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Pourquoi la physique quantique nous pose autant de problèmes philosophiques ?

lundi 26 mars 2012, par Robert Paris

La physique quantique pose un problème fondamental : quelle est la nature de la réalité et dans quelle mesure atteignons nous cette réalité ? Cette question, posée dès les débuts de la physique quantique, stagne sans que les scientifiques et les philosophes s’y attellent de nouveau. A cela une raison : la société refuse de faire évoluer sa philosophie en fonction des avancées de la science...

Ilya Prigogine dans « La nouvelle alliance » :

"A l’époque où Engels écrivait la « Dialectique de la nature », il pouvait sembler que la science physique elle-même s’était dégagée du mécanisme, et imposait l’idée d’un développement historique de la nature. Engels cite trois découvertes fondamentales, celle de l’énergie et des lois de ses transformations qualitatives, celle de la cellule, entité constitutive du vivant qui permet de comprendre à la fois l’unité du monde vivant et la capacité des organismes à se développer, enfin la découverte darwinienne de l’évolution des espèces. De ce renouveau de la science de son époque, Engels conclut que le mécanisme est mort et que rien ne s’oppose à la recherche, dans l’histoire de la nature et des sociétés humaines, des lois générales du développement historique : les lois dialectiques. Nous savons aujourd’hui que les découvertes des sciences de la nature du XIXème siècle n’ont pas suffi à transformer les principes des sciences. Non pas que la science classique se soit révélée capable de les assimiler : l’ensemble des interprétations subjectivistes de l’entropie, et la négation de la singularité des processus irréversibles qu’elles impliquent constituent au contraire une sorte de confirmation de l’accusation bien connue selon laquelle le mécanisme implique un idéalisme plus ou moins avoué."

Image d’un atome

Pourquoi la physique quantique nous pose autant de problèmes philosophiques que scientifiques ?

Dès ses origines, la physique quantique a posé des problèmes philosophiques aux philosophes mais aussi aux scientifiques. Cette physique a connu de multiples versions successives. Les étapes successives n’ont même pas été toutes supprimées par les suivantes et chacun applique une version qui lui convient en fonction du type d’expérience. Il n’y a pas vraiment une version finale de la physique quantique et encore moins une interprétation généralement acceptée. Certains s’en satisfont, ou font semblant, en déclarant que la physique n’est pas là pour résoudre des problèmes philosophiques, c’est-à-dire trancher entre les diverses philosophies de la nature. D’autres affirment que, du moment qu’on résout mathématiquement et que cela marche expérimentalement, on a tout ce que la science peut donner. Le reste ne serait que spéculations inutiles. Nombre de philosophes s’en sont tenu à cette réponse et la plupart des scientifiques aussi. Le débat entre Einstein et l’école de Copenhague de la physique quantique les a surtout convaincus qu’on ne comprendrait rien de plus sur le terrain conceptuel.

Nous allons essayer de montrer que ni la science ni la philosophie ne peuvent se contenter de cette réponse.

Tout d’abord, il faut rappeler que la physique a buté sur plusieurs questions scientifiques fondées sur des expériences et en contradiction avec notre logique habituelle, notre sens de la causalité linéaire et continue, notre notion d’objet fixe, notre conception de la masse, notre manière d’imager le temps et l’espace, nos images en termes d’onde et de corpuscule considérées comme incompatibles, ...

Il faut aussi rappeler que la réponse de Bohr a été la seule réponse philosophique à ces questions. Elle affirme que la matière et la lumière sont tous les deux, en terme de dualité complémentaire, à la fois onde et corpuscule. Seule la mesure, phénomène irréversible et brutal, tranchant entre les deux faces de cette nature double. Suivant l’expérience, la particule (lumineuse ou de masse) se présentant sous forme plutôt corpusculaire ou plutôt ondulatoire. Quant à l’objet, il n’existe que si on le mesure... C’est donc un problème considérable que la physique quantique nous a livré et le fait que les expériences aient continué à confirmer la validité de cette physique ne permet pas de résoudre ces brulantes questions philosophiques.

Il faut d’abord remarquer que ce ne sont pas les seuls philosophes que cela interroge mais les physiciens quantiques eux-mêmes. En effet, si les lois quantiques marchent en termes de probabilité, la physique quantique est totalement incapable d’en fournir une explication. Sur un grand nombre de particules, cela marche. Par contre, que fait une seule particule, personne n’est capable de le dire comme vont le montrer les exemples suivants.

Prenons une particule et examinons son cheminement à travers un trou assez étroit. La particule émise d’un côté sort de l’autre côté, mais si le trou est étroit (de l’ordre de la longueur d’onde), la particule perd sa directionnalité. Que s’est-il passé. On dit qu’elle a diffusé. Mais ce que cela signifie pour un corpuscule ou pour une onde n’est pas identique. Un corpuscule muni d’une vitesse ne devrait pas diffuser, alors que, pour une onde, c’est normal. Mais la physique quantique répond que la particule ne peut connaître en même temps sa position et sa vitesse (inégalités d’Heisenberg) et, en passant par le trou, la connaissance de la position est trop grande pour conserver l’information de la vitesse. Que signifie pour la particule cette inégalité d’Heisenberg. Où se situent ces informations dans la particule, pour la physique quantique, c’est motus et bouche cousue. Aucune sorte de réponse ! Or, nous avons là un phénomène ultra simple. C’est seulement l’image de complémentarité onde/corpuscule qui passe mal… par le trou ! Et cela pour une raison fondamentale : personne n’est capable de nous donner une image de la relation entre l’existence sous forme d’onde de la particule et son existence sous forme de corpuscule...

Dans l’effet tunnel, la particule franchit un puit de potentiel en tant qu’onde qu’elle ne pourrait pas franchir en tant que corpuscule. Dans l’effet photoélectrique, la particule de lumière détache un électron de l’atome qu’elle ne pourrait pas détacher en tant qu’onde. Dans les fentes de Young, une particule interfère avec elle-même en passant à la fois par deux fentes ce qu’un corpuscule ne peut absolument pas faire et qu’une onde parvient aisément à faire.

A chaque fois qu’un phénomène fait appel au niveau quantique (par exemple un phénomène concernant une seule particule), on trouve ces contradictions irréductibles. Le problème conceptuel se situe des deux côtés : celui du corpuscule et celui de l’onde. Il y a un indéterminisme fondamental dans le niveau quantique et il est difficilement interprétable en termes de corpuscules. Cet indéterminisme s’exprime sous forme de probabilité. Il y a un déterminisme dans les lois quantiques et cela est difficilement en termes d’ondes réelles. Au point que la quantique a renoncé aux ondes réelles pour accepter les "ondes de probabilité de présence" !

Prenons un exemple de la première contradiction. Un rayonnement atteint une surface. Une partie du rayonnement traverse et une partie est réfléchie. On peut savoir quelle part (en pourcentage calculable) du rayonnement fera quoi mais on ne peut pas savoir quelle particule de lumière fera quoi. C’est seulement une probabilité. Alors comment une particule de lumière sait-elle si elle sera réfléchie ou réfractée ? Motus ! La quantique ne sait pas répondre ou affirme que la réponse ne vient pas de la nature !

D’autres phénomènes supposent qu’une particule soit déviée vers le haut ou vers le bas dans un certain pourcentage, mais, là encore, pour chaque particule, on ne sait pas si elle sera déviée vers le haut ou vers le bas et comment elle sait ce qu’elle doit faire, ni comment l’ensemble de ces particules réalise la probabilité voulue.

La lumière polarisée traversant un verre polarisateur est interprétée en physique quantique par le fait qu’une partie des photons passent et une parti sont bloqués de manière aléatoire en fonction d’une probabilité déterminée par le cosinus carré de l’angle d’incidence du rayon lumineux. Sauf que l’on ignore comment chaque photon sait qu’il va être bloqué ou pas et comment, du coup, la probabilité s’établit…

L’une des hypothèses est que la "particule" n’est rien d’autre qu’un phénomène issu d’un niveau d’organisation inférieur, mais ce niveau ne peut pas être constitué d’objets du type matière/lumière, la question dite des "paramètres cachés" ayant été résolue négativement. C’est donc le vide et les particules virtuelles qui seraient le fondement du phénomène émergent de matière/lumière. Reste à concevoir, donc à philosopher sur, cette émergence...

Extraits de « Sciences et dialectiques de la nature » (ouvrage collectif – La Dispute) :

« La portée vraiment universelle de la découverte de Planck et Einstein (celle des quanta) lui vient de ce que le caractère discontinu n’affecte pas seulement le rayonnement le rayonnement électromagnétique mais encore l’ensemble des interactions : dans tout l’univers, il n’y a pas d’interaction qui ne mette en jeu une action au moins égale à la constante de Planck h. (…) L’irruption du discontinu dans l’action nous contraint à renoncer définitivement à une description causale et déterministe des processus mettant en jeu des actions du même ordre de grandeur que le quantum d’action. L’absorption ou l’émission d’un photon par un atome qui change de niveau d’énergie, la désintégration spontanée d’un noyau radioactif ou d’une particule instable, une réaction particulaire provoquée dans une expérience auprès d’un accélérateur sont des processus que nous devons renoncer à décrire individuellement de manière déterministe. Il nous faut les intégrer à des ensembles statistiques descriptibles en termes de probabilités. (…) Comme l’a dit Léon Rosenfeld, « probabilité ne veut pas dire hasard sans règle, mais juste l’inverse : ce qu’il y a de réglé dans le hasard. Une loi statistique est avant tout une loi, l’expression d’une régularité, un instrument de prévision. »

A lire sur cette question :

Qu’est-ce que la dualité onde-corpuscule

Physique quantique et philosophie

Physique quantique et déterminisme

Physique quantique et réalité

Physique quantique et causalité

Les débuts de la physique quantique

Physique quantique et discontinuité

Qu’est-ce que la physique quantique ?

Conceptions scientifiques et philosophiques de Schrödinger

Interprétations des inégalités d’Heisenberg

EPR ou les problèmes philosophiques posés par Einstein à la physique quantique

Physique quantique et irréversibilité

Physique quantique et positivisme

Les conceptions de Louis de Broglie

« Les particules ne sont pas des objets identifiables. (...) elles pourraient être considérées comme des événements de nature explosive (...) On ne peut pas arriver – ni dans le cas de la lumière ni dans celui des rayons cathodiques - à comprendre ces phénomènes au moyen du concept de corpuscule isolé, individuel doué d’une existence permanente. »

Le physicien Erwin Schrödinger

dans « Physique quantique et représentation du monde »

"Des systèmes microscopiques peuvent exister et posséder des propriétés définies indépendamment de toute connaissance qu’un observateur quelconque peut avoir ou ne pas avoir à leur sujet."

Despagnat, dans "Conceptions de la physique contemporain"
La conception moderne de la matière

La particule durable (électron, proton, neutron – quark ou lepton) n’ont pas d’existence, de consistance au même sens où les objets qui nous entourent ont d’existence à nos yeux. Ces derniers n’apparaissent pas, ne disparaissent : ils semblent exister en continu, suivre tous les points de leurs trajectoires, et ne peuvent pas s’échanger de façon insensible. Ils ont une histoire qui n’est pas statistique mais individuelle. Ils existent dans des tailles diverses qui ne sont pas des multiples d’une quantité en nombre entier. En somme, les objets de tous les jours n’ont aucune apparence quantique. Et les quanta ne ressemblent pas à de tels objets. C’est ce qu’a démontré la physique quantique. On ne peut pas les suivre continûment dans l’espace-temps. Ils n’ont pas d’existence individuelle et, quand ils se rencontrent, il n’est pas possible de les distinguer car ils sont complètement interchangeables et identiques, alors qu’aucun objet à notre échelle n’est identique à un autre. Le nombre de particules n’est jamais un nombre fixe. Elles peuvent apparaître et disparaître. Il est impossible de suivre, par exemple, un électron sur sa trajectoire. On ne peut pas décrire l’évolution d’une particule dans l’espace comme un simple mouvement mécanique. En effet, à cette échelle, la matière, l’espace et le temps sont interactifs et le temps n’est plus d’apparence continue. A l’échelle juste inférieure, celle du vide, le temps est désordonné et peut même marcher vers l’arrière sur de courtes distances… de temps ! Le temps coordonné, régulier, avec une « flèche du temps », du passé vers le futur, n’existe que pour un très grand nombre de quanta, au niveau appelé macroscopique (celui où fonctionne la physique dite classique par opposition à la physique quantique). Le caractère du mouvement est tellement bouleversé que des particules ponctuelles connaissent des rotations sur elles-mêmes, impossibles en physique classique. Le caractère des états de la particule est tellement changé qu’une même particule connaît en même temps plusieurs états possibles, ce qui est appelé une « superposition d’états ». L’état actuel n’est rien d’autre que l’un des états « possibles », potentiels, virtuels. Il n’a même pas un rôle plus important que les autres. On ne peut même pas raisonner sur l’état actuel (dit réel) seul mais sur l’ensemble des états potentiels ! Ils sont, en fait, tout aussi réels, même si, à l’instant de la mesure, la réalité mesurée est seulement celle actuelle.

Comment comprendre un tel monde quantique, et comprendre en même temps qu’existe le monde des objets non quantiques ainsi que les relations inévitables entre eux ? C’est le vide quantique qui permet une telle interprétation.

C’est dans le vide quantique qu’existe l’espace-temps désordonné qui fonde l’ensemble de ces transformations. Il contient en effet des fluctuations d’énergie sur des temps très courts, des temps pendant lesquelles aucune mesure ne peut être faite par des instruments à notre échelle. On ne « voit » pas les fluctuations du vide mais elles sont cependant prouvées par les altérations des mesures et l’existence des phénomènes quantiques. Et ces fluctuations, comme tous les phénomènes ondulatoires, ont une apparition de type corpusculaire : des électrons, des positons, des photons, des quarks, des gluons, etc, corpuscules qui existent, eux aussi, sur des durées extrêmement brèves. La mise en évidence de l’existence des couples d’électrons et positons virtuels (appelée polarisation du vide) est réalisée par la présence de particules durables (dites particules « réelles », bien qu’elles n’aient pas plus de réalité que celles du virtuel, au contraire).

Ces particules virtuelles ont des électricités positives et négatives qui les amènent à se positionner autour de la particule durable en couches successives alternativement positives et négatives, en oignon. La particule n’est jamais nue. On dit qu’elle est habillée par le virtuel qui modifie ainsi la charge de la particule suivant les distances où on s’en approche. Et c’est loin d’être le seul effet de ces particules éphémères qui entourent d’un nuage (dit nuage de polarisation) la particule réelle !

La particule isolée dans le vide n’a donc rien d’une particule seule. Et d’autant moins que la propriété de réalité, de durabilité saute sans cesse d’une particule virtuelle à une autre du nuage…

La particule réelle ne doit donc sa durabilité qu’à des particules qui ne durent pas, et disparaissent sans cesse. La « réalité » est l’émergence d’une propriété stable au sein d’un vide très instable. Cela explique que des physiciens comme Einstein, qui souhaitaient ardemment fonder sur la seule matière durable la « réalité » du monde, aient échoué à le faire. Cela ne signifie pas un échec du monde matériel mais un échec du stable comme principe fondateur du monde. C’est le désordre qui est à la base et non l’ordre. Ce dernier émerge d’un grand nombre d’interactions déterministes sur des éléments désordonnés. Un changement profond d’image : en passant d’un légo de particules à un univers des mondes hiérarchiques

On a donc longtemps eu une vision « additive » de la physique de la matière. Cela signifiait que les objets étaient des sommes de molécules, elles-mêmes considérées comme des sommes d’atomes, considérés comme la somme d’un noyau et d’électrons, le noyau étant une somme de protons et de neutrons et, enfin, proton et neutron étant des sommes de quarks.

L’ensemble a semblé dans un premier temps fonctionner comme un jeu de construction : on additionne les particules pour former des ensemble plus importants comme l’atome, les molécules et les macromolécules. On additionne les neutrons et les protons pour former le noyau des atomes et on rajoute les électrons pour former l’entourage atomique qui permet à l’atome d’être globalement neutre électriquement.

Cette logique additive n’est pas entièrement fausse mais elle a atteint ses limites d’explication et depuis longtemps maintenant elle est abandonnée par les physiciens pour expliquer le fonctionnement de la matière/lumière. La première raison provient du fait que cette image additive supposait que les particules soient des objets statiques, individuels, existant en permanence ou au moins sur de longues durées. A chaque particule individuelle était attribuée une masse qui était considérée comme attachée à la chose matérielle. La physique actuelle est très différente. L’individualité de la particule n’est plus admise. La masse est une propriété qui se déplace et saute d’un point à un autre, sans être fixée à un objet. L’objet lui-même n’est plus une image reconnue. En fait, la matière ne s’explique plus par la fixité mais, au contraire, par une dynamique extraordinairement agitée : celle du vide qui n’est plus synonyme d’absence. Le fondement du caractère apparemment conservatif de la structure globalement conservée qu’est la matière est l’agitation permanente du vide !

Cette vision a dû être profondément changée avec la physique quantique des champs selon laquelle le vide quantique est une apparition fugitive d’un nombre indéfini de particules qui n’existaient pas auparavant, le nombre total de particule n’étant pas un nombre fixe. L’énergie peut produire des particules. Les particules peuvent disparaître également. Enfin, la particule est « habillée », c’est-à-dire entourée d’un nuage de particules virtuelles d’interaction (photons, gluons, etc) pouvant se transformer en toutes les sortes de particules (et leurs antiparticules) ayant une durée de vie très courte, dites particules et antiparticules virtuelles. Le proton est entouré de gluons virtuels qui se polarisent en couples de quarks et antiquarks virtuels. L’électron est entouré d’un nuage de photons qui peuvent se matérialiser fugitivement en électrons et positons virtuels. Le nombre total de particules n’est donc pas une constante. Pas plus que le nombre de charges électriques.

La masse, elle aussi, est longtemps apparue comme additive. C’est ce que l’on constate à notre échelle. Par contre, à l’échelle de la matière atomique, il faut tenir compte des interactions qui ont, elles-mêmes, une masse. Dans l’atome, par exemple, il n’y a pas que le noyau et les électrons mais également l’énergie d’interaction qui les maintient ensemble. Il en va de même pour le noyau qui ne pourrait se maintenir stablement sans l’énergie qui maintient ensemble les nucléons. La masse ne s’avère d’ailleurs pas une propriété fixe d’une matière « solide », « compacte », « lourde ». C’est un phénomène. C’est une propriété et elle n’appartient pas en fixe à un objet individuel appelé la particule. La propriété peut migrer rapidement d’une particule virtuelle à une autre. Elle peut même disparaître dans un trou d’énergie négative ou par interaction avec l’antimatière.

Pas plus que la cellule, la particule matérielle n’est un objet stable dont il s’agirait seulement de concevoir les relations avec un environnement indépendant d’elle. Loin d’être une « chose » fixe, prédéfinie, stable, la particule de matière est une structure capable de sauter d’un état à un autre et d’une particule fugitive à une autre. Sa forme seule est durable, parce qu’elle est issue des interactions avec les particules voisines et, surtout, avec les particules et antiparticules fugitives du vide. Ce sont ces interactions qui la rendent pérenne ou la font disparaître et apparaître plus loin (saut quantique). Sans ces interactions, la structure « matière » se désintégrerait en un temps très bref. La particule matérielle a une existence qui dépend de son environnement, des autres particules (particules d’interaction et particules fugitives du vide). Car le vide n’est pas passif. Il est plein de fluctuations d’énergie qui agissent sur la particule. Le vide se structure pour l’entourer (nuage de polarisation du vide). La particule ne peut être comprise indépendamment de la zone de vide qui l’entoure, car c’est avec elle que la particule échange sans cesse des messages et des particules virtuelles. Considérée indépendamment, isolément, la particule n’est que virtualité. Le vide, lui aussi, hors de la présence de la particule n’est que virtualité. Ce sont les relations qui donnent, momentanément, à la particule, comme aux particules virtuelles du vide, existence et réalité. La matière n’est ni stable, ni même durable, du fait de son seul contenu physique. Nous avons longtemps cru que la masse était une « chose » fixe, compacte, palpable. En fait, on pense aujourd’hui que la masse n’est pas plus figée dans les corps que la charge ou une autre propriété. La notion de chose a de nombreux défauts qui ne nous aident pas à décrire la matière et le principal est que la chose ne contient pas son propre contraire alors que toute structure issue des contradictions ne peut être conçue que comme une manière, provisoire, d’unir les contraires. La structure ne se maintient que par le mécanisme par lequel elle interagit avec son environnement. Telle est, à toutes les échelles, la dialectique de la transformation et de la conservation. La clef de sa préservation ne réside pas dans son corps physique. Sa structure découle de l’organisation des boucles de rétroaction, entre éléments de la structure comme entre l’intérieur et le monde extérieur. Toute interaction physique est une structuration, une espèce d’organigramme souple et dynamique, d’une série de boucles de rétroaction. On peut à juste titre parler de « vie sociale » des cellules ou des particules comme dans tout l’univers matériel. Car il s’agit d’une dynamique collective et non de propriétés fixes d’objets individuels.

Dans ce type de fonctionnement, ordre et désordre sont étroitement liés, inséparables. L’élément de l’ordre n’est pas une structure, élément appartenant à une hiérarchie fixe, préétablie au sens réductionniste. La superstructure n’est pas une construction qui additionne les parties élémentaires mais une structure émergente. Inversement, c’est l’appartenance à la superstructure (avec les lois que cela implique) qui donne son sens et même son existence à l’élément et non son seul contenu physique. Il n’y a pas plus de gène sans rétroaction des protéines qu’il n’y a d’Etat sans une société civile dont les interactions contradictoires lui donne son sens. C’est un renversement conceptuel qui remet en cause notre entendement ancien du mécanisme naturel. On a longtemps cherché la clef de la compréhension de la matière dans le contenu physique des structures matérielles et cela s’est révélé très instructif. On a interprété ainsi les propriétés des éléments chimiques par les dispositions des électrons dans la structure interne de l’atome. Les réactions chimiques entre plusieurs molécules ont été interprétées par les propriétés électriques des molécules et des atomes qui les composent (propriétés des couches électroniques externes des diverses sortes d’atomes). Les interactions matière/lumière ont été expliquées également par la structure de l’atome (sauts des électrons sur les couches atomiques).

La dynamique ne connaît pas d’arrêt et la structure est sans cesse détruite et reconstruite, toujours avec des matériaux nouveaux. Elle ne l’est pas selon un plan préétabli mais selon un mécanisme des interactions, plus ou moins durable et capable de sauts brutaux. Le contenu matériel de la structure – de la cellule, de l’espèce, de l’atome comme de la particule – n’est jamais physiquement le même. La cellule change sans cesse ses molécules mais la structure se conserve. Les molécules du vivant, elles-mêmes sont sans cesse détruites et reconstruites. La particule n’est jamais physiquement la même, la propriété de matérialité sautant, avec une particule d’interaction appelée boson de Higgs, d’une particule du vide à une autre. La ville ou la civilisation sont continuellement en évolution physique. Il s’agit là aussi de structures dynamiques qui ne ressemblent nullement à des objets fixes. La notion d’ « Homme » répond aux mêmes nécessités. Il n’y a pas seulement des attributs physiques du corps indispensables à l’humain. Il y a aussi des relations. L’humanité, elle-même, découle, à chaque transition vers un nouveau type d’homme, des interactions et pas seulement d’un attribut physique ou comportemental, aussi important soit-il (redressement de la taille, station debout, fin de la vie arboricole, libération de la main, pouce opposable aux autres doigts, accroissement de la taille du cerveau, acquisition du langage, fabrication des outils, vie sociale, etc…). Il ne nous suffit pas de naître avec certaines caractéristiques physiques pour être des hommes. Nous ne sommes des humains que du fait des interactions entre hommes, avec notre environnement physique et social et il nous faut sans cesse reconstruire cette humanité. L’homme est tout entier dans les interactions, notamment celles avec les autres hommes. C’est ce que démontre l’ouvrage d’Erving Goffman dans « Les rites d’interaction ». La mise en œuvre de nos potentialités est due à l’environnement humain. L’enfant sauvage, livré à lui-même, n’est pas humain. Si on dispose du langage et qu’on ne parle pas, on n’est pas capable de parler. C’est le fait de parler qui permet à cette potentialité de se réaliser. Il est bien sûr indispensable d’avoir des organes de la parole et les zones correspondantes du cerveau, mais ce n’est pas suffisant. Un enfant auquel on ne permet pas de voir après sa naissance n’aura pas la capacité de voir. Cela suppose que les capacités physiques ne sont pas des attributs fixes produits par des caractères physiques hérités génétiquement mais par une histoire qui se construit elle-même au fur et à mesure. Nous avons dit que l’homme est tout entier dans les interactions, ce que Jacques Monod exprime ainsi dans « Le hasard et la nécessité » : « Le jeu, par exemple chez les jeunes mammifères, est un élément important de développement psychique et d’insertion sociale. » La vie est inconcevable hors d’un environnement vivant. La cellule meurt sans le message de ses voisines. La matière, telle qu’elle existe à notre échelle, est inconcevable sans environnement de matière. Cet environnement est indispensable pour que la structure se reconstruise à chaque fois que la dynamique la fait disparaître. Aucune structure n’existe une fois pour toutes. L’existence sur une durée de la structure n’est pas concevable comme l’existence d’un objet fixe, mais comme un processus qui reproduit sans cesse cette structure.

La stabilité structurelle de la matière est le produit d’un processus irréversible. Le sens de l’histoire est déterminé par sa propre construction, au fur et à mesure des bifurcations. Sans ces différentes transformations, sans ces bifurcations, l’ordre serait cyclique et n’aurait pas d’histoire. Un monde fondé sur des rétroactions ne ressemble nullement à un ordre linéaire. Ainsi, la génétique n’est pas figée mais fondée sur des cascades d’interactions auto-organisées. La destruction et l’inhibition n’y sont pas définitives mais transitoires et rétroactives. Toute inhibition (ou destruction) fait face à un processus inverse (inhibition ou destruction de l’inhibiteur ou du destructeur). Les opposés ne s’éliminent pas durablement.

Ce type d’émergence, où la structure se construit et se déconstruit sans cesse, avec de multiples bifurcations historiques, est un paradigme qui a une importance globale. Obéissent au même type d’émergence l’espace, le temps, la matière, la vie, l’humanité, la structure sociale, la lutte des classes, l’Etat, etc … La matière n’existe que parce qu’il existe un certain niveau d’interaction au sein de l’environnement (le vide quantique), c’est-à-dire à un certain niveau d’énergie, de température. Avec le même matériau, vous pouvez avoir le vide, la planète ou l’étoile. Ce n’est pas les particules qui changent mais le niveau d’énergie des interactions.

La structure est sans cesse détruite et reconstruite par les interactions des particules (de masse, d’interaction ou du vide), des atomes, des molécules s’échangeant et s’agitant sans cesse. La matière est sujette à des transformations permanentes dues à des réactions entre éléments obéissant à des dynamiques opposées (matière et anti-matière, particules d’électricités opposées, etc). Il en résulte des cascades de rétroactions en boucle entre matière et lumière, entre lumière et vide, entre électricité positive et négative, entre expansion et gravitation qui produisent tous les équilibres et toutes les structures, de la particule à l’étoile et à la galaxie. Le mode de fonctionnement, révolutionnaire, de la matière, inerte comme vivante, de la physique, de la biologie, du cerveau et des sociétés humaines, fondé sur le combat permanent des contradictions internes menant à des transformations brutales, nécessite d’être pensé par une philosophie : la dialectique matérialiste du révolutionnaire Karl Marx. Le besoin d’une conception globale tirée des sciences, qui s’est fait sentir à toutes les époques, est à nouveau ressenti et exprimé par nombre d’auteurs. Il ne s’agit nullement d’une tentative de placer la science sous la coupe d’une quelconque idéologie. Chercher une philosophie des sciences, ce n’est pas chercher une abstraction qui se placerait au dessus du concret. Le mouvement réel sera toujours plus riche que toutes ses représentations générales et abstraites, parce que, contrairement à chacune de ces descriptions, il se produit, à la fois et en même temps, à toutes les échelles et n’en néglige aucune. Cela n’enlève rien à l’intérêt d’une telle philosophie.

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  • « Ne nous imaginons pas », commente Banesh Hoffmann dans L’étrange histoire des quanta, « que les scientifiques ont accepté ces nouvelles idées avec des cris de joie. Ils ont lutté contre elles et leur ont résisté autant qu’ils le pouvaient. Ils ont inventé toutes sortes de pièges et d’hypothèses alternatives afin de les réfuter. Mais les paradoxes flagrants étaient connus dès 1905 – et même avant – dans le cas de la lumière, et personne n’a eu le courage ni l’intelligence de les résoudre avant l’avènement de la nouvelle mécanique quantique. Si les nouvelles idées sont aussi difficiles à accepter, c’est parce que nous nous efforçons toujours instinctivement de les concevoir sur la base de notre vieille conception de la particule, et ce malgré le principe d’indétermination de Heisenberg. Nous sommes toujours réticents à visualiser un électron comme quelque chose qui, en mouvement, puisse n’avoir aucune position, et lorsqu’il a une position, puisse n’avoir ni mouvement ni repos. »

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