« Ce qui faisait du concept « l’objet » dans l’élément de l’être, c’était sa division en masses, substances séparées, mais l’objet devenant concept il n’y a rien de subsistant en lui : la négativité a transpercé tous ses moments. »
Le philosophe G.W.F Hegel
dans « La phénoménologie de l’Esprit »
« La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leur reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et se meuvent. »
Friedrich Engels dans « Ludwig Feuerbach »
« Nous ne pouvons pas nous représenter un électron comme un objet. »
Le physicien Paul Langevin
« Faudrait-il aller jusqu’à dire qu’une particule n’est pas une chose ? Peut-être (...) or une particule n’est pas rien. Alors, disons simplement qu’une particule n’est pas une chose ordinaire, qui serait la version miniature des objets de la vie courante. »
Le physicien Etienne Klein
dans « Sous l’atome, les particules »
« Pour la lumière, si l’énergie est transportée d’un seul tenant par le photon, celui-ci n’est pas une bille (...). De même, l’électron n’est pas une boule dure. »
Les physiciens Lochak, Diner et Fargue
dans « L’objet quantique »
Le physicien Maurice Jacob dans "Au coeur de la matière" :
"Au coeur de la matière et à l’échelle du cosmos
La nature est plus riche que notre imagination. On peut démonter les molécules en atomes. On peut arracher les électrons d’un atome et séparer les protons et les neutrons qui constituent son noyau. On découvre les différents niveaux de la matière qui mettent en jeu des constituants de plus en plus élémentaires. (...) La masse, cette propriété que l’on pensait intrinsèquement associée à un objet et qui résultait de l’addition des masses de ses constituants, une masse que l’on associait à chaque particule avant de considérer les forces auxquelles ellles pouvaient être soumises, cette masse devient un effet dynamique des actions auxquelles les constituants fondamentaux sont soumis. (...) Les particules élémentaires sont les quarks (qui forment notamment les protons et les neutrons) et les leptons (comme l’électron). (...) Les forces qui leur permettent d’interagir entre eux sont toutes du même type : elles prennent la forme particulière d’un échange de bosons. (...) L’un de ces bosons est le "grain de lumière", le photon. (...) Deux particules chargées s’attirent ou se repoussent en échangeant des photons. Au cours d’un choc, ou simplement accélérée, une particule chargée peut émettre un photon (...) dont la fréquence est proportionnelle à son énergie. (...) L’atome est formé d’un tout petit noyau entouré d’un "nuage" d’électrons. Le rayon du noyau est cent mille fois plus petit que celui de l’atome, mais il contient pratiquement toute la masse. l’atome est donc pratiquement vide mais son volume, extrêmement vaste par rapport à celui du noyau, est rempli par le mouvement incessant des électrons qui se concentrent sur des couches successives. Le noyau a une charge positive et les électrons ont uen charge négative. Ils sont tous attirés par le noyau mais tournoient à une distance respectable. L’atome est globalement neutre, la charge totale des électrons étant compensée par celle des protonsqui se trouvent dans son noyau. (....) En physique quantique, il faut renoncer à considérer une particule comme parfaitement localisable. (...) Ce flou quantique peut heurter l’intuition naturelle (...) ne peut-on envisager l’observation d’un électron pendant un temps très court durant lequel il ne pourrait parcourir qu’une petite partie de la distance associée à ce flou quantique ? C’est possible mais on ne peut plus distinguer dans ce cas l’électrons des multiples autres particules (paires d’électrons et de positrons fugitifs du vide) qui peuvent être librement émises et réabsorbées durant ce temps très court. (...) Le vide est animé par la création continuelle et la disparition rapide de paires électron-positron (le positron est l’antiparticule de l’électron). Ce sont des paires virtuelles (...) L’électron de charge négative va attirer les positrons de ces paires virtuelles en repoussant leurs électrons. En approchant de l’électron, le photon va se voir entouré d’un "nuage" de charge positive dû aux positrons virtuels attirés. Il aura l’impression que la charge de l’électron est plus faible que celle annoncée. (...) la masse des particules vient de la structure du vide qui s’est figé au début de l’évolution de l’Univers (...) La diversité de la matière sort de la structure du vide. (...) le vide bouillonn d’activité, il peut même exister sous plusieurs formes et manifester une structure. (...) Ce bouillonnement d’activité est de nature quantique."
« Pour rendre compte de la vie, il faut associer la reproduction et la mémoire de trois processus simultanément : le métabolisme, la formation des membranes et enveloppes des cellules, et l’ADN, tous trois se répliquant et évoluant continûment. Comment imaginer leur genèse ? Il faut envisager un métabolisme qui, se déroulant à la surface d’un support, d’abord solide, puis fait des ancêtres moléculaires de l’ADN, crée à la fois l’ADN et les enveloppes qui vont isoler l’ensemble de l’extérieur, tout en assurant la reproduction. Ainsi, partant de transformations moléculaires à la surface des pierres, une suite de structures organisées, évoluant en structures de plus en plus élaborées, aurait remplacé les solides par des acides nucléiques, les aurait compartimentés et aurait abouti aux cellules telles que nous les connaissons aujourd’hui. e transformations moléculaires à la surface des pierres, une suite de structures organisées, évoluant en structures de plus en plus élaborées, aurait remplacé les solides par des acides nucléiques, les aurait compartimentés et aurait abouti aux cellules telles que nous les connaissons aujourd’hui. » dans la revue La Recherche, article « Hasard et reproduction » du « Hors-série » de novembre-décembre 2002.La matière est longtemps apparue caractérisée par l’existence d’objets tels que ceux qui nous entourent : des choses « en dur » dont les propriétés sont palpables, fixes, constituées de parties, de morceaux, compactes et figées. Les anti-matérialistes avaient eu beau jeu d’affirmer que la pensée n’est pas un objet. Effectivement, s’il y avait encore récemment des auteurs matérialistes dits réductionnistes pour lesquels la vie était une propriété de la cellule, l’hérédité une propriété du gène ou de l’ADN, la matière une propriété de la particule ou de l’atome, l’intelligence une propriété du cerveau humain, le langage une propriété d’une zone de ce cerveau, personne n’a encore affirmé avoir trouvé un objet porteur d’une pensée. Les spiritualistes en ont déduit qu’il existait un autre monde que celui de la matière : « je pense donc dieu existe ». Mais la science moderne a découvert quelque chose de très perturbant et qui casse complètement ce raisonnement dualiste : la matière, elle-même, n’est pas faite d’objets. C’est un processus dynamique qui produit à la fois les interactions et les apparences d’« objets », en fait des structures issues de l’organisation de ces interactions. C’est un renversement de paradigme. Nous avons vu que la nature n’est pas fondée sur l’équilibre, sur la stabilité, sur la continuité, sur l’ordre. Nous allons constater qu’elle n’est pas non plus basée sur des choses, des objets dont le contenu déterminerait les propriétés. Ainsi dans la matière inerte, la charge n’est pas une chose et la masse n’est pas un objet. La lumière n’est pas une chose. Dans la matière vivante, la vie n’est pas déterminée par une chose (par exemple la cellule ou l’ADN). Dans le cerveau, la pensée n’est pas une chose. La mémoire n’est pas plus un objet que la pensée ou le nuage. Si un cumulus était simplement une masse de milliers de tonnes d’eau, il chuterait au sol immédiatement. Si l’étoile était une « simple » concentration de tonnes d’hydrogène, il s’écraserait sur lui-même. Si la particule était un objet, elle tomberait immédiatement sur sa voisine. Elle exploserait ou imploserait du fait des tensions infinies qu’elle subirait. Tout le problème de la physique quantique a consisté dans le fait que des « choses » ne peuvent pas expliquer les phénomènes microscopiques. Par exemple, si le photon est une chose, il va passer dans une fente ou une autre alors que les mesures ne peuvent s’interpréter ainsi. Si la matière est une chose, elle ne peut pas apparaître dans une collision entre deux photons qui n’en contiennent pas… etc, etc… La physique quantique a justement eu comme résultat renversant de « déchosifier » la matière. Même si tous ces phénomènes ont lieu dans un monde matériel, les structures matérielles ne préexistent pas et ne définissent pas les propriétés. Elles sont produites par des interactions dynamiques qui sont les véritables sources de ces propriétés. Dans la société, l’Etat ou la classe sociale ne sont pas des « choses ». Un objet serait quelque chose qui serait défini par son contenu et dont la structure déciderait du rôle indépendamment de l’environnement. Alors, est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas de matière. Ce n’est pas exact non plus. Ce problème de l’inexistence de la matière-chose a été posé par la physique quantique depuis la découverte du quanta au début des années 1900 et il a bouleversé scientifiques et philosophes. Il était même tellement perturbant que les physiciens sont encore en train d’y réfléchir. En effet, on constate que la matière et la lumière, au niveau microscopique, ne sont pas comme on les avait imaginés en raisonnant sur la matière à notre échelle. « Les particules ne sont pas des objets identifiables. (...) Elles pourraient être considérées comme des événements de nature explosive (...) On ne peut pas arriver – ni dans le cas de la lumière ni dans celui des rayons cathodiques - à comprendre ces phénomènes au moyen du concept de corpuscule isolé, individuel doué d’une existence permanente. (...) La meilleure connaissance possible d’un ensemble n’inclut pas nécessairement la meilleure connaissance possible de chacune de ses parties. (...) Selon la vieille conception leur individualité (des particules et des atomes) était basée sur l’identité des matériaux dont elles sont faites. (...) Dans la nouvelle conception, ce qui est permanent dans ces particules élémentaire sous ces petits agrégats, c’est leur forme ou leur organisation. » explique le physicien Erwin Schrödinger dans « Physique quantique et représentation du monde ».
La déchosification de la matière est une avancée philosophique considérable qui n’est pas assez prise en compte. Elle contribue considérablement à permettre de concevoir l’univers comme un monde unique. En effet, le principal argument des dualisme qui divisent le monde en deux, matière et esprit par exemple, n’est-il pas le fait que l’intelligence n’est pas résumable à de la matière. Il se trouve que la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la politique sont amené à faire les mêmes remarques concernant la philosophie de leur matière. L’Etat n’est pas un objet, pas plus que la classe sociale, la ville, l’industrie, le commerce ou toute autre structure collective. La structure collective est issue d’une dynamique et non d’une chose déterminée et immuable. C’est une remarque qui est convergente dans tous les domaines des sciences et qui a, dans chaque cas, une importance considérable. La structure sociale est faite d’interaction et non de fixité comme l’électron ou comme la pensée. Et cela vient s’ajouter à de multiples autres remarques du même type. La multiplicité des possibles qui découlent des lois non linéaires, la capacité d’auto-organisation, la discontinuité, l’interaction d’échelle, les sauts d’un état à un autre sont d’autres propriétés fondamentales communes au fonctionnement de domaines, si divers par ailleurs. Du coup, les divergences que les auteurs du passé imaginaient entre l’inerte et le vivant, le conscient et le non-conscient, l’animal et l’homme ne sont plus que des transitions au sein d’un monde qui ne connaît que des transitions.
La discontinuité est une de ces remarques fondamentales. Non seulement, il n’y a aucune continuité ni aucune fixité mais on ne trouve pas en microphysique d’objet fixe qui se contenterait de se déplacer. Si on a perçu un objet en déplacement, on peut ne plus rien voir un peu plus loin. La particule semble avoir disparu. Elle a sauté. Des sauts, voilà tout ce que l’on trouve partout : dans les déplacements comme dans les transformations. Des choses, on n’en trouve pas à proprement parler. On mesure des masses mais elles peuvent disparaître dans un choc entre deux particules. Des très lourdes masses peuvent apparaître dans le vide en un temps court. La physique quantique parle bien d’ondes mais ce n’est pas des ondes de matière ou de rayonnement. Ce sont des ondes de probabilité de présence de la particule. « Si les corpuscules étaient des corpuscules « vrais », classiques, elles suivraient des trajectoires et ceci permettrait de les considérer comme discernables tout en étant identiques. (...) Ce seul fait suffit à démontrer que les propriétés statistiques d’un ensemble de telles particules sont tout à fait différentes de celles d’un ensemble d’objets ordinaires, classiques. (...) On ne compte pas les électrons ou les photons comme on compte les objets que nous rencontrons autour de nous. » exposent les physiciens Georges Lochak, Simon Diner et Daniel Fargue dans « L’objet quantique ».
La physique quantique parle de spin ou moment de rotation de la particule ou du photon lumineux mais il n’y a aucune rotation matérielle de l’un des deux qui y corresponde. L’interprétation est à chercher ailleurs. La notion d’objet matériel ou lumineux est complètement à réviser. Ainsi, deux particules matérielles ou lumineuses de même type qui se rencontrent, repartent sans qu’on puisse les distinguer, savoir laquelle venait d’où. Elles n’ont donc pas de caractère indépendant. Les particularités, les propriétés de chaque particule sont des dispositions de la structure sans être attachées à des objets fixes.
Il ne faut pas interpréter de façon erronée cette remarque. Elle ne remet pas en question les découvertes concernant la structure de la matière. Les électrons, les protons et les neutrons sont bien les constituants des atomes. Les atomes font partie des molécules, qui elles-mêmes forment la matière « solide » que nous connaissons dans notre vie quotidienne. On a pu parler un temps de jeu de construction de l’échelle particulaire jusqu’à celle des groupes d’amas de galaxies. Et, dans le sens inverse, vers les échelons inférieurs de structure, on avait l’impression que les objets que nous voyons autour de nous existaient à l’état de poussières à l’échelon inférieur. On sait que la physique quantique a été amenée à récuser ce schéma. Qu’en résulte-t-il ? Pour beaucoup de physiciens, les objets avaient disparu pour laisser place aux objets … mathématiques. Une renonciation à toute description que récusait avec particulièrement de force le physicien Einstein. Cependant, on remarque que la molécule n’est pas constituée de façon permanente des mêmes atomes. Ceux-ci peuvent bouger au sein de la structure ou s’échanger. Les particules en font de même au sein de l’atome. Un atome n’a pas toujours les mêmes électrons même si la structure ne change pas. Les structures de la matière ont elles aussi des propriétés conservées à condition justement de ne pas conserver les mêmes objets. Ce qui caractérise la structure n’est donc pas la permanence des objets qui la constitueraient. Le fait d’être un atome individuel ne signifie pas être toujours constitué des mêmes électrons et des mêmes composants du noyau. Au contraire, ceux-ci doivent changer sans cesse pour que la structure « atome » se conserve globalement. On n’a donc nullement épuisé la compréhension de l’atome en disant ce que sont ses composants matériels. Il manque bien sûr les interactions, sans lesquelles la structure exploserait en une fraction de seconde. Il en va de même de toute structure qui n’existerait pas sans énergie dépensée pour sa cohésion. Qu’est-ce qu’une structure qui n’est pas faite à proprement parler de matière fixe ? Répondons par une image qui a été employée par le généticien Antoine Danchin dans sa conférence pour l’Université de tous les savoirs de janvier 2000. Un vieux pêcheur raconte que sa barque en bois a maintes et maintes fois bricolée. Il a changé une planche puis une autre. Si bien qu’il n’y a plus un seul élément de la barque qui soit d’origine. Il reste cependant quelque chose de la barque d’origine : sa structure.
La physique quantique partie à la recherche de l’élémentarité a constaté qu’il existait des interactions élémentaires mais pas de particule élémentaire : « Le plus petit élément constitutif du réel n’est pas une chose, c’est un rapport, une relation, une interaction (le quantum d’action) » rappelle le physicien Cohen-Tannoudji dans « L’horizon des particules ». Une structure particulaire dite « stable » n’est jamais faite de la même particule mais à chaque fois la particule est remplacée par une particule du même type, une particule fugitive du vide. « Si un électron entre et sort d’une boite (une zone par exemple) (...), on ne peut pas dire que c’est le même électron qui entre et qui sort. (...) La masse est longtemps apparue comme une propriété fondamentale. N’est-il pas surprenant de la voir maintenant apparaître comme une propriété purement dynamique, liée aux propriétés du vide et à la façon dont elles affectent les particules qui s’y trouvent ? (...) Cette nouvelle conception de la masse est une révolution importante. Ce qui apparaissait comme une propriété intrinsèque et immuable se voit relégué au rang d’effet dynamique dépendant des interactions et, avant tout, de la structure du vide. » expose le physicien Maurice Jacob dans « Au cœur de la matière ». La masse, la charge, ces propriétés qui font la matière sont issues des interactions collectives des particules du vide. La matière est une structure et non un objet.
Cette notion de structure globalement conservée malgré le remplacement de son ou de ses éléments n’est pas spécifique aux particules. Un atome est constitué d’un noyau et d’électrons mais les électrons peuvent être échangés sans que la structure atomique change. Il en va de même d’une molécule constituée d’atomes. Dans la matière à grande échelle, ceci se produit continuellement dans les assemblages plus ou moins stables de molécules. Dans un nuage globalement stable, les molécules d’eau quittent sans cesse le nuage et sont remplacées. C’est la structure d’ensemble qui se conserve. A la surface d’un lac, des molécules d’eau quittent la surface en sautant dans l’air et deviennent de la vapeur d’eau (un gaz). La surface du gaz (séparation entre deux phases) reste apparemment plane. Sa structure se conserve. Il en va de même dans le processus du vivant. Antoine Danchin employait l’image en génétique et concluait : « Pourquoi choisir cette image pour parler de la vie ? Il est essentiel de concevoir le vivant et la biologie comme une science des relations entre objets plus qu’une science des objets. » Dans la vie sociale, ce phénomène est permanent. Toute structure sociale est sans cesse parcourue de changements de personnes mais la structure se conserve. L’Etat apparaît stable alors que les personnes qui le composent changent. Parfois, une clef de sa stabilité globale, c’est justement de permettre que les personnes qui le dirigent puissent changer suffisamment. C’est la méthode de dictature étatique dite « démocratique ». La particule la plus stable est le proton car, en son sein, ont lieu les changements les plus brutaux : ceux entre quarks. Ces changements ont lieu si vite que les quarks n’ont pas le temps de se libérer. Ils sont piégés dans la structure.
Il ne s’agit pas de nier que les structures soient composées d’éléments. L’organisation ne repose pas sur rien. La démarche réductionniste est une première étape. Pourquoi ne pas décomposer le proton en quarks ? Alors, on est encore loin de la compréhension de la dynamique qui stabilise cette particule. Pourquoi ne pas séquencer le génome ? Mais cela ne signifie pas que l’on ait compris la biologie génétique, car celle-ci n’est pas faite de liens de type linéaire gène-effet mais d’un processus global d’interaction. Autrefois, on a croyait qu’un gène était un corps physique prédéterminé dans la molécule de l’hérédité et qui agissait directement pour produire l’individu en ayant une efficacité directe sur le type physique produit. Dans cette optique, on imaginait qu’à chaque gène on allait attribuer une propriété caractéristique : produire un type spécifique de protéine. Cela s’avère complètement faux. Un gène peut donner naissance à plusieurs sortes de protéines. Plusieurs gènes différents peuvent donner naissance à la même protéine (redondance). Ce qui compte n’est pas seulement si un gène peut donner naissance à telle protéine mais quelle est la probabilité de cette production. Cela dépend du mécanisme d’activation autant que de la présence du gène dans le matériau génétique. Le gène structural doit être activé par un gène régulateur qui pilote le taux de transcription des gènes structuraux. Le gène qui agit réellement pour produire la protéine n’est pas directement tiré de l’ADN, ni simplement copié. Il y a copie de parties de l’ADN, coupure, recollage puis activation et action. Transcription, épissage, traduction, activation, inhibition, chacune de ces opérations peuvent donner lieu à des changements et des erreurs. Lors de l’épissage des segments de l’ADN, il peut y avoir remplacement d’une base par une autre. Cela conduit au fait qu’aucune molécule n’est exactement identique et sans erreur. Du coup, sont produites des protéines pour lesquelles il n’existe aucune séquence codant dans l’ADN. Le dogme linéaire qui était celui de Crick à la découverte de la molécule d’ADN est mort : un ADN fabrique un ARN qui fabrique une protéine qui correspond à un individu. Jean-Jacques Kupiec et Jean-Pierre Sonigo ont insisté sur ce point dans « Ni dieu ni gène ». La réaction n’est plus à sens unique : la génétique détermine l’individu. Le contraire est vrai aussi : l’individu et son environnement déterminent inversement l’héritage de l’individu. Evelyne Fox Keller déclare à la fin de son ouvrage « Le siècle du gène » : « Les gènes ont mené une glorieuse carrière au cours du vingtième siècle et ils ont inspiré des avancées incomparables et étonnantes dans notre compréhension des systèmes vivants… Mais ces avancées elles-mêmes nécessitent d’introduire d’autres concepts, d’autres termes et d’autres manières de concevoir l’organisation biologique, et par là même de desserrer l’étreinte que les gènes ont constitué pour l’imagination des biologistes pendant toutes ces décennies. »
La génétique classique a en partie atteint ses limites et laisse place à une génétique systémique qui considère les processus dans leur globalité. En fait, il n’y a qu’une seule grande chimie qu’il faut interpréter et non de toute une série de petites réactions indépendantes les unes des autres. Et surtout, il faut remarquer que ce qui caractérise une structure ce n’est pas une identité particulière de ses éléments. L’électron qui appartient à un atome n’est pas individuellement différent d’un électron libre même s’il ne se comporte pas exactement de la même manière. Il en va de même pour toutes sortes de structures. « L’existence des transitions de phase traduit donc une propriété émergente, irréductible à une description en termes de comportements individuels. (...) Les particules individuelles ne sont ni solides, ni liquides. Les états gazeux, solides et liquides sont des propriétés d’ensemble des particules. » expose le physicien-chimiste Ilya Prigogine dans « La fin des certitudes » Ce qui distingue, par exemple, les structures de l’eau (liquide, gazeux, solide, les diverses structures de glace et de neige) ce n’est pas les différences individuelles des molécules d’eau qui y participent. Pas plus que ce qui distingue une société d’une autre. Ce n’est pas la nature individuelle des hommes qui change la société ou qui distingue des hommes participant à une révolution de ceux qui n’ont connu que des périodes calmes. Leur comportement en est certes changé mais pas leur nature. Ce sont les mêmes hommes. Ce qui caractérise la structure de l’Etat, ce ne sont pas les individus qui le composent. Ces remarques préliminaires visent à avancer dans la compréhension de ce qui structure notre univers, matériel comme humain et social. C’est loin d’être des points qui sont apparus de façon évidente aux auteurs. Dans de nombreux domaines, cette vision est récente et peu diffusée. Il n’y a pas si longtemps, on croyait encore que ce qui faisait par exemple un singe, c’était le contenu des molécules génétiques de singe et non le mode particulier de structuration des interactions des gènes et des protéines chez cet animal. Ce qui caractérise la structure la plus impressionnante, celle de la vie au travers notamment de l’ADN, de l’ARN, des protéines ou des enzymes, ce n’est pas une sorte particulière de matière obéissant à des lois particulières. Au contraire, il s’agit exactement des mêmes types de molécules et des mêmes lois de la physico-chimie que pour la matière inerte, si cette expression a un sens. Ce n’est pas la composition atomique de ces molécules qui est en cause. Notons ainsi que l’image miroir de toute molécule du vivant est inerte ! Ce qui différencie les étoiles des planètes ce n’est pas non plus des matériaux différents. C’est du même nuage que sont issus le soleil et les planètes. La structure n’existe pas sans ses matériaux mais elle ne se résume pas à eux. Loin d’être fixes, les éléments matériels des structures doivent sans cesse être changés pour que la structure soit globalement conservée.
L’univers matière/lumière est constitué de structures caractérisées par des lois de conservation (énergie, moment, …) et des mesures invariables des particules (charge, masse, taille, …). On a longtemps cru qu’il s’agissait d’objets fixes, que l’on appelait les atomes. Ces particules dites élémentaires, étaient imaginées comme de toutes petites pierres individuelles dont l’assemblage aurait donné la matière à grande échelle. Cette image a dû être abandonnée. Si on continue de parler de particule et d’atome et d’élémentarité, cela n’a plus la même signification : il s’agit d’éléments matériels nécessaires aux structures sur lesquelles reposent les interactions. Loin de trouver à l’échelon microscopique des bases solides pour une matière dure, fixe et stable, la science y a trouvé des éléments « petits » mais inassimilables à des objets (des choses fixes, palpables, solides) tels qu’on les conçoit à notre échelle. La physique quantique [1] qui les a étudié a été obligée d’admettre que les phénomènes appelés particules ou atomes, lorsqu’ils étaient isolés, n’obéissaient pas au même mode de fonctionnement [2] qu’en grand groupe de particules de matière (domaine de la physique dite classique). Cette découverte signifiait que les propriétés de la matière à notre échelle ne découlaient pas directement de celles trouvées à petite échelle. Il n’y avait pas dans la matière à grande échelle d’addition de particules mais une interaction d’échelles avec effet de seuil, ce qui est très différent. La matière macroscopique n’était pas un bâtiment dont les briques auraient été les particules. Cela entraînait de nombreuses remises en question théoriques dont celle d’un édifice hiérarchique fonctionnant par simple emboîtement. On était obligés d’admettre que les propriétés des particules prises isolément ne suffisaient pas à comprendre le monde à notre échelle et même qu’elles le rendaient parfois totalement incompréhensibles ! C’est un problème que la physique est en train de résoudre (théorie de la décohérence [3] notamment). La difficulté de cette question résulte d’une méconnaissance des sauts qualitatifs entre divers mondes matériels à diverses échelles. Les interactions d’échelle, les phénomènes critiques, les changements d’état sont des phénomènes qui n’obéissent pas aux lois linéaires d’addition, de proportionnalité. La quantité n’est plus seule en cause : c’est la qualité qui change. La structure est celle des interactions et non celle des contenus. La forme devient un élément aussi important que le contenu. Un seul changement de forme modifie les interactions possibles.
Les particules qu’on croyait élémentaires n’ont ni la rigidité, ni la fixité, ni la séparabilité, ni la stabilité [4] que l’on attribuait à la matière à notre échelle [5]. Pire même, il apparaît que s’il existait dans la matière une seule structure particulaire fixe, rigide et stable, elle détruirait, par réaction, toutes les autres structures de l’univers matériel ! Ainsi, déjà un simple contact ponctuel particule/particule rendrait nulle la distance entre les masses et infinies les interactions gravitationnelles et électromagnétiques. Celles-ci sont en effet proportionnelles à l’inverse du carré de la distance et donc infinies pour une distance zéro. Il n’est donc pas possible de constituer des entités matérielles en contact. Si le contact matière/matière pouvait avoir lieu, toute la matière s’écraserait sur elle-même. L’électricité empêche cette catastrophe par répulsion d’électricités de même signe. Toutes les interactions physiques contiennent ce type de contradictions. L’expansion repousse les effets de la gravitation mais, en même temps gravitation entraîne expansion et inversement. A toutes les échelles, les effets attractifs et répulsifs se succèdent et se compensent sans cesse. Dans le positif, il y a du négatif et inversement. Le positif se change en négatif et inversement. Positif et négatif se combinent puis l’unité se dissocie à nouveau. Une particule chargée positivement est entourée d’un nuage négatif lui-même entouré d’un nuage positif, etc… Cela explique que l’attraction à longue distance soit compensée par une répulsion à distance courte. Par exemple, gravitation et électromagnétisme contrebalancent la pression du vide de même qu’électromagnétisme et gravitation se compensent mutuellement [6].
La notion d’objet individuel est celle qui a été la plus mise à mal dans cette physique. Il est aussi impossible d’expliquer la physique par l’action d’une série d’objets individuels que d’expliquer le capitalisme comme le total des actions des capitalistes individuels ou une guerre mondiale ou une révolution par une somme de volontés individuelles des participants. La physique quantique a souligné une loi générale : un élément isolé ne fonctionne pas du tout de la même manière qu’un grand groupe d’éléments du même type. Il y a une différence qualitative entre les deux. La physique quantique étudie l’atome ou la particule pris isolément alors que la physique classique étudie les lois de grandes masses de matière. Les collectivités sont fondées sur de multiples interactions qui produisent de nouvelles lois.
La particule est toujours un élément d’une structure ou d’un milieu, et non un individu existant de manière indépendante de façon plus ou moins durable. Cette remarque s’applique à toutes les échelles de la réalité, sociale comme matérielle. Il n’y a pas de partie du cosmos, grande [7] ou petite, qui soit indépendante et dont la dynamique puisse être comprise séparément du reste du monde. Tout l’univers s’interpénètre, entre ses parties comme à toutes les échelles. Une molécule prise isolément ne permet pas de définir une notion de température [8] ou de pression. Une particule ou un atome isolés n’ont pas de notion de distance et de temps qui ne peuvent être définis que par de nombreuses interactions et par leur moyenne. Pour le comprendre, il faut prendre conscience de l’agitation du vide. Imaginons un océan agité. Un bouchon va être ballotté en tous sens, être submergé parfois, alors qu’un grand paquebot suit une trajectoire. Une ou un petit nombre de particules en interaction sont secoués, apparaissent et disparaissent alors qu’un grand nombre d’atomes en relation (échanges de photons) définit pour la matière qui la compose des positions et des trajectoires. On retrouve cette problématique en ce qui concerne la matière vivante. Un gène de l’œil ne produit pas un œil. Isolément, il n’agit pas car il doit être activé. Une fois en action, il donne des ordres à d’autres gènes bâtisseurs. Un gène n’a de signification qu’en liaison avec les autres gènes (via les protéines) qui en donnent l’expression [9], qui l’inhibent, l’excitent et interprètent son action. Voilà un point commun avec le mode d’existence des sociétés humaines. Aussi sûrement que la société divisée en classes sociales produit la lutte des classes, nécessite l’Etat pour les combattre et produit les révolutions pour le renverser, la lutte de l’expansion et de la gravitation [10] de l’univers a produit la matière et la lumière et leur combat permanent définit l’espace [11] et le temps. Les phénomènes dynamiques inventent toutes les combinaisons de matière et de lumière et leurs transformations étonnantes allant jusqu’à la conscience. Les contradictions de la matière et de la lumière produisent de nouvelles révolutions de la matière comme les étoiles, les galaxies, la vie, l’homme et les révolutions sociales. Ce n’est pas seulement une hiérarchie de construction [12] mais un emboîtement dans lequel tous les niveaux coexistent et interagissent en permanence. Il ne s’agit plus d’une hiérarchie d’objets mais d’une hiérarchie d’interactions contrôlée par cascade de rétroactions. On retrouvera ce processus dans tous les domaines du réel.
Les contradictions sont le moteur à la fois de la stabilité et du changement. Chaque structure est reliée au niveau inférieur et est marqué par les interactions (négatives et positives) existant au niveau inférieur. C’est grâce à l’action et à la réaction mutuellement destructives [13] (mais pas totalement) que la structure au niveau supérieur découle de l’agitation au niveau inférieur. C’est dans un grand nombre de relations en cascade à un niveau que s’établissent les lois et les structures au niveau supérieur. La loi d’action et de réaction est loin d’avoir le caractère passif d’une annulation mutuelle qu’on lui avait attribué. Elle est créatrice de nouvel ordre, d’interaction d’échelle et de nouvelles lois. Elle produit de la nouveauté. Les structures établies à l’échelon supérieur ne sont pas le simple produit de l’échelon inférieur mais des contradictions à son niveau. Ces contradictions, loin de se supprimer au niveau supérieur, on seulement pris une nouvelle forme.
La première structure, celle qui nous amène à écrire ici, est la vie. Elle est fondée sur une organisation collective des cellules vivantes. C’est un choc, la mort, qui interrompt ce fonctionnement. Ce ne sont pas les individus élémentaires de ce fonctionnement qui sont nécessairement altérés. La mort, scientifiquement appelée « coma dépassé », peut être caractérisée par la suppression du fonctionnement nerveux de pilotage du corps alors que les cellules prises individuellement sont assez bien conservées. C’est bien une structure des interactions qui est morte et ne permet plus d’assurer y compris les fonctions de la vie végétative. Mais la naissance et la mort ne concernent pas que l’être vivant. Ils concernent également toute structure matérielle. Aucune n’est éternelle et aucune n’existe depuis toujours. Les étoiles, les galaxies mais aussi les particules ou les édifices plus complexes de la matière naissent et meurent.
La matière est, elle aussi, une structure c’est-à-dire une forme collective de relations entre plusieurs individus réglés par des rétroactions. On connaît les multiples liens qui caractérisent l’atomes, la molécule et jusqu’aux molécules du vivant. La forme de la molécule modifie les liens possibles avec d’autres molécules et détermine les interactions, que ce soit au sein de la matière inerte que de la matière vivante. Un changement dans la forme de la molécule qui s’est liée avec une autre molécule est une transformation radicale pour l’ensemble des rétroactions possibles avec le milieu. C’est ce rôle que joue, par exemple, une molécule qui catalyse une réaction et que l’on appelle enzyme. Ces liaisons ou ruptures de liaisons dans les relations entre molécules sont parmi les transformations radicales de la matière que je qualifie de révolutions.
Une révolution renverse un régime politique ou un système social. Quel ordre matériel collectif serait « renversé » dans le cours du fonctionnement physique de l’Univers ? D’un matériau à un autre, ne change-t-on pas de contenu matériel, de substance, et non d’ordre, d’organisation ou bien de structure collective ? C’est ce que l’on a longtemps cru pour les états de la matière (solide, liquide, gaz) avant de comprendre qu’il s’agissait des mêmes molécules mais structurées différemment. Ensuite, on a fait la même constatation pour les diverses sortes d’atomes. Contrairement à ce que l’on a d’abord cru, ils sont composés des mêmes matériau particulaire (protons, neutrons, électrons, …). C’est encore la structure différente qui donne des noyaux et des atomes divers. Dans le changement d’espèce, on a longtemps pensé que l’origine était dans un matériel génétique au contenu moléculaire nécessairement différent, alors que ce sont les modes d’organisation des chaînes de rétroactions des gènes, un phénomène épigénétique, qui est en cause. L’interprétation de la révolution sociale n’est pas plus à rechercher dans une prétendue nature de l’homme en tant qu’individu que l’interprétation de l’état (solide, liquide ou gaz) n’est à chercher dans la nature de la molécule en tant qu’individu. L’eau solide, liquide ou gazeuse est la même molécule d’eau. La physique nucléaire a révélé ensuite que les éléments différents (hydrogène, cuivre, oxygène, etc) n’étaient faits de matériaux divers. Un noyau de fer ne diffère d’un noyau d’oxygène que par sa structure. Les composants de base sont les mêmes (des protons, des électrons, des neutrons). Mais le passage de l’un à l’autre suppose une révolution, un choc : l’explosion nucléaire [14]. La physique quantique a poussé la même remarque en descendant d’un cran dans les échelons de la matière. Ainsi, les accélérateurs de particules ont constaté que tout choc suffisamment énergétique pendant un temps assez long permet de produire de nouvelles particules. Certaines d’entre elles, très peu durables, ne vivent pas le temps qu’on les observe. Mais ce qui est clair c’est que ces expériences montrent que la création comme la disparition de matière est un phénomène de choc violent et non un phénomène graduel. Consommer de l’énergie permet de bâtir des structures. Casser des structures libère de l’énergie comme on le constate dans les phénomènes de fusion et de fission des noyaux atomiques.
On a déjà souligné que ce qui différencie des particules, ce n’est pas le matériau mais la structure. Erwin Schrödinger note ainsi dans « Physique quantique et représentation du monde » : « Selon la vieille conception leur individualité (des particules et des atomes) était basée sur l’identité des matériaux dont elles sont faites. (...) Dans la nouvelle conception, ce qui est permanent dans ces particules élémentaire sou ces petits agrégats, c’est leur forme ou leur organisation. » Cette remarque n’a pas seulement trait à la matière inerte. Elle concerne le vivant. Stephen Jay Gould dans « Un hérisson dans la tempête » : « La découverte par Watson et Crick de la double hélice de l’ADN a été une incontestable révolution mais la conception linéaire qui en résulte selon laquelle l’ADN produit l’ARN qui produit les protéines dans une relation à sens unique a été détrônée par une nouvelle révolution de la génétique dans laquelle le génome n’est pas un ensemble inerte de perles enfilées à la suite les unes des autres. Le génome est au contraire fluide et mobile. Il ne cesse de se modifier qualitativement et quantitativement et comprend un grand nombre de systèmes hiérarchisés de régulation et de contrôle. »
Passons maintenant à l’évolution des espèces. On a cherché la variation dans un changement du matériau, biochimique cette fois. Des scientifiques s’orientent au contraire vers une modification de la structure des interactions entre gènes, entre molécules qui ne nécessitent pas nécessairement de mutations, de transformation précédente du contenu des gènes, des protéines et autres molécules du vivant. Citons François Jacob dans son intervention inaugurale de l’Université de Tous les Savoirs : « On a longtemps pensé que les molécules de différents organismes étaient entièrement différentes. Et même que c’était la nature de leurs molécules qui donnait aux organismes leurs propriétés et particularités. En d’autres termes, que les chèvres avaient des molécules de chèvres et les escargots des molécules d’escargot. Que c’étaient les molécules de chèvre qui donnaient à la chèvre ses particularités. (...) Ce qui distingue un papillon d’un lion ou une poule d’une mouche, c’est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l’organisation et la distribution de ces constituants. » Enfin, l’étude de l’évolution qui a mené à l’homme pointe également le même type de changement de structure des interactions, un changement de rythme biologique et non un changement de matériau.
Dans tous les domaines, les individus (hommes, cellule, ADN, molécules, particules) n’ont pas d’existence définies par leurs seules caractéristiques propres et sans le milieu qui permet que s’expriment ces caractéristiques individuelles. Hors de la société, il n’y a pas d’homme. Hors d’un milieu (le vide) qui lui permet de définir des distances et des temps, la particule ne peut exister. L’action d’une molécule individuelle n’est pas plus déterministe que celle d’un atome ou d’une particule isolée. La recherche de l’élémentarité et du réductionnisme a longtemps représenté une constante de la recherche en sciences. Ce n’est plus le cas. Malgré l’intérêt qu’il a eu quand il s’agissait de décomposer le tout en chacune de ses parties pour en déterminer les propriétés, le réductionnisme a dévoilé ses limites. Pour comprendre le fonctionnement de la nature, la physique ne mise plus uniquement sur la recherche de la particule élémentaire, ni la génétique sur le décryptage du génome, ni encore la théorie de l’évolution sur les mutations des gènes. Cela provient du renoncement à toutes les prétentions d’unicité : une particule/un état, un gène/un caractère, un ADN/un être vivant. On a renoncé à interpréter la dynamique globale par les propriétés des éléments. Ces derniers obéissent à une dynamique collective qui ne découle pas de l’action indépendante de chacune de ses composantes mais d’un ordre global. On a cru avoir compris l’univers matériel en comprenant l’atome ou la particule, comprendre le vivant en connaissant la cellule vivante, l’ADN ou le gène, comprendre l’histoire en expliquant l’homme en tant qu’individu. Aucun changement structurel à aucun de ces niveaux n’est interprétable ainsi. La cellule n’est pas par nature une cellule vivante. Elle a besoin des messages de ses voisines pour ne pas se suicider, suicide pour lequel elle est programmée. Elle a besoin des messages de ses voisines pour se spécialiser. Elle n’est pas naturellement une cellule nerveuse, musculaire ou sanguine. C’est l’action collective qui détermine un ordre collectif. Il est issu du désordre des interactions moléculaires, atomiques ou particulaires. L’ordre n’est pas préexistant. Il se construit sur place au fur et à mesure par un grand nombre d’interactions en grande partie au hasard. Certains l’admettent pour le vivant mais croient encore que la matière inerte est beaucoup moins liée au hasard.
Le tout n’est pas la somme des parties. Le moyen de mieux comprendre la révolution française est-il en effet de connaître l’histoire personnelle de chacun des Parisiens de 1789 et 1793 ? Ce qui est en cause, c’est l’interaction des particules, des atomes ou molécules pour la matière, et, pour la révolution sociale, les rapports de forces entre groupes sociaux. Dans tous les cas, c’est une structure collective qui a été brutalement abattue et changée et non les éléments individuels de celle-ci. Pas plus que l’interprétation du passage de solide à liquide et gaz n’est à chercher dans un changement du matériau individuel, de l’atome, de la molécule, ni le passage d’une société à une autre par un changement de nature des hommes d’une époque, aucun des changements de la matière ne suppose un changement de matériau. Le changement d’espèce ne suppose pas au départ nécessairement une mutation du matériel génétique mais un changement de la structure globale des interactions des gènes, de leur cybernétique. Les hommes qui participent à cette société sont les mêmes avant et après la révolution. Ce qui a changé ce sont les rapports entre les grands groupes d’hommes, les classes sociales et leurs sous-groupes. Pour la matière, il en va de même. La plupart des gens pensent que la lune possède une masse et que la terre en a une autre. Et ils pensent que l’ensemble terre-lune a une masse totale des deux puisque ce sont deux objets. C’est faux. La masse de l’ensemble est inférieure au total des masses ! C’est pour cela que l’ensemble est durable… Hubert Reeves explique ainsi dans « Patience dans l’azur » : « La terre et la lune, prises isolément sont plus lourdes que le système terre-lune. La différence est d’un milliard de tonnes. Cela paraît énorme. Mais cela ne représente en fait qu’une partie pour trente mille milliards des masses combinées de la terre et de la lune. » Il en va de même de toutes les structures associant de façon plus ou moins durables plusieurs éléments. Ils sont d’autant plus durables qu’ils minimisent le total des énergies. C’est le cas par exemple de l’atome d’hydrogène qui associe un électron et un proton (la différence de masse est voisine de un cent millionième) ou du noyau atomique qui associe protons et neutrons (la différence de masse pour la liaison d’un proton et d’un neutron est voisine d’un millième), ou des groupes de photons, etc… Plus ils minimisent l’énergie totale plus ils sont durables. La structure qu’ils constituent n’est pas une somme d’individus. Former une structure, c’est causer une bifurcation, une transformation qualitative, une transformation de la forme autant que du fond. Ce changement est radical et ne peut être pensé en termes de gradualité et de continuité.