passe dans sa " sphère la plus élevée " ? (Le moment actuel dans la révolution chinoise).
Il paraît invraisemblable qu’on puisse avancer un tel argument dans un parti révolutionnaire. " Et la masse du Kuomintang, n’est-ce que du bétail ? " ; demande Boukharine. – Certainement, c’est un cheptel. Dans tout parti bourgeois, la masse est toujours un cheptel, à des degrés divers. – Mais enfin, pour nous, la masse n’est pas un cheptel ? – En effet, et c’est précisément pour cela qu’il nous est interdit de la pousser dans les bras de la bourgeoisie, en camouflant celle-ci sous le nom de parti ouvrier et paysan. C’est justement pour cela qu’il nous est interdit de subordonner le parti du prolétariat à celui de la bourgeoisie et que nous devons, au contraire, à chaque pas, les opposer l’un à l’autre. Les sommets du Kuomintang dont Boukharine parle avec ironie, comme d’une chose secondaire, surajoutée, éphémère, sont en réalité l’âme du Kuomintang, son essence sociale. Certes, la bourgeoisie n’est dans le parti qu’un " sommet ", comme elle l’est aussi dans la société. Mais ce sommet est puissant par son capital, ses connaissances, ses relations, la possibilité qu’il a toujours de s’appuyer sur les impérialistes, et surtout par son pouvoir de fait dans l’État et dans l’armée, dont les cadres les plus élevés se confondent intimement avec la direction du Kuomintang lui-même. C’est précisément ce " sommet " qui rédigea les lois contre les grèves, qui étouffa les mouvements paysans, qui refoula les communistes dans l’ombre en leur permettant, tout au plus, de ne constituer que le tiers du parti et en leur faisant jurer de placer le sun-yat-senisme petit bourgeois au-dessus du marxisme. La base se rapprochait de ce sommet et lui servait – comme Moscou – de point d’appui " à gauche ", tandis que les généraux, les compradores, les impérialistes l’appuyaient à droite. Considérer le Kuomintang non pas comme un parti bourgeois mais comme une arène neutre dans laquelle on lutte pour avoir avec soi les masses, mettre en avant, comme un atout, les 9/10 constitués par la base de gauche pour masquer la question de savoir qui est le maître dans la maison, cela signifiait consolider la puissance et le pouvoir du " sommet " ; c’était l’aider à transformer des masses de plus en plus nombreuses en " cheptel " et préparer dans les conditions les plus favorables pour ce sommet le coup d’État de Shanghaï. En se fondant sur l’idée réactionnaire du parti bipartite, Staline et Boukharine s’imaginaient que les communistes et les " gauches " obtiendraient la majorité dans le Kuomintang et, par là même, le pouvoir dans le pays, car en Chine le pouvoir est aux mains du Kuomintang. En d’autres termes, ils s’imaginaient que par de simples réélections dans les Congrès du Kuomintang, le pouvoir passerait des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat. Peut-on concevoir une dévotion plus attendrissante, plus idéaliste à la " démocratie dans le parti "... quand il s’agit d’un parti bourgeois ? Car l’armée, la bureaucratie, la presse, les capitaux sont entre les mains de la bourgeoisie. C’est justement ce qui lui assure aussi le gouvernail du parti au pouvoir. Le " sommet " bourgeois ne tolère (ou n’a toléré) " 9/10 " de gauches (et de gauches de cette sorte) que dans la mesure où ils ne portent pas atteinte à l’armée, à la bureaucratie, à la presse, aux capitaux. Grâce à ces puissants moyens, la sphère bourgeoise supérieure maintient son pouvoir non seulement sur les prétendus 9/10 des membres de " gauche " du parti, mais sur les masses populaires dans leur ensemble, Or, la théorie du bloc des classes, qui voit dans le Kuomintang un parti ouvrier et paysan, aide en cela de son mieux la bourgeoisie. En revanche, quand par la suite la bourgeoisie se heurte aux masses en ennemie et les mitraille, on n’entend même pas bêler, dans cette collision de deux forces réelles, les fameux 9/10. La pitoyable fiction démocratique disparaît sans laisser de traces, face à la sanglante réalité de la lutte des classes.
Voilà le véritable mécanisme politique, le seul possible, des " partis bipartites ouvriers et paysans en Orient ". Il n’en existe et il n’en existera point d’autres.
Quoique dans son exposé des motifs la théorie des partis bipartites cite l’oppression nationale, qui abroge prétendument la doctrine de Marx sur les classes, nous connaissons déjà des avortons " ouvriers et paysans " au Japon, qui ne subit pas d’oppression nationale. Mais ce n’est pas tout ; et le sujet ne concerne pas seulement l’Orient. L’idée " bipartite " tente de devenir universelle. Dans ce domaine, la tentative qui ressembla le plus à une caricature fut celle que fit le Parti communiste américain pour soutenir la candidature présidentielle du sénateur bourgeois " antitrust " La Follette, afin d’amener ainsi les farmers américains à la révolution sociale, Pepper, le théoricien de la manœuvre, un de ceux qui firent périr la révolution hongroise parce qu’il n’avait pas remarqué la paysannerie magyare, tenta en Amérique (sans doute par compensation) de détruire le Parti communiste américain en le dissolvant parmi les farmers. D’après Pepper, la super-plus-value [9] du capitalisme américain transformerait le prolétariat d’Amérique en une aristocratie ouvrière mondiale ; en revanche, la crise agraire ruinerait les paysans et les pousserait dans la voie de la révolution socialiste. Le parti, qui comptait quelques milliers de membres, et surtout des émigrants, aurait dû, suivant la conception de Pepper, " s’emboîter " avec les paysans, par l’intermédiaire d’un parti bourgeois, puis, après avoir formé un parti " bipartite", assurer la révolution socialiste, face à la passivité ou à la neutralité d’un prolétariat corrompu par la super-plus-value. Cette idée délirante a eu des partisans et des demi-partisans dans les sphères supérieures de l’Internationale communiste. Pendant plusieurs semaines, la balance oscilla, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, jusqu’à ce qu’on fît enfin une concession à l’abc du marxisme (on disait dans les coulisses : aux préjugés du trotskysme). Il fallut détacher au lasso le Parti communiste américain du parti La Follette, qui mourut avant son fondateur.
Tout ce que le nouveau révisionnisme invente d’abord pour l’Orient est ensuite transporté en Occident. Si Pepper tenta, de l’autre côté de l’Océan, de brutaliser l’histoire avec son parti bipartite, les derniers renseignements reçus montrent que l’essai mené avec le Kuomintang a trouvé des imitateurs en Italie, où l’on tente, paraît-il, d’imposer à notre parti le mot d’ordre monstrueux d’une " assemblée républicaine s’appuyant sur des comités ouvriers et paysans ". Dans ce mot d’ordre, l’esprit de Tchang Kaï-chek fraternise avec celui d’Hilferding. Vraiment, en arriverons-nous là ?
Pour conclure, il nous reste encore à rappeler que l’idée d’un parti " ouvrier et paysan " expulse de l’histoire du bolchevisme toute la lutte contre les populistes, sans laquelle il n’y aurait pas de Parti bolchevique. Quelle était la signification de cette lutte historique ? En 1900, Lénine écrivait, au sujet des socialistes révolutionnaires :
" L’idée fondamentale de leur programme n’était nullement qu’il fallait une alliance des forces entre le prolétariat et la paysannerie, mais qu’il n’y avait pas d’abîme de classe entre celui-ci et celle-là, qu’il ne fallait pas tracer une ligne de démarcation de classe entre eux, que la conception social-démocrate du caractère petit bourgeois de la paysannerie, qui la distinguait du prolétariat, était radicalement fausse " (LÉNINE, vol. IV.).
En d’autres termes, le parti bipartite ouvrier et paysan est l’idée centrale du populisme russe. Ce n’est qu’en luttant contre elle qu’a pu grandir le parti de l’avant-garde prolétarienne dans la Russie paysanne.
Avec une inlassable ténacité, Lénine répéta à l’époque de la révolution de 1905 :
" Se méfier de la paysannerie, s’organiser indépendamment d’elle, être prêt à lutter contre elle, si elle intervient d’une façon réactionnaire ou antiprolétarienne. "
En 1906, Lénine écrit :
" Un dernier conseil : prolétaires et semi-prolétaires des villes et des campagnes, organisez-vous séparément. Ne faites confiance à aucun petit propriétaire, même petit, même " travailleur "... Nous soutenons entièrement le mouvement paysan, mais nous devons nous souvenir que c’est le mouvement d’une autre classe, non pas de celle qui peut accomplir et qui accomplira le bouleversement socialiste " (Vol. XI).
Cette pensée revient dans des centaines de petits et grands travaux de Lénine. En 1908, il explique :
" On ne peut en aucun cas concevoir l’alliance du prolétariat et de la paysannerie comme la fusion de classes diverses ou comme celles des partis du prolétariat et de la paysannerie. Non seulement une fusion, mais même un accord durable serait funeste au parti socialiste de la classe ouvrière et affaiblirait la lutte démocratique révolutionnaire " (Vol. XV – c’est nous qui soulignons).
Peut-on condamner de façon plus cinglante, plus impitoyable, plus meurtrière, l’idée même du parti ouvrier et paysan ?
Quant à Staline, il enseigne :
" Le bloc révolutionnaire, anti-impérialiste... peut prendre mais ne doit pas toujours [!] obligatoirement [!] prendre la forme d’un parti ouvrier et paysan unique, lié au point de vue de sa forme [?] par une plate-forme unique " (Les questions du léninisme).
Lénine enseignait que l’alliance des ouvriers et des paysans ne devait à aucun moment et en aucun cas conduire à l’unification des partis. Staline ne fait à Lénine qu’une concession : bien que d’après lui le bloc des classes doive prendre " la forme d’un parti unique, d’un parti ouvrier et paysan, dans le genre du Kuomintang ", la formule n’est pas toujours obligatoire. Merci au moins pour la restriction.
C’est avec la même intransigeance que Lénine pose la question à l’époque de la Révolution d’Octobre. Généralisant l’expérience des trois révolutions russes, Lénine, à partir de 1918, ne laisse échapper aucune occasion de répéter que, dans une société où prédominent des rapports capitalistes, il y a deux forces qui décident, la bourgeoisie et le prolétariat :
" Si le paysan ne suit pas les ouvriers, il marche à la remorque de la bourgeoisie. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de milieu. "
Cependant, un " parti ouvrier et paysan " représente précisément une tentative de compromis.
Si l’avant-garde du prolétariat russe ne s’était pas opposée à la paysannerie, si elle n’avait pas mené une lutte impitoyable contre la confusion petite bourgeoise et enlisante de cette paysannerie, elle se serait inévitablement dissoute elle-même dans les éléments petits bourgeois, par l’intermédiaire du parti social-révolutionnaire ou de quelque autre " parti bipartite " qui, à son tour, l’aurait inévitablement soumise à la direction de la bourgeoisie. Pour arriver à l’alliance révolutionnaire avec la paysannerie (et cela ne se fait pas sans mal), l’avant-garde prolétarienne, et avec elle la classe ouvrière dans son ensemble, doivent se libérer des masses populaires petites-bourgeoises ; on n’y parvient qu’en éduquant le parti prolétarien dans un esprit d’intransigeance de classe bien trempé.
Plus le prolétariat est jeune, plus ses " liens " de parenté avec la paysannerie sont récents et intimes, plus la proportion de la population que constitue cette dernière est grande, et plus la lutte contre toute alchimie politique " bipartite " prend de l’importance. En Occident, l’idée d’un parti ouvrier et paysan est simplement ridicule. En Orient, elle est funeste. En Chine, aux Indes, au Japon, elle est l’ennemie mortelle non seulement de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution, mais aussi de l’autonomie la plus élémentaire de l’avant-garde prolétarienne. Le parti ouvrier et paysan ne peut être qu’une base, un écran, un tremplin pour la bourgeoisie.
Fatalement, dans cette question essentielle pour tout l’Orient, le révisionnisme actuel ne fait que répéter les erreurs de l’ancien opportunisme social-démocrate d’avant la révolution. La majorité des chefs de la social-démocratie européenne estimaient que notre lutte contre les socialistes-révolutionnaires était une erreur ; ils recommandaient avec insistance la fusion des deux partis, pensant que, pour " l’Orient " russe, le parti ouvrier et paysan viendrait juste à point. Si nous avions écouté ces conseils, jamais nous n’aurions réalisé ni l’alliance des ouvriers et des paysans, ni la dictature du prolétariat. Le parti ouvrier et paysan " bipartite " des socialistes-révolutionnaires devint chez nous, et il ne pouvait en être autrement, une agence de la bourgeoisie impérialiste ; en d’autres termes il tenta en vain de jouer le rôle historique que le Kuomintang remplit avec succès d’une façon différente, avec " originalité " et grâce aux révisionnistes du bolchevisme. Sans condamnation impitoyable de l’idée même de " partis ouvriers et paysans en Orient ", l’Internationale communiste n’a pas et ne peut pas avoir de programme.
8. IL FAUT VÉRIFIER CE QU’A DONNÉ L’INTERNATIONALE PAYSANNE
Une des principales, sinon la plus importante, des accusations lancées contre l’opposition, fut d’avoir " sous-estimé " la paysannerie. Sur ce point aussi, la vie a apporté son contrôle, tout autant sur le plan intérieur qu’à l’échelle internationale. Il se trouva que les dirigeants officiels commirent la faute de sous-estimer sur toute la ligne le rôle et l’importance du prolétariat par rapport à la paysannerie. On peut enregistrer les erreurs les plus graves dans les domaines économique, politique et international.
A la base de toutes les fautes commises à l’intérieur du pays en 1923, on trouve une sous-estimation de l’importance de l’industrie, dirigée par le prolétariat, par rapport à l’ensemble de l’économie nationale et à l’alliance avec la paysannerie. En Chine, la révolution a été perdue en raison de l’incompréhension du rôle animateur et décisif du prolétariat dans la révolution agraire.
C’est du même point de vue qu’il faut vérifier et juger toute l’activité de l’Internationale paysanne, qui, dès le début, ne fut qu’une expérience exigeant la plus grande circonspection, la sévérité dans le choix des moyens et leur conformité aux principes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
A cause de son histoire et de ses conditions de vie, la paysannerie est la moins internationale de toutes les classes. Ce que l’on appelle l’originalité nationale a justement sa source principale dans la paysannerie. On ne peut l’entraîner dans la voie internationale – et seulement d’ailleurs ses masses semi-prolétariennes – que sous la direction du prolétariat. Ce n’est que dans la mesure où, dans un pays, la paysannerie, grâce au prolétariat, s’arrache à l’influence de la bourgeoisie – en apprenant à voir dans le prolétariat non seulement un allié mais un guide – qu’on peut la guider sur le chemin de la politique internationale. Les efforts pour grouper la paysannerie des divers pays par ses propres forces en une organisation internationale, par-dessus la tête du prolétariat et en dehors des partis communistes, sont d’avance voués à l’échec et, en dernière analyse, ils ne peuvent que nuire à la lutte du prolétariat, qui cherche à étendre son influence parmi les ouvriers agricoles et les paysans pauvres.
Au cours des révolutions bourgeoises comme pendant les contre-révolutions, à partir des guerres paysannes du XVIe siècle et même avant, la paysannerie, représentée par ses couches diverses, joua un rôle considérable, parfois décisif. Mais ce rôle n’eut jamais une valeur propre. Directement ou indirectement, la paysannerie soutint toujours une force politique contre une autre. Elle ne fut jamais elle-même une force à valeur intrinsèque, capable de résoudre des problèmes politiques d’ordre national. La distinction entre les diverses composantes de la société capitaliste s’est accrue considérablement à l’époque du capital financier, si on la compare aux phases précédentes de l’évolution capitaliste. Cela signifie que, comparativement, le poids de la paysannerie a diminué au lieu de grandir. En tout cas, en période impérialiste, la paysannerie est encore moins apte à suivre une ligne politique qui ait sa valeur propre (même dans le domaine national, sans parler du domaine international) qu’au cours de l’époque du capitalisme industriel. Actuellement, aux États-Unis, les paysans sont infiniment moins capables de jouer un rôle politique autonome qu’il y a quarante ou cinquante ans, lorsqu’ils ne purent et ne surent, comme en témoigne l’expérience du mouvement populiste, créer un parti national de valeur.
L’agrarisation éphémère mais importante de l’Europe, en raison du déclin économique consécutif à la guerre, entretint un moment chez certains des illusions sur le rôle que pourraient jouer des partis " paysans ", c’est-à-dire bourgeois et pseudo-paysans, qui s’opposaient démagogiquement aux partis de la bourgeoisie. Si l’on pouvait encore, pendant l’effervescence paysanne qui suivit la guerre, risquer la fondation de l’Internationale paysanne pour vérifier expérimentalement les nouveaux rapports entre le prolétariat et la paysannerie, entre celle-ci et la bourgeoisie, il serait bien temps d’établir le bilan de l’expérience de ses cinq ans d’existence, d’en mettre à nu les aspects cruellement négatifs et d’essayer de déterminer ses aspects positifs.
En tout cas, il est une conclusion indiscutable : l’expérience des partis " paysans " de Bulgarie, de Pologne, de Roumanie, de Yougoslavie (c’est-à-dire de tous les pays arriérés), la vieille expérience de nos socialistes-révolutionnaires et celle, toute récente, du Kuomintang (le sang des blessures n’a pas encore séché), les expériences épisodiques des pays développés (surtout celle de La Follette-Pepper aux États-Unis) témoignent indubitablement de ce fait : à l’époque du capitalisme déclinant, il est encore plus vain de s’attendre à voir surgir des partis paysans qui aient leur valeur propre, qui soient des partis révolutionnaires, anti-bourgeois, qu’à l’époque du capitalisme ascendant.
" La ville ne peut être l’égale de la campagne. La campagne ne peut être l’égale de la ville dans les conditions historiques de notre époque. Inévitablement, la ville entraîne derrière elle la campagne. Inéluctablement la campagne suit la ville. La question est simplement de savoir quelle classe parmi celles de la ville saura entraîner derrière elle la campagne " (LÉNINE, vol. XVI, p.442, 1919)
La paysannerie jouera encore un rôle décisif dans les révolutions d’Orient. Mais encore une fois ce rôle ne sera pas dirigeant et n’aura pas non plus de valeur propre. Les paysans pauvres du Houpé, du Kouan-toung ou du Bengale peuvent jouer un rôle d’envergure nationale et même internationale ; toutefois, ce ne sera qu’à la condition d’appuyer les ouvriers de Shanghaï, de Hankeou, de Canton ou de Calcutta. C’est l’unique issue qui puisse permettre à la paysannerie révolutionnaire de déboucher dans la voie internationale. Toute tentative pour relier directement le paysan du Houpé à celui de Galicie ou de la Dobroudja, le fellah égyptien au farmer du Far West américain est sans espoir.
Mais il est dans la nature de la politique que tout ce qui ne sert pas directement les intérêts d’une classe devienne inévitablement un instrument utilisé pour d’autres fins, souvent totalement opposées. N’a-t-on pas vu un parti bourgeois, s’appuyant sur la paysannerie (ou aspirant à s’appuyer sur elle), juger profitable de prendre une assurance auprès de l’Internationale paysanne, faute de pouvoir le faire auprès de l’Internationale communiste, contre les coups que lui portait le Parti communiste de son pays (de même que Purcell, dans le domaine syndical, se protégeait par l’intermédiaire du Comité anglo-russe) ? Si La Follette ne chercha pas à se faire inscrire à l’Internationale paysanne, cela tient à l’extrême faiblesse du Parti communiste américain ; de plus, son dirigeant de l’époque, Pepper, embrassait sans cela La Follette dans une étreinte parfaitement désintéressée mais que celui-ci n’avait pas réclamée. Déjà Raditch, chef bancaire du Parti des koulaks croates, avait besoin, sur le chemin qui le conduisait à un portefeuille ministériel, de laisser sa carte de visite à l’Internationale paysanne. Le Kuomintang alla beaucoup plus loin : après avoir gardé sa place dans l’Internationale paysanne et dans la Ligue anti-impérialiste, il frappa aussi à la porte de l’Internationale communiste et reçut la bénédiction du Bureau politique du Parti communiste de l’U.R.S.S., à l’exception d’une seule voix [10].
Il est particulièrement symbolique de la politique dirigeante des dernières années que, tandis que se renforçaient les tendances à la liquidation de l’Internationale syndicale rouge (l’appellation elle-même fut effacée des statuts syndicaux), on n’ait même pas soulevé dans la presse officielle, si nous avons bonne mémoire, la question de savoir en quoi consistaient exactement les conquêtes de l’Internationale paysanne.
Il faut que le VIe Congrès contrôle sérieusement l’activité de " l’Internationale " paysanne sous le rapport de l’internationalisme prolétarien. Il serait temps d’établir le bilan marxiste de l’expérience en cours. Il faut introduire ce bilan, sous une forme ou sous une autre, dans le programme : le présent projet ne souffle mot ni des " millions " d’adhérents de l’Internationale paysanne ni même de son existence.
9. CONCLUSION
Nous avons présenté une critique de certaines des thèses fondamentales du projet de programme ; nous sommes bien loin d’avoir étendu cette critique à toutes les thèses, nous ne disposions que de deux semaines.
Nous avons été dans l’obligation de nous borner aux problèmes les plus actuels, les plus étroitement liés à la lutte révolutionnaire et à celle qui s’est livrée à l’intérieur du parti dans la dernière période.
Grâce à l’expérience des prétendues " discussions ", nous savons d’avance que des phrases arrachées au contexte, même des lapsus calami, peuvent devenir la source de nouvelles théories destinées à détrôner le " trotskysme ". Toute une période est remplie par ce genre d’hystérie triomphante. Nous attendons très calmement les piètres vociférations théoriques que, cette fois encore, on pourra déverser sur nous.
Il est toutefois probable que les auteurs du projet de programme préféreront se servir, pour nous accuser, non pas de nouveaux articles critiques, mais de l’extension du vieil article 58. Il est superflu de dire que nous considérons cet argument comme moins convaincant encore.
Le VIe Congrès doit adopter un programme. Dans tout cet ouvrage, nous nous sommes employés à démontrer qu’il est absolument impossible de prendre pour base de ce programme le projet élaboré par Boukharine et Staline.
Le moment présent est celui d’un revirement dans la vie du Parti communiste de l’U.R.S.S. (bolchevique) et de toute l’Internationale communiste. Toutes les récentes décisions et démarches du Comité central de notre Parti et du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste en témoignent. Ces mesures sont tout à fait insuffisantes et les résolutions sont contradictoires. (Certaines d’entre elles, comme celle du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste sur la révolution chinoise, sont radicalement fausses). Néanmoins, à travers toutes ces décisions, se dessine une tendance au tournant vers la gauche. Nous n’avons aucune raison de la surestimer, d’autant plus qu’elle s’accomplit dans le temps même où l’on écrase l’aile révolutionnaire, tout en protégeant l’aile droite. Pourtant, nous ne songeons pas un seul instant à la négliger, car elle est imposée par l’impasse à laquelle a conduit l’ancien cours. Tout vrai révolutionnaire fera de son mieux, à son poste, par les moyens dont il dispose, pour que le tournant à gauche qui s’ébauche s’accentue, avec le moins possible de difficultés et de heurts pour le parti, jusqu’à devenir une orientation révolutionnaire léniniste. Mais, pour l’instant, nous en sommes encore loin. Actuellement, l’Internationale communiste traverse une période de maladie, peut-être la plus difficile de son développement, celle où l’ancien cours est encore loin d’être totalement abandonné et où le nouveau renferme encore des éléments hétérogènes. Le projet de programme reflète entièrement et parfaitement cet état de transition. Or, de tels moments, par leur nature même, sont peu favorables à l’élaboration des documents qui doivent déterminer l’activité de notre parti international pour toute une série d’années. Si pénible que cela soit, il faut encore attendre, alors qu’on a déjà perdu tant de temps. Il faut laisser les choses se décanter, la confusion passer, les contradictions s’annuler et le nouveau tournant se préciser.
Le Congrès ne s’est pas réuni durant quatre ans.
L’Internationale communiste a vécu neuf ans sans programme codifié. En ce moment, il n’y a qu’une façon d’aborder la question : décider que le VIIe Congrès aura lieu dans un an, en finir une fois pour toutes avec les tentatives d’usurpation des droits de l’Internationale communiste, rétablir dans tous les partis et donc dans l’Internationale elle-même un régime normal rendant possible une véritable discussion du projet de programme et permettant d’opposer au projet éclectique un autre projet, marxiste, léniniste. Pour l’Internationale communiste, pour les assemblées et les conférences de ses partis, pour la presse, il ne doit pas y avoir de questions interdites. Il faut, durant cette année, labourer profondément le champ entier avec la charrue du marxisme. Seul un tel travail permettra de doter le parti international du prolétariat d’un programme, c’est-à-dire d’un grand phare qui éclairera le passé d’une lumière exacte et projettera des rayons brillants très loin dans l’avenir.
Alma Ata, juillet 1928.
NOTES
[1] Les fondateurs de l’Internationale communiste pensaient pouvoir englober dans celle-ci à la fois les partis communistes et les syndicats d’orientation révolutionnaire, tout comme la 1ère Internationale, du temps de Marx, avait regroupé ensemble formations politiques et formations syndicales. Mais cette tentative se heurta à des difficultés et, finalement, en 1921 fut créée à Moscou l’Internationale syndicale rouge. En dehors des syndicats soviétiques, elle ne groupa au bout de quelques années que de très faibles effectifs, les plus importants étant ceux de la C.G.T.U. en France, qui en 1935 s’unifia avec la C.G.T. L’internationale syndicale rouge disparut ainsi pratiquement de la scène. Nous n’avons trouvé aucune déclaration officielle de dissolution.
[2] " Il existe dans les pays opprimés deux mouvements qui, chaque jour, se séparent de plus en plus : le premier est le mouvement bourgeois démocratique et nationaliste, qui a un programme d’indépendance politique et d’ordre bourgeois ; l’autre est celui des paysans et des ouvriers, ignorants et pauvres, qui luttent pour se libérer de toute espèce d’exploitation. Le premier tente de diriger le second et y a souvent réussi dans une certaine mesure. Mais l’Internationale communiste et les partis qui y adhèrent doivent combattre cette tendance et chercher à développer le sentiment d’appartenance à une classe indépendante dans les masses ouvrières des colonies. L’une des plus grandes tâches en vue de cette fin est la formation de partis communistes qui organisent les ouvriers et les paysans et les conduisent à la révolution et à l’établissement d’une république soviétique " (Thèses sur les questions nationale et coloniale, IIe Congrès, 1920). Lénine fut le principal rédacteur de ces thèses).
[3] Bund : organisation socialiste qui cherchait à grouper les travailleurs juifs, notamment en Pologne et en Lituanie, indépendamment du Parti social-démocrate ouvrier russe. Au Congrès de ce dernier en 1903, sa demande d’adhésion fut rejetée. Le Bund exista de manière indépendante, collaborant parfois avec les mencheviks, jamais avec les bolcheviks.
Parti socialiste polonais : organisation nationaliste petite-bourgeoise à coloration socialiste, violemment combattue par le Parti social-démocrate polonais dirigé par Rosa Luxembourg. Un des dirigeants du P.P.S. devint le maréchal Pilsudsky.
Dachnak-tsoutioun : organisation arménienne nationaliste et petite-bourgeoise.
[4] Marx utilisa cette expression pour la première fois dans l’Adresse à la Ligue des Communistes, en mars 1850.
[5] Lors de la discussion des Thèses d’avril.
[6] LÉNINE, Œuvres, vol. XXXIII, p. 490. Ces lignes sont extraites de l’article de LÉNINE, Sur notre révolution, publié dans la Pravda en mai 1923. Cet article est une critique des Mémoires sur la Révolution Russe du Socialiste de tendance menchevique N. Soukhanov, qui avait participé en février 1917 à la formation du Soviet de Petrograd et qui, en 1922-1923, exerçait des fonctions dans l’appareil économique de l’Union soviétique. Il défendait dans son livre imprimé à Moscou en 1922 le point de vue menchevique en déclarant que la Révolution d’Octobre était condamnable parce que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme. Au temps de Lénine, il ne fut pas inquiété pour les opinions exprimées dans ce livre. Sous Staline, il fut arrêté et disparut.
[7] Cette initiale désignait Heinz Neumann.
[8] Staline et ses successeurs abandonnèrent la formule du " parti ouvrier et paysan ", dans les années qui suivirent. Mais la substance de la politique ouverte par ce terme, la collaboration avec la bourgeoisie nationale sur un programme acceptable pour celle-ci, n’a pas disparu.
[9] Certaines théories actuelles sur la corruption du prolétariat, notamment du prolétariat d’Europe occidentale et du prolétariat blanc des Etats-Unis, même si elles aboutissent à des conclusions différentes, ne sont, on le voit, en aucune façon originales.
[10] Celle de Trotsky.