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Daniel Guérin, "Les Antilles décolonisées"

mardi 15 septembre 2009, par Robert Paris

Nicolas Guillen ose écrire :

Couper les têtes comme les cannes
Clac, clac, clac !
Brûler les cannes et les têtes
Et faire monter jusqu’aux nuages la fumée
Oh quand sera-ce, quand sera-ce !

Nègre, petit nègre
Violet et frisé.
Debout ! dans la rue !

Car le soleil darde ;
Dites réveillé
Ce que vous pensez
Que meure le maître !
Qu’il meurre grillé !

Jacques Roumain n’incite pas seulement à l’insoumission les Haïtiens, mais les noirs du monde entier :

Et bien voilà :
Nous autres
Les nègres
les niggers
Les sales nègres
Nous n’acceptons plus
C’est simple
Fini
D’être en Afrique
En Amérique
Vos nègres
Vos niggers
Vos sales nègres.
... Nous n’acceptons plus
ça vous étonne
De dire : oui missié
En cirant vos bottes
Oui mon pé
Aux missionnaires blancs
Ou maître
En récoltant pour vous
La canne à sucre
Le café
Le coton
L’arachide
En Afrique
En Amérique
En bons nègres
En pauvres nègres
Que nous étions
Que nous ne serons plus ...

cité par Daniel Guérin dans son ouvrage

Daniel Guérin, "Les Antilles décolonisées"

(1956)

Voudra-t-on me suivre aujourd’hui dans une contrée déshéritée entre toutes, car l’histoire semble l’avoir fourvoyée dans une impasse, dont, au premier abord, on n’est pas bien sûr qu’elle puisse jamais sortir ? (...) S’agit-il (...) uniquement des îles éparpillées dans la mer des Antilles (ou mer des Caraïbes) ? Notre contrée englobe-t-elle certains territoires continentaux limitrophes (...) tels que les trois Guyanes ou le Honduras britannique ? (...) Ne sont-ils pas les fragments d’un continent effondré ? (...) Elles sont aujourd’hui encore, non pas antillaises, mais françaises, anglaises, américaines, hollandaises, espagnoles. Et elles n’ont pas cessé d’appartenir à leur métropole d’origine (...)

Dès le premier abord, elles donnent au visiteur une surprenante impression de vétusté. C’est qu’il ne s’attendait pas à y trouver encore si visibles les stigmates de l’esclavage. (...) Les hommes ont été émancipés, on ne les mène plus guère à coups de fouet, mais la société esclavagiste a, pour une large part, survécu. (...) Et Joseph Zobel fait dire à un ancien esclave martiniquais : "Quand je fus revenu de l’ivresse de ma libération, je dus constater que rien n’était changé pour moi ni pour mes compagnons de chaînes... Je restai comme tous les nègres dans ce pays maudit ; les békés gardaient la terre, toute la terre du pays et nous continuions à travailler pour eux..." (tiré de "la rue Cases-Nègres") Cette persistance du passé esclavagiste qui frappe tous les observateurs, on ne la décèle pas seulement dans d’innombrables signes extérieurs (ainsi, les misérables cases d’esclaves, toujours debout, autour de la plantation sucrière), mais, ce qui est pis, dans les attitudes mentales des deux races : complexe de supériorité chez le blanc, complexe d’infériorité chez l’homme de couleur (...) La Guadeloupe et la Martinique, pourtant si voisines, forment deux petits mondes qui se boudent. (...) Les communications d’une île à l’autre sont très réduites et le commerce inter-antillais presque nul. L’avion est le seul moyen de communication pratique. mais les voyages aériens sont couteux et accessibles aux seuls privilégiés. Ajoutons qu’à l’école, l’enfant apprend à connaître dans le détail les institutions et l’histoire de la lointaine "mère-patrie", mais que ses éducateurs s’abstiennent de lui parler des Antilles (...)

Les îles ont été dotées par la nature d’un merveilleux climat, d’un sol fertile où presque tout pourrait croître, d’une végétation luxuriante. (...) On y trouve, comme dit le grand Guadeloupéen Rémy Nansouta, "beaucoup de misère au milieu de ressources naturelles illimitées." (...) cette misère incroyable, innommable, tous les témoignages, d’où qu’ils viennent, concordent (...) qu’il s’agisse des Antilles françaises, britanniques, américaines ou "indépendantes". (...)

Les Antillais présentent tous les symptômes de la sous-alimentation. Il n’est que de les voir mâchonner, à longueur de journée des tiges de canne à sucre, ramassées dans les champs ou sur les routes, pour apaiser leur faim. (....)

(…) Le logement est peut être l’indice le plus tangible de la misère antillaise. La vue des « cases » exiguës et sordides, mal protégées contre la chaleur, la pluie et le vent, dans lesquelles s’entassent pour dormir (souvent à même le sol, sur des hardes) des familles pléthoriques a consterné tous les enquêteurs, de quelque métropole qu’ils vinssent. (…) Un aspect de la « poussée démographique » aux Antilles, c’est la ruée vers les villes. Les travailleurs du sol, à qui répugne l’exploitation sur les plantations de canne à sucre, sont attirés par les activités commerciales ou industrielles et les salaires des agglomérations urbaines. Ils désertent la campagne et viennent s’entasser dans les capitales (…) dans des zones de taudis et de « bidonvilles ». (…) En Guadeloupe, en Martinique, en Haïti, où l’emprise de l’église catholique est, au moins en apparence, totale, personne ne se risque à soulever le « lièvre » du contrôle des naissances. (…) La cause principale de la misère antillaise, c’est la concentration de la propriété foncière. Le régime de la plantation qui remonte au début du 18ème siècle, a survécu à l’abolition de l’esclavage. Il s’est même aggravé. (…) En Martinique, en 1935 (nous n’avons pas, hélas, de données plus récentes), 208 propriétaires, un peu plus de 3% du total, possédaient des plantations de plus de 100 hectares, accaparant 61% du sol cultivable. 365 propriétaires, un peu plus de 5% du total, possédaient des propriétés de plus de 40 hectares, accaparant 75% du sol cultivable. (...) Cette concentration inouïe de la propriété foncière a été encore stimulée depuis, à la fois par le régime du "contingentement" du sucre et du rhum qui joue en faveur des très grosses exploitations et par toutes sortes de manœuvres et de discriminations qui favorise le gros producteur de canne à sucre aux dépens du petit. (...) Le sol martiniquais est monopolisé par un petit nombre d’"usines" : celles, par ordre d’importance, de Petit Bourg, de Lareinty, de Sainte-Marie, du Lamentin, de Rivière Salée. Et le tout est entre les mains d’une caste fermée composée d’une dizaine de familles, comprenant tout au plus un millier d’individus, qui se serrent les coudes, s’entraident financièrement, viellent à conserver les plantations dans l’indivis, se marient entre eux, monopolisent la totalité des bénéfices réalisés par l’industrie sucrière, contrôlent les banques, la presque totalité du commerce d’exportation et d’importation et dominent la préfecture. A leur tête régnait un patriarche de sinistre mémoire, Eugène Aubéry. (...) Un journaliste, André Aliker, avait osé faire campagne contre lui. Il disparut, le 11 janvier 1934, et l’on retira de l’eau son cadavre, les mains liées derrière le dos. (...) En Guadeloupe, la concentration est un peu moins poussée. Cela tient au fait que la culture de la canne à sucre y occupe une superficie proportionnellement moindre qu’en Martinique. Mais 75% des terres sucrières sont détenues par un petit nombre de sociétés (...) dont trois contrôlent à elles seules 60% de la production. (...) La culture de la banane, très importante en Guadeloupe, est beaucoup moins concentrée que celle de la canne. Cependant, cinq firmes, à la fois productrices et exportatrices, monopolisent le marché (...) L’immense majorité des Guadeloupéens sont des ouvriers agricoles (...) La concentration de la propriété foncière, de l’avis de tous les observateurs impartiaux, est la cause la plus directe de la misère antillaise. (...) les gros planteurs ne veulent pas céder un pouce des immenses étendues qu’ils ont accaparées ; d’autre part, ils appréhendent que la transformation du prolétaire agricole en paysan propriétaire ne les prive d’une large réserve de journaliers entièrement dépendants de l’emploi qu’ils peuvent obtenir dans les plantations (...). Une autre cause fondamentale de la misère caraïbe, c’est l’absurde système de production et d’échanges auxquelles sont soumises les îles et, plus particulièrement, celles qu’un "cordon ombilical" enchaîne à une métropole lointaine. (...) Le procédé n’est pas compliqué : imposer à la population tout ce que l’on veut placer avantageusement, d’une part ; d’autre part, l’empêcher d’exploiter ses propres ressources. Pour conclure : "Nous possédons tout et nous importons tout. En bref, les Antilles servent de marchés à peu près exclusifs pour les denrées alimentaires et les produits fabriqués métropolitains qu’elles échangent contre leur sucre (et, dans une moindre mesure, contre leurs bananes). (...° les îles sont mises dans l’impossibilité de se fournir ailleurs que sur le marché métropolitain, même lorsque les prix dudit marché, aggravés des frais de transport, sont très supérieurs à ceux des autres pays et la qualité des produits nettement inférieure. Or 7000 kilomètres séparent la France de la Martinique et de la Guadeloupe. (...) Et pourtant, la quasi totalité des importations de la Martinique et de la Guadeloupe proviennent de la France métropolitaine ou de l’Union française. (...)

Aux Antilles, la distinction sommaire qui consiste à attribuer une peau blanche à l’oppresseur et une peau noire à l’opprimé n’est pas tout à fait sans fondements puisque la ploutocratie capitaliste qui domine les îles est, dans sa grande majorité, blanche. La prise de conscience raciale sert incontestablement la cause de l’émancipation antillaise dans la mesure où elle colore, si l’on peut dire, la notion de lutte de classes, encore un peu abstraite pour l’autochtone, en y introduisant un facteur concret et visible, un élément passionnel : l’injustice qui frappe une certaine nuance d’épiderme. En effet, nous l’avons vu, jusqu’à une date récente l’injure faite à la race a été ressentie bien plus vivement que l’iniquité des rapports économiques. C’est la révolte contre l’oppression raciale, plus encore que les perspectives du socialisme et du communisme, qui a pu arracher les descendants d’esclaves à leur passivité séculaire. C’est elle aussi qui forme le commun dénominateur des mouvements d’émancipation dans toutes les Antilles et qui pourrait permettre à ceux-ci de fraterniser malgré leurs étiquettes politiques différentes, voire antagonistes.

C’est pourquoi, tout en se défendant de tomber dans le racisme, les mouvements d’avant-garde, aux Antilles, n’ont-ils pas pu se dispenser de stimuler et de "capitaliser" à leur profit la prise de conscience raciale. La meilleure preuve qu’ils n’ont pas eu tort n’est-ce pas la fureur panique qu’ils ont inspirée aux défenseurs du statu quo ? Dans les diverses Antilles, ces derniers dénoncent avec un bel ensemble, le "crime impardonnable" des "agitateurs qui font aujourd’hui de la question de couleur une arme politique".

Mais cette tactique comporte aussi des dangers. La distinction sommaire entre peau blanche et peau noire ne traduit qu’une partie de la réalité. Tous les hommes à l’épiderme sombre ne sont pas des exploités. On sait qu’aux Antilles le préjugé favorable dont bénéficie la blancheur et, en sens inverse, le stigmate dont est victime la noirceur, ont contribué à la formation d’une classe moyenne métissée. Devenue capitaliste, celle-ci exploite et opprime le peuple au même titre que les possédants blancs. Mais elle est obligée de plus en plus de partager ses privilèges avec une couche ascendante de noirs qui, à leur tour, commencent à accéder à la propriété et à la "respectabilité". Jacques Roumain affirmait avec force qu’"un bourgeois noir ne vaut pas mieux qu’un bourgeois mulâtre ou blanc", qu’"un politicien bourgeois noir est aussi ignoble qu’un politicien bourgeois, mulâtre ou blanc". Après lui, le Martiniquais Frantz Fanon répète qu’un "noir ouvrier sera du côté du mulâtre ouvrier contre le noir bourgeois". (...)

Les antagonismes de classes tendent, lentement mais sûrement, à se substituer, partout, dans la Caraïbe, aux oppositions épidermiques. L’Antillais commence à saisir que la blancheur de la peau n’est pas un critère d’exploitation et d’oppression puisque, dans les métropoles qui se sont partagé les îles, des millions de blancs demeurent eux aussi sous le joug. Il est en train d’apercevoir que la prise de conscience raciale se retournerait contre lui-même si elle lui faisait fermer les yeux à la réalité des rapports économiques, si elle dégénérait en une passion aveugle, si elle produisait le double résultat de le fourvoyer dans le sillage des réactionnaires de couleur et de le dresser contre ses frères de classe, contre ses alliés naturels : les prolétaires blancs métropolitains.

Michel Leiris a eu raison de souligner qu’aux Antilles françaises les incidents et rixes de caractère purement racial sont de moins en moins fréquents et que les luttes entre gens de races différentes s’intensifient dans la seule mesure où elles ont une base économique, un contenu de classe. Frantz Fanon qui, à un moment de son évolution a été attiré par le mirage de la "négritude" doute aujourd’hui que l’évocation de lointaines civilisations nègres, injustement méconnues, puisse changer quoi que ce soit à la situation des gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne à sucre.

Si l’Orphée noir de Sartre me paraît appeler quelques réserves je suis entièrement d’accord avec lui lorsqu’il observe : "Ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes." Car le fait est là : les trois plus grand poètes antillais de notre temps, Aimé Césaire, Jacques Roumain, Nicolas Guillen ont tout trois adhéré au communisme. Il leur est apparu simultanément que l’émancipation de leurs compatriotes débordait le cadre étroit de l’archipel caraïbe, qu’elle avait un contenu universel et qu’à ce titre elle avait à s’intégrer dans une cause universelle. Et c’est pourquoi ils ont rejoint, non seulement la lutte menée par les noirs du monde entier contre le préjugé racial, mais aussi et surtout celle des exploités du monde entier sans distinction de couleur, contre le régime capitaliste.

Un autre aspect du mal dont souffrent les Antilles, c’est leur isolement. Non seulement, la nature les a séparées les unes des autres, mais l’histoire a superposé à l’obstacle de la mer des barrières artificielles, politiques, linguistiques, monétaires et douanières. Leur repliement sur elles-mêmes, leur « insularité » sont, pour une large part, responsables de leur stagnation. (…) Même lorsqu’elles sont rattachées à la même métropole, leurs contacts réciproques sont des plus réduits et elles se connaissent mal. La Guadeloupe et la Martinique, pourtant si voisines, forment deux petits mondes qui se boudent. (…) Les communications maritimes d’une île à l’autre sont très réduites et le commerce inter-antillais presque nul. L’avion est le seul moyen de communication pratique. Mais les voyages aériens sont coûteux et accessibles aux seuls privilégiés. Ajoutons qu’à l’école, l’enfant apprend à connaître dans le détail les institutions et l’histoire de la lointaine « mère-patrie », mais que ses éducateurs s’abstiennent de lui parler des Antilles et d’éveiller en lui la notion d’une solidarité régionale. (…) Les Antilles ont, au moins, un patrimoine commun indiscutable : leurs misères. (…) Cette misère, au milieu de ressources naturelles presque illimitées, quelles en sont les causes ? (…) La cause principale de la misère antillaise c’est la concentration de la propriété foncière. Le régime de la plantation qui remonte au début du 18ème siècle a survécu à l’abolition de l’esclavage. Il s’est même aggravé. A la faveur de la crise de réadaptation qui a suivi l’émancipation des esclaves, des intérêts financiers ont réussi à racheter nombre de plantations de dimensions moyennes pour les fondre en unités beaucoup plus grandes. Depuis, la tendance à la concentration capitaliste a fait le reste. (…) En Martinique, en 1935 (nous n’avons pas, hélas, de données plus récentes), 208 propriétaires, un peu plus de 3% du total, possédaient des plantations de plus de 100 hectares, accaparant 61% du sol cultivable. 365 propriétaires, un peu plus que 5% du total, possédaient des propriétés de plus de 40 hectares, accaparant 75% du sol cultivable. Par contre, 4696 propriétaires, près de 72% du total, possédaient des propriétés de moins de trois hectares c’est-à-dire d’une dimension à peine suffisante pour faire vivre une famille, soit un peu plus de 7% du sol cultivable. Le reste de la population active était composé dans son immense majorité de journaliers agricoles travaillant sur les plantations et privés de terre, ou possédant des jardins microscopiques. Cette concentration inouïe de la propriété foncière a encore été stimulée depuis, à la fois par le régime du « contingentement » du sucre et du rhum qui joue en faveur des très grosses exploitations, et par toutes sortes de manœuvres et discriminations qui favorisent le gros producteur de canne à sucre aux dépens du petit. Celui-ci, endetté et ruiné, finit par être obligé de céder sa terre aux grosses sucreries.

En Guadeloupe, la concentration est un peu moins poussée. Cela tient au fait que la culture de la canne à sucre y occupe une superficie proportionnellement moindre qu’à la Martinique. Mais 75% des terres sucrières sont détenues par un petit nombre de sociétés, la plupart métropolitaines, dont trois contrôlent à elles seules 60% de la production : la Société agricole et industrielle de Pointe-à-Pitre, les Sucreries Coloniales, la Société des Usines de Beauport. Ces sociétés ne cultivent pas elles-mêmes toutes les terres sucrières : elles se réservent les meilleures terres, et laissent travailler les plus médiocres par des petits propriétaires, baptisés « planteurs », et par des sortes de locataires dénommés « colons ». Mais les uns et les autres sont entièrement dépendants de l’ « Usine », qui les exploite durement. (…) Cinq firmes, à la fois productrices et exportatrices, monopolisent le marché et la banane n’est vraiment rentable que sur des propriétés d’au moins 6 ou 7 hectares, d’om l’élimination progressive des petits producteurs. L’immense majorité des Guadeloupéens sont des ouvriers agricoles, dont beaucoup possèdent, par ailleurs, des minuscules parcelles de terre, insuffisantes pour les faire vivre.

Alors qu’autrefois, la Jamaïque pouvait d’enorgueillir d’une assez large classe de paysans propriétaires, en 1943 333 propriétaires possédaient des plantations de plus de 500 hectares, accaparant la moitié du sol cultivable et 921 propriétaires possédaient des domaines de plus de 100 hectares, accaparant les deux tiers du sol cultivable. 26 de ces planteurs possédaient plus de 3.000 hectares et 7 plus de 10.000 hectares. Parmi eux, la firme anglaise Tate and Lyde règne, par l’intermédiaire d’une filiale, sur plus de 25.000 hectares et produit à elle seule le tiers de la production totale du sucre jamaïcain. (…) 170.000 journaliers agricoles possédaient en propre des lopins de moins d’un demi-hectare ou étaient complètement dépourvus de terre. De 1943 à 1950, cette concentration semble s’être encore aggravée.

A la Trinité, en 1946, 45% du sol étaient accaparés par des plantations de plus de 80 hectares, 11 grandes plantations possédaient en moyenne 3.000 hectares chacune et deux d’entre elles les deux tiers des terres sucrières de l’ïle. Ces mastodontes, Caroni, une filiale de Tate and Lyle, et Sainte-Madeleine, s’étendent chacune sur environ 10.000 hectares. Par contre, 80% des propriétaires ne possédaient que des exploitations de moins de 5 hectares, soit 19% du sol cultivable, tandis que le reste, quelque trente mille cultivateurs, privés de terre, travaillaient comme salariés sur des plantations. De 1921 à 1946, l’aggravation de la concentration se manifeste par les chiffres suivants : le nombre des petits planteurs de canne a diminué de 26.425 à 9.441.

A la Barbade, île entièrement vouée au sucre, une poignée de grands planteurs possédaient, en 1946, des domaines de plus de 100 hectares, accaparant 75% du sol cultivable, tandis que 92% des propriétaires ne possédaient que des exploitations de moins de 5 hectares, soit 10% du sol cultivable, et 77% d’entre eux des lopins inférieurs à un demi-hectare. (…)

A Porto Rico, en 1940, un tout petit nombre de grandes plantations (de plus de 200 hectares) accaparaient le tiers du sol cultivable (et, bien entendu, les meilleures terres), tandis que 75% des propriétaires ne possédaient que des propriétés de moins de 8 hectares, soit 15% environ du sol cultivable, 70% des terres sucrières étaient accaparées par des sociétés américaines, qui manufacturaient 59% du sucre produit par l’île.

A Cuba, enfin, neuf sociétés sucrières (sur 161) produisaient à elles seules, en 1954, 40% de la production totale de sucre.

Par contre, Haïti constitue une exception unique au phénomène de concentration de la propriété foncière qui vient d’être analysé. C’est que les grandes plantations ont été enlevées aux blancs par la révolte de Saint-Domingue, puis sous Pétion, subdivisées en petites unités. (…) Mais, si les paysans haïtiens ont accédé à la propriété, ils vivent dans un état de misère extrême car la terre est épuisée ou ravagée par l’érosion et les techniques agricoles archaïques. (…) La leçon à tirer de l’exception haïtienne, c’est que l’excès de morcellement est tout autant (sinon davantage) générateur de misère que la concentration de la propriété foncière. (…) L’exploitation collective ou coopérative peut seule résoudre le problème agricole aix Antilles comme ailleurs.

Une autre cause fondamentale de la misère caraïbe, c’est l’absurde système de production et d’échanges auxquels sont soumises les îles et, plus particulièrement, celles qu’ « un cordon ombilical » enchaîne à une métropole lointaine. Comme l’écrit Rémy Nainsouta, les colonies antillaises « portent encore l’empreinte et subissent toujours les effets indéfiniment prolongés des anciens pactes coloniaux. » Et l’éminent Guadeloupéen précise : « Le procédé n’est pas compliqué : imposer à la population tout ce qu’on veut placer avantageusement, d’une part ; d’autre part, l’empêcher d’exploiter ses propres ressources. » Pour conclure : « Nous possédons tout et nous importons tout. »

En bref, les Antilles servent de marchés à peu près exclusifs pour les denrées alimentaires et les produits fabriqués métropolitains qu’elles échangent contre leur sucre (et, dans une moindre mesure, contre leurs bananes). (…) Les îles sont mises dans l’impossibilité de se fournir ailleurs que sur le marché métropolitain, même lorsque les prix dudit marché, aggravés des frais de transport, sont très supérieurs à ceux d’autres pays et la qualité des produits nettement inférieure. Or 7000 kilomètres séparent la France de la Martinique et de la Guadeloupe. Les tarifs de fret de la Compagnie Générale Transatlantique, qui a le monopole de fait du trafic, sont très chers. Les produits français, grâce à la politique de malthusianisme économique de nos industriels, sont parmi les plus coûteux du monde. Et pourtant, la quasi-totalité des importations de la Martinique (10.318 millions de francs sur 12.198) et de la Guadeloupe (9.861 millions de francs sur 11.744). provenaient, en 1953, de la France métropolitaine ou de l’Union française (les colonies de l’empire français). (…)

Un autre aspect de ce néfaste système, c’est la monoculture. A des degrés divers, elle sévit dans toutes les Antilles. En Martinique et en Guadeloupe, elle est particulièrement envahissante. En Martinique, le sucre (avec ses dérivés) et la banane entraient, en 1953, pour 93% dans la valeur des exportations, le sucre et ses dérivés, à eux seuls, pour 66%. En Guadeloupe, pourcentages à peu près identiques : 94% et 60%. A la Barbade, la monoculture bat tous les records. 90% de la superficie de cette île est plantée en canne à sucre, et le sucre constitue 98% de ses exportations. Le sucre et le rhum entrent pour 58% dans les exportations de la Jamaïque. A Cuba, le sucre fournit 81% de ses exportations, à Porto Rico la moitié des exportations. La monoculture sucrière, legs maudits de l’esclavage, a été poussée à son paroxysme par la féodalité capitaliste qui a succédé aux anciens maîtres. Elle est liée au régime de la grande plantation et l’on peut constater un parallélisme entre son extension et l’aggravation de la concentration de la propriété foncière depuis un demi-siècle. Les cultures vivrières qui, jadis, formaient la base de la nourriture de la population, sont en régression constante. En Martinique, en 1895, 17.000 hectares leur étaient consacrés ; en 1948, moins de 4.000 hectares. La culture du tabac, du café, du cacao y sont en décadence ou en voie de disparition. En Guadeloupe, il en est de même pour la culture du coton.

La conséquence la plus désastreuse de la monoculture, c’est l’obligation d’importer de la « mère-patrie », à des prix exorbitants, les denrées alimentaires que l’on ne produit pas sur place.

Les planteurs et leurs portes parole essaient de justifier la monoculture par des arguments spécieux. Ils affirment qu’elle leur assure des revenus plus élevés par hectare que la plupart des cultures alimentaires et qu’il est plus « rentable » de vendre du sucre contre lequel on achète, par exemple, du maïs, que de produire du maïs sur place. (…) Au point de vue ravitaillement, il est très dangereux de dépendre d’une seule culture : en cas de blocus, une île risque tout bonnement de périr de faim. Les Antilles françaises en ont fait la cruelle expérience, au cours de la dernière guerre. En outre, la monoculture épuise le sol davantage que la culture diversifiée qui permet la rotation des récoltes. Enfin la monoculture est une activité saisonnière qui, dans le cas de la canne à sucre, ne procure du travail qu’une moitié de l’année. (…) Ce sucre, tout d’abord, les métropoles en ont-elles réellement besoin ? (…) En ce qui concerne la France, la réponse est indiscutablement négative. Depuis 1950, la production de sucre (de betterave à sucre métropolitain plus sucre de canne d’Outre-mer) dépasse sensiblement la consommation (…) La canne donne beaucoup plus de sucre à l’hectare que la betterave et le prix de revient du sucre de canne reste sensiblement inférieur à celui du sucre de betterave. Et, pourtant, le prix du sucre en France est fixé en fonction du seul prix de revient du sucre de betterave. (…) Ainsi, notre politique sucrière dont le double objectif est d’enrichir les betteraviers de la métropole et les planteurs de canne d’Outre-Mer, nous fait payer le sucre en gros plus de deux fois ce que nous coûterait le sucre payé au prix mondial, près de deux fois le prix du marché intérieur britannique. (…) Ainsi, en conclusion, toute l’économie antillaise est artificielle. Elle repose sur la monoculture sucrière et celle-ci ne profite qu’aux planteurs, lesquels sont seuls à bénéficier des prix protégés que leur paient généreusement les diverses métropoles. (…) Les îles auraient intérêt à reconvertir leur agriculture et à se consacrer de plus en plus aux cultures vivrières diversifiées et à l’élevage. Répétons le : la nature n’a guère prononcé d’interdit ; à l’exception du blé, tout ce qui est susceptible de nourrir l’homme peut pousser dans la Caraïbe. (…) Tous les experts s’accordent pour reconnaître que les îles pourraient avoir été dotées depuis longtemps d’une industrie légère. Mais les intérêts sucriers (…) Avaient beaucoup à perdre et très peu à gagner à une industrialisation, et ils furent très actifs dans leur opposition à tout programme qui la comportait. Le professeur français Fauvel abonde dans le même sens : « La politique économique, écrit-il sévèrement, dont vivent les Antilles françaises… n’est guère axée dans le sens de la diversification industrielle. Les gens qui peuvent influer sur la vie économique de la Guadeloupe et de la Martinique… souhaitent plutôt que continuent à être exploités au mieux les avantages que peuvent tirer ces territoires d’une industrie du sucre… intégrée de façon satisfaisante à celle de la Métropole. » (…) La résistance de la plantocratie sucrière se double de celle des intérêts industriels métropolitains et des importateurs, qui s’opposent systématiquement à la production sur place d’articles manufacturés. (…) Et, cependant, les articles ne manquent pas, qui pourraient être fabriqués localement. Les Antilles ne mettent pas elles-mêmes leur rhum en bouteilles, faute de verreries locales. En 1952, la Martinique et la Guadeloupe ont importé respectivement pour 68 et 53 millions de confiserie de sucre, alors qu’il serait si facile de confectionner ces friandises sur place. Même les sucres candis, qui servent à colorer le rhum, doivent être importés de la « mère-patrie ». Alors que les arachides et les noix de coco abondent ou pourraient abonder dans les deux îles, il n’existe aucune industrie locale susceptible d’en extraire de l’huile, et, à partir de cette huile, de fabriquer du savon. En 1953, la Martinique a dû importer pour 94 millions et la Guadeloupe pour 104 millions de francs de savon. L’absence totale d’industrie textile est particulièrement frappante, car le coton et le sisal pourraient être facilement cultivés et transformés. La Martinique possède une quantité importante de calcaire pulvérulent propre à la fabrication du ciment. Mais le projet de cimenterie, envisagé depuis 1943 à Sainte-Anne n’a pas encore vu le jour et, en attendant, l’île a dû importer, en 1953, 202 millions de francs de chaux et ciment, et la Guadeloupe, 198 millions. Rien ne serait plus facile que de produire sur place des tuiles et des briques, produits pesants et fragiles et dont le transport laisse un déchet de 25 à 30%. Mais on préfère recouvrir les toits de tôle ondulée, laide, brûlante et qui rouille à l’air salin, et l’on s’obstine à utiliser, pour la construction, des bois canadiens ou norvégiens, alors que la pierre abonde. Le résultat est que la construction, déjà anormalement onéreuse dans la métropole, revient, dans les Antilles françaises, deux fois plus cher, d’om un renchérissement catastrophique du prix des loyers. En ce qui concerne la production d’énergie électrique, les deux îles, si riches en rivières et en chutes d’eau, ne connaissent encore que les centrales thermiques, lesquelles vendent une électricité fort chère, au grand avantage des capitalistes métropolitains qui possèdent ces centrales et des importateurs du combustible. (…) La non-indutrialisation des Antilles françaises est particulièrement saisissante si on la compare aux efforts, tardifs mais souvent efficaces, accomplis ces dernières années, dans les Antilles britanniques, américaines ou « indépendantes ». (…) Le résultat fatal du système de production et d’échange antiéconomique qui sévit aux Antilles, c’est la cherté de la vie. Non seulement l’Antillais est contraint d’importer la plupart des denrées et des articles manufacturés dont il a besoin, non seulement il doit subir, pour un parcours de 7.000 km, les tarifs monopolistiques des compagnies de navigation, mais il doit encore supporter la cascade d’impôts indirects, de droits de douane et de taxes locales par lesquels l’administration se crée des ressources. Car la ploutocratie qui domine les malheureuses îles veille à ce que le fardeau fiscal soit reporté sur le dos des larges masses. (…) Le coût de la vie est donc très élevé dans toutes les Antilles. En Guadeloupe et en Martinique, il est, d’après les calculs d’une commission officielle de statisticiens, supérieur de 62% à celui de la région parisienne alors que les salaires minima sont inférieurs de 17% à ceux des départements métropolitains les plus chers. (…)

Dans les Antilles « indépendantes » (Cuba, Haïti, République Dominicaine), le pouvoir est entre les mains de dictatures militaires, dociles aux volontés de l’oncle Sam. Dans les Antilles « dépendantes », la forme de gouvernement, bien que très variable, consiste en un mélange hypocrite de colonialisme et de démocratie bourgeoise, la seconde servant de paravent au premier. Qu’il s’agisse d’un gouvernement nommé par la métropole, comme à La Trinité ou à la Jamaïque, d’un gouverneur élu comme à Porto Rico, ou d’un préfet comme en Martinique et en Guadeloupe, l’administration est partout au service des gros planteurs et elle entend par « maintien de l’ordre » la défense du statu quo inique existant entre producteurs et propriétaires du sucre. Les forces de répression dont elle dispose étant relativement minces, elle les exhibe avec ostentation et elle perd facilement la tête lorsque, de temps en temps, l’humeur placide des populations antillaises se mue brusquement en furie ; à ces moments, elle est susceptible de réagir avec une extrême brutalité. Et, comme les populations antillaises sont devenues depuis une quinzaine d’années de plus en plus conscientes de leurs droits et politiquement mûres, les argousins des métropoles ont, en plus d’une occasion, répandu le sang : en 1938, le gouverneur de la Jamaïque ; en 1948, le préfet de la Martinique ; en 1952, le préfet de la Guadeloupe. (…) Mais la caractéristique essentielle du groupe qui exerce le pouvoir effectif dans les Antilles « dépendantes », c’est sa couleur. Une population dont l’immense majorité a l’épiderme foncé est, en fait, gouvernée par une mince oligarchie de blancs. (…) En Guadeloupe et en Martinique, les blancs forment une infime minorité (1% de la population). Mais les mulâtres sont beaucoup plus nombreux en Martinique qu’en Guadeloupe. Dans les Antilles britanniques, les blancs forment, en moyenne, de 3 à 4% de la population, sauf à la Barbade où ils atteignent 7% et à Saint-Kitts 6%. A la Jamaïque, par exemple, les blancs forment 2% de la population, les noirs 78% et les mulâtres 17%. A Porto Rico, la population de couleur est estimée, par les uns entre 25 et 33%, par les autres entre 30 et 50%. En Haïti, les noirs forment 90% de la population et les mulâtres 10% (depuis la révolte de Saint-Domingue, les blancs ont à peu près totalement disparu). Par contre, la République Dominicaine, limitrophe de Haïti, possède 14% de blancs, 18% de noirs et 68% de mulâtres. A Cuba, la majorité est blanche (ou réputée telle) et le pourcentage des gens de couleur se situe entre 27 et 33%. (…) En Martinique, la caste fermée de blancs autochtones (dégénérés et routiniers) qui domine économiquement l’île continue à n’avoir aucune relation mondaine avec les gens de couleur. (…) Les blancs créoles ou « békés » fréquentent des clubs privés exclusifs, tels celui du Lido près de Fort-de-France, dont je me suis vu interdire l’accès, jusqu’au moment où ma qualité de visiteur métropolitain (et donc d’homme pâle) ayant été établie, la directions se confondit en excuses. (…) A la Barbade, qui a conservé comme la Martinique une caste fermée de blancs autochtones, le snobisme et le préjugé racial des familles de planteurs touchent au grotesque. A La Trinité, le même esprit de caste est entretenu par les rejetons de familles aristocratiques françaises réfugiées dans l’île après la révolte de Saint-Domingue et qui se sont fondues, depuis, avec la non moins ridicule « élite » britannique. (…) Le résultat de ces distinctions raciales, aussi subtiles que stupides, est que la couleur de l’épiderme détermine aux Antilles les classes sociales. (…) Les classes moyennes antillaises font, en général, semblant d’ignorer la question de couleur. Elles n’aiment pas se rappeler, ou qu’on leur rappelle, la distance qui, malgré leur ascension sociale, les sépare encore des blancs. (….)

L’extrême misère de la masse antillaise, l’abîme qui sépare ses conditions de vie de celles de la classe moyenne, le besoin qu’éprouve le bourgeois ou petit bourgeois mulâtre de consolider son statut social quelque peu précaire en se différenciant du « bas peuple », tous ces facteurs ont creusé un véritable fossé entre l’ « élite » et le reste de la population. L’ « élite » est surtout concentrée dans les villes et ignore systématiquement les travailleurs de la terre. Dans les villes elles-mêmes, elle habite des quartiers résidentiels généralement situés sur des hauteurs aérées et à une distance respectable des faubourgs populaires. Elle méprise le travail manuel et même les carrières techniques. Elle reçoit une instruction purement classique. Elle n’emploie le patois créole qu’avec les domestiques et en interdit l’usage à ses enfants. Elle aime à parler un français impeccable et à citer Montesquieu et Racine, pour faire oublier sa couleur de peau. Elle manifeste peu d’intérêt pour l’île où elle est née, pour la région du monde à laquelle elle appartient. Elle n’a d’yeux que pour la lointaine métropole, à laquelle elle s’efforce de ressembler et de s’identifier, et où elle aspire à se fixer. (…) En Haïti, du fait de la disparition des blancs, les mulâtres occupent le sommet de la pyramide sociale où ils forment une caste fermée, arrogante et parasitaire. (…) Nicolas Guillen, lui, s’ennorgueillit de ses origines :
N’ai-je donc pas
Un aïeul nocturne
Avec une grande marque noire
(plus noire encore que la peau)
Une grande marque
Faite d’un coup de fouet ?
… Je suis fier de mon sang.

(chansons cubaines)

(…) Les antagonismes de classes tendent, lentement mais sûrement, à se substituer, partout dans la Caraïbe, aux oppositions épidermiques. (…) A partir de 1935-1938 aux Antilles britanniques, 1940 à Porto Rico, 1944 aux Antilles françaises, 1946 en Haïti, nous assistons à la naissance d’un mouvement d’un type nouveau : les classes moyennes continuent à jouer un certain rôle (souvent un rôle de frein) mais elles n’en sont plus le moteur ; les revendications des travailleurs passent au premier plan, l’action syndicale double étroitement l’action politique et le programme prend une résonance anticapitaliste. (…) Au lendemain des grandes manifestations qui eurent lieu à la Martinique dès juillet-août 1943, le prolétariat entra en scène. (…) Césaire entra à l’Assemblée nationale (…) et était élu maire de Fort-de-France. (…) Dans la région de Basse-Pointe, en 1944-45, une grève dura trois mois. En mars 1948, au Carbet, sous le règne d’un préfet « socialiste », Trouillé, trois grévistes furent provoqués, puis abattus par la police. (…) La Guadeloupe connut au lendemain de la Libération une évolution parallèle. En 1946, les communistes obtinrent 47,3% des suffrages, qui leur valurent deux sièges à l’Assemblée nationale (Mlle Gerty Archimède et le Dr Rosan Girard). (…) Des grèves mouvementées ont, à maintes reprises, éclaté sur les lantations de canne à sucre, notamment en 1945 et 1952. Au cours de cette dernière, le préfet Villeger fit occuper la ville du Moule par les CRS littéralement déchaînés qui assassinèrent quatre travailleurs et en blessèrent gravement treize autres. (…) La Moule est, en effet, un point stratégique important de la lutte des classes. Sa population est durement exploitée par l’usine sucrière Gardel qui appartient à la famille du magnat martiniquais Aubéry. (…) Aux Antilles britanniques, le mouvement social a commencé dès avant la deuxième guerre mondiale à la Jamaïque. (…)
Le 2 mai 1938, les travailleurs de la grande plantation sucrière de Frome, propriété de la firme britannique Tate and Lyle, se mirent en grève et molestèrent leurs patrons. La police fit feu : quatre ouvriers furent tués, neuf blessés. Quelques jours plus tard, les ouvriers du port de Kingston entrèrent en lutte à leur tour, et, le 23, la grève générale fut déclarée dans la capitale, tandis que les masses populaires déchaînées manifestaient dans les rues, s’attaquaient aix boutiques et aux tramways. La répression fut très brutale. Les forces conjuguées de la police et de l’armée tuèrent huit personnes, en blessèrent 171 et procédèrent à 700 arrestations, tandis qu’un navire de guerre arrivait, à pleine vapeur, des Bermudes. (…) L’année suivante, en 1939, une grève générale fut suivie par 50.000 travailleurs. Le gouverneur britannique riposta en décrétant l’état de siège. (…) La révolte de 1938 (…) eut pour conséquence immédiate la multiplication des syndicats ouvriers (…) et la fondation d’un parti politique de libération nationale : le People’s National Party (P.N.P). (…) A La Trinité, dès 1919, les dockers de Port-of-Spain avaient déclenché une grève générale et il fallut le débarquement de fusiliers-marins pour leur enlever le contrôle de la capitale. (…) Une première explosion se produisit dès février 1935, date à laquelle une grève (de courte durée) des ouvriers du pétrole fut suivie d’une « marche de la faim » sur Port-of-Spain. (…) En juin 1937, ce fut la deuxième explosion. La cherté de la vie, les bas salaires, et surtout la discrimination raciale que pratiquaient les employeurs blancs, mirent le feu aux poudres, ou, plus exactement, aux puits de pétrole. A l’exemple des sit-down américains la grève fut accompagnée de l’occupation par les ouvriers d’un des fiefs pétroliers. (…) Les autorités eurent la malencontreuse idée de procéder à une arrestation. Les agents de la force publique furent aussitôt attaqués, expulsés, tandis que l’un d’eux, un noir acquis à la cause des blancs, était rossé jusqu’à ce que mort s’ensuive, son corps arrosé de pétrole et brûlé. Quand la police tenta d’arrêter les meurtriers, elle fut lapidée et essuya des coups de feu. Les troubles qui durèrent plusieurs jours, s’étendirent aux grandes villes, où les magasins durent fermer, gagnèrent les plantations sucrières et prirent rapidement la tournure d’un soulèvement général. Les émeutiers s’attaquèrent à des immeubles commerciaux et tentèrent de s’emparer d’un train de munitions. Le gouverneur dut faire venir des Bermudes la flotte de S.M britannique et les fusiliers-marins débarqués encore une fois à La Trinité rétablirent l’ « ordre » : 14 autochtones furent tués, 59 blessés et des centaines d’autres jetés en prison. (…) La troisième explosion eut lieu au début de 1947, encore une fois sur les gisements prétrolifères. Au cours d’un nouveau conflit du travail, les grévistes mirent le feu aux puits de pétrole les plus importants et vidèrent les réservoirs. Le gouverneur décréta l’état d’urgence et imposa le couvre-feu. (…) La contagion des troubles de 1937 à La Trinité gagna presque aussitôt la petite île voisine de la Barbade. (…) Il suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Le gouverneur avait décidé de déporter un arrivant défenseur du mouvement de La Trinité, ses partisans marchèrent sur le tribunal et ce fut le signal de l’émeute. Des automobiles furent jetées dans la mer, des magasins lapidés, la police attaquée. La répression qui suivit fit 60 victimes. (…) les travailleurs des plantations sucrières s’organisèrent à la fois dans un solide syndicat et dans un parti politique socialisant. En 1945, au cours d’un conflit du travail mouvementé, plus de mille hectares de canne furent incendiés par les grévistes. (…) En Haïti, l’éveil politique et social date essentiellement de 1946. (…) Le 7 janvier 1946, en effet, une grève d’étudiants donna le signal d’un soulèvement contre le gouvernement impopulaire du Président Lescot, instrument de l’ « élite » mulâtre. (…) Cet embryon de révolution fut aussitôt confisqué par une junte d’officiers noirs. (…) En 1950, la junte soumit à nouveau Haïti à la dictature. (…) Dans les Antilles anglaises, nous assistons à un mouvement irrésistible vers l’autonomie interne. (…) En Martinique et en Guadeloupe, les dirigeants antillais ont cru devoir tourner le dos à ce grand courant en direction du « self-governement ». A quelques rares exceptions (Rémy Nainsouta), ils ont choisi une voie diamétralement opposée, celle de l’assimilation ou, pour employer le mot disgracieux dont ils ont fait usage, de la « départementalisation ». La loi du 19 mars 1946, par eux patronnée, a en effet transformé les Antilles françaises à partir du 1er janveir 1948 en « départements d’outre-mer ». (…) Le député communiste de la Guadeloupe, Rosan Girard, a déclaré vouloir « se lier à la nation française ». (assemblée nationale du 10 juillet 1954) (…) L’origine de ce choix date de 1946. A l’époque, le Parti Communiste était encore au pouvoir (en France), Maurice Thorez occupait la vice-présidence du conseil, et les communistes antillais crurent de bonne foi que le salut des Antilles leur viendrait non d’en bas mais d’en haut, non d’elles-mêmes mais d’un gouvernement métropolitain orienté par les intérêts de la classe ouvrière (…) Enfin, les communistes antillais se persuadèrent, à tort ou à raison, que les Etats-Unis formaient le dessein de faire main basse sur les vieilles colonies françaises. (…) Le « poète-député » Aimé Césaire mit en garde contre ce « danger immense » et, se refusant à « courir le grand risque yankee », s’écria : « L’américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas ». (dans « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire) (…) En fait, la loi de 1946 n’a pas fait des Antilles françaises des départements métropolitains mais seulement des « départements d’outre-mer », c’est-à-dire des départements de seconde classe, des parents pauvres.

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