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La vague révolutionnaire

dimanche 11 octobre 2009, par Robert Paris

La vague révolutionnaire : dix années qui ébranlèrent le monde

La révolution russe de 1917 et la vague révolutionnaire en Europe

La vague révolutionnaire et les puissances impérialistes

Pourquoi la vague révolutionnaire a échoué

Vagues révolutionnaires internationales

La décennie entre 1914 et 1923 est l’une des plus intenses de l’histoire de l’humanité. Ce court laps de temps a vu une guerre terrible, la Première Guerre mondiale, qui mit fin à trente années de prospérité et de progrès ininterrompus de l’économie capitaliste et de la vie sociale dans son ensemble. Face à cette hécatombe, le prolétariat international se souleva avec, à sa tête, les ouvriers russes en 1917, et c’est vers 1923 que les échos de cette vague révolutionnaire commencèrent à s’éteindre, écrasés par la réaction bourgeoise. Ces dix années connurent la guerre mondiale qui ouvrait la période de décadence du capitalisme, la révolution en Russie et les tentatives révolutionnaires à l’échelle mondiale et, enfin, le début d’une barbare contre-révolution bourgeoise. Décadence du capitalisme, guerre mondiale, révolution et contre-révolution, furent des événements qui ont marqué la vie économique, sociale, culturelle, psychologique de l’humanité pendant presque un siècle et qui se concentrèrent intensivement en une seule décennie.

Il est vital pour les générations actuelles de connaître cette décennie, de la comprendre, de réfléchir sur ce qu’elle représente, d’en tirer les leçons qu’elle apporte. C’est vital à cause de l’immense méconnaissance de sa signification réelle qui a cours aujourd’hui, résultat du monceau de mensonges avec lesquels l’idéologie dominante a tenté de l’occulter ainsi que de l’attitude qu’elle favorise, délibérément ou inconsciemment, consistant à vivre attaché à l’immédiat et au moment présent, en oubliant le passé et les perspectives du futur 1.

Cette limitation à l’immédiat et au circonstanciel, ce "vivre le moment présent" sans réflexion ni compréhension de son enracinement, sans son inscription dans une perspective de futur, rendent difficile la connaissance du véritable visage de ces dix années incroyables dont l’étude critique nous apporterait de nombreux éclairages sur la situation actuelle.

Aujourd’hui, on connaît et réfléchit à peine sur le gigantesque choc que reçurent les contemporains quand éclata la Première Guerre mondiale et sur le saut qualitatif dans la barbarie qu’elle constitua 2. De nos jours, après avoir vécu presque un siècle de guerres impérialistes avec leur lot de terreur, de destruction et surtout de la pire barbarie idéologique et psychologique, tout cela parait être "la chose la plus normale au monde", comme si cette situation ne nous secouait ni ne nous indignait et révoltait. Mais ce n’était pas du tout l’attitude des contemporains de ces événements qui furent profondément ébranlés par une guerre dont la sauvagerie marqua un pas jamais franchi jusqu’alors.

On ignore plus encore que cette terrible boucherie s’acheva grâce à la rébellion généralisée du prolétariat international avec, à sa tête, ses frères de Russie. 3 A peine sait-on quelle énorme sympathie la révolution russe suscita parmi les exploités du monde entier. 4 Concernant les nombreux épisodes de solidarité avec les travailleurs russes et les nombreuses tentatives de suivre leur exemple et d’étendre la révolution au niveau international, on constate une lourde chape de silence et de désinformation. Les atrocités commises par divers gouvernements démocratiques et, en particulier, par le gouvernement allemand, dans le but d’écraser l’impulsion révolutionnaire des masses ne sont pas encore connues du grand public.

La principale et pire déformation concerne la révolution d’octobre 1917. Celle-ci est systématiquement présentée comme un phénomène russe, totalement isolé du contexte historique que nous venons d’évoquer et, en partant de ces prémisses, on donne libre cours aux pires mensonges et aux plus absurdes spéculations : ce fut l’œuvre - géniale selon les staliniens, diabolique selon ses détracteurs - de Lénine et des bolcheviks ; ce fut une révolution bourgeoise en réponse à l’arriération tsariste ; dans ce pays, la révolution socialiste était impossible et seul l’acharnement fanatique des bolcheviks la conduisit dans une voie qui ne pouvait aboutir que là où elle est arrivée.

A partir de cette prémisse, on est réduit à considérer la répercussion internationale de la révolution d’octobre 1917 comme un modèle qui pourrait s’exporter aux autres pays ; c’est la déformation la plus constante opérée par le stalinisme. Cette méthode du "modèle" est doublement erronée et pernicieuse. D’une part, la révolution russe est considérée comme un phénomène national et, d’autre part, elle est conçue comme une "expérience sociale" qui peut être activée à volonté par un groupe suffisamment motivé et expérimenté.

Ce procédé dénature scandaleusement la réalité de cette période historique. La révolution russe ne fut pas une expérience de laboratoire effectuée entre les quatre murs de son immense territoire. Elle fut une partie vivante et active d’un processus mondial de réponse prolétarienne provoqué par l’entrée en guerre du capitalisme et les terribles souffrances que celle-ci provoqua. Les bolcheviks n’avaient pas la moindre intention d’imposer un modèle fanatique dont le peuple russe aurait été le cobaye. Une résolution adoptée par le parti en avril 1917 affirme que : "Les conditions objectives de la révolution socialiste, qui existaient incontestablement dans les pays les plus avancés avant la guerre, ont encore mûri et continuent à mûrir avec une très grande rapidité comme conséquence de la guerre. La révolution russe est seulement la première étape de la première des révolutions qui éclateront comme conséquence de la guerre ; l’action commune des ouvriers des différents pays est la seule voie qui garantisse le développement le plus régulier et le succès le plus certain de la révolution socialiste mondiale."5

Il est important de comprendre que l’historiographie bourgeoise sous-estime - quand elle ne la déforme pas complètement - la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Et le stalinisme participe également à cette déformation. Par exemple, lors de la réunion élargie du Comité Exécutif de l’IC en 1925, c’est-à-dire au début de la stalinisation, la révolution allemande fut qualifiée de "révolution bourgeoise", en jetant à la poubelle tout ce que les bolcheviks avaient défendu entre 1917 et 1923.6

Cette "opinion" que diffusent aujourd’hui massivement tant les historiens que les hommes politiques au sujet de cette époque n’était pas le moins du monde partagée par leurs collègues d’alors. Lloyd George, politicien britannique, disait en 1919 : "L’Europe tout entière déborde d’esprit révolutionnaire. Il existe un profond sentiment non seulement de mécontentement, mais aussi de colère et de révolte des travailleurs contre leurs conditions de vie d’après la guerre. L’ensemble de l’ordre social existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est remis en question par les masses populaires d’un bout à l’autre de l’Europe." 7

On ne peut comprendre la révolution russe qu’en tant que partie d’une tentative révolutionnaire mondiale de l’ensemble du prolétariat international, mais cela exige, en même temps, de prendre en considération l’époque historique où elle se produisit : celle où éclata la Première Guerre mondiale, et comprendre la signification profonde de celle-ci, c’est-à-dire celle de l’entrée du capitalisme dans son déclin historique, sa phase de décadence. Sinon, les bases d’une réelle compréhension s’écroulent et tout perd son sens. Dès lors, la guerre mondiale et tous les événements qui lui ont succédé perdent toute signification puisqu’ils apparaissent soit comme des exceptions sans répercussions ultérieures, soit comme le résultat d’une conjoncture malheureuse qui serait aujourd’hui dépassée, de sorte que les événements actuels n’auraient aucun rapport avec ce qui se passa alors.

Nos articles ont amplement polémiqué contre ces conceptions. Ils se sont positionnés du point de vue historique et mondial, ce qui est le propre du marxisme. Nous pensons ainsi pouvoir apporter une explication cohérente de cette époque historique, une explication permettant d’orienter et d’être matière à réflexion afin de comprendre l’époque actuelle et de contribuer à libérer l’humanité du joug du capitalisme. Sans cela, la situation d’alors et celle de maintenant sont privées de sens et de perspective et l’activité de tous ceux qui veulent contribuer à une révolution mondiale se condamne à l’empirisme le plus absolu et à s’exténuer à donner des coups à l’aveuglette.

Cette rubrique thématique se propose d’apporter, en continuité avec les nombreuses contributions que nous avons déjà faites, un essai de reconstitution de cette époque selon les témoignages et les récits des protagonistes eux-mêmes. 8

Nous avons consacré de nombreuses pages à la révolution en Russie et en Allemagne 9. De ce fait, nous publierons des travaux sur des expériences moins connues en divers pays avec, pour objectif, de donner une perspective mondiale. Quand on se penche un peu sur cette époque, on est étonné par le nombre de luttes qui l’ont traversée, par l’ampleur de l’écho de la révolution de 1917 10. Nous considérons le cadre de cette série d’articles comme ouvert et donc comme une invitation au débat et aux apports des camarades et des groupes révolutionnaires.

La révolution hongroise de 1919
L’exemple de la Russie 1917 inspire les ouvriers hongrois (I)

La tentative révolutionnaire du prolétariat hongrois eut une forte motivation internationale. Elle fut le fruit de deux facteurs : la situation insoutenable provoquée par la guerre et l’exemple de la révolution d’octobre 1917.

Comme nous l’avons dit dans l’introduction de cette rubrique, la Première Guerre mondiale fut une explosion de barbarie. Par certains côtés, la "paix" fut encore pire, une paix signée dans la précipitation par les grandes puissances capitalistes en novembre 1918 quand éclata la révolution en Allemagne 11. Elle n’apporta pas le moindre soulagement aux souffrances des masses, ni une diminution du chaos et de la désorganisation de la vie sociale que la guerre avait provoqués. L’hiver 1918 et le printemps 1919 furent un cauchemar : famine, paralysie des transports, conflits démentiels entre politiciens, occupation des pays vaincus par l’armée, guerre contre la Russie soviétique, désordre extrême à tous les niveaux de la vie sociale, survenue et propagation fulgurante d’une épidémie, nommée grippe espagnole, qui causa autant de morts, sinon plus, que la guerre… Aux yeux de la population, la "paix" fut encore pire que la guerre.

L’appareil économique avait été exploité jusqu’à son extrême limite, ce qui généra un phénomène insolite de sous-production comme le souligne Béla Szantò 12 pour la Hongrie : "Comme conséquence de l’effort de production des industries de guerre, stimulé par la recherche de superprofits, les moyens de production se retrouvèrent complètement épuisés et les machines hors d’état. Leur reconversion aurait exigé d’énormes investissements, alors qu’il n’y avait pas la moindre possibilité d’amortissement. Il n’y avait pas de matières premières. Les usines étaient arrêtées. Suite à la démobilisation mais aussi à la fermeture des usines, il y avait un chômage énorme." 13

Le Times de Londres affirmait (19-07-19) : "L’esprit du désordre règne sur le monde entier, de l’Amérique occidentale à la Chine, de la Mer noire à la Baltique ; aucune société, aucune civilisation, aussi solide soit-elle, aucune constitution aussi démocratique soit-elle, ne peut échapper à cette influence maligne. Partout apparaissent les indices de l’effondrement des liens sociaux les plus élémentaires, provoqué par cette tension prolongée." 14 Dans ce contexte, l’exemple russe suscita une vague d’enthousiasme et d’espoir au sein de tout le prolétariat mondial. Les ouvriers possédaient un antidote contre le virus mortel du capitalisme submergé par le chaos : la lutte révolutionnaire mondiale prenant exemple sur Octobre 1917.

La République démocratique d’octobre 1918

La Hongrie, qui appartenait encore à l’Empire austro-hongrois et figurait parmi les perdants de la guerre, souffrait au plus haut point de cette situation, mais le prolétariat - fortement concentré à Budapest qui comptait le septième de la population du pays et presque 80% de son industrie - se révéla fortement combatif.

Une période d’apathie avait fait suite aux mutineries de 1915, écrasées avec l’aide scandaleuse du parti social-démocrate avec, toutefois, de timides mouvements en 1916 et 1917. Mais en janvier 1918, l’agitation sociale mena à ce qui fut probablement la première grève de masse internationale de toute l’histoire, qui s’étendit à de nombreux pays d’Europe centrale depuis l’épicentre de Vienne et Budapest. Elle débuta le 14 janvier à Budapest ; le 16, elle gagna la Basse-Autriche et la Styrie, le 17 Vienne et le 23 les grandes usines d’armement de Berlin, avec de nombreux échos en Slovénie, Tchécoslovaquie, Pologne et Croatie 15. La lutte se concentra autour de trois objectifs : contre la guerre, contre la pénurie, et en solidarité avec la révolution russe. Deux slogans furent mis en avant en de nombreuses langues : "A bas la guerre" et "Vive le prolétariat russe".

A Budapest, la grève éclata en dehors du contrôle des dirigeants sociaux-démocrates et des syndicats, et dans de nombreuses usines enthousiasmées par l’exemple russe, on vota des résolutions en faveur des conseils ouvriers… sans réussir à les constituer effectivement. Le mouvement ne se donna aucune organisation, ce dont les syndicats profitèrent pour en prendre la tête et imposer des revendications sans rapport avec les préoccupations des masses, en particulier en faveur du suffrage universel. Le gouvernement tenta d’écraser la grève en faisant une exhibition de troupes armées de canons et de mitrailleuses. Le peu de succès de cette démonstration et les doutes croissants des soldats qui ne voulaient pas combattre au Front et encore moins contre les ouvriers, dissuada le gouvernement qui, en 24 heures, changea d’attitude et "céda" à la revendication - qui était seulement celle des syndicats et des sociaux-démocrates - du suffrage universel.

Forts de cela, les syndicats se rendirent dans les usines pour maîtriser la grève. Ils furent froidement accueillis. Cependant, la fatigue, le manque de nouvelles d’Autriche et d’Allemagne et la reprise progressive du travail dans les secteurs les plus vulnérables finirent par plomber le moral des travailleurs des grandes entreprises métallurgiques qui décidèrent finalement de reprendre le travail.

Renforcée par ce triomphe, la social-démocratie "mena une campagne de représailles contre tous ceux qui s’efforçaient de réveiller la lutte de classe révolutionnaire parmi les masses. Dans Népszava -organe central du parti- parurent des articles diffamatoires et même de délation qui donnèrent une abondante matière aux persécutions politiques menées par le gouvernement réactionnaire de Wkerle-Vaszonyi" 16.

L’agitation se poursuivit malgré la répression. En mai, les soldats du régiment d’Ojvideck se mutinèrent contre leur envoi au Front. Ils se rendirent maîtres du central téléphonique et de la gare ferroviaire. Les ouvriers de la ville les soutinrent. Le gouvernement envoya deux régiments spéciaux qui bombardèrent sauvagement la cité pendant trois jours avant de s’en emparer. La répression fut sans pitié : un soldat sur dix – participant ou non à la mutinerie - fut fusillé, des milliers de personnes furent emprisonnées.

En juin, les gendarmes tirèrent sur les ouvriers grévistes d’une usine métallurgique de la capitale, faisant de nombreux morts et blessés. Les ouvriers se rendirent rapidement aux usines voisines qui cessèrent immédiatement la production et sortirent dans la rue. Tout Budapest fut paralysée en quelques heures. Le jour suivant, la grève s’étendit au pays tout entier. Des assemblées improvisées, dans une ambiance révolutionnaire, décidaient des mesures à prendre. Le gouvernement arrêta les délégués, envoya au Front les ouvriers les plus impliqués, les tramways furent remis en circulation par des briseurs de grève escortés chacun par quatre soldats baïonnette au clair. Après huit jours de lutte, la grève se termina par une défaite.

Cependant, une prise de conscience se développait dans la classe : "Peu à peu, parmi de nombreux cercles ouvriers, émergeait la conviction que la politique du parti social-démocrate et le comportement des dirigeants du parti ne permettaient pas de soutenir, d’assumer une orientation révolutionnaire (...). Les forces révolutionnaires avaient commencé à trouver leur cohésion, les ouvriers des grandes usines établirent des contacts directs entre eux. Les réunions et les délibérations secrètes se tenaient de façon quasi-permanente et les contours d’une politique prolétarienne indépendante commencèrent à se dessiner." 17 Ces cercles ouvriers commençaient à être connus en tant que Groupe Révolutionnaire.

Les mutineries de soldats étaient de plus en plus fréquentes malgré la répression. Les grèves devenaient quotidiennes. Le gouvernement – incapable de mener une guerre perdue, avec une armée de plus en plus en débandade, désorganisée, une économie paralysée et une pénurie totale en approvisionnements - s’effondrait. Pour éviter une si dangereuse carence de pouvoir, le Parti social-démocrate, montrant une fois encore de quel côté il se rangeait, décida de rassembler les partis bourgeois dans un Conseil national.

Le 28 octobre, le Conseil des Soldats se coordonna avec le Groupe Révolutionnaire ; les deux convoquèrent une grande manifestation à Budapest dont le but était de se rendre à la Citadelle pour remettre une lettre au délégué royal. Il y avait là un énorme cordon de soldats et de policiers. Les premiers se rangèrent pour laisser le passage à la foule mais la police fit feu, tuant de nombreuses personnes. "L’indignation de la population à l’égard de la police fut indescriptible. Le jour suivant les ouvriers de l’usine d’armement forcèrent les dépôts et s’armèrent." 18

Le gouvernement tenta d’envoyer hors de Budapest les bataillons militaires qui avaient été à l’avant-garde du Conseil des Soldats, ce qui provoqua l’indignation générale : des milliers de travailleurs et de soldats se rassemblèrent dans la rue Rakóczi - la principale artère de la ville - afin d’empêcher leur sortie. Une compagnie de soldats ayant reçu l’ordre de départ refusa et s’unit à la foule au niveau de l’Hôtel Astoria. Vers minuit, les deux centraux téléphoniques furent pris.

Au matin et pendant la journée suivante, des bâtiments publics, des casernes, la gare centrale, les magasins d’alimentation furent occupés par des bataillons de soldats et d’ouvriers en armes. Des manifestations massives se rendirent aux prisons et libérèrent les prisonniers politiques. Les syndicats, se présentant comme les porte-parole du mouvement, réclamèrent le pouvoir pour le Conseil national. Le 31 octobre, en milieu de matinée, le comte Hadik - chef du gouvernement - remit le pouvoir à un autre comte, Károlyi, chef du parti de l’Indépendance et président du Conseil national.

Celui-ci se retrouvait avec la totalité du pouvoir sans avoir bougé le petit doigt. Ce pouvoir ne lui appartenait pas puisque résultant de l’impulsion encore inorganisée et inconsciente des masses ouvrières. C’est pourquoi le gouvernement rejeta toute légitimation révolutionnaire et alla chercher une légitimité auprès de la monarchie hongroise qui faisait partie du fantomatique "Empire austro-hongrois". En l’absence du roi, les membres du Conseil national, avec à leur tête les sociaux-démocrates, allèrent trouver le plénipotentiaire de l’empereur, l’archiduc Joseph, qui autorisa le nouveau gouvernement.

La nouvelle indigna de nombreux travailleurs. Un rassemblement fut organisé au Tisza Calman-Tér. Malgré une pluie torrentielle, une foule imposante se réunit et décida de se rendre au siège du parti social-démocrate pour exiger la proclamation de la République.

La revendication de la République avait été au cours du XIXe siècle un mot d’ordre du mouvement ouvrier qui considérait que cette forme de gouvernement était plus ouverte et favorable à ses intérêts que la monarchie constitutionnelle. Cependant, face à cette nouvelle situation où il n’y avait pas d’autre alternative que pouvoir bourgeois ou pouvoir prolétarien, la République se présentait comme l’ultime recours du Capital. De fait, la République est née avec la bénédiction de la monarchie et du haut clergé, dont le chef - le prince archevêque de Hongrie, reçut la visite du Conseil national à son grand complet. Le social-démocrate Kunfi prononça un discours célèbre : "Il m’échoit l’obligation accablante de dire, moi, social-démocrate convaincu, que nous ne voulons pas agir selon les méthodes de la haine de classe ni de la lutte de classe. Et nous lançons un appel pour que tous, éliminant les intérêts de classe, et laissant de côté les points de vue partisans, nous aident dans les lourdes tâches qui nous incombent." (cité par Szantò, page 35). Toute la Hongrie bourgeoise s’était regroupée autour de son nouveau sauveur, le Conseil national dont le moteur était le parti social-démocrate. Le 16 novembre, la nouvelle république fut solennellement proclamée.

La constitution du Parti communiste

La classe ouvrière ne peut mener à bien sa tentative révolutionnaire si elle ne crée pas en son sein l’outil vital qu’est le Parti communiste. Mais il ne suffit pas que celui-ci ait des positions programmatiques internationalistes, il doit aussi les faire vivre à travers des propositions concrètes au prolétariat, dans sa capacité d’analyse consciencieuse et avec une large vision des événements et des orientations à suivre. Pour ce faire, il est décisif que le parti soit international et non pas une simple somme de partis nationaux afin de pouvoir combattre le poids asphyxiant et déroutant de l’immédiat et du local, des particularismes nationaux, mais aussi pour impulser la solidarité, le débat commun et une vision globale ouvrant des perspectives.

Le drame des tentatives révolutionnaires en Allemagne et en Hongrie fut l’absence de l’Internationale. Celle-ci se constitua trop tard, en mars 1919, alors que l’insurrection de Berlin avait été écrasée et que la tentative révolutionnaire hongroise avait déjà commencé. 19

Le Parti communiste hongrois souffrit très cruellement de cette difficulté. L’un de ses fondateurs fut le Groupe Révolutionnaire qui était formé de délégués et d’éléments actifs des ouvriers des grandes usines de Budapest 20. Il fut rejoint par des éléments venant de Russie - en novembre 1918 - qui avaient fondé le Groupe Communiste, menés par Béla Kun, par l’Union Socialiste Révolutionnaire de tendance anarchiste et par les membres de l’Opposition Socialiste, noyau formé à l’intérieur du Parti social-démocrate hongrois depuis l’éclatement de la Première Guerre mondiale.

Avant l’arrivée de Béla Kun et de ses camarades, les membres du GR avaient considéré la possibilité de former un Parti communiste. Le débat sur cette question mena à une impasse car il y avait deux tendances qui ne parvenaient pas à se mettre d’accord : d’un côté les partisans d’une Fraction internationaliste à l’intérieur du Parti social-démocrate et, de l’autre, ceux qui considéraient que la formation d’un nouveau parti était urgente. La décision fut finalement prise de constituer une Union qui prit le nom de Ervin Szabo 21, laquelle décida de poursuivre la discussion. L’arrivée des militants venant de Russie changea radicalement la situation. Le prestige de la Révolution russe et la force de persuasion de Béla Kun firent pencher vers la formation immédiate du Parti communiste, qui fut fondé le 24 novembre. Le document programmatique adopté comportait des points très valables 22 :

 "alors que le Parti Social-démocrate visait à mettre la classe ouvrière au service de la reconstruction du capitalisme, le nouveau parti a pour tâche de montrer aux travailleurs comment le capitalisme a déjà subi une secousse mortelle et est parvenu à un stade de développement, sur le plan moral mais aussi économique, qui le met au bord de la ruine"

 "grève de masse et insurrection armée : ce sont les moyens souhaités par les communistes pour prendre le pouvoir. Ils n’aspirent pas à une république bourgeoise (...) mais à la dictature du prolétariat organisé en conseils"

 les moyens qu’il se donnait : "maintenir vivante la conscience du prolétariat hongrois, l’écarter de son ancienne liaison avec la classe dominante hongroise malhonnête, ignorante et corrompue (...) réveiller en lui le sentiment de la solidarité internationale, auparavant systématiquement étouffé", lier le prolétariat hongrois à "la dictature russe des conseils et potentiellement avec n’importe quel autre pays où pourrait éclater une révolution semblable".

Un journal fut fondé - Voro Ujsàg ("La Gazette Rouge")- et le parti se lança dans une agitation fébrile, qui d’ailleurs était nécessaire étant donné le caractère décisif du moment que l’on vivait alors 23. Cependant cette agitation ne fut pas étayée par un débat programmatique en profondeur, par une analyse collective méthodique des événements. Le Parti était en réalité trop jeune et inexpérimenté ; de plus, il avait peu de cohésion. Tout ceci l’amena, comme nous le verrons dans le prochain article, à commettre de graves erreurs.

Syndicats ou Conseils ouvriers ?

Pendant l’époque historique 1914-23, une question très complexe se posait au prolétariat. Les syndicats s’étaient comportés comme des sergents recruteurs du capital pendant la guerre impérialiste et le surgissement des ripostes ouvrières se fit en dehors de leur initiative. Mais par ailleurs, les temps héroïques où les luttes ouvrières avaient été organisées à travers les syndicats, étaient très proches ; ceux-ci avaient coûté beaucoup d’efforts économiques, beaucoup d’heures de réunions collectives, subi beaucoup de répression. Les ouvriers les considéraient encore comme appropriés et espéraient pouvoir les récupérer.

Simultanément, il y avait un immense enthousiasme pour l’exemple russe des conseils ouvriers qui avaient pris le pouvoir en 1917. En Hongrie, en Autriche et en Allemagne, les luttes tendaient à la formation de conseils ouvriers. Mais alors qu’en Russie, les ouvriers accumulèrent une grande expérience sur ce qu’ils étaient, sur leur fonctionnement, quelles étaient leurs faiblesses, sur la façon dont la classe ennemie tentait de les saboter, aussi bien en Autriche qu’en Hongrie cette expérience était très limitée.

Cet ensemble de facteurs historiques produisit une situation hybride qui fut habilement mise à profit par le Parti social-démocrate et les syndicats pour constituer, le 2 novembre, le Conseil ouvrier de Budapest constitué d’un étrange mélange de chefs syndicaux, de leaders sociaux-démocrates et de délégués élus dans quelques grandes usines. Les jours suivants se multiplièrent toutes sortes de "conseils" qui n’étaient que des organisations syndicales et corporatistes qui s’étaient parées de l’étiquette à la mode : Conseil des policiers (fondé le 2 novembre et complètement contrôlés par la social-démocratie), Conseil des fonctionnaires, Conseil des étudiants. Il y eut même un Conseil des prêtres le 8 novembre ! Cette prolifération de conseils avait pour but de court-circuiter leur formation par les ouvriers.

L’économie était paralysée. L’État n’avait aucune ressource et comme tout le monde lui demandait une aide, sa seule réponse fut d’imprimer du papier monnaie pour des subventions, le versement des salaires des employés d’État, et les dépenses courantes... En décembre 1918, le ministre des finances réunit les syndicats pour leur demander de mettre fin aux revendications de salaires, de coopérer avec le gouvernement pour relancer l’économie et prendre au besoin les rênes de la gestion des entreprises. Les syndicats se montrèrent très réceptifs.

Mais cela provoqua l’indignation des travailleurs. Il y eut à nouveau des assemblées massives. Le Parti communiste récemment constitué prit la tête de la contestation. Il avait décidé de participer dans les syndicats et il obtint rapidement la majorité dans plusieurs organisations des grandes usines. La création de conseils ouvriers était à leur programme, mais ils étaient considérés comme compatibles avec les syndicats 24. Cette situation produisait un continuel va et vient. Le Conseil ouvrier de Budapest, créé préventivement par les sociaux-démocrates, était devenu un organe sans vie. A ce moment, des efforts d’organisation et de prise de conscience avaient lieu sur le terrain de plus en plus inutilisable des syndicats comme par exemple l’assemblée massive du Syndicat de la métallurgie en réponse aux plans du ministre qui adopta, après deux jours de débats, des positions très profondes : "Du point de vue de la classe ouvrière, le contrôle de l’état sur la production ne peut avoir aucun effet, étant donné que la République populaire n’est qu’une forme modifiée de la domination capitaliste, où l’État continue à être ce qu’il était auparavant : l’organe collectif de la classe qui détient la propriété des moyens de production et opprime la classe ouvrière." 25

La radicalisation des luttes ouvrières

La désorganisation et la paralysie de l’économie plongeaient les ouvriers et la majeure partie de la population au bord de la famine. Dans de telles conditions, l’Assemblée décida que "dans toutes les grandes entreprises doivent s’organiser des Conseils de Contrôle d’Usine qui, en tant qu’organes du pouvoir ouvrier, contrôlent la production des usines, l’approvisionnement en matières premières et également le fonctionnement et la bonne marche des affaires" (idem). Toutefois, ils ne se considéraient pas comme des organisations paritaires de coopération avec l’État, ni comme des organes "d’autogestion", mais comme des leviers et des compléments de la lutte pour le pouvoir politique : "le contrôle ouvrier est uniquement une phase de transition vers le système de gestion ouvrière pour laquelle la prise au préalable du pouvoir politique est une condition nécessaire (...) En prenant tout cela en considération, l’assemblée des délégués et des membres de l’organisation condamne toute suspension, même provisoire, de la lutte de classe, toute adhésion aux principes constitutionnels, et considère que la tâche immédiate est l’organisation des Conseils Ouvriers, Soldats et Paysans en tant qu’agents de la dictature du prolétariat." (Idem)

Le 17 décembre, le Conseil ouvrier de Szeged - deuxième ville du pays - décida de dissoudre la municipalité et de "prendre le pouvoir". Ce fut un acte isolé qui exprimait la tension devant la détérioration de la situation. Le gouvernement réagit avec prudence et entama des négociations qui aboutirent au rétablissement de la municipalité avec une "majorité social-démocrate". A Noël 1918, les ouvriers d’une usine de Budapest réclamèrent une augmentation de salaire. En deux jours tout Budapest reprenait cette revendication qui commença à s’étendre à la province. Les industriels n’eurent d’autre choix que de céder. 26

Début janvier, les mineurs de Salgótarján formèrent un Conseil ouvrier qui décida la prise de pouvoir et l’organisation d’une milice. Le gouvernement central prit peur et envoya aussitôt des troupes d’élite qui occupèrent le district et firent 18 morts et 30 blessés. Deux jours plus tard, les ouvriers de la région de Satoralja–Llihely prenaient la même décision et reçurent la même réponse du gouvernement qui provoqua un nouveau bain de sang. A Kiskunfélegyháza, les femmes organisèrent une manifestation contre la pénurie de nourriture et les prix trop élevés, la police tira sur la foule tuant dix personnes et en blessant trente. Le surlendemain, ce fut le tour des ouvriers de Poszony dont le Conseil ouvrier proclama la dictature du prolétariat. Le gouvernement, manquant de forces, demanda au gouvernement tchèque d’occuper militairement la ville qui était dans une zone frontalière. 27

Le problème paysan s’aiguisait. Les soldats démobilisés rentraient dans leurs villages et répandaient l’agitation. Des réunions se tenaient qui réclamaient le partage des terres. Le Conseil ouvrier de Budapest 28 manifesta une grande solidarité qui déboucha sur la proposition de tenir une réunion "afin d’imposer au gouvernement une solution au problème agraire". La première réunion ne parvint à aucun accord et il fallut en tenir une seconde qui se termina par l’acceptation de la proposition social-démocrate qui prévoyait la formation "d’exploitations agricoles individuelles avec indemnisation des anciens propriétaires." Cette mesure calma momentanément la situation, durant à peine quelques semaines, comme nous le verrons dans le prochain article. De fait, en Arad - près de la Roumanie - les paysans occupèrent les terres fin janvier et le Gouvernement dut les arrêter avec d’importants dispositifs de troupes qui provoquèrent une énième tuerie.

Février 1919 : l’offensive répressive contre les communistes

En février l’Union des Journalistes se constitua en Conseil et demanda la censure de tous les articles hostiles à la Révolution. Les assemblées de typographes et d’autres secteurs rattachés se multipliaient et apportaient leur soutien à cette mesure. Les travailleurs de la métallurgie participèrent à cette activité qui déboucha sur la prise de contrôle de la plupart des journaux par les ouvriers. A partir de ce moment-là, la publication des nouvelles et des articles était soumise à la décision collective des ouvriers.

Budapest s’était transformée en une gigantesque école de débat 29. Chaque jour, à toute heure, se déroulaient des discussions sur les thèmes les plus divers. Partout on occupait des locaux. Seuls les généraux et les grands patrons étaient privés du droit de réunion puisqu’à chacune de leur tentative, ils étaient dispersés par des groupes d’ouvriers de la métallurgie et de soldats qui finirent par s’emparer de leurs luxueux locaux.

Parallèlement au développement des conseils ouvriers et face au problème posé par le chaos et la désorganisation de la production, un second type d’organisation se développa dans les entreprises, les conseils d’usine, qui assuraient le contrôle de l’approvisionnement et la production de biens et services essentiels afin d’éviter la pénurie des biens les plus élémentaires. Fin janvier, le Conseil ouvrier de Budapest prit une audacieuse initiative centralisatrice : prendre le contrôle de la production de gaz, des usines d’armement, des principaux chantiers de construction, du journal Deli Hirlap et de l’hôtel Hungaria.

Cette décision était un défi au gouvernement à laquelle répondit le socialiste Garami en proposant un projet de loi qui réduisait les conseils d’usine à de simples collaborateurs des patrons à qui on réattribuait l’entière responsabilité de la production, l’organisation de l’entreprise, etc. Les assemblées massives de protestation contre cette mesure se multiplièrent. Au Conseil ouvrier de Budapest la discussion fut très vive. Le 20 février, lors de la troisième session concernant ce projet de loi, les sociaux-démocrates firent un spectaculaire coup d’éclat, leurs délégués interrompirent la séance avec une nouvelle sensationnelle : "Les communistes ont lancé une attaque contre le Népszava. La rédaction a été prise d’assaut avec des rafales de mitrailleuses ! Plusieurs rédacteurs ont déjà péri ! La rue est jonchée de cadavres et de blessés !" 30

Cela permit de faire adopter à une courte majorité la disposition contre les conseils d’usine mais ouvrit aussi la porte à une étape cruciale : la tentative d’écraser par la force le Parti communiste.

La prise d’assaut du Népszava se révéla rapidement avoir été une provocation montée par le Parti social-démocrate. Cette opération menée à un moment particulièrement délicat – les conseils ouvriers se multipliant partout dans le pays et de plus en plus remontés contre le gouvernement - venait couronner une campagne, menée par le Parti social-démocrate, contre le Parti communiste et qui était organisée depuis des mois.

Déjà, en décembre 1918, le gouvernement, sur proposition du Parti social-démocrate, avait interdit l’utilisation de tous les types de papier d’imprimerie dans le but d’empêcher l’édition et la diffusion de Vörös Ujsàg. En février 1919, le gouvernement eut recours à la force : "Un matin, un détachement de 160 policiers armés de grenades et de mitrailleuses, encercle le Secrétariat. Prétextant un contrôle, les policiers envahissent le local, dévastent le mobilier et l’équipement et emportent tout en remplissant huit grandes voitures." 31

Szanto signale que "l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg par la contre-révolution blanche en Allemagne fut considéré par les contre-révolutionnaires hongrois comme le signal de la lutte contre le bolchevisme". (page 51). Un journaliste bourgeois très influent, Ladislas Fényes, lança une campagne insistante contre les communistes. Il disait qu’"il fallait les écarter les armes à la main".

Le Parti social-démocrate répétait avec insistance que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg "avaient payé de leur vie pour avoir défié l’unité du mouvement ouvrier". Alexandre Garbai - qui sera ultérieurement président des conseils ouvriers hongrois, déclara que "les communistes doivent être placés devant les canons des fusils car nul ne peut diviser le parti social-démocrate sans le payer de sa vie" 32. L’unité ouvrière, qui est le bien fondamental du prolétariat, était utilisée frauduleusement pour appuyer et amplifier l’offensive de la bourgeoisie. 33

La question de "l’unité ouvrière menacée" fut portée devant le Conseil ouvrier par le Parti social-démocrate. Les conseils ouvriers qui commençaient tout juste à fonctionner se virent confrontés à une question épineuse qui finit par les paralyser : à plusieurs reprises les sociaux-démocrates présentèrent des motions demandant l’exclusion des communistes des réunions pour "avoir brisé l’unité ouvrière". Ils ne faisaient que reproduire la féroce campagne de leurs acolytes allemands qui, depuis novembre 1918, avaient fait de l’unité leur principal point d’appui pour écarter les Spartakistes, favorisant une atmosphère de pogrom contre eux.

L’assaut contre le Népszava se situe dans ce contexte. Sept policiers y trouvent la mort. Au cours de cette même nuit du 20 février il y a une vague d’arrestations de militants communistes. Les policiers, révoltés par la mort de leurs sept collègues, torturent les prisonniers. Le 21 février, le Népszava diffuse une déclaration qui traite les communistes de "contre-révolutionnaires mercenaires à la solde des capitalistes" et appelle à la grève générale en protestation. Une manifestation devant le Parlement est proposée l’après-midi même.

La manifestation est gigantesque. Beaucoup de travailleurs, indignés par l’assaut attribué aux communistes, s’y rendent mais surtout le Parti social-démocrate mobilise des fonctionnaires, des petits bourgeois, des officiers de l’armée, des commerçants, etc. qui réclament la sévérité de la justice bourgeoise contre les communistes.

Le 22 février, la presse rend compte des tortures infligées aux prisonniers. Le Népszava défend les policiers : "Nous comprenons la rancœur de la police et compatissons vivement à sa douleur pour les collègues tombés en défendant la presse ouvrière. Nous pouvons nous féliciter que les policiers aient donné leur adhésion à notre parti, qu’ils se soient organisés et qu’ils aient des sentiments de solidarité envers le prolétariat" 34.

Ces paroles répugnantes sont l’alpha et l’oméga d’une offensive en règle en deux étapes, dirigée par le Parti social-démocrate contre le prolétariat : d’abord, écraser les communistes en tant qu’avant-garde révolutionnaire et ensuite défaire la masse prolétarienne, de plus en plus radicale.

Le 22 même, la motion d’expulsion des communistes du Conseil ouvrier est approuvée. Les communistes sont-ils complètement décapités ? En apparence, la contre-révolution est en train de triompher.

Dans le prochain article, nous verrons comment cette offensive sera défaite par une riposte vigoureuse du prolétariat.

C Mir 3-3-09

1. Un historien qui, sous plusieurs aspects, est raisonnablement sérieux et pénétrant, Eric Hobsbawm, reconnaît dans son Histoire du 20e siècle que "la destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures, est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXe siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent." (L’Âge des extrêmes, Éditions Complexe, 2003, p. 21)

2. On trouve un témoignage de la façon dont la guerre mondiale a bouleversé ses contemporains dans l’article de Sigmund Freud publié en 1915 et intitulé "Considérations actuelles sur la guerre et la mort" dans lequel il signale ce qui suit : "Entraînés dans le tourbillon de ce temps de guerre, insuffisamment renseignés, sans un recul suffisant pour porter un jugement sur les grands changements qui se sont déjà accomplis ou sont en voie de s’accomplir, sans échappée sur l’avenir qui se prépare, nous sommes incapables de comprendre la signification exacte des impressions qui nous assaillent, de nous rendre compte de la valeur des jugements que nous formulons. Il nous semble que jamais un événement n’a détruit autant de patrimoine précieux, commun à l’humanité, n’a porté un tel trouble dans les intelligences les plus claires, n’a aussi profondément abaissé ce qui était élevé. La science elle-même a perdu sa sereine impartialité ; ses serviteurs, exaspérés au plus haut degré, lui empruntent des armes, afin de pouvoir contribuer, à leur tour, à terrasser l’ennemi. L’anthropologiste cherche à prouver que l’adversaire appartient à une race inférieure et dégénérée ; le psychiatre diagnostique chez lui des troubles intellectuels et psychiques."

3. Les manuels d’histoire font une étude militaire de l’évolution de la guerre et, lorsqu’ils arrivent à 1917 et 1918, ils intercalent soudainement, comme s’il s’agissait d’événements advenus sur une autre planète, la révolution russe et le mouvement insurrectionnel en Allemagne de 1918. On peut se reporter, pour prendre un exemple, à l’article sur la Première Guerre mondiale de Wikipedia qui pourtant a la réputation d’être une encyclopédie alternative.

4. Aujourd’hui, l’immense majorité des idéologues de l’anarchisme dénigre la révolution de 1917 et couvre des pires insultes les bolcheviks. Pourtant ce ne fut pas le cas en 1917-21. Dans l’article "La CNT face à la guerre et à la révolution" (Revue Internationale n° 129) nous montrons comment beaucoup d’anarchistes espagnols – tout en maintenant leurs propres critères et avec un esprit critique - ont appuyé avec beaucoup d’enthousiasme la révolution russe et, dans un éditorial de Solidaritad, le journal de la CNT, on pouvait lire : "Les Russes nous montrent le chemin à suivre. Le peuple russe triomphe : nous apprenons de ses actes pour triompher à notre tour, en arrachant par la force ce qu’on nous refuse". Par ailleurs, Manuel Bonacasa, anarchiste très réputé, affirme dans ses mémoires : "Qui en Espagne –en tant qu’anarchiste- a dédaigné de se désigner lui-même comme Bolchevik ?". Emma Goldman, une anarchiste américaine, signale dans son livre Living my life : "La presse américaine, toujours incapable d’analyse en profondeur, dénonça violemment Octobre comme complot allemand : Lénine, Trotski et les autres dirigeants étaient réduits à l’état de mercenaires à la solde du Kaiser. [Durant des mois, les écrivassiers fabriquèrent des inventions fantastiques sur la Russie bolchevique. Leur ignorance des forces qui avaient conduit à la révolution d’Octobre était aussi épouvantable que leurs tentatives puériles d’interpréter le mouvement conduit par Lénine. C’est à peine si il y eut le moindre périodique donnant la plus petite preuve qu’il avait compris que le bolchevisme était une conception sociale portée par l’esprit brillant d’hommes animés par l’ardeur et le courage des martyrs. (…) Il était de la plus grande urgence que les anarchistes et les autres véritables révolutionnaires s’engagent résolument en défense de ces hommes diffamés et de leur cause dans les événements qui se précipitaient en Russie.]" (La première partie de cette citation est extraite du livre L’épopée d’une anarchiste publié par Hachette en 1979 et republié par les Éditions Complexe en 1984 et 2002. Il s’agit d’une traduction-adaptation commise par Cathy Bernheim et Annette Lévy-Willard qui sont bien conscientes de leur trahison lorsqu’elles écrivent : "Si nous la rencontrions aujourd’hui, elle jetterait probablement un regard de mépris sur notre ’adaptation’ (…) Telle aurait sans doute été son appréciation sur notre travail. Mais la seule chose qu’Emma Goldman, fanatique de la liberté, n’aurait pu nous reprocher, c’est d’avoir fait de ses mémoires une adaptation libre." Pour preuve de cette "trahison libre", on peut signaler que le passage entre crochets ne figure pas dans le livre de ces dames, sinon sous une forme édulcorée, et qu’il a été traduit par nos soins à partir de l’original.

5. Cité par E.H. Carr dans La révolution bolchevique tome I, page 100 de l’édition espagnole.

6. Dans le livre Le mouvement ouvrier international Tome IV, publié par les Éditions du Progrès de Moscou, il est indiqué dans une note que : "à l’origine de la Seconde Guerre mondiale, comme résultat de larges discussions dans l’historiographie marxiste, il a été affirmé la nature des révolutions de 1918-19 dans les pays d’Europe centrale comme étant complètement des révolutions démocratiques bourgeoises (ou démocratiques nationales)". (page 277 de l’Edition espagnole)

7. Cité par E.H. Carr, op. cité, Tome III, page 128.

8 Dans le prologue de l’ouvrage déjà cité de Trotsky, Histoire de la révolution russe, l’auteur réfléchit sur la méthode avec laquelle il convient d’analyser les faits historiques. Critiquant la supposée approche "neutre et objective" préconisée par un historien français qui affirme que "un historien doit monter sur le rempart de la cité menacée et, de là, considérer les assiégeants comme les assiégés", Trotsky répond que : "Le lecteur sérieux et doué de sens critique n’a pas besoin d’une impartialité fallacieuse qui lui tendrait la coupe de l’esprit conciliateur, saturée d’une bonne dose de poison, d’un dépôt de haine réactionnaire, mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s’appuyer sur une honnête étude des faits, sur la démonstration des rapports réels entre les faits, sur la manifestation de ce qu’il y a de rationnel dans le déroulement des faits. Là seulement est possible l’objectivité historique, et elle est alors tout à fait suffisante, car elle est vérifiée et certifiée autrement que par les bonnes intentions de l’historien - dont celui-ci donne, d’ailleurs, la garantie - mais par la révélation de la loi intime du processus historique."

9. Pour connaître la révolution russe, il existe deux livres qui sont des classiques dans le mouvement ouvrier : L’Histoire de la révolution russe de Trotsky et le livre célèbre de John Reed Dix jours qui ébranlèrent le Monde.

10. Le livre déjà mentionné de E.H. Carr cite une autre déclaration de Lloyd George en 1919 : "Si une action militaire était entreprise contre les bolcheviques, alors l’Angleterre deviendrait bolchevique et il y aurait un soviet à Londres", ce à quoi l’auteur ajoute : "Lloyd George s’exprimait comme à son habitude pour causer un effet mais son esprit perspicace avait correctement diagnostiqué les symptômes".

11. L’armistice généralisé a été signé le 11 novembre 1918 quelques jours à peine après le surgissement de la révolution à Kiel (dans le nord de l’Allemagne) et l’abdication du Kaiser Guillaume, l’Empereur allemand. Voir à ce sujet la série d’articles que nous avons publiée à partir de la Revue Internationale n° 133.

12. Voir le livre de cet auteur La République hongroise des conseils, page 40 de l’édition espagnole.

13. Ce phénomène de sous-production généré par la mobilisation totale et extrême de toutes les ressources pour les armements et la guerre est également constaté par Gers Hardach dans son livre La Première Guerre mondiale (page 86 de l’édition espagnole) à propos de l’Allemagne qui, à partir de 1917, donne des signes d’effondrement de tout son appareil économique, provoquant rupture des approvisionnements et chaos, ce qui finit à son tour par bloquer la production de guerre.

14. Cité par Karl Radek dans le livre signalé plus haut (page 10 de l’édition espagnole).

15. Dans son livre (en anglais) Le Communisme mondial, l’autrichien Franz Borkenau, ancien militant communiste, dit que : "En beaucoup d’aspects, cette grève a été le plus grand mouvement révolutionnaire d’origine réellement prolétarienne que le monde entier ait jamais vécu (…) La coordination internationale que le Comintern a tenté à plusieurs reprises de réaliser s’est produite ici automatiquement, à l’intérieur des frontières des puissances centrales, par la communauté des intérêts dans les pays concernés et par la prééminence dans les différents lieux de deux problèmes principaux, le pain et les négociations de Brest [il s’agit des négociations de paix entre le gouvernement soviétique et l’Empire allemand en janvier-mars 1918]. De tous les côtés, les mots d’ordre revendiquaient la paix en Russie sans annexions ni compensations, des rations plus importantes et la démocratie politique." (page 92 de l’édition anglaise, traduit par nous)

16. Béla Szantò, La Révolution Hongroise de 1919, édition espagnole, page 21.

17. Szantò, op. cité, page 24.

18. Szantò, op. cité, page 28.

19. Voir "La formation du parti, l’absence de l’Internationale" dans la Revue Internationale n° 135.

20. Très semblables aux délégués révolutionnaires en Allemagne. En fait, il existe une coïncidence significative dans les composants qui ont convergé vers la formation du parti bolchevique en Russie, du KPD en Allemagne et du PC hongrois : "Le fait que les trois forces que nous avons mentionnées aient joué un rôle crucial dans le drame de la formation du parti de classe n’est pas une particularité de la situation allemande. L’une des caractéristiques du bolchevisme pendant la révolution en Russie est la façon dont il unifia fondamentalement les même forces qui existaient au sein de la classe ouvrière : le parti d’avant-guerre qui représentait le programme et l’expérience organisationnelle ; les ouvriers avancés, ayant une conscience de classe, des usines et sur les lieux de travail, qui ancraient le parti dans la classe et jouèrent un rôle positif décisif en résolvant les différentes crises dans l’organisation ; et la jeunesse révolutionnaire politisée par la lutte contre la guerre." (Op. cité, Revue Internationale n° 135)

21. Militant de la gauche de la Social-démocratie qui quitta le parti en 1910 et évolua vers des positions anarchistes. Il est mort en 1918 après avoir combattu énergiquement la guerre sur une position internationaliste.

22. Nous citons le résumé de ses principes réalisé par Béla Szantó dans le livre évoqué plus haut.

23. Le parti fit preuve d’une grande efficacité dans l’agitation et le recrutement des militants. En quatre mois, il est passé de 4000 à 70 000 militants.

24. Cette même position a prévalu dans le prolétariat russe et parmi les Bolcheviks. Toutefois, alors qu’en Russie les syndicats étaient très faibles, en Hongrie et dans d’autres pays, leur force était bien supérieure.

25. Szantò, op. cité, page 43.

26. En compensation, le ministre social-démocrate Garami proposa d’accorder aux industriels un crédit de 15 millions de couronnes. C’est-à-dire que les augmentations obtenues par les travailleurs allaient s’évaporer en quelques jours du fait de l’inflation qu’un tel prêt allait provoquer. La subvention fut approuvée alors que même les ministres officiellement bourgeois du cabinet y étaient opposés.

27. Cette zone se maintiendra sous la domination tchèque jusqu’à l’écrasement de la révolution en août 1919.

28. Depuis janvier, celui-ci avait repris vie avec le va et vient que nous avons évoqué plus haut. Les grandes usines avaient envoyé des délégués – dont beaucoup étaient communistes - lesquels avaient exigé la reprise de ses réunions.

29. Ce fut aussi une des caractéristiques remarquables de la Révolution russe que souligne, par exemple, John Reed dans son livre Dix jours qui ébranlèrent le monde.

30. Szantò, page 60.

31. Szantò, page 51.

32. Szantò, page 52.

33. Nous verrons dans un prochain article comment l’unité fut le cheval de Troie utilisé par les sociaux-démocrates pour conserver le contrôle des conseils ouvriers quand ces derniers prirent le pouvoir.

34. Szantò, page 63.

CCI

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