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La division nationaux/immigrés, une clef de la domination capitaliste

samedi 2 décembre 2023, par Robert Paris

La division nationaux/immigrés, une clef de la domination capitaliste

Voyons la position de Matière et Révolution :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3107

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article7321

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article6679

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article262

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3811

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article7363

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article5090

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article4951

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3797

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article6078

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article2731

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article1631

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article1148

Voyons la position de Karl Marx et Friedrich Engels, dans le cas de l’immigration irlandaise...

1845

La situation de la classe laborieuse en Angleterre

Friedrich Engels

L’immigration irlandaise

A maintes reprises nous avons déjà eu l’occasion de mentionner l’existence des Irlandais venus s’installer en Angleterre ; nous allons maintenant examiner de plus près les causes et les effets de cette immigration.

Le rapide développement de l’industrie anglaise n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait disposé d’une réserve : la population nombreuse et misérable de l’Irlande. Chez eux, les Irlandais n’avaient rien à perdre, en Angleterre ils avaient beaucoup à gagner ; et depuis qu’on a su en Irlande que sur la rive est du canal St George tout homme robuste pouvait trouver un travail assuré et de bons salaires, des bandes d’Irlandais l’ont franchi chaque année. On estime qu’un bon million d’Irlandais ont ainsi immigré jusqu’ici et que maintenant encore, il y a 50,000 immigrants par an ; presque tous envahissent les contrées industrielles et en particulier les grandes villes, y constituant la plus basse classe de la population. Il y a 120,000 Irlandais pauvres à Londres, 40,000 à Manchester, 34,000 à Liverpool, 24,000 à Bristol, 40,000 à Glasgow, et 29,000 à Edimbourg [1] . Ces gens, qui ont grandi presque sans connaître les bienfaits de la civilisation, habitués dès leur jeune âge aux privations de toutes sortes, grossiers, buveurs, insoucieux de l’avenir, arrivent ainsi, apportant leurs mœurs brutales dans une classe de la population qui a, pour dire vrai, peu d’inclination pour la culture et la moralité. Laissons la parole à Thomas Carlyle [2] .

On peut voir dans toutes les rues principales et secondaires, les farouches visa¬ges « milésiens [3] » qui respirent la malice hypocrite, la méchanceté, la déraison, la misère et la raillerie. Le cocher anglais qui passe dans sa voiture décoche au Milésien un coup de fouet ; celui-ci le maudit [a] , tend son chapeau et mendie. Il représente le pire mal que ce pays ait à combattre. Avec ses guenilles et son ricanement de sauva¬ge, il est toujours prêt à accomplir tout travail qui n’exige que des bras vigoureux et des reins solides ; et cela pour un salaire qui lui permette d’acheter des pommes de terre. Pour condiment, le sel lui suffit ; il dort, tout heureux, dans la première porcherie ou la première niche venue, gîte dans des granges et porte un costume fait de guenilles dont la mise et l’enlèvement constitue une des plus délica¬tes opéra¬tions qui soient et à laquelle on ne procède qu’aux jours de fête ou en des occasions particulièrement favorables. Le Saxon qui est incapable de travailler dans de telles conditions est voué au chômage. L’Irlandais, ignorant de toute civilisation, chasse l’indigène saxon, non pas par sa force, mais par le contraire, et il s’empare de sa place. C’est là qu’il habite dans sa crasse et son insouciance, dans sa fausseté et sa brutalité d’ivrogne, véritable ferment de dégradation et de désordre. Quiconque s’efforce encore de surnager, de se maintenir à la surface, peut voir là l’exemple que l’homme peut exister, non pas en nageant, mais en vivant au fond de l’eau... Qui ne voit que la situation des couches inférieures de la masse des travailleurs anglais s’aligne de plus en plus sur celle des Irlandais qui leur font concurrence sur tous les marchés ? Que tout travail qui n’exige que force physique et peu d’habileté n’est pas payé au tarif anglais mais à un prix approchant le salaire irlandais, c’est-à-dire à peine plus que « ce qu’il faut pour ne pas mourir tout à fait de faim 30 semaines par an en mangeant des pommes de terre de la pire qualité », à peine plus... mais cet écart diminue avec l’arrivée de chaque nouveau vapeur venant d’Irlande ?

Carlyle a ici tout à fait raison - si l’on excepte la condamnation exagérée et partiale du caractère national irlandais. Ces travailleurs irlandais qui, pour 4 pence (3 ⅓ groschen d’argent), font la traversée, serrés souvent comme du bétail sur le pont du navire, s’installent partout. Les pires demeures sont assez bonnes pour eux ; leurs vêtements les préoccupent peu, tant qu’un seul fil les maintient ; ils ignorent l’usage des chaussures ; leur nourriture consiste uniquement en pommes de terre, ce qu’ils gagnent en plus, ils le boivent ; pourquoi de tels êtres auraient-ils besoin d’un fort salaire ? Les pires quartiers de toutes les grandes villes sont peuplés d’Irlandais ; partout où un quartier se signale particulièrement par sa saleté et son délabrement, on peut s’attendre à apercevoir en majorité ces visages celtiques qui, au premier coup d’œil se distinguent des physionomies saxonnes des indigènes, et à entendre cet accent irlandais chantant et aspiré que l’Irlandais authentique ne perd jamais. Il m’est arrivé d’enten-dre parler le celto-irlandais dans les quartiers les plus populeux de Manchester. La plupart des familles qui habitent des sous-sols sont presque partout d’origine irlandaise. Bref, comme le dit le Dr Kay, les Irlandais ont découvert ce qu’est le minimum des besoins vitaux et ils l’apprennent maintenant aux Anglais [b] . Ils ont importé en outre l’alcoolisme et la saleté. Cette malpropreté qui chez eux, à la campagne, où la population est disséminée, n’a pas de trop graves conséquences mais qui est devenue chez les Irlandais une seconde nature, est véritablement une tare effrayante et dangereuse dans les grandes villes par suite de la con¬cen-tration urbaine. Ainsi qu’il a coutume de le faire chez lui, le Milésien déverse toutes ses ordures et ses détritus devant sa porte, provoquant ainsi la formation de mares et de tas de crotte qui salissent les quartiers ouvriers et empuantissent l’atmosphère. Comme il le fait dans son pays, il construit sa porcherie tout contre sa maison ; et si ce n’est pas possible, il fait coucher son cochon dans sa chambre.

Cette nouvelle et anormale sorte d’élevage pratiquée dans les grandes villes est purement d’origine irlandaise ; l’Irlandais tient à son cochon comme l’Arabe à son cheval, si ce n’est qu’il le vend quand il est assez gras pour être tué ; pour le reste il mange avec lui, dort avec lui, ses enfants jouent avec lui, montent sur son dos et s’ébattent avec lui dans le fumier, ainsi qu’on peut en voir mille exemples dans toutes les grandes villes d’Angleterre. Et quand à la saleté, à l’inconfort des maisons, impossible de s’en faire une idée. L’Irlandais n’est pas habitué aux meubles ; un tas de paille, quelques chiffons absolument inutilisables comme vêtements et voilà pour sa couche. Un bout de bois, une chaise cassée, une vieille caisse en guise de table, il ne lui en faut pas plus ; une théière, quelques pots et écuelles de terre, et cela lui suffit pour sa cuisine qui fait en même temps office de chambre à coucher et de salle de séjour. Et quand le combustible lui fait défaut, tout ce qui peut brûler et qui lui tombe sous la main : chaises, montants de portes, chambranles, plancher, à supposer qu’il y en ait, prennent la direction de la cheminée. Et d’ailleurs, pourquoi lui faudrait-il de l’espace ? Dans son pays, dans sa cabane de torchis, une seule pièce suffisait à tous les usage domestiques ; en Angleterre, la famille n’a pas non plus besoin de plus d’une pièce. Ainsi cet entassement de plusieurs personnes dans une seule pièce, maintenant si répandu, a été introduit princi¬palement par l’immigration irlandaise. Et comme il faut bien que ce pauvre diable ait au moins un plaisir, et que la société l’exclut de tous les autres, il s’en va au cabaret, boire de l’eau-de-vie. L’eau-de-vie est pour l’Irlandais, la seule chose qui donne son sens à la vie - l’eau-de-vie et bien sûr aussi son tempérament insouciant et jovial : voilà pourquoi il s’adon¬ne à l’eau-de-vie jusqu’à l’ivresse la plus brutale. Le caractère méridional, frivole de l’Irlandais, sa grossièreté qui le place à un niveau à peine supérieur à celui du sauvage, son mépris de tous les plaisirs plus humains, qu’il est incapable de goûter en raison même de sa grossièreté, sa saleté et sa pauvreté, autant de raisons qui favorisent l’alcoolisme - la tentation est trop forte, il ne peut résister et tout l’argent qu’il gagne passe dans son gosier. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment la société qui le met dans une situation telle qu’il deviendra presque nécessairement un buveur, qui le laisse s’abrutir et ne se préoccupe nullement de lui - comment peut-elle ensuite l’accuser, lorsqu’il devient effectivement un ivrogne ?

C’est contre un concurrent de ce genre que doit lutter le travailleur anglais, contre un concurrent occupant le barreau de l’échelle le plus bas qui puisse exister dans un pays civilisé et qui, précisément pour cette raison, se contente d’un salaire inférieur à celui de n’importe quel autre travailleur. C’est pourquoi le salaire du travailleur anglais, dans tous les secteurs où l’Irlandais peut le concurrencer, ne fait que baisser constamment et il ne saurait en être autre-ment, comme le dit Carlyle. Or, ces secteurs sont très nombreux. Tous ceux qui n’exi¬gent que peu ou pas d’habileté s’offrent aux Irlandais. Certes, pour les travaux exigeant un long apprentissage ou une activité durable et régulière, l’Irlandais débauché, versatile et bu¬veur est très insuffisant. Pour devenir ouvrier-mécanicien (en Angleterre tout travailleur occupé à la fabrication de machines est un mechanic ), pour devenir ouvrier d’usine, il lui fau¬drait d’abord adopter la civilisation et les mœurs anglaises, bref, devenir d’abord objective¬ment anglais.
Mais partout où il s’agit d’un travail simple, moins précis, qui requiert davantage de vigueur que d’adresse, l’Irlandais est tout aussi bon que l’Anglais. Et c’est pourquoi tous ces métiers sont envahis par les Irlandais ; les tisserands manuels, aide-maçons, porte-faix, « jobbers » [c] , etc... comptent une foule d’Irlandais ; et l’invasion de cette nation a contribué, pour beaucoup, dans ces professions, à abaisser le salaire et avec lui la classe ouvrière elle-même. Et même si les Irlandais qui ont envahi les autres branches ont dû se civiliser, il leur est resté encore assez de marques de leur ancien mode de vie pour exercer sur leurs camarades de travail anglais, une influence dégradante - sans parler de l’influence du milieu irlandais lui-même. Car si l’on considère que dans chaque grande ville, un cinquième ou un quart des ouvriers sont Irlandais ou enfants d’Irlandais élevés dans la saleté irlandaise, on ne s’étonnera pas que dans l’existence de toute la classe ouvrière, dans ses mœurs, son niveau intellectuel et moral, ses caractères généraux, se retrouve une bonne part de ce qui fait le fond de la nature de l’Irlandais, et l’on concevra que la situation révoltante des travailleurs anglais, résultat de l’industrie moderne et de ses conséquences immédiates, ait pu être encore avilie [d] .

Notes de l’auteur

[1] Archibald ALISON, High Sheriff of Lanarkshire : The Principles of Population and their Connection with Human Happiness (Les lois fondamentales de la population et leurs rapports avec le bonheur humain), 2 vol., 1840. Cet Alison est l’historien de la Révolution française et comme son frère, le Dr W. P. Alison, c’est un tory religieux.
Voir vol. I, p. 529 : « 38,000 » et non « 40,000 ».

[2] Chartism, pp. 28, 31 et suiv.
* Londres, Chapman et Hall, 1842

[3] Miles est le nom des anciens rois celtes d’Irlande.

Notes de l’éditeur

[a] Engels commet ici un contre-sens. Le texte de Carlyle (Chartism, 1839 pp. 28-29 et 31-32) dit en effet : « Le cocher... maudit le Milésien ; celui-ci tend son chapeau ... » Nous avons respecté fidèlement la traduction d’Engels.

[b] Dr J. P. KAY : The Moral and Physical Condition of the Working Classes employed in the Cotton Manufacture in Manchester, 1832, 2° éd., p. 21.

[c] Tâcheron.

[d] C’est à la lettre, la variante de l’édition de 1892 que nous avons traduite ici. Le texte de l’édition de 1845 dit « portée à un plus haut degré d’avilissement ».

1867

Irlande. Émigration

Dans la mesure où l’augmentation - ou la diminution - de la population ouvrière dans le cycle décennal de l’industrie exerce une influence perceptible sur le marché du travail, c’est en Angleterre qu’on l’observe. Nous prenons ce pays comme modèle, parce que le mode de production capitaliste y est développé, alors que, sur le continent, il se meut encore essentiellement sur le terrain non adéquat d’une économie paysanne. Bref, c’est en Angleterre que l’on saisit le mieux les effets produits par les besoins de valorisation du capital sur l’expansion et la contraction de l’émigration.

Il faut remarquer tout d’abord que l’émigration du capital (c’est-à-dire la portion de revenu annuel placée comme capital à l’étranger, et notamment aux colonies et aux États-Unis d’Amérique) est bien supérieure par rapport au fonds d’accumulation annuel, que le nombre des migrants par rapport à l’augmentation annuelle de popula¬tion. Au reste, les migrants anglais sont essentiellement des ruraux, fils de métayers, etc., et non pas des ouvriers. Jusqu’ici, l’émigration a été plus que compensée par l’immigration en provenance d’Irlande.

Aux périodes de stagnation et de crise, l’émigration tend à augmenter ; c’est alors aussi que la portion de capital additionnel envoyée à l’étranger est la plus forte. Aux périodes où l’émigration humaine diminue, l’émigration de capital additionnel dimi¬nue aussi. Le rapport absolu entre capital et force de travail utilisée dans un pays est donc peu affecté par les fluctuations de l’émigration, puisque les deux mouvements sont parallèles. Si l’émigration prenait en Angleterre des proportions graves par rapport à l’augmentation annuelle de la population, c’en serait fait de sa position hégé¬monique sur le marché mondial.

L’émigration irlandaise, depuis 1848, a contredit toutes les attentes et prévisions des malthusiens : 1° ils avaient proclamé qu’il est exclu que l’émigration dépasse le niveau de l’augmentation de la population. Les Irlandais, en dépit de leur pauvreté, ont résolu la difficulté en ce sens que ceux qui ont déjà émigré couvrent chaque année la plus grande partie des frais de voyage de ceux qui sont encore sur place. 2° ces messieurs n’avaient-ils pas prédit que la famine, qui avait balayé un million d’Irlan¬dais en 1847 et provoqué un exode massif aurait exactement le même effet que la peste noire au XIV° siècle en Angleterre. Or, c’est exactement l’inverse qui s’est pro¬duit. La production a baissé plus vite que la population, et il en est de même des moyens d’employer les ouvriers agricoles, bien que le salaire actuel de ceux-ci ne dépasse pas celui de 1847, compte tenu des changements des prix moyens de subsis¬tance. La population est tombée de 8 à 4,5 millions environ au cours de ces 15 dernières années. Toutefois, la production de bétail s’est quelque peu accrue, et lord Dufferin qui veut convertir l’Irlande en un simple pâturage à moutons, a parfaitement raison, lorsqu’il affirme que les Irlandais sont encore trop nombreux. En attendant, ils ne transportent pas seulement en Améri¬que leurs os, mais encore tout leur corps vivant : l’exoriare aliquis ultor [17] sera terrible Outre-Atlantique.

1870

Lettre de Marx à Sigfrid Meyer et August Vogt

« L’Irlande est le rempart de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays n’est pas seulement l’une des principales sources de sa richesse matérielle ; c’est leur plus grande force morale. Ils représentent en fait la domination sur l’Irlande. L’Irlande est donc le moyen cardinal par lequel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

Si, au contraire, l’armée et la police anglaises devaient se retirer demain d’Irlande, il y aurait immédiatement une révolution agraire en Irlande. Mais la chute de l’aristocratie anglaise en Irlande implique et a pour conséquence nécessaire sa chute en Angleterre. Et cela constituerait la condition préalable à la révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière anglaise en Irlande est une opération infiniment plus facile qu’en Angleterre elle-même, car en Irlande la question agraire a été jusqu’à présent la forme exclusive de la question sociale parce qu’elle est une question d’existence, de vie et de mort. pour l’immense majorité du peuple irlandais, et parce qu’elle est en même temps indissociable de la question nationale. Sans compter que le caractère irlandais est plus passionné et révolutionnaire que celui des Anglais.

Quant à la bourgeoisie anglaise, elle a en premier lieu un intérêt commun avec l’aristocratie anglaise à faire de l’Irlande un simple pâturage qui approvisionne le marché anglais en viande et en laine aux prix les plus bas possibles. Il a également intérêt à réduire la population irlandaise, par expulsion et émigration forcée, à un nombre si petit que le capital anglais (capital investi dans des terres louées pour l’agriculture) puisse y fonctionner en toute « sécurité ». Elle a le même intérêt à défricher les domaines de l’Irlande qu’elle avait à défricher les districts agricoles d’Angleterre et d’Écosse. Il faut également tenir compte des 6 000 à 10 000 livres sterling de revenus provenant des propriétaires absents et des autres revenus irlandais qui affluent actuellement chaque année vers Londres.

Mais la bourgeoisie anglaise a aussi des intérêts bien plus importants dans l’économie actuelle de l’Irlande. En raison de la concentration sans cesse croissante des baux, l’Irlande envoie constamment son propre excédent sur le marché du travail anglais, ce qui fait baisser les salaires et abaisse la position matérielle et morale de la classe ouvrière anglaise.

Et le plus important de tout ! Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède désormais une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. Le travailleur anglais ordinaire déteste le travailleur irlandais, le considérant comme un concurrent qui abaisse son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se considère comme un membre de la nation dirigeante et devient par conséquent un outil des aristocrates et des capitalistes anglais contre l’Irlande, renforçant ainsi leur domination sur lui-même. Il nourrit des préjugés religieux, sociaux et nationaux contre le travailleur irlandais. Son attitude à son égard est à peu près la même que celle des « Blancs pauvres » à l’égard des Noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais le rembourse avec les intérêts de son propre argent. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois le complice et l’instrument stupide des dirigeants anglais en Irlande.

Cet antagonisme est artificiellement entretenu et intensifié par la presse, la chaire, les journaux comiques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dirigeantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise , malgré son organisation. C’est le secret grâce auquel la classe capitaliste maintient son pouvoir. Et ce dernier en est bien conscient.

Mais le mal ne s’arrête pas là. Cela continue à travers l’océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Cela rend impossible toute coopération honnête et sérieuse entre les classes ouvrières des deux pays. Cela permet aux gouvernements des deux pays, quand ils le jugent opportun, de briser le conflit social par leurs intimidations mutuelles et, en cas de besoin, par la guerre entre les deux pays.

L’Angleterre, la métropole du capital, la puissance qui a jusqu’ici gouverné le marché mondial, est actuellement le pays le plus important pour la révolution ouvrière et, en outre, le seul pays dans lequel les conditions matérielles de cette révolution ont atteint un certain degré de maturité. C’est par conséquent le but le plus important de l’Association internationale des travailleurs de hâter la révolution sociale en Angleterre. Le seul moyen de l’accélérer est de rendre l’Irlande indépendante. C’est donc la tâche de l’Internationale de mettre partout au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande et de se ranger partout ouvertement du côté de l’Irlande. C’est la tâche particulière du Conseil central de Londres de faire comprendre aux ouvriers anglais que pour eux l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas une question de justice abstraite ou de sentiment humanitaire mais la condition première de leur propre émancipation sociale »

https://www-marxists-org.translate.goog/archive/marx/works/1870/letters/70_04_09.htm?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr

Contrairement à ce que fera ensuite la social-démocratie, Marx et Engels appellent le mouvement ouvrier des pays riches à se désolidariser de manière révolutionnaire des intérêts de sa propre bourgeoisie qui oppresse les peuples et à se lier au combat de tous les peuples opprimés sur le terrain national mais, contrairement à ce que fera ensuite le stalinisme, ils l’appellent à le faire non pas sur le terrain du nationalisme mais sur celui de la révolution prolétarienne comme le feront ensuite Lénine et Trotsky.

Karl Marx et la question nationale irlandaise

« La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »

KARL MARX, lettre à Engels du 10 décembre 1869

« […] la question irlandaise est une question sociale, toute la lutte séculaire du peuple irlandais contre ses oppresseurs se résout, en dernière analyse dans la lutte pour la maîtrise des ressources vitales, les origines de la production, en Irlande.[…] Avec cette clef [« clef de l’histoire […] exposée par Karl Marx »] l’histoire irlandaise est une lampe aux pieds [de l’ouvrier irlandais] dans les chemins orageux d’aujourd’hui. »

JAMES CONNOLLY in Labour in Irish history

« Donnez-moi deux-cent mille Irlandais et je pourrais renverser la monarchie britannique en son entier. »

FRIEDRICH ENGELS, 1843

Dans une lettre à Engels de1867, Marx écrit que :

« Ce que les Anglais ne savent pas déjà, c’est que depuis 1846 la teneur économique et, par conséquent, le but politique de la domination anglaise en Irlande sont entièrement entrés dans une nouvelle phase, et ce, précisément à cause de cela, le Fenianisme est caractérisé par une tendance socialiste (dans un sens négatif, dirigé contre l’appropriation de la terre) et en étant un mouvement des catégories les plus humbles. »

« La question, écrivait-il à Engels, est de savoir ce que nous devons conseiller aux ouvriers. Pour moi, ils doivent inclure dans leur programme l’abrogation de l’Union (…). C’est la seule forme légale de l’émancipation irlandaise, donc la seule acceptable pour le programme d’un parti anglais. L’expérience montrera par la suite si une simple union personnelle entre les deux pays est viable. Je suis à mi-chemin de le croire, à condition que cela se produise à temps. Ce qu’il faut aux Irlandais, c’est :

1. L’autonomie et l’indépendance vis-à-vis de l’Angleterre.

2. La révolution agraire. Les Anglais, avec la meilleure volonté, ne peuvent l’accomplir pour eux, mais ils peuvent leur donner les moyens de le faire.

3. Des droits protecteurs contre l’Angleterre. De 1793 à 1801, toutes les branches de l’industrie irlandaise ont prospéré. L’Union, qui fit supprimer les droits protecteurs institués autrefois par le Parlement irlandais, a désorganisé toute l’activité industrielle en Irlande (…). Dès que les Irlandais auront accédé à l’indépendance, le besoin les forcera à devenir protectionnistes, comme le Canada, l’Australie, etc. »

L’aboutissement du débat sur l’Irlande, alimenté par l’expérience tirée de la pratique quotidienne de l’Internationale, se trouve dans la Communication privée du 1er janvier 1870 envoyée à toutes les sections nationales à la suite des désaccords survenus avec le Conseil fédéral de la Suisse romande. C’est un texte d’une grande portée générale qui inspira directement Lénine dans l’élaboration de sa réflexion théorique sur l’impérialisme.

« Si l’Angleterre, y écrit Marx, est la forteresse du landlordisme et du capitalisme européen, le seul point où l’on puisse frapper le grand coup contre l’Angleterre officielle est l’Irlande. En premier lieu, l’Irlande est la forteresse du landlordisme anglais, et s’il tombait en Irlande, il tomberait en Angleterre. En Irlande, l’opération est cent fois plus facile parce que la lutte économique y est concentrée exclusivement sur la propriété foncière, parce que cette lutte y est en même temps nationale et parce que le peuple y est plus révolutionnaire et plus exaspéré qu’en Angleterre. »

La Communication exprimait ensuite l’opinion que la fin de l’Union forcée entre les deux pays provoquerait en Irlande une révolution sociale aux formes arriérées, ce qui affaiblirait non seulement les propriétaires fonciers britanniques, mais encore la bourgeoisie. Celle-ci n’a pas seulement exploité la misère irlandaise pour rabaisser par l’émigration forcée des Irlandais pauvres la classe ouvrière en Angleterre, mais elle a en outre divisé le prolétariat en deux camps hostiles (…). L’ouvrier anglais vulgaire hait l’ouvrier irlandais comme un compétiteur qui déprécie les salaires, le standard of living (…). Cet antagonisme parmi les prolétaires de l’Angleterre est nourri et entretenu par la bourgeoisie, qui se dit que cette scission est le véritable secret du maintien de son pouvoir. » (30 novembre 1867, Marx à Engels)

Dernier aspect de la situation souligné par la Communication : le lien entre le militarisme et l’oppression sociale d’une part, l’exploitation et l’écrasement de la révolte irlandaise d’autre part : « L’Irlande est le seul prétexte pour entretenir une grande armée permanente qui en cas de besoin est lancée, comme cela s’est vu, sur les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en Irlande. Enfin, ce que nous a montré l’ancienne Rome sur une échelle monstrueuse se répète en Angleterre de nos jours. Le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes. »

Afin de « pousser la révolution sociale » en Angleterre, il n’y avait pas de meilleur moyen que de « frapper un grand coup en Irlande » et, abstraction faite de toute « justice internationale », c’était « une condition préliminaire de l’émancipation de la classe ouvrière anglaise de transformer la présente Union forcée (c’est-à-dire l’esclavage de l’Irlande) en confédération libre et égale s’il se peut, en séparation complète, s’il le faut ».

Marx affirmera ainsi dans un discours devant les représentants de l’Internationale que :

« La question irlandaise est […] non seulement une question de nationalité mais aussi une question de terre et d’existence. Ruine ou révolution est le mot d’ordre ; tous les Irlandais sont convaincus que si tout doit [finalement] arriver, cela doit arriver rapidement. » (Le 16 décembre 1867)

Marx à Londres écrit le 29 novembre 1869 :

« (…) Je suis de plus en plus arrivé à la conviction, et il ne s’agit que d’inculquer cette idée à la classe ouvrière anglaise, qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre tant qu’elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera pas, non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore tant qu’elle ne prendra pas l’initiative de dissoudre l’Union décidée en 1801 pour la remplacer par des liens fédéraux librement consentis.

Il faut pratiquer cette politique en en faisant non une question de sympathie pour l’Irlande, mais une revendication qui se fonde sur l’intérêt même du prolétariat anglais. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par ses classes dirigeantes parce qu’il est contraint de faire front commun avec elles contre l’Irlande. Tout mouvement populaire en Angleterre même est paralysé par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre, une fraction très importante de la classe ouvrière.

La première condition de l’émancipation ici, le renversement de l’oligarchie foncière, reste impossible à réaliser, car on ne pourra emporter la place ici tant que les propriétaires fonciers maintiendront en Irlande leurs avant-postes fortement retranchés. En Irlande par contre, dès que la cause du peuple irlandais reposera entre ses propres mains, dès qu’il sera devenu son propre législateur et qu’il se gouvernera lui-même, dès qu’il jouira de son autonomie, l’anéantissement de l’aristocratie foncière (en grande partie les mêmes personnes que les landlords anglais) deviendra infiniment plus facile qu’ici.

Parce qu’en Irlande le problème n’est pas seulement d’ordre économique, c’est en même temps une question nationale, car les landlords en Irlande ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels de la nation, mais ses oppresseurs exécrés. Et ce n’est pas seulement l’évolution sociale intérieure de l’Angleterre qui est paralysée par les rapports actuels avec l’Irlande, mais encore sa politique extérieure et notamment sa politique envers la Russie et les États-Unis d’Amérique.

Comme c’est incontestablement la classe ouvrière anglaise qui constitue le poids le plus important dans la balance de l’émancipation sociale, c’est ici qu’il nous faut agir. En réalité, la République anglaise sous Cromwell a échoué à cause… de l’Irlande. Non bis in idem [Que cela ne se répète pas] ! Les Irlandais ont joué un bien joli tour au gouvernement anglais en élisant membre du Parlement le convict felon [forçat condamné] O’Donovan Rossa. Déjà les journaux gouvernementaux agitent la menace d’une nouvelle suspension de l’Habeas corpus act, d’une nouvelle terreur ! En fait, l’Angleterre n’a jamais gouverné l’Irlande qu’en employant la terreur la plus odieuse et la corruption la plus détestable et, tant que subsisteront les relations actuelles, elle ne pourra jamais la gouverner autrement. (…) »

« Il est de l’intérêt direct et absolu de la classe ouvrière anglaise de se débarrasser de [sa] connexion actuelle avec l’Irlande. […]
La classe ouvrière anglaise ne va jamais rien accomplir avant qu’elle ne se soit débarrassée de l’Irlande. Le levier doit être appliqué en Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise est si importante pour le mouvement social en général. »

(lettre de Marx à Engels de décembre 1869)

Dans la « Communication confidentielle » du 28 mars 1870, il écrit :

« Le landlordisme anglais ne perdrait pas seulement une grande source de ses richesses, mais encore sa plus grande force morale, c’est-à-dire celle de représenter a domination de l’Angleterre sur l’Irlande. De l’autre côté, en maintenant le pouvoir de ses landlords en Irlande, le prolétariat anglais les rend invulnérables dans l’Angleterre elle-même. »

La suite : L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande

Et dans la lettre à Siegfried Vogt et August Mayer :

« Par rapport à l’ouvrier irlandais, il [l’ouvrier anglais] se sent membre de la nation
dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. »

Marx et Engels ont soutenu le mouvement des Fenians, dans l’espoir de le ramener vers les idées du socialisme, mais c’était un soutien sévèrement critique. Marx et Engels fustigeaient l’étroitesse nationaliste des dirigeants de ce mouvement, et dénonçaient sans détour leurs activités terroristes, comme par exemple l’attentat de Clerkenwell (1867). Cet attentat a déclenché une vague de sentiments anti-irlandais chez les travailleurs britanniques. Marx écrivait à Engels : « Le dernier exploit des Fenians est une affaire stupide. Les masses londoniennes, qui ont fait preuve de grande sympathie à l’égard de la cause irlandaise, en seront furieuses. On ne peut pas attendre des prolétaires de Londres qu’ils acceptent de se faire exploser en l’honneur des émissaires des Fenians. » Engels a vigoureusement dénoncé la futilité du terrorisme individuel de ce genre – « l’œuvre de spécialistes fanatisés » – et ridiculisait « l’idée que l’on peut libérer l’Irlande en incendiant la boutique d’un tailleur. »
Le mouvement est décrit ailleurs par Engels comme une « secte » dont les leaders « sont pour la plupart des ânes, certains même des exploiteurs ».

Politiquement, Marx et Engels soutiennent cependant le mouvement Fenian. Ils le font car ils ressentent dans la vie politique et les luttes sociales et nationales de cette « première colonie » les premières manifestations de contradictions coloniales que l’on retrouvera dans les luttes d’indépendance du XXe siècle. Ainsi, Marx fit adopter quelques résolutions par l’Association Internationale des Travailleurs en faveur de la cause nationale irlandaise.

Principal obstacle à l’avènement en Angleterre d’un parti ouvrier révolutionnaire, auquel les deux théoriciens avaient assigné le rôle dirigeant de leur stratégie politique, la question irlandaise se devait donc d’être réglée, selon eux, à la faveur de l’indépendance nationale de l’Irlande.

La situation en Irlande en 1867

Engels – L’immigration irlandaise

Lettre de Marx - 6 avril 1868

Lettre de Marx - 29 novembre 1869

Lénine et la question irlandaise

Lénine et le droit des nations

Trotsky et Dublin 1916

James Connolly - Notes on the Front

James Connolly - Socialism and Irish Nationalism

Source : https://www.matierevolution.fr/spip.php?article2591

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