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Bolchevisme contre stalinisme

vendredi 2 juillet 2010

Bolchevisme contre Stalinisme

Alors qu’il est isolé à l’étranger et traqué par des agents de Staline, Trotsky écrit ce texte en 1937. Violent contre le régime politique qui sévit en URSS, il démontre ici que les politiques staliniennes n’ont rien a voir avec les acquis et les idées de la révolution de 1917. Il affirme que la prise du pouvoir par la bureaucratie autoproclamée « communiste » n’a pu se faire qu’en noyant dans le sang les acquis du pouvoir ouvrier conquis en octobre 1917.

Par Léon Trotsky

Les époques réactionnaires comme la nôtre non seulement désagrègent et affaiblissent la classe ouvrière en isolant son avant-garde, mais abaissent également le niveau idéologique général du mouvement en rejetant la pensée politique loin en arrière, à des étapes depuis longtemps dépassées. Dans ces conditions la tâche de l’avant-garde est de ne pas se laisser entraîner dans ce reflux : elle doit aller contre le courant. Si un rapport de forces défavorable ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment conquises, elle doit au moins se maintenir sur les positions idéologiques car c’est là que se concentre l’expérience chèrement payée du passé. Une telle politique passera sûrement pour du « sectarisme » aux yeux des sots. En réalité, elle est l’unique moyen de préparer une nouvelle avancée gigantesque avec le prochain flux historique.
Le bolchevisme est-il responsable du stalinisme ?

Est-il pourtant vrai que le stalinisme soit le produit légitime du bolchevisme, comme le croit toute la réaction, comme le professe Staline lui-même, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et certains doctrinaires de gauche qui se croient marxistes ? « Nous l’avons toujours dit », affirment-ils. « Après avoir commencé par interdire les autres partis socialistes, réprimé les anarchistes et établi la dictature bolchevique sur les soviets, la révolution d’Octobre ne pouvait se terminer qu’en dictature de la bureaucratie. Staline est la continuation et aussi la faillite du léninisme ».

La faille dans ce raisonnement com- mence avec l’identification tacite entre le bolchevisme, la révolution d’Octobre et l’Union soviétique. Le processus historique de lutte entre des forces hostiles est remplacé par l’évolution en vase clos du bolchevisme. Or le bolchevisme n’est qu’une tendance politique, étroitement liée à la classe ouvrière mais qui ne se confond nullement avec elle. Et en plus de la classe ouvrière, il y a en URSS plus de cent millions de paysans, des nationalités diverses, un héritage d’oppression, de misère et d’ignorance.

L’État issu de la révolution ne reflète pas les seules pensée et volonté des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression de son passé barbare et du non moins barbare impérialisme mondial. Représenter le processus de la dégénérescence de l’État soviétique comme s’il s’agissait de l’évolution du seul bolchevisme, c’est ignorer la réalité sociale au nom d’un seul de ses éléments en l’isolant de façon purement abstraite. Il suffit de mettre le doigt sur cette erreur élémentaire pour qu’il n’en reste plus trace.

Le bolchevisme, en tout cas, n’a jamais prétendu s’identifier à la révolution d’Octobre, ni à l’État soviétique qui en est issu. Le bolchevisme se considérait comme l’un des facteurs de l’Histoire, son facteur conscient - très important certes, mais pas, à lui seul, décisif. Nous n’avons jamais pêché par subjectivisme historique. Nous voyions le facteur décisif - sur la base de l’état donné des forces productives - dans la lutte des classes, non seulement à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux aspirations petites-bourgeoises des paysans à la propriété privée, quand ils fixaient des règles strictes à l’entrée dans leur parti, quand ils l’épuraient des éléments hostiles, quand ils interdisaient les autres partis, quand ils introduisaient la NEP [1], ils tiraient des conclusions particulières de ce fait fondamental qui était théoriquement clair à leurs yeux, à savoir que la conquête du pouvoir, quelle que soit son importance en soi, ne fait pas du parti le maître tout-puissant du processus historique. Maître de l’État, le parti peut indiscutablement influencer le développement de la société avec une force impossible à atteindre jusque là. Mais en revanche, il est lui-même soumis à une pression dix fois plus grande de la part de tous les autres éléments de cette société. Il peut être chassé du pouvoir sous les coups directs des forces hostiles. Si l’évolution traîne trop, il peut dégénérer lui-même de l’intérieur tout en se maintenant au pouvoir. C’est précisément cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les logiciens sectaires qui cherchent dans la décadence de la bureaucratie stalinienne un argument décisif contre le bolchevisme.

Au fond, ces messieurs disent : le parti révolutionnaire qui n’apporte pas avec lui les garanties contre sa propre dégénérescence est mauvais. Avec ce critère, le bolchevisme est condamné : il ne détient aucun talisman. Mais c’est le critère lui-même qui est faux. La pensée scientifique exige une analyse concrète : comment et pourquoi le parti a-t-il dégénéré ? Personne, jusqu’à présent, n’a fait cette analyse, sauf les bolcheviks eux-mêmes. Pour ce faire, ils n’ont pas eu besoin de rompre avec le bolchevisme. C’est au contraire dans son arsenal qu’ils ont trouvé tout le nécessaire pour éclairer sa destinée. Ils en ont tiré la conclusion suivante : bien entendu, le stalinisme est « sorti » du bolchevisme, mais il en est sorti non de façon « logique », mais de façon dialectique. Il n’est pas son affirmation révolutionnaire, mais sa négation thermidorienne [2]. Et ce n’est pas du tout la même chose.
Le pronostic fondamental du bolchevisme

Les bolcheviks n’ont cependant pas eu besoin d’attendre les procès de Moscou pour expliquer les raisons de la désin- tégration du parti dirigeant de l’URSS. Depuis longtemps, ils avaient prévu et commenté la possibilité théorique de ce développement. Souvenons-nous du pronostic des bolcheviks, pas seulement à la veille de la révolution d’Octobre mais des années auparavant. L’alignement spécifique des forces à l’échelle nationale et internationale ouvre, pour la première fois, au prolé- tariat la possibilité d’arriver au pouvoir dans un pays comme la Russie. Mais ce même alignement des forces donne par avance la certitude que, sans une victoire plus ou moins rapide du prolétariat dans les pays avancés, le gouvernement ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Livré à lui-même, le régime soviétique tombera ou dégénérera. Ou, plus exactement, il commencera par dégénérer pour tomber ensuite. J’ai écrit personnellement sur cette question à plusieurs reprises depuis 1905. Dans mon livre Histoire de la Révolution russe (cf. l’appendice « Le socialisme dans un seul pays ») sont réunies les déclarations à ce sujet des dirigeants bolcheviks entre 1917 et 1923. Toutes conduisent à une seule conclusion : sans révolution en Occident, le bolchevisme sera liquidé, soit par la contre-révolution intérieure, soit par l’intervention étrangère ou par la combinaison des deux. Lénine, en particulier, a répété avec insistance que la bureaucratisation du régime soviétique n’était pas une question technique ou d’organisation, mais le début possible de la dégénérescence de l’État ouvrier.

Au XIème congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla du « soutien » offert à la Russie soviétique au moment de la NEP, par des politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov. « Je suis pour le soutien du pouvoir des soviets en Russie, dit Oustrialov - bien qu’il soit un cadet, un bourgeois, bien qu’il ait soutenu l’intervention armée - je suis pour le soutien du pouvoir des soviets parce qu’il est engagé dans une voie où il roule vers le pouvoir bourgeois ordinaire ». Lénine préfère la voix cynique de l’ennemi aux « doucereux mensonges communistes ». À sa manière rude et sobre, il met le parti en garde contre le danger : « Disons-le carrément. Les choses dont parle Oustrialov sont possibles, disons- le sans ambages. L’histoire connaît des transformations de tous genres : en politique, compter sur la conviction, le dévouement et autres excellentes qualités morales n’est guère sérieux. Les excellentes qualités morales sont le propre d’un petit nombre. Or, l’issue de l’histoire est décidée par les masses immenses qui, lorsque le petit nombre n’est pas de leur goût, le traitent parfois sans excès de politesse ». En un mot, le parti n’est pas l’unique facteur de développement et, sur une échelle historique plus grande, il n’est pas le seul décisif.

« Il arrive qu’un peuple en subjugue un autre », poursuivait Lénine au cours du même congrès, le dernier auquel il ait participé. « Voilà qui est simple et compréhensible pour chacun. Mais qu’advient-il de la culture de ces peuples ? Cela n’est pas si simple. Si le peuple conquérant est plus cultivé que le peuple vaincu, il lui impose sa culture. Dans le cas contraire, il arrive que c’est le vaincu qui impose sa culture au conquérant. Ne s’est-il pas produit quelque chose de semblable dans la capitale de la RSFSR [3] et n’est-il pas arrivé ici que 4700 communistes (presque toute une division et des meilleurs) ont été soumis à une culture étrangère ? »

Ceci fut exprimé au début de 1922 et ce n’était pas la première fois. L’histoire n’est pas faite par quelques hommes, fussent-ils « les meilleurs ». Bien plus, ces « meilleurs » peuvent dégénérer dans le sens d’une culture étrangère, c’est à dire bourgeoise. Non seulement l’État soviétique peut quitter la voie socialiste, mais le parti bolchevik peut, lui aussi, dans des circonstances historiques défavorables, perdre son bolchevisme.

C’est de la claire compréhension de ce danger qu’est née l’Opposition de gauche [4], définitivement constituée en 1923. Relevant jour après jour les symptômes de dégénérescence, elle essaya d’opposer au Thermidor grandissant la volonté consciente de l’avant-garde prolétarienne. Ce facteur subjectif s’est pourtant révélé insuffisant. Les « grandes masses » qui, selon Lénine, décident de l’issue de la lutte, étaient fatiguées des privations à l’intérieur et d’avoir attendu trop longtemps la révolution mondiale. Les masses ont perdu leur moral. La bu- reaucratie a pris le dessus. Elle a maîtrisé l’avant garde prolétarienne, foulé au pied le marxisme, prostitué le parti bol- chevik. Le stalinisme l’a emporté. Sous la forme de l’Opposition de gauche, le bolchevisme a rompu avec la bureau- cratie soviétique et son Comintern. Tel fut le cours réel du développement.

Bien sûr, au sens formel, le stalinisme est bien sorti du bolchevisme. Même aujourd’hui, la bureaucratie de Moscou continue à s’intituler parti bolchevik. Elle n’utilise la vieille étiquette que pour mieux tromper les masses. Et ces théoriciens qui prennent l’écorce pour le noyau et l’apparence pour la réalité n’en sont que plus pitoyables. En identifiant bolchevisme et stalinisme, ils rendent le plus grand service possible aux thermidoriens et, justement ce faisant, jouent un rôle clairement réactionnaire.

Du fait de l’élimination de tous les autres partis de l’arène politique, les intérêts et tendances antagonistes des différentes couches de la population devaient, à un degré ou à un autre, trouver une expression dans le parti dirigeant. Dans la mesure où le centre de gravité politique passait de l’avant-garde prolétarienne à la bureaucratie, le parti a changé de structure sociale comme d’idéologie. Du fait de la marche impétueuse du développement, il a subi, dans les quinze dernières années, une dégénérescence bien plus radicale que celle qu’avait subie la social-démocratie pendant un demi siècle. La purge actuelle trace, entre bolchevisme et stalinisme, non pas une simple ligne, mais une vraie rivière de sang. L’extermination de toute la vieille génération des bolcheviks, d’une partie importante de la génération intermédiaire qui a pris part à la guerre civile et de la jeunesse qui prenait au sérieux les traditions bolcheviques, démontre qu’il n’y a pas seulement entre le bolchevisme et le stalinisme une incompatibilité politique, mais aussi une incompatibilité physique profonde. Comment peut-on ne pas le voir ?

Stalinisme et « socialisme d’État »

Les anarchistes, quant à eux, veulent voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du « socialisme d’État » de façon générale.

L’État, en tant qu’appareil de contrainte, constitue incontestablement une source d’infection politique et morale. Et, comme l’expérience l’a montré, c’est également vrai de l’État ouvrier. On peut, par conséquent, dire que le stalinisme est un produit d’une condition de la société dans laquelle celle-ci était encore incapable d’échapper à la camisole de force de l’État. Mais cette situation, qui ne contient aucun élément permettant d’apprécier le bolchevisme ou le marxisme, caractérise seulement le niveau culturel général de l’humanité et, par-dessus tout, le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie. Étant d’accord avec les anarchistes sur le fait que l’État, même l’État ouvrier, est le sous-produit de la barbarie de classe et que l’histoire humaine réelle commence avec l’abolition de l’État, nous nous trouvons encore devant la question posée dans toute sa force : quelles voies, quelles méthodes conduiront, définitivement, à l’abolition de L’État ?

Les marxistes sont pleinement d’accord avec les anarchistes en ce qui concerne le but final : la liquidation de l’État. Les marxistes ne sont « étatistes » que dans la mesure où l’on ne peut abolir l’État simplement en l’ignorant. L’expérience du stalinisme ne réfute pas l’enseigne- ment du marxisme mais le confirme a contrario. La doctrine révolutionnaire qui enseigne au prolétariat à s’orienter correctement dans des situations données et à les mettre à profit, ne comporte évidemment aucune garantie automatique de victoire. Mais la victoire n’est possible que grâce à son application. De plus, il ne faut pas se représenter la victoire sous la forme d’un événement isolé. Il faut la considérer dans la perspective d’une époque historique. Le premier État ouvrier - sur une base économique médiocre et encerclé par l’impérialisme - a été transformé en gendarmerie du stalinisme. Mais le véritable bolchevisme a déclaré à cette gendarmerie une guerre à mort. Pour se maintenir, le stalinisme est maintenant obligé de mener une guerre civile ouverte contre le bolchevisme, baptisé « trotskisme », pas seulement en URSS, mais également en Espagne. Le vieux parti bolchevik est mort, mais le bolchevisme relève partout la tête.

Faire procéder le stalinisme du bolchevisme, c’est comme faire procéder, dans un sens plus large, la contre-révolution de la révolution. La pensée libérale-conservatrice et, plus tard, réformiste a toujours été caractérisée par ce cliché. Du fait de la structure de classe de la société, les révolutions ont toujours produit des contre-révolutions.

Les « péchés » du bolchevisme source du stalinisme ?

Le prolétariat ne peut prendre le pouvoir qu’à travers son avant-garde. En soi, la nécessité d’un pouvoir d’État provient de l’insuffisance du niveau culturel des masses et de leur hétérogénéité. C’est au sein de l’avant-garde révolutionnaire, organisée en parti, que se cristallise l’aspiration des masses à obtenir leur émancipation. Sans la confiance de la classe en son avant-garde, sans le soutien de la classe à l’avant-garde, il ne peut pas être question de prise de pouvoir. En ce sens, la révolution et le pouvoir ouvrier sont la tâche de la classe toute entière, mais elles ne peuvent être réalisées que sous la direction de l’avant-garde. Les soviets sont l’unique forme organisée du lien entre l’avant-garde et la classe. C’est seulement le parti qui donne un contenu révolutionnaire à cette forme. Ceci est démontré par l’expérience positive de la révolution d’Octobre et par l’expérience négative d’autres pays (Allemagne, Autriche, et finalement Espagne). Personne n’a montré en pra- tique ni essayé d’expliquer précisément, par écrit, comment le prolétariat peut s’emparer du pouvoir sans la direction politique d’un parti qui sache ce qu’il veut. La subordination des soviets, par l’influence des élus bolcheviks, aux dirigeants du parti n’a pas plus aboli le système soviétique que la domination d’une majorité conservatrice n’a aboli le système parlementaire britannique.

En ce qui concerne l’interdiction des autres partis soviétiques (représentés aux soviets, c’est à dire, issus du mouvement ouvrier - NDE) elle ne découlait d’aucune « théorie » du bolchevisme, mais constituait une mesure de défense du pouvoir ouvrier dans un pays arriéré, dévasté, entouré d’ennemis. Pour les bolcheviks, il fut clair dès le début que cette mesure, complétée plus tard par l’interdiction des fractions à l’intérieur du parti dirigeant lui-même, signalait un énorme danger. La racine de ce danger ne résidait pas cependant dans leur doctrine ou leur tactique, mais dans la faiblesse matérielle du pouvoir ouvrier, dans les difficultés de sa situation intérieure et extérieure. Si la révolution avait vaincu, même si ce n’était qu’en Allemagne, il n’y aurait plus eu nécessité d’interdire les autres partis soviétiques. Il est absolument indiscutable que la domination d’un parti unique a servi de point de départ juridique au régime totalitaire stalinien. Mais la raison d’un tel développement ne réside pas dans le bolchevisme ni dans l’interdiction des autres partis comme mesure de guerre temporaire, mais dans la succession des défaites du prolétariat en Europe et en Asie.

Il ne reste que le fait que les bolcheviks ont, depuis le début, employé non seulement la conviction, mais aussi la coercition, souvent très brutalement. Il est indiscutable que, plus tard, la bureaucratie qui est issue de la révolution, monopolisa à son propre usage le système de coercition. Chaque étape du développement, même les étapes aussi brutales et radicales que la révolution et la contre-révolution, découle de l’étape précédente, y a ses racines et emprunte certains de ses traits. Les libéraux, y compris les Webb [5], ont toujours affirmé que la dictature bolchevique n’était qu’une nouvelle version du tsarisme. Ils ferment les yeux sur des « détails » comme l’abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l’expropriation du capital, l’introduction de l’économie planifiée, l’éducation athéiste, etc. De la même façon, la pensée libérale-anarchiste ferme les yeux sur le fait que la révolution bolchevique, avec toutes ses mesures de répression, signifiait un bouleversement des rapports sociaux dans l’intérêt des masses, tandis que le bouleversement thermidorien stalinien accompagne la transformation de la société soviétique dans l’intérêt d’une minorité privilégiée. Il est clair que, dans l’identification du stalinisme avec le bolchevisme, il n’existe pas de trace de critère socialiste.

La bureaucratie stalinienne cependant, non seulement n’a rien en commun avec le marxisme, mais elle est de façon gé- nérale étrangère à toute doctrine et à tout système de pensée. Son « idéologie » est profondément imprégnée de subjectivisme policier, sa pratique est l’empi- risme de la violence brutale. Par la nature même de ses intérêts essentiels, la caste des usurpateurs est hostile à toute théorie : elle ne peut rendre compte de son rôle social ni à elle-même ni a autrui. Staline révise Marx et Lénine, non par la plume du théoricien, mais avec le talon de la Guépéou (prédécesseur du KGB - NDE).

Aujourd’hui encore, malgré les dra- matiques événements de la récente pé- riode, le philistin moyen préfère croire que la lutte entre le bolchevisme (le « trotskisme ») et le stalinisme est un conflit d’ambitions personnelles ou, au mieux, un conflit entre deux « nuances » du bolchevisme. L’expression la plus brutale de ce point de vue est donnée par Norman Thomas, dirigeant de l’American Socialist Party : « Il n’y a pas de raisons de croire », écrit-il (American Socialist Review, 1937), « que si Trotsky avait gagné (!) au lieu de Staline, cela aurait signifié la fin des intrigues, des complots et du règne de la peur en Russie ». Et cet homme se considère comme... un marxiste. On pourrait dire avec autant de raison : « Il y a peu de raison de croire que si, au lieu de Pie Xl, le Saint-Siège avait été occupé par Norman 1er, l’Église catholique serait devenue un bastion du socialisme ».

Thomas n’arrive pas à comprendre qu’il ne s’agit pas d’un match entre Staline et Trotsky mais d’un antagonisme entre la bureaucratie et le prolétariat. La couche qui gouverne en URSS est certes obligée, même maintenant, de s’adapter à l’héritage pas encore complètement liquidé de la révolution tout en préparant simultanément par une guerre civile directe (purge sanglante - extermination massive des mécontents) un changement du régime social. Mais en Espagne, la clique stalinienne agit déjà ouvertement (en réprimant la révolution espagnole - NDE) en tant que rempart de l’ordre bourgeois contre le socialisme. La lutte contre la bureaucratie bonapartiste se transforme sous nos yeux en lutte de classes ; deux univers, deux programmes, deux morales.
Notes

[1] Nouvelle Politique Economique créée en 1921 : « une concession limitée, pour une période limitée, à l’économie de marché ».

[2] Trotsky fait une analogie avec la période de la Révolution française, Thermidor, où la bourgeoisie, après avoir profité de l’initiative des couches populaires, stabilisa son pouvoir grâce à la dictature de Napoléon.

[3] Ancien nom de la Russie révolutionnaire avant la fondation de l’URSS.

[4] L’Opposition de gauche créée en réaction à la bureaucratisation du parti communiste.

[5] Beatrice Potter Webb et Sidney Webb, économistes et socialistes brittaniques, membres du Parti Travailliste.

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