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Révolutions bourgeoises

mardi 6 avril 2010, par Robert Paris

....................La révolution de 1830 à Paris .................

(Tableau de Delacroix)

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La Révolution française de 1789 apparaît souvent comme la victoire « naturelle » de la bourgeoisie française, puis européenne. Naturelle signifie en l’occurrence que cette bourgeoisie aurait été logiquement portée au pouvoir par son rôle, par sa conscience et par se capacité à diriger les autres classes opprimées. La date de 1789 serait donc le moment inévitable pour lequel la bourgeoisie devait nécessairement gouverner. C’est loin d’être aussi simple. Il est exact que les circonstances historiques ont joué favorablement à ce moment. Le caractère inévitable de cette victoire est loin d’être établi. Quant à concevoir que c’était forcément le bon moment, ce n’est pas ainsi que l’Histoire semble nous raconter cette histoire de la bourgeoisie. La bourgeoisie européenne (et ne parlons pas de la bourgeoisie mondiale !) a gouverné des villes-Etats bien avant 1789. Elle a plus ou moins durablement pris le pouvoir des centaines d’années avant. Un seul exemple en dira assez long : la révolution de 1356 au cours de laquelle la bourgeoisie a momentanément eu le pouvoir d’Etat. Si la révolution de 1789 en France a marqué l’Histoire, les multiples révolutions bourgeoises qui l’ont précédé, elles, sont souvent oubliées. Pourquoi la bourgeoisie française qui présente comme naturelle sa prise de pouvoir en 1789, aurait-elle intérêt à se souvenir qu’elle a pris le pouvoir une première fois à Paris en 1358, avec la révolution d’Etienne Marcel , soit plus de 400 ans avant la « grande révolution » française ? Voilà qui ne pourrait que nuire à l’image simple et tranquille d’une évolution naturelle vers la société bourgeoise. Combien ont appris que la bourgeoisie française a échoué une dizaine de fois dans ses tentatives révolutionnaires avant de prendre le pouvoir ? N’oublions pas qu’en 1306, 1358, 1382, 1410, 1588, 1648, 1789, 1793, 1830, 1848 et 1871, le petit peuple de la ville de Paris est apparu comme le drapeau de la révolution aux yeux du monde. La nécessité de la révolution est d’autant plus masquée que 1789 est présenté comme un événement à part, isolé de la transformation du monde, de la révolution américaine, de la révolution anglaise, de la révolution européenne. Se souvient-on, par exemple, que la révolution « française », avant de gagner la France, a débuté en 1782 en Suisse, puis en 1783-87 aux Pays Bas et en 1789 en Belgique, avant de gagner la France en 1789 et d’exploser à nouveau en 1793 ? Bien peu de gens, en France, connaissent la révolution bourgeoise anglaise, qui a eu lieu environ cent ans avant la française. La bourgeoisie anglaise ne fait-elle pas elle-même semblant de n’avoir jamais été révolutionnaire en conservant une royauté sans utilité autre que décorative et dépensière. Elle a pourtant initié la révolution bourgeoise et coupé la tête du roi bien avant d’en faire de même sur le continent européen. La société actuelle fait tout ce qu’elle peut pour ne pas se souvenir qu’elle a été engendrée par des révolutions . L’Angleterre, la première à réussir sa révolution bourgeoise, a voulu le nier et la camoufler sous une alliance de la bourgeoisie avec la noblesse et par le rétablissement de la monarchie, comme le rapporte Engels dans « Socialisme scientifique et socialisme utopique ». Elle a même prétendu dénoncer les « excès révolutionnaires français de 1789 ». Comme si l’Angleterre n’avait pas été révolutionnaire bien avant la France. Pourtant Voltaire racontait dans ses « lettres philosophiques » : « Voyez quelles révolutions arrivent dans les opinions comme dans les empires. (...) Ce qui devient une révolution en Angleterre n’est qu’une sédition dans les autres pays. (...) Les Français pensent que le gouvernement de cette île est plus orageux que la mer qui l’environne, et cela est vrai. (...) Ce qu’on reproche le plus en France aux Anglais, c’est le supplice de Charles 1er (...) », ou encore « Il en a coûté sans doute pour établir la liberté en Angleterre, c’est dans des mers de sang qu’on a noyé l’idole du pouvoir despotique ; mais les Anglais ne croient point avoir acheté trop cher de bonnes lois. Les autres nations n’ont pas eu moins de troubles, n’ont pas versé moins de sang qu’eux ; mais ce sang qu’elles ont répandu pour la cause de la liberté n’a fait que cimenter leur servitude. » Quant au reste du monde qui n’a pas connu la révolution bourgeoise mais l’irruption du capitalisme au sein du système féodal, il conserve souvent les aspects arriérés de l’ancienne société dont s’accommode très bien la bourgeoisie. Celle-ci n’est plus révolutionnaire à l’échelle mondiale. La révolution, la bourgeoisie et ses défenseurs ne la considèrent plus que comme une menace. Du coup, il se gardent bien de la faire étudier. Même lorsqu’il s’agit de la révolution bourgeoise. Il est remarquable qu’on soit aujourd’hui aussi incapables de répondre à cette simple question : de quand date les premières révolutions bourgeoises et de quelles régions sont-elles venues ? La plupart des Européens croient encore que la bourgeoisie conquérante est née et s’est battue pour la première fois en Europe au Moyen Age !

Qui se souvient des combats des bourgeoisies des villes antiques du monde contre les féodaux et l’Etat ? Qui a retracé les luttes d’une des plus grandes bourgeoisies de l’Histoire, celle de Chine contre l’Empire du Milieu ? Qui a étudié la lutte de la bourgeoisie, y compris chez les Aztèques, à une époque beaucoup plus proche de nous ? Il faut redire que la bourgeoisie chinoise a une expérience largement plus ancienne que toutes les bourgeoisies occidentales. Le grand commerce, la Chine l’a développé bien avant son Etat central. 3500 ans avant J-C, se développe déjà ce que sera l’empire commercial bourgeois chinois dont l’extension suit sa monnaie, le cauri, de l’Inde aux Iles du Pacifique, alors que l’Etat central chinois, l’Empire du Milieu, n’apparaît qu’au 4ème siècle avant J.-C ! L’échec de la bourgeoisie chinoise dans sa tentative d’arriver au pouvoir, avec l’écrasement de la révolution des Turbans jaunes au 2ème siècle avant J.-C, sonne le glas de la supériorité (économique, social et culturelle) de la Chine, les féodaux ayant détruit le pays pour conserver leur mainmise (voir chapitre précédent). C’est seulement beaucoup plus tard que d’autres bourgeoisies vont se développer, en Inde, en Mésopotamie et ailleurs dans le monde. La Grèce développera une bourgeoisie florissante qui conquerra des marchés dans toute la Méditerranée, et qui s’effondrera dès que l’Etat athénien essayera de s’imposer aux villes commerciales grecques. Les bourgeoisies d’Europe vont développer beaucoup plus tard, fondant de grands empires commerciaux sur le grand commerce de villes artisanales et marchandes comme Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam et, finalement, Londres où naîtra le capitalisme… Mais, surtout, la seule supériorité de la bourgeoisie européenne proviendra que l’affaiblissement de l’Etat féodal d’Europe de l’ouest, à cause des guerres intestines des familles régnantes et de la dissolution de la société féodale par les dépenses de luxe et de guerre, l’argent devenant le principal pouvoir social. La réaction de la noblesse et du clergé n’a pu empêcher la croissance de l’importance de la bourgeoisie et celle-ci a cependant mis plus de 400 ans pour parvenir au pouvoir, entre sa première tentative en 1356 à Paris et celle triomphante de 1789 toujours à Paris. C’est dire que, si la bourgeoisie cherche à prétendre qu’il y a eu un développement linéaire et continu dans la mise en place de la société bourgeoise, ce n’est pas du tout ce qu’enseigne l’Histoire.

La première victoire de la révolution bourgeoise en France
« Pratiquement au moins depuis 1295, c’est la bourgeoisie du royaume qui assure la trésorerie du roi de France. Quand Philippe le Bel a besoin d’argent, et il en a constamment besoin, il s’adresse aux fidèles bourgeois de ses villes et leur demande des prêts. Ces prêts, il les rembourse en autorisant les échevinages à percevoir des tailles ou des maltôtes sur le produit desquels les prêteurs se paient. (…) L’année 1303 est une date marquante (…) Une sévère défaite a été infligée à l’armée de Philippe le Bel par les Flamands à Courtrai. (…) A la bataille de Courtrai, les bourgeois de la Flandre ont vaincu les chevaliers du roi de France. Le retentissement de cette action est immense. Non seulement les bourgeois ont pour eux leur richesse, leurs relations commerciales, leur sens des affaires mais ils sont capables de battre les militaires de profession. La bourgeoisie du royaume bénéficie, en un sens, de la défaite de son pays. Il est évident pour tous qu’une politique qui les laisserait à l’écart serait vouée à l’échec. D’ailleurs la royauté elle-même tire la leçon de sa défaite et la victoire royale de Mons-en-Pévèle est due, pour une part majeure, à la présence et à la bonne tenue sur le champ de bataille des contingents envoyés par les villes.
Les attaques de la noblesse et du clergé contre la bourgeoisie se heurtent au fait que le concours de celle-ci est indispensable à la monarchie capétienne. (…) Cet état de choses a suscité les protestations dès la fin du règne de Philippe le Bel, avec l’apparition des ligues provinciales, animées par les barons, qui réclament un retour aux anciennes franchises et la suppression des maltôtes. (…)
La confrérie, au Moyen Age, joue le rôle que tiennent aujourd’hui les syndicats, pour défendre le métier, et de mutuelles pour venir en aide aux personnes âgées, aux malades, aux veuves et aux orphelins. (…) Les confréries ont joué un rôle majeur à Paris dans la période troublée qui aboutit à l’insurrection du petit peuple de la capitale contre les patriciens et qui voit le pillage des hôtels et biens d’Etienne Barbette. (...) Une des premières confréries à obtenir une autorisation après l’insurrection de la fin 1306 est celle des marchands hansés de Paris en octobre 1307. Celle des drapiers le sera deux ans plus tard, en 1309. Il est probable qu’Etienne Marcel faisait partie de la première. Il est certain qu’il ne peut manquer d’appartenir à la seconde, qui regroupe les hommes de sa profession. Mais c’est à une troisième que nous le voyons participer activement en 1338, celle des Pèlerins de Saint-Jacques. (…) Il dispose désormais de cette ressource essentielle qu’est le renseignement. (…)
En 1328, le Comte de Valois est monté sur le trône et les historiens l’appellent Philippe VI. (…) Mais il y a un autre prince en âge de relever la couronne : le roi d’Angleterre Edouard III. (…) On ne l’écoute pas et Philippe de Valois est couronné à Reims dans un grand faste. (…) Tout paraît donc réglé pour le mieux et la victoire que Philippe VI remporte sur les Flamands, encore une fois rebelles, à Cassel aussitôt après cet avènement, a conforté sa situation. (…) En 1337, le roi d’Angleterre n’hésite à revenir sur les hommages qu’il a prêtés et à se proclamer le véritable et légitime roi de France. La guerre est inévitable. (…) La Flandre s’allie aux Anglais, sous le gouvernement de Jacques d’Artevelde. Progressivement toute la partie occidentale de la France, depuis la région de Bordeaux jusqu’aux frontières flamandes, s’agite ou s’enflamme. (…) L’opinion s’étonne que la royauté ait toujours besoin de nouvelles contributions, alors que Philippe VI renforce la gabelle, continue de lever la taxe sur les transactions dans les boutiques et les marchés et que la monnaie a perdu, par mutations, les quatre cinquièmes de sa valeur. (…) C’est le motif avoué de la convocation d’une assemblée d’Etats à Paris, au mois d’août 1343. A cette assemblée sont invités ceux qu’on appelle les « trois états du royaume », c’est-à-dire des représentants du clergé, de la noblesse et des villes. (…) L’assemblée d’Etats de 1343 inaugure la série des consultations de représentants du royaume qui va durer quinze ans et auxquelles Etienne Marcel prendra, un jour, une part majeure. (…) Mais la guerre a repris. Il faut encore et toujours de l’argent pour la faire. Le roi le demande de nouveau aux Etats qui sont convoqués pour le mois de février 1346. (…) Les hommes désignés pour lever et répartir ce fouage militaire demandent un homme d’armes, c’est-à-dire un cavalier monté, armé et accompagné, pour deux cent feux, ou encore quatre sergents de guerre pour cent feux. C’est cette armée qui est lancée à la rencontre, puis à la poursuite d’Edouard III, débarqué dans le Cotentin, et qui va se faire massacrer dans la plaine de Crécy, le 26 août 1346. (…) Après un moment de panique, d’étourdissement, l’opinion se rassemble et se dresse contre le pouvoir. Elle exige un changement. Elle les obtient. (…) L’épuration, c’est l’élimination des hommes d’affaires, bailleurs de fonds de la monarchie. (…) L’armée qui a été envoyée pour débloquer le port de Calais, assiégé par terre et par mer par Edouard III se disloque sans avoir obtenu le résultat qu’elle recherchait. (…) Les populations s’inquiètent, et c’est le cas de celle de Paris. Le 12 août 1346, au moment où Edouard III, débarqué en Normandie, s’approche de la capitale, on a donné l’ordre de démolir les maisons et autres constructions que les Parisiens avaient édifiées contre le rempart et qui pourraient gêner la résistance à un siège par l’ennemi. Certains habitants s’y opposent et prennent les armes pour empêcher cette démolition. (…)
La grande peste de 1348-1349, la Peste Noire comme on l’a appelée, suspend toutes choses. Chacun se terre dans l’attente de la fin du fléau. Il n’est plus question de rassembler des armées pour combattre. (…)
Etienne Marcel continue ses fournitures de draps de Flandre et du Brabant en 1352 et 1353. (…) Par les contacts qu’il a eu eus au cours de ces voyages d’affaires, il a rencontré des collègues qui lui ont parlé de ce qui était arrivé en Flandre, à l’époque où le brasseur Jacques d’Artevelde avait fait acte de rébellion contre le comte de Flandre. On peut imaginer que le futur chef de la Révolution parisienne a subi l’influence de bourgeois de Gand ayant participé aux événements survenus dans leur ville entre 1338 et 1345. (…) Etienne Marcel est assidu aux séances des confréries auxquelles il appartient et, en août 1350, il est choisi comme prévôt de l’importante confrérie aux Prêtres et Bourgeois de Paris, la plus prestigieuse et la plus ancienne de ces associations. (…) Etienne Marcel est prévôt des marchands de Paris en 1354. (…) On constate qu’Etienne Marcel parvient à ce poste éminent dans un moment difficile où le roi de France est confronté à la contestation (…) La désignation d’Etienne Marcel comme successeur de Jean de Pacy marque-t-elle un changement de la part de la haute bourgeoisie de la capitale ? A première vue, il n’en est rien. Etienne Marcel appartient à l’un des clans les plus en vue de cette bourgeoisie. (…) Ses attaches familiales l’unissent aux Cocatrix, aux Pacy, aux Dammartin, à la bourgeoisie d’affaires de la première moitié du 14e siècle. On peut donc penser que les hommes les plus influents du patriciat parisien l’ont choisi pour tenir le même rôle qu’un jean Pidzoue ou qu’un Jean de Pacy. Et pourtant l’élection d’Etienne Marcel n’est pas la simple continuation de ses prédécesseurs. Le nouveau prévôt des marchands est un homme sur lequel les événements ont marqué (…) La bourgeoisie parisienne est sensible à ces différences. (…) Si elle choisit Etienne Marcel comme prévôt des marchands en 1354, c’est parce qu’il leur paraît l’homme le mieux adapté à la grande confusion politique du moment. (…) Des négociateurs, qui ont conclu pour le roi Jean le traité de Mantes si avantageux pour le roi de Navarre, sont maintenant à l’œuvre dans une autre négociation avec le roi d’Angleterre, Edouard III. Les négociations (…) aboutissent à un véritable partage du royaume. Edouard III recevrait, en toute souveraineté, l’Aquitaine, le Poitou, le Limousin, la Touraine, l’Anjou, le Maine, le Ponthieu et la région Calais-Guines. Pour ces immenses fiefs, le roi d’Angleterre ne serait plus tenu de rendre hommage au roi de France. (…) Que peuvent penser les bourgeois de Paris des traités de Mantes et de Guines et de la situation difficile du roi débordé par ses propres conseillers ? Ils sont fort inquiets. Partager le royaume, c’est renoncer à l’œuvre centralisatrice de deux siècles. Si Paris est la plus grande ville de l’occident, elle le doit à sa situation de capitale du plus grand royaume de l’Europe chrétienne. (…) Il y a un autre risque pour la hanse parisienne. (…) Renforcer la situation de Charles le Mauvais en Normandie, alors qu’il tient déjà les verrous de Meulan ou de Mantes, c’est risquer l’interruption, ou au moins la gêne, pour l’important trafic qui va de Paris à la basse Seine. (…) A partir du 30 novembre 1355, toute l’activité politique est suspendue à la réunion des Etats de la langue d’oil. (…) Le choix d’Etienne Marcel comme l’orateur des villes est important. Il prouve que le nouveau prévôt des marchands de Paris est déjà connu et apprécié par les représentants des autres cités de la langue d’oil. (…) L’archevêque de Reims, le duc d’Athènes et le prévôt des marchands de Paris donnent la réponse des Etats aux demandes exposées par le chancelier Pierre de La Forêt. Pour battre les troupes gasconnes et anglaises du Prince Noir et d’Edouard III, les Etats chiffrent à 30 000 hommes d’armes le montant nécessaire de l’armée. C’est considérable et cela va coûter très cher. (…) En échange, le gouvernement royal accorde toute une série de choses. La monnaie forte sera rétablie et stabilisée. (…) Le roi s’engage à ne pas proclamer l’arrière-ban, qui oblige tous les hommes valides à venir en armes (…) On interdit de nouveau les prises, ainsi que les emprunts forcés. (…) Les Etats de 1355 ont été dominés par une majorité de nobles et de bourgeois travaillant de concert. (…) On peut penser que ce sont les amis et collègues d’Etienne Marcel qui, avec lui, ont dominé les débats de l’assemblée. (…) Ces collègues qui ont travaillé avec Etienne Marcel, nous savons de quelles villes ils viennent. (…) La majorité de ces villes se situent sur les fleuves et les rivières par lesquelles passe le courant d’affaires de la bourgeoisie parisienne : Seine, Oise, Marne, Yonne et Loire. (…) Toutes ces villes sont unies, ou fédérées, pour contrôler l’exercice du pouvoir royal à la veille du grand affrontement contre l’armée anglaise. (…) une des conditions majeures mises par les Etats à l’octroi de l’aide est que le produit de la taxe sur les transactions de 8 deniers par livre et celui de la gabelle soient gérés par des « élus » sur le plan local comme à l’échelle de toute la langue d’oil. (…) Ce sont trois Parisiens qui représentent la bourgeoisie de tout le royaume de la langue d’oil dans la commission des généraux élus. Il n’y a aucun représentant des autres villes. Cela prouve le rôle majeur joué par le prévôt des marchands de la capitale au sein des Etats. (…) L’esprit qui règne alors sans contestation apparente s’exprime par un geste lourd de sens : la confirmation de l’ordonnance de réforme arrachée à Philippe le Bel en 1303. (…)
Au mois de juillet 1356, la détresse du Trésor et de la caisse des receveurs des impôts contraint le roi à revenir aux pratiques décriées des années précédentes. (…) Il ordonne un affaiblissement de la livre. (…) Quand les bourgeois apprennent que l’expérience est finie, ils considèrent que l’engagement qu’ils ont pris envers le roi est caduc. (…) A partir du mois de juillet 1356, Etienne Marcel cesse d’être l’appui du trône. (…) En s’écartant, il retire au roi le support militaire des contingents de Paris et des villes amies. C’est une armée composée uniquement de nobles qui affronte le Prince Noir à Poitiers, le 19 septembre 1356 et qui subit un immense désastre. Devant cet effondrement, les bourgeois peuvent proclamer hautement que la noblesse, à elle seule, est incapable de défendre le royaume, que si on avait davantage écouté les gens des villes, on aurait peut-être évité la honte de la défaite et de la capture du roi par l’ennemi.
Durant la première moitié de l’année 1356, Etienne Marcel apparaît non seulement comme le patron des commerçants parisiens, mais aussi, et surtout, comme un chef de guerre. (…) Etienne Marcel fait isoler le rempart de Philippe Auguste pour creuser les fossés qui le bordent. (…) Pour faciliter la défense, Etienne Marcel fait murer certaines portes, ne laissant subsister sur la rive droite que les portes Saint-Honoré, Saint-Eustache, Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple et Saint Antoine. Il les fera protéger par des ouvrages fortifiés, des « bastilles ». (…)
Le dauphin a pris le titre de « lieutenant du roi » (…) C’est sur le fils aîné du roi que repose le destin du royaume. (…) Il n’a pas d’expérience. Il ne connaît pas les choses de l’Etat. (…) Que faire sinon, encore une fois, réunir des Etats ? (…) Etienne Marcel est de nouveau un des députés de Paris. (…) Etienne Marcel prend la parole en tant que représentant des bonnes villes (…) La représentation des villes domine, en nombre au moins, celle du clergé et de la noblesse. (…) Le 2 novembre, constatant qu’il n’y a pas d’accord possible avec les Etats, le dauphin quitte Paris pour Montlhéry et déclare que les Etats sont dissous. Le dauphin et son conseil, d’une part, Etienne Marcel et ses adhérents, de l’autre, restent face à face. Ils s’observent dans l’attente des nouveaux événements qui ne pourront manquer de survenir en raison des attitudes rigides des deux partis. (…) Etienne Marcel n’est plus l’homme au dévouement absolu sur lequel le roi Jean avait compté. (…) La rupture du contrat passé avec les Etats de la fin de 1355, la réintégration des officiers royaux de médiocre réputation, la terrible impéritie qui a conduit au désastre de Poitiers le poussent à plus de détermination (…).
Le dauphin décide que la monnaie sera rehaussée. (…) Ces ordonnances, qui datent des 23 et 25 novembre 1356, n’ont pas été tout de suite publiées. Les conseillers du dauphin craignent probablement une réaction hostile des populations. A Paris, au moins, les nouvelles ne sont annoncées que le 10 décembre (…) L’émotion de la population est immédiate. Dès le lundi 12, Etienne Marcel et un certain nombre de Parisiens demandent à être reçus par le Comte d’Anjou qui représente le dauphin absent. (…) Le mardi, Etienne Marcel et ses amis, quatre fois plus nombreux que la veille, viennent chercher la réponse. Le prévôt et les Parisiens se présentent encore le lendemain, en plus grand nombre, et le Comte d’Anjou (…) admet qu’on ne frappera pas la nouvelle monnaie (…). Le 12 décembre le roi lui-même écrit au prévôt des marchands (…) : « Nous savons bien que vous êtes gouverneur de notre bonne ville de Paris, qui est chef principal de toutes les autres villes de notre royaume… » (…) Etienne Marcel, après l’avoir reçue, en a établi copie qu’il a adressée à « d’honorables hommes, sages, en tous biens pourvus » (…) En cette période où le dauphin voyage avec le chancelier et une partie de son conseil, en ces temps où les conseillers du roi sont discutés, peu obéis, c’est naturellement vers le chef du seul pouvoir qui subsiste, la bourgeoisie des villes qui n’est pas sortie vaincue de Poitiers comme la noblesse, que se tournent les populations qui ont besoin de secours. (…)
Etienne Marcel se rend (…) avec un grand nombre de bourgeois, (…) à la rencontre du dauphin. (…) Le dauphin le convoque à nouveau le jeudi 19 janvier 1357. Etienne Marcel va au rendez vous qui lui est fixé. Mais il ne s’y rend pas seul. Il est accompagné d’une foule de bourgeois montrant ostensiblement les armes qu’ils portent. Les conseillers du duc demandent à Marcel de cesser son opposition à la frappe de la monnaie décidée au mois de novembre. Le prévôt des marchands refuse. (…) La réunion semble avoir tourné au tumulte et les officiers du roi qui se trouvent dans la capitale craignent pour leur vie. La grève des corps de métiers, la circulation de la foule en état d’alerte dans la rue n’ont rien de rassurant. (…) Le lendemain 20 janvier, assez tôt dans la matinée, le duc quitte le Louvre pour la Palais. (…) Se porter du Louvre au Palais, c’est déjà un geste de rapprochement de la part du dauphin. (…) Le 20 janvier présente plutôt les allures d’une soumission obtenue sous la contrainte d’une journée révolutionnaire. Il assure d’abord ceux qui assistent à la réunion qu’il ne tient pas rigueur à la population de Paris de la façon dont elle s’est comportée la veille. Il pardonne de bon gré. (…) Il déclare que, pour donner satisfaction à Etienne Marcel et ses amis, il accepte que la monnaie dernièrement établie n’ait plus cours. (…) Etienne Marcel triomphe. (…) Ces journées de janvier, spécialement celles des 19 et 20 janvier 1357, sont le moment décisif de la carrière d’Etienne Marcel. L’appel au peuple, la grève des ateliers, la descente de la population dans la rue et l’escorte armée, sorte de garde prétorienne destinée à protéger le prévôt des marchands, sont autant de faits exorbitants qui impriment à l’aventure du tribun un caractère nouvellement révolutionnaire. (…)
La bourgeoisie de haut niveau apporte sans conteste son concours à Etienne Marcel. Mais en est-il de même du peuple de Paris, de ceux qu’on appelle les « menus » ? le monde des gens de petits métiers, des maîtres des professions moins cotées, des valets, compagnons et manouvriers, apparaît moins clairement que les grands bourgeois. Etienne Marcel a suffisamment de poids sur ces gens pour obtenir , notamment au moment où il refuse la monnaie, la grève générale des ateliers. (…) Il existe dans Paris, par quartiers, un encadrement d’individus qui sont responsables de ce qu’on appellerait aujourd’hui des ilôts, ou bien des groupements de rues. (…) C’est une armature qui quadrille la capitale et qui tient l’autorité municipale au courant de tout ce qui se passe. (…)
Le prévôt des marchands a pu profiter de l’organisation existante du Châtelet et de la Prévôté de Paris. (…) Le sceau du Châtelet (…) est utilisé par Etienne Marcel pour sceller ses propres ordres, notamment durant la jacquerie, ce qui lui permet d’entretenir une certaine confusion entre les actes émanant de sa propre autorité et ceux du régent. Il ne fait d’ailleurs pas seulement usage du sceau du Châtelet ; il utilise aussi, pour ses propres besognes, les sergents à pied et à cheval du Châtelet et du guet et il n’hésite pas à leur confier des commissions à l’extérieur de la région parisienne. (…) Etienne Marcel est apparu comme délégataire de l’autorité publique. Cela lui a servi dans ses relations avec les autres villes. Paris, durant ces trois longues et dures années, s’est tenu constamment en relations avec les autres villes de la langue d’oil. Il n’y a pas entre ces cités, seulement échange de messages et d’informations, mais réelle communauté de vues sur la solution des problèmes du jour, avec appui mutuel au sein des assemblées. (…)
Du 5 février au 3 mars 1357, les Etats délibèrent. (…) Le dauphin a pris son parti de la soumission. Il ratifie toutes les décisions des Etats. (…) L’ordonnance pose un certain nombre de conditions au subside : répartition, levée et distribution par les Etats eux-mêmes, institution de dix maîtres généraux à Paris et de maîtres particuliers dans les diocèses (…) Les Etats sont libres de se réunir quand ils le désirent, sans attendre leur convocation de la bonne volonté du roi ou de son fils. (…) Le dauphin sort de cette journée politiquement et financièrement très amoindri, car le gouvernement du royaume lui est retiré de fait, pendant qu’on lui enjoint de restreindre le luxe de son hôtel (…). Les Etats ont fait table rase de toute l’organisation du royaume. (…) Aucun document ne cite Etienne Marcel en qualité de membre du conseil du dauphin dans les semaines qui ont suivi da victoire et celle des Etats. (…) Etre membre du Conseil royal, c’est être officier du roi avec un traitement fixe et quelques avantages en nature. Or l’ordonnance de mars interdit aux officiers du roi de faire acte de marchandise ou de change. (…) Son rôle est toujours essentiel. Il a fallu qu’il approuve l’ordonnance pour qu’elle soit mise en vigueur. (…) C’est à lui qu’on remet l’instruction sur les modalités du subside consenti par les Etats, instruction dont il examine les dispositions avant qu’elle ne soit rendue publique le 4 mars. (…)
Pendant que ces événements se déroulent dans Paris et au cœur du royaume, le roi Jean est toujours à Bordeaux le prisonnier du Prince de Galles et du roi d’Angleterre. (…) Le roi admet de sacrifier à la paix quelques provinces et une partie de sa souveraineté, alors que les Etats et Etienne Marcel ne conçoivent pas l’’ »abrègement » du royaume et le passage sous une autre tutelle de villes et de régions regardant vers Paris depuis un siècle ou plus. (…) Le premier soin de Jean le Bon, une fois la trêve conclue, est de la faire connaître dans son royaume, et tout spécialement dans la ville de Paris. (…) Mais Jean le Bon ne se contente pas de la publication de cet armistice ; il en tire toutes les conséquences c’est-à-dire que, la guerre cessant, les aides établies par les Etats ne doivent plus être perçues et que les cessions prochaines de ces Etats sont contremandées. (…) le roi manifeste ainsi franchement, pour la première fois, sa réserve envers les meneurs de Paris et de l’assemblée qui s’y était tenue. (…) La cessation de la levée des impôts est une mesure habile de la part du roi car il est certain de satisfaire de cette façon les contribuables. Mais les délégués des Etats ne peuvent y souscrire, puisque tout le système qu’ils ont construit repose sur la perception du subside (…) Les Parisiens s’en prennent d’abord aux messagers du roi Jean (…) obligés de s’enfuir de la capitale sous les menaces. En même temps le dauphin Charles, dûment chapitré par Etienne Marcel, Robert Lecoq et leurs amis, est contraint de désavouer son père. Le 8 et 10 avril, il ordonne la continuation de la levée de l’impôt et la convocation de la nouvelle cession des Etats prévue trois semaines avant Pâques. (…) Les Etats se réunissent à Paris le 22 juillet. (…) Devant le mauvais rendement de l’impôt, la plupart des représentants conviennent qu’il n’est pas juste d’en poursuivre la perception (…) Cet session est un échec très net pour les réformateurs et le dauphin (…) isole Etienne Marcel de ceux qui ont jusque là mené le même combat que lui. (…) Aux environs du 15 août, il lui fait savoir qu’il doit se contenter de son rôle municipal et corporatif. (….) Mais le dauphin est démuni des moyens de se faire obéir. Sans entente avec ceux qui sont les maîtres de Paris, il lui est impossible de gouverner. De son côté, Etienne Marcel a besoin pour agir de se couvrir de l’autorité du fils aîné du roi. (…) Se rendant compte qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre, le dauphin et le prévôt des marchands sont conduits par la force des choses à se rapprocher. (…) Des négociations ont accompagné le rapprochement du duc et des autorités parisiennes. Charles est sans ressources. Etienne Marcel lui aurait promis, en cas de retour à Paris, « très grande devance ». (…) En échange, le duc de Normandie aurait accepté la convocation à Paris des députés d’une vingtaine ou d’une trentaine de villes, sans députés du clergé ou de la noblesse. (….)
(Pour la convocation des nouveaux Etats le 7 novembre), Etienne Marcel se voit attribuer un pouvoir analogue et égal à celui du prince, lieutenant général du roi captif. La puissance d’Etienne Marcel est un fait, mais la reconnaître de telle façon est revêtir le tribun d’une nouvelle autorité, d’une légitimité réelle. (…) C’est inviter les gens des provinces qui, jusque là, n’ont pas reconnu la prééminence des autorités parisiennes à faire amende honorable et à se joindre au parti du prévôt. (…) Les débats des Etats devaient très vite prendre ne allure nouvelle et précipitée par suite d’un événement d’une portée considérable : Charles le Mauvais s’est échappé de sa prison d’Arleux. (…) Charles d’Evreux est roi, mais en Navarre, et il regrette que sa mère ait été évincée du trône de France. (….) En avril 1356, Jean le Bon, déjouant un complot contre sa personne ou contre son autorité, a fait brutalement saisir Charles le Mauvais, bien qu’il soit son gendre, et le tient étroitement emprisonné depuis cette date (…) Charles le Mauvais ne suscite pas seulement des sympathies au nom de sa naissance ou de sa détention. Il est aussi devenu, par le simple fait qu’il s’oppose au roi, le porte-drapeau de tous ceux qui ont quelque motif de ne pas être satisfaits du régime ou de la dynastie. La tante et la sœur de Charles le Mauvais, qui sont toutes deux d’anciennes reines de France, se rendent à Paris et (…) le dauphin doit se résigner à donner u sauf-conduit au roi de Navarre. (…) Muni d’un sauf-conduit obtenu par les deux reines, Charles de Navarre quitte bientôt Amiens pour Paris. Il y arrive le 28 novembre 1357. (…) Le dimanche même où le dauphin réhabilite Charles le Mauvais, Jean II écrit aux bourgeois de Montpellier que ses gens et ceux du roi d’Angleterre « sont venus à un accord sur toutes les demandes ». Ce traité remet entièrement en question la politique menée par Robert Le Coq et par Etienne Marcel. (…) La présence même autour de la capitale de bandes armées, théoriquement aux ordres du dauphin mais dont les intentions paraissent mal définies, inquiètent le prévôt des marchands et la population parisienne. (…) Pour ne pas être victime d’un coup de main, la municipalité parisienne décide qu’aucun homme armé n’entrera dans la ville, à moins d’y être déjà bien connu. Elle fait, en même temps, soigneusement garder les portes, de jour comme de nuit. Enfin, pour distinguer par un signe de ralliement clair ses amis de ses ennemis, Etienne Marcel fait décider que ses partisans porteront des chaperons rouge et bleu. (…) Il identifie sa cause à celle de Paris en leur faisant porter les couleurs de la ville (…). Le port de ces chaperons sera considéré en 1358 (…) comme un acte de rebellion devant être condamné et puni. (…) (Le 11 janvier 1358, le duc s’adresse à la population parisienne avec un certain succès.) Etienne Marcel sent qu’il va être débordé sur son propre terrain et, dès le lendemain, il rassemble à son tour les Parisiens à l’hôpital Saint-Jacques (…) Charles Toussac affirme qu’Etienne Marcel est prêt à se retirer si le peuple de Paris ne lui fait plus confiance. On acclame alors Etienne Marcel ; on s’engage à le suivre et à le défendre contre tous. (…) Les habitants de Paris paraissent fort hésitants sur le parti à prendre. (…) La partie est d’autant plus serrée que les Etats doivent se réunir le 14 janvier et que celui qui dominera Paris risque bien d’être le maître de ces Etats, car il s’y trouve surtout des députés des villes, presque pas de nobles et peu d’ecclésiastiques. (…) La capitale est partagée ; mais il semble pourtant que, dans chaque parti, on hésite à engager l’épreuve de force qui risque de conduire à une catastrophe générale. (…)
Le samedi 27 janvier 1358 arrive à Paris une délégation de Français qui débarquent d’Angleterre. (…) Etienne Marcel et les Etats se sont jusqu’à présent montrés hostiles à une paix fondée sur le partage du royaume. (…) Se donnant une apparence de neutralité entre le duc et le roi de Navarre, l’Université rejoint les thèses d’Etienne Marcel (…) Les Etats de 1358 ont voté un impôt mais moins généreux que celui de janvier (…) Le lendemain de la promulgation de l’ordonnance, le 22 février 1358, le prévôt des marchands convoque les gens de métiers de Paris à Saint-Eloi. (…) Environ 3000 Parisiens répondent à l’appel d’Etienne Marcel et s’assemblent à Saint-Eloi dans la matinée. Ils sont armés et paraissent excités. (…) Renaud d’Acy, avocat du roi, (…) est rejoint par la foule, frappé, on dirait aujourd’hui lynché par les gens de métiers (…). Peu après Etienne Marcel conduit ses hommes au Palais, où le dauphin se trouve dans ses appartements. (…) Etienne Marcel s’écrie : « sire, ne vous ébahissez pas des choses que vous aller voir car elles ont été décidées par nous et il convient qu’elles soient faites. » Des Parisiens armés se jettent sur le maréchal de Champagne et le tuent. Le maréchal de Normandie (…) est trouvé et percé de coups. (…) « Sire, n’ayez garde, ne craignez rien, il en vous sera fait aucun mal ». Et il le coiffe de son chaperon bleu et rouge, aux couleurs de la ville, pendant qu’il se couvre lui-même de la coiffure du prince. Puis les compagnons du prévôt traînent les deux cadavres des maréchaux (…) et les exposent sur les marches de marbre du perron afin que tout le monde puisse les voir. (…) Etienne Marcel et sa suite se rendent à la nouvelle maison de la ville, place de Grève. D’une fenêtre, le prévôt des marchands s’adresse à la foule armée qui stationne devant l’Hôtel de ville. (…) Fort de la ratification populaire, Etienne Marcel retourne ensuite au Palais dont la cour s’emplit d’hommes d’armes. (…) Il demande au duc d’entériner le fait accompli et de se rallier à son parti. (…) le dauphin acquiesce et déclare à Etienne Marcel qu’il désire que les Parisiens soient ses amis et qu’il sera le leur. En preuve de son bon vouloir, il fait porter le chaperon de la ville à ses gens et aux membres de son administration qui se trouvent dans la capitale. (…)
Le lendemain, vendredi 23 février, le prévôt des marchands convoque encore les Parisiens. (…) Il invite les représentants des villes du royaume qui sont encore à Paris à s’y rendre et il donne la parole à Robert de Corbie, cet universitaire qui représente les gens d’Amiens. Celui-ci justifie la conduite d’Etienne Marcel et explique que la très grande majorité des conseillers du roi auraient été d’accord avec les propositions rédigées de concert par l’Université, le clergé et la bourgeoisie de Paris. (…) Le samedi 24 février, Etienne Marcel rejoint le dauphin avec le même cortège de Parisiens que les jours précédents, et soumet de nouvelles exigences pour sanctionner sa victoire. (…) Le fils du roi n’a aucun moyen de s’opposer à ces exigences. (…) Le Palais devient un pâle reflet de la Maison-aux-piliers et chacun y porte le chaperon aux couleurs de la ville, l’exemple étant donné par le duc et par son jeune oncle, Philippe d’Orléans. Le peuple en armes est toujours menaçant. (…)
(Le duc, devenu régent, quitte Paris et s’empare de Montereau et Meaux.). Lorsque le duc donne ordre à ses gens de prendre l’artillerie qui garnit le Louvre pour la faire porter à Meaux, Etienne Marcel s’y est opposé et a fait déposer cette artillerie dans l’Hôtel de ville. (…) Etienne Marcel continue de mettre Paris en état de défense pour parer à des actions offensives des amis du dauphin. (…)
(Etienne Marcel fait détruire des châteaux tout autour de Paris par ses gens d’armes.) Les émissaires d’Etienne Marcel alertent aussi les hommes des campagnes. (...) Le prévôt utilise à ses fins les sergents du Châtelet de Paris qu’il envoie dans les campagnes pour inciter les gens du plat pays à agir contre les châteaux. (…) Cette mobilisation obtient un écho extraordinaire dans les campagnes, exaspérées par les exactions de la noblesse. (…) L’étincelle qui met le feu aux poudres se produit le lundi 28 mai à Saint-Leu d’Esserent. (…) Les nobles sont venus exiger quelque chose des habitants, mais ceux-ci refusent de les satisfaire et se sont groupés au nombre d’environ une centaine pour la résistance. La bagarre attendue se produit et, au cours de celle-ci, neuf nobles trouvent la mort (…). Les rebelles affirment que tous les nobles, chevaliers comme écuyers, trahissent le royaume et que ce serait une bonne chose de les détruire tous. La propagande des Parisiens a porté. (…) Le mouvement se développe dans le Beauvaisis. Les ruraux font la chasse aux nobles, se rassemblent en petites bandes qui attaquent les châteaux et qui exercent contre leurs propriétaires des sévices dont le moindre est la mort ou le viol. C’est la Jacquerie. (…) La jacquerie, c’est avant tout une guerre des non-nobles contre les nobles. C’est une guerre sociale. (…) La jacquerie se répand avec une extrême rapidité, en remontant les vallées de l’Oise, du Thérain et de la Brèche. Les jacques vont jusque dans l’actuel département de la Seine Maritime. (…) Les trois cent hommes (du prévôt) commandés par Jean Vaillant ne sont pas revenus de Gonesse et de Bonneuil sur Paris ; ils ont continué leur chemin vers le nord et se sont réunis devant Ermenonville à une troupe de Jacques, autre signe de la connivence qui existe entre le prévôt des marchands et le chef des Jacques, Guillaume Cale, qui vient en personne à Ermenonville. Les deux troupes réunies attaquent, prennent et pillent le château (…)
(Jean Vaillant est battu à Meaux et Guillaume Cale battu par traitrise par les troupes de Charles de Navarre.)
Avec la victoire de la contre-jacquerie, le duc est résolu à s’emparer de Paris. (…) L’armée d’assaut se rapproche de Paris et, le 28 juin au soir, le régent se loge à Charenton, en bordure du Bois de Vincennes. (…) Marcel sollicite les villes (…) de venir avec le plus grand nombre de gens d’armes possible, de pied ou de cheval, car il se dit assiégé par les nobles et en danger de mort. (…)
(Charles le Mauvais devenu capitaine de Paris signe un accord avec le régent, traité qui sacrifie les Parisiens et qu’Etienne Marcel refuse.)
Etienne Marcel et ses concitoyens refusent de se soumettre. Ils refusent la « servitude » qu’entraînerait pour eux la victoire des nobles. (…) Les gens du régent et ceux de Paris se heurtent en armes, à la Grange-aux-merciers, près de Bercy, et les bourgeois ne s’en tirent pas sans pertes. (…) Le 16 juillet 1358, la bulle par laquelle le pape invite le recteur (de l’Université de Paris) à demander à Etienne Marcel et aux échevins de changer d’attitude est lue publiquement. (…) Les Parisiens demanderont au régent son pardon. (…) Le régent renoncera à son blocus qu’il exerce sur les cours d’eau qui permettent le ravitaillement de Paris. (…) Le dauphin fait tout de suite annoncer dans son camp la conclusion de l’accord. Immédiatement, son armée se disloque (…) Le vainqueur de cette négociation, c’est Etienne Marcel. (…) Le duc décide de s’expatrier, de quitter le royaume pour se réfugier dans le Dauphiné. (…)
La grande bourgeoisie parisienne a peur de la nouvelle orientation de la politique du prévôt, de son durcissement. (…) La cassure de la société entre nobles et non-nobles paraît préjudiciable à beaucoup, et spécialement à ces grands bourgeois qui incarnent à la fois la bourgeoisie et la noblesse.
(Etienne Marcel est assassiné dans ses propres fortifications par des hommes de Paris, avec l’accord du parti bourgeois anti-Marcel. La bourgeoisie n’a pas osé gouverner elle-même le pays. Etienne Marcel était trop en avance sur son temps. Le dauphin deviendra le futur roi de France, sous le nom de Charles V.)
Extraits de « Etienne Marcel, la révolte de Paris »
de Raymond Cazelles

La révolution bourgeoise anglaise
« La révolution anglaise du 17e siècle, précisément parce que c’était une grande révolution qui bouleversa la nation de fond en comble, représente nettement les alternatives de dualité des pouvoirs avec les violents passages de l’un à l’autre, sous l’aspect de la guerre civile. D’abord, un pouvoir royal appuyé sur les classes privilégiées ou les sommets des classes, aristocrates et évêques, s’opposent la bourgeoisie et les couches proches d’elle des hobereaux. Le gouvernement de la bourgeoisie est le Parlement presbytérien qui s’appuie sur le City londonienne. La lutte prolongée de ces deux régimes se résout par une guerre civile ouverte. Deux centres gouvernementaux, Londres et Oxford, créent leurs armées, la dualité de pouvoir prend forme territorialement, quoique comme toujours dans une guerre civile, les limitations territoriales sont extrêmement instables. Le Parlement l’emporte. Le roi, fait prisonnier, attend son sort. Il semblerait que se constituent les conditions du pouvoir unique de la bourgeoisie presbytérienne. Mais avant encore que soit brisé le pouvoir royal, l’armée du parlement se transforme en une force politique autonome. Elle rassemble dans ses rangs les indépendants, les petits bourgeois, artisans, agriculteurs, dévots et résolus. L’armée se mêle autoritairement à la vie sociale, non simplement en tant que force armée, non comme garde prétorienne, mais comme représentation politique d’une nouvelle classe opposée à la bourgeoisie aisée et riche. En conséquence, l’armée crée un nouvel organe d’Etat qui se dresse au-dessus des chefs militaires : un conseil de députés soldats et officiers (« agitateurs »). Vient alors une nouvelle période de double pouvoir : ici le parlement presbytérien, là l’armée indépendante. La dualité du pouvoir conduit au conflit déclaré. La bourgeoisie se trouve impuissante à dresser contre l’ « armée modèle » de Cromwell – c’est-à-dire la plèbe en armes – ses propres troupes. Le conflit se termine par l’épuration du parlement presbytérien à l’aide du sabre de l’indépendance. Du parlement reste une séquelle, la dictature de Cromwell s’établit. Les couches inférieures de l’armée sous la direction des levellers (niveleurs), aile extrême-gauche de la révolution, tentent d’opposer à la domination des hautes sphères militaires, des grands de l’armée, leur propre régime authentiquement plébéien.. Mais le nouveau double pouvoir ne parvient pas à se développer : les « levellers », les basses couches de la petite bourgeoisie n’ont pas encore et ne peuvent avoir de voie indépendante dans l’histoire. Cromwell a tôt fait de régler leur compte à ses adversaires. Un nouvel équilibre politique, d’ailleurs loin de la stabilité, s’instaure pour un certain nombre d’années. »
Léon Trotsky
dans « Histoire de la révolution russe » (Février)

Les « Lumières » et la Révolution française
« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. »
Voltaire le 2 avril 1764

« D’ailleurs, dans toute nation l’état de conservation est un état dans lequel il est presque impossible de se maintenir ; et le terme d’agrandissement d’un empire doit être regardé comme un présage presque certain de sa décadence. »
Helvétius
dans « De l’esprit »

« Aussi fallut-il au genre humain, pour sortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle (...) »
D’Alembert
dans « Discours préliminaire »

Lettre de convocation des Etats Généraux à Versailles

« De par le roi
« Nous avons besoin du concours de tous nos fidèles sujets pour Nous aider à surmonter toutes les difficultés où Nous Nous trouvons, relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. Ces grands motifs nous ont déterminé à convoquer l’assemblée des Etats de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour Nous conseiller et Nous assister dans toutes les choses qui seront mises sous ses yeux, que pour nous faire connaître les souhaits et les doléances de nos peuples (...) »
Le Roi de France
Fait à Versailles le 24 janvier 1789

Les revendications contradictoires des cahiers de doléances de la Révolution « française »
« Sa Majesté sera très humblement suppliée d’ordonner la suppression de tous les privilèges attribués à tous les fonds de terre réputés nobles, quelle que soit la qualité de leur possesseur ; et que les impositions de toutes natures (. .) soient supportés par tous les fonds de terre indistinctement (...) »
Cahiers de doléances de la communauté d’Uchau, sénéchaussée de Nimes, 14 mars 1789

« (...) La conservation des exemptions personnelles et des distinctions dont la noblesse a joui dans tous les temps sont des attributs qui la distinguent essentiellement et qui ne pourraient être attaqués ou détruits qu’en opérant une confusion des ordres. L’abus qui résulterait d’une telle innovation est trop évident pour qu’il soit nécessaire de le discuter. La Noblesse du bailliage d’Amont demande donc que l’ordre dont elle fait partie soit maintenu dans toutes ses prérogatives personnelles (...) Tous les ordres étant unanimement convenus de respecter les propriétés, la Noblesse n’entend en aucune manière se dépouiller des droits seigneuriaux honorifiques et utiles tels que justice haute, moyenne et basse, chasse, pêche, mainmorte, tailles, corvées, lods, colombiers, censes, redevances, dîmes, commise, mainmise, droit de retrait, consentement, et autres quels qu’ils soient (...) Si l’inamovibilité des juges des justices seigneuriales est contestée par le Tiers Etat, les députés la maintiendront de tout leur pouvoir, ainsi que la justice des seigneurs dans son état actuel, et ce pour l’intérêt même des communautés. »
Cahiers de doléance de la Noblesse du Bailliage d’Amont
12 août 1789

« On demande la suppression entière de la gabelle, vrai fléau de l’Etat, la vente libre du tabac, la suppression des traites dans l’intérieur du royaume, la chasse libre à tout propriétaire, n’étant pas juste que les moissons soient ravagées pour flatter l’ostentation des nobles et ruiner le laboureur, l’amortissement des rentes dues au seigneur (...), un égal d’impôts (...), l’extinction de la taille, capitation et accessoires, l’abolition de la féodalité (...), suppression des francs-fiefs, (...) faire rendre compte aux ministres des fonds qui leur sont confiés. »
Assemblée du bourg de Chérances, 6 mars 1789

« Sire, ce n’est qu’avec la plus vive douleur que nous voyons de grosses pensions accordées à des courtisans vils et intrigants, qui se parent aux yeux de Votre majesté des dehors du mérite. Des émoluments considérables sont attachés à des charges sans fonctions. Si vous saviez, Sire, de combien de sueurs, de combien de larmes est arrosé l’argent qui entre dans vos trésors (...) Nous ne pouvons nous dissimuler, Sire, que c’est la noblesse qui consume la majeure partie des revenus de l’Etat. (...)
Cahier de doléances de Saint-Quintin et Cayra

« Pour nous représenter aux Etats Généraux, nous ne pouvons choisir ni seigneur ni noble sans le plus grand danger. Il est des seigneurs humains, généreux, bienfaisants ; mais ils ne sont pas moins jaloux de leurs droits, de leurs privilèges et de nous tenir dans leur dépendance. »
Cahier de doléances de Vieuvic

« Nous déclarons ici, au nom de l’humanité, l’extinction de certains droits féodaux que l’ignorance des siècles barbares a consacrés à l’orgueil féroce des nobles possesseurs de quelques vieux châtels. »
Cahier de doléance des vitriers de Saint-Maixent

« Nous déclarons ne jamais consentir à l’extinction des droits qui ont caractérisé jusqu’ici l’Ordre Noble et que nous tenons de nos ancêtres. .. Nous prescrivons formellement à notre député de s’opposer à tout ce qui pourrait porter atteinte aux propriétés utiles et honorifiques de nos terres (...) »
Cahier de doléances de la Noblesse du Bailliage de Montargis

« Nous respectons les droits légitimes de Messieurs de la Noblesse, mais n’y a-t-il pas des droits illégitimes, des droits ridicules, des droits tyranniques ? Le franc-fief, le rachat : parce que l’un de nos parents meurt, il faut payer une somme (...) Les lods et ventes perçus quand il n’est question que de l’échangez d’un champ avec un autre, la servitude, l’esclavage des moulins. (...) »
Cahier de doléances de Ruca et Landébia

« Que le Tiers état, satisfait de tous les droits qu’il a acquis et de ceux que la noblesse a perdus, cesse enfin de se plaindre, qu’il jette les yeux sur tous les Etats de l’Europe : il y verra dans tous les royaumes une noblesse plus privilégiée que la noblesse française. »
Cahier de doléances de la Noblesse de la sénéchaussée de Castres

« Nous ne paierons plus aux seigneurs de rachats ni lods ni ventes, mais nous les paierons aux hôpitaux à l’avenir, pour l’entretien, pour la nourriture des mineurs, orphelins, infirmes, vieillards, incapables de gagner leur vie dans l’étendue du fief. (...) Que toutes les abbayes soient supprimées au profit de Sa Majesté pour payer la dette nationale. »
Cahier de doléances des artisans de Pont-L’abbé

« Que la loi catholique et romaine, qui depuis Clovis a toujours été la foi du royaume très chrétien, y soit la seule permise et autorisée, sans mélange d’aucun autre culte public ; qu’il soit pris des précautions contre l’abus que les protestants commencent à faire de l’édit qui leur rend l’état civil (...) Que les ecclésiastiques soient maintenus dans la jouissance de toutes les dîmes dont ils sont en possession, de quelque nature qu’elles puissent être (...) »
Cahier de doléances du Clergé du bailliage d’Orléans

« D’ordonner que, conformément aux anciennes lois de l’Eglise et à l’administration primitive des revenus affectés aux ecclésiastiques, les décimateurs soient obligés de laisser annuellement, dans l’ étendue de leurs bénéfices, une portion déterminée de leur dîme, pour être appliquée à la subsistance des pauvres. (...) Que cette communauté, ayant éprouvé une émigration des sujets non catholiques de Sa Majesté, par l’effet de la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 (...) ne peuvent s’empêcher de supplier sa Majesté d’étendre ses bienfaits jusqu’à révoquer entièrement les exceptions protées par le susdit édit (...) »
Cahier de doléances de la communauté d’Uchau – sénéchaussée de Nîmes

« Par reconnaissance pour la haute-noblesse, par reconnaissance pour les gentilshommes qui, par leur bravoure, aux dépens de leur vie, soutiennent nos intérêts, éloignent l’ennemi, défendent et gardent la patrie, on souhaiterait que leur principal manoir et le chef-lieu de leur fief d’où ils tirent leur nom, fussent exempts d’impôts (...) »
Cahiers de doléances d’Orléans

« Nous disons que le premier Ordre du Royaume offre au premier coup d’œil des richesses extraordinaires presque toujours employées à des dépenses d’ostentation, qui peuvent tout à la fois suffire à l’acquit des dettes de l’Etat et à leur honnête entretien. Pour poursuivre ce but, il faut réduire tout le Haut-Clergé au tiers de leur revenu (...) et tout le bas clergé ou séculier à 1500 livres de pension (...) »
Cahiers de doléances de Le Burgaud (Haute Garonne)

« Ainsi la noblesse jouit de tout, possède tout, et voudrait s’affranchir de tout ; et cependant si la noblesse commande les armées, c’est le Tiers état qui les compose ; si la noblesse verse une goutte de sang, le tiers état en répand des ruisseaux. La noblesse vide le trésor royal, le Tiers état le remplit ; enfin le Tiers état paie tout et ne jouit de rien. »
Cahiers de doléance d’Aix

« On fermerait en vain les yeux sur la révolution (...) elle n’en est pas moins réelle. »
Sieyés, un des initiateurs de la révolution française
dans « Qu’est-ce que le tiers état ? »

« Un Anglais qui n’est pas pénétré d’estime et d’admiration pour la façon sublime dont se réalise en ce moment une des plus importantes révolutions que le monde ait jamais vu, est sans doute mort à tout sens de la vertu et de la liberté (...). »
Journal anglais The Morning Post du 21 juillet 1789,
sur la prise de la Bastille

« Le dimanche 12 juillet au matin, jusqu’à dix heures, personne encore à Paris ne savait le renvoi de Necker. (…) Mais la nouvelle se confirme, elle circule, la fureur aussi… Un jeune homme, Camille Desmoulins, sort du café de Foy, saute sur une table, tire l’épée, montre un pistolet : « Aux armes ! » (…) Le cortège, armé de bâtons, de pistolets, de haches, suit d’abord la rue Richelieu, puis en tournant le boulevard, les rues Saint Martin, Saint Denis, Saint Honoré et vient à la place Vendôme. Là, devant les hotels des fermiers généraux, un régiment de dragons attendait le peuple et fondit sur lui. (…) Vers l’après-midi, le commandant Besenval, voyant le trouble augmenter, (…) craignant à la fin qu’on ne lui reprochât à Versailles de n’avoir rien fait, donna l’ordre insensé, barbare, digne de son étourderie, de pousser ce peuple avec les dragons. (…) Alors, on court aux armureries, on prend ce qu’on trouve. (…) A l’Hotel de ville, la foule a déjà cherché les armes, les a trouvées et prises. (…) Le lundi 13 juillet, (…) l’Assemblée indignée a arrêté que Mr Necker emportait les regrets de la nation, qu’elle insistait pour l’éloignement des troupes, que non seulement les ministres mais les conseillers du roi seraient tenus pour responsables des malheurs présents (…) L’Assemblée reprit ainsi sa noble attitude ; désarmée au milieu des troupes, sans autre appui que la loi, menacée pour le soir de dispersion, d’enlèvement, elle marqua bravement ses ennemis à la face du nom de banqueroutiers. (…) L’Assemblée, après ce vote, n’avait qu’un asile, l’assemblée elle-même, la salle qu’elle occupait ; hors de là, pas un pouce de terre au monde ; aucun de ses membres n’osait plus coucher chez lui. (…) Le prévôt Flesselle, le même jour, était convoqué à Versailles par le roi et à l’Hotel de ville par le peuple. (…) Il alla à l’Hotel de ville, fut acclamé dans le Grève. (…) Le prévôt hasarda alors une question grave : « A qui prêtera-t-on serment ? » « – A l’assemblée des citoyens ! », dit vivement un électeur. (…) La situation était terrible, (…) Mais le cœur était immense, chacun le sentait grandir d’heure en heure dans sa poitrine. Tous venaient à l’Hotel de ville s’offrir au combat : c’étaient des corporations, des quartiers qui formaient des légions de volontaires. (…) Il ne manquait plus que des fusils. (…) Le 13 juillet, Paris ne songeait qu’à se défendre. Le 14, il attaqua. (…) L’attaque de la Bastille ne fut nullement raisonnable. Personne ne proposa. Mais tous y crurent. Tous agirent. (…) On sait ce qui se fit au Palais-Royal, à l’Hotel de ville ; mais ce qui se passa au foyer du peuple, c’est là ce qu’il faudrait savoir. »
Jules Michelet
Dans « La Révolution française »

L’abolition du système féodal ... appelée par les féodaux

« Les hommes assemblés, à l’exception dudit M. Riondet, curé, et de quelques autres habitants en très petit nombre (pour rendre hommage à la vérité), ont déclaré s’être armés et attroupés hier matin en très grand nombre, transportés dans la maison dudit Me Bertray, notaire de ce lieu, dans celle de nous châtelain, et dans celle de notre greffier, qu’ils ont de force et avec menaces fait exhiber tous les titres, papiers, documents qui intéressaient le seigneur de Vaulx et plusieurs autres particuliers, qu’ils s’en sont emparés, les ont porté sur la place publique, de ce lieu où ils les ont fait brûler. »
Saint Alban (30 juillet 1789)
D’après « La grande peur de 1789 » de Georges Lefebvre

« Le but du projet d’arrêté (relatif à la sûreté du royaume) que l’Assemblée vient d’entendre est d’arrêter l’effervescence des provinces, d’assurer la liberté publique et de confirmer les propriétaire dans leurs véritables droits. Mais comment peut-on espérer d’y parvenir sans connaître quelle est la cause de l’insurrection qui se manifeste dans le royaume. (...) Les communautés ont fait des demandes : ce n’est pas une constitution qu’elles désiré (...) Qu’ont-elles demandé ? (...) Que les droits seigneuriaux fussent allégés ou échangés. (...) Ces communautés voient depuis trois mois leurs représentants s’occuper de ce que nous appelons et de ce qui est, en effet, la chose publique ; mais la chose publique leur paraît être surtout la chose qu’elles désirent et qu’elles souhaitent ardemment obtenir. (...) Qu’est-il arrivé dans cet état de choses ? Elles ont cru devoir s’armer contre la force, et aujourd’hui, elles ne connaissent plus de frein ; aussi résulte-t-il cette disposition que le royaume flotte dans ce moment entre l’alternative de la destruction de la société ou d’un gouvernement qui sera admiré et suivi par toute l’Europe. Comment l’établir ce gouvernement ? Par la tranquillité publique. Comment l’espérer cette tranquillité ? En calmant le peuple, en lui montrant qu’on ne lui résiste que dans ce qui est intéressant pour lui de conserver. Pour parvenir à cette tranquillité si nécessaire, je propose : (...) 1°) l’impôt sera payé par tous les individus du royaume 2°) toutes les charges publiques seront à l’avenir supportées également par tous (...) 3°) tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés (...) 4°) corvées seigneuriales, mainmortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. (...)
Ce ne sont point seulement des brigands qui, à main armée veulent s’enrichir dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces, le peuple tout entier forme une espèce de ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres et surtout pour s’emparer des chartiers, où les titres de propriétés féodales sont en dépôt. Il cherche à secouer enfin le joug qui, depuis tant de siècles, pèse sur sa tête et il faut l’avouer, Messieurs, cette insurrection quoique coupable (car toute agression violente l’est) peut trouver son excuse dans les vexations dont il est victime. (...) Le peuple, impatient d’obtenir justice et las de l’oppression, s’empresse de détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères. Soyons justes, Messieurs : qu’on nous apporte ici des titres qui outragent non seulement la pudeur mais l’humanité même ; qu’on nous apporte ces titres qui humilient l’espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une charrette comme les animaux du labourage ; qu’on nous apporte ces titres qui obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs ! Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ? Vous ne ramènerez, Messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestation en argent, rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques (...) »
Vicomte de Noailles à l’Assemblée Nationale
présentant le Projet d’arrêté du 4 août 1789

« Monsieur, la séance du mardi au soir, 4 août, est la séance la plus mémorable qui se soit tenue jamais dans aucune nation. (...) Monsieur le Vicomte de Noailles fit une motion, et demanda que les droits de banalité, rentes nobles foncières, droits de minage, exclusifs de chasse, de fuie, colombier, cens, redevances, dîmes, rachats, tous droits qui pèsent sur le peuple, et sont la source des déprédations des justices subalternes, des vexations des officiers, puissent être rachetés à un taux fixé par l’Assemblée nationale. Le comte Mathieu de Montmorency a appuyé fortement cette motion. Plusieurs membres de la Haute Noblesse se joignirent à lui. Les ducs d’Aiguillon, du Châtelet proposèrent que, dès le moment, la Noblesse et le Clergé prononçassent le sacrifice de leurs privilèges pécuniaires. Le président Saint-Fargeau a ajouté qu’ils consentissent à faire rétrograder le sacrifice, pour les six derniers mois de 1789. Les circonstances malheureuses où se trouve la Noblesse, l’insurrection générale élevée de toutes parts contre elle, les provinces de Franche-Comté, de Dauphiné, de Bourgogne, d’Alsace, de Normandie, de Limousin, agitées des plus violentes convulsions, et en partie ravagées, plus de cent cinquante châteaux incendiés, les titres seigneuriaux recherchés avec une espèce de fureur, et brûlés, l’impossibilité de s’opposer au torrent de la Révolution, les malheurs qu’entraînerait une résistance même inutile, la ruine du plus beau royaume de l’Europe en proie à l’anarchie, à la dévastation (...) tout nous prescrivait la conduite que nous devions tenir, il n’y eut qu’un mouvement général. Le Clergé, la Noblesse se levèrent et adoptèrent toutes les motions proposées. (...) Il eût été inutile, dangereux même pour vous, de s’opposer au sens général de nation. C’eût été vous désigner, vous et vos possessions, pour victimes de la fureur de la multitude ; c’eût été vous exposer à voir incendier vos maisons.. (...) Les connaissances plus détaillées que nous avons de l’état malheureux de la noblesse ne nous ont pas permis de balancer un instant. »
Marquis de La Ferrière
Lettre au Chevalier de Rabreuil (7 août 1789)

« Les citoyens timides, les hommes qui aiment leur repos, les heureux des siècles, les sangsues de l’Etat et tous les fripons qui vivent des abus publics ne redoutent rien tant que les émeutes populaires : elles tendent à détruire leur bonheur en amenant un nouvel ordre des choses. »
Le révolutionnaire Jean-Paul Marat
dans « L’ami du peuple », journal du 10 novembre 1789.

La révolution s’étend en Europe
« Sacrée Majesté !
« Les nouvelles de France deviennent toujours plus alarmantes et l’effet qu’elles font sur les esprits dans ce pays ne l’est pas moins. Il est cruel de se voir à la veille de perdre, par des événements absolument imprévus, le fruit de tout ce qui s’est fait jusqu’ici. (...) ce qui est certain est que la folie des Français gagne de façon étonnante. On s’en ressent déjà en Hollande et je viens de recevoir une lettre de l’évêque de Liège qui s’en plaint également chez lui. « 
Lettre de Hans Schlitter, ministre des Pays-Bas autrichiens à l’empereur Joseph II

Les révolutions en Europe – 1780-1790
« Quelles révolutions ? Celles qui bouleversèrent le monde occidental entre 1770 environ, et 1850. Nous avons montré, qu’à notre avis, la Révolution « française » ne pouvait être isolée d’un vaste mouvement révolutionnaire qui commença dans les colonies anglaises d’Amérique vers 1770 et ne termina son cycle qu’après les troubles européens de 1848-1849. Le mouvement a été provoqué par les transformations de tous ordres qui ont perturbé la société occidentale : démographiques, économiques, sociales, intellectuelles, politiques. Dans ce grand mouvement, la France tient une place éminente, et sans doute prépondérante, mais on ne saurait plus aujourd’hui parler de Révolution française sans rappeler que cette révolution n’est que l’un des maillons d’une vaste chaîne qui a déroulé ses anneaux pendant quatre-vingt ans et fait passer l’Occident du système féodal (plus ou moins dégradé) au régime capitaliste. La révolution des Etats-Unis s’étale sur près de vingt ans (1770-1789). (...) Les révolutions en Europe eurent lieu de 1780 à 1790. (...) C’est de 1780 à 1799 que la révolution a été la plus violente et la plus riche en conséquences, c’est en 1789 qu’elle a atteint en France ses résultats les plus décisifs, l’abolition du régime féodal, et c’est de 1792 à 1796 qu’en France aussi, elle a formulé les théories les plus audacieuses et tenté la construction d’un régime démocratique (...)
C’est aux Etats-Unis que l’explosion se produisit d’abord. (...) le mouvement ne tarda pas à gagner l’Europe. Dès 1760, à l’intérieur même de la Grande-Bretagne, alors au plus fort de la lutte contre les « insurgents » d’Amérique, des mouvements révolutionnaires éclataient. Les Irlandais (...) profitaient de leur rassemblement sous les armes pour réclamer plus de liberté, et l’égalité entre catholiques et protestants d’Irlande. (...) A Londres, toujours la même année 1780, éclataient des émeutes très graves. (...) Les concessions accordées aux catholiques irlandais provoquèrent à Londres une gigantesque insurrection qui perdit tout caractère religieux pour se transformer en une lutte des pauvres contre les riches, les Gordon Riots, en juin 1780. (...) Le gouvernement britannique parvint à se rendre maître des soulèvements irlandais et anglais, mais il n’est pas douteux que la reconnaissance de l’indépendance des Etats-Unis et la signature de la paix en aient été précipitées. Aux Provinces-Unies, alliées de Etats-Unis, de la France et de l’Espagne contre l’Angleterre, le mouvement fût plus grave et prit une véritable allure révolutionnaire. (...) La bourgeoisie hollandaise qui occupait la majorité des sièges dans les municipalités, les états provinciaux et les états généraux, (...) se révolta. (...) En 1783, commence une insurrection qui, quatre ans plus tard, contraint le stathouder ( Guillaume V d’Orange) à quitter La Haye. (...) Guillaume V demanda l’aide des forces armées britanniques et prussiennes. (...) la révolution des Provinces-Unies succombait devant l’assaut des forces de la réaction. Si Guillaume V avait demandé l’aide des armées étrangères, c’est qu’il avait sous les yeux l’exemple d’une révolution facilement vaincue par les troupes des puissances conservatrices : la révolution genevoise de 1782. La population de la ville de Genève au 18ème siècle était divisée en quatre groupes : les patriciens, les bourgeois, les natifs et les étrangers. Le pouvoir appartenait en fait aux patriciens (...) En 1781, les natifs obtinrent le soutien des bourgeois contre les patriciens, et en avril 1782, ils s’emparèrent du pouvoir (...) Cependant la révolution genevoise devait être plus éphémère encore que celles des Provinces-Unies. Les patriciens qui avaient été imprudemment laissés en liberté appelèrent à l’aide les anciens alliés de la République de Genève, les Bernois, les Zurichois, les rois de France et de Sardaigne. Ceux-ci envoyèrent des troupes qui bloquèrent la ville puis y entrèrent le 2 juillet 1782 ; c’était la première fois qu’en Europe, au 18ème siècle, une révolution était vaincue par l’intervention armée de l’étranger. (...) Cependant l’échec de la révolution genevoise ne découragea pas les patriotes des différents pays ; à partir de 1787, la révolution gronde, pour des raisons diverses, dans les Pays-Bas autrichiens, l’évêché de Liège et en France. De Liège en 1786 (...) aux Pays-Bas autrichiens la même année (...) et aux Etats provinciaux du Brabant (...), les troubles ne cessèrent de croître pour prendre, en 1789, comme en France, une allure révolutionnaire. Le 12 octobre 1789, les Etats de Liège, le 24 octobre ceux du Brabant publiaient des déclarations qui affirmaient les droits des habitants, et leur indépendance à l’égard des anciens souverains. Elles étaient imitées par les autres Etats des Pays-Bas et le 11 janvier 1790, ceux-ci signaient le « Traité d’Union des Etats belgiques. ». (...) La division des patriotes permit aux troupes autrichiennes de rentrer dans les Pays-Bas en novembre-décembre 1790. En même temps les troupes allemandes restauraient le Prince-Evêque à Liège. (...)
La Révolution qui se développa en France à partir de 1787 et y atteignit un degré de violence et d’intensité supérieur à celui qu’elle revêtit ailleurs, a réveillé et généralisé un mouvement qui, nous l’avons dit, avait commencé dès 1770 dans les colonies anglaises d’Amérique et s’était propagé en Europe, notamment en Grande Bretagne, aux Pays-Bas et en Suisse, à partir de 1780. »
Jacques Godechot
« La pensée révolutionnaire 1789-1799 »

S’attaquer à la propriété bourgeoise pour mieux défendre
la Révolution bourgeoise
« La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons point pensé. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la Révolution ; les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme d’un gouvernement ? Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver. (...) Vous reconnaîtrez ce principe : que celui-là seul à des droits dans notre patrie, celui qui a contribué à l’affranchir. Abolissez la mendicité qui déshonore un Etat libre. (...) Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent. (...) Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français, que cet exemple fructifie la terre (...) Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
Saint Just
dans son Rapport sur les décrets des 8 et 23 ventose An II, 26 février et 3 mars 1794

Des esclavagistes candidats à représenter … les Noirs
« Les Planteurs de nos Colonies demandent à avoir 21 députés aux Etats Généraux. Ils ont calculé ce nombre, non seulement d’après la population blanche, mais d’après les populations noires. Comment ces mêmes hommes qui ne rougissent pas d’acheter les Africains et de les traiter comme des bêtes de somme, veulent aujourd’hui les élever non seulement d’hommes mais d’hommes libres ! Ainsi, ils osent aujourd’hui mettre des Noirs sur la ligne des Français, tandis que nous les avons vus constamment, et dans leurs écrits et dans leurs discours, les dégrader au dessous du niveau de l’espèce humaine ! Ah ! Si ce changement de langage n’avait d’autre objet que de réparer une erreur, que d’expier les délits des siècles passés, si les Planteurs ne demandaient à représenter les Noirs que pour avouer, enfin à la face de l’univers, qu’ils sont hommes comme nous, ayant les mêmes droits que nous (...) il ne serait pas de Français sensibles, éclairé, qui ne s’écriât : partageons nos droits avec les Noirs, ils sont hommes, ils sont nos frères. Mais gardons-nous ici du piège qu’on leur tend ; ce n’est pas pour faire rendre aux Noirs leur liberté, ce n’est pas pour en proscrire à jamais l’horrible trafic, que les Planteurs réclament une représentation nombreuse ; non, c’est pour continuer, pour faire sanctionner par la Nation, le régime actuel (...) »
Brissot
dans « Note sur l’admission des Planteurs »

« Bourgeois et bras nus
ou La guerre sociale sous la révolution
« Un phénomène caractéristique de toutes les révolutions consiste dans la coexistence momentanée de deux formes antagonistes de pouvoir politique. La dualité de pouvoirs, bien qu’encore relativement embryonnaire, se manifesta, avec une certaine netteté déjà, au cours de la révolution française. Elle fut (en partie) entrevue par un contemporain, le représentant en mission Ysabeau, qui écrivit, le 19 novembre 1793, au ministère de la Guerre Bouchotte : « Quel est le nouveau pouvoir qui prétend s’élever contre l’autorité légitime ? Ou plutôt, est-il deux pouvoirs en France ? Nous voyons les premiers symptômes de ce phénomène apparaître dès juillet 1789. A l’orée de la révolution, il y a dualité de pouvoirs non seulement entre le roi et l’Assemblée nationale, mais déjà entre l’Assemblée nationale, interprète des volontés de la haute bourgeoisie, et la Commune de Paris, cette dernière s’appuyant sur les couches inférieures du tiers-état de la capitale. Le second pouvoir, émanation directe du peuple, ne triatait pas seulement le parlement d’égal à égal, il lui parlait à peine né sur le ton de la protection (…) La dualité de pouvoirs se manifesta de façon beaucoup plus accusée à l’occasion de l’insurrection du 10 aoüt 1792. Dès la seconde quinzaine de juillet, les sections avaient nommé des délégués qui s’étaient réunis à l’Hotel de Ville. Le 10 août, l’assemblée des sections se substitua à la Commune légale et se constitua en Commune révolutionnaire. Celle-ci se présenta face à l’Assemblée bourgeoise comme l’organe de la volonté populaire. (…) Mais la dualité de pouvoirs est un fait révolutionnaire et non constitutionnel. Elle ne peut être que transitoire. Tôt ou tard, l’un des deux pouvoirs doit éliminer l’autre. Au lendemain du 10 août 1792, les pouvoirs de la Commune révolutionnaire de Paris et ceux de l’Assemblée s’équilibrent un instant. Cette situation, qui provoqua une crise politique aigüe, ne persista que quelques semaines. La Commune eut le dessous. Le 31 mars 1793, la dualité de pouvoirs prit de nouveau une forme ouverte. Comme au 10 août, une Commune révolutionnaire s’était substituée à la Commune et, face à la Convention et à son Comité de Salut public, elle avait fait figure de nouveau pouvoir. Mais la dualité ne dura cette fois, que l’espace d’un matin. Le pouvoir officiel s’empressa de faire rentrer dans le néant la Commune insurrectionnelle. Après la chute des Girondins, la lutte entre la Convention et la Commune, entre le pouvoir borugeois et le pouvoir des masses, continua sourdement. Elle prit, à nouveau, un caractère aigu, en novembre 1793, lorsque la Commune, se substituant à la Convention, entraîna le pays dans la campagne de déchristianisation et imposa à l’Assemblée le culte de la Raison. La bourgeoisie riposta en rognant les pouvoirs de la Commune qui, par le décret du 4 décembre, fut étroitement subordonnée au pouvoir central. En février-mars 1794, la lutte se raviva entre les deux pouvoirs. Celui issu des masses fut, alors, d’avantage représenté par les sociétés populaires des sections, groupées en un comité central, que par la Commune elle-même. Mais les dirigeants de cette dernière, sous la pression populaire, eurent, à deux reprises, avant la chute des hébertistes, avant celle de Robespierre, de vélléités de coup d’Etat. Ce fut le chant du cygne de la dualité de pouvoirs. La bourgeoisie accusa les partisans de la Commune de vouloir « avilir la représentation nationale » et elle brisa le pouvoir populaire, donnant ainsi le coup de grâce à la Révolution. (…) Du moment où la bourgeoisie se mettait en travers du torrent populaire, elle devait se forger une arme lui permettant de résister à la pression des bras nus : le renforcement du pouvoir central. Le synchronisme des dates – cette fois encore – est frappant : le décret sur la liberté des cultes est du 6 décembre (1793) ; le grand décret par lequel furent mis définitivement en place les premiers éléments d’un pouvoir central fort, est du 4 décembre. On assiste à une étape de la formation de la machine de l’Etat par laquelle la bourgeoisie va asservir le prolétariat. L’Etat centralisé, bureaucratique et policier, « cet effroyable corps parasite qui enveloppe le corps de la société française et en bouche tous les pores » (selon Marx dans « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, 1852) (…). L’une des raisons pour lesquelles l’évolution que l’on va retracer a été mal comprise provient sans doute de ce que le régime de 1793 a confondu, sous les divers noms de « dictature de salut public », « dictature montagnarde », « dictature jacobine », « gouvernement révolutionnaire », deux sortes de contrainte : d’une part, un pouvoir populaire, démocratique, décentralisé, propulsé du bas vers le haut, celui des sans culottes en armes, groupés dans leurs sections, leurs comités révolutionnaires, leurs clubs, leurs communes, exigeant à l’occasion de revers extérieurs le châtiment impitoyable de l’ennemi intérieur ; d’autre part, une dictature bourgeoise, autoritaire, centralisée, propulsée du haut vers le bas et dirigée certes contre les résidus de l’Ancien Régime, mais aussi, et de plus en plus, contre les bras-nus. (…) Le décret du 4 décembre stipulait, par ailleurs, que les comités révolutionnaires relèveraient directement et sans aucun intermédiaire du Comité de sureté générale. Ils devenaient des organes subalternes de police, des rouages d’Etat. Les communes, dans toute l’étendue de la France, et, du même coup, leurs sociétés populaires, leurs comités révolutionnaires, se virent interdire toutes relations directes entre eux, toute réunion dite centrale englobant plusieurs localités ou plusieurs départements. (…) Dans le décret du 4 décembre, un article entier leur fut consacré : « Tout congrès ou réunions centrales établis, soit par les représentants du peuple, soit par les sociétés populaires, sous quelque dénomination qu’ils puissent avoir sont révoqués et expressément défendus par ce décret, comme subversifs de l’unité d’action du gouvernement, et tendant au fédéralisme. »
(…) Les militants d’avant-garde ne se méprirent pas sur le sens du renforcement du pouvoir central, dont les premiers signes s’étaient manifestés dès l’été 1793. Ils comprirent que le gouvernement fort qui, peu à peu, s’établissait avait une pointe dirigée contre l’avant-garde populaire. Les enragés, les premiers, avaient dénoncé l’évolution qui se dessinait. Le 4 août, Leclerc avait commenté en ces termes la proposition de Danton d’ériger le Comité de Salut public en Comité de gouvernement : « Je ne vois, dans cette masse de pouvoirs réunis dans le Comité de salut public, qu’une dictature effrayante. » Les enragés constataient avec stupeur que la Terreur, dont ils avaient tant de fois réclamé l’institution n’était plus la la terreur par en bas mais une terreur par en haut qui broyait indistinctement la contre-révolution et la révolution militante. Les hébertistes, qui voyaient le Conseil exécutif, où ils étaient influents, réduit par la dictature à un rôle subsidiaire, avaient aperçu, eux aussi, le danger, et l’avaient dénoncé. (…) Opposer le Conseil exécutif au Comité de Salut public, c’était mal poser la question : la vraie rivalité n’était pas tant entre ces deux organismes qu’entre le pouvoir central (Convention et Comité de Salut public) et la Commune, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir populaire. Si l’on voulait achever d’écraser les royalistes de l’intérieur et de l’extérieur, si l’on voulait que cette contrainte ne servît pas, en même temps, contre les masses, il eût fallu se délivrer pour de bon du mythe de la « représentation », ressusciter la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792 et du 31 mai 1793. Mais il y manquait encore bien des conditions telles que, entre autres, l’existence non seulement à Paris, mais aussi dans tout le pays, d’une avant-garde suffisamment nombreuse, différenciée et consciente.
De décembre 1793 à février 1794, la réaction avait revêtu une forme encore larvée. Tandis que le pouvoir bourgeois se renforçait peu à peu, les organes du pouvoir populaire avaient été progressivement réduits : ils n’avaient pas été supprimés. A partir de mars 1794, nous entrons dans une phase de réaction ouverte. Le pouvoir central ne tente même plus de dissimuler son jeu. Il se démasque. Il frappe. La bourgeoisie révolutionnaire ne vise plus seulement à contenir le mouvement des masses, mais à le paralyser et à le décapiter. (…) Tout d’abord, l’avant-garde populaire, loin de se laisser refouler, se radicalisa, comme on dit aujourd’hui, et son agitation prit un caractère alarmant pour la bourgeoisie. L’avant-garde – l’élite des sans-culottes de la capitale et d’un certain nombre de villes de province – n’v ait pas déposé les armes. Le mouvement des masses s’était rétréci. Ce qu’il avait perdu en étendue, il l’avait regagné profondeur. (…) Il avait retrouvé la forme d’un mouvement principalement économique, d’une protestation contre la disette et la vie chère. Ce renouveau de l’agitation pour les subsistances était d’ailleurs motivé par une aggravation très nette de la situation alimentaire. (…) La bourgeoisie montagnarde, sentant monter le mécontentement populaire, eut recours aux procédés sommaires qui, une fois déjà, lui avaient réussi. Elle tenta de briser le mouvement en le privant de ceux qu’elle considérait comme ses meneurs. Prenant pour prétexte un vague complot aux préparatifs à peine esquissés, elle liquida les hébertistes comme elle avait liquidé les enragés. (…) A partir de septembre 1793, l’action des sans-culottes parisiens s’était manifestée dans de nouveaux organes du pouvoir populaire : les sociétés populaires des sections (…) coordonnées par un Comité central des sociétés populaires. (…) Par ailleurs, les sociétés populaires des sections associaient entièrement les femmes à la vie publique. Dans les sections, les femmes n’avaient pas voix délibérative. Au contraire, dans les sociétés populaires, les citoyennes se trouvaient placées sur un pied d’égalité absolue avec les hommes. Et, comme la plupart d’entre elles étaient à la pointe du combat, elles contribuaient à radicaliser les sociétés sectionnaires. Les sociétés populaires des sections finirent par constituer une organisation distincte et rivale de celle des jacobins et de tendance plus radicale. Les membres de cet espèce de parti eurent leurs insignes. Peu à peu grandit la menace d’une forme nouvelle de pouvoir populaire, rival du pouvoir central, rival de la Convention, et la bourgeoisie en général, les jacobins en particulier, s’en montrèrent effrayés.
(…) L’assouplissement du maximum et la hausse des prix qui en fut la conséquence provoquèrent de vives réactions parmi les salariés. Ils exigèrent l’ajustement de leurs salaires au coût de la vie. (…) le 12 décembre, le Comité de Salut public arrêta : « Toute coalition ou rassemblement d’ouvriers sont défendus ; les communications que le travail peut rendre utiles ou nécessaires n’auront lieu que par l’intermédiaire ou avec la permission expresse de l’administration dont chaque atelier dépend (…) le travail ne pourra être suspendu sous aucun prétexte. (…) En aucun cas, les ouvriers ne pourront s’attrouper pour porter leurs plaintes ; les attroupements qui pourraient se former seront dissipés ; les auteurs et instigateurs seront mis en état d’arrestation et punis selon les lois. »
Le mouvement s’étendit. (…) Pendant l’hiver et le printemps 1794, les conflits du travail furent incessants, leur répression de plus en plus rigoureuse. (…) Le 17 février, le Comité de Salut public arrêta que ceux qui persisteraient à exiger un salaire supérieur au maximum seraient regardés comme suspects et traités comme tels.
(…) La chute de Robespierre entraina des conséquences totalement imprévues : elle accéléra le rythme, à la fois de la réaction et de la contre-révolution. Elle bouleversa le rapport des forces politiques. Tout d’abord, Thermidor stabilisa définitivement la révolution bourgeoise, c’est-à-dire détruisit l’instrument qui avait assuré le triomphe des bras nus. Depuis quelques temps l’idée de cet arrêt de la révolution était dans l’air. Elle occupait l’esprit des gouvernants, de Robespierre comme de ses collègues. Elle était désirée fortement par l’ « opinion », c’est-à-dire par les bourgeois pressés de digérer en paix. Elle était rendue possible par le fait même que les troupes coalisées se trouvaient rejetées au-delà des frontières. (…) Elle joua habilement de la terreur qu’inspirait depuis le 10 août 1792 le second pouvoir, le pouvoir des masses. (…) Elle monta le décor dans lequel se joua le dernier acte de la tragédie : la répression brutale de l’avant-garde populaire, l’annulation sur le triple plan économique, politique, religieux, de toutes les concessions faites aux bras nus, concessions déjà fortement entamées depuis des mois. Ce qui suivit fut seulement le coup de grâce. (…) La bourgeoisie n’avait jamais été capable d’intervenir dans la rue elle-même. Il lui fallait des hommes de main. Contre les aristocrates, elle avait dû recourir aux bras nus. Contre les bras nus, elle utilisa les jeunesses dorées royalistes. Comme elle fit appel aux gourdins des muscadins pour disperser les sociétés populaires, ces fascistes avant la lettre eurent barre sur elle et se crurent tout permis. Les jeunesses dorées, armées de leurs matraques, s’en donnèrent à cœur joie non seulement contre les sans culottes mais aussi contre des hommes appartenant à la bourgeoisie révolutionnaire. (…) Tout se passait comme si la révolution bourgeoise s’était livrée sans défense aux entreprises de la contre-révolution. (…) Mais cette ébauche de restauration, aussi brutale qu’inattendue, fut éphémère. Elle ne dura guère plus d’un an. La bourgeoisie demeurait la classe dirigeante de la société. Elle conservait en main la réalité du pouvoir. Les sources de la richesse restaient en sa possession. Elle laissa faire les jeunes royalistes tant qu’elle eut besoin d’eux pour mater les bras nus. Mais elle n’entendait pas renoncer aux conquêtes essentielles de sa révolution. Et, quand celles-ci furent remises en cause, elle prononça le halte-là. Le 13 vendémiaire an III (4 octobre 1795), le général Bonaparte dispersa à Paris, avec une juvénile brutalité, les énergumènes royalistes. (…) Enfin, Bonaparte immobilisa définitivement, dans sa poigne de fer, la société bourgeoise.
Il n’est pas de défaite stérile. C’est dans la défaite que les révolutionnaires s’éduquent, que la révolution prend conscience d’elle-même. La défaite, qu’est-ce sinon la rupture du voile qui dissimule aux yeux de tous les rapports de classe réels ? (…) Dans les maisons d’arrêt, les militants se retrouvent, se concertent, confrontent leurs expériences. (…) Babeuf et ses amis, dans les geôles où les avait jetés la bourgeoisie, essayèrent de tirer les leçons de la longue et tragique expérience qui venait de s’achever, le bilan de cinq ans de révolution. Pourquoi la révolution a-t-elle échoué ? Parce qu’elle n’avait pas été poussée jusqu’au bout, parce qu’elle n’avait pas été intégrale. « Qu’est-ce qu’une révolution politique en général ? » demandait « Le tribun du peuple » : « Qu’est-ce en particulier que la révolution française ? Une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres. » Cette révolution qui s’était arrêtée à mi-chemin, il fallait la mener jusqu’à son terme. « La révolution française, affirmera prophétiquement « Le manifeste des Egaux », n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière. » (…)
Babeuf, le premier, soulevait un coin du voile que le socialisme moderne devait définitivement arracher. Le communisme des Egaux (…) cessait de poser le problème de la démocratie dans l’abstrait, mais en fonction de la lutte des classes et des inégalités sociales. (…) « Les Egaux entrevirent que le véritable communisme conduisait au dépérissement de l’Etat. » écrira Buonarroti.
Daniel Guérin

Messages

  • oui je pense la revolution française a été quelques chose. la naissance des tiers états ? le mots greve ? les patriciens ? la frontiere entre le féodalisme et le capitalisme en occident ? Cette revolution était il que française ? VIVE la curuosité qui vas dans ce sens...merci et bravo.

  • une partie de l’intro du site....La compréhension de la révolution est d’une importance capitale pour la pensée scientifique comme pour l’action politique et sociale. Elle est particulièrement nécessaire au mouvement ouvrier, victime des idéologies de l’ordre et de la réforme, défenseurs de la continuité de l’Etat. L’a priori du continu, préjugé opposant progrès et changement brutal, est largement propagé, par les scientifiques comme par les courants politiques et sociaux, sociaux-démocrates, associatifs, écologistes, alter-mondialistes, syndicalistes ou staliniens.

    • Il est remarquable qu’on soit aujourd’hui aussi incapables de répondre à cette simple question : de quand date les premières révolutions bourgeoises et de quelles régions sont-elles venues ? La plupart des Européens croient encore que la bourgeoisie conquérante est née et s’est battue pour la première fois en Europe au Moyen Age !

      Qui se souvient des combats des bourgeoisies des villes antiques du monde contre les féodaux et l’Etat ? Qui a retracé les luttes d’une des plus grandes bourgeoisies de l’Histoire, celle de Chine contre l’Empire du Milieu ?

  • L’Angleterre, la première à réussir sa révolution bourgeoise, a voulu le nier et la camoufler sous une alliance de la bourgeoisie avec la noblesse et par le rétablissement de la monarchie, comme le rapporte Engels dans « Socialisme scientifique et socialisme utopique ».

  • J’aurais voulu en savoir plus sur le sort fait pour les ducs pendant la révolution, un ouvrage ou un site à me conseiller ?

    • Les ducs ont eu le sort général de la noblesse. Ils ont dû s’exiler. Ils ont perdu leurs privilèges et leurs grandes propriétés. Mais tus n’ont pas disparu. A preuve : des familles ducales existent toujours comme la famille du duc d’Orléans : Eudes d’Orléans, « duc d’Angoûlême » est né en 1968.

      Par contre, personne n’accorde plus la moindre importance en France à ces titres de noblesse...

  • personne n’accorde plus la moindre importance en France à ces titres de noblesse...

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