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Le socialisme, vu par Karl Kautsky

lundi 13 avril 2009, par Robert Paris

Extraits du "Programme socialiste" de Karl Kautsky

1 : Réforme sociale et Révolution.

Les forces productives qui se sont développées au sein de la société capitaliste ne sont plus compatibles avec le mode de propriété qui forme sa base. Vouloir maintenir cette forme de propriété, c’est rendre à l’avenir son progrès social impossible, c’est condamner la société au repos, à la corruption, mais à une corruption la frappant en pleine vie, s’accompagnant des convulsions les plus douloureuses.

Tout progrès ultérieur des forces productives accuse la contradiction où se trouvent ces forces et le mode de propriété existant. Toutes les tentatives de résoudre cette contradiction ou simplement de l’atténuer sans toucher à la propriété ont montré leur inutilité et devaient le faire.

Depuis un siècle, les penseurs et les hommes politiques appartenant aux classes possédantes s’efforcent d’éviter le renversement violent ( la révolution ) de la propriété privée des moyens de production par des réformes sociales. C’est ainsi qu’ils appellent toutes les interventions dans la vie économique destinées à supprimer ou atténuer un effet de cette propriété privée, sans toucher à cette dernière. Depuis un siècle, les moyens les plus divers ont été préconisés et éprouvés dans ce but. Il est presque impossible d’imaginer quelque chose de neuf à ce propos. Les dernières nouveautés de nos charlatans, en matière sociale, qui doivent guérir les maux les plus invétérés en peu de jours, sans douleur, et sans frais, ne sont, si on les regarde de près, que des vieux plats réchauffés, ne sont que des inventions fort anciennes que l’on a déjà mises en pratique autre part, en d’autres temps, et qui ont prouvé toute leur inefficacité.

Mais qu’on nous comprenne bien. Nous affirmons que les réformes sociales sont inefficaces en tant qu’elles ont pour but de supprimer la contradiction croissante existant entre les forces productives et le mode de propriété actuel, tout en maintenant et en fortifiant ce dernier. Mais nous ne voulons pas dire par là que la révolution sociale, l’abolition de la propriété privée des moyens de production se produira d’elle-même, que l’évolution irrésistible s’accomplira toute seule. Nous ne prétendons pas non plus que toutes les réformes sociales soient choses inutiles, et qu’il ne reste à ceux qui ont à souffrir de la contradiction entre les forces productives et le mode de propriété qu’à se croiser les bras et à attendre avec résignation qu’elle disparaisse.

Quand on parle du caractère irrésistible nécessaire d’une nécessité naturelle de l’évolution sociale, on suppose que les hommes sont des hommes et non des corps inertes, des hommes ayant certains besoins, certaines passions, doués de certaines forces physiques et morales qu’ils emploient de leur mieux. Une soumission passive à ce qui paraît inévitable ne laisse pas libre cours à l’évolution sociale, mais la condamne au repos.

Si nous tenons pour inévitable l’abolition de la propriété privée des moyens de production, nous ne prétendons pas par là qu’un beau jour les alouettes de la révolution sociale tomberont toutes rôties. Nous tenons la ruine de la société actuelle pour inévitable, parce que nous savons que l’évolution économique crée nécessaire­ment des conditions telles qu’elles forcent les exploités à combattre cette propriété privée. Nous savons que le nombre et la force des exploités s’accroissent, que le nombre et la force des exploiteurs qui s’attachent à l’ordre existant diminuent. Nous savons enfin que cette évolution crée des conditions intolérables pour la masse de la population, conditions qui ne laissent le choix qu’entre la disparition passive ou le renversement actif de l’ordre de la propriété existant.

Un semblable renversement peut affecter les formes les plus diverses, suivant les circonstances où il se produit. Il n’est, en aucune façon, lié nécessairement à des actes de violence, à du sang répandu. Dans l’histoire universelle, on rencontre des cas où les classes dominantes particulièrement sensées ou particulièrement faibles et lâches ont librement abdiqué. De plus, le sort d’une révolution sociale peut ne pas être décidé d’un seul coup. Ce cas, d’ailleurs, ne s’est presque jamais produit. Les révolutions se préparent dans des luttes politiques et économiques qui durent des années, des dizaines d’années ; elles se poursuivent à travers des alternatives, des changements continuels dans les forces des classes et des partis, et souvent elles sont interrompues par de longues périodes de réaction.

Mais quelque variées que soient les formes que puisse prendre une révolution sociale, jamais un événement semblable ne s’est produit insensiblement sans qu’interviennent énergiquement ceux que les conditions régnantes opprimaient le plus.

Si nous déclarons encore que les réformes sociales qui s’arrêtent à la propriété privée sont incapables de supprimer les contradictions nées de l’évolution sociale actuelle, nous ne voulons pas dire par là que, pour les exploités, dans les limites du mode actuel de propriété, il soit impossible de s’attaquer aux maux dont ils souffrent, qu’ils doivent se soumettre patiemment à tous les mauvais traitements, à toutes les formes d’exploitation que leur impose le mode de production capitaliste, que, tant qu’ils seront exploités, peu importe sous quelle forme ils le seront. Nous voulons dire seulement que les exploités ne doivent pas exagérer la valeur des réformes sociales, croire qu’on peut ainsi transformer les conditions actuelles à leur satisfaction. Il leur faut apprécier exactement les réformes qu’on leur propose et pour lesquelles ils interviennent. Les neuf dixièmes des projets de réformes sont non seulement inutiles, mais nuisibles pour les exploités, Les propositions les plus néfastes sont celles qui, pour sauver le mode de propriété actuel, veulent y adapter les forces productives et tenir pour non avenu le développement économique des derniers siècles. Les exploités qui agissent en ce sens gaspillent leurs forces en des efforts absurdes pour ressusciter ce qui est bien mort.

On peut agir de bien des façons sur l’évolution économique, on peut l’accélérer, la retarder, on peut affaiblir ou renforcer ses effets, on peut la rendre plus douloureuse ou moins pénible, suivant l’intelligence qu’on en a, suivant la puissance dont on dispose dans la société. Mais une chose est impossible ; on ne peut ni arrêter cette révolution ni la faire revenir en arrière. L’expérience enseigne, au contraire, que tous les moyens que l’on emploie pour l’enrayer se montrent inefficaces ou même empirent les maux qu’ils devaient faire disparaître, tandis que les moyens réellement susceptibles de remédier plus ou moins à l’un ou l’autre des inconvénients existants ont pour effet de précipiter le cours de l’évolution,

Quand, par exemple, les artisans veulent rétablir le régime des corporations pour redonner au métier une nouvelle prospérité, leurs efforts sont voués à l’insuccès et doivent l’être ; ils sont en effet en contradiction avec les nécessités des forces productives modernes, de la grande industrie. Il faudrait que cette dernière eût disparu, que tout le progrès technique des temps modernes fût non avenu pour que le régime corporatif pût actuellement réussir. C’est tout simplement impossible. Le mouvement favorable au rétablissement des corporations n’a qu’un but : mettre les forces, l’argent et l’influence politique à la disposition des partis réactionnaires, qui les utiliseront au détriment, non au profit des « petites gens », en provoquant le renché­rissement du prix du pain, l’augmentation des impôts et des charges militaires.

Mais les moyens que les artisans peuvent employer dans certaines circonstances pour améliorer leur sort sont aussi ceux qui leur permettent de donner de l’extension à leur exploitation, de passer à la production par masses et de devenir de petits capitalistes. Ces moyens, coopératives des genres les plus différents, introduction de moteurs à bon marché, etc., peuvent aider les mieux partagés des artisans, mais seulement parce qu’ils leur permettent de quitter la petite industrie. Les moins favorisés, qui ne peuvent se procurer des moteurs, n’ont pas de crédit, etc., s’en ruinent d’autant plus vite. Ces moyens favorisent donc divers artisans, mais ne sauvent pas le métier ; ils en hâtent plutôt la disparition.

A l’origine les salariés eux aussi voulaient arrêter le développement de la grande industrie capitaliste, ils détruisaient les nouvelles machines, s’opposaient à l’introduction du travail des femmes. Mais ils ont compris plus vite que les artisans combien une telle conduite était absurde. Ils ont trouvé d’autres moyens plus efficaces de remédier autant que possible aux effets néfastes de l’exploitation capitaliste : ce sont leurs organisations économiques (syndicats) et leur action politique qui se complètent réciproquement ; ils sont aussi arrivés à remporter des succès plus ou moins considérables dans les divers pays. Mais chacune de ces victoires, qu’il s’agisse d’élévation de salaire, de diminution de temps de travail, d’interdiction du travail des jeunes enfants, de dispositions concernant l’hygiène, donne une nouvelle impulsion à l’évolution économique et poussant les capitalistes à remplacer, par exemple, les forces de travail, devenues plus coûteuses, par des machines, ou en rendant indispen­sables des excédants de dépenses qui sont plus lourds pour les petits capitalistes et leur permettent plus difficilement de soutenir la concurrence, etc.

Si légitime donc et si nécessaire qu’il soit que, par exemple, des artisans isolés cherchent à améliorer leur situation en employant de petits moteurs ou que des ouvriers fondent des organisations ou cherchent à obtenir des dispositions légales leur assurant une diminution du temps de travail, une amélioration des conditions du travail et des adoucissements semblables, il serait cependant absurde de croire que de telles réformes peuvent arrêter la révolution sociale. Mais il est tout aussi faux d’admettre que l’on ne peut reconnaître l’utilité de certaines réformes sans affirmer par là même qu’il est possible de maintenir la société sur ses bases actuelles. On peut, au contraire, intervenir en faveur de ces réformes en se plaçant au point de vue révolutionnaire. Comme nous l’avons vu, elles hâtent, en effet, le cours des événements, et bien loin de supprimer les effets meurtriers du mode de production capitaliste dont nous venons d’esquisser un tableau dans les chapitres précédents, elles les fortifient.

La prolétarisation des masses populaires, la réunion de tout le capital entre les mains d’un petit nombre d’individus qui gouvernent la vie économique des nations capitalistes, les crises, l’insécurité de l’existence, tous ces effets désastreux et révoltants du mode du mode de production capitaliste ne peuvent, sur la base du mode de propriété actuelle, être arrêtés dans leurs progrès constants par des réformes quelque étendues qu’on les suppose .

Il n’est pas de parti, fût ce le plus insensé, le plus attaché aux anciennes coutumes qui n’en ait quelque soupçon. Tous représentent leurs réformes particulières comme des moyens d’éviter la grande catastrophe, aucun ne croit fermement à l’efficacité de leurs recettes magiques.

Rien ne peut détruire ce fait. La base juridique du mode de production actuel, la propriété privée des moyens de production se concilie de moins en moins avec la nature des moyens de production. Nous l’avons vu dans les chapitres précédents, l’abolition de cette forme de propriété n’est plus qu’une question de temps. Elle se produira infailliblement, bien que personne ne puisse dire exactement quand et de quelle façon cette révolution aura lieu.
2 : Propriété privée et propriété coopérative.

En réalité, la question qui se pose n’est plus de savoir si la propriété privée des moyens de production doit être maintenue et comment elle doit l’être. Ce qui importe c’est ce qui devrait la remplacer, ou plutôt ce qui doit nécessairement la remplacer. Il ne s’agit pas ici, en effet, de fantaisies arbitraires, mais de quelque chose d’imposé en vertu d’une nécessité naturelle. La forme de propriété par laquelle nous remplacerons la propriété privée n’est pas laissée à notre libre appréciation. Nous ne sommes pas davantage libres de vouloir maintenir cette dernière ou la jeter par-dessus bord.

L’évolution économique qui pose cette question : par quoi sera remplacée la propriété privée des moyens de production ? nous fournit également les moyens de la résoudre. La nouvelle propriété sommeille déjà au sein de l’ancienne. Pour connaître cette nouvelle propriété, nous n’avons pas à nous tenir à nos inclinations et à nos désirs personnels, mais aux faits que nous avons sous les yeux et qui sont les mêmes pour tous.

Celui qui connaît les conditions de la production actuelle sait également quelle forme de propriété elles exigent dès que le mode de propriété existant est devenu impossible. Aussi prions nous nos lecteurs d’avoir toujours présent à l’esprit ce que nous leur avons dit du présent et du passé maintenant que nous allons nous occuper de l’avenir.

La propriété privée des moyens de production a, comme nous le savons, sa racine dans la petite industrie. La production industrielle rend nécessaire la propriété individuelle. La grande exploitation au contraire signifie la production coopérative , la production sociale . Dans la grande industrie, chaque ouvrier ne travaille pas pour lui, une grande masse de travailleurs, toute une société coopère pour créer un tout. Les moyens de production de la grande industrie moderne sont étendus et puissants. Il est impossible que chaque travailleur individuel possède lui-même ses moyens de production. La grande industrie dans l’état actuel de la technique ne permet que deux formes de propriété : la propriété privée exercée par un individu sur les moyens de production nécessaires à un groupement coopératif de travailleurs. C’est alors le mode de production capitaliste qui domine aujourd’hui, traînant à sa suite la misère et l’exploitation pour l’ouvrier, et une surabondance énorme pour le capitaliste. Il ne reste plus dès lors qu’une seule forme possible : la propriété commune exercée par tous les travailleurs sur la totalité des moyens de production Mais c’est alors le mode coopératif de production, c’est la suppression de l’exploitation des ouvriers qui deviennent les maîtres de leurs propres produits et auxquels revient dès lors la plus-value que le capitaliste s’appropriait jusque là.

L’évolution économique exige de plus en plus impérieusement la substitution de la propriété coopérative à la propriété privée des moyens de production .

Les démocrates socialistes ne sont pas seuls à être convaincus de la nécessité de la propriété coopérative. Cette conviction est également partagée par les anarchistes et les libéraux. Il est vrai que ceux-ci prétendent n’employer pour atteindre ce but que les moyens qui ne pourront jamais y conduire. Prôner aux ouvriers la fondation de grandes exploitations avec les gros sous qu’ils ont économisés, c’est les mystifier, ce n’est ni les conseiller ni les aider.

Cependant, pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper des voies et moyens à employer. Nous traiterons ce sujet dans le chapitre suivant. Il s’agit actuel­le­ment de déterminer d’une façon plus complète la propriété coopérative.

Le plus simple est de déclarer que chaque exploitation capitaliste doit être transformée en coopérative. Les ouvriers qui y travaillent en seraient en même temps les propriétaires. Pour le reste, rien de changé. La production marchande continuerait à subsister. Chaque entreprise isolée serait complètement indépendante des autres et produirait pour le marché, pour la vente.

Se représenter un tel mode de production ne témoigne pas d’une trop grande fantaisie. Il est aussi semblable que possible au mode de production actuel. Il cons­titue l’idéal des anarchistes et des libéraux, Les uns et les autres ne se distinguent que par le moyen d’y atteindre. Les premiers veulent que dans une révolution générale les ouvriers s’emparent des diverses entreprises. Les derniers conseillent, comme nous l’avons vu, d’employer l’épargne pour arriver au but,

Voyons les conséquences que comporte cette solution.

Elle aboutit à transformer les ouvriers en entrepreneurs, non en capitalistes ; il n’y a plus de capitalistes en effet quand tous les ouvriers sont en possession de leurs moyens de production. Les travailleurs échappent ainsi aux inconvénients que l’exploitation capitaliste leur ménage. Mais les dangers qui menacent aujourd’hui l’entrepreneur individuel subsistent : la concurrence, la surproduction, les crises, la banqueroute n’ont nullement disparu. Les exploitations les mieux établies évinceront les autres du marché et finiront par les ruiner. Les entreprises isolées d’une même branche d’industrie peuvent se constituer en trust : l’évolution ne s’en trouvera pas modifiée. Nous n’avons pour le montrer qu’à renvoyer à nos développements du chapitre précédent.

De même qu’aujourd’hui des entreprises capitalistes se ruinent, de même des entreprises coopératives feront faillite. Les ouvriers perdront ainsi leurs moyens de production et reviendront des prolétaires obligés de vendre leur force de travail pour pouvoir continuer à vivre. Les travailleurs appartenant aux coopératives plus heureuses trouveront avantageux d’introduire des salariés au lieu de travailler eux-mêmes. Ils se changeront en exploiteurs, en capitalistes, et, au bout du compte, dans un certain temps l’ancien état de choses, l’ancien mode de production capitaliste se trouvera rétabli.

La production marchande et la propriété privée des moyens de production sont étroitement liées ensemble. La production marchande suppose la propriété privée, cette production rend vaine toutes les tentatives d’abolir cette dernière.

Sous le régime de la production marchande, la grande exploitation prend néces­sairement la forme capitaliste . La forme coopérative ne peut se produire que d’une façon imparfaite et isolée ; elle ne peut jamais devenir dominante.

Si l’on veut sérieusement substituer à la propriété capitaliste la propriété coopé­rative des moyens de production, il faut faire un pas de plus que les anarchistes et les libéraux, il faut aller jusqu’à la suppression de la production marchande .
3 : La Production socialiste.

Supprimer la production marchande, c’est substituer à la production pour la vente la production destinée à satisfaire les besoins de chacun.

Cette dernière peut revêtir deux aspects : ce peut être la production de l’individu pour satisfaire ses besoins personnels, ou la production d’une société ou d’une coopérative pour satisfaire ses propres besoins, les besoins de ses membres.

La première forme de production n’a jamais été générale. L’homme, si loin que l’on remonte, a toujours été un être social. Pour satisfaire toute une série de ses besoins, l’homme a toujours été réduit à travailler en commun, avec d’autres hommes. D’autres ont dû travailler pour lui ce qui supposait en général qu’il travaillait également pour autrui. La production de l’individu pour lui-même n’a jamais joué qu’un rôle restreint. Aujourd’hui c’est à peine s’il y a encore lieu d’en parler.

La production coopérative destinée à satisfaire les besoins est restée la forme dominante de production tant que la production marchande ne s’est pas développée. Elle est aussi ancienne que l’acte même de produire. Si l’on suppose qu’un mode de production répond surtout à la nature humaine, c’est cette espèce de production que l’on pourrait le mieux qualifier de naturelle. Elle compte peut-être autant de dizaines de milliers d’années que la production marchande de milliers. La nature, l’étendue, les droits de la coopérative qui se livrait à la production changeaient avec l’espèce des moyens et du mode de production. Mais que ce fût une horde, une gens, une mark ou une coopérative domestique (une grande famille de paysans), une série de traits essentiels étaient communs. Chacun de ces groupes satisfaisait tous ses besoins (au moins tous les besoins nécessaires et essentiels) avec les fruits de sa propre production. Les moyens de production étaient la propriété de la coopérative. Ses membres travaillaient librement, en égaux, en suivant les usages ou d’après un plan qu’ils avaient eux-mêmes conçu, sous une direction qu’ils avaient eux-mêmes élue et qui était responsable envers eux. Le produit du travail commun appartenait à la communauté. Elle en employait une partie à satisfaire des besoins communs (de consommation ou de production). Le reste était distribué suivant la coutume ou d’après une mesure déterminée par l’ensemble de ses membres, aux personnes ou aux groupes qui constituaient la coopérative.

La prospérité d’une communauté semblable, se suffisant à elle-même, dépendait de conditions naturelles et personnelles. Plus le domaine qu’elle occupait était fertile, plus ses membres étaient laborieux, inventifs, vigoureux, et plus aussi le bien-être était grand, assuré. Les épidémies, les inondations, les incursions d’ennemis plus forts pouvaient la mettre dans une situation pénible, l’anéantir même, mais il y avait une chose qui ne l’atteignait pas, les fluctuations du marché. Elle les ignorait complète­ment ou ne les connaissait que pour les objets de luxe.

Une production coopérative de cette espèce constitue une production communiste, ou, comme on dit aujourd’hui, socialiste. Seul un mode de production de ce genre peut mettre fin à la production marchande. C’est la seule forme possible de production quand la production marchande doit disparaître.

Mais nous ne voulons pas dire par là qu’il faut aujourd’hui ressusciter ce qui est mort et rétablir les anciennes formes de la possession en commun et de la production coopérative. Ces formes correspondaient à des moyens de production déterminés. Ils étaient incompatibles avec des moyens de production plus développés ; ils le sont encore. Aussi disparaissent ils partout, au cours de l’évolution économique, devant la production marchande encore à ses débuts. Et quand elles cherchent à s’opposer aux progrès de celles-ci, elles deviennent un obstacle au développement des forces productives. Les tentatives que l’on pourrait faire pour supprimer la production marchande en maintenant et en revivifiant les restes de l’ancien communisme qui ont persisté jusqu’à nos jours, surtout dans certaines communautés paysannes arriérées, seraient aussi vaines, aussi réactionnaires que les efforts qui tendent à la recons­titution du régime corporatif.

La production socialiste, rendue nécessaire aujourd’hui par la banqueroute imminente de la production marchande, aura, doit avoir certains traits communs avec les anciennes formes de production communiste. L’une et l’autre sont des espèces de la production exercée en vue de la consommation. Mais la production capitaliste a également des traits communs avec la production fondée sur le métier ; toutes deux, en effet, sont des espèces de la production marchande. La production capitaliste, forme supérieure de la production marchande, est néanmoins totalement différente de la production exercée par l’artisan. De même le mode de production coopératif, devenu actuellement nécessaire, sera totalement différent des formes antérieures.

Ce n’est pas au communisme primitif que le mode de production socialiste qui s’annonce se rattachera, mais bien à la production capitaliste qui développe elle-même les éléments dont se formera le mode de production qui lui succédera. C’est la production capitaliste elle-même qui, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, crée les hommes nouveaux dont le nouveau mode le production a besoin. Mais elle crée aussi les organisations sociales qui formeront les bases du nouveau mode de production dès que ces hommes nouveaux s’en seront emparé.

Ce que le mode de production socialiste exige, c’est d’abord la transformation des entreprises capitalistes individuelles en entreprises coopératives. Cette transformation est proposée par ce fait que, comme nous l’avons vu, la personne du capitaliste devient un rouage de plus en plus inutile dans le mécanisme économique. Puis, le mode de production socialiste exige encore la réunion en une seule grande coopé­rative de toutes les exploitations qui, pour un état déterminé de la production, sont nécessaires pour que soient satisfaits les besoins essentiels d’une société. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment l’évolution économique prépare, dès mainte­nant, cette transformation en réunissant de plus en plus les entreprises capitalistes en quelques mains.

Mais, quelle doit être l’étendue d’une semblable association se suffisant à elle-même ? La communauté socialiste n’est nullement une fantaisie arbitraire, c’est un produit nécessaire de l’évolution économique, que chacun reconnaît d’autant plus clairement qu’il comprend mieux cette dernière. Aussi, l’étendue de cette association n’est-elle pas quelconque ; elle est déterminée par chaque moment de l’évolution. Plus celle-ci progresse, plus la division du travail se développe, plus le commerce s’étend et plus aussi cette communauté devra être vaste.

Il y aura bientôt. deux siècles qu’un Anglais bien intentionné, du nom de John Bellers proposa au Parlement (en 1696) de mettre un terme à la misère que le mode de production capitaliste, si jeune qu’il fût, commençait déjà à répandre. Il demandait la fondation de coopératives, produisant tout ce dont elles auraient besoin, produits industriels comme produits agricoles.

Dans l’industrie, le métier était encore la forme de production prédominante. A côté de lui régnait la manufacture capitaliste. Il n’était pas encore question de la fabrique capitaliste employant la machine.

Un siècle plus tard, les penseurs socialistes reprirent cette idée, considérablement approfondie d’ailleurs et complétée. Mais les débuts du régime de la fabrique se faisaient déjà sentir. Le métier tombait en décadence. Toute la vie sociale s’était élevée d’un degré. Les coopératives se suffisant à elle-même, que les socialistes réclamaient au commencement de ce siècle pour mettre un terme aux inconvénients du mode de production capitaliste, étaient déjà, dix fois plus grandes que celles que proposait Bellers (les phalanstères de Fourier, par exemple).

Mais, quelque importantes que fussent les conditions économiques de l’époque de Fourier, comparées à celles de l’époque de Bellers, elles paraissent mesquines une génération plus tard. Dans sa marche conquérante, la machine bouleversait toute la vie économique. Elle a donné une si grande extension aux entreprises capitalistes que quelques-unes exerçaient leur influence sur des États entiers. Elle a fait de plus en plus dépendre les unes des autres les diverses entreprises d’un pays, si bien qu’économiquement, elles n’en forment plus qu’une seule. Elle tend de plus en plus à réunir en un seul tout économique la vie économique des nations capitalistes.

La division du travail se développe toujours. Les différentes maisons s’appliquent de plus en plus à ne produire que certaines spécialités, pour tout l’univers, il est vrai. Les entreprises isolées deviennent de plus en plus gigantesques. Certains patrons comptent leurs ouvriers par milliers. Aussi, une association coopérative, voulant satisfaire tous ses besoins et comprendre toutes les dépenses nécessaires à leur satisfaction, doit avoir une tout autre étendue que les phalanstères et les colonies du commencement du siècle passé. De toutes les organisations sociales existantes, une seule a une étendue suffisante pour qu’on en puisse faire le cadre où se développera la communauté coopérative socialiste : c’est l’État moderne .

Et même l’extension prise par la production de certaines entreprises est si considérable, les rapports économiques qui unissent les nations capitalistes sont si étroits que l’on peut se demander si le cadre de l’État suffira à embrasser la commu­nauté socialiste.

Il y a cependant lieu de considérer le point suivant. L’extension prise aujourd’hui par le commerce international est conditionnée plutôt par les rapports d’exploitation que par les rapports de production. Plus la production capitaliste a pris du développe­ment dans un pays, plus est grande l’exploitation des classes ouvrières qu’elle cause, et plus aussi est considérable l’excédent des produits que le pays ne peut consommer lui-même et qu’il faut exporter. Si la population d’un pays n’a pas suffisamment d’argent pour acheter elle-même un des produits qu’elle fabrique, les capitalistes cherchent à exporter cette marchandise, qu’elle soit d’ailleurs on non indispensable à la population. Ce qu’ils cherchent, ce sont des acheteurs, non des consommateurs. Aussi a-t-on pu voir souvent se produire ce fait abominable : dans un moment de famine, l’Irlande exportait du blé en quantités relativement importantes. Au cours de l’effroyable famine qui sévit sur leur pays, on ne peut arrêter les capitalistes d’exporter le grain qu’en le leur interdisant formellement.

Si l’on vient à mettre un terme à l’exploitation et que la production en vue de la consommation soit substituée à la production en vue de la vente, l’exportation comme l’importation s’en trouveront fort diminuées.

En réalité, des relations de cet ordre ne cesseront jamais d’exister entre les divers États. D’un côté la division du travail est développée à un tel point, l’écoulement dont les industries géantes ont besoin pour leurs produits est si considérable ; d’autre part grâce au développement du commerce international dans les États modernes, tant de besoins ont été créés qui, dès maintenant, sont devenus des nécessités et peuvent être satisfaits par l’importation ( de café, par exemple ) en Europe qu’il semble impossible d’arriver à ce que les diverses communautés socialistes, même eussent-elles l’exten­sion d’un État actuel, puis­sent satisfaire à toutes les exigences par leur propre production. Au début, il subsistera donc une espèce d’échange de marchandises entre les différentes communautés. Mais leur indépendance économique ne s’en trouve pas menacée si elles produisent elles-mêmes tout le nécessaire et n’ont recours à l’échange que par le superflu , si elles agissent à peu près comme une famille paysan­ne aux débuts de la production marchande.

Mais pour que chaque communauté socialiste produise elle-même tout le nécessaire, il suffit actuellement qu’elle ait la même étendue qu’un État moderne.

D’ailleurs, cette étendue elle-même n’est nullement immuable. L’État moderne, comme nous l’avons déjà remarqué, n’est au fond que le produit et l’instrument du mode de production capitaliste. Il grandit avec ce dernier et, suivant les nécessités, non seulement en force, mais encore en extension. Le marché intérieur, le marché situé dans l’État auquel elle appartient, est toujours, pour la classe capitaliste, le plus sûr, celui qu’il est le plus facile de défendre et que l’on peut le mieux exploiter. Aussi, dans la mesure où se développe le mode de production capitaliste, s’accroît la tendance de la classe capitaliste de chaque pays d’étendre ses frontières. En ce sens, l’homme d’État qui prétendait que les guerres modernes n’étaient plus dynastiques, mais nationales, n’avait-il pas complètement tort. Seulement, il faut entendre par tendances nationales les tendances de la classe capitaliste. Rien ne lèse davantage l’intérêt des capitalistes d’une nation que la diminution du territoire. La bourgeoisie française aurait pardonné il y a longtemps à l’Allemagne les cinq milliards versés, mais elle ne peut admettre l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

Tous les États modernes ont besoin de prendre de l’extension. C’est pour les États-Unis que la chose est plus facile ; ils disposeront bientôt de toute l’Amérique ; il en est de même pour l’Angleterre, à laquelle l’empire des mers permet d’agrandir continuel­le­ment par des colonies la sphère de son influence. La Russie elle-même n’a pas rencontré trop de difficultés à reculer ses frontières sur certains points. Mais aujourd’hui, elle se heurte presque partout à des voisins qui la valent. Dans l’Asie Orientale, elle se trouve en présence du Japon et de l’Angleterre, qui, directement ou indirectement, cherchent dans divers États à empêcher ses progrès ultérieurs.

Ce sont les États du continent européen qui se trouvent dans la situation la plus difficile ; et cependant, comme les autres ils ont besoin d’étendre constamment leur domaine. Mais ils se touchent de trop près, et aucun d’eux ne peut se développer sans détruire un voisin qui le vaut. La politique coloniale ne satisfait que médiocrement le besoin d’extension causé par leur production capitaliste. C’est là une des causes les plus puissantes du militarisme, de cette transformation de l’Europe en un camp qui menace d’écraser les États européens.

Bref, chaque État moderne s’efforce de s’étendre, suivant en cela le cours de l’évolution économique. Celle-ci assure ainsi partout aux communautés socialistes à venir une étendue suffisante [1] .

Mais l’État moderne n’est pas seulement la seule des organisations sociales actuel­le­ment existantes qui possède l’extension suffisante pour fournir le cadre nécessaire à une communauté socialiste, il en forme encore la seule base naturelle. On nous permettra une petite digression destinée à faire mieux comprendre ce point.
4 : L’importance économique de l’État.

Les communautés isolées ont déjà eu à accomplir des tâches économiques. Cela va de soi dans les communautés communistes primitives que nous rencontrons au seuil de l’histoire des nations. Quand se développeront l’exploitation individuelle de la petite industrie, la propriété des moyens de production et la production marchande, il n’en subsistera pas moins toute une série de fonctions sociales : les remplir dépassait les forces de la petite industrie, ou bien encore elles étaient trop importantes pour qu’on les abandonnât à l’arbitraire des individus. A côté des soins à donner à la jeunesse, aux pauvres, aux vieillards et aux malades, (institutions d’éducation, de secours aux pauvres et aux malades), la réglementation, le développement du com­merce (construction de routes, frappe de monnaies, police des marchés), la réglemen­tation et la sécurité de bases générales et importantes de la production (police des eaux et forêts), incombaient à la communauté. Dans la société médiévale, c’étaient en effet les « marks » et les différentes communautés rurales ou urbaines qui en dépendent auxquelles ces obligations revenaient. L’État au moyen âge ne se préoccupait nullement de ces questions.

Il n’en fut plus de même quand cet État devint un État moderne, un État militaire et bureaucratique, l’instrument de la classe capitaliste qui vint se placer à côté de la noblesse foncière au nombre des classes dominantes, disputant le pouvoir à cette dernière le partageant avec elle ou l’évinçant complètement de sa situation prédo­minante. Comme tout État, l’État moderne est lui aussi un instrument de la domination de classe. Mais il ne pouvait remplir son rôle et satisfaire aux exigences de la classe capitaliste sans dissoudre ou assujettir les organisations économiques qu’il trouvait et qui formaient les soutiens du régime pré-capitaliste. Mais pour cette raison même, il lui fallait se charger de quantité de fonctions qu’elles remplissaient.

Là même où l’État laissa subsister les organisations médiévales, elles ne tardèrent pas à se montrer en décadence et à se montrer de plus en plus incapables de remplir toutes les fonctions. A mesure que le mode de production capitaliste se développait, celles-ci prenaient une extension de plus en plus grande. Au sein de l’État, elles ont dépassé et dépassent encore les organisations isolées, si bien que celui-ci est finalement contraint de se charger même des fonctions qui lui tiennent peu au cœur. Ainsi la prise à sa charge des institutions d’enseignement et de bienfaisance est devenue une nécessité absolue à laquelle il s’est déjà soumis en partie. La frappe de la monnaie lui est échue tout d’abord, la protection des forêts, les règlements concernant les eaux, la construction des routes relèvent de plus en plus de lui.

Il y eut une époque où, dans sa confiance, la classe capitaliste crut pouvoir se passer de l’action économique de l’État. Il devait se borner à assurer la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur, maintenir en respect les prolétaires et les concurrents étrangers, mais confier toute la vie économique aux mains des capitalistes. Ceux-ci avaient de bonnes raisons de le souhaiter. Quelle que fût leur puissance, le pouvoir ne s’était pas toujours montré aussi serviable qu’ils le demandaient. Il avait été de même momentanément accaparé par d’autres fractions des classes dominantes, par la noblesse foncière par exemple. Et dans les pays mêmes où l’autorité publique s’était montrée bienveillante à l’égard de la classe capitaliste, les fonctionnaires publics, qui n’entendaient absolument rien aux affaires, s’étaient révélés sous l’aspect d’amis parfaitement incommodes, aussi lourds, aussi maladroits que l’ours qui, voulant chasser une mouche du front de l’ermite, son ami, lui fendit le crâne.

C’est précisément au moment où le mouvement socialiste commençait à se déve­lopper que cette tendance hostile à l’intervention de l’État dans la vie économique prévalait, d’abord en Angleterre où elle prit le nom d’école de Manchester qu’on lui donna également en Allemagne. Les doctrines manchestériennes étaient les premières armes spirituelles que la classe capitaliste dirigeait contre le mouvement socialiste, en Angleterre et en Allemagne.

Il n’est donc pas étonnant que parmi les ouvriers socialistes l’opinion s’implanta souvent que les concepts de manchestérien et de capitaliste ou ami des capitalistes d’un côté, et d’intervention de l’Etat dans les conditions économiques et de socialisme de l’autre, étaient équivalents. ; il n’est pas étonnant non plus qu’ils aient cru que vaincre le manchestérianisme c’était triompher du capitalisme. Il n’en est rien. Le manchestérianisme n’a jamais été qu’une simple doctrine, une théorie, que la classe capitaliste dirige contre les ouvriers et à l’occasion contre les gouvernements ; mais elle s’est toujours soigneusement gardée de l’appliquer logiquement. Actuellement la doctrine de l’école de Manchester a déjà perdu presque toute son influence sur la classe capitaliste.

Celle-ci n’a pas seulement perdu cette confiance en elle-même qui était la condition préalable du manchestérianisme, elle s’est de plus convaincue que l’évo­lution politique et économique rendait inévitable la mise à la charge de l’État de certains devoirs sociaux.

Ces devoirs deviennent chaque jour plus considérables. Non seulement les fonctions dont l’État s’est chargé après les avoir retirées aux organisations dont nous avons parlé prennent une importance de plus en plus grande, qu’on se rappelle seulement la construction des canaux modernes et la réglementation fluviale, mais encore le mode de production capitaliste donne naissance à des fonctions que ne soupçonnaient pas les institutions sociales du moyen âge et qui le forcent à intervenir profondément dans la vie économique.

Si au cours des siècles passés, les hommes d’État devaient être surtout des diplomates et des juristes, aujourd’hui ils doivent, ou du moins ils devraient être surtout des économistes. Dans les débats actuels, ce ne sont plus les traités et les privilèges, les documents authentiques et les précédents, mais les propositions de l’économie politique qui servent d’arguments décisifs. Souvenons nous de tout ce qui rentre aujourd’hui dans le domaine de la politique : politique financière, coloniale, douanière, politique des chemins de fer, politique sociale (protection ouvrière, assurance ouvrière, assistance, etc.)

Mais il y a plus. L’évolution économique entraîne l’État à réunir entre ses mains les exploitations de plus en plus nombreuses, soit dans l’intérêt de sa propre conservation, soit pour mieux remplir ses fonctions, soit enfin pour augmenter ses revenus.

Au moyen âge, le détenteur du pouvoir tirait la plus grande partie de sa puissance de son domaine ou du domaine public. Aux XVIe XVIIe XVIIIe siècles, on étendit souvent ce dernier en lui adjoignant des biens ecclésiastiques ou des biens de paysans. D’un autre côté, le manque d’argent auquel les princes étaient en proie les amenait à vendre à des capitalistes des biens de la couronne. Mais, dans la plupart des pays, des restes considérables ont subsisté sous la forme des domaines publics et des mines domaniales. Le développement du militarisme y fit joindre des arsenaux et des chantiers pour les constructions navales, le développement des communications, – les postes, les chemins de fer, les télégraphes.

À l’origine du mode de production capitaliste, quand les besoins d’argent des princes étaient considérable – et leurs ressources peu importantes, ils s’appliquèrent à se ménager la production de certaines marchandises et à se procurer des profits par la constitution de monopoles d’État. Mais les fonctionnaires se montrèrent peu propres à diriger avec profit les entreprises de production marchande. Le développement pris par les impôts fît connaître des sources plus abondantes de revenus. Puis les doctrines manchestériennes, que les hommes d’État bourgeois s’assimilèrent, vinrent à prévaloir. On considéra comme un péché de frustrer les capitalistes d’une occasion de profit. Aussi, au cours de ce siècle, le régime des monopoles d’État n’a t il pas fait de progrès jusque dans ces derniers temps ; il a, au contraire, perdu du terrain.

Ce n’est que dans ces deux dernières dizaines d’années qu’il a repris quelque faveur. Les besoins financiers des États croissent rapidement, tandis que les masses populaires s’appauvrissent de plus en plus. L’augmentation des impôts devient de moins en moins fructueuse. D’autre part, le développement du mode de production capitaliste rend la personne du capitaliste de moins en moins indispensable. Il a donné naissance à une armée d’employés qui ont pris à leur charge les fonctions de capitaliste et les remplissent Dans la plupart des grandes entreprises capitalistes il a créé une organisation telle qu’elles pourraient devenir purement et simplement une propriété impersonnelle.

Les conditions préalables d’un monopole sont donc maintenant plus favorables qu’au siècle passé, et dans ce siècle même, qu’il y a quelques dizaines d’années. Étant donnés cette circonstance et les besoins financiers croissants de l’État, il n’est pas étonnant que le monopole d’État reprenne de la faveur ; il l’a emporté dans bien des circonstances. Nous jouissons déjà des monopoles du tabac, du sel, de des allumettes et les projets de mise en régie d’autres industries ne manquent pas.

Alors que les fonctions économiques et la puissance économique de l’État prennent une extension de plus en plus grande, le mécanisme économique devient de plus en plus compliqué, de plus en plus délicat, et les entreprises capitalistes individuelles voient croître de plus en plus leur dépendance réciproque. Mais, en même temps, leur sensibilité et leur dépendance à l’égard des influences exercées par la grande entreprise de la classe capitaliste, l’État, grandissent également. Dans le mécanisme économique les perturbations, les désordres s’accroissent aussi, et la classe capitaliste s’en remet du soin d’y remédier au pouvoir économique actuellement le plus puissant, à l’État. Ainsi, même dans la société actuelle, l’État a de plus en plus la tâche d’intervenir dans l’organisation économique pour la réglementer et la régler. Les moyens dont il dispose dans ce but sont de plus en plus puissants. L’omnipotence économique de l’État qui pour les manchestériens est une utopie socialiste, se développe sous leurs yeux comme une des conséquences nécessaires du mode de production capitaliste.
5 : Socialisme d’État et Démocratie socialiste.

L’action économique de l’État moderne est l’origine naturelle de l’évolution qui conduit à la société socialiste.

Nous ne prétendons nullement dire par là que toute mise en régie d’une fonction économique ou d’une exploitation économique constitue un progrès fait vers la société socialiste et que celle-ci puisse être le résultat de la mise en régie générale de toute l’organisation économique sans qu’il soit nécessaire de modifier l’essence de l’État.

Cette opinion, l’opinion de ce qu’on appelle les socialistes d’État, provient d’une idée fausse de l’État. Comme tout État, l’État moderne est en premier lieu l’arme destinée à défendre les intérêts généraux des classes dominantes. Sa nature ne se trouve pas atteinte par le fait qu’il se charge de fonctions qui n’intéressent pas seulement les classes dominantes, mais la société tout entière. Souvent, il ne se les attribue que parce que, si on les négligeait, non seulement l’état de la société, mais encore la situation des classes dominantes s’en trouveraient menacés. Mais, en aucun cas, il ne les remplit contrairement aux intérêts généraux des classes supérieures ou de façon à mettre en péril leur pouvoir.

Si l’État actuel se charge de certaines entreprises, de certaines fonctions, il ne le fait pas pour restreindre l’exploitation capitaliste, mais pour protéger et consolider le mode de production capitaliste, ou bien encore pour participer à cette exploitation, augmenter ainsi ses revenus et diminuer les contributions que la classe capitaliste doit verser pour le maintenir. Comme exploiteur, l’État a cette supériorité sur le capitaliste individuel de disposer non seulement des forces économiques que possède le capitaliste, mais encore des pouvoirs politiques dont il jouit comme autorité publique.

Jusqu’à présent, l’État n’a pratiqué la mise en régie qu’autant qu’elle était conforme aux intérêts des classes dominantes. Il agira de même à l’avenir. Aussi longtemps donc que les classes possédantes seront les classes dominantes, la mise à la charge de l’État d’entreprises et de fonctions n’ira jamais jusqu’à porter préjudice d’une manière générale au capital et à la propriété foncière privée, de façon à restreindre leur pouvoir et leur exploitation..

Ce n’est que quand les classes laborieuses domineront dans l’État que celui-ci cessera d’être une entreprise capitaliste. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible de le transformer en une société coopérative et socialiste.

Cette constatation est l’origine de la tâche que se propose la démocratie socialiste : elle veut que les classes laborieuses conquièrent le pouvoir politique pour, avec son. aide, transformer l’État en une grande coopérative économique se suffisant à elle-même pour l’essentiel .

On nous reproche de ne pas avoir de but déterminé, de nous entendre seulement à critiquer sans savoir par quoi remplacer ce qui existe. Eh bien, nous pensons qu’aucun autre parti ne poursuit un but aussi précis, aussi clair, que la démocratie socialiste. Et même les autres partis ont ils un but ? Tous s’en tiennent à ce qui existe actuellement et qui est insupportable et intolérable. Leurs programmes ne contiennent que des replâtrages mesquins. Ils promettent, ils espèrent rendre l’intolérable tolérable, l’insupportable supportable.

La démocratie socialiste, au contraire, ne bâtit rien sur des espoirs et sur des promesses, mais sur la nécessité implacable de l’évolution économique. Quiconque reconnaît cette nécessité doit également adopter notre but. Celui qui veut prouver que ce but est erroné doit montrer que notre théorie de l’évolution économique est fausse, que le passage de la petite industrie à la grande industrie n’est pas un progrès, qu’actuellement on produit comme il y a cent et deux cents ans, qu’il en a toujours été comme aujourd’hui. Celui qui pourrait apporter cette démonstration aurait certes le droit de croire que tout doit rester dans l’état. Mais celui qui n’est pas assez insensé pour croire que l’état social est toujours immuable ne peut admettre, s’il est raisonnable, que la situation actuelle est éternelle. Mais un autre parti peut il lui indiquer ce qui la remplacera, ce qui doit la remplacer ?

Tous les autres partis ne vivent que pour le présent, au jour le jour. La démocratie socialiste est le seul qui se propose un but palpable dans l’avenir, qui dirige son activité vers la conquête de ce but. Les autres partis ne veulent, ni ne peuvent, il est vrai, voir ce but, parce que la démocratie socialiste ne peut l’atteindre qu’en les dépassant. Et comme ils ne veulent ni ne peuvent l’apercevoir, parce qu’ils fixent obstinément les brouillards du ciel, ils ont l’audace de prétendre que nous n’avons pas de but précis et que nous voulons renverser tout ce qui existe pour monter à l’assaut des nuages.
6 : Constitution de la société future.

Nous ne pouvons songer à examiner toutes les objections, les méprises et les altérations dont nos adversaires se servent pour nous combattre. Il est vain de vouloir désabuser la méchanceté et la bêtise. Nous pourrions écrire à en perdre les doigts, nous n’en viendrions pas à bout.

Nous ne retiendrons qu’une seule objection, parce qu’elle a son origine dans le socialisme lui-même. Elle est assez importante pour que nous soyons obligés de la discuter tout au long. L’ayant réfutée, le point de vue, le but de la démocratie socialiste n’en apparaîtra que plus clair.

Nos adversaires déclarent que l’on pourrait considérer la société socialiste comme praticable, qu’elle ne pourrait être un but poursuivi par des gens raisonnables que si son plan était déjà élaboré, s’il avait été jugé et reconnu utile et réalisable. Aucune personne raisonnable ne voudrait commencer à édifier une maison avant que son plan tout entier fût terminé et approuvé par les gens compétents. Mais, en tout cas, il ne songerait jamais à abattre son logis pour édifier la maison qu’il projette avant d’être en possession de ce plan. Il nous faudrait donc présenter cette « société future », comme on se plaît à appeler l’association ou la société socialiste. Si nous la tenons cachée, c’est une preuve que nous ne savons exactement ce que nous voulons et que nous n’avons pas une confiance bien établie dans notre cause.

A la vérité, l’objection semble très spécieuse, si spécieuse que, non seulement nos adversaires, mais beaucoup de socialistes, ont affirmé la nécessité d’un plan semblable, En fait, on devait le considérer comme la condition indispensable d’une société nouvelle tant qu’on ne connaissait pas les lois de l’évolution sociale et qu’on croyait que les formes sociales s’édifiaient arbitrairement comme une maison. Aujourd’hui encore, on parle volontiers d’édifice social.

Il n’y a pas bien longtemps que l’on réfléchit à l’évolution de la société. Autrefois, l’évolution économique avait un cours si lent qu’il était presque insensible. Pendant des centaines d’années, des milliers même, l’homme restait au même stade de la civilisation. Les outils des paysans sont, dans quelques contrées arriérées, en Russie, par exemple, à peine différents de ceux que nous rencontrons au seuil de l’histoire traditionnelle.

Du point de vue de l’individu, dans les époques anciennes, le mode de production donné était immuable : son père, son grand-père avaient procédé comme lui, ses fils, ses petit-fils, procéderaient de même. L’ordre social donné était immuable, établi par Dieu ; y toucher était une impiété. Quelque grandes que fussent les modifications apportées par les guerres et les luttes de classe dans la société, elles n’intéressaient, à ce qu’il semblait, que sa surface. Ces luttes influaient bien sur les fondements de la société, mais ces effets ne pouvaient être observés par le spectateur individuel qui vivait au milieu de ces événements.

Actuellement encore, l’histoire n’est pour l’essentiel que le résumé plus ou moins fidèle des renseignements de ces spectateurs qui nous sont parvenus. Elle aussi ne dépasse pas la surface des choses, et bien que celui qui passe en revue les milliers d’années du passé puisse suivre clairement le cours de l’évolution sociale, nos historiens ne l’aperçoivent pas.

C’est le mode de production capitaliste qui, le premier, a imprimé une impulsion assez rapide à l’évolution sociale pour que l’homme puisse en prendre conscience et commence à y réfléchir. Naturellement, il a tout d’abord cherché les causes superficielles de cette évolution avant de descendre dans les profondeurs. Mais celui qui s’en tient à la surface n’aperçoit que les ressorts qui déterminent directement le développement de la société, et ce ne sont pas les conditions variables de production, mais les idées variables de l’homme.

Quand le mode de production capitaliste s’établit, il fit naître chez les personnes qui en dépendaient : capitalistes, prolétaires, etc., de nouveaux besoins totalement différents de ceux des individus liés aux survivances du mode de production féodale, des besoins des grands propriétaires fonciers, des maîtres artisans, etc. A ces besoins différents correspondirent des idées différentes du juste et de l’injuste, du nécessaire et du superflu, de l’utile et du nuisible. Plus le mode de production capitaliste se développa, plus les classes intéressées devinrent puissantes, et plus aussi les idées correspondant à ce mode de production devinrent claires et indépendantes. Elles se répandirent davantage, gagnèrent en influence dans l’État, devinrent décisives dans la vie politique et sociale jusqu’à ce qu’enfin les classes nouvelles vinrent à s’emparer du pouvoir dans l’État et dans la société et purent adapter ceux-ci à leurs idées et à leurs besoins.

Pour les penseurs qui recherchèrent les causes de l’évolution sociale, ce qui se manifesta d’abord comme les ressorts de cette évolution, ce furent les idées. Ils reconnurent, il est vrai, jusqu’à un certain point, que ces idées avaient leur source dans les besoins matériels. Mais ils ne voyaient pas encore que ces besoins se modifiaient, que ces modifications provenaient des changements des conditions économiques, des changements de production. Ils admirent que les besoins de l’homme ( la « nature humaine » ) étaient toujours identiques. Aussi, à leurs yeux, n’existe-t-il qu’un seul ordre social « vrai », « naturel », « légitime », parce qu’un seul ordre social peut correspondre complètement à la véritable nature de l’homme. Toutes les autres formes de société sont des égarements rendus possibles parce que l’homme ne savait pas ce qu’il lui fallait : sa raison était obscurcie soit, comme le pensaient les uns, par la stupidité qui lui était naturelle, soit, comme d’autres le prétendaient, par un abrutis­sement intentionnel, œuvre des prêtres et des gouvernants.

De ce point de vue, l’évolution sociale est une conséquence du développement de la raison, de l’évolution des idées. Plus les hommes sont intelligents, plus ils montrent de sagesse dans la découverte des formes sociales les plus conformes à la nature humaine, et plus aussi la société devient juste et bonne.

Telle était la conception des penseurs bourgeois, libéraux. Elle prévaut encore aujourd’hui. Les premiers socialistes, au commencement du XIXe siècle, partageaient également cette croyance. Comme les libéraux, ils croyaient aussi que les institutions de la société et de l’État bourgeois avaient leur origine dans les idées des penseurs du siècle passé, des économistes et des savants. Mais ils s’apercevaient également que la nouvelle société bourgeoise n’était nullement aussi parfaite que le prévoyaient les philosophes du XVIIIe siècle. Ce n’était donc pas la vraie société. Ces penseurs devaient avoir commis quelque erreur. Il restait à la découvrir et trouver une nouvelle forme de société répondant mieux à la nature humaine que celle qui existait. Mais il s’agissait aussi d’élaborer le plan du nouvel édifice social avec plus de soin que ne l’avaient fait les Quesnay et les Adam Smith, les Montesquieu et les Rousseau, pour que de nouvelles influences inattendues ne puissent déranger les prévisions. Il semblait que ce fût d’autant plus nécessaire que les socialistes, au début du XIXe siècle, ne se trouvaient pas, comme les penseurs du XVIIIe en présence ni d’une forme de société prête à disparaître, ni d’une classe puissante intéressée à la disparition de cette société. Ils ne pouvaient pas poser la société qu’ils désiraient comme inévitable, mais seulement comme souhaitable. Aussi leur fallait il mettre leur idéal de société sous les yeux des hommes d’une façon très précise, formellement palpable, pour que ceux-ci en eussent l’eau à la bouche et que personne ne doutât de sa possibilité et de son agrément.

Dans leur conception de la société, nos adversaires n’ont jamais dépassé le point de vue auquel s’était arrêtée la science, au début du XIXe siècle. La seule espèce de socialisme qu’ils pussent comprendre est le socialisme utopique, qui part du même principe qu’eux. Nos adversaires considèrent la société socialiste comme une entreprise capitaliste, une société par action., qui doit être « fondée », et ils refusent de souscrire avant que les fondateurs, Bebel et Cie , n’aient suffisamment établi, dans un prospectus, le caractère pratique et rémunérateur de l’affaire.

Cette conception pouvait être encore légitime au début du siècle. Aujourd’hui, la société socialiste n’a plus besoin du crédit de ces messieurs pour se réaliser.

La société capitaliste est à bout. Sa dissolution n’est plus qu’une affaire de temps. L’irrésistible évolution économique conduit nécessairement à la banqueroute du mode de production capitaliste. La constitution d’une nouvelle société, destinée à remplacer celle qui existe, n’est plus seulement souhaitable, elle est devenue, inévitable.

De plus en plus nombreuse, de plus en plus puissante devient la masse des tra­vailleurs non possédants, pour lesquels le mode de production existant est intolérable, qui n’ont rien à perdre et tout à gagner à sa disparition, qui se voient contraints d’établir une nouvelle forme de société correspondante à. leurs intérêts, s’ils ne veulent pas périr, s’ils ne veulent pas que périsse avec eux toute la société dont ils forment les éléments les plus importants.

Ce ne sont pas là des imaginations. Les penseurs de la démocratie ont prouvé ce que nous venons de dire en s’appuyant sur les faits manifestes qui se produisent dans le mode de production actuel. Ces faits ont une valeur probante plus grande que les tableaux de la société future tracés avec le plus de génie et le soin le plus minutieux, Dans le cas le plus favorable, ces peintures peuvent démontrer que la société socialiste n’est pas impossible. Mais ils ne peuvent jamais esquisser la vie sociale dans sa totalité ; ils présentent forcément des lacunes, qui donnent passage à nos adversaires. Mais, quand on a prouvé le caractère inévitable de quelque chose, on a montré non seulement que cette chose était possible , mais qu’elle était la seule possible . Si la société socialiste était impossible, tout développement économique le serait également à l’avenir. La société actuelle devrait alors tomber en décomposition comme l’a fait, il y a près de deux mille ans, l’Empire romain, pour finir dans la barbarie.

Il est impossible de demeurer plus longtemps en civilisation capitaliste. Il s’agit soit de progresser jusqu’au socialisme, soit de retomber dans la barbarie.

Les choses étant ainsi, il est fort inutile de vouloir, par des perspectives sédui­santes, amener nos adversaires à nous donner leur crédit. Celui que les faits palpables du mode de production actuel ne convainquent pas de la nécessité de la société socialiste restera sourd aux louanges adressées à un état social qui n’existe pas encore, qu’il ne peut ni toucher de la main, ni comprendre.

Mais élaborer le plan sur lequel devrait être bâtie la société future est une œuvre non seulement inutile, mais encore en contradiction avec le point de vue scientifique actuel. Au cours de ce siècle, il s’est produit non seulement une grande révolution économique, mais encore une grande révolution intellectuelle. L’intelligence des causes du développement social a fait des progrès extraordinaires. Déjà, vers 1840, Marx et Engels nous ont démontré, et depuis lors toutes les conquêtes de la science sociale l’ont confirmé, qu’en dernière analyse l’histoire de l’humanité n’est pas déterminée par les idées, mais par l’évolution économique, qui progresse irrésistible­ment et se poursuit, suivant certaines lois, et non suivant les désirs ou les fantaisies des hommes.

Nous avons vu, dans les chapitres précédents. comment elle procédait, comment elle créait de nouvelles formes de production, qui entraînent la nécessité de nouvelles formes sociales. Nous avons vu qu’elle crée de nouveaux besoins qui obligent les hommes à étudier les conditions de la société et à trouver les moyens d’adapter celle-ci aux nouvelles conditions de production. Cette adaptation, en effet, ne se produit pas spontanément. Elle a besoin de l’intermédiaire du cerveau humain, de la pensée, des idées. Sans pensée, sans idée, il n’y a pas de progrès. Mais les idées ne sont que les intermédiaires du progrès social. Ce n’est pas d’elles que part la première impulsion, comme on le croyait autrefois et comme beaucoup le croient encore, c’est de la modification des conditions économiques.

Aussi ne sont-ce pas non plus les penseurs, les philosophes, qui déterminent la direction du progrès social ; elle est donnée par l’évolution économique. Les penseurs peuvent reconnaître cette direction, ils le peuvent d’autant mieux que leur intelligence de l’évolution antérieure est plus profonde, mais il leur est impossible de la tracer arbitrairement.

Mais la connaissance de la direction du progrès social a ses limites. Le mécanisme de la société humaine est, en effet, extraordinairement compliqué, et l’esprit le plus pénétrant est incapable d’étudier assez complètement toutes ses faces, de mesurer assez exactement toutes les forces agissantes pour prévoir avec certitude les formes sociales qui résulteront de l’action simultanée et réciproque de ces forces.

Il ne faut pas croire qu’une nouvelle forme de société se produise de la façon suivante : quelques esprits, particulièrement avisés, élaboreraient le meilleur plan suivant lequel elle peut être édifiée, puis ils convaincraient peu à peu autrui de l’utilité de ce projet, et, enfin, quand ils se seraient ménagé les moyens indispensables, ils n’auraient plus qu’à construire et à élever tout à leur aise l’édifice social d’après ce plan.

Jusqu’à présent, une nouvelle forme de société n’a jamais été que le résultat de longues luttes, pleines d’alternatives. Les classes exploitées luttaient contre les classes exploitantes ; les classes en décadence, réactionnaires, luttaient contre les classes naissantes, révolutionnaires. Dans ces conflits, les classes les plus diverses s’allient de la façon la plus variée pour combattre leurs rivales. Le camp des exploités réunissait révolutionnaires et réactionnaires ; le camp des révolutionnaires rassemblait exploi­teurs et exploités. Au sein même des différentes classes se font souvent jour des courants divers qui varient suivant l’intelligence, le tempérament, la situation des individus et de couches entières de la population. Enfin la force de chaque classe était extrêmement variable ; elle augmentait ou diminuait suivant qu’augmentait ou diminuait leur intelligence des conditions réelles, l’intégrité et la grandeur de leurs organisations et leur importance dans l’organisme économique.

Au cours des luttes pleines de vicissitudes que se livraient ces classes, les anciennes formules sociales devenues intolérables disparurent peu à peu et furent évincées par de nouvelles. Le nouveau qui remplaçait ainsi l’ancien n’était pas toujours exactement ce qu’il eût fallu. Dans le cas contraire, cela supposait que les classes révolutionnaires possédaient tout à la fois la puissance autocratique et le jugement le plus pénétrant en matière sociale Là où cela n’avait pas lieu et tant que cela n’avait pas lieu, des fautes étaient inévitables ; souvent les innovations se révé­laient entièrement ou partiellement aussi peu solides que des institutions anciennes qu’on avait supprimées. Mais à mesure que l’évolution économique gagna en puissance, on comprit plus clairement ses exigences, et les classes révolutionnaires eurent plus de force pour établir ce qui était nécessaire. Les institutions fondées par les classes révolutionnaires qui étaient en contradiction avec les nécessités de l’évolution économique tombèrent en décadence et furent bientôt oubliées. Celles qui étaient nécessaires s’implantèrent rapidement, fortement, et les partisans de l’ancien ordre de choses ne purent plus les abattre.

C’est de cette façon que jusqu’à ce jour s’est établi tout nouvel ordre social. Ce que l’on appelle « périodes révolutionnaires » ne se distingue des autres moments de l’évolution sociale qu’en ce que ces procès se poursuivent avec plus de rapidité et de force.

On le voit ; les forces sociales s’élèvent autrement que les édifices. Des plans élaborés à l’avance ne se réalisent pas. Aujourd’hui que ce point est acquis, faire des « propositions positives » à propos de l’édification de la société future est une œuvre sensiblement aussi utile et aussi judicieuse que d’écrire à l’avance l’histoire de la prochaine guerre.

Le cours de l’évolution n’est nullement indépendant des personnalités isolées. Quiconque agit dans la société, influe plus ou moins sur lui. Des personnes que leurs qualités ou leur position sociale mettent hors de pair peuvent influer sur le cours des événements, dans des États entiers pour des dizaines d’années ; les unes peuvent accélérer le progrès en ouvrant de nouvelles perspectives sur les rapports sociaux, ou en organisant les classes révolutionnaires, en concentrant leurs forces ou en en provoquant l’usage judicieux. D’autres peuvent paralyser la marche du progrès en réagissant contre lui. L’œuvre des uns hâte l’évolution diminue les maux et les sacrifices qu’elle entraîne ; celle des autres retarde le développement, accroît les souffrances et les sacrifices qu’il provoque. Mais ce que personne ne peut, ni le monarque le plus puissant, ni le penseur le plus profond, c’est diriger le sens de l’évolution à son gré, et prédire avec netteté les formes qu’elle prendra.

Aussi rien n’est-il plus ridicule que de nous demander de donner un tableau de la « société future » que nous nous proposons d’atteindre. Cette prétention, que d’ailleurs on n’a jamais émise à l’égard d’un autre parti, est si ridicule qu’il serait inutile de perdre beaucoup de mots à ce sujet, si elle ne formait pas l’objection la plus sérieuse que nos adversaires nous adressent. Les autres objections sont encore beaucoup plus plaisantes.

Dans toute l’histoire du monde, il n’est encore jamais arrivé qu’un parti révolu­tionnaire ait pu, je ne dis pas déterminer arbitrairement, mais seulement prévoir quelles formes prendrait la nouvelle société qu’il poursuit de ses efforts. On avait déjà beaucoup fait dans l’intérêt du progrès quand on avait réussi à reconnaître les tendances qui aboutissaient à cette société. Son action politique était dès lors consciente , et non plus instinctive . On ne peut exiger davantage de la démocratie socialiste.

Mais il n’a jamais existé de parti qui ait pénétré si profondément les tendances sociales de son époque et les ait saisies aussi exactement que la démocratie socialiste .

Cela ne constitue pas son mérite, mais son bonheur. Elle le doit à ce qu’elle s’appuie sur l’économie bourgeoise qui, la première, a entrepris l’étude scientifique des rapports et des états sociaux. C’est à elle que l’on est redevable de la conscience plus claire de leurs devoirs sociaux qu’ont eue les classes révolutionnaires qui ont détruit le mode de production féodale. Elles ont eu moins que toute autre classe révolutionnaire à souffrir d’illusions. Mais les penseurs appartenant à la démocratie socialiste ont poussé plus loin l’étude des rapports sociaux, ont pénétré plus profondément que tous les économistes bourgeois qui les ont précédés. Le Capital, de K. Marx, est le pivot reconnu de la science économique moderne. Il dépasse autant les œuvres des Quesnay, des Adam Smith, des Ricardo que le jugement et la conscience de la démocratie socialiste dépassent celles des classes révolutionnaires à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle. Si notre parti se refuse à mettre sous les yeux de l’honorable public un tableau de la société future, les écrivains bourgeois n’ont aucune raison de nous railler et d’en conclure que nous ne savons pas ce que nous voulons. La démocratie socialiste a une vue plus claire de l’avenir que ne pouvaient l’avoir les économistes, les précurseurs de l’ordre social actuel.

Nous avons dit qu’un penseur peut, il est vrai, reconnaître les tendances de l’évolution économique à son époque, mais qu’il est incapable de prévoir les formes sous lesquelles elles s’exprimeront. Un coup d’œil jeté sur les conditions actuelles prouvera l’exactitude de cette proposition. Dans tous les pays où elles règnent, les tendances du mode de production capitaliste sont les mêmes. Et cependant combien sont diverses les formes politiques et sociales dans les différentes nations capitalistes. L’aspect change de l’Angleterre à la France, de la France à l’Allemagne et de l’Allemagne à l’Amérique. Les tendances historiques du mouvement ouvrier, né du mode de production actuel sont partout les mêmes. Mais les formes que revêt ce mouvement varient avec les pays.

On connaît exactement aujourd’hui les tendances du mode de production capi­taliste. Cependant personne n’osera dire quelles formes il revêtira dans dix, vingt ou trente ans – supposé d’ailleurs qu’il se maintienne aussi longtemps. Ce qui n’empêche pas d’exiger de nous un exposé de formes sociales qui dépassent l’existence du mode de production actuel.

Si nous nous refusons de répondre à l’invitation de donner un plan de la « société future » et d’indiquer les mesures transitoires pour y atteindre, cela ne signifie pas que nous tenions pour inutiles ou nuisibles les réflexions consacrées à la société socialiste. Ce serait jeter l’or avec les crasses. Ce qui est oiseux, ce qui est nuisible, c’est de faire des propositions positives sur l’organisation de cette société et sur les moyens d’y arriver. On ne peut faire de projets visant à une forme déterminée des conditions sociales que dans des sphères que l’on domine dans le temps et dans l’espace.

La démocratie-socialiste ne peut donc faire de propositions positives que si elles concernent la société actuelle et non la société future. Des propositions visant cette dernière peuvent faire fond non de faits, mais d’hypothèses ; se sont des fantaisies, des rêves qui, dans le cas le plus favorable, restent sans effet. Si leur auteur est assez bien doué, assez énergique pour leur ménager une certaine influence sur les esprits, cet effet ne peut être qu’une erreur et un gaspillage de forces.

Il ne faut pas confondre ces songes, qu’il est nécessaire de combattre décidément, avec les tentatives faites pour rechercher la direction que prendra l’évolution écono­mique dès que le principe socialiste aura été substitué au principe capitaliste. Il ne s’agit plus ici de « recettes pour la gargote de l’avenir », mais de l’interprétation scientifique de données résultant de l’étude de certains faits. Les recherches de cette nature ne sont nullement oiseuses, car à mesure que nos vues sur l’avenir deviennent plus claires, nous emploierons plus convenablement nos forces dans le présent. Les penseurs les plus considérables de la démocratie socialiste se sont livrés à des études de cette espèce. Dans les œuvres de Marx et de Engels, on rencontre quantité de résultats d’études semblables. Bebel, dans son livre Die Frau und der Sozialismus , nous a donné un résumé des travaux qu’il a faits dans cette voie.

Tout socialiste qui réfléchit a fait le même travail pour lui-même, en silence ; quiconque, en effet, s’est proposé un grand but, éprouve le besoin d’éclaircir les circonstances dans lesquelles il se réalisera. Les conceptions les plus diverses se sont fait jour suivant la variété des notions économiques, de la situation, du tempérament, de l’imagination, de la connaissance d’autres formes de société non capitalistes, communistes par exemple. Ces différences, ces contradictions n’atteignent nullement l’intégrité et l’unité de la démocratie socialiste. Quelque différentes que soient les vues que des yeux différents aient de notre but, pourvu que !a direction dans laquelle ils le voient soit la même et la bonne, peu importe le reste.

Nous pourrions clore ici ce chapitre. Les différentes conceptions que l’on a dans la démocratie socialiste sur la « société future » n’ont rien à voir avec ce que les démo­crates socialistes veulent. Ce que nous voulons, c’est la transformation de l’Etat en une association économique se suffisant à elle-même. Sur ce point, pas de divergence d’opinion parmi nous. Il n’est nullement oiseux de rechercher comment cette société se développera, quelles tendances elle créera. Mais le fruit de ces réflexions est l’affaire de chacun, n’est pas l’affaire du parti et n’a pas besoin de l’être ; elle n’influe pas en effet sur l’action du parti.

Cependant il s’est répandu tant d’idées fausses sur la façon dont les démocrates socialistes institueront leur société future, d’erreurs remontant aux socialistes utopiques ou inventées par des littérateurs ignorants ou mal intentionnés, que nous semblerons vouloir éluder la question si nous ne touchions pas un mot de quelques unes d’entre elles. Nous montrerons donc par quelques exemples quelles formes les tendances de l’évolution économique devront revêtir dans une communauté socialiste.
7 : La « Destruction de la famille ».

Un des préjugés les plus répandus contre la démocratie socialiste est la croyance qu’elle veut détruire la famille. Nous avons déjà eu l’occasion de dire un mot à ce sujet au chapitre II, aussi pourrons nous être brefs sur ce point.

Personne dans notre parti ne songe à détruire fa famille, à la supprimer légale­ment, à la dissoudre violemment. C’est une fausseté grossière que de lui imputer cette intention, seul un fou peut même s’imaginer qu’une forme de famille peut être créée ou supprimée par décret.

La famille actuelle n’a rien de contraire à la nature de la production coopérative. La réalisation de la société socialiste n’exige donc nullement en soi la dissolution de la forme de famille qui existe.

Ce qui conduit à cette dissolution, ce n’est pas la nature de la production coopé­rative, mais l’évolution économique. Dans le chapitre que nous venons de rappeler nous avons vu comment de nos jours la famille est dissoute, l’homme, la femme, les enfants séparés les uns des autres, comment le célibat et la prostitution deviennent des phénomènes collectifs.

La société socialiste n’entrave pas l’évolution économique, elle lui donnera plutôt une nouvelle impulsion. Cette évolution donc à faire progressivement des travaux du ménage les objet de certaines industries, à transformer l’ouvrière dans son ménage individuel en une ouvrière employée dans la grande industrie. Mais ce changement ne sera plus le passage de l’esclavage domestique à l’esclavage salarié ; elle ne la poussera pas de la famille qui la protège dans les sphères sans défense, sans protec­tion du prolétariat. Par son travail dans la grande industrie coopérative, la femme sera mise sur le même pied que l’homme et obtiendra la même part à la communauté que lui. Elle sera sa libre compagne, émancipée non seulement de l’asservissement domestique mais encore de la sujétion au capital. Disposant librement d’elle-même, l’égale de l’homme, elle mettra un terme à toute prostitution, légale ou illégale, et pour la première fois dans l’histoire du monde, le mariage monogamique, devant qui seront égaux l’homme et la femme, deviendra une institution réelle, où il n’y aura plus seulement le mot, mais encore la chose.

Ce ne sont plus là des propositions utopistes, mais des convictions scientifiques fondées sur des faits déterminés. Pour pouvoir les contester, il faut démontrer d’abord que ces conditions sont inexistantes. Comme on n’y a pas encore réussi, il ne reste plus aux messieurs et aux dames qui ne veulent pas entendre parler de cette évolution qu’un seul procédé de réfutation : ils n’ont plus qu’à témoigner d’une indignation morale et placer dans un jour favorable leur moralité en faisant appel au mensonge et à la fausseté. Mais qu’ils se disent bien que par ce moyen ils n’arrêteront pas une seule minute l’évolution.

Ce qui est établi, c’est que ce n’est pas la démocratie socialiste, ni l’essence de la production socialiste qui provoque la dissolution de la forme familiale traditionnelle, c’est l’évolution économique qui se poursuit sous nos yeux depuis des dizaines d’années. La société socialiste ne l’arrêtera pas, ne peut pas l’arrêter, mais elle dépouillera les conséquences de cette évolution de tous les côtés douloureux et bas qui les accompagnent dans la société capitaliste. Tandis que cette dernière provoque la dissolution de toute société familiale, de tout mariage, dans la société socialiste, la dissolution de la forme actuelle de famille ne se poursuivra que dans la mesure où elle sera supplantée par une forme supérieure.

Et voilà comment la démocratie socialiste poursuit la destruction du mariage et de la famille.
8 : La Confiscation de la propriété.

Nos adversaires qui savent mieux que nous-mêmes ce que nous voulons et s’entendent à faire de la « société future » un tableau plus précis que nous ne le saurions, ont trouvé que la démocratie socialiste ne pourrait commencer son règne que par l’expropriation des artisans et des paysans auxquels on confisquerait sans plus tout ce qui leur appartiendrait, non seulement leur maison et leurs biens, mais encore les meubles indispensables et leurs dépôts dans les caisses d’épargne. Après la rupture de tous les liens familiaux que nous voudrions consommer, cette dernière accusation forme un des principaux arguments qu’on nous oppose.

Remarquons d’abord qu’une société socialiste n’implique nullement une semblable confiscation.

Le programme démocrate socialiste n’en souffle pas mot. Ce n’est pas par timidité, pour ne pas choquer, mais simplement parce qu’on ne peut rien affirmer de précis à ce sujet. On ne peut affirmer qu’une chose de précise, c’est que la tendance de l’évolution économique rend nécessaire la transformation des grandes entreprises en propriétés sociales et leur exploitation dans l’intérêt de la société. Nul ne peut dire comment s’opérera cette révolution, si l’expropriation inévitable prendra la forme d’une confiscation ou d’un rachat, si elle se produira pacifiquement ou brutalement. A ce propos, il sert peu de faire appel à l’histoire. Ce passage peut s’effectuer de différentes façons, de même que la suppression des charges imposées par la féodalité s’est produite de différentes façons dans les différents pays. La manière dont se réalisera ce passage dépend de la situation générale où il se produira, de la force, du jugement de chaque classe intéressée, toutes conditions qu’il est impossible de calculer à l’avance. Dans l’évolution historique, l’imprévu joue le plus grand rôle.

Sans doute, les démocrates socialistes désirent que l’expropriation devenue inévitable des grandes entreprises ait lieu le moins douloureusement possible, pacifi­quement, d’un consentement unanime. Mais nos désirs ne déterminent pas plus l’évolution historique que ceux de nos adversaires.

Mais en aucun cas on ne peut dire que l’application du programme démocrate socialiste exige en toutes circonstances que chaque propriété, dont l’expropriation est devenue nécessaire, soit confisquée.

Ce qu’on peut affirmer d’une façon précise, c’est que l’évolution économique ne rend indispensable que l’expropriation d’une partie de la propriété actuelle. Ce qu’elle exige, c’est la propriété collective des moyens de production. La propriété privée des objets d’usage personnel n’en est nullement atteinte. Notre observation ne s’applique pas seulement aux moyens d’existence, aux meubles, etc. Souvenons nous de ce que nous avons dit dans le chapitre précédent sur les banques d’épargne. Elles sont un moyen de mettre à la disposition des capitalistes ce qui appartient aux classes non-capitalistes. Chacune des petites sommes épargnées est trop insignifiante pour permettre l’exploitation d’une entreprise capitaliste. Seule leur réunion leur permet de remplir les fonctions d’un capital. A mesure que les entreprises capitalistes passeront dans la propriété sociale, la possibilité de placer ses épargnes à intérêt diminuera. Elles cesseront d’être un capital, elles constitueront un trésor ne portant pas intérêt , un fonds de consommation. Mais cette transformation n’a rien de commun avec la confiscation des économies.

Une semblable mesure, d’ailleurs, n’est pas seulement inutile pour des raisons économiques , elle est encore absolument invraisemblable pour des raisons politiques . Les petites économies proviennent en grande partie des classes exploitées, de celles dont seule la force est capable d’introduire le socialisme dans la société. Il faut tenir ces classes pour absolument imbéciles pour croire qu’a fin d’avoir les moyens de production entre leurs mains elles commenceront par se priver des sous qu’elles auront économisés.

Mais le passage à la production socialiste non seulement n’implique pas l’expro­priation des moyens de consommation, il n’exige même pas celle de tous les possesseurs de moyens de production .

C’est la grande industrie qui rend nécessaire la société socialiste. La production coopérative exige également la propriété collective des moyens de production. Mais de même que la propriété privée des moyens de production est contradictoire avec le travail coopératif dans la grande industrie, de même la propriété collective ou sociale des moyens de production est en contradiction avec la petite industrie.

Cette dernière, comme nous l’avons vu, implique la propriété privée des moyens de production. L’abolition de cette propriété dans la petite industrie serait d’autant plus vaine que la tendance du socialisme aboutit à mettre les travailleurs en possession des moyens de production nécessaires. Pour les petites exploitations l’expropriation des moyens de production aurait pour résultat d’enlever ces derniers à leurs possesseurs pour les leur rendre ensuite. Ce serait absurde.

Le passage à la société socialiste n’implique donc nullement l’expropriation des petits paysans et des petits artisans . Non seulement cette transition ne leur enlèvera rien, mais elle devrait contraire leur apporter certains avantages. Comme la société socialiste comporte, comme nous l’avons vu, la tendance à remplacer la production marchande par la production pour l’usage direct, elle doit s’efforcer à transformer le paiement en argent par le paiement en nature, blé, vin, bétail, etc., des obligations contractées, envers la société, impôts intérêts des hypothèques passés dans la pro­priété sociale, si toutefois ces charges ne sont pas absolument supprimées. Ce procédé présente des facilités énormes pour le paysan. Il réclame dès maintenant cette substitution. Mais elle est impossible sous le régime de la production marchande. Seule la société socialiste est capable de la réaliser et de supprimer ainsi une des causes principales de ruine pour le paysan.

En fait, ce sont les capitalistes, qui, comme nous l’avons vu exproprient paysans et artisans. La société socialiste mettra un terme à cette expropriation.

Sans doute, le socialisme n’arrêtera pas l’évolution économique. Au contraire, il forme le seul moyen d’en assurer le progrès à un certain moment. Comme dans la société actuelle, dans la société socialiste la grande industrie se développera de plus en plus et absorbera de plus en plus les petites exploitations. Mais l’observation que nous avons faite à propos de la famille et du mariage s’applique également ici. Le sens de l’évolution reste le même, mais le socialisme supprime les douleurs, les horreurs qui accompagnent son cours dans la société actuelle, en en assurant !es avantages à tous.

Aujourd’hui, la transformation du paysan ou de l’artisan d’ouvrier de la petite industrie en travailleur de la grande industrie équivaut à le changer de propriétaire en prolétaire. Dans une société socialiste, le paysan ou l’artisan veut s’adonner an travail dans une grande exploitation coopérative, profite de tous les avantages de la grande industrie. Sa situation s’améliore considérablement ; son passage de la petite à la grande industrie n’a plus rien de comparable avec la transformation d’un propriétaire en prolétaire ; c’est bien plutôt quelqu’un qui, possédant peu autrefois, vient à posséder beaucoup.

La petite industrie est irrémédiablement condamnée à disparaître. Mais seule la démocratie socialiste peut permettre aux paysans et aux artisans de devenir dans leur ensemble des ouvriers de la grande industrie sans pour cela tomber dans le prolé­tariat . Ce n’est que dans une société socialiste que la disparition, devenue inévitable, de l’agriculture paysanne et du métier peut signifier une amélioration du sort du paysan et de l’artisan.

Le ressort de l’évolution économique ne sera plus la concurrence qui proscrit les industries retardataires et exproprie leurs possesseurs, mais l’attrait qu’exercent les exploitations et les formes d’exploitation d’un degré de développement supérieur sur les ouvriers des entreprises et des formes d’entreprises retardataires.

Ce mode d’évolution ne se borne pas à n’être pas douloureux, il se poursuit de plus avec une rapidité plus grande que celui qu’amène la concurrence. Aujourd’hui où l’introduction de nouvelles formes, de formes supérieures d’exploitation ne peut se produire sans l’expropriation des possesseurs d’exploitations retardataires, sans les privations et les souffrances de grandes masses ouvrières devenues inutiles, tout progrès économique se heurte à une résistance opiniâtre. Nous avons vu avec quelle obstination les producteurs s’attachent encore aux formes de production les plus arriérées, comme ils s’y accrochent désespérément tant qu’il leur reste encore un soupçon de force. Jamais un mode de production n’a été si révolutionnaire que le mode actuel, jamais un mode de production n’a, dans l’espace d’un siècle et dans tous les domaines de l’activité humaine, produit des bouleversements aussi gigantesques, et pourtant combien nombreuses sont encore les formes de production surannées, finies, qui subsistent encore à l’état de ruines.

Dès qu’aura disparu la crainte d’être jeté dans le prolétariat par l’abandon d’une exploitation indépendante, que les avantages de la grande industrie sociale seront assurés à tous les participants dans les domaines les plus variés, que chacun aura la possibilité de jouir de ces avantages, seuls des insensés pourront s’efforcer encore de maintenir des formes d’exploitation surannées.

Ce que la grande industrie capitaliste n’a pu accomplir dans le cours d’un siècle, la grande exploitation socialiste le fera en peu de temps : elle absorbera les petites entreprises retardataires. Elle y arrivera sans expropriation, par la seule force d’attraction d’une exploitation plus fructueuse.

Dans les régions où la production agricole n’est pas encore une production mar­chande, mais surtout une production pour la consommation personnelle, l’agricul­ture paysanne subsistera encore quelque temps dans la société socialiste. Mais à la fin, dans ces sphères même, on comprendra les avantages de la grande exploitation coopérative.

Dans l’agriculture, la substitution de la grande à la petite exploitation sera hâtée et facilitée par la disparition de l’antagonisme entre la ville et la campagne, par la ten­dance qui nécessairement doit prévaloir en société socialiste à transporter l’industrie en rase campagne. Il nous faut malheureusement ici nous borner à cette indication, un exposé plus détaillé nous entraînerait trop loin.
9 : La Répartition des produits dans la « société future ».

Nous avons l’intention de ne plus examiner qu’un point à propos de la « société future », c’est celui qui paraît le plus important. La première question que l’on adresse à un socialiste est en général la suivante : « Comment procéderez vous à la répartition de vos richesses ? Chacun recevra-t-il autant ? Chacun recevra-t-il la même chose ? »

Le partage ? Voilà ce qui intéresse le bourgeois. C’est au partage que se réduisent toutes ses conceptions du socialisme,

Il n’y a pas encore bien longtemps qu’en Allemagne les gens les plus instruits admettaient que les communistes voulaient partager au peuple toutes les richesses de la nation.

Cette croyance s’est obstinément maintenue malgré toutes les protestations élevées par la démocratie socialiste. La malice de nos adversaires n’en est pas uniquement cause. C’est bien plutôt leur impuissance à comprendre les conditions créées par le développement de la grande industrie. Bien souvent leur horizon est incapable de dépasser les conceptions qui correspondent à la petite industrie. Du point de vue de la petite industrie, le partage est la seule forme possible d’une espèce de socialisme. Le partage est en réalité très familier au paysan et au petit bourgeois. Depuis l’établissement de la production marchande, il est arrivé un nombre incal­culable de fois, chaque fois que quelques familles de marchands ou de propriétaires fonciers avaient amassé de grandes richesses et réduit les artisans et les paysans à la servitude et à la misère, que ces derniers tentaient de se tirer d’affaire en chassant les riches et en partageant leurs biens. Il y a cent ans encore, pendant la Révolution française qui proclamait si haut le droit de propriété privée, artisans et paysans se sont partagé les biens du clergé par exemple. Le partage est le socialisme de la petite industrie, le socialisme des couches populaires « conservatrices » , ce n’est pas le socialisme du prolétariat de la grande industrie . Il a fallu du temps, mais on a réussi enfin à inculquer aux penseurs allemands l’idée que les démocrates socialistes ne voulaient pas le partage, qu’ils en poursuivaient l’opposé, la réunion dans les mains de la société des moyens de production divisés jusqu’à présent entre divers propriétaires.

Mais la question du partage n’en subsiste pas moins. Les moyens de production appartenant à la société, celle-ci dispose dès lors des produits établis à l’aide de ces moyens. Comment les répartira-t-elle entre ses membres ? Suivant le principe de l’égalité ou d’après le travail fourni par chacun ? Et dans ce dernier cas, tout travail recevra-t-il la même rémunération, qu’il soit agréable ou désagréable, facile ou difficile, qu’il exige ou non des connaissances préalables ?

La réponse à cette question paraît être le point essentiel du socialisme. Il n’y a pas que nos adversaires pour enfourcher avec ardeur ce cheval de bataille, les anciens socialistes déjà ont accordé la plus grande attention à la répartition des produits. De Fourier à Weitling, de Weitling à Bellamy, on rencontre une série de tentatives consacrées aux solutions les plus variées et qui souvent témoignent d’une profondeur admirable. Les « propositions pratiques » ne font pas défaut, et beaucoup d’entre elles sont aussi simples que pratiques.

La question n’a cependant pas, à beaucoup près, l’importance qu’on lui attribue si souvent.

On avait coutume autrefois de considérer la répartition des produits comme un problème tout à fait indépendant de la production. Et comme les contradictions et les inconvénients du mode de production capitaliste se manifestaient tout d’abord dans le mode de répartition des produits qui lui est propre, il était tout naturel que les exploités et leurs amis vissent dans l’ « injuste » répartition des produits la source de tous les maux.

Conformément aux conceptions en faveur au début du XIXe siècle, ils admet­taient naturellement que cette répartition était une conséquence des idées dominantes, des notions juridiques. Pour supprimer cette injuste répartition, il fallait donc en imaginer une autre, meilleure et plus juste, et convaincre l’univers de ses avantages. La juste répartition ne pouvait être que le contraire de celle qui était appliquée. Aujourd’hui règne l’inégalité la plus criante ; aussi, suivant les uns, le principe de la répartition doit il être l’égalité . Aujourd’hui, l’oisif est au sein de l’opulence et le pauvre pâtit : aussi d’autres s’écriaient ils : à chacun suivant son travail (ou sous une forme plus moderne : à chacun le produit de son travail ). Mais l’une et l’autre de ces formules donnaient matière à réflexion ; il en naquit une troisième : à chacun suivant ses besoins .

Depuis lors, les socialistes ont reconnu que, dans une société, la répartition des produits n’est pas conditionnée par les conceptions et les formules juridiques qui y prévalent, mais par le mode de production qui y domine. Dans la société actuelle, la part des propriétaires fonciers, des capitalistes et des salariés au produit total est déterminée par le rôle que le sol, le capital et la force de travail jouent dans le mode de production actuel. Dans une société socialiste, la répartition des produits ne s’effectuera pas en vertu de lois aveugles qui s’appliquent sans arriver à la conscience des intéressés. Aujourd’hui, dans une grande entreprise industrielle, la production et le paiement des salaires sont surveillés, systématiquement réglés. Il en sera de même dans une société socialiste, qui n’est qu’une entreprise industrielle unique, gigantes­que. Les règles suivant lesquelles s’accomplira la répartition des produits seront établies par les intéressés. Mais ils ne seront pas libres dans le choix de ces règles. Elles ne pourront être élaborées en vertu de tel ou tel « principe », elles seront déterminées par les conditions réelles qui dominent dans la société, surtout par les conditions de la production .

Par exemple, le degré de productivité de travail aura toujours une grande influence sur le mode de répartition du produit du travail. On peut imaginer que l’application de la science à l’industrie provoquera un jour une telle productivité que l’homme possédera surabondamment tout ce dont il a besoin. Alors, la formule « à chacun suivant ses besoins » trouvera son application sans difficulté, presque naturellement. Par contre, la conviction la plus profonde dans la légitimité de ce principe ne pourrait en provoquer l’application si la productivité du travail était si faible qu’on ne puisse produire sans une dépense excessive de travail précisément ce dont on a besoin.

La formule « à chacun le produit de son travail » se heurtera toujours aux exigences de la production. Car si cette formule a un sens, elle suppose que le produit total du travail de la société sera partagé entre les membres de la communauté socialiste.

Cette conception ainsi que celle qui admet que le grand partage, par lequel doit débuter le régime socialiste, ne sortent pas de la sphère de la propriété privée actuelle. Répartir annuellement tous les produits aurait peu à peu pour résultat le rétablis­sement de la propriété privée des moyens de production.

L’essence même de la production socialiste suppose nécessairement qu’une fraction seulement des produits fabriqués seront distribués. Tous les produits destinés à maintenir et à développer la production (et à couvrir certaines pertes) ne seront évidemment pas répartis. Il en est de même des produits servant à la consommation collective, à établir, à entretenir et à développer des institutions publiques d’enseigne­ment, d’éducation, de plaisirs, de récréation, etc.

Le nombre et l’étendue des établissements de cette nature s’accroissent constam­ment déjà dans la société actuelle. Sur ce terrain encore, la grande entreprise évince la petite, ici la famille. Dans une société socialiste, cette évolution ne sera naturellement pas entravée, mais, au contraire, favorisée.

Le nombre des produits qui, dans une semblable société, entreront dans la consommation privée (seront propriété privée), sera beaucoup plus faible par rapport à la masse du produit total que dans la société actuelle, où presque tous les produits sont des marchandises, sont propriété privée. A la différence de ce qui a lieu aujourd’hui, ce ne sera plus la totalité, presque entière du produit qui se trouvera répartie, mais seulement un reste.

Mais la société socialiste ne pourra même pas disposer arbitrairement de ce reste. Là encore les exigences de la production seront décisives. Et comme la production sera dans un perpétuel état de transformation, de développement, les formes et les modes de répartition du produit seront soumises à de nombreuses variations dans une société socialiste.

C’est penser en véritable utopiste que de croire qu’il faudrait s’efforcer de créer un système particulier de répartition valable pour l’éternité. Sur ce terrain encore, la société socialiste ne fera pas de saut, mais se rattachera à ce qu’elle trouvera déjà établi. La répartition des biens dans une société future devra, pendant un temps appréciable, suivre des formes constituant un progrès sur les salaires existant actuellement. Il lui faudra partir de ces derniers. Et de même que ceux-ci changent non seulement suivant l’époque mais encore varient simultanément dans des branches différentes et dans des régions différentes, de même il n’est nullement impossible que, dans une société socialiste, on voit subsister côte à côte les formes les plus diverses de répartition, variant avec les différentes survivances historiques et les exigences variables de la production. il ne faut pas se représenter la société socialiste comme une organisation rigide, uniforme ; elle est toujours en mouvement, toujours emportée par le cours de l’évolution, jouissant de cette abondance de formes changeantes qui résulte nécessairement du développement de la division du travail, des communi­cations et du règne de la science et de l’art dans la société.

Après le « partage », c’est l’ « égalité » qui cause le plus de migraines à nos adversaires. « Les démocrates socialistes, disent-ils, veulent que chacun reçoive une part égale du produit total. L’homme laborieux obtiendra donc autant que le pares­seux, le travail pénible et désagréable sera donc rémunéré comme celui qui est facile et agréable, le travail du manœuvre comme le travail le plus artistique qui demande des années de préparation, etc. Dans ces conditions, chacun travaillera aussi peu que possible, personne n’accomplira les travaux périlleux ou désagréables, personne ne voudra plus rien apprendre, ce sera la ruine complète de la société, la barbarie. Aussi tout cela nous montre bien que ce que poursuivent les démocrates socialistes est impraticable. »

Après ce que nous venons de dire, il est inutile de s’attarder à montrer l’absurdité de cette affirmation. Nous sommes beaucoup moins perspicaces que nos adversaires, aussi ne pouvons nous montrer la même précision et déclarer à l’avance si la société future décrétera ou non la parfaite égalité de tous les revenus. Mais si une société socialiste imaginait un jour de prendre une semblable décision, si cette mesure commençait à produire les résultats détestables que nos adversaires ont prévus avec tant de détails, l’effet serait que, non la production socialiste, mais le principe de l’égalité, serait jeté par-dessus bord.

Nos ennemis n’auraient le droit de conclure de l’égalité des revenus à l’impos­sibilité de la société socialiste que s’ils réussissaient à prouver : 1) que cette égalité est, en toutes circonstances, incompatible avec le progrès de la production. Ils n’ont jamais apporté cette preuve, ils ne pourront jamais le faire, parce que la participation de l’individu à la production ne dépend pas uniquement de la rémunération qu’il reçoit, mais encore des circonstances les plus différentes, comme sentiment du devoir, ambition, émulation, habitude, attrait du travail, etc. Nous ne pouvons faire à leur sujet que des suppositions, nous ne pouvons avoir de certitude et notons, en passant, que ces prévisions sont, loin de l’appuyer, contraires à l’opinion de nos adversaires. Ceux-ci devraient d’ailleurs nous prouver encore que : 2) l’égalité des revenus est de l’essence même d’une société socialiste, que, sans cette égalité, une semblable société est inconcevable. Cette démonstration est également impossible. Un simple coup d’œil jeté sur les différentes formes de production communiste, qui ont déjà existé depuis le communisme primitif jusqu’à la mark et aux familles paysannes, montre combien sont diverses les formes de répartition des produits, compatibles avec la propriété collective des moyens de production. Tous les modes actuels de rému­nération, traitement fixe, salaire au temps, salaire aux pièces, primes pour les travaux supplémentaires, paiement différent des différents travaux, tous ces modes de rémunération, convenablement modifiés, sont compatibles avec le principe d’une société socialiste, et chacun d’entre eux jouera un rôle plus ou moins grand pendant un certain temps encore dans les diverses communautés socialistes, eu égard à la diversité des besoins et des habitudes de leurs membres et aux exigences de la production.

Mais cela ne signifie pas que le principe de l’égalité (qui n’est pas nécessairement l’uniformité) des revenus ou des conditions matérielles de l’existence ne jouera pas un rôle dans les sociétés socialistes, mais il ne faut pas la considérer comme le but d’un nivellement imposé directement par la force, mais comme le terme d’une évolution naturelle, comme une tendance.

Dans le mode de production capitaliste règnent non seulement la tendance à l’augmentation, mais encore la tendance à la diminution des différences de revenu, la tendance à l’augmentation et la tendance à la diminution de l’inégalité.

En faisant disparaître les classes moyennes et en provoquant l’accroissement de plus en plus considérable des grands capitaux, ce régime creuse l’abîme qui sépare la masse de la population de ses chefs. Ceux-ci s’élèvent de plus en plus au-dessus de leurs concitoyens, deviennent de moins en moins accessibles. Mais en même temps, le régime capitaliste tend à niveler de plus en plus les différences de revenus dans la masse de la population. Il ne se contente pas de jeter dans le prolétariat les paysans et les petits bourgeois ou de réduire leurs revenus au salaire prolétarien, il supprime également, au sein du prolétariat, les différences qui subsistent encore. La machine a pour effet de faire tomber les inégalités qu’un apprentissage plus ou moins long, une offre plus ou moins grande de force de travail, une organisation plus ou moins stricte avaient provoqués dans les salaires des différentes espèces d’ouvriers sous le régime du métier et même de la manufacture, inégalités qui, eu égard au caractère de fixité des formes de production antérieures à l’introduction de la machine, se changèrent en des différences constantes immuables. Aujourd’hui, ces différences varient sans cesse et tendent de plus en plus à s’annuler. En même temps, la rémunération du travailleur intellectuel tend à se rapprocher du salaire de l’ouvrier. Le nivellement, que nos adversaires flétrissent avec une grande indignation parce qu’ils croient qu’il est de l’intention des socialistes de l’établir, se poursuit, sous leurs yeux, dans la société actuelle.

Dans la société socialiste, il est clair que toutes les tendances à l’augmentation de l’inégalité qui proviennent de la propriété privée des moyens de production prendront fin. Par contre, la tendance au nivellement des différences de revenu se manifestera avec une force plus grande. Mais nous pouvons ici renouveler la remarque que nous faisions plus haut quand nous parlions de la dissolution de la famille traditionnelle et de la disparition le la petite industrie, la direction suivie par l’évolution économique reste en une certaine mesure la même dans la société socialiste et dans la société capitaliste, seulement elle se manifeste d’une façon différente. Aujourd’hui, le nivellement des revenus dans la masse de la population a pour résultat d’abaisser les revenus supérieurs au niveau des revenus inférieurs. Dans une société socialiste, il aura pour effet d’élever les revenus inférieurs et de les égaler aux revenus plus considérables.

Nos adversaires cherchent à effrayer les ouvriers et les petits bourgeois en leur disant qu’une semblable égalité ne pourrait que rendre pire leur situation. Suivant eux, en effet, la totalité du revenu des classes riches ne suffirait pas, une fois réparti, à porter le revenu des classes les plus misérables au niveau moyen de celui de la classe ouvrière. Pour l’amour de « l’égalité » les ouvriers et les petits bourgeois les plus favorisés devraient donc faire abandon d’une partie de leurs ressources. Ils auraient à perdre et non à gagner à l’avènement du socialisme.

Il est vrai que les miséreux, le « Lumpenprolétariat », sont si nombreux, leur situation est si lamentable que les énormes revenus des classes riches une fois répartis, suffiraient à peine à leur assurer l’existence d’un ouvrier aisé. Mais il est peut-être douteux que ce soit une raison de maintenir nécessairement la société actuelle. Nous aimons à croire que l’adoucissement de la misère causé par cette répartition constituerait déjà un progrès.

Mais, comme nous le savons, il n’est pas question de « partage », mais de modification apportée au mode de production. Le passage de la production capitaliste à la production socialiste provoquera absolument une augmentation rapide de la masse des produits établis annuellement. N’oublions pas que la production capitaliste est devenue un obstacle à l’évolution économique, empêche le plein développement des forces productives de la société moderne. Non seulement elle est incapable d’absorber les petites industries dans la mesure où le permettrait ou l’exigerait même le progrès technique, mais il lui est même impossible d’utiliser toutes les forces de travail disponibles. Elle les gaspille en forçant une masse de plus en plus considérable à entrer dans les rangs des sans-travail, du « Lumpenprolétariat », des parasites et des intermédiaires improductifs et en en entretenant sans profit une autre partie dans les armées permanentes.

Une société socialiste saurait ménager une tâche productive à toutes ces forces de travail. Elle augmenterait considérablement le chiffre des travaux actifs, le doublerait peut-être et elle accroîtrait proportionnellement la masse totale des produits annuels. Cette extension de la production suffirait à elle seule à élever le revenu de tous les ouvriers et non pas seulement des plus misérables d’entre eux.

De plus, la substitution de la production socialiste hâterait beaucoup, comme nous l’avons déjà exposé, l’absorption des petites industries et leur remplacement par de grandes entreprises : la productivité du travail s’en trouverait ainsi notablement augmentée en général. Il deviendrait dès lors possible non seulement d’élever le salaire, mais encore de diminuer le temps de travail.

Aussi est il tout à fait absurde de prétendre que le socialisme signifie pour tous l’égalité du porte-monnaie. Cette égalité ne constitue pas la tendance socialiste, mais celle du mode de production actuel. Le passage à la production socialiste doit entraî­ner naturellement une amélioration du sort de toutes les classes laborieuses, du paysan comme du petit bourgeois. Suivant les circonstances et les conditions économiques dans lesquelles elle s’effectuera, cette amélioration sera plus ou moins grande, mais en tout cas elle sera sensible. Chaque nouveau progrès économique provoquera dès lors une augmentation et non plus une diminution du bien-être général

Ce changement apporté à la direction suivie par l’évolution du revenu nous paraît plus favorable à la santé du corps social que l’augmentation absolue des revenus. Aujourd’hui tout être pensant vit plus dans l’avenir que dans le présent ; la promesse ou la menace qu’on lui fait l’occupe plus que la jouissance du moment. Ce n’est pas l’être, mais le devenir, ce ne sont pas les états, mais les tendances qui décident du bonheur de l’individu et de sociétés entières.

Nous apprenons ici à connaître une nouvelle supériorité de la société socialiste sur la société capitaliste. Elle n’offre pas seulement un bien-être supérieur, mais encore une sécurité de l’existence que la plus grande richesse ne peut assurer aujourd’hui. Si le premier avantage intéresse surtout les exploités d’aujourd’hui, l’autre constitue un don précieux pour les exploiteurs actuels, dont le bien-être n’a plus besoin ou ne peut même plus être accru. L’insécurité menace le riche comme le pauvre, elle est peut-être plus pénible que la misère. Elle fait ressentir en esprit la misère à ceux qui ne sont pas encore aux prises avec elle. C’est un spectre qui n’épargne pas les palais.

Tous les hommes de science qui ont étudié les communautés communistes, les communes rurales de l’Inde ou de la Russie (avant que la production marchande, les interventions administratives, l’argent et l’usure les aient détruites) ou les com­munautés familiales, telles qu’elles existent encore chez les Slaves méridionaux, ont tous observé les sentiments de calme, de sécurité, d’égalité d’humeur qui caractér­isaient leurs membres. Complètement indépendantes des fluctuations du marché, en pleine possession de leurs instruments de production, elles se suffisent à elles-mêmes, règlent le travail sur leurs besoins, et savent à l’avance ce qui les attend.

Et cependant la sécurité que ces communautés primitives pouvaient offrir n’était pas complète. Leur pouvoir sur la nature était faible, la communauté elle-même était peu étendue. Les pertes résultant d’épizooties, de mauvaises récoltes, d’inondations, étaient fréquentes et atteignaient toute la société. Combien plus sûre serait une communauté socialiste de l’étendue d’un État moderne et disposant de toutes les conquêtes de la science actuelle.
10 : Le Socialisme et la Liberté.

Beaucoup de nos adversaires savent et reconnaissent qu’une société socialiste offrirait à ses membres le bien-être et la sécurité. Mais, objectent-ils, ces avantages sont achetés trop cher, ils seront payés de la perte complète de la liberté. L’oiseau dans sa cage peut chaque jour compter sur sa nourriture, il est assuré contre la faim, les intempéries, protégé contre ses ennemis. Mais il n’a pas la liberté, aussi n’est il qu’un être digne de pitié qui n’a qu’un désir, être replacé dans le monde des dangers et des besoins, rejeté dans la lutte pour l’existence.

Le socialisme, nous disent-ils, détruit la liberté économique, la liberté du travail. Il institue un despotisme au prix duquel l’absolutisme politique le plus complet constitue un état de liberté, l’absolutisme ne s’empare que d’une partie de l’homme, le despo­tisme socialiste le prend tout entier.

Il est juste de dire que la production socialiste est incompatible avec la pleine liberté du travail, c’est-à-dire avec la liberté pour l’ouvrier de travailler où il veut quand il veut et comme il veut. Mais cette liberté de l’ouvrier est incompatible avec tout travail en commun systématique, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’il revête, capitaliste ou coopérative. La liberté du travail n’est possible que dans la petite industrie et dans une certaine mesure seulement. Même là où la petite exploitation est exempte de prescriptions restrictives, agricoles ou corporatives, l’ouvrier individuel dépend encore d’influences naturelles et sociales, le paysan par exemple de la température, l’artisan de l’état du marché, etc. La petite exploitation a toujours permis une certaine liberté du travail. Cette liberté a toujours été son idéal, l’idéal le plus révolutionnaire dont fut capable le petit bourgeois qui ne peut dépasser l’horizon de la petite industrie.

Il y a cent ans encore, à l’époque de la Révolution française, cet idéal reposait sur des rapports économiques. Aujourd’hui il n’a plus de valeur, il ne peut persister que dans l’esprit de gens qui ne voient pas quelle révolution économique s’est accomplie depuis. La disparition de la liberté du travail est nécessairement liée à la disparition de la petite industrie. Ce ne sont pas les démocrates socialistes qui les abolissent, mais les progrès irrésistibles de la grande industrie. Ceux mêmes qui ont le plus souvent à la bouche la nécessité de la liberté du travail, les capitalistes, sont ceux qui contribuent le plus à l’abolir.

La liberté du travail ne disparaît pas seulement dans le travail à la fabrique ; elle cesse encore d’exister pour tout travail où l’individu n’agit que comme partie d’un tout. Elle est inconnue non seulement des travailleurs parcellaires de la manufacture et de la grande industrie, mais encore des travailleurs intellectuels qui employés dans de grandes maisons n’agissent pas spontanément comme individus, par eux-mêmes. Le médecin d’hôpital comme l’instituteur, l’employé de chemins de fer comme le journaliste, etc., ne jouissent pas de la liberté du travail, mais sont astreints à certains règlements, doivent travailler à des endroits prescrits, à des moments déterminés, etc. Et comme, nous l’avons déjà fait observer, dans le domaine de l’activité intellectuelle, la grande industrie évince la petite comme dans tous les domaines de l’activité humaine, pour le travailleur intellectuel, la liberté du travail disparaît de plus en plus dans la société actuelle.

Sans doute, sous le régime de la grande industrie capitaliste, l’ouvrier jouit encore d’une certaine liberté. S’il ne lui convient pas de travailler dans une certaine entreprise, il est libre de se chercher un emploi dans une autre. Il peut changer de service. Dans une communauté socialiste, tous les moyens de production sont concentrés en une seule main, il n’y a plus qu’un seul employeur qu’il est impossible de changer.

A ce point de vue, le salarié actuel a sur le travailleur d’une société socialiste, l’avantage d’une certaine liberté. Mais on ne peut l’appeler la liberté du travail. Il peut changer de fabrique autant qu’il voudra, il ne trouvera dans aucune la liberté du travail. Dans chacune d’elles, il trouvera les actes à accomplir par un ouvrier réglementés et déterminés d’une façon précise. C’est une nécessité technique.

La liberté qui menace de disparaître pour l’ouvrier dans la production socialiste n’est donc pas la liberté du travail, mais celle de chercher soi-même son patron. Cette liberté n’est aujourd’hui, nullement insignifiante. C’est une garantie pour l’ouvrier, et quiconque a travaillé dans une industrie monopolisée le sait bien. Mais l’évolution économique rend cette liberté de moins en moins sûre. L’extension du chômage a pour effet de diminuer le nombre des emplois disponibles comparé au chiffre des postulants. Le sans-travail doit s’estimer heureux de trouver une place. La concen­tration des moyens de production entre les mains de personnes de moins en moins nombreuses aboutit à ce résultat finalement, l’ouvrier retrouve toujours le même employeur ou du moins les mêmes conditions de travail.

Ce que nos adversaires qualifient de mauvaise intention de la démocratie socialiste, ennemie de la civilisation et de la liberté, n’est que la tendance nécessai­rement suivie par l’évolution économique dans la société actuelle.

Ce n’est pas la démocratie socialiste, mais l’évolution économique qui abolit la faculté de choisir les conditions de travail ainsi que la liberté pendant le travail. La démocratie socialiste ne peut certes, ni ne veut d’ailleurs, entraver l’évolution. Mais là encore, comme dans d’autres domaines, l’évolution prendra une nouvelle forme, plus favorable à l’ouvrier. Elle ne peut supprimer la dépendance de l’ouvrier dans un organisme économique dont il ne forme qu’un petit rouage, mais elle substitue à la dépendance du travailleur vis-à-vis d’un capitaliste dont les intérêts sont opposés aux siens, la dépendance vis-à-vis d’une société dont il est membre, d’une société composée de camarades égaux en droits qui ont les mêmes intérêts.

Une semblable dépendance peut paraître insupportable à un avocat, à un littéra­teur libéraux. Elle ne l’est pas pour un prolétaire moderne, comme nous. le prouve un simple coup d’œil jeté sur le mouvement syndical. Les syndicats nous offrent déjà le spectacle de ce que sera cette « tyrannie de l’État socialiste » dont nos adversaires radotent tant. Dès maintenant les conditions de travail de l’individu sont réglées de la façon la plus précise et la plus sévère, et cependant aucun des membres de ces associations n’y a vu une atteinte insupportable portée à sa liberté personnelle. Ce ne sont pas les travailleurs, mais leurs exploiteurs qui ont trouvé nécessaire de défendre contre ce « terrorisme » cette « liberté du travail », et souvent ils ont fait appel à la force des armes et le sang a été répandu. Pauvre liberté qui ne trouve plus d’autres défenseurs que les maîtres d’esclaves.

Mais cette absence de liberté du travail ne perd pas seulement son caractère oppresseur dans une société socialiste, elle deviendra la base de la plus grande liberté dont il ait été jamais possible à l’humanité de jouir.

Notre proposition semble contradictoire. Elle ne l’est qu’en apparence.

Jusqu’à l’établissement de la grande industrie, le travail destiné à créer et à acquérir les produits nécessaires à l’entretien de la vie occupait tout entier ceux, qui y étaient employés. Il exigeait le maximum d’efforts non seulement du corps, mais encore de l’esprit. Cette remarque ne s’applique pas seulement au chasseur et au pêcheur, mais encore au paysan, à l’artisan, au marchand. La vie de l’homme indus­trieux, se dépensait presque uniquement dans son industrie. C’était le travail qui trempait ses désirs et ses nerfs, qui rendait son cerveau inventif, lui inspirait la soif de s’instruire. Complètement pris par le travail parcellaire du moment, les classes laborieuses perdirent la compréhension des phénomènes généraux qui les entouraient. Un développement complet et harmonique des forces morales et corporelles, l’étude approfondie des problèmes soulevés par les rapports sociaux et politiques, une pensée philosophique, c’est-à-dire la recherche des plus grandes vérités pour elle-même, ne pouvaient dans ces circonstances se rencontrer que chez les hommes libérés de toute industrie. Jusqu’à l’introduction de la machine, seul le transfert de ces travaux à autrui, l’exploitation rendit la chose possible.

La race la plus occupée d’idéal, la plus philosophique que l’histoire connaisse, la seule société de penseurs et d’artistes que nous puissions relever, qui cultivait la science et les arts pour eux-mêmes, fut l’aristocratie athénienne, qui fut composée des grands propriétaires fonciers d’Athènes, maîtres d’esclaves.

Pour eux le travail (non seulement le travail servile, mais encore le travail libre) était une déchéance et cela à juste titre. Socrate n’exagérait pas quand il disait : « Les boutiquiers et les artisans manquent de culture parce qu’ils manquent des loisirs sans lesquels une bonne éducation est impossible. Ils n’apprennent que ce qu’exige leur profession. La science en soi n’a pas d’attrait pour eux. C’est ainsi qu’ils ne s’occupent d’arithmétique que parce que cette science est utile au commerce et non pour se familiariser avec la nature des nombres. Ils n’ont pas la force de porter plus haut leurs visées. Voici ce que dit l’homme qui se livre à une industrie : la joie que procure l’honneur et l’instruction n’a pas de valeur au prix du gain. Les forgerons, les charpentiers, les cordonniers, peuvent être experts dans leur art, la plupart ont des âmes d’esclaves, ils ignorent le beau, le bien, le juste. »

A mesure que l’évolution économique poursuivait ses progrès, la division du travail atteignait un degré incroyable et la production marchande forçait les exploi­teurs et les gens instruits à se livrer à l’industrie. Comme le paysan et l’artisan, le riche est maintenant pris tout entier par son activité industrieuse. Ce n’est pas dans les gymnases et dans les académies qu’ils se rassemblent, mais dans les bourses et sur les marchés ; les spéculations auxquelles ils se consacrent n’ont pas pour objet les notions de vérité et de justice, mais la laine et l’eau-de-vie, les emprunts russes et les coupons portugais. Leurs facultés intellectuelles s’usent dans ces spéculations. Leur travail fait, il ne leur reste plus de force que pour s’abandonner aux plaisirs les moins spirituels possibles qui seuls peuvent encore les intéresser.

Mais pour ceux qui la possèdent, l’instruction est devenue une marchandise, comme nous l’avons vu. Eux aussi n’ont ni le temps ni le goût de se livrer à la recherche désintéressée de la vérité, d’un idéal. Chacun se renferme dans sa spécialité et tient pour perdue chaque minute employée à acquérir une connaissance dont il ne pourra tirer profit. Aussi tend-on maintenant à exclure le latin et le grec des écoles moyennes. Dans cette affaire, les raisons pédagogiques ont peu de poids : ce que l’on veut c’est apprendre aux jeunes gens seulement ce dont ils ont besoin, c’est à dire ce qu’ils peuvent convertir en argent.

Même chez les hommes de science ou chez les artistes, l’intelligence du tout, l’effort vers un développement harmonique et général ont disparu. Partout les études se spécialisent, se professionnalisent. La science et l’art deviennent des métiers. Ce que Socrate dit des professions viles s’applique maintenant à elles. L’esprit philosophique est en train de mourir, du moins dans les classes dont nous venons de parler.

Cependant un nouveau mode de travail, le travail à la machine, s’est introduit, et une nouvelle classe, le prolétariat, s’est constituée.

La machine enlève au travail tout fond intellectuel. Le travailleur à la machine n’a plus à penser, à réfléchir ; il lui suffit d’obéir passivement à la machine. Elle lui indique ce qu’il a à faire, il devient son prolongement.

Ce que nous venons de dire du travail à la machine s’applique également, bien qu’en général à un moindre degré, aux travaux parcellaires exécutés, soit à la manu­facture soit à domicile. La division du travail de l’artisan qui crée un objet entier en une série de travaux parcellaires dont chacun, au moyen d’une seule ou de plusieurs manipulations, ne fabrique qu’une partie du produit complet, forme comme on sait le point de départ, l’introduction au machinisme.

La première conséquence que l’uniformité et la platitude du travail entraînent pour le prolétaire est la mort apparente de son intelligence.

Le second résultat est qu’il se sent poussé à se révolter contre le prolongement trop grand du travail. Pour lui, travailler ce n’est pas vivre. La vie ne commence pour lui que quand il cesse le travail. Pour l’ouvrier pour lequel le travail et la vie sont une seule et même chose, la liberté du travail peut signifier une vie libre. Mais le prolé­taire qui ne vit que quand il ne travaille pas ne peut atteindre à une vie libre qu’en se libérant du travail. Il va de soi que la tendance de cette dernière classe d’ouvriers ne peut aller jusqu’à vouloir se dérober à tout travail. Le travail est la condition de la vie. Mais leurs efforts doivent tendre nécessairement à limiter suffisamment le travail pour qu’ils aient le loisir de vivre.

C’est là une des raisons les plus fortes de la lutte menée par le prolétaire moderne en faveur de la réduction du temps de travail, que les paysans et les artisans à l’ancienne mode ne comprennent pas. Le but de cette lutte n’est pas d’obtenir de petits avantages économiques, une légère élévation de salaire, la diminution du nombre des sans-travail. Tous ces objets arrivent par surcroît, mais, au fond, c’est une lutte pour la vie.

Arrivons enfin à une dernière conséquence de ce fait que le travail a été dépouillé par la machine de tout caractère intellectuel : les facultés spirituelles du prolétaire ne sont pas épuisées par l’activité industrieuse qu’il déploie ; elles sommeillent. Aussi chez l’ouvrier le désir d’exercer son esprit en dehors du travail devient de plus en plus puissant, si toutefois il lui reste quelque loisir de le faire. Un des phénomènes les plus frappants de la société actuelle est la soif de s’instruire qu’on rencontre dans le prolétariat. Tandis que toutes les autres classes cherchent à tuer le temps qu’elles ont libre aussi sottement que possible, le prolétariat montre une véritable avidité à s’instruire. Il faut avoir eu l’occasion d’agir avec des prolétaires pour apprécier pleinement ce désir d’instruction et de culture. Mais celui qui reste étranger au mouve­ment peut soupçonner ces efforts en comparant les revues, brochures, journaux lus par les ouvriers avec la littérature que préfèrent les autres sphères de la société.

Cette soif d’apprendre est absolument désintéressée. La science ne peut aider le travailleur à la machine à élever ses revenus. S’il recherche la vérité, il le fait pour elle-même et non dans l’espérance d’un profit matériel. Aussi ne se borne-t-il pas à un domaine unique, rétréci. Il porte ses vues sur l’ensemble. Il veut comprendre toute la société, tout l’univers. Les problèmes les plus difficiles sont ceux qui l’attirent le plus. Il se plaît aux questions de philosophie, de métaphysique. Souvent il est difficile de lui faire quitter les nuages et de le ramener sur la terre.

Ce n’est pas la possession du savoir mais le désir de savoir qui fait le philosophe. Et c’est chez ces prolétaires méprisés, ignorants, que revit l’esprit philosophique des plus brillants penseurs de l’aristocratie athénienne. Mais dans la société actuelle, cet esprit ne peut se développer pleinement. Les prolétaires ne possèdent pas les moyens de s’instruire, n’ont pas la direction nécessaire aux études systématiques, sont abandonnés à tous les hasards, à toutes les difficultés de l’initiation auto-didactique, mais manquent surtout des loisirs nécessaires. La science et l’art restent pour eux des terres promises qu’ils aperçoivent de loin, pour la possession desquelles ils combattent, mais où ils ne pourront entrer.

Seul le triomphe du socialisme donnera au prolétariat toute facilité de s’instruire ; seul le triomphe du socialisme permettra de réduire suffisamment le temps de travail nécessaire pour ses loisirs indispensables à l’acquisition des connaissances. Le mode de production capitaliste éveille chez le prolétaire le désir de savoir ; seul le mode de production socialiste peut arriver à le satisfaire.

Ce n’est pas la liberté du travail , mais l’exemption du travail que rend possible dans une large mesure l’emploi de la machine dans une société socialiste, qui donnera à l’humanité une vie libre, la liberté de s’adonner aux arts et aux sciences, la liberté de ressentir les jouissances les plus nobles.

Ce développement heureux et harmonique, resté jusqu’à présent le. privilège d’une poignée d’aristocrates élus, deviendra le bien commun de toutes les nations civilisées. L’office que les esclaves remplissaient au profit des premiers sera accompli par les machines au profit des peuples. Libérés du travail lucratif, les peuples jouiront de tous les avantages de cette délivrance sans avoir à subir aucun des effets dégradants, grâce auxquels l’esclavage finit par énerver les aristocrates d’Athènes. De même que les moyens dont disposent actuellement, les sciences et les arts, sont bien supérieurs à ceux que l’on connaissait il y a deux mille ans, de même que le monde civilisé moderne l’emporte de beaucoup sur le petit pays de Grèce ; de même la société socialiste dépassera en hauteur morale et en bien-être matériel la communauté la plus brillante que l’histoire ait jamais connue.

Heureux celui auquel il est donné d’employer ses forces à réaliser ce noble idéal.

Notes

[1] Remarquons en passant que, comme l’institution économique ne peut nullement rester stationnaire en état socialiste, son progrès aura pour conséquence d’étendre constamment l’étendue dont une communauté socialiste aura besoin pour réussir. Nous sommes fermement convaincus que les diverses nations socialistes finiront par se fondre en une communauté unique, que toute l’humanité ne formera plus qu’une société. Cependant, nous n’avons à nous préoccuper ici que des origines et non du cours ultérieur que suivra l’évolution des formes sociales socialistes. Nous n’avons donc pas à examiner, au cour de nos développements, la question de la République universelle.

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  • Ce développement heureux et harmonique, resté jusqu’à présent le. privilège d’une poignée d’aristocrates élus, deviendra le bien commun de toutes les nations civilisées. L’office que les esclaves remplissaient au profit des premiers sera accompli par les machines au profit des peuples. Libérés du travail lucratif, les peuples jouiront de tous les avantages de cette délivrance sans avoir à subir aucun des effets dégradants, grâce auxquels l’esclavage finit par énerver les aristocrates d’Athènes. De même que les moyens dont disposent actuellement, les sciences et les arts, sont bien supérieurs à ceux que l’on connaissait il y a deux mille ans, de même que le monde civilisé moderne l’emporte de beaucoup sur le petit pays de Grèce ; de même la société socialiste dépassera en hauteur morale et en bien-être matériel la communauté la plus brillante que l’histoire ait jamais connue.

    Heureux celui auquel il est donné d’employer ses forces à réaliser ce noble idéal.

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