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Lettres de Marx sur le matérialisme

vendredi 15 juillet 2011, par Robert Paris

Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empirique.

La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature ; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment ; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.

La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.

Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations [6] des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.

Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d’une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au degré de développement qu’a atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n’est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu’alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.

La division du travail à l’intérieur d’une nation entraîne d’abord la séparation du travail industriel et commercial, d’une part, et du travail agricole, d’autre part ; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l’opposition de leurs intérêts. Son développement ultérieur conduit à la séparation du travail commercial et du travail industriel. En même temps, du fait de la division du travail à l’intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d’exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles.

Les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété ; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux pour ce qui est de la matière, des instruments et des produits du travail.

La première forme de la propriété est la propriété de la tribu. Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l’élevage du bétail ou, à la rigueur, de l’agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. À ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l’offre la famille. La structure sociale se borne, de ce fait, à une extension de la famille : chefs de la tribu patriarcale, avec au-dessous d’eux les membres de la tribu et enfin les esclaves. L’esclavage latent dans la famille ne se développe que peu à peu avec l’accroissement de la population et des besoins, et aussi avec l’extension des relations extérieures, de la guerre tout autant que du troc.

La seconde forme de la propriété est la propriété communale et propriété d’État qu’on rencontre dans l’antiquité et qui provient surtout de la réunion de plusieurs tribus en une seule ville, par contrat ou par conquête, et dans laquelle l’esclavage subsiste. À côté de la propriété communale, la propriété privée, mobilière et plus tard immobilière, se développe déjà, mais comme une forme anormale et subordonnée à la propriété communale. Ce n’est que collectivement que les citoyens exercent leur pouvoir sur leurs esclaves qui travaillent, ce qui les lie déjà à la forme de la propriété communale. Cette forme est la propriété privée communautaire des citoyens actifs, qui, en face des esclaves, sont contraints de conserver cette forme naturelle d’association. C’est pourquoi toute la structure sociale fondée sur elle et avec elle la puissance du peuple, se désagrège dans la mesure même où se développe en particulier la propriété privée immobilière. La division du travail est déjà plus poussée. Nous trouvons déjà l’opposition entre la ville et la campagne et plus tard l’opposition entre les États qui représentent l’intérêt des villes et ceux qui représentent l’intérêt des campagnes, et nous trouvons, à l’intérieur des villes elles-mêmes, l’opposition entre le commerce maritime et l’industrie. Les rapports de classes entre citoyens et esclaves ont atteint leur complet développement.

Le fait de la conquête semble être en contradiction avec toute cette conception de l’histoire. Jusqu’à présent, on a fait de la violence, de la guerre, du pillage, du brigandage, etc. la force motrice de l’histoire. Force nous est ici de nous borner aux points capitaux et c’est pourquoi nous ne prenons qu’un exemple tout à fait frappant, celui de la destruction d’une vieille civilisation par un peuple barbare et la formation qui s’y rattache d’une nouvelle structure sociale qui repart à zéro. (Rome et les barbares, la féodalité et la Gaule, le Bas-Empire et les Turcs.) Chez le peuple barbare conquérant, la guerre elle-même est encore, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, un mode de rapports normal qui est pratiqué avec d’autant plus de zèle que l’accroissement de la population crée de façon plus impérieuse le besoin de nouveaux moyens de production, étant donné le mode de production traditionnel et rudimentaire qui est pour ce peuple le seul possible. En Italie, par contre, on assiste à la concentration de la propriété foncière réalisée par héritage, par achat et endettement aussi ; car l’extrême dissolution des mœurs et la rareté des mariages provoquaient l’extinction progressive des vieilles familles et leurs biens tombèrent aux mains d’un petit nombre. De plus, cette propriété foncière fut transformée en pâturages, transformation provoquée, en dehors des causes économiques ordinaires, valables encore de nos jours, par l’importation de céréales pillées ou exigées à titre de tribut et aussi par la pénurie de consommateurs pour le blé italien, qui s’ensuivait. Par suite de ces circonstances, la population libre avait presque complètement disparu, les esclaves eux-mêmes menaçaient sans cesse de s’éteindre et devaient être constamment remplacés. L’esclavage resta la base de toute la production. Les plébéiens, placés entre les hommes libres et les esclaves, ne parvinrent jamais à s’élever au-dessus de la condition du Lumpenproletariat. Du reste, Rome ne dépassa jamais le stade de la ville ; elle était liée aux provinces par des liens presque uniquement politiques que des événements politiques pouvaient bien entendu rompre à leur tour.

Avec le développement de la propriété privée, on voit apparaître pour la première fois les rapports que nous retrouverons dans la propriété privée moderne, mais à une plus vaste échelle. D’une part, la concentration de la propriété privée qui commença très tôt à Rome, comme l’atteste la loi agraire de Licinius, et progressa rapidement à partir des guerres civiles et surtout sous l’Empire ; d’autre part, en corrélation avec ces faits, la transformation des petits paysans plébéiens en un prolétariat à qui sa situation intermédiaire entre les citoyens possédants et les esclaves interdit toutefois un développement indépendant.

La troisième forme est la propriété féodale ou celle des divers ordres. Tandis que l’antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le moyen âge partait de la campagne. La population existante, clairsemée et éparpillée sur une vaste superficie et que les conquérants ne vinrent pas beaucoup grossir, conditionna ce changement de point de départ. À l’encontre de la Grèce et de Rome, le développement féodal débute donc sur un terrain bien plus étendu, préparé par les conquêtes romaines et par l’extension de l’agriculture qu’elles entraînaient initialement. Les derniers siècles de l’Empire romain en déclin et la conquête des barbares eux-mêmes anéantirent une masse de forces productives : l’agriculture avait décliné, l’industrie était tombée en décadence par manque de débouchés, le commerce était en veilleuse ou interrompu par la violence, la population, tant rurale qu’urbaine, avait diminué. Cette situation donnée et le mode d’organisation de la conquête qui en découla, développèrent, sous l’influence de l’organisation militaire des Germains, la propriété féodale. Comme la propriété de la tribu et de la commune, celle-ci repose à son tour sur une communauté en face de laquelle ce ne sont plus les esclaves, comme dans le système antique, mais les petits paysans asservis qui constituent la classe directement productive. Parallèlement au développement complet du féodalisme apparaît en outre l’opposition aux villes. La structure hiérarchique de la propriété foncière et la suzeraineté militaire qui allait de pair avec elle conférèrent à la noblesse la toute-puissance sur les serfs. Cette structure féodale, tout comme l’antique propriété communale, était une association contre la classe productrice dominée, à ceci près que la forme de l’association et les rapports avec les producteurs étaient différents parce que les conditions de production étaient différentes.

A cette structure féodale de la propriété foncière correspondait, dans les villes, la propriété corporative, organisation féodale du métier. Ici, la propriété consistait principalement dans le travail de chaque individu : la nécessité de l’association contre la noblesse pillarde associée, le besoin de marchés couverts communs en un temps où l’industriel se doublait d’un commerçant, la concurrence croissante des serfs qui s’évadaient en masse vers les villes prospères, la structure féodale de tout le pays firent naître les corporations ; les petits capitaux économisés peu à peu par les artisans isolés et le nombre invariable de ceux-ci dans une population sans cesse accrue développèrent la condition de compagnon et d’apprenti qui fit naître dans les villes une hiérarchie semblable à celle de la campagne.

La propriété principale consistait donc pendant l’époque féodale, d’une part, dans la propriété foncière à laquelle est enchaîné le travail des serfs, d’autre part dans le travail personnel à l’aide d’un petit capital régissant le travail des compagnons. La structure de chacune de ces deux formes était conditionnée par les rapports de production bornés, l’agriculture rudimentaire et restreinte et l’industrie artisanale. À l’apogée du féodalisme, la division du travail fut très peu poussée. Chaque pays portait en lui-même l’opposition ville-campagne. La division en ordres était à vrai dire très fortement marquée, mais à part la séparation en princes régnants, noblesse, clergé et paysans à la campagne, et celle en maîtres, compagnons et apprentis, et bientôt aussi en une plèbe de journaliers, dans les villes, il n’y eut pas de division importante du travail. Dans l’agriculture, elle était rendue plus difficile par l’exploitation. morcelée à côté de laquelle se développa l’industrie domestique des paysans eux-mêmes ; dans l’industrie, le travail n’était nullement divisé à l’intérieur de chaque métier et fort peu entre les différents métiers. La division entre le commerce et l’industrie existait déjà dans des villes anciennes, mais elle ne se développa que plus tard dans les villes neuves, lorsque les villes entrèrent en rapport les unes avec les autres.

La réunion de pays d’une certaine étendue en royaumes féodaux était un besoin pour la noblesse terrienne comme pour les villes. De ce fait, l’organisation de la classe dominante, c’est-à-dire de la noblesse, eut partout un monarque à sa tête.

Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent.

La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure , ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.

A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.

(...)

La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. »

Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. À l’intérieur de sa physique, la matière est l’unique substance, le fondement unique de l’être et de la connaissance.

Le matérialisme mécaniste français s’est rattaché à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples ont été antimétaphysiciens de profession, c’est-à-dire physiciens.

Cette école commence avec le médecin Le Roy, atteint son apogée avec le médecin Cabanis, et c’est le médecin La Mettrie qui en est le centre. Descartes vivait encore quand Le Roy transposa sur l’âme humaine — tout comme La Mettrie au XVIIIe siècle — la construction cartésienne de l’animal, déclarant que l’âme n’était qu’un mode du corps, et les idées des mouvements mécaniques. Le Roy croyait même que Descartes avait dissimulé sa vraie façon de penser. Descartes protesta. À la fin du XVIIIe siècle, Cabanis mit la dernière main au matérialisme cartésien dans son ouvrage : Rapports du physique et du moral de l’homme.

Le matérialisme cartésien continue d’exister en France. Il enregistre ses grands succès dans la physique mécanique, à laquelle, « pour parler exactement et au sens prosaïque », on peut reprocher tout ce qu’on veut sauf le romantisme.

Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi [8], restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est demeuré toujours en rapport étroit avec Démocrite et Épicure. La métaphysique cartésienne a eu un autre adversaire en la personne du matérialiste anglais Hobbes. C’est longtemps après leur mort que Gassendi et Hobbes ont triomphé de leur adversaire, au moment même où celui-ci régnait déjà comme puissance officielle dans toutes les écoles françaises.

Voltaire a fait observer que l’indifférence des Français du XVIIIe siècle à l’égard des querelles opposant Jésuites et Jansénistes était provoquée moins par la philosophie que par les spéculations financières de Law. La chute de la métaphysique du XVIIe siècle ne peut donc s’expliquer par la théorie matérialiste du XVIIIe siècle qu’autant qu’on explique ce mouvement théorique lui-même par la configuration pratique de la vie française en ce temps. Cette vie était tournée vers le présent immédiat, la jouissance temporelle et les intérêts temporels, en un mot vers le monde terrestre. À sa pratique antithéologique, antimétaphysique, matérialiste, devaient nécessairement correspondre des théories antithéologiques, antimétaphysiques, matérialistes. C’est pratiquement que la métaphysique avait perdu tout crédit. Notre tâche se borne ici à indiquer brièvement l’évolution de la théorie.

La métaphysique du XVIIe siècle (qu’on pense à Descartes, Leibniz, etc.), était encore imprégnée d’un contenu positif, profane. Elle faisait des découvertes en mathématiques, en physique et dans d’autres sciences exactes qui paraissaient en faire partie. Mais dès le début du XVIIIe siècle, cette apparence s’était évanouie. Les sciences positives s’étaient séparées de la métaphysique et avaient délimité leurs sphères propres. Toute la richesse métaphysique se trouvait réduite aux problèmes de la pensée et aux choses célestes, au moment précis où les êtres réels et les choses terrestres commençaient à absorber tout l’intérêt. La métaphysique avait perdu tout son sel. C’est l’année même où moururent les derniers grands métaphysiciens français du XVIIe siècle, Malebranche et Arnauld [9], que naquirent Helvétius et Condillac.

L’homme qui, sur le plan de la théorie, fit perdre leur crédit à la métaphysique du XVIIe siècle et à toute métaphysique, fut Pierre Bayle. Son arme était le scepticisme, forgé à, partir des formules magiques de la métaphysique elle-même. Son propre point de départ fut la métaphysique cartésienne. C’est en combattant la théologie spéculative que Feuerbach a été amené à combattre la philosophie spéculative, précisément parce qu’il reconnut dans la spéculation le dernier soutien de la théologie et qu’il lui fallut forcer les théologiens à renoncer à leur pseudo-science pour en revenir à la foi grossière et répugnante ; de même, c’est parce qu’il doutait de la religion que BayIe se mit à douter de la métaphysique qui étayait cette foi. Il soumit donc la métaphysique à la critique, dans toute son évolution historique. Il s’en fit l’historien, pour écrire l’histoire de son trépas. Il réfuta surtout Spinoza et Leibniz.

Pierre Bayle, en dissolvant la métaphysique par le scepticisme, a fait mieux que de contribuer à faire admettre le matérialisme et la philosophie du bon sens en France. Il a annoncé la société athée qui n’allait pas tarder à exister, en démontrant qu’il pouvait exister une société de purs athées, qu’un athée pouvait être honnête homme, que l’homme se rabaissait non par l’athéisme, mais par la superstition et l’idolâtrie.

Selon le mot d’un auteur français, Pierre Bayle a été « le dernier des métaphysiciens au sens du XVIIe siècle » et le « premier des philosophes au sens du XVIIIe ».

À côté de la réfutation négative de la théologie et de la métaphysique du XVIIe siècle, il fallait un système antimétaphysique positif. On avait besoin d’un livre qui mît en système la pratique vivante du temps et lui donnât un fondement théorique. L’ouvrage de Locke : Essai sur l’entendement humain, vint à point nommé d’outre-Manche. Il fut accueilli avec enthousiasme, comme un hôte impatiemment attendu.

On peut poser la question : Locke ne serait-il pas un disciple de Spinoza ? Laissons répondre l’histoire « profane » :

Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot [10] s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».

Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu ; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme.

Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon. La science basée sur l’expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et ses atomes. D’après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l’expérience et consiste dans l’application d’une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d’une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l’expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.

Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d’un développement multiple. La matière sourit à l’homme total dans l’éclat de sa poétique sensualité ; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d’inconséquences théologiques.

Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C’est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement Physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique ; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l’esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l’entendement.

Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l’intuition, l’idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du inonde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c’est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d’affirmer d’une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d’autre part qu’un mot est plus qu’un mot et qu’en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu’un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d’une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n’a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d’additionner sans fin. C’est parce que la matérialité seule peut faire l’objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l’existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.

Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible.

C’est Locke qui, dans son Essai sur l’entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.

De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley, etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le théisme n’est qu’un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion.

Nous avons déjà fait remarquer combien l’ouvrage de Locke vint à propos pour les Français. Locke avait fondé la philosophie du bon sens, c’est-à-dire déclaré, par une voie détournée, qu’il n’existait pas de philosophie distincte des sens humains normaux et de l’entendement fondé sur eux.

Le disciple direct et l’interprète français de Locke, Condillac, dirigea aussitôt le sensualisme de Locke contre la métaphysique du XVIIe siècle. Il démontra que les Français avaient eu raison de rejeter cette métaphysique comme une simple élucubration de l’imagination et des préjugés théologiques. Il fit paraître une réfutation des systèmes de Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebranche.

Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines, il développa les idées de Locke et démontra que non seulement l’âme, mais encore les sens, non seulement l’art de former des idées, mais encore l’art de la perception sensible, sont affaire d’expérience et d’habitude. C’est de l’éducation et des circonstances extérieures que dépend donc tout le développement de l’homme. Condillac n’a été supplanté dans les écoles françaises que par la philosophie éclectique.

Ce qui distingue le matérialisme français et le matérialisme anglais, c’est la différence des deux nationalités. Les Français ont doté le matérialisme anglais d’esprit, de chair et de sang, d’éloquence. Ils lui confèrent le tempérament qui lui manquait et la grâce. Ils le civilisent.

C’est chez Helvétius, qui part également de Locke, que le matérialisme prend son caractère spécifiquement français. Helvétius le conçoit d’emblée par rapport à la vie sociale. (Helvétius : De l’homme). Les propriétés sensibles et l’amour-propre, la jouissance et l’intérêt personnel bien compris sont le fondement de toute morale. L’égalité naturelle des intelligences humaines, l’unité entre le progrès de la raison et le progrès de l’industrie, la bonté naturelle de l’homme, la toute-puissance de l’éducation, voilà les éléments principaux de son système.

Les écrits de La Mettrie nous proposent une combinaison du matérialisme cartésien et du matérialisme anglais. Il utilise jusque dans le détail la physique de Descartes. Son Homme-Machine est calqué sur l’animal-machine de Descartes. Dans le Système de la nature d’Holbach, la partie physique est également un amalgame des matérialismes anglais et français, tout comme la partie morale est fondée essentiellement sur la morale d’Helvétius. Le matérialiste français qui a encore le plus d’attaches avec la métaphysique et reçoit pour cela même les éloges de Hegel, Robinet (De la nature) se réfère expressément à Leibniz.

Nous n’avons pas à parler de Volney, de Dupuis, de Diderot, etc., pas plus que des physiocrates, maintenant que nous avons démontré la double origine du matérialisme français issu de la physique de Descartes et du matérialisme anglais, ainsi que l’opposition du matérialisme français à la métaphysique du XVIIe siècle, à la métaphysique de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. Cette opposition ne pouvait apparaître aux Allemands que depuis qu’ils sont eux-mêmes en opposition avec la métaphysique spéculative.

De même que le matérialisme cartésien a son aboutissement dans la science de la nature proprement dite, l’autre tendance du matérialisme français débouche directement sur le socialisme et le communisme.

Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des hommes, de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circonstances extérieures sur l’homme, de la grande importance de l’industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir les liens qui le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme. Si l’homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c’est d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce qui est véritablement humain, qu’il y fasse l’expérience de sa qualité d’homme. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c’est que l’intérêt privé de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre, non par la force négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu singulier, mais à la force de la société.

Ces thèses, et d’autres analogues, se rencontrent presque textuellement même chez les plus anciens matérialistes français. Ce n’est pas le lieu de les juger. Caractéristique de la tendance socialiste du matérialisme est l’Apologie des vices, de Mandeville, disciple anglais assez ancien de Locke. Mandeville démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société actuelle. Et cela ne constitue pas une apologie de la société actuelle.

Fourier procède directement de la doctrine des matérialistes français. Les babouvistes étaient des matérialistes grossiers, non civilisés, mais même le communisme développé a directement pour origine le matérialisme français. Sous la forme qu’Helvétius lui a donnée, celui-ci regagne, en effet, sa mère-patrie, l’Angleterre. Bentham fonde son système de l’intérêt bien compris sur la morale d’Helvétius, de même Owen fonde le communisme anglais en partant du système de Bentham. Exilé en Angleterre, le Français Cabet s’inspire des idées communistes du cru et regagne la France pour y devenir le représentant le plus populaire, quoique le plus superficiel du communisme. Les communistes français plus scientifiques, Dézamy, Gay, etc., développent, comme Owen, la doctrine du matérialisme en tant que doctrine de l’humanisme réel et base logique du communisme.

(...)

1. Par les rapports économiques, que nous considérons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la façon dont les hommes d’une société donnée produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où il y a division du travail). Il faut donc entendre par là l’ensemble de la technique de la production et des moyens de transport. Cette technique détermine aussi, d’après nous, le mode de l’échange, partant de la répartition des produits et aussi, après la dissolution de la société fondée sur la gens, la division en classes, partant les rapports de domination et de sujétion, l’Etat, la politique, le droit, etc. De plus, il faut entendre par rapports économiques la base géographique sur laquelle ceux-ci se passent et les survivances des stades antérieurs du développement économique qui se sont maintenues, souvent uniquement par tradition ou vis inertiæ, naturellement aussi le milieu qui entoure entièrement cette forme de société.

Si la technique, comme vous le dites, dépend en grande partie de l’état de la science, celle-ci dépend plus encore de l’état et des besoins de la technique. La société a-t-elle un besoin technique ? Cela fait plus pour l’avancement de la science que dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) est née de la nécessité du besoin de régler les torrents dans l’Italie du XVIe et du XVIIe siècle. Nous ne savons quelque chose de rationnel en électricité que depuis le jour où on a découvert son emploi technique. Malheureusement on s’est habitué en Allemagne à écrire l’histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel.

2. Nous considérons les conditions économiques comme conditionnant en dernière instance le développement historique. Mais la race est elle-même un facteur économique. Il y a ici deux points qu’il ne faut pas négliger.

a) Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n’est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n’est qu’un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l’emporter en dernière instance. L’État, par exemple, agit par la protection douanière, par le libre échange, par de bonnes ou de mauvaises finances, et même l’épuisement et l’impuissance mortelle des petits bourgeois allemands qui ressortait de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830, qui se traduisit d’abord par le piétisme, puis par un sentimentalisme et par une servilité rampante devant les princes et la noblesse, ne fut pas sans effet économique. Ce fut un des plus grands obstacles au relèvement et il ne fut ébranlé que le jour où les guerres de la Révolution et de Napoléon eurent rendu aiguë la misère chronique. Il n’y a donc pas, comme on arrive parfois à se le figurer, une action automatique de la situation économique ; les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans un milieu donné qui les conditionne, sur la base de rapports réels préexistants, parmi lesquels les rapports économiques, si influencés qu’ils puissent être par les autres rapports politiques et idéologiques sont en dernière instance les rapports décisifs et forment le fil conducteur qui permet seul de la comprendre.

b) Les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais jusqu’ici pas avec une volonté générale suivant un plan d’ensemble, même lorsqu’il s’agit d’une société donnée et tout à fait isolée. Leurs efforts s’entrecroisent et, justement à cause de cela, dans toutes ces sociétés domine la nécessité dont le hasard est le complément et la manifestation. La nécessité qui se fait jour à travers tous les hasards, c’est de nouveau finalement la nécessité économique. Ici il nous faut parler des soi-disant grands hommes. Que tel grand homme et précisément celui-ci apparaît à tel moment, dans tel pays, cela n’est évidemment que pur hasard. Mais supprimons-le, il y a demande pour son remplacement et ce remplacement se fait tant bien que mal, mais il se fait à la longue. Que le Corse Napoléon ait été précisément le dictateur militaire dont la République française épuisée par ses guerres avait besoin, ce fut un hasard ; mais qu’en cas de manque d’un Napoléon un autre eût pris la place, cela est prouvé par ce fait que chaque fois l’homme s’est trouvé, dès qu’il était nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si c’est Marx qui a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850, prouvent qu’il y avait tendance à ce qu’elle se fasse, et la découverte de cette même conception par Morgan prouve que le temps était mûr pour elle, et qu’elle devait être découverte.

Il en est de même pour tous les autres hasards ou prétendus tels de l’histoire. Plus le domaine que nous considérons s’éloigne du domaine économique et se rapproche du domaine idéologique purement abstrait, plus nous trouvons qu’il y a de hasards dans son développement, plus sa courbe présente de zigzags. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus large est la période considérée et plus vaste le domaine étudié, d’autant plus cet axe tend à devenir presque parallèle à l’axe du développement économique.

Le plus grand obstacle à l’exacte intelligence des choses provient en Allemagne de la négligence injustifiable où est laissée l’histoire économique. Il est si difficile non seulement de se débarrasser des idées historiques qui nous ont été inculquées à l’école, mais plus encore de réunir les matériaux nécessaires. Quel est celui, par exemple, qui a lu le vieux G. von Gulich qui, dans sa sèche accumulation de faits, a réuni de si nombreux matériaux qui permettent d’expliquer d’innombrables événements politiques !

(....)

Il y a eu également dans la Volkstribüne la répartition des produits dans la société future, pour savoir si elle se ferait selon la quantité de travail fourni ou autrement. On a abordé la question d’une façon très « matérielle », à l’opposé des fameuses phrases idéalistes sur la justice. Mais par un fait étrange personne n’a eu l’idée que le mode de répartition dépend essentiellement de la quantité de produits à répartir et que cette quantité varie, bien entendu, avec le progrès de la production et de l’organisation sociale, faisant varier en conséquence le mode de répartition. Or, tous les participants au lieu d’envisager la « société socialiste » comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n’en trouve pas un mot dans tout le débat.

En général, le mot « matérialisme » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d’existence des diverses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc. qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jus­qu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieu­sement. Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieuse­ment peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisé­ment tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes allemands qu’à faire le plus rapidement possible de leurs propres connaissances historiques relativement mai­gres – l’histoire économique n’est‑elle pas encore dans les lan­ges ? – une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants…

(...)

I

Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité "révolutionnaire", de l’activité "pratique-critique".
II

La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique.
III

La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée [1], oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen [2]).

La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire.
IV

Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation [3], et un monde temporel [4]. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire [5]. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction [6] pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique [7].
V

Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme.
VI

Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.

De considérer, par conséquent, l’être humain [8] uniquement en tant que "genre", en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle les nombreux individus.

VII

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l’"esprit religieux" est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité [9] à une forme sociale déterminée.
VIII

Toute [10] vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
IX

Le résultat le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l’activité des sens comme activité pratique, est la façon de voir des individus isolés et de la société bourgeoise [11].
X

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société "bourgeoise". Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée [12].
XI

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe [13] c’est de le transformer.

Notes

[1] Le manuscrit de Marx indique ici seulement : “la doctrine matérialiste de la modification des circonstances et de l’éducation, oublie...” Engels a explicité la pensée.

[2] Parenthèse ajoutée par Engels.

[3] Cette précision est ajoutée par Engels.

[4] Engels dit “réel”.

[5] Phrase ajoutée par Engels.

[6] Le texte de Marx met les deux opérations sur le même plan.

[7] Marx écrit : “c’est la première qu’il faut anéantir sur le plan de la théorie et de la pratique.”

[8] Adjectif ajouté par Engels.

[9] “en réalité”, est ajouté par Engels.

[10] Engels dit simplement “la vie”.

[11] Variante d’Engels : “la façon de voir des individus isolés dans la “société bourgeoise”.

[12] Dans ce paragraphe, c’est Engels qui souligne humaine et met entre guillemets bourgeoise.

[13] Engels a ajouté : “mais...”

Karl Marx :

« Qu’est ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le Produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des Hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la Production, du Commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra jamais, car il croit faire grande chose quand il appelle de l’état à la société civile, c.-à-d. du résumé officiel de la société à la société officielle.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont plus libres arbitres de leurs forces productives — qui sont la base de toute leur histoire — car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle même est circonscrite par les conditions, dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale, qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure. Par ce simple fait, que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui servent à elle comme matière première de nouvelle production, il se forme une connexité dans l’histoire des hommes, il se forme une l’histoire de l’humanité, qui est d’autant plus l’histoire de l’humanité, que les forces productives des hommes et en conséquence leur rapports sociaux ont grandi. Conséquence nécessaire : l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel, soit qu’ils en aient la conscience, soit qu’ils ne l’aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rap-ports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires, dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise. (…)

Les hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais cela ne vient pas à dire, qu’ils ne renoncent jamais à la forme sociale, dans laquelle ils out acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (…)

Par exemple : le privilège, l’institution des jurandes et des corporations, le régime réglementaire du moyen âge, étaient des relations féodales, qui seules correspondaient aux forces productives acquises et à l’état social préexistant duquel ces institutions étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif et réglementaire, les capitaux s’étaient accumulés, un commerce maritime s’était développé, des colonies avaient été fondées — et les hommes auraient perdu les fruits mêmes, s’ils avaient voulu conserver les formes, sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri. Aussi y-avait-il deux coups de tonnerre, ta révolution de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes économiques, les relations sociales, qui leur correspondaient, l’état politique qui était l’expression officielle de l’ancienne société civile furent brisés en Angleterre. Ainsi les formes économiques, sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises les hommes changent leur mode de production et avec le mode de production ils changent tous les rapports économiques, qui n’ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé. »

Lettre de Karl Marx à Pavel Vasilyevich Annenkov

28 décembre 1846

Source

Engels :

« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.

Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonnantique du haut allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne.

Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais de ce que les diverses volontés – dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) – n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et, à ce titre, est incluse en elle. Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans Le Capital, on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages Monsieur E. Dühring bouleverse la science et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance. C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croie avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents “ marxistes ”, et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières. »

Lettre d’Engels à Joseph Bloch du 21-22 septembre 1890

Messages

  • Or, tous les participants au lieu d’envisager la « société socialiste » comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n’en trouve pas un mot dans tout le débat.

    En général, le mot « matérialisme » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d’existence des diverses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc. qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jus­qu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieu­sement. Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieuse­ment peut faire beaucoup et s’y distinguer.

  • En général, le mot « matérialisme » sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre à une investigation détaillée les conditions d’existence des diverses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc. qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jus­qu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieu­sement. Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieuse­ment peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisé­ment tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes allemands qu’à faire le plus rapidement possible de leurs propres connaissances historiques relativement mai­gres – l’histoire économique n’est‑elle pas encore dans les lan­ges ? – une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants…

  • Karl Marx dans « La Sainte Famille » :

    « Il n’est pas besoin d’une grande perspicacité pour comprendre quel lien existe nécessairement entre le matérialisme, d’une part, et le communisme et le socialisme, d’autre part. Ce lien apparaît dans les thèses matérialistes sur la bonté originelle et l’égalité des aptitudes intellectuelles chez les hommes, la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation ; l’influence des conditions extérieures sur les hommes, la haute importance de l’industrie, la légitimité de la jouissance, etc. Si l’homme tire toute connaissance, toute sensation, etc., du monde sensible et de l’expérience qu’il a de ce monde, il importe d’organiser le monde empirique de telle sorte que l’homme puisse y vivre humainement et y éprouver sa propre humanité ; il importe que l’homme y devienne humain par habitude.

    Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, il importe que l’intérêt privé de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme n’est pas libre, au sens matérialiste, s’il est libre non point par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force positive de mettre en valeur sa véritable individualité, on ne doit pas punir le crime dans l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire à l’épanouissement essentiel de sa vie.

    Si l’homme est formé par les circonstances, il convient de donner aux circonstances une forme humaine. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne peut développer sa véritable nature que dans la société, et la force de sa nature doit se mesurer non à la force de l’individu particulier, mais à la force de la société. »

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