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Friedrich Engels - Economie politique

vendredi 26 août 2022, par Robert Paris

F. ENGELS

Économie Politique

I. Objet et méthode

L’économie politique, au sens le plus étendu, est la science des lois qui régissent la production et l’échange des moyens matériels de subsistance dans la société humaine. Production et échange sont deux fonctions différentes. La production peut avoir lieu sans échange ; l’échange, - du fait même qu’il n’est par définition que l’échange de produits, - ne peut avoir lieu sans production. Chacune de ces deux fonctions sociales est sous l’influence d’actions extérieures qui lui sont, en majeure partie, spéciales, et elle a donc aussi en majeure partie ses lois propres et spéciales. Mais, d’autre part, elles se conditionnent l’une l’autre à chaque instant et agissent à tel point l’une sur l’autre qu’on pourrait les désigner comme l’abscisse et l’ordonnée de la courbe économique.

Les conditions dans lesquelles les hommes produisent et échangent varient de pays à pays et dans chaque pays de génération à génération. L’économie politique ne peut donc pas être la même pour tous les pays et pour toutes les époques historiques. Depuis l’arc et la flèche du sauvage, depuis son couteau de silex et ses relations d’échange intervenant à titre purement exceptionnel jusqu’à la machine à vapeur de mille chevaux, au métier à tisser mécanique, aux chemins de fer et à la Banque d’Angleterre, il y a une énorme distance. Les Fuégiens n’en sont pas arrivés à la production en masse et au commerce mondial, pas plus qu’à la cavalerie des effets de commerce ou à un krach en Bourse. Quiconque voudrait ramener aux mêmes lois l’économie politique de la Terre de Feu et celle de l’Angleterre actuelle ne mettrait évidemment au jour que le plus banal des lieux communs. L’économie politique est donc essentiellement une science historique. Elle traite une matière historique, c’est-à-dire constamment changeante ; elle étudie d’abord les lois particulières à chaque degré d’évolution de la production et de l’échange, et ce n’est qu’à la fin de cette étude qu’elle pourra établir les quelques lois tout à fait générales qui sont valables en tout cas pour la production et l’échange. Il va d’ailleurs de soi que les lois valables pour des modes de production et des formes d’échange déterminés gardent leur validité pour toutes les périodes de l’histoire qui ont en commun ces modes de production et ces formes d’échange. Ainsi, par exemple, l’introduction de la monnaie métallique fait entrer en vigueur une série de lois qui restent valables pour tous les pays et tous les stades de l’histoire dans lesquels la monnaie métallique sert de moyen d’échange.

Le mode de production et d’échange d’une société historique déterminée et les conditions historiques de cette société impliquent simultanément le mode de répartition des produits. Dans la communauté de tribu ou de village où règne la propriété collective du sol, qui subsiste, ou dont les vestiges très reconnaissables subsistent, chez tous les peuples civilisés lors de leur entrée dans l’histoire, une répartition sensiblement égale des produits est tout à fait naturelle, là où intervient une inégalité plus grande de la répartition entre les membres, elle marque aussi le début de la dissolution de la communauté. La grande culture et aussi la petite admettent des formes de répartition très différentes selon les conditions historiques à partir desquelles elles ont évolué. Mais il est évident que la grande culture conditionne toujours une tout autre répartition que la petite ; que la grande suppose ou produit une opposition de classes, - propriétaires d’esclaves et esclaves, seigneurs terriens et paysans corvéables, capitalistes et salariés, - tandis que la petite n’a nullement pour conséquence une différence de classe entre les individus occupés à la production agricole et qu’au contraire, la simple existence d’une telle différence marque le commencement du déclin de l’économie parcellaire. - L’introduction et la diffusion de la monnaie métallique dans un pays où jusqu’alors l’économie naturelle régnait exclusivement ou d’une façon prépondérante, sont toujours liées à un bouleversement plus ou moins rapide de la répartition antérieure, et cela de telle sorte que l’inégalité de la répartition entre les individus, donc l’opposition entre riche et pauvre, se renforce de plus en plus. L’artisanat corporatif et local du moyen âge rendait les grands capitalistes et les salariés à vie tout aussi impossibles qu’ils sont nécessairement engendrés par la grande industrie moderne, le développement actuel du crédit et la forme d’échange correspondant à l’évolution de l’une et de l’autre, la libre concurrence.

Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs (par exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée.

La répartition n’est cependant pas un pur résultat passif de la production et de l’échange ; elle réagit tout autant sur l’une et sur l’autre. Tout mode de production nouveau ou toute forme d’échange nouvelle sont entravés au début non seulement par les formes anciennes et les institutions politiques correspondantes, mais aussi par le mode ancien de répartition. Ils doivent d’abord dans une longue lutte conquérir la répartition qui leur correspond. Mais plus un mode donné de production et d’échange est mobile, plus il est susceptible de développement et d’évolution, plus vite aussi la répartition atteint un niveau où elle échappe aux conditions mêmes dont elle est issue et entre en conflit avec le mode antérieur de production et d’échange. Les vieilles communautés primitives dont il a déjà été question peuvent subsister des millénaires, comme aujourd’hui encore chez les Indiens et les Slaves, avant que le commerce avec le monde extérieur ne produise en leur sein les différences de fortune qui entraînent leur dissolution. Par contre, la production capitaliste moderne qui est à peine vieille de trois cents ans et qui n’a assuré sa domination que depuis l’introduction de la grande industrie, c’est-à-dire depuis cent ans, a produit dans ce court laps de temps des contradictions dans la répartition, - concentration des capitaux en quelques mains d’une part, concentration des masses non possédantes dans les grandes villes d’autre part, - qui la conduiront nécessairement à sa perte.

Le lien dans chaque cas entre la répartition et les conditions matérielles d’existence d’une société est tellement dans la nature des choses qu’on en trouve régulièrement le reflet dans l’instinct populaire. Tant qu’un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l’apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l’ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s’élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée. C’est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu’il s’est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, - c’est seulement alors que la répartition devenant de plus en plus inégale apparaît injuste, c’est seulement alors que des faits dépassés par la vie, on en appelle à la justice dite éternelle. Cet appel à la morale et au droit ne nous fait pas scientifiquement progresser d’un pouce ; la science économique ne saurait voir dans l’indignation morale, si justifiée soit-elle, aucun argument, mais seulement un symptôme. Sa tâche est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l’intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l’échange qui éliminera ces anomalies. La colère qui fait le poète est tout à fait à sa place dans la description de ces anomalies ou dans l’attaque contre les chantres de l’harmonie au service de la classe dominante qui les nient ou les enjolivent ; mais combien elle est peu probante dans chaque cas, cela ressort du simple fait que, à chaque époque de toute l’histoire passée, on trouve en suffisance de quoi l’alimenter.

L’économie politique en tant que science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence les produits se sont chaque fois répartis, - l’économie politique avec cette extension reste pourtant à créer. Ce que nous possédons de science économique jusqu’ici, se limite presque exclusivement à la genèse et au développement du mode de production capitaliste : cela commence par la critique des restes des formes féodales de production et d’échange, démontre la nécessité de leur remplacement par des formes capitalistes, développe ensuite les lois du mode de production capitaliste et des formes d’échange correspondantes dans le sens positif, c’est-à-dire dans le sens où elles favorisent les fins générales de la société, et termine par la critique socialiste du mode de production capitaliste, c’est-à-dire par l’exposition de ses lois dans le sens négatif, par la démonstration que ce mode de production, par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui-même impossible. Cette critique démontre que les formes capitalistes de production et d’échange deviennent de plus en plus une insupportable entrave pour la production elle-même ; que le mode de répartition conditionné nécessairement par ces formes a engendré une situation de classe de jour en jour plus intolérable, l’opposition chaque jour accentuée entre des capitalistes de moins en moins nombreux, mais de plus en plus riches, et des ouvriers salariés non possédants toujours plus nombreux et dont la situation, en gros, va de mal en pis ; et enfin que les forces massives de production engendrées dans le cadre du mode de production capitaliste et que celui-ci né peut plus maîtriser, n’attendent que la prise de possession par une société organisée en vue d’une coopération planifiée, pour assurer à tous les membres de la société les moyens d’existence et de libre développement de leurs facultés, et cela dans une mesure toujours croissante.

Pour mener jusqu’au bout cette critique de l’économie bourgeoise, il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d’échange et de répartition. Les formes qui l’ont précédée ou qui existent encore à côté d’elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. Une étude et une comparaison de cette sorte n’ont été jusqu’ici faites dans l’ensemble que par Marx et c’est à ses recherches que nous devons donc presque exclusivement ce qui a été établi jusqu’ici de l’économie théorique d’avant l’ère bourgeoise.

Bien qu’elle soit née vers la fin du XVII° siècle dans des cerveaux de génie, l’économie politique est cependant, au sens restreint, dans les formules positives qu’en ont donné les physiocrates et Adam Smith, essentiellement la fille du XVIII° siècle et elle s’insère dans la lignée des conquêtes faites en ce temps par les grands philosophes français des lumières, avec tous les avantages et les défauts de cette période. Ce que nous avons dit des philosophes des lumières vaut aussi pour les économistes de ce temps. La nouvelle science était pour eux non l’expression des conditions et des besoins de leur époque, mais celle de la raison éternelle ; les lois de la production et de l’échange qu’elle découvrait n’étaient pas les lois d’une forme historiquement déterminée de ces activités, mais des lois éternelles de la nature ; on les déduisait de la nature de l’homme. Mais cet homme, à y regarder de près, était le bourgeois moyen d’alors en train de se transformer en grand bourgeois et sa nature consistait à fabriquer et à faire du commerce dans les conditions historiquement déterminées de l’époque.

Maintenant que dans le domaine de la philosophie, nous avons suffisamment fait connaissance avec notre “ fondateur critique ”, M. Dühring et sa méthode, nous pourrons prédire sans difficulté la manière dont il concevra l’économie politique. En philosophie, là où il ne se contentait pas de divaguer (comme dans la philosophie de la nature), sa façon de voir était une caricature de celle du XVIII° siècle. Il ne s’agissait pas de lois historiques d’évolution, mais de lois naturelles, de vérités éternelles. Des rapports sociaux comme la morale et le droit n’étaient pas décidés d’après les conditions historiques existantes dans chaque cas, mais par les deux fameux bonshommes, dont ]’un ou bien opprime l’autre, ou bien ne l’opprime pas, ce qui malheureusement ne s’est jamais produit jusqu’ici. Aussi ne nous tromperons-nous guère si nous en tirons la conclusion que M. Dühring ramènera également l’économie à des vérités définitives en dernière analyse, à des lois éternelles de la nature, à des axiomes tautologiques du vide le plus désolant, mais que, par contre, dans la mesure où il connaît tout le contenu positif de l’économie, il le réintroduira en fraude, par la porte de derrière ; et qu’il ne tirera pas la répartition en tant qu’événement social de la production et de l’échange, mais qu’il la confiera pour solution définitive à son illustre duo. Et comme tout cela n’est que vieux artifices déjà bien connus, nous pouvons être d’autant plus bref sur ce chapitre.

En fait, M. Dühring nous déclare dès la page 2 que son économie se réfère à ce qui a été “ établi ” dans sa philosophie et que

“ sur quelques points essentiels, elle s’appuie sur des vérités prééminentes, déjà réglées dans un domaine de recherches plus élevé.”

Partout, la même indiscrétion dans la louange de soi. Partout, le triomphe de M. Dühring a raison de ce que M. Dühring a établi et réglé. Réglé en effet, nous l’avons vu en long et en large- -mais dans le seins où on dit : “ Son compte est réglé ! ”

Aussitôt après, nous avons “ Ies lois naturelles les plus générales de toute économie ”. - Donc nous avions deviné juste. Mais ces lois naturelles ne permettent une intelligence correcte de l’histoire révolue que si on

“ les étudie dans cette détermination plus exacte qu’ont fait subir à leurs résultats les formes politiques de sujétion et de groupement. Des institutions comme l’esclavage ou la dépendance salariée, auxquels s’ajoute leur sœur jumelle la propriété fondée sur la violence, doivent être considérées comme des formes constitutives de l’économie sociale ayant une nature authentiquement politique, et elles représentent dans le monde tel qu’il existe jusqu’ici le seul cadre à l’intérieur duquel ont pu se manifester les effets des lois naturelles de l’économie.”

Cette proposition est la fanfare qui, tel un leitmotiv wagnérien, nous annonce l’approche du fameux duo. Mais elle est plus encore, elle est le thème fondamental de tout le livre de Dühring. A propos du droit, M. Dühring ne savait rien nous offrir d’autre qu’une mauvaise transposition sur le plan socialiste de la théorie égalitaire de Rousseau, comme depuis des années on peut en entendre de bien meilleures dans tout estaminet ouvrier de Paris. Ici, il nous donne une transposition socialiste, qui n’est pas meilleure, des doléances des économistes sur la falsification des lois naturelles et éternelles de l’économie et de leurs effets par l’ingérence de l’État, de la violence. Ce faisant, il se trouve, - et c’est justice, - tout seul parmi les socialistes. Tout ouvrier socialiste, quelle que soit sa nationalité, sait fort bien que la violence protège seulement l’exploitation, mais qu’elle n’en est pas la cause ; que le rapport entre capital et travail salarié est la cause de son exploitation et que ce rapport est né de façon purement économique et non pas par voie de violence.

De plus, nous apprenons maintenant que dans toutes les questions économiques, “ on pourra distinguer deux processus, celui de la production et celui de la répartition ”. En outre, cette célébrité superficielle de J.-B. Say y aurait ajouté un troisième processus, celui de l’utilisation, de la consommation, mais il n’aurait rien su en dire de judicieux, pas plus que ses successeurs. Quant à l’échange ou à la circulation, ce ne serait qu’une subdivision de la production, dans laquelle rentre l’ensemble de ce qui doit se passer pour que les produits parviennent au dernier consommateur, au consommateur proprement dit. - Si M. Dühring mélange les deux processus essentiellement différents, bien qu’ils se conditionnent réciproquement, de la production et de la circulation et s’il affirme sans se gêner qu’en évitant cette confusion “ on ne fait que produire de la confusion”, cela prouve simplement que, ou bien il ne connaît pas, ou bien il ne comprend pas le développement colossal qu’a pris justement la circulation depuis cinquante ans ; ce que d’ailleurs son livre confirme dans la suite. Mais ce n’est pas tout. Après avoir tout bonnement fondu la production et l’échange en une seule chose, la production tout court, il place la répartition à côté de la production comme un second processus tout à fait extérieur, qui n’a absolument rien à faire avec le premier. Or, nous avons vu que, dans ses traits décisifs, la répartition est dans chaque cas le résultat nécessaire des rapports de production et d’échange d’une société déterminée, ainsi que des antécédents historiques de cette société, et cela en telle manière qu’une fois que nous connaissons ces derniers, nous pouvons avec certitude en déduire le mode de répartition dominant dans cette société. Mais nous voyons aussi que si M. Dühring ne veut pas devenir infidèle aux principes “établis” dans sa conception de la morale, du droit et de l’histoire, il faut qu’il nie ce fait économique élémentaire, et il le faut surtout quand il s’agit d’introduire en fraude dans l’économie son indispensable duo. C’est seulement quand il a heureusement débarrassé la répartition de tout lien avec la production et l’échange que ce grand événement peut se produire.

Cependant rappelons-nous d’abord comment la chose s’est déroulée pour la morale et le droit. Là, M. Dühring a commencé à l’origine avec un seul homme ; il disait :

“ Dans la mesure où un homme est pensé comme unique, ou, ce qui revient au même, comme hors de toute connexion avec autrui, il ne peut avoir de devoirs. Pour lui, il n’y a pas d’obligation, mais seulement un vouloir. ”

Cet homme sans devoirs, pensé comme unique, qu’est-il d’autre que ce fatal “ Juif primitif Adam ” dans le paradis, où il est sans péché, parce qu’il ne peut justement en commettre aucun ? Mais même pour cet Adam philosophe du réel, un péché originel est imminent. A côté de cet Adam intervient brusquement, - non certes une Ève aux boucles ondoyantes, mais un deuxième Adam. Et, aussitôt, Adam a des devoirs, et ... il les viole. Au lieu de serrer son frère sur son cœur comme son égal en droit, il le soumet à sa domination, il l’asservit, - et c’est des suites de ce premier péché, du péché originel d’asservissement, que toute l’histoire universelle souffre jusqu’à ce jour, raison pour laquelle, selon M. Dühring, elle ne vaut pas trois liards.

Si donc, soit dit en passant, M. Dühring croyait livrer suffisamment au mépris la “négation de la négation” en la caractérisant comme une mauvaise copie de la vieille histoire de la chute et de la rédemption, que devons-nous dire dans ce cas de sa dernière édition à lui de la même histoire ? (Car nous “ marcherons ” aussi à la rédemption avec le temps, comme dit la presse gouvernementale). En tout cas, nous préférons la vieille légende tribale des sémites, dans laquelle, pour le petit bonhomme et la petite bonne femme, il valait tout de même la peine de sortir de l’état d’innocence ; M. Dühring gardera la gloire sans concurrence d’avoir construit son péché originel avec ... deux hommes.

Voyons maintenant la transposition du péché originel dans l’économie.

“ Pour l’idée de production, la représentation d’un Robinson qui se trouve isolé avec ses forces en face de la nature et qui n’a rien à partager avec personne, peut en tout cas donner un schéma mental approprié ... Pour rendre sensible ce qu’il y a de plus essentiel dans l’idée de répartition, il sera tout aussi opportun d’utiliser le schéma mental de deux personnes dont les forces économiques se combinent et qui, manifestement, sont obligées de discuter mutuellement sous une forme ou une autre de leur quote-part. En fait, il ne faut rien de plus que ce simple dualisme pour exposer en toute rigueur quelques-unes des relations de répartition les plus importantes et pour en étudier les lois au stade embryonnaire dans leur nécessité logique ... La coopération sur pied d’égalité est tout aussi concevable ici que la combinaison des forces par la sujétion complète d’une des parties, qui est alors enrôlée de force dans le service économique comme esclave ou comme simple instrument et n’est d’ailleurs entretenue que comme instrument... Entre l’état d’égalité et celui de nullité d’une part, d’omnipotence et de simple activité d’exécution d’autre part, se trouve une série de degrés, auxquels les phénomènes de l’histoire universelle se sont chargés de pourvoir avec une extrême diversité. Une vue universelle embrassant les institutions de justice et d’injustice de l’histoire est ici la condition préalable essentielle ... ”

Et, en fin de compte, toute la répartition se transforme en un “ droit économique de répartition ”.

Voici qu’enfin M. Dühring retrouve la terre ferme sous ses pieds. Bras dessus, bras dessous, avec ses deux hommes, il peut lancer un défi à son siècle. Mais derrière ce trio, il y a encore quelqu’un dont on tait le nom.

“ Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. Que ce propriétaire soit kalos kagathos athénien, théocrate étrusque, civis romanus (citoyen romain), baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne peu importe ! ” (Marx : Le Capital, I, deuxième édition page 227 [1].)

Une fois que, de cette manière, M. Dühring avait appris ce qu’est la forme fondamentale d’exploitation commune à toutes les formes de production antérieures, dans la mesure où elles évoluent dans des contradictions de classe, il n’avait plus qu’à y appliquer son duo, et le fondement radical de l’économie du réel était prêt. Il n’a pas hésité une minute à mettre à exécution cette “ pensée génératrice de système ”. Travail sans contrepartie, au-delà du temps de travail nécessaire à la subsistance de l’ouvrier, voilà le point. L’Adam, qui s’appelle ici Robinson, fait donc trimer son second Adam, Vendredi. Mais pourquoi Vendredi trime-t-il plus qu’il ne lui est nécessaire pour son entretien ? A cette question aussi, Marx répond en partie. Mais pour nos deux gaillards, sa réponse est beaucoup trop compliquée. La chose est réglée en un tournemain. Robinson “opprime” Vendredi, l’enrôle de force dans le service économique “ en tant qu’esclave ou qu’instrument ” et ne l’entretient “ que comme instrument ”. Avec cette “ tournure créatrice ” des plus neuves, M. Dühring fait d’une pierre deux coups. D’une part, il s’épargne la peine d’expliquer les diverses formes de répartition jusqu’à ce jour, leurs différences et leurs causes : toutes ensemble, elles ne valent tout simplement rien, elles reposent sur l’oppression, la violence. Nous aurons bientôt à y revenir. Et deuxièmement, il transpose par là toute la théorie de la répartition du plan économique sur celui de la morale et du droit, c’est-à-dire du plan de faits matériels établis au plan d’opinions et de sentiments plus ou Moins chancelants. Il n’a donc plus besoin d’étudier ou de prouver, il ne lui reste qu’à poursuivre allégrement ses déclamations et il peut exiger que la répartition des produits du travail se règle non d’après ses causes réelles, mais d’après ce qui lui paraît à lui, M. Dühring, moral et juste. Toutefois ce qui paraît juste à M. Dühring n’est nullement immuable, c’est donc loin d’être une vérité authentique. Car les vérités authentiques sont, d’après M. Dühring lui-même, “absolument immuables”. En 1868, M. Dühring (Die Schicksale meiner sozialen Denkschrift, etc.) prétendait

“ qu’il est dans la tendance de toute civilisation supérieure de marquer la propriété d’une empreinte de plus en plus nette ; c’est là, et non dans une confusion des droits et des sphères de souveraineté, que résident l’essence et l’avenir de l’évolution moderne. ”

Et plus loin, disait-il, il ne pouvait absolument pas prévoir

“ comment une transformation du travail salarié en une autre sorte de gagne-pain pourrait jamais être compatible avec les lois de la nature humaine et avec la hiérarchie imposée par la nature au corps social.

Donc, en 1868 : la propriété privée et le travail salarié sont des nécessités de nature, en conséquence justes ; en 1876 : tous deux sont des émanations de la violence et du “ vol ”, donc injustes [2]. Et il nous est impossible de savoir ce qui, à un génie qu’emporte une telle impétuosité, pourra bien paraître moral et juste dans quelques années ; nous ferons donc mieux en tout cas, dans notre étude de la répartition des richesses, de nous en tenir aux lois économiques réelles, objectives, et non à l’idée momentanée, changeante et subjective qu’a M. Dühring du juste et de l’injuste.

Si, pour croire au bouleversement en marche du mode actuel de répartition des produits du travail, avec ses contradictions criantes de misère et d’opulence, de famine et de ripailles, nous n’avions pas de certitude meilleure que la conscience de l’injustice de ce mode de répartition et que la conviction de la victoire finale du droit, nous serions bien mal en point et nous pourrions attendre longtemps. Les mystiques du moyen âge qui rêvaient de l’approche du règne millénaire, avaient déjà la conscience de l’injustice des oppositions de classe. Au seuil de l’histoire moderne, il y a trois ceint cinquante ans, Thomas Münzer la proclame très haut dans le monde. Dans la révolution bourgeoise d’Angleterre, dans celle de France, le même cri retentit ... et s’éteint. Et si maintenant le même cri d’abolition des oppositions et des différences de classes, qui jusqu’en 1830 laissait froides les classes laborieuses et souffrantes, éveille un écho qui se répète des millions de fois, s’il gagne un pays après l’autre, et cela dans l’ordre même et avec la même intensité selon lesquels la grande industrie se développe dans les divers pays ; si, en une génération, il a conquis une puissance qui peut défier toutes les puissances liguées contre lui et être sûr de la victoire dans un proche avenir, - d’où cela vient-il ? Du fait, que, d’une part, la grande industrie moderne a créé un prolétariat, une classe qui, pour la première fois dans l’histoire, peut revendiquer l’abolition non pas de telle ou telle organisation de classe particulière ou de tel ou tel privilège de classe particulier, mais des classes en général et qui est placée devant l’obligation de réaliser cette revendication sous peine de tomber dans la condition du coolie chinois. Et du fait que, d’autre part, la même grande industrie a créé dans la bourgeoisie une classe qui a le monopole de tous les instruments de production et moyens de subsistance, mais qui, dans toute période de fièvre de la production et dans toute banqueroute consécutive à cette période, prouve qu’elle est devenue incapable de continuer à régner sur les forces productives qui échappent à sa puissance ; classe sous la conduite de laquelle la société court à sa ruine, comme une locomotive dont le mécanicien n’a pas assez de force pour ouvrir la soupape de sûreté bloquée. En d’autres termes : cela vient du fait que les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr. C’est sur ce fait matériel palpable qui, avec une nécessité irrésistible, s’impose sous une forme plus ou moins claire aux cerveaux des prolétaires exploités, - c’est sur ce fait, et non dans les idées de tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l’injuste que se fonde la certitude de victoire du socialisme moderne.

Notes

[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 231, E. S., 1971.

[2] La seconde édition du Cursus der National- und Sozialökonomie de DÜHRING parut en 1876.

II. Théorie de la violence

“ Le rapport de la politique générale aux formes du droit économique est déterminé dans mon système de façon si décisive et, en même temps, si originale, qu’il ne serait pas superflu d’y renvoyer spécialement pour en faciliter l’étude. La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre. Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles ; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte. ”

De même, à un autre endroit, M. Dühring

“ part de la thèse que les situations politiques sont la cause décisive de l’état économique et que la relation inverse ne représente qu’une réaction de second ordre ... Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction. ”

Telle est la théorie de M. Dühring. Ici, et en beaucoup d’autres passages, elle est tout simplement posée, on pourrait dire décrétée. Nulle part dans les trois épais volumes, il n’est question, fût-ce du moindre semblant de preuve ou de réfutation de l’opinion adverse. Et les arguments pourraient être aussi bon marché que les mûres, que M. Dühring ne nous en donnerait pas. La chose est déjà prouvée par la fameuse chute originelle, où Robinson a asservi Vendredi. C’était un acte de violence, donc un acte politique. Et comme cet asservissement forme le point de départ et le fait fondamental de toute l’histoire révolue et qu’il lui inocule le péché originel d’injustice, et cela à un point tel que dans les périodes ultérieures celui-ci n’a été qu’atténué et “ métamorphosé en formes économiques de dépendance plus indirectes ” ; comme, d’autre part, toute la “ propriété fondée sur la violence ”, encore aujourd’hui en vigueur, repose sur cet asservissement primitif, il est clair que tous les phénomènes économiques s’expliquent par des causes politiques, à savoir par la violence. Et celui à qui cela ne suffit pas, c’est qu’il est un réactionnaire larvé.

Remarquons tout d’abord qu’il ne faut pas être moins amoureux de soi-même que l’est M. Dühring, pour tenir pour tellement “ originale ” cette opinion qui ne l’est nullement. L’idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire est aussi vieille que l’historiographie elle-même, et c’est la raison principale qui fait que si peu de chose nous a été conservé de l’évolution des peuples qui s’accomplit silencieusement à l’arrière-plan de ces scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l’avant. Cette idée a dominé toute la conception de l’histoire dans le passé et n’a été ébranlée que grâce aux historiens bourgeois français de l’époque de la Restauration ; le seul point “ original ” là-dedans, c’est qu’encore une fois, M. Dühring ne sait rien de tout cela.

En outre, admettons pour un instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l’histoire jusqu’à ce jour peut se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme ; nous sommes encore loin pour autant d’avoir touché au fond du problème. Car on demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument Pas. Nous voyons au contraire que Vendredi

“ est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instrument et qu’il n’est d’ailleurs entretenu que comme instrument. ”

Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler. Donc, contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n’ “ a pas pris le groupement politique ” qu’établissait l’asservissernent de Vendredi “ en lui-même comme point de départ, mais l’a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires ”. - A lui maintenant de s’arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.

Ainsi l’exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver que la violence est “ élément historique fondamental ”, prouve que la violence n’est que le moyen, tandis que l’avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est “ plus fondamental ” que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique. L’exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu’il doit prouver. Et ce qui se passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de servitude qui se sont produits jusqu’ici. L’oppression a toujours été, pour employer l’élégante expression de M. Dühring, “ un moyen pour des fins alimentaires ” (ces fins alimentaires étant prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit “ pour lui-même ”. Il faut être M. Dühring pour pouvoir s’imaginer que les impôts ne sont dans l’État que “ des effets de second ordre ” ou que le groupement politique d’aujourd’hui en bourgeoisie dominante et en prolétariat dominé existe “ pour lui-même ”, et non pour “ les fins alimentaires ” des bourgeois régnants, c’est-à-dire pour le profit et l’accumulation du capital.

Cependant, retournons à nos deux bonshommes. Robinson, “l’épée à la main”, fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d’autre chose encore que de l’épée. Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition. Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse. Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné. De même, dans la Rome primitive, cité paysanne ; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves. Si à l’époque des guerres médiques, le nombre des esclaves s’élevait à Corinthe à 460.000 et à Egine à 470.000, et si leur proportion était de dix par tête d’habitant libre [1], il fallait pour cela quelque chose de plus que de la “ violence ”, à savoir une industrie d’art et un artisanat très développés et un commerce étendu. L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de “ forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave”, - il fait tenir tout le rapport sur la tête. L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclave en vie, Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise. Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires. Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés ; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution. Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald [2] ; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective. Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume. Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, - cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle. Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

Mais même pour expliquer “ l’assujettissement de l’homme au service d’esclave ” sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence. Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. Or, Marx a prouvé lumineusement dans Le Capital, - et M. Dühring se garde bien d’en souffler le moindre mot, - qu’à un certain niveau de développement, la production marchande se transforme en production capitaliste et qu’à ce degré,

“ la loi de l’appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises, ou loi de la propriété privée, se convertit par l’effet inévitable de sa propre dialectique interne en son contraire : l’échange d’équivalents ; celui-ci, qui apparaissait comme l’opération primitive, a tourné de telle sorte qu’on n’échange plus qu’en apparence, du fait que, premièrement, la portion du capital échangée contre de la force de travail n’est elle-même qu’une partie de l’appropriation sans équivalent du produit du travail d’autrui et que, deuxièmement, elle ne doit pas seulement être remplacée par son producteur, l’ouvrier, niais doit être remplacée avec un nouveau surplus [excédent] ... Primitivement, la propriété nous apparaissait fondée sur le travail personnel ... La propriété apparaît maintenant [à la fin du développement de Marx] du côté du capitaliste comme le droit de s’approprier le travail d’autrui sans le payer, du côté de l’ouvrier comme l’impossibilité de s’approprier son propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient la conséquence nécessaire d’une loi qui, apparemment, partait de leur identité. ”

En d’autres termes : même en excluant toute possibilité de vol, de violence et de do], en admettant que toute propriété privée repose à l’origine sur le travail personnel du possesseur et que, dans tout le cours ultérieur des choses, on n’échange que des valeurs égales contre des valeurs égales, nous obtenons tout de même nécessairement, dans la suite du développement de la production et de l’échange, le mode actuel de production capitaliste, la monopolisation des moyens de production et de subsistance entre les mains d’une seule classe peu nombreuse, l’abaissement de l’autre classe, qui forme l’immense majorité, au niveau de prolétaires non possédants, l’alternance périodique de production vertigineuse et de crise commerciale, et toute l’anarchie actuelle de la production. Tout le processus s’explique par des causes purement économiques sans qu’il ait été besoin d’avoir recours une seule fois au vol, à la violence, à l’État ou à quelque ingérence politique. La “propriété fondée sur la violence ” ne s’avère, ici encore, que comme une rodomontade destinée à cacher l’incompréhension du cours réel des choses.

Ce cours des choses, exprimé historiquement, est l’histoire du développement de la bourgeoisie. Si “ les situations politiques sont la cause déterminante de l’état économique ”, la bourgeoisie moderne ne doit pas s’être développée dans la lutte contre le féodalisme, mais être son enfant gâté mis au monde de plein gré. Chacun sait que c’est le contraire qui a eu lieu. Ordre opprimé, à l’origine tributaire de la noblesse féodale régnante, recruté parmi des corvéables et des serfs de toute catégorie, c’est dans une lutte sans répit avec la noblesse que la bourgeoisie a conquis un poste du pouvoir après l’autre et, finalement, a pris possession du pouvoir à sa place dans les pays dans les pays les plus évolués ; en France en renversant directement la noblesse ; en Angleterre, en l’embourgeoisant de plus en plus et en se l’incorporant pour en faire son couronnement décoratif. Et comment y est-elle parvenue ? Simplement par une transformation de l’ “ état économique”, que suivit tôt ou tard, de bon gré ou par la lutte, une transformation des situations politiqués. La lutte de la bourgeoisie contre la noblesse féodale est la lutte de la ville contre la campagne, de l’industrie contre la propriété foncière, de l’économie monétaire contre l’économie naturelle, et les armes décisives des bourgeois dans cette lutte furent leurs moyens de puissance économique accrus sans arrêt par le développement de l’industrie, d’abord artisanale, puis progressant jusqu’à la manufacture, et par l’extension du commerce. Pendant toute cette lutte, la puissance politique était du côté de la noblesse, à l’exception d’une période où le pouvoir royal utilisa la bourgeoisie contre la noblesse pour tenir un ordre en échec par l’autre. Mais dès l’instant où la bourgeoisie, politiquement encore impuissante, commença, grâce à l’accroissement de sa puissance économique, à devenir dangereuse, la royauté s’allia de nouveau à la noblesse et par là provoqua, en Angleterre d’abord, en France ensuite, la révolution de la bourgeoisie. En France, les conditions politiques étaient restées sans changement, tandis que l’état économique était devenu trop avancé pour elles. Au point de vue politique, la noblesse était tout, la bourgeoisie rien ; au point de vue social, le bourgeois était maintenant la classe la plus importante dans l’État, tandis que la noblesse avait vu toutes ses fonctions sociales lui échapper et qu’elle ne faisait plus qu’encaisser sous la forme de ses revenus la rémunération de ces fonctions disparues. Ce n’est pas tout : dans toute sa production, la bourgeoisie était restée prisonnière des formes politiques féodales du moyen âge, pour lesquelles cette production, - non seulement la manufacture, mais même l’artisanat, - était depuis longtemps devenue trop grande : prisonnière des mille privilèges corporatifs et des barrières douanières locales et provinciales, transformés en simples brimades et entraves de la production. La révolution de la bourgeoisie y mit fin. Mais non pas en adaptant, selon le principe de M. Dühring, l’état économique aux conditions politiques, - c’est précisément ce que la noblesse et la royauté avaient tenté en vain pendant des années, - mais à l’inverse en jetant de côté le vieux bric-à-brac politique pourri et en créant des conditions politiques dans lesquelles le nouvel “ état économique ” pouvait subsister et se développer. Et dans cette atmosphère politique et juridique faite pour elle, la bourgeoisie s’est brillamment développée, si brillamment que d’ores et déjà, elle n’est plus loin de la position qu’occupait la noblesse en 1789 : elle devient de plus en plus non seulement une superfétation sociale, mais encore un obstacle social ; elle s’élimine de plus en plus de l’activité productrice et devient de plus en plus, comme en son temps la noblesse, une classe qui ne fait qu’encaisser des revenus ; et c’est sans la moindre simagrée de violence, d’une manière purement économique qu’elle a réalisé ce bouleversement de sa propre position et la création d’une classe nouvelle, le prolétariat. Plus encore. Elle n’a nullement voulu ce résultat de ses propres agissements ; au contraire, il s’est imposé avec une puissance irrésistible contre sa volonté, contre son intention ; ses propres forces de production sont devenues trop puissantes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l’effet d’une nécessité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. Et si les bourgeois en appellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe l’ “ état économique” qui s’écroule, ils prouvent seulement par là qu’ils sont victimes de l’illusion de M. Dühring, selon laquelle “ les conditions politiques sont la cause déterminante de l’état économique ” ; qu’ils se figurent, tout comme M. Dühring, capables de transformer, avec les “ moyens primitifs ”, avec la “ violence politique immédiate ”, ces “ faits de second ordre ”, l’état économique et son évolution inéluctable, et donc de débarrasser le monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets économiques de la machine à vapeur et du machinisme moderne mis par elle en mouvement, du commerce mondial et du développement actuel de la banque et du crédit.

Notes

[1] W. WACHSMUTH : Hellenische Altertumskunde aus dem Gesichtspunkte des Staates, 2° partie, I° Section, Halle, 1829, p. 44. Wachsmuth a pour source ATHÉNÉE : Banquet des sophistes, liv. VI.

[2] Cf. G. HANSSEN : Die Gehöferschaften (Erbgenossenschaften) im Regierungsbezirk Trier, Berlin, 1863.

III. Théorie de la violence (suite)

Considérons cependant d’un peu plus près cette “ violence ” toute-puissante de M. Dühring. Robinson asservit Vendredi “ l’épée à la main ”. Où a-t-il pris l’épée ? Même dans les îles imaginaires des robinsonnades, les épées, jusqu’ici, ne poussent pas sur les arbres et M. Dühring laisse cette question sans réponse. De même que Robinson a pu se procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de “ violence ” se renverse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer. Nous nous excusons auprès du lecteur de revenir avec tant de suite dans les idées sur l’histoire de Robinson et de Vendredi qui, à vrai dire, est du ressort du jardin d’enfants et non de la science, mais qu’y pouvons-nous ? Nous sommes obligés d’appliquer en conscience la méthode axiomatique de M. Dühring et ce n’est pas notre faute si, de ce fait, nous évoluons continuellement dans le domaine de la puérilité pure. Donc, le revolver triomphe de l’épée et même l’amateur d’axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence n’est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en oeuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l’emporte sur le moins parfait ; qu’en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que le producteur d’instruments de violence plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l’emporte sur le producteur des moins parfaits et qu’en un mot la victoire de la violence repose sur la production d’armes, et celle-ci à son tour sur la production en général, donc ... sur la “puissance économique”, sur l’ “ état économique ”, sur les moyens matériels qui sont à la disposition de la violence.

La violence, ce sont aujourd’hui l’armée et la flotte de guerre, et toutes deux coûtent, comme nous le savons tous à nos dépens, “ un argent fou ”. Mais la violence ne peut pas faire de l’argent, elle peut tout au plus rafler celui qui est déjà fait et cela ne sert pas non plus à grand-chose, comme nous l’avons également appris à nos dépens avec les milliards de la France [1]. L’argent doit donc, en fin de compte, être fourni par le moyen de la production économique ; la violence est donc une fois de plus déterminée par l’état économique, qui lui procure les moyens de s’armer et de conserver ses engins. Mais cela ne suffit pas. Rien ne dépend plus de conditions économiques préalables que justement l’armée et la flotte. Armement, composition, organisation, tactique et stratégie dépendent avant tout du niveau atteint par la production dans chaque cas, ainsi que des communications. Ce ne sont pas les “ libres créations de l’intelligence ” des capitaines de génie qui ont eu en cette matière un effet de bouleversement, c’est l’invention d’armes meilleures et la modification du matériel humain, le soldat ; dans le meilleur des cas, l’influence des capitaines de génie se borne à adapter la méthode de combat aux armes et aux combattants nouveaux.

Au début du XlV° siècle, la poudre à canon est passée des Arabes aux Européens occidentaux et a bouleversé, comme nul ne l’ignore, toute la conduite de la guerre. Mais l’introduction de la poudre à canon et des armes à feu n’était nullement un acte de violence, c’était un progrès industriel, donc économique. L’industrie reste l’industrie, qu’elle s’oriente vers la production ou la destruction d’objets. Et l’introduction des armes à feu a eu un effet de bouleversement non seulement sur la conduite même de la guerre, mais aussi sur les rapports politiques, rapports de domination et de sujétion. Pour obtenir de la poudre et des armes à feu, il fallait l’industrie et l’argent, et tous deux appartenaient aux bourgeois des villes. C’est pourquoi les armes à feu furent dès le début les armes des villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes, contre la noblesse féodale. Les murailles jusque-là imprenables des châteaux forts des nobles tombèrent sous les coups des canons des bourgeois, les balles des arquebuses bourgeoises traversèrent les cuirasses des chevaliers. Avec la cavalerie cuirassée de la noblesse, s’effondra aussi la domination de la noblesse ; avec le développement de la bourgeoisie, l’infanterie et l’artillerie devinrent de plus en plus les armes décisives ; sous la contrainte de l’artillerie, le métier de la guerre dut s’annexer une nouvelle subdivision tout à fait industrielle : le corps des ingénieurs.

Le développement des armes à feu se fit très lentement. Le canon restait lourd, l’arquebuse grossière, malgré de nombreuses inventions de détail. Il fallut plus de trois cents ans pour mettre au point une arme valable pour équiper toute l’infanterie. Ce n’est qu’au début du XVIII° siècle que le fusil à pierre avec baïonnette supplante définitivement la pique dans l’armement de l’infanterie. L’infanterie d’alors se composait de mercenaires au service des princes, qui avaient belle tenue à l’exercice, mais qui étaient très peu sûrs et dont la bastonnade était l’unique moyen de cohésion ; elle était recrutée parmi les éléments les plus dépravés de la société et, souvent, parmi les prisonniers de guerre ennemis enrôlés de force, et la seule forme de combat dans laquelle ces soldats pussent utiliser le nouveau fusil était la tactique linéaire, qui atteignit son achèvement suprême sous Frédéric II. Toute l’infanterie d’une armée était disposée sur trois rangs en un très long quadrilatère creux, et en ordre de bataille elle ne se mouvait qu’en bloc ; tout au plus autorisait-on l’une des deux ailes à avancer ou à reculer un peu. Cette masse maladroite ne pouvait se mouvoir en ordre que sur un terrain tout à fait plat et là encore à cadence lente (75 pas à la minute) ; il était impossible de changer l’ordre de bataille au cours de l’action et une fois l’infanterie au feu, la victoire ou la défaite se décidaient très rapidement, d’un seul coup.

Ces lignes peu maniables se heurtèrent dans la guerre d’indépendance américaine à des bandes de rebelles qui, certes, ne savaient pas faire l’exercice, mais n’en tiraient que mieux avec leurs carabines rayées ; ils combattaient pour leurs intérêts à eux, donc ne désertaient pas comme les troupes mercenaires et ils n’avaient pas l’obligeance d’affronter les Anglais en se disposant comme eux en ligne et en terrain découvert, mais se présentaient en groupes de tirailleurs dispersés et rapidement mobiles, sous le couvert des forêts. La ligne était impuissante ici et succombait aux adversaires invisibles et insaisissables. On redécouvrait la disposition en tirailleurs : méthode de combat nouvelle due à un matériel humain modifié.

Ce qu’avait commencé la révolution américaine, la Révolution française l’acheva, également sur le terrain militaire. Aux armées mercenaires de la coalition si bien entraînées, elle n’avait, elle aussi, à opposer que des masses mal exercées, mais nombreuses, la levée en masse de toute la nation. Mais avec ces masses il fallait protéger Paris, donc couvrir une zone déterminée et cela ne pouvait se faire sans une victoire dans une bataille de niasses à découvert. Le simple combat en tirailleurs ne suffisait pas : il fallait trouver une formation pour l’utilisation des masses et elle se trouva avec la colonne. La formation en colonne permettait, fût-ce à des troupes peu entraînées, de se mouvoir avec assez d’ordre, et même avec une vitesse de marche plus grande (100 pas et plus à la minute) ; elle permettait d’enfoncer les formations rigides du vieil ordre en ligne, de combattre sur tout terrain, par conséquent même sur ceux qui étaient le plus défavorables à la ligne, de grouper les troupes de la manière qui convenait suivant les besoins, et en liaison avec le combat de tirailleurs dispersés, de retenir, d’occuper et de fatiguer les lignes ennemies jusqu’à ce que le moment fût venu de les rompre au point décisif de la position avec des masses tenues en réserve. Si par conséquent cette nouvelle méthode de combat, qui reposait sur la combinaison de tirailleurs et de colonnes et sur la distribution de l’armée en divisions ou en corps autonomes, composés de toutes les armes, et qui fut portée au sommet de sa perfection par Napoléon aussi bien sous son aspect tactique que stratégique, était devenue nécessaire, c’était surtout en raison de la modification du matériel humain, le soldat de la Révolution française. Mais elle avait encore dans le domaine technique deux conditions préalables d’une grande importance : premièrement, le montage des pièces de campagne sur affûts plus légers qui avait été mis au point par Gribeauval et qui seul rendait possible le mouvement plus rapide qu’on exigeait d’elles maintenant, et, deuxièmement, la cambrure de la crosse du fusil qui jusque-là était une prolongation du canon en droite ligne ; introduit en France en 1777, cet emprunt au fusil de chasse permettait de viser un adversaire pris à part avec des chances de l’atteindre. Sans ce progrès, on n’aurait pas pu opérer en tirailleurs avec l’arme ancienne.

Le système révolutionnaire qu’était l’armement du peuple entier fut bientôt limité à la conscription (avec remplacement par rachat en faveur des riches), et adopté sous cette forme dans la plupart des grands États du continent. Seule, la Prusse, avec son système de Landwehr, essaya de faire appel dans une plus large mesure à la force militaire du peuple. La Prusse est, en outre, le premier État qui, - après le rôle sans lendemain joué par le bon fusil à baguette rayé qui avait été perfectionné entre 1830 et 1860, - ait pourvu toute son infanterie de l’arme la plus moderne, le fusil rayé chargé par la culasse. C’est à ces deux dispositions qu’elle dut ses succès de 1866.

Dans la guerre franco-allemande s’opposèrent pour la première fois deux armées qui disposaient toutes deux du fusil rayé chargé par la culasse, et cela en ayant toutes deux des formations tactiques essentiellement semblables à celles du temps du vieux fusil à pierre et à canon lisse, réserve faite de l’introduction de la colonne de compagnie à l’aide de laquelle les Prussiens avaient tenté de trouver une forme de combat mieux appropriée au nouvel armement. Mais lorsque le 18 août à Saint-Privat [2], la garde prussienne voulut faire un essai sérieux de la colonne de compagnie, les cinq régiments les plus engagés perdirent, en deux heures au maximum, plus d’un tiers de leur effectif (176 officiers et 5.114 hommes), et de ce jour, la colonne de compagnie était condamnée en tant que formation de combat, au même titre que la colonne de bataillon et la ligne. On abandonna toute tentative d’exposer à l’avenir au feu de l’ennemi toute espèce de formation serrée, et du côté allemand, on ne combattit plus qu’avec ces groupes denses de tirailleurs en lesquels jusqu’ici, sous la grêle de balles frappant au but, la colonne s’était déjà régulièrement décomposée toute seule, mais auxquels en haut lieu on s’était toujours opposé comme contraires à la discipline ; et de même, dans le champ de tir de l’ennemi, le pas de course devint désormais la seule façon de se déplacer. Encore une fois, le soldat avait été plus malin que l’officier ; il avait trouvé instinctivement la seule forme de combat qui fasse ses preuves jusqu’ici sous le feu du fusil chargé par la culasse, et il l’imposa avec succès malgré la résistance du commandement.

La guerre franco-allemande a marqué un tournant d’une tout autre signification que tous les tournants précédents. D’abord, les armes sont si perfectionnées qu’un nouveau progrès capable d’avoir quelque influence bouleversante n’est plus possible. Lorsque l’on a des canons avec lesquels on peut toucher un bataillon du plus loin que l’œil le distingue, ainsi que des fusils qui en font autant en prenant l’homme isolé pour cible et avec lesquels l’armement prend moins de temps que la visée, tous les autres progrès sont plus ou moins indifférents pour la guerre en rase campagne. Pour l’essentiel, l’ère du développement est donc close de ce côté. Mais en second lieu, cette guerre a contraint tous les grands États continentaux à introduire chez eux en le renforçant le système de l’armée de réserve (Landwehr) prussienne et, ce faisant, une charge militaire qui les mènera forcément à leur ruine en peu d’années. L’armée est devenue le but principal de l’État, elle est devenue un but en soi ; les peuples ne sont plus là que pour fournir des soldats et les nourrir. Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple, - ouvriers de la ville et des champs et paysans, - a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. Ce que la démocratie bourgeoise de 1848 n’a pu réaliser précisément parce qu’elle était bourgeoise et non prolétarienne, -l’acte de donner aux masses laborieuses une volonté dont le contenu correspondît à leur situation de classe, - le socialisme y parviendra infailliblement. Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de toutes les armées permanentes.

Voilà une des moralités de notre histoire de l’infanterie moderne. La deuxième, qui nous ramène de nouveau à M. Dühring, est que toute l’organisation et la méthode de combat des armées, et par suite, la victoire et la défaite s’avèrent dans la dépendance des conditions matérielles, c’est-à-dire économiques, du matériel humain et du matériel d’armement, donc de la qualité et de la quantité de la population ainsi que de la technique. Seul, un peuple de chasseurs comme les Américains pouvait redécouvrir le combat en tirailleurs, - et s’ils étaient chasseurs, c’était pour des raisons purement économiques, de même que, maintenant, c’est pour des raisons purement économiques que les mêmes Yankees des anciens États se sont métamorphosés en paysans, industriels, marins et négociants qui tiraillent non plus dans les forêts vierges, mais d’autant mieux, en revanche, sur le terrain de la spéculation, où ils ont aussi poussé très loin l’utilisation des masses. Seule, une révolution comme la Révolution française, qui émancipa économiquement le bourgeois et notamment le paysan, pouvait trouver les armées de masse en même temps que les libres formes de mouvement sur lesquelles se brisèrent les vieilles lignes rigides, - images militaires de l’absolutisme pour lequel elles se battaient. Et nous avons vu, cas par cas, comment les progrès de la technique, dès qu’ils étaient applicables et appliqués dans le domaine militaire, obligeaient aussitôt et presque de force à des changements, voire à des bouleversements de la méthode de combat, et qui plus est, souvent contre la volonté du commandement de l’armée. En outre, il n’est pas un sous-officier zélé qui ne fût capable dès aujourd’hui d’éclairer M. Dühring sur la façon dont la conduite de la guerre dépend de la productivité et des moyens de communications de l’arrière comme de ceux du théâtre des opérations. Bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de puissance économique qui aident la “ violence ” à remporter la victoire, sans laquelle elle cesse d’être violence, et celui qui, selon les principes de M. Dühring, voudrait réformer la chose militaire en partant du point de vue opposé, ne récolterait que des coups [3].

Si nous passons maintenant de la terre sur la mer, les vingt dernières années à elles seules nous offrent un bouleversement d’une portée tout autre encore. Le vaisseau de combat de la guerre de Crimée était le deux-ponts ou le trois-ponts en bois, armé de 60 à 100 canons, qui marchait encore de préférence à la voile et n’avait qu’une faible machine à vapeur de secours. Il portait surtout des pièces de 32 avec un corps de canon d’environ 50 quintaux de 100 livres, et seulement quelques pièces de 68 pesant 95 quintaux. Vers la fin de la guerre apparurent des batteries flottantes blindées, monstres lourds, presque immobiles, mais invulnérables pour l’artillerie d’alors. Bientôt, le blindage d’acier fut transféré aussi aux vaisseaux de ligne ; mince encore au début, une épaisseur de quatre pouces passait déjà pour un blindage extrêmement lourd. Mais le progrès de l’artillerie dépassa bientôt le blindage ; pour chacune des épaisseurs de blindage qui furent employées l’une après l’autre, il se trouva une nouvelle pièce plus lourde, qui la perçait avec facilité. Nous voici donc, d’une part, à des épaisseurs de 10, 12, 14, 24 pouces (l’Italie va faire construire un navire avec un blindage de trois pieds d’épaisseur) ; d’autre part, à des pièces rayées dont les canons pèsent 25, 35, 80, et même 100 tonnes (de 20 quintaux) et qui lancent à des distances inouïes auparavant des projectiles de 300, 400, 1.700 et 2.000 livres. Le navire de combat d’aujourd’hui est un gigantesque vapeur à hélice blindé déplaçant 8 à 9.000 tonnes avec une puissance de 6 à 8.000 chevaux, à tourelles mobiles et 4 ou au maximum 6 pièces lourdes, avec une proue qui se termine au-dessous de la ligne de flottaison en un éperon destiné à couler les navires ennemis ; c’est une machine colossale unique, sur laquelle la vapeur effectue non seulement la propulsion rapide, mais aussi le pilotage, la manœuvre de l’ancre, la rotation des tourelles, le pointage et la charge des pièces, le pompage de l’eau, la rentrée et la mise à flot des canots, qui eux-mêmes marchent en partie à la vapeur, etc. Et la course entre le blindage et l’efficacité du tir est si peu arrivée à son terme qu’aujourd’hui un navire, d’une façon presque générale, ne répond déjà plus à ce qu’on en exige, est déjà vieilli avant d’être lancé. Le navire de guerre moderne est non seulement un produit, mais, en même temps, un spécimen de la grande industrie moderne, une usine flottante, - qui toutefois produit principalement du gaspillage d’argent. Le pays où la grande industrie est le plus développée, a presque le monopole de la construction de ces navires. Tous les cuirassés turcs, presque tous les cuirassés russes, la plupart des allemands sont construits en Angleterre ; les plaques de blindage, quel qu’en soit l’emploi, sont faites presque uniquement à Sheffield ; des trois usines métallurgiques d’Europe qui sont seules capables de fournir les pièces les plus lourdes, deux (Woolwich et Elswick) appartiennent à l’Angleterre, la troisième (Krupp) à l’Allemagne. On voit là de la façon la plus palpable comment la “ violence politique immédiate ”, qui d’après M. Dühring est la “ cause décisive de l’état économique ”, est, au contraire, entièrement assujettie à l’état économique ; comment non seulement la production, mais aussi le maniement de l’instrument de la violence sur mer, le vaisseau de guerre, est devenu lui-même une branche de la grande industrie moderne. Et il n’y a personne qui soit plus contrarié par cet état de choses que la violence elle-même, c’est-à-dire l’État, à qui un vaisseau coûte maintenant autant qu’auparavant toute une petite flotte, qui doit se résigner à ce que ces coûteux navires soient déjà vieillis, donc dépréciés, avant même d’avoir pris la mer, et qui ressent certainement tout autant de dépit que M. Dühring à voir que l’homme de l’ “ état économique ”, l’ingénieur, est maintenant bien plus important à bord que l’homme de la “ violence immédiate ”, le capitaine. Nous, au contraire, nous n’avons absolument aucune raison d’éprouver de la contrariété à voir que dans cette concurrence entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne jusqu’au comble du raffinement, ce qui le rend tout aussi hors de prix qu’impropre à la guerre [4], et ce que cette lutte révèle, jusque dans le domaine de la guerre navale, ces lois internes du mouvement, ces lois dialectiques selon lesquelles le militarisme, comme tout autre phénomène historique, périt des conséquences de son propre développement.

Ici également, nous voyons donc avec évidence qu’il n’est nullement vrai que

“ I’élément primitif doive être cherché dans la violence politique immédiate et non pas d’abord dans une puissance économique indirecte. ”

Au contraire. Qu’est-ce qui apparaît précisément comme “ élément primitif ” de la violence elle-même ? La puissance économique, le fait de disposer des moyens de puissance de la grande industrie. La violence politique sur mer, qui repose sur les navires de guerre modernes, se révèle comme n’étant absolument pas immédiate, mais précisément due à la médiation de la puissance économique, du haut développement de la métallurgie, de l’autorité exercée sur des techniciens habiles et des mines de charbon abondantes.

Mais à quoi bon tout cela ? Qu’au cours de la prochaine guerre navale on donne le commandement en chef à M. Dühring, et il anéantira toutes les flottes blindées esclaves de l’état économique, sans torpilles ni autres artifices, mais par la seule vertu de sa “ violence immédiate. ”

Notes

[1] Il s’agit des cinq milliards d’indemnité payés par la France à l’Allemagne à la suite de la guerre de 1870.

[2] C’est la bataille généralement connue sous le nom de bataille de Gravelotte.

[3] A l’état-major général prussien, on sait aussi cela très bien. “ Le fondement des choses militaires est, en première ligne, la forme de vie économique des peuples en général”, dit M. Max Jähns, capitaine à l’état-major général, clans une conférence scientifique. (Köln. Ztg., 20 avril 1876, page 3.) * (F. E.)
* La conférence de Max JÄHNS : “ Macchiavelli und der Gedanke der allgemeinen Wehrpflicht ”, fut publiée dans la Kölnische Zeitung des 18, 20, 22 et 25 avril 1876.

[4] Le perfectionnement du dernier produit de la grande industrie pour la guerre navale, la torpille à propulsion automatique, semble destiné à réaliser cet effet : le plus petit torpilleur serait dans ces conditions supérieur au plus puissant cuirassé. (Qu’on se souvienne d’ailleurs que ce qui précède fut écrit en 1878.) * (F. E.)

* Cette parenthèse d’Engels fut ajoutée à la 3° édition en 1885.

IV. Théorie de la violence (fin)

“ C’est une circonstance très importante qu’en fait, la domination de la nature ne se soit en général[ !] passée [une domination qui s’est passée !] que grâce à celle de l’homme. Jamais ni nulle part, la mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues n’a été accomplie sans l’asservissement préalable de l’homme à quelque forme d’esclavage ou de servage. L’établissement d’une domination économique sur les choses a eu pour condition préalable la domination politique, sociale et économique de l’homme sur l’homme. Comment aurait-on pu seulement avoir l’idée d’un grand propriétaire foncier sans inclure dans cette idée en même temps sa souveraineté sur des esclaves, des serfs ou des hommes indirectement privés de liberté ? Quelle signification aurait bien pu, et pourrait bien avoir pour une exploitation agricole d’envergure la force de l’individu à laquelle s’ajouterait tout au plus l’apport des forces de sa famille ? L’exploitation de la terre ou l’extension de la domination économique sur cette terre à une échelle qui dépasse les forces naturelles de l’individu n’est devenue jusqu’ici possible dans l’histoire que parce que, avant l’établissement de la domination sur le sol ou en même temps qu’elle, on a effectué l’asservissement correspondant de l’homme. Dans les périodes ultérieures de l’évolution, cet asservissement a été adouci ... Sa forme actuelle dans les États de haute civilisation est un salariat plus ou moins régenté par la domination policière. C’est donc sur ce salariat que repose la possibilité pratique de ce genre de richesse actuelle qui se présente dans la domination étendue du sol et [ !] dans la grande propriété foncière. Naturellement, toutes les autres espèces de richesse de répartition doivent s’expliquer historiquement d’une manière analogue et le fait que l’homme dépende indirectement de l’homme, fait qui constitue actuellement le trait fondamental des états économiques les plus développés, ne peut pas se comprendre et s’expliquer par lui-même, mais seulement comme un héritage quelque peu métamorphosé d’un assujettissement et d’une expropriation directs qui ont existé antérieurement. ”

Ainsi parle M. Dühring.

Thèse : La domination de la nature (par l’homme) suppose la domination de l’homme (par l’homme).

Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s’est jamais ni nulle part réalisée qu’au moyen d’esclaves.

Preuve de la preuve. Comment pourrait-il y avoir de grands propriétaires fonciers sans esclaves, étant donné que le grand propriétaire foncier avec sa famille et sans esclaves ne pourrait certes cultiver qu’une partie minime de sa propriété ?

Donc : Pour prouver que l’homme, afin de s’assujettir la nature, a dû d’abord asservir l’homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la “ nature ” en “ propriété foncière sur de vastes étendues ” et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière, - sans qu’on sache de qui elle est la propriété ! - en propriété d’un gros agrarien qui, naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.

D’abord, la “ domination de la nature ” et la “ mise en valeur de la propriété foncière ” ne sont nullement la même chose. La domination de la nature se pratique dans l’industrie sur une échelle tout autrement colossale que dans l’agriculture, laquelle, jusqu’à présent, est obligée d’obéir au temps qu’il fait au lieu de commander au temps.

Deuxièmement, si nous nous bornons à la mise en valeur de la propriété foncière sur de grandes étendues, ce qui importe, c’est de savoir à qui cette propriété foncière appartient. Et voilà qu’au début de l’histoire de tous les peuples civilisés, nous trouvons non pas le “ grand propriétaire foncier” que M. Dühring nous glisse ici en fraude par un de ses tours de passe-passe habituels dénommés par lui “ dialectique naturelle ” [1], - mais des communautés de tribu ou de village avec propriété en commun du sol. Des Indes à l’Irlande, l’exploitation de la propriété foncière sur de grandes étendues a été opérée à l’origine par ces communautés de tribu ou de village, et cela soit sous la forme de culture en commun des terres pour le compte de la communauté, soit sous la forme de parcelles agraires individuelles attribuées pour un temps aux familles par la communauté, avec jouissance commune des forêts et des pâturages en permanence. Il est une fois de plus caractéristique pour les “ études techniques les plus pénétrantes ” de M. Dühring “ dans le domaine politique et juridique ” qu’il ne sache rien de toutes ces choses ; que l’ensemble de ses oeuvres respire une ignorance totale de travaux qui font époque, aussi bien de ceux de Maurer sur la constitution primitive de la Mark germanique, fondement de l’ensemble du droit allemand, que de toute la littérature, chaque jour plus volumineuse, inspirée principalement par Maurer, qui est consacrée à démontrer la communauté primitive de la propriété foncière chez tous les peuples civilisés d’Europe et d’Asie et à exposer ses différentes formes d’existence et de dissolution. Dans le domaine du droit français et anglais, M. Dühring s’était acquis “lui-même toute son ignorance”, si grande fût-elle : il n’agit pas autrement dans le domaine du droit allemand, où elle est plus grande encore. L’homme qui s’emporte si violemment contre l’horizon borné des professeurs d’Université, en est, aujourd’hui encore, dans le domaine du droit allemand, tout au plus là où les professeurs en étaient il y a vingt ans.

Ce n’est que “ libre création et imagination” de M. Dühring s’il affirme que pour exploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les esclaves ont été nécessaires. Dans tout l’Orient, ou l’État ou bien la commune est propriétaire du sol, le terme même de propriétaire foncier n’existe pas dans les langues. Sur ce fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se sont mis l’esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils n’ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lobenstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu’ils avaient conquis, une sorte de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l’histoire avec une division en ordres qui n’est elle-même que le produit évident d’une longue préhistoire inconnue ; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants ; les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l’exception et disparaissent d’ailleurs bientôt après. L’Italie a été défrichée principalement par des paysans ; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils remplacèrent en même temps la culture par l’élevage et, comme Pline déjà le savait, menèrent l’Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere) [2]. Au moyen âge, c’est la culture paysanne qui domine dans toute l’Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes), étant admis qu’il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le sol arraché aux Slaves à l’est de l’Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de redevance très favorables, mais nullement sous “ quelque forme de corvée ”. - En Amérique du Nord, c’est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs esclave. et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu’à ce qu’il ne portât plus que des sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l’Ouest. En Australie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l’exception des colonies tropicales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la te- à l’Européen, le grand propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l’imagination. Au contraire, là où il apparaît dans l’antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas des terres incultes, mais transforme en pâturages les terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce n’est qu’à l’époque moderne, ce n’est que depuis que l’augmentation de la densité de la population a relevé la valeur du sol et que, surtout, le développement de l’agronomie a permis de mieux utiliser même des terres médiocres, - c’est seulement depuis lors que la grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défrichement de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux des paysans, tant en Angleterre qu’en Allemagne. La chose ne s’est pas faite non plus sans contrepartie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands propriétaires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois acres de terre arable en pâturages a moutons et en fin de compte, en simple terrain de chasse au gros gibier.

Nous n’avons affaire ici qu’à l’affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées, ne s’est “jamais et nulle part ” effectué autrement que grâce à de grands propriétaires fonciers et à des esclaves, - affirmation dont nous avons vu qu’elle a pour condition préalable une ignorance véritablement inouïe de l’histoire. Nous n’avons donc à nous préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves (comme à l’apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriaux depuis le moyen âge), ni de savoir ce qu’a été la fonction sociale des grands propriétaires fonciers à différentes époques.

Et après que M. Dühring nous a présenté ce tableau d’imagination digne du plus grand maître, dont on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, - les tours de passe-passe dans la déduction, ou la falsification de l’histoire, - il s’écrie d’un ton triomphant : “ Naturellement, toutes les autres espèces de la richesse de répartition s’expliquent historiquement de manière analogue !” Ce qui lui épargne de toute évidence la peine de perdre le moindre mot sur la genèse, par exemple, du capital.

Si avec sa domination de l’homme par l’homme, condition préalable de la domination de la nature par l’homme, M. Dühring veut seulement dire en général que tout notre état économique actuel, le niveau de développement atteint aujourd’hui par l’agriculture et l’industrie est le résultat d’une histoire sociale qui se déroule en oppositions de classes, en rapports de domination et d’esclavage, il dit quelque chose qui est devenu un lieu commun, il y a beau temps, depuis le Manifeste communiste. Il s’agit précisément d’expliquer la naissance des classes et des rapports de domination et si M. Dühring n’a toujours pour cela que le seul mot de “ violence ”, nous en sommes exactement au même point qu’au début. Le simple fait que, en tout temps, les dominés et les exploités sont bien plus nombreux que les dominateurs et les exploiteurs, que donc la violence réelle réside chez ces derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence. Il s’agit donc toujours d’expliquer les rapports de domination et d’esclavage.

Ils sont nés par deux voies différentes.

Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, - au sens étroit, - tels ils entrent dans l’histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces ; par conséquent, pauvres comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux. Il règne alors une certaine égalité des conditions d’existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d’égalité dans la position sociale, - tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces communautés existent, dès le début, certains intérêts communs, dont la garde doit être commise à des individus, quoique sous le contrôle de l’ensemble : jugement de litiges ; répression des empiètements de certains individus au-delà de leurs droits ; surveillance des eaux, surtout dans les pays chauds ; enfin, étant donné le caractère primitif et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans les plus vieilles communautés de la Mark germanique et aujourd’hui encore aux Indes. Il va sans dire que ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d’État. Peu à peu, les forces de production augmentent ; la population plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communautés, dont le groupement en ensembles plus importants provoque derechef une nouvelle division du travail, la création d’organes pour protéger les intérêts communs et se défendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autonomie plus grande encore, soit du fait de l’hérédité de la charge, qui s’instaure presque toute seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l’impossibilité grandissante de s’en passer à mesure qu’augmentent les conflits avec d’autres groupes. Comment, de ce passage à l’autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s’élever avec le temps à la domination sur la société ; comment, là où l’occasion était favorable, le serviteur primitif s’est métamorphosé peu à peu en maître ; comment, selon les circonstances, ce maître a pris l’aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les Grecs, du chef de clan celte, etc. ; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il s’est finalement servi aussi de la violence ; comment, au bout du compte, les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que nous n’avons pas besoin d’étudier ici. Ce qui importe ici, c’est seulement de constater que, partout une fonction sociale est à la base de la domination politique ; et que la domination politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est là-bas Possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes ; ils ont laissé tomber en ruine les canaux d’irrigation et les écluses, et découvrent enfin maintenant, par le retour régulier des famines, qu’ils avaient négligé l’unique activité susceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de leurs prédécesseurs.

Mais à côté de cette formation de classes, il s’en déroulait encore une autre. La division naturelle du travail à l’intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau de bien-être, d’introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulièrement le cas dans des pays où la vieille propriété en commun du sol s’était déjà désagrégée ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle des lots de terrain par les familles respectives. La production était développée au point que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu’il n’était nécessaire à son entretien simple ; les moyens d’entretenir davantage de forces de travail existaient ; ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à laquelle on appartenait et l’association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la guerre était aussi vieille que l’existence simultanée de plusieurs groupes de communautés juxtaposés. Jusque-là, on n’avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait donc tout simplement abattus ; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais, au niveau de l’ “ état économique” maintenant atteint, ils prenaient une valeur ; on leur laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C’est ainsi que la violence, au lieu de dominer la situation économique, a été au contraire enrôlée de force dans le service de la situation économique. L’esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté, mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs ; sans esclavage, pas d’Empire romain. Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès. C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès ; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir.

Ajoutons, à cette occasion, que, jusqu’aujourd’hui, toutes les contradictions historiques entre classes exploiteuses et exploitées, dominantes et opprimées trouvent leur explication dans cette même productivité relativement peu développée du travail humain. Tant que la population qui travaille effectivement est tellement accaparée par son travail nécessaire qu’il ne lui reste plus de temps pour pourvoir aux affaires communes de la société, - direction du travail, affaires de l’État, questions juridiques, art, science, etc., - il a toujours fallu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires ; ce qui ne l’a jamais empêchée d’imposer à son propre profit aux masses travailleuses une charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société, - théoriques autant que pratiques. C’est donc maintenant seulement que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social, et c’est maintenant seulement qu’elle sera impitoyablement éliminée, si maîtresse qu’elle soit encore de la “violence immédiate ”.

Si donc M. Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. Et s’il affirme que notre asservissement moderne du salariat n’est qu’un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l’esclavage et ne s’explique pas par lui-même (c’est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou bien cela signifie que le salariat comme l’esclavage sont des formes de la servitude et de la domination de classe, ce qu’aucun enfant n’ignore, ou bien cela est faux. Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis vaincus,

Le rôle que joue la violence dans l’histoire vis-à-vis de l’évolution économique est donc clair. D’abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère social et s’accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes. Deuxièmement, après s’être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique peut agir dans deux directions. Ou bien, elle agit dans le sens et dans la direction de l’évolution économique normale. Dans ce cas, il n’y a pas de conflit entre les deux, l’évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit contre l’évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas isolés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population d’un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire. Ainsi firent les chrétiens dans l’Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages d’irrigation, sur lesquels avaient reposé l’agriculture et l’horticulture hautement développées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le développement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s’adapter à l’ “ état économique” plus élevé tel qu’il ressort de la conquête ; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue. Mais là où dans un pays, - abstraction faite des cas de conquête, - la violence intérieure de l’État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s’est produit jusqu’ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s’est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sains pitié, l’évolution économique s’est ouvert la voie, - nous avons déjà mentionné le dernier exemple des plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l’état économique et avec lui la constitution économique d’un pays déterminé dépendaient simplement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-Guillaume IV ne put réussir, malgré sa “ magnifique armée ” [3], à greffer dans son pays les corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les machines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer ; ou pourquoi l’empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s’avère incapable non seulement de payer ses dettes, mais même de maintenir sa “ violence ” sains emprunter sans cesse à la “situation économique” d’Europe occidentale.

Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l’histoire jusqu’ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l’infâme dénaturation de toutes les lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes- de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, - par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !

Notes

[1] Dühring qualifiait sa dialectique de “naturelle”, par opposition à la dialectique hégélienne, “ pour répudier expressément toute communauté avec les manifestations chaotiques de la partie dévoyée de la philosophie allemande ”.

[2] PLINE L’ANCIEN : Histoire naturelle, liv. XVIII, 35.

[3] Expression employée par Frédéric-Guillaume IV dans son adresse de félicitations à l’armée prussienne du 1er janvier 1849.

V. Théorie de la valeur

Il y a environ cent ans paraissait à Leipzig un livre qui connut jusqu’au début de ce siècle trente et quelques éditions, fut répandu, distribué à la ville et aux champs par les autorités, les prédicateurs et les philanthropes de toute espèce et prescrit universellement aux écoles primaires comme livre de lecture. Ce livre s’appelait : L’Ami des enfants, de Rochow. Il avait pour but d’instruire les jeunes rejetons des paysans et des artisans sur leur fonction dans la vie et leurs devoirs envers leurs supérieurs dans la société et l’État, en même temps de leur inculquer un salutaire contentement de leur sort terrestre, avec le pain noir et les pommes de terre, la corvée, les bas salaires, la schlague paternelle et autres agréments de même sorte, et tout cela au moyen des idées alors en vogue de l’ère des lumières. A cette fin, on montrait à la jeunesse de la ville et des champs combien était sage la disposition de la nature qui oblige l’homme à gagner sa vie et ses jouissances par le travail, et combien, par conséquent, le paysan et l’artisan doivent se sentir heureux qu’il leur soit permis d’épicer leurs repas par la sueur de leur travail au lieu de souffrir, comme le riche bambocheur, de maux d’estomac, d’engorgement de la bile ou de constipation et de n’avaler qu’à contrecœur les friandises les plus exquises. Ce sont ces mêmes lieux communs jugés par le vieux Rochow assez bons pour les petits paysans de la Saxe électorale de son temps, que M. Dühring nous offre pages 14 et suivantes de son Cours comme l’élément “ absolument fondamental ” de l’économie politique la plus récente.

“ Les besoins humains ont, en tant que tels, leurs lois naturelles et sont quant à leur accroissement enfermés dans des limites qui ne peuvent être outrepassées pour un temps que par la contre-nature, jusqu’à ce que s’ensuivent la nausée, le dégoût de vivre, la décrépitude, l’étiolement social et, en fin de compte, un salutaire anéantissement ... Un jeu fait de purs divertissements sans autre but sérieux mène bientôt à un état blasé, ou, ce qui revient au même, à l’usure de toute faculté de sentir. Le travail réel sous quelque forme est donc la loi sociale naturelle de personnalités saines ... Si les instincts et les besoins n’avaient pas de contrepoids, ils apporteraient tout juste une existence puérile, loin qu’on puisse parler d’une vie en ascension historique. S’ils étaient pleinement satisfaits sans peine, ils s’épuiseraient bientôt et ne laisseraient derrière eux qu’une existence vide en forme d’intervalles fastidieux s’écoulant jusqu’au retour de ces besoins ... Donc, sous tous les rapports, le fait que la mise en oeuvre des instincts et des passions soit subordonnée à la victoire remportée sur un obstacle économique est une loi fondamentale salutaire de l’institution naturelle extérieure et de la nature intérieure de l’homme ... ”

Comme on le voit, les platitudes les plus plates de l’honorable Rochow célèbrent chez M. Dühring le jubilé de leur centenaire et, par-dessus le marché, sous forme de “ base plus profonde ” du seul “ système socialitaire ” vraiment critique et scientifique.

Après avoir ainsi posé les fondations, M. Dühring peut continuer sa construction. Appliquant la méthode mathématique, il nous donne d’abord, selon le procédé du vieil Euclide, une série de définitions. Cela est d’autant plus commode qu’il peut immédiatement arranger ses définitions de façon qu’elles contiennent déjà en partie ce qu’elles doivent servir à démontrer. Ainsi, nous apprenons d’abord que, jusqu’ici, le concept directeur de l’économie politique s’appelle richesse, et que la richesse, telle qu’on l’a effectivement comprise dans l’histoire universelle jusqu’à présent et telle qu’elle a développé son empire, est la “puissance économique” sur les hommes et les choses. Double inexactitude. D’abord, la richesse des anciennes communautés de tribu ou de village n’était nullement une domination sur les hommes. Et deuxièmement, même dans les sociétés qui évoluent dans des contradictions de classes, la richesse, dans la mesure où elle inclut une domination sur les hommes, est principalement et presque exclusivement une domination sur les hommes en vertu et au moyen de la domination sur les choses. Dès les temps très anciens où la capture et l’exploitation des esclaves furent deux branches d’activité séparées, les exploiteurs de travail servile ont été obligés d’acheter les esclaves, d’acquérir la domination sur les hommes seulement par la domination sur les choses, sur le prix d’achat, les moyens de subsistance et de travail de l’esclave. Dans tout le moyen âge, la grande propriété foncière est la condition préalable pour que la noblesse féodale puisse mettre la main sur des paysans taillables et corvéables. Et même aujourd’hui, un enfant de six ans voit déjà que la richesse domine l’homme exclusivement au moyen des choses dont elle dispose.

Mais pourquoi M. Dühring est-il forcé de fabriquer cette fausse définition, pourquoi est-il forcé de rompre l’enchaînement réel tel qu’il s’est appliqué dans toutes les sociétés de classes jusqu’ici ? Pour traîner la richesse du domaine économique dans le domaine moral. La domination sur les choses, c’est très bien ; mais la domination sur les hommes, voilà le mal ; et comme M. Dühring s’est lui-même interdit d’expliquer la domination sur les hommes par la domination sur les choses, il peut se livrer de nouveau à un coup d’audace et l’expliquer sans façons par sa chère violence. La richesse comme dominatrice des hommes, c’est le “ vol ”, et nous voici revenus à une édition aggravée de l’antique refrain de Proudhon : “ La propriété, c’est le vol ”.

Par là, nous avons heureusement amené la richesse sous les deux points de vue essentiels de la production et de la répartition : richesse en tant que domination sur les choses, richesse de production, bon côté ; en tant que domination sur les hommes, richesse de répartition comme elle le fut jusqu’à nos jours, mauvais côté, au diable ! Appliqué aux conditions actuelles, cela donne : le mode capitaliste de production est très bien et peut rester, mais le mode de répartition capitaliste ne vaut rien et il faut l’abolir. Voilà à quelle ineptie on est conduit lorsqu’on fait de l’économie sans avoir seulement compris l’enchaînement entre production et répartition.

Après la richesse on définit la valeur comme suit :

“ La valeur est le cours que les choses et les prestations économiques ont dans le commerce. ”

Ce cours correspond “ au prix ou à n’importe quel autre nom équivalent, par exemple le salaire ”. En d’autres termes, la valeur est le prix. Ou plutôt, pour ne pas faire tort à M. Dühring et pour tâcher de rendre l’absurdité de sa définition avec ses propres termes : la valeur, ce sont les prix. Car à la page 19, il dit : “ La valeur et les prix qui l’expriment en argent ”, il constate donc lui-même que la même valeur a des prix très différents et qu’elle a ainsi autant de valeurs différentes. Si Hegel n’était pas mort depuis longtemps, il irait se pendre ! Cette valeur qui est autant de valeurs différentes qu’elle a de prix, il n’y serait pas arrivé avec toute sa théologie. Il faut vraiment, encore un coup, avoir l’assurance de M. Dühring pour commencer à fonder l’économie sur des bases neuves, plus profondes, en déclarant que l’on ne connaît pas d’autre différence entre le prix et la valeur, sinon que l’un est exprimé en argent et l’autre pas.

Mais avec cela nous ne savons toujours pas ce qu’est la valeur et encore moins d’après quoi elle se détermine. Il faut donc que M. Dühring y aille d’autres explications.

“ Tout à fait en gros, la loi fondamentale de comparaison et d’estimation sur laquelle reposent la valeur et les prix qui l’expriment en argent, réside d’abord dans le domaine de la pure production, abstraction faite de la répartition qui apporte seulement un deuxième élément dans le concept de valeur. Les obstacles plus ou moins grands que la différence des conditions naturelles oppose aux efforts tendant à obtenir les objets et par lesquels elle oblige à des dépenses plus ou moins grandes de force économique, déterminent aussi... la valeur plus ou moins grande [et celle-ci est estimée d’après la] résistance que la nature et les circonstances opposent à l’obtention des choses... La proportion dans laquelle nous avons introduit notre propre force en elles [dans les choses] est la cause immédiatement décisive de l’existence de la valeur en général et d’une grandeur particulière de celle-ci. ”

Dans la mesure où tout cela a un sens, cela signifie : la valeur d’un produit du travail est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa fabrication, et cela nous le savions depuis longtemps, même sans M. Dühring. Au lieu d’énoncer le fait simplement, il faut qu’il le déforme de manière à lui donner un air sibyllin. Il est tout simplement faux de dire que la proportion dans laquelle quelqu’un introduit sa force dans quelque chose (pour garder cette tournure pompeuse) est la cause immédiatement décisive de la valeur et de la grandeur de valeur. D’abord, ce qui importe, c’est dans quelle chose la force est introduite, et, deuxièmement, comment elle est introduite. Si notre quelqu’un fabrique un objet qui n’a aucune valeur d’usage pour autrui, toute sa force ne crée pas un atome de valeur ; et s’il s’obstine à fabriquer à la main un objet qu’une machine fabrique vingt fois moins cher, les 19/20 de la force qu’il y introduit ne produisent ni de la valeur en général, ni une grandeur particulière de valeur.

En outre, c’est déformer entièrement la chose que de métamorphoser le travail productif, qui crée des produits positifs, en l’action purement négative de surmonter une résistance. Voici à peu près comment nous devrions procéder pour obtenir une chemise : d’abord, nous surmontons la résistance de la semence de cotonnier contre le fait d’être semée et de croître ; ensuite, celle du coton mûr contre le fait d’être cueilli, emballé et expédié ; puis la résistance contre le déballage, le cardage et le filage ; en outre, la résistance du fil contre le tissage, celle du tissu contre le blanchissage et la couture et, enfin, celle de la chemise finie contre le fait d’être enfilée.

A quoi bon cet enfantillage, qui met les choses à l’envers et témoigne d’une tête à l’envers ? Pour arriver, moyennant la “résistance”, de la “ valeur de production”, la vraie valeur, mais idéale seulement jusqu’ici, à la “ valeur de répartition ”, qui a seule cours dans l’histoire jusqu’à nos jours et qu’a faussée la violence.

“ Outre la résistance qu’oppose la nature ... il y a encore un autre obstacle, purement social ... Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme. L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature ... La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage. Ce second homme ... taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production ... Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail. ...C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition. Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. ”

La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole. Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, - dans leur rapport réciproque, - ils sont restés égaux ; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. - Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes ; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé ; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus ... à la théorie marxiste de la plus-value.

Cherchons pourtant quelques exemples de la fameuse “ valeur de répartition ”. Il est dit pages 135 et suivantes :

“ Il faut aussi considérer l’établissement du prix en vertu de la concurrence individuelle comme une forme de la répartition économique et de l’imposition mutuelle d’un tribut ... Imaginons que le stock de quelque marchandise nécessaire diminue brusquement de façon considérable, il en résulte du côté du vendeur un pouvoir disproportionné d’exploitation ... A quel niveau colossal l’augmentation peut atteindre, on le voit particulièrement par les situations anormales dans lesquelles l’approvisionnement en articles nécessaires est coupé pour un temps assez long... ”, etc.

En outre, il y aurait, même dans le cours normal des choses, des monopoles de fait, qui permettent une augmentation arbitraire des prix, par exemple les chemins de fer, les sociétés de distribution d’eau et de gaz d’éclairage dans les villes, etc. Qu’il se présente de semblables occasions d’exploitation monopoliste, c’est un fait connu de vieille date. Mais ce qui est nouveau, c’est que les prix de monopole qu’elles engendrent ne soient pas appelés à prendre valeur d’exceptions et de cas d’espèce, mais d’exemples classiques de la façon dont sont aujourd’hui établies les valeurs. Comment se déterminent les prix des denrées alimentaires ? Allez dans une ville assiégée, où l’approvisionnement est arrêté et renseignez-vous ! répond M. Dühring. Comment la concurrence agit-elle sur l’établissement des prix du marché ? Demandez au monopole, il vous répondra.

D’ailleurs, même dans ces monopoles, on ne peut pas découvrir l’homme à l’épée à la main, qui se tient en principe derrière eux. Au contraire : dans les villes assiégées, l’homme à l’épée, le commandant de place a coutume, s’il fait son devoir, de mettre très rapidement fin au monopole et de réquisitionner les stocks monopolisés pour les répartir également. Au reste, les hommes à l’épée, dès qu’ils ont essayé de fabriquer une “ valeur de répartition ”, n’ont récolté que mauvaises affaires et pertes d’argent. En monopolisant le commerce des Indes orientales, les Hollandais ont ruiné leur monopole et leur commerce. Les deux gouvernements les plus forts qui aient jamais existé, le gouvernement révolutionnaire de l’Amérique du Nord et la Convention française ont eu la prétention de fixer des prix maxima et ont échoué lamentablement. En ce moment, le gouvernement russe travaille depuis des années à faire monter à Londres, en achetant sans arrêt des traites sur la Russie, le cours du rouble papier, qu’il fait baisser en Russie en émettant sans arrêt des billets non convertibles. En quelques années, ce petit jeu lui a coûté dans les 60 millions de roubles et le rouble est maintenant au-dessous de deux marks, au lieu d’être au-dessus de trois. Si l’épée a en économie le pouvoir magique que lui confère M. Dühring, pourquoi aucun gouvernement n’a-t-il donc réussi à imposer à la longue à de la mauvaise monnaie la “ valeur de répartition” de la bonne, ou aux assignats celle de l’or ? Et où est l’épée qui commande en chef sur le marché mondial ?

En outre, il y a encore une forme principale sous laquelle la valeur de répartition permet l’appropriation du travail accompli par les autres sans contrepartie : la rente de possession, c’est-à-dire la rente foncière et le gain du capital. Nous nous bornons pour l’instant à enregistrer le fait, uniquement pour pouvoir dire que c’est là tout ce que nous apprenons sur la célèbre “ valeur de répartition ”. - Tout ? Pas tout à fait, cependant. Écoutons :

“ Malgré le double point de vue qui apparaît dans la reconnaissance d’une valeur de production et d’une valeur de répartition, il reste cependant toujours à la base un quelque chose de commun sous la forme de l’objet dont se composent toutes les valeurs et avec lequel, en conséquence, on les mesure. La mesure immédiate, naturelle, est la dépense de force et l’unité la plus simple, la force humaine au sens le plus grossier du mot. Cette dernière se ramène au temps d’existence dont l’entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. La valeur de répartition ou d’appropriation existe purement et exclusivement là seulement où existe le pouvoir de disposer de choses non produites, ou, pour parler un langage plus courant, là où ces choses elles-mêmes s’échangent contre des prestations ou des choses ayant une valeur de production réelle. Le facteur homogène tel qu’il se trouve indiqué et représenté dans toute expression de valeur et, par conséquent aussi, dans les éléments de valeur appropriés par répartition sans contrepartie, consiste dans la dépense de force humaine qui se trouve ... incorporée ... dans toute marchandise. ”

Que dire à cela ? Si toutes les valeurs des marchandises sont mesurées en dépense de force humaine incorporée dans la marchandise, que deviennent alors la valeur de répartition, l’enchérissement du prix, le tribut imposé ? M. Dühring nous dit, certes, que même des objets non produits, donc incapables d’avoir une valeur à proprement parler, peuvent recevoir une valeur de répartition et s’échanger contre des objets produits, ayant de la valeur. Mais il dit en même temps que toutes les valeurs, donc même les valeurs de répartition pures et exclusives, consistent en la dépense de force qui y est incorporée. Ce qui malheureusement ne nous apprend pas comment une dépense de force doit s’incorporer dans une chose non produite. En tout cas, ce qui, en fin de compte, apparaît clairement dans tout ce pêle-mêle de valeurs, c’est que, une fois de plus, la valeur de répartition, l’enchérissement des marchandises extorqué grâce à la position sociale, le tribut exigé à la force de l’épée ne riment à rien ; les valeurs des marchandises sont déterminées uniquement par la dépense de force humaine, en termes vulgaires, la dépense de travail qui s’y trouve incorporé. Abstraction faite de la rente foncière et des quelques prix de monopole, M. Dühring ne dit donc, sauf le style plus lâche et plus confus, rien d’autre que ce que la théorie décriée de la valeur selon Ricardo et Marx a dit depuis longtemps d’une façon plus précise et plus claire ?

Il le dit, et tout d’une haleine, dit le contraire. Marx, partant des études de Ricardo, écrit : la valeur des marchandises est déterminée par le travail humain général socialement nécessaire, qui est incorporé dans les marchandises, et celui-ci est à son tour mesuré d’après sa durée. Le travail est la mesure de toutes les valeur% mais lui-même n’a pas de valeur. M. Dühring, après avoir également posé, avec sa mollesse d’expression, le travail comme mesure de la valeur, continue : il

“ se ramène au temps d’existence dont l’entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. ”

Négligeons la confusion, qui résulte uniquement de la recherche de l’originalité à tout prix, entre le temps de travail, qui seul importe ici, et le temps d’existence, qui jusqu’ici n’a jamais créé ou mesuré de valeurs. Négligeons aussi le faux semblant “ socialitaire ”, que l’ “ entretien par soi-même ” de ce temps d’existence doit introduire ; depuis que le monde existe et tant qu’il existera, chacun devra s’entretenir par soi-même dans ce sens qu’il consomme lui-même ses moyens d’entretien. Admettons que M. Dühring se soit exprimé en termes d’économie et avec précision ; en ce cas, ou bien la phrase précédente ne signifie rien, ou elle signifie : la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail qui y est incorporé, et la valeur de ce temps de travail par les moyens d’existence nécessaires à l’entretien de l’ouvrier pour ce temps. Et cela signifie pour la société actuelle : la valeur d’une marchandise est déterminée par le salaire qui y est contenu.

Nous voici enfin arrivés à ce que M. Dühring veut véritablement dire. La valeur d’une marchandise se détermine selon la façon de s’exprimer de l’économie vulgaire par les frais de production ; contre quoi Carey

“ a fait ressortir cette vérité que ce ne sont pas les frais de production, mais les frais de reproduction qui déterminent la valeur.” (Histoire critique p. 401.)

Nous verrons plus loin ce qu’il en est de ces frais de production ou de reproduction ; insistons ici seulement sur le fait que, comme chacun le sait, ils se composent du salaire et du profit du capital. Le salaire représente la “ dépense de force ” incorporée à la marchandise, la valeur de production. Le profit représente le tribut ou l’enchérissement imposé par le capitaliste en vertu de son monopole, de son épée à la main, la valeur de répartition. Et ainsi, tout l’imbroglio contradictoire de la théorie de la valeur selon M. Dühring se résout, en fin de compte, dans la plus belle et la plus harmonieuse des clartés.

La détermination de la valeur de la marchandise par le salaire, qui chez Adam Smith se confond encore fréquemment avec la détermination de la valeur par le temps de travail, est bannie de l’économie scientifique depuis Ricardo et ne hante plus aujourd’hui que l’économie vulgaire. Ce sont, précisément, les thuriféraires les plus plats du régime capitaliste existant qui prêchent la détermination de la valeur par le salaire et qui, en même temps, font passer le profit du capitaliste pour une espèce supérieure de salaire, pour un salaire de renoncement (du fait que le capitaliste n’a pas gaspillé son capital en noces et festins), pour une prime de risque, pour un salaire de direction, etc. M. Dühring ne se distingue d’eux que par le fait qu’il déclare que le profit est un vol. En d’autres termes, M. Dühring fonde son socialisme directement sur les doctrines de la pire sorte d’économie vulgaire. Cette économie vulgaire vaut juste autant que son socialisme. Les deux tiennent et s’écroulent ensemble.

La chose est pourtant claire : ce que produit un ouvrier et ce qu’il coûte sont des choses tout aussi différentes que ce que produit une machine et ce qu’elle coûte. La valeur qu’un ouvrier crée en une journée de travail de douze heures n’a absolument rien de commun avec la valeur des moyens de subsistance qu’il consomme dans cette journée de travail et le repos qui la complète. Dans ces moyens de subsistance peut être incorporée une durée de travail de trois, quatre ou sept heures selon le degré d’évolution du rendement du travail. Si nous admettons que sept heures de travail ont été nécessaires à leur production, la théorie de la valeur propre à l’économie vulgaire et admise par M. Dühring dit que le produit de douze heures de travail a la valeur du produit de sept heures de travail, que douze heures de travail sont égales à sept heures de travail ou que 12 = 7. Parlons encore plus nettement : un ouvrier de la campagne, quelles que soient les conditions sociales, produit une somme de céréales, disons de vingt hectolitres de froment dans l’année. Il consomme pendant ce temps une somme de valeurs qui s’exprime dans une somme de quinze hectolitres de froment. Dès lors, les vingt hectolitres de froment ont la même valeur que les quinze, et cela sur le même marché et toutes choses égales d’ailleurs ; en d’autres termes, 20 = 15. Voilà ce qui s’appelle de l’économie politique !

Tout développement de la société humaine au-dessus du niveau de la sauvagerie animale commence à partir du jour où le travail de la famille a créé plus de produits qu’il n’était nécessaire pour sa subsistance, à partir du jour où une partie du travail a pu être consacrée à la production non plus de simples moyens de subsistance, mais de moyens de production. Un excédent du produit du travail par rapport aux frais d’entretien du travail, la formation et l’accroissement à l’aide de cet excédent d’un fonds social de production et de réserve, telles ont été et restent les bases de toute avance sociale, politique et intellectuelle. Jusqu’ici, dans l’histoire, ce fonds a été la propriété d’une classe privilégiée, à laquelle revenaient aussi, avec cette possession, la domination politique et la direction intellectuelle. Seul, le prochain bouleversement social fera de ce fonds social de production et de réserve, c’est-à-dire de la masse totale des matières premières, des instruments de production et des vivres, un fonds social réel en en retirant la disposition à cette classe privilégiée et en le transférant comme bien commun à l’ensemble de la société.

De deux choses l’une. Première possibilité : la valeur des marchandises se détermine par les frais d’entretien du travail nécessaire à leur production, c’est-à-dire, dans la société actuelle, par le salaire. En ce cas, chaque ouvrier reçoit dans son salaire la valeur du produit de son travail, et alors une exploitation de la classe des salariés par la classe des capitalistes est une impossibilité. Admettons que les frais d’entretien d’un ouvrier soient, dans une société donnée, exprimés par la somme de trois marks. En ce cas, le produit journalier de l’ouvrier a, selon la théorie de l’économie vulgaire citée plus haut, la valeur de trois marks. Admettons maintenant que le capitaliste qui occupe cet ouvrier perçoive sur ce produit un profit, un tribut d’un mark, et le vende quatre marks. Les autres capitalistes en font autant. Dès lors, l’ouvrier ne peut plus faire face à son entretien quotidien avec trois marks, il a également besoin de quatre marks pour cela. Comme toutes choses sont supposées égales d’ailleurs, le salaire exprimé en moyens de subsistance doit forcément rester le même ; le salaire exprimé en argent doit donc s’élever, et cela de trois à quatre marks par jour. Ce que les capitalistes soutirent à la classe ouvrière sous forme de profit, ils sont obligés de le lui rendre sous forme de salaire. Nous en sommes exactement au même point qu’au début : si le salaire détermine la valeur, aucune exploitation du travailleur par le capitaliste n’est possible. Mais la constitution d’un excédent de produits est également impossible, car d’après notre hypothèse, les ouvriers consomment exactement autant de valeur qu’ils en créent. Et comme les capitalistes ne produisent pas de valeur, on ne voit même pas de quoi ils doivent vivre. Et s’il existe tout de même aujourd’hui un tel excédent de la production sur la consommation, un tel fonds de production et de réserve, et cela entre les mains des capitalistes, reste cette seule et unique explication que les ouvriers ne consomment pour leur entretien que la valeur des marchandises, mais ont abandonné les marchandises elles-mêmes, pour plus ample utilisation, aux capitalistes.

Deuxième possibilité : si ce fonds de production et de réserve existe effectivement entre les mains de la classe capitaliste, s’il est effectivement né de l’accumulation du profit (laissons provisoirement de côté la rente foncière), il se compose nécessairement de l’excédent accumulé du produit du travail fourni par la classe ouvrière à la classe capitaliste sur la somme des salaires payée par la classe capitaliste à la classe ouvrière. En ce cas, la valeur ne se détermine pas par le salaire, mais par la quantité de travail ; en ce cas, la classe ouvrière fournit à la classe capitaliste dans le produit du travail une plus grande quantité de valeur qu’elle n’en reçoit par le salaire que celle-ci lui paie, et, en ce cas, le profit du capital, comme toutes les autres formes d’appropriation du produit non payé du travail d’autrui, s’explique comme un simple élément de cette plus-value découverte par Marx.

Soit dit en passant : de la grande découverte par laquelle Ricardo commence son œuvre principale, à savoir

“ que la valeur d’une marchandise... dépend de la quantité de travail nécessaire à sa fabrication, mais non de la rémunération plus ou moins élevée payée pour ce travail [1] ”,

de cette découverte qui fait époque, il n’est nulle part question dans tout le Cours d’économie. Dans l’Histoire critique, on s’en débarrasse avec cette phrase sibylline :

“ Il [Ricardo] ne s’avise pas que la proportion plus ou moins grande dans laquelle le salaire peut être une indication des besoins vitaux [ !] implique aussi obligatoirement... une constitution hétérogène des rapports de valeur. ”

Phrase qui permet au lecteur de penser tout ce qu’il veut, et à propos de laquelle le plus sûr pour lui sera de ne rien penser du tout.

Et maintenant, libre au lecteur de choisir lui-même, parmi les cinq espèces de valeur que M. Dühring nous sert, celle qui lui plaît le mieux : la valeur de production qui vient de la nature ; ou la valeur de répartition qu’a créée la méchanceté des hommes et qui a ceci de particulier qu’elle est mesurée par la dépense de force ne s’y trouvant pas ; ou troisièmement, la valeur qui est mesurée par le temps de travail ; ou quatrièmement, celle qui est mesurée par les frais de reproduction ; ou enfin, celle qui est mesurée par le salaire. Le choix est abondant, la confusion parfaite, et il ne nous reste plus qu’à nous écrier avec M. Dühring : “ La théorie de la valeur est la pierre de touche de la solidité des systèmes économiques ! ”

Notes

[1] David RICARDO : On the principles of national economy and taxation, 4° éd., Londres, 1821, p. 1.

VI. Travail simple et travail composé

M. Dühring a découvert dans l’œuvre économique de Marx une bourde tout à fait grossière, digne d’un élève de quatrième, et grosse en même temps d’une hérésie socialiste qui est un danger publie. La théorie marxiste de la valeur n’est

“ rien d’autre que la... doctrine commune selon laquelle le travail est cause de toutes valeurs et le temps de travail la mesure de celles-ci. Voilà, cependant, qui ne donne aucune clarté sur la façon de penser la valeur différentielle du travail dit qualifié ... Certes, même d’après notre théorie, seul le temps de travail utilisé peut mesurer les frais de revient naturels et par là, la valeur absolue des choses économiques ; mais pour cela, le temps de travail de chacun devra être estimé pleinement égal a priori et il suffira de prendre garde au fait que dans les productions plus qualifiées, il intervient aussi, en plus du travail singulier de l’individu, celui d’autres personnes ... disons dans l’outil employé. Le travail d’un homme donné n’a donc pas en soi, comme M. Marx se le représente de façon nébuleuse, plus de valeur que celui d’une autre personne, parce qu’il y aurait alors en lui pour ainsi dire plus de temps de travail moyen condensé ; en fait, tout temps de travail est, sans exception et par principe, donc sans que l’on ait d’abord à prendre une moyenne, parfaitement équivalent, et l’on a seulement à prendre garde, pour le travail accompli par une personne de même que pour tout produit fini, à la quantité de temps de travail d’autrui qui peut être latente dans l’utilisation d’un temps de travail qui est en apparence purement personnel. Peu importe que ce soit un instrument manuel de production, ou la main, voire la tête, qui n’ait pu obtenir sans le temps de travail d’autrui la propriété et possibilité de rendement particulière, cela est absolument sans influence pour la stricte validité de la théorie. Si dans ses divagations sur la valeur, M. Marx n’arrive pas à échapper à la hantise du fantôme d’un temps de travail qualifié, c’est qu’il a été empêché de toucher juste par la manière de penser traditionnelle des classes cultivées, pour laquelle il semble forcément monstrueux de reconnaître une valeur économique parfaitement égale en soi au temps de travail du manœuvre et au temps de travail de l’architecte. ”

Le passage de Marx qui provoque ce “ violent courroux ” de M. Dühring est fort court. Marx étudie ce qui détermine la valeur des marchandises et répond : le travail humain qu’elles contiennent. Celui-ci, continue-il,

“ est une dépense de la force simple, que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps ... Le travail complexe n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L’expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu’une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène dans une proportion quelconque, au produit d’un travail simple dont elle ne représente, par conséquent, qu’une quantité déterminée. Les proportions diverses suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles [1]. ”

Chez Marx, il ne s’agit ici, pour commencer, que de déterminer la valeur des marchandises, donc d’objets qui, à l’intérieur d’une société composée de producteurs privés, sont produits par ces producteurs privés, à compte privé, et échangés les uns contre les autres. Il ne s’agit donc nullement ici de la “valeur absolue”, quels que soient les lieux que hante celle-ci, mais de la valeur qui a cours dans une forme de société déterminée. Cette valeur, sous cet aspect historique déterminé, s’avère créée et mesurée par le travail humain incorporé dans les diverses marchandises et ce travail humain s’avère, à son tour, comme dépense de force de travail simple. Mais le travail n’est pas toujours une pure dépense de force de travail humaine simple ; un très grand nombre de genres de travail impliquent l’emploi de talents et de connaissances acquis avec plus ou moins de peine, en plus ou moins de temps, à plus ou moins de frais. Ces genres de travail composé produisent-ils dans le même temps la même valeur marchande que le travail simple, la dépense de force de travail simple toute pure ? Évidemment non. Le produit de l’heure de travail composé est une marchandise de valeur plus élevée, double ou triple, par comparaison avec le produit de l’heure de travail simple. La valeur des produits du travail composé est exprimée grâce à cette comparaison en quantités déterminées de travail simple ; mais cette réduction du travail composé se fait par un processus social à l’insu des producteurs, par une opération que nous ne pouvons que constater ici dans cet exposé de la théorie de la valeur, mais pas encore expliquer.

C’est ce fait simple, intervenant chaque jour sous nos yeux dans la société capitaliste actuelle, que Marx constate ici. Ce fait est si indiscutable que M. Dühring lui-même n’ose le contester ni dans son Cours, ni dans son Histoire de l’économie ; et la présentation qu’en fait Marx est si simple et si lumineuse que personne sans doute ne trouvera qu’elle “ ne nous donne aucune clarté ”, hormis M. Dühring. Grâce à ce manque total de clarté, qui est son fait à lui, il prend la valeur marchande, dont l’étude est au début la seule à occuper Marx, pour les “frais de revient naturels”, qui ne font que rendre l’obscurité encore plus complète, et même pour la “ valeur absolue ”, qui jusqu’ici, n’a eu cours nulle part, à notre connaissance, en économie politique. Mais quoi que M. Dühring entende par “frais de revient naturels” et quelle que soit celle de ses cinq sortes de valeur qui ait l’honneur de représenter la valeur absolue, il est en tout cas certain qu’il n’est question d’aucune de ces choses chez Marx, mais seulement de la valeur marchande ; et que dans toute la section du Capital consacrée à la valeur, on ne trouve pas la moindre indication sur la question de savoir si Marx tient cette théorie de la valeur marchande pour applicable à d’autres formes de société et jusqu’à quel point.

M. Dühring continue :

“ Le temps de travail d’un homme donné n’a donc pas en soi, comme M. Marx se le représente de façon nébuleuse, plus de valeur que celui d’une autre personne parce qu’il y aurait pour ainsi dire en lui plus de travail moyen condensé, mais tout temps de travail, sans exception et par principe, donc sans que l’on ait d’abord à prendre une moyenne, est parfaitement équivalent. ”

C’est une chance pour M. Dühring que le destin n’ait pas fait de lui un fabricant et lui ait ainsi épargné le soin de fixer la valeur de ses marchandises d’après cette règle nouvelle, ce qui l’eût conduit infailliblement à la banqueroute. Mais quoi ! Nous trouvons-nous encore dans une société de fabricants ? Nullement. Avec les “ frais de revient naturels ” et la valeur absolue, M. Dühring nous a fait faire un bond, un véritable saut périlleux hors du méchant monde actuel des exploiteurs, dans sa propre commune économique de l’avenir, dans l’ère céleste et pure de l’égalité et de la justice, et il nous faut donc, même si c’est prématuré, examiner déjà un peu ici ce monde nouveau.

Certes, d’après la théorie de M. Dühring, même dans la commune économique, seul le temps de travail utilisé peut mesurer la valeur des choses économiques, mais il faudra là estimer a priori le temps de travail de chacun comme parfaitement égal ; tout temps de travail, sans exception et par principe, est parfaitement équivalent, et cela sans que l’on ait à prendre d’abord une moyenne. Que l’on rapproche maintenant de ce socialisme égalitaire radical l’idée nébuleuse de Marx selon laquelle le temps de travail d’un homme donné aurait en soi plus de valeur que celui d’une autre personne, parce qu’il y serait condensé plus de temps de travail moyen, idée dont il est tenu prisonnier par la manière de penser traditionnelle des classes cultivées, auxquelles il paraît forcément monstrueux de reconnaître pleinement équivalents au point de vue économique le temps de travail du manœuvre et celui de l’architecte !

Malheureusement, Marx ajoute au passage du Capital cité plus haut cette petite note :

“ Le lecteur doit remarquer qu’il ne s’agit pas ici du salaire ou de la valeur que l’ouvrier reçoit pour un jour de travail, mais de la valeur de la marchandise dans laquelle se réalise cette journée de travail [2]. ”

Marx, qui semble avoir ici pressenti son Dühring, interdit de lui-même qu’on utilise ses thèses ci-dessus même pour le salaire à payer dans la société actuelle en échange du travail composé. Et si M. Dühring, non content de le faire malgré Marx, donne ces thèses pour les principes selon lesquels Marx voudrait voir se régler la répartition des moyens de subsistance dans la société à organisation socialiste, c’est là une impudence dans la falsification qui ne trouve son égale que dans la littérature de chantage.

Cependant, considérons d’un peu plus près la doctrine de l’équivalence. Tout temps de travail est parfaitement équivalent, celui du manœuvre et celui de l’architecte. Donc, le temps de travail et par suite, le travail lui-même, a une valeur. Mais le travail est le producteur de toutes les valeurs. C’est lui seul qui donne aux produits naturels existants une valeur au sens économique. La valeur elle-même n’est rien d’autre que l’expression du travail humain socialement nécessaire objectivé dans une chose. Le travail ne peut donc pas avoir de valeur. Parler d’une valeur du travail et vouloir la déterminer, n’a pas plus de sens que de parler de la valeur de la valeur ou vouloir déterminer le poids non pas d’un corps pesant, mais de la pesanteur elle-même. M. Dühring expédie des gens comme Owen, Saint-Simon et Fourier, en les qualifiant d’alchimistes sociaux. En ruminant sur la valeur du temps de travail, c’est-à-dire du travail, il démontre qu’il est encore bien au-dessous des alchimistes réels. Que l’on mesure maintenant la hardiesse avec laquelle M. Dühring fait affirmer à Marx que le temps de travail d’un homme donné aurait en soi plus de valeur que celui d’une autre personne, comme si le temps de travail, donc le travail, avait une valeur. Faire dire cela à Marx qui a exposé le premier que le travail ne petit avoir de valeur et, le premier, en a donné la raison !

Pour le socialisme, qui veut émanciper la force de travail humaine de sa position de marchandise, il est d’une haute importance de comprendre que le travail n’a pas de valeur et ne peut en avoir. C’est cette compréhension qui fait écrouler toutes les tentatives que M. Dühring a héritées du socialisme ouvrier primitif pour régler la future répartition des moyens d’existence comme une sorte de salaire supérieur. De cette compréhension suit encore l’idée que la répartition, pour autant qu’elle sera dominée par des préoccupations purement économiques, se réglera par l’intérêt de la production, et que la production sera le plus favorisée par un mode de répartition permettant à tous les membres de la société de développer, de maintenir et d’exercer leurs facultés avec le maximum d’universalité. Pour la manière de penser des classes cultivées dont M. Dühring a hérité, c’est forcément une monstruosité que de croire qu’un jour il n’y aura plus de manœuvre ni d’architecte de profession, et que l’homme qui, pendant une demi-heure, aura donné des instructions comme architecte, poussera aussi quelque temps la brouette, jusqu’à ce qu’on fasse de nouveau appel à son activité d’architecte. Quel beau socialisme que celui qui éternise les manœuvres de profession !

Si l’équivalence du temps de travail doit signifier que chaque ouvrier produit des valeurs égales dans des temps de travail égaux sans que l’on ait d’abord à prendre une moyenne, cela est évidemment faux. Chez deux ouvriers, fussent-ils de la même branche, le produit de valeur de l’heure de travail sera toujours différent selon l’intensité du travail et l’habileté ; à cet inconvénient, qui n’en est d’ailleurs un que pour des gens à la Dühring, il n’est pas de commune économique, du moins sur notre corps céleste, qui puisse jamais remédier. Que reste-t-il donc de toute l’équivalence du travail de tous et de chacun ? Rien de plus que la simple phraséologie fanfaronne, qui n’a pas d’autre base économique que l’incapacité où est M. Dühring de distinguer entre la détermination de la valeur par le travail et la détermination de la valeur par le salaire, - rien de plus que cet oukase, loi fondamentale de la nouvelle commune économique : à temps de travail égal salaire égal ! Les vieux communistes ouvriers de France et Weitling donnaient tout de même de bien meilleures raisons pour justifier leur égalité des salaires.

Comment se résout dès lors toute cette importante question de la rétribution plus élevée du travail composé ? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l’ouvrier qualifié ; c’est aux personnes privées que revient donc d’abord le prix plus élevé de la force de travail qualifiée : l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher. Dans la société à organisation socialiste, c’est la société qui supporte ces frais. C’est donc à elle qu’en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes du travail composé une fois qu’elles sont produites. L’ouvrier lui-même n’a pas de droit supplémentaire. Et, en passant, la morale de cette histoire est encore que le droit de l’ouvrier au “ produit intégral du travail ” [3], quelle qu’en soit la vogue, ne va pas toujours sans anicroches.

Notes

[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 59, E. S., 1971.

[2] Le Capital, livre I, tome I, p. 59, note, E. S., 1971.

[3] Une des revendications avancées par Lassalle. Voir sa critique par Marx dans Critique du programme de Gotha.

VII. Capital et plus-value

“ En premier lieu, M. Marx n’a pas du capital la conception économique courante, selon laquelle il est un moyen de production qui a été produit ; il essaie au contraire de lancer une idée plus spéciale, qui relève de l’histoire dialectique et qui entre dans le jeu des métamorphoses appliqué aux concepts et à l’histoire. Le capital s’engendrerait à partir de l’argent ; il constituerait une phase historique qui commence avec le XVI° siècle, c’est-à-dire avec les débuts du marché mondial placés par hypothèse en ce temps. Il est évident que dans une telle conception, la rigueur de l’analyse économique se perd. Dans ces vues désordonnées de l’imagination, qui veulent être mi-historiques et mi-logiques, mais qui ne sont en fait que des bâtards de l’esprit visionnaire en histoire et en logique, la faculté de discernement de l’entendement sombre avec toute utilisation honnête du concept ”,

et la charge continue ainsi pendant toute une page.

“ La façon dont Marx caractérise le concept de capital ne fait que créer la confusion dans la doctrine rigoureuse de l’économie ... Des frivolités que l’on fait passer pour des vérités logiques profondes ... Infirmité du point de départ ”, etc.

Donc, selon Marx, le capital s’engendrerait à partir de l’argent au début du XVI° siècle. C’est comme si on voulait dire que la monnaie métallique s’est engendrée à partir du bétail, il y a trente siècles bien comptés, parce que le bétail remplissait autrefois, entre autres fonctions, des fonctions monétaires. Il n’y a que M. Dühring pour être capable de s’exprimer d’une manière aussi grossière et aussi biscornue. Chez Marx, dans l’analyse des formes économiques à l’intérieur desquelles évolue le processus de circulation des marchandises, la monnaie se présente comme dernière forme.

“ Ce produit final de la circulation des marchandises est la première forme d’apparition du capital. Lorsqu’on étudie le capital historiquement dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d’argent, soit comme fortune monétaire soit comme capital commercial ou comme capital usuraire ... Il nous suffira d’observer ce qui se passe aujourd’hui même sous nos yeux. Aujourd’hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-dire sur le marché, marché des produits, marché du travail ou marché de la monnaie, sous forme d’argent, d’argent qui, par des procédés spéciaux, doit se transformer en capital [1]. ”

C’est donc un fait que Marx constate une fois de plus. Incapable de le contester, M. Dühring le déforme : le capital s’engendrerait à partir de l’argent !

Marx continue en étudiant les processus par lesquels l’argent se transforme en capital et il trouve d’abord que la forme sous laquelle l’argent circule comme capital est le renversement de celle sous laquelle il circule comme équivalent général des marchandises. Le simple possesseur de marchandises vend pour acheter ; il vend ce dont il n’a pas besoin et, avec l’argent acquis, il achète ce dont il a besoin. Le capitaliste débutant achète d’emblée ce dont il n’a pas besoin lui-même ; il achète pour vendre, et pour vendre plus cher, pour recouvrer la valeur de l’argent qu’il a primitivement jeté dans l’achat, augmentée d’un accroissement en argent, accroissement que Marx appelle la plus-value.

Quelle est l’origine de cette plus-value ? Elle ne peut ni venir du fait que l’acheteur a acheté les marchandises au-dessous de la valeur, ni du fait que le vendeur les a revendues au-dessus de la valeur. Car, dans les deux cas, les gains et les pertes de chaque individu se compensent, puisque chacun est tour à tour acheteur et vendeur. Elle ne peut provenir non plus du dol, puisque le dol peut sans doute enrichir l’un aux dépens de l’autre, mais il ne peut pas augmenter la somme totale possédée par l’un et l’autre, non plus, par conséquent, que la somme des valeurs circulantes en général. “ La classe entière des capitalistes d’un pays ne peut pas bénéficier sur elle-même. [2] ”

Et pourtant nous trouvons que la classe entière des capitalistes de chaque pays s’enrichit continuellement sous nos yeux en revendant plus cher qu’elle n’a acheté, en s’appropriant de la plus-value. Nous en sommes donc au même point qu’au début : d’où provient cette plus-value ? C’est cette question qu’il s’agit de résoudre, et de manière purement économique, en excluant tout dol, toute intervention d’une violence quelconque. En vérité, comment est-il possible de revendre continuellement plus cher que l’on a acheté, étant supposé pourtant que des valeurs égales sont continuellement échangées contre des valeurs égales ?

La solution de cette question est, dans l’œuvre de Marx, le mérite qui fait le plus époque. Elle jette une lumière éclatante sur des domaines économiques où auparavant les socialistes tâtonnaient dans les plus profondes ténèbres sans avantage sur les économistes bourgeois. C’est d’elle que date, c’est autour d’elle que se groupe le socialisme scientifique.

La solution est la suivante. L’accroissement de valeur de l’argent qui doit se transformer en capital ne peut pas s’opérer en cet argent ou provenir de l’achat, puisque cet argent ne fait ici que réaliser le prix de la marchandise ; et comme nous supposons qu’on échange des valeurs égales, ce prix n’est pas différent de la valeur de la marchandise. Mais, pour la même raison, l’accroissement de valeur ne peut pas provenir non plus de la vente de la marchandise. La modification doit donc se produire avec la marchandise qui est achetée ; non avec sa valeur, étant donné qu’elle est achetée et vendue à sa valeur, mais au contraire avec sa valeur d’usage en tant que telle, c’est-à-dire que la modification de valeur doit résulter de la consommation de la marchandise.

“ Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance ... de découvrir sur le marché même une marchandise, dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail, et par conséquent créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique - elle s’appelle puissance de travail ou force de travail [3]. ”

Si, comme nous l’avons vu, le travail en tant que tel ne peut avoir de valeur, il n’en va nullement de même de la force de travail. Celle-ci prend une valeur dès qu’elle devient marchandise, ce qui est effectivement le cas aujourd’hui, et cette valeur se détermine

“ comme celle de toute autre marchandise par le temps de travail nécessaire à la production, donc aussi à la reproduction de cet article spécifique ”,

c’est-à-dire par le temps de travail qui est indispensable en vue de produire les moyens de subsistance dont l’ouvrier a besoin pour se maintenir en état de travailler et pour propager sa race. Admettons que ces moyens de subsistance représentent, un jour dans l’autre, un temps de travail de six heures. Notre capitaliste débutant qui achète de la force de travail pour exploiter son affaire, c’est-à-dire qui loue un ouvrier, paye donc à cet ouvrier la valeur journalière intégrale de sa force de travail lorsqu’il lui paye une somme d’argent qui représente également six heures de travail. Or, dès que l’ouvrier a travaillé six heures au service du capitaliste débutant, il a intégralement remboursé celui-ci de sa dépense, de la valeur journalière de la force de travail qui a été versée. Mais l’argent ne serait pas transformé par là en capital, il n’aurait pas produit de plus-value. C’est pourquoi l’acheteur de la force de travail a une opinion tout à fait différente sur la nature du marché qu’il a conclu. Qu’il suffise de six heures de travail pour maintenir l’ouvrier en vie pendant vingt-quatre heures, n’empêche nullement celui-ci de travailler douze heures sur vingt-quatre. La valeur de la force de travail et la mise en valeur de cette force dans le processus du travail sont deux grandeurs différentes. L’homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail, donc son utilisation pendant la journée, le travail de la journée lui appartient aussi. Si la valeur que son utilisation crée en une journée est le double de sa propre valeur journalière, c’est une chance particulière pour l’acheteur, mais selon les lois de l’échange des marchandises, ce n’est absolument pas une injustice envers le vendeur. L’ouvrier coûte donc chaque jour à l’homme aux écus, d’après notre hypothèse, le produit en valeur de six heures de travail, mais il lui fournit chaque jour le produit en valeur de douze heures de travail. Différence au profit de l’homme aux écus : six heures de surtravail impayé, un surproduit impayé dans lequel est incorporé le travail de six heures. Le tour est joué. La plus-value est produite, l’argent transformé en capital.

En démontrant de cette manière la façon dont naît la plus-value et la seule façon dont la plus-value peut naître sous l’empire des lois réglant l’échange de marchandises, Marx a mis à nu le mécanisme du mode de production capitaliste d’aujourd’hui et du mode d’appropriation qui repose sur lui ; il a découvert le noyau autour duquel s’est cristallisé tout le régime actuel.

Cette genèse du capital a pourtant une condition essentielle :

“ La transformation de l’argent en capital exige donc que le possesseur d’argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n’avoir pas d’autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse [4]. ”

Mais ce rapport entre possesseurs d’argent et de marchandises, d’une part, et possesseurs de rien hormis leur propre force de travail, d’autre part, n’est pas un rapport inscrit dans la nature des choses ni commun à toutes les périodes de l’histoire,

“ il est évidemment le résultat d’un développement historique préliminaire, le produit ... de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale [5].”

Et, de fait, cet ouvrier libre nous apparaît pour la première fois en masse dans l’histoire à la fin du XV° siècle et au début du XVI° siècle par suite de la dissolution du mode de production féodal. Mais par là, et par la création du commerce mondial et du marché mondial qui date de la même époque, était donnée la base sur laquelle la masse de la richesse mobilière existante se transforme forcément de plus en plus en capital et le mode de production capitaliste orienté vers la production de plus-value devient forcément de plus en plus le mode exclusivement dominant.

Jusqu’ici, nous avons suivi les “ conceptions désordonnées ” de Marx, ces “ bâtards de l’esprit visionnaire en histoire et en logique”, où “sombre la faculté de discernement de l’entendement avec toute utilisation honnête du concept ”. Opposons maintenant à ces “ frivolités ” les “ profondes vérités logiques ” et le “ dernier mot d’une science rigoureuse au sens des disciplines exactes ”, tels que M. Dühring nous les offre.

Donc, Marx n’a pas du capital “ la conception économique courante ”, selon laquelle il est un moyen de production qui a été produit ; il dit au contraire qu’une somme de valeurs ne se transforme en capital que lorsqu’elle se réalise en créant de la plus-value. Et que dit M. Dühring ?

“ Le capital est une souche de moyens de puissance économiques pour continuer la production et pour constituer des participations aux fruits de la force de travail générale. ”

Malgré le style sibyllin et la confusion qui caractérisent encore une fois l’expression, une chose est sûre : la souche de moyens de puissance économiques pourra continuer la production dans l’éternité, selon les termes propres de M. Dühring, sans qu’elle se transforme en capital tant qu’elle ne créera pas de “ participations. aux fruits de la force de “ travail générale ”, c’est-à-dire de plus-value ou tout au moins de surproduit. Donc quand M. Dühring reproche à Marx le péché qui l’empêche d’avoir du capital la conception économique courante, non seulement il y tombe lui-même, mais il tombe en outre dans un plagiat maladroit de Marx, “ mal dissimulé” sous des tournures pompeuses.

Le développement continue page 262 :

“ Le capital au sens social [et il reste à M. Dühring à découvrir un capital qui ne soit pas au sens social] est, en effet, spécifiquement différent du pur moyen de production ; car tandis que ce dernier a un caractère purement technique et est nécessaire en toutes circonstances, le premier se distingue par sa force sociale d’approbation et de création de parts. Le capital social n’est certes rien d’autre, en grande partie, que le moyen de production technique dans sa fonction sociale ; mais c’est précisément cette fonction-là qui ... doit disparaître.”

Si nous réfléchissons que ce fut précisément Marx qui le premier mit en valeur la “ fonction sociale” indispensable pour qu’une somme de valeurs se transforme en capital, il sera certes “rapidement établi pour tout observateur attentif de la matière que la façon dont Marx caractérise le concept de capital ne fait que créer la confusion”, non pourtant, comme M. Dühring le croit, dans la doctrine rigoureuse de l’économie, mais, - cela se voit de reste, - purement et simplement dans la tête de M. Dühring lui-même, lequel a déjà oublié dans l’Histoire critique comment, dans le Cours, il a fait ses choux gras dudit concept de capital.

Cependant, M. Dühring ne se contente pas d’emprunter à Marx sa définition du capital, bien que sous une forme “épurée”. Il faut qu’il le suive aussi dans “ le jeu des métamorphoses appliqué aux concepts et à l’histoire”, et cela en sachant mieux que personne qu’il n’en sortira que des “ vues désordonnées de l’imagination ”, des “frivolités”, l’ “ infirmité du point de départ”, etc. D’où vient cette “fonction sociale” du capital qui le met en mesure de s’approprier les fruits du travail d’autrui et qui seul le distingue du simple moyen de production ? Elle ne repose pas, dit M. Dühring, “ sur la nature des moyens de production et sur l’impossibilité technique de s’en passer ”. Elle a donc une origine historique et à la page 252, M. Dühring ne fait que répéter ce que nous avons déjà entendu dix fois, lorsqu’il explique son origine au moyen de cette vieille aventure des deux bonshommes dont l’un, au début de l’histoire, transforme son moyen de production en capital en faisant violence à l’autre. Mais non content d’assigner un début historique à la fonction sociale sans laquelle une somme de valeur ne se transforme pas en capital, M. Dühring lui prophétise aussi une fin historique. C’est elle “ qui précisément doit disparaître ”. Un phénomène qui a une origine historique et qui doit aussi disparaître historiquement, reçoit d’habitude, dans la langue courante, le nom de “ phase historique ”. Donc, le capital est une phase historique non seulement chez Marx, mais aussi chez M. Dühring, et c’est pourquoi nous voilà obligés de conclure que nous nous trouvons ici chez les jésuites. Si deux hommes font la même chose, ce n’est pas la même chose ! Si Marx dit que le capital est une phase historique, c’est là une vue désordonnée de l’imagination, un produit bâtard de l’esprit visionnaire en histoire et en logique avec lequel sombre la faculté de discernement, ainsi que tout usage honnête du concept. Si M. Dühring présente pareillement le capital comme une phase historique, c’est là une preuve de la rigueur de l’analyse économique et du dernier mot de la science la plus rigoureuse au sens des disciplines exactes.

En quoi se distingue donc l’idée du capital chez Dühring et chez Marx ?

“ Le capital, dit Marx, n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production [6]. ”

Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l’ouvrier et l’appropriation du produit de ce surtravail par d’autres, l’exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes. Mais c’est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l’ouvrier libre, - libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, - comme objet d’exploitation et où il l’exploite dans le but de produire des marchandises, c’est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital. Et cela ne s’est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.

M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n’importe quelle forme. En d’autres termes, M. Dühring s’annexe le surtravail découvert par Marx afin de s’en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas. D’après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d’Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l’Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.

Ainsi, M. Dühring lui-même n’a pas “ du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles. Or l’idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n’a cours, derechef, que dans l’économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “ moyen de production qui a été produit ” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu’ils procurent du profit ou de l’intérêt, c’est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value. Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l’économie bourgeoise soit prisonnière de l’idée que la propriété de procurer du profit ou de l’intérêt échoit tout naturellement à n’importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l’échange. Dans l’économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l’un avec l’autre que la cause et l’effet, le père et le fils, hier et aujourd’hui. Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n’apparaît qu’a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d’ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l’histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles. Et s’il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu’en son fond le mode d’appropriation particulier au capital moderne, si c’est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l’existence ; s’il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l’économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c’est donc bien Marx qui a procédé avec le “ dernier mot de l’esprit scientifique le plus rigoureux ” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui.

En fait, les choses se passent tout autrement chez M. Dühring. Il ne lui suffit pas, en présence de la description du capital comme phase historique, de la traiter de “produit bâtard de l’esprit visionnaire en histoire et en logique”, pour la présenter ensuite lui-même comme une phase historique : il proclame aussi tout net comme capital tous les moyens de puissance économiques, tous les moyens de production qui s’approprient “ des parts du fruit de la force de travail générale”, y compris donc la propriété foncière dans toutes les sociétés de classes ; ce qui ne le gêne pas le moins du monde pour séparer par la suite la propriété foncière et la rente foncière du capital et du profit en plein accord avec la tradition, et pour réserver donc le nom de capital aux moyens de production qui procurent du profit ou de l’intérêt, comme on peut le vérifier abondamment aux pages 156 et suivantes de son Cours. De la même façon, M. Dühring pourrait comprendre tout d’abord sous le nom de locomotive des chevaux, des bœufs, des ânes et des chiens, puisqu’ils peuvent servir aussi à mouvoir des véhicules, et accuser les ingénieurs d’aujourd’hui de faire une phase historique du terme de locomotive en le réservant à la voiture à vapeur moderne ; il pourrait les accuser de se livrer par là à des vues désordonnées de l’imagination, à des bâtards de l’esprit visionnaire en histoire et en logique, etc. Après quoi, il ne lui resterait qu’à déclarer que chevaux, ânes, bœufs et chiens sont exclus de la dénomination de locomotive et que celle-ci ne vaut que pour le véhicule à vapeur. - Nous voici donc obligés derechef de dire que c’est bien la conception à la Dühring de l’idée de capital qui fait perdre toute rigueur à l’analyse économique et sombrer la faculté de discernement avec tout usage honnête du concept ; c’est bien chez M. Dühring que s’épanouissent les vues désordonnées de l’imagination, la confusion, les frivolités qui sont données pour de profondes vérités logiques, et l’infirmité des points de départ.

Mais qu’à cela ne tienne ! M. Dühring gardera la gloire d’avoir trouvé le pivot autour duquel se meuvent toute l’économie antérieure, toute la politique, et tout le fatras du droit, en un mot l’ensemble de l’histoire antérieure. Ce pivot, le voici :

“ La violence et le travail sont les deux facteurs principaux qui entrent en ligne de compte dans la formation des liens sociaux. ”

En cette seule phrase réside toute la constitution du monde économique jusqu’à ce jour. Constitution extrêmement brève, qui est ainsi rédigée :

Article 1 : Le travail produit.
Article 2 : La violence répartit.

Et voilà, “ pour parler en bon français ”, toute la sagesse économique de M. Dühring.

Notes

[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 151, E. S., 1971.

[2] Ibid., p. 166.

[3] Le Capital, livre I, tome I, p. 170, E. S., 1971.

[4] Le Capital, livre I, tome I, p. 172, E. S., 1971.

[5] Ibid., p. 172.

[6] Le Capital, livre I, tome I, p. 231, E. S., 1971.

VIII. Capital et plus-value (fin)

“ De l’avis de M. Marx, le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l’ouvrier est réellement à l’œuvre pour rendre possible sa propre existence. Or, il suffit pour cela d’un assez petit nombre d’heures ; tout le reste de la journée de travail, souvent longue, fournit un excédent qui contient ce que notre auteur nomme “ plus-value ” et qui, dans le langage courant, s’appelle le gain du capital. Abstraction faite du temps de travail déjà contenu a tout niveau de la production dans les moyens de travail et dans les matières premières requises, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L’allongement de la journée de travail est donc un pur gain d’extorsion au profit du capitaliste. ”

Selon M. Dühring, la plus-value de Marx ne serait donc rien d’autre que ce que, dans la langue courante, on appelle gain du capital ou profit. Écoutons Marx lui-même. Page 195 du Capital, la plus-value est expliquée par les mots qui sont mis entre parenthèses après ce terme : “ Intérêt, profit, rente [1]. ” Page 210, Marx donne un exemple dans lequel une somme de plus-value de 71 shillings apparaît sous ses différentes formes de répartition : dîmes, impôts locaux et impôts d’État 21 shillings, rente foncière 28 shillings, profit du fermier et intérêt 22 shillings, plus-value totale 71 shillings [2]. - Page 542, Marx déclare que c’est un défaut capital chez Ricardo de

“ ne pas représenter la plus-value à l’état pur, c’est-à-dire indépendamment de ses formes particulières telles que profit, rente foncière, etc. ”

et que, de ce fait, Ricardo mélange directement les lois du taux de plus-value avec les lois du taux de profit ; par contre, Marx annonce :

“ Je démontrerai plus tard, dans le troisième livre, que, donné le taux de la plus-value, le taux du profit peut varier indéfiniment, et que donné le taux du profit, il peut correspondre aux taux de plus-value les plus divers [3]. ”

Page 587, il dit :

“ le capitaliste qui produit la plus-value, c’est-à-dire qui extrait directement de l’ouvrier du travail non payé et fixé dans des marchandises se l’approprie le premier, mais il n’en reste pas le dernier possesseur. Il doit, au contraire, la partager en sous-ordre avec d’autres capitalistes qui accomplissent d’autres fonctions dans l’ensemble de la production sociale, avec le propriétaire foncier, etc. La plus-value se scinde donc en diverses parties, en fragments qui échoient à diverses catégories de personnes et revêtent des formes diverses, apparemment indépendantes les unes des autres, telles que profit industriel, intérêt, gain commercial, rente foncière, etc. Ces formes transformées de la plus-value ne pourront être traitées que dans le troisième livre [4].”

Et il en est de même dans bien d’autres passages.

On ne saurait s’exprimer plus nettement. A chaque occasion, Marx attire l’attention sur le fait qu’il ne faut absolument Pas confondre sa plus-value avec le profit ou gain du capital, que ce dernier est bien plutôt une variété et très souvent une fraction seulement de la plus-value. Si M. Dühring affirme cependant que la plus-value de Marx est “ dans le langage courant, le gain du capital ”, et s’il est constant que tout le livre de Marx tourne autour de la plus-value, de deux choses l’une : ou bien M. Dühring n’est pas renseigné et il faut alors une impudence sans pareille pour éreinter un livre dont on ignore le contenu essentiel ; ou bien il est renseigné et alors il commet, de propos délibéré, une falsification.

Plus loin :

“ La haine venimeuse dont M. Marx accompagne cette description de l’entreprise d’extorsion n’est que trop compréhensible. Mais un courroux plus violent et une reconnaissance plus complète encore du caractère d’exploitation de la forme économique fondée sur le salariat sont possibles sans qu’on accepte cette attitude théorique qui s’exprime dans la doctrine marxiste de la plus-value. ”

L’attitude théorique de Marx, bien intentionnée, mais erronée, provoque chez lui une haine venimeuse contre l’entreprise d’extorsion ; la passion morale en soi prend, par suite de cette “ attitude théorique ” fausse, une expression immorale ; elle se montre sous la forme de la haine ignoble et de la basse virulence tandis que le dernier mot de la science la plus rigoureuse chez M. Dühring se manifeste en une passion morale de nature non moins noble, dans un courroux qui est moral même quant à la forme, et qui, de plus, est quantitativement supérieur à la haine venimeuse, un courroux plus violent. Tandis que M. Dühring se donne ce plaisir à lui-même, voyons d’où vient ce courroux plus violent.

“ En effet, dit-il ensuite, la question surgit de savoir comment les patrons concurrents sont capables de réaliser durablement le produit entier du travail, et par là, le surproduit à ce niveau tellement supérieur aux frais naturels de production qu’indique la proportion de l’excédent des heures de travail dont nous avons parlé. On ne trouve pas de réponse dans la doctrine de Marx, et cela pour la simple raison qu’il n’y avait même pas place dans cette doctrine pour soulever la question. Le caractère de luxe de la production fondée sur le travail à gages n’a pas été envisagé sérieusement du tout et la constitution sociale avec ses positions de vampires n’a nullement été reconnue comme la raison dernière de la traite des blancs. Au contraire, c’est toujours l’élément politico-social qui a dû trouver son explication dans l’économique.”

Nous avons vu dans les passages cités plus haut que Marx n’affirme nullement que le surproduit soit, en toute circonstance, vendu en moyenne à sa pleine valeur, comme M. Dühring le suppose ici, par le capitaliste industriel, qui est le premier à se l’approprier. Marx dit expressément que le gain commercial constitue aussi une partie de la plus-value et cela, dans l’hypothèse présente, n’est possible que si le fabricant vend son produit au commerçant au-dessous de la valeur et lui cède ainsi une part du butin. A la façon dont la question est posée ici, Marx n’avait certainement pas la place de la soulever. Posée de façon rationnelle, elle se formule : comment la plus-value se transforme-t-elle en ses variétés - profit, intérêt, gain commercial, rente foncière etc. ? Et de fait c’est au livre III que Marx promet de résoudre cette question. Mais si M. Dühring n’a pas la patience d’attendre la publication du deuxième volume du Capital, il pouvait, en attendant, y regarder d’un peu plus près dans le premier volume. Outre les passages déjà cités, il pouvait lire en ce cas, par exemple, page 323 que, d’après Marx, les lois immanentes de la production capitaliste prennent dans le mouvement extérieur des capitaux la valeur de lois coercitives de la concurrence et que, sous cette forme, elles s’imposent aux capitalistes comme mobiles de leurs opérations ; que, donc, une analyse scientifique de la concurrence présuppose l’analyse de la nature intime du capital, de même que le mouvement apparent des corps célestes n’est intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel, imperceptible pourtant aux sens ; là-dessus Marx montre par un exemple comment une loi déterminée, la loi de la valeur, dans un cas déterminé, apparaît à l’intérieur de la concurrence et y exerce sa force motrice. M. Dühring pouvait tirer de là que la concurrence joue un rôle capital dans la répartition de la plus-value et, avec quelque réflexion, ces indications données dans le premier volume suffisent en fait pour faire connaître, tout au moins dans ses grandes lignes, la transformation de la plus-value en ses variétés.

Cependant, pour M. Dühring, la concurrence est justement l’obstacle absolu à l’intelligence de la chose. Il ne peut pas concevoir comment les patrons concurrents peuvent, durablement, réaliser le produit entier du travail et, par là, le surproduit à un niveau tellement supérieur aux frais naturels de production. Il s’exprime ici, une fois encore, avec sa “ rigueur ” habituelle qui, en fait, n’est que négligence. Le sur produit comme tel n’a précisément chez Marx absolument pas de frais de production, c’est la part du produit qui ne coûte rien au capitaliste. Si donc les patrons concurrents voulaient réaliser le surproduit à ses frais de production naturels, il faudrait qu’ils en fassent cadeau. Mais ne nous arrêtons pas à ces “ détails micrologiques ”. Est-ce que les patrons concurrents ne réalisent pas en fait, chaque jour, le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Pour M. Dühring, les frais naturels de production se composent de

“ la dépense de travail ou de force, et celle-ci peut à son tour être mesurée jusque dans ses derniers éléments de base par la dépense de nourriture” ;

donc, dans la société actuelle, ils se composent des dépenses réellement engagées en matières premières, moyens de travail et salaire, à la différence du “tribut”, du profit, de l’enchérissement extorqué l’épée à la main. Or, tout le monde sait que dans la société où nous vivons, les patrons ne réalisent Pas leurs marchandises au coût naturel de production, mais qu’ils y ajoutent dans leurs calculs le soi-disant enchérissement, le profit et que, en règle générale, ils l’encaissent en effet. La question que M. Dühring n’a, croyait-il, qu’à soulever pour renverser d’un souffle tout l’édifice de Marx comme feu Josué les murailles de Jéricho, cette question existe donc aussi pour la théorie économique de M. Dühring. Voyons comment il y répond.

“ La propriété capitaliste, dit-il, n’a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir si elle n’implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine. Le produit de cette violence est le gain capitaliste, et la grandeur de celui-ci dépendra donc de l’étendue et de l’intensité de cet exercice de la domination ... Le gain capitaliste est une institution politique et sociale, qui agit plus puissamment que la concurrence. A cet égard, les patrons opèrent comme un corps et chacun défend sa position. Une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité dans ce genre d’économie une fois qu’il est dominant.”

Malheureusement, nous ne savons toujours pas comment les patrons concurrents sont en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production. M. Dühring pourrait-il donc avoir assez piètre opinion de son public pour le payer de la formule que le gain capitaliste est au-dessus de la concurrence comme en son temps le roi de Prusse était au-dessus de la loi ? Nous connaissons les manœuvres grâce auxquelles le roi de Prusse est parvenu à sa position au-dessus de la loi ; les manœuvres grâce auxquelles le gain capitaliste en arrive à être plus puissant que la concurrence, voilà précisément ce que M. Dühring a à nous expliquer et ce qu’il se refuse obstinément à expliquer. Peu importe que, comme il le dit, les patrons à cet égard opèrent comme un corps et que chacun d’eux défende cependant sa position. Nous n’allons tout de même pas, d’aventure, le croire sur parole et penser qu’il suffit qu’un certain nombre de gens agissent comme corps pour que chacun d’eux défende sa position ? Les membres des corporations du moyen âge, les nobles français en 1789 ont agi, comme on sait, avec beaucoup de décision en tant que corps et pourtant ils ont péri. L’armée prussienne, à Iéna, a agi aussi comme un corps constitué et au lieu de défendre sa position, elle a au contraire été obligée de déguerpir et même de capituler ensuite morceau par morceau. Nous ne pouvons pas davantage nous contenter de l’assurance qu’une fois donné ce genre d’économie dominant, une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité ; car il s’agit précisément de démontrer pourquoi il en est ainsi. Nous ne nous rapprochons pas du but d’un pouce quand M. Dühring nous annonce :

“ La domination capitaliste a grandi en liaison avec la domination foncière. Une partie des travailleurs serfs de la terre a été transformée dans les villes en ouvriers des arts et métiers et, finalement, en matériel de fabrique. C’est après la rente foncière que le gain capitaliste s’est développé comme seconde forme de la rente de possession. ”

Même si nous faisons abstraction de la fausseté historique de cette affirmation, elle n’en reste pas moins une simple affirmation et se borne à déclarer une nouvelle fois ce qu’il s’agit précisément d’expliquer et de démontrer. Nous ne pouvons donc pas conclure à autre chose qu’à l’incapacité de M. Dühring de répondre à sa propre question : comment les patrons concurrents sont-ils en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Autrement dit, M. Dühring est incapable d’expliquer la genèse du profit. Il ne lui reste donc plus qu’à décréter tout de go : le gain capitaliste est un produit de la violence, ce qui, certes, s’accorde tout à fait avec l’article 2 de la constitution sociale à la Dühring : la violence répartit. Voilà, à coup sûr, qui est fort bien dit ; mais maintenant “ surgit la question ” : Qu’est-ce que la violence répartit ? Il faut bien qu’il y ait quelque chose à répartir, sans quoi même la violence la plus omnipotente avec la meilleure volonté du monde ne peut rien répartir. Le gain que les patrons concurrents empochent est quelque chose de très solide et de très palpable. La violence peut le prendre, mais non le produire. Et si M. Dühring s’obstine à refuser de nous expliquer comment la violence prend le gain patronal, il est muet comme la tombe dès qu’il s’agit de répondre à la question : où le prend-elle ? Là où il n’y a rien, le roi, comme toute autre violence, perd ses droits. De rien, il ne sort rien, surtout pas de profit. Si la propriété capitaliste n’a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir tant qu’elle n’implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine, la question surgit derechef de savoir : 1. comment la richesse capitaliste est parvenue à cette violence, question qui n’est nullement réglée par les quelques affirmations historiques citées plus haut ; 2. comment cette violence se transforme en mise en valeur du capital, en profit et 3. où elle prend ce profit ?

Nous pouvons empoigner l’économie à la Dühring par où nous voulons, nous n’avançons pas d’un pas. Pour toutes les affaires impopulaires, pour le profit, la rente foncière, le salaire de famine, l’asservissement des ouvriers, elle n’a qu’un seul mot d’explication : la violence, et toujours la violence, et le “ courroux plus violent ” de M. Dühring se résout lui aussi en courroux contre la violence. Nous avons vu : 1. que le fait d’en appeler à la violence est un mauvais prétexte, un renvoi du domaine économique au domaine politique, lequel n’est pas en mesure d’expliquer un seul fait économique. Et 2. qu’il laisse sans explication l’origine de la violence elle-même, et cela très sagement, puisqu’autrement, il aboutirait forcément à ceci que toute puissance sociale et toute violence politique ont leur origine dans des conditions économiques préalables, dans le mode de production et d’échange de chaque société tel qu’il est donné dans l’histoire.

Essayons toutefois de voir si nous ne pouvons pas arracher encore quelques éclaircissements sur le profit à notre “ fondateur profond ”, mais inexorable, de l’économie. Peut-être y parviendrons-nous si nous abordons sa discussion du salaire. Il dit page 158 :

“ Le salaire est la rémunération pour l’entretien de la force de travail et il n’entre d’abord en ligne de compte que comme fondement de la rente foncière et du gain capitaliste. Pour s’expliquer d’une façon tout à fait décisive les rapports prédominant ici, qu’on imagine la rente foncière et également le gain capitaliste tout d’abord d’une manière historique, sans salaire, donc sur la base de l’esclavage ou du servage ... Peu importe de savoir si c’est l’esclave ou le serf, ou si c’est l’ouvrier salarié qui doit être entretenu ; cela ne motive qu’une différence dans la manière dont sont grevés les frais de production. Dans chaque cas, le produit net acquis par l’utilisation de la-force de travail constitue le revenu du maître ... On voit donc notamment que l’opposition capitale en vertu de laquelle on trouve, d’une part, une sorte quelconque de rente de possession, et, d’autre part le travail à gages sans possession, ne peut être saisie exclusivement dans l’un de ses termes, mais toujours seulement dans les deux à la fois. ”

Mais “ rente de possession ”, comme nous l’apprenons page 188, est une expression commune pour la rente foncière et le gain capitaliste. On lit en outre, page 174 :

“ Le caractère du gain capitaliste est une appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail. On ne peut le concevoir sans l’élément corrélatif qui est le travail assujetti directement ou non sous une forme ou l’autre.”

Et page 183 :

“ Le salaire n’est, en tous les cas, rien d’autre qu’une rémunération au moyen de laquelle l’entretien et la possibilité de procréation de l’ouvrier doivent être en général assurés. ”

Et, enfin, page 195 :

“ Ce qui échoit à la rente de possession doit forcément être perdu pour le salaire et inversement, ce qui revient au travail sur la capacité générale de production [!] est forcément retiré aux revenus de la propriété. ”

M. Dühring nous mène de surprise en surprise. Dans la théorie de la valeur et dans les chapitres suivants jusques et y compris la doctrine de la concurrence, donc de la page 14 la page 155, les prix des marchandises ou valeurs se divisaient : 1. en frais naturels de production ou valeur de production, c’est-à-dire dépenses de matières premières, de moyens de travail et de salaire et 2. en enchérissement ou valeur de répartition, tribut imposé l’épée à la main au profit de la classe monopoliste ; enchérissement qui, comme nous l’avons vu, ne pouvait rien changer en réalité à la répartition de la richesse, puisqu’il devait rendre d’une main ce qu’il prenait de l’autre et qui, de plus, dans la mesure où M. Dühring nous renseigne sur son origine et son contenu, ne naissait de rien et donc ne se composait de rien. Dans les deux chapitres suivants, qui traitent des genres de revenus, donc de la page 156 à la page 217, il n’est plus question d’enchérissement. En son lieu et place, la valeur de tout produit du travail, donc de toute marchandise, se divise dans les deux parties suivantes : 1. les frais de production, dans lesquels est inclus aussi le salaire payé, et 2. le “ produit net obtenu par l’utilisation de la force de travail ”, qui constitue le revenu du maître. Et ce produit net a une physionomie parfaitement connue, qu’aucun tatouage ni vernis ne pourraient dissimuler. “ Pour s’expliquer d’une façon vraiment décisive les rapports prédominant ici ”, le lecteur n’aura qu’à imaginer les passages de M. Dühring que nous venons de citer, imprimés en face des passages cités précédemment de Marx sur le surtravail, le surproduit et la plus-value. Et il trouvera que M. Dühring transcrit directement ici, à sa manière, Le Capital.

M. Dühring reconnaît le surtravail sous quelque forme que ce soit, esclavage, servage ou salariat, comme source des revenus de toutes les classes dominantes jusqu’à nos jours : pris dans le passage cité maintes fois, Le Capital page 227, “ le capital n’a pas inventé le surtravail etc. ” - Et le “ produit net ” qui constitue “ le revenu du maître”, qu’est-il d’autre que l’excédent du produit du travail sur le salaire, lequel, même chez M. Dühring, doit, malgré son travestissement tout à fait superflu en une rémunération, assurer en général l’entretien et la possibilité de procréation de l’ouvrier ? Comment “ l’appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail” peut-elle se produire, sinon parce que le capitaliste, comme chez Marx, extorque à l’ouvrier plus de travail qu’il est nécessaire pour la reproduction des moyens de subsistance que celui-ci consomme, c’est-à-dire parce que le capitaliste fait travailler l’ouvrier plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour remplacer la valeur du salaire payé à l’ouvrier ? Donc, prolongation de la journée de travail au-delà du temps nécessaire à la reproduction des moyens de subsistance de l’ouvrier, surtravail de Marx, - c’est cela, et rien d’autre, qui se cache derrière “l’utilisation de la force de travail ” de M. Dühring. Et son “produit net du maître”, sous quelle autre forme peut-il se présenter que la forme du surproduit et de la plus-value marxistes ? Et par quoi, sinon par sa conception inexacte, la rente de possession de Dühring se distingue-t-elle de la plus-value marxiste ? D’ailleurs, M. Dühring a emprunté le nom de “rente de possession” à Rodbertus qui réunissait déjà la rente foncière et la rente capitaliste ou gain capitaliste sous l’expression commune de rente, de sorte que M. Dühring n’a eu qu’à ajouter “ de possession ” [5]. Et, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur le plagiat, M. Dühring résume les lois exposées par Marx au chapitre 15 du Capital (pages 539 et suivantes) sur les variations de grandeur dans le prix de la force de travail et dans la plus-value, et il les résume si bien à sa manière que ce qui échoit à la rente de possession est forcément perdu pour le salaire et inversement, réduisant ainsi les lois particulières de Marx si riches de substance à une tautologie vide, car il va de soi que d’une grandeur donnée qui se divise en deux parties, l’une ne peut grandir sans que l’autre diminue. Voilà comment M. Dühring a réussi à s’approprier les idées de Marx de telle façon que “ le dernier mot de la science la plus rigoureuse au sens des disciplines exactes”, ainsi qu’on le trouve vraiment dans l’exposé de Marx, disparaisse complètement.

Ainsi, devant le tapage insolite auquel M. Dühring se livre dans l’Histoire critique au sujet du Capital et, surtout, devant le tourbillon de mots qu’il soulève avec la fameuse question relative à la plus-value, - question qu’il aurait mieux fait de ne pas poser, d’autant plus qu’il ne sait pas y répondre lui-même, - nous ne pouvons échapper à l’idée que tout cela n’est que ruses de guerre, habiles manœuvres pour couvrir le plagiat grossier de Marx qu’il a commis dans son Cours. En effet, M. Dühring avait toute raison de déconseiller à ses lecteurs de s’occuper de “l’écheveau embrouillé que M. Marx appelle Le Capital”, de les mettre en garde contre les bâtards de l’esprit visionnaire en histoire et en logique, les représentations nébuleuses et confuses de Hegel, et ses fariboles, etc. La Vénus contre laquelle ce fidèle Eckart met en garde la jeunesse allemande, il était allé la quérir, en tapinois, sur les brisées de Marx pour la ranger en lieu sûr aux fins d’usage personnel. Félicitons-le pour ce produit net obtenu par l’utilisation de la force de travail de Marx et pour la lumière originale que son annexion de la plus-value marxiste sous le nom de rente de possession jette sur les motifs de son affirmation obstinée, - parce que répétée dans deux éditions, - et fausse, selon laquelle Marx n’entendrait par plus-value que le profit ou le gain capitaliste.

Et ainsi, il nous faut décrire les performances de M. Dühring avec ses propres termes, que voici : “ D’après l’opinion de Monsieur ” Dühring, “ le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l’ouvrier est réellement à l’œuvre pour rendre possible sa propre existence. Il y suffit d’un assez petit nombre d’heures, tout le reste de la journée de travail, souvent allongée, fournit un excédent dans lequel est contenu ce que notre auteur appelle ” rente de possession. “ Abstraction faite du temps de travail déjà contenu à un niveau quelconque de la production dans les moyens de travail et les matières premières en question, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L’allongement de la journée de travail n’est par conséquent qu’un gain d’extorsion au profit du capitaliste. La haine venimeuse dont Monsieur ” Dühring “ accompagne cette description de l’entreprise d’extorsion n’est que trop compréhensible” ... Par contre, on comprend moins bien comment après ce plagiat, il va revenir à son “ courroux plus violent ”.

Notes

[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 205 (note), E. S., 1971.

[2] Ibid., p. 217.

[3] Ibid., tome II, p. 196, E. S., 1969.

[4] Ibid., tome III, pp. 7-8, E. S., 1969.

[5] Et même pas. Rodbertus dit (Soziale Briefe, 2e lettre, p. 159) : “ La rente est d’après cette théorie [la sienne] tout revenu qui est perçu sans travail propre, uniquement en raison d’une possession ”. (F. E.)

IX. Lois naturelles de l’Économie - La rente foncière

“ le triomphe de l’esprit scientifique supérieur consiste à dépasser les simples descriptions et divisions de la matière pour ainsi dire statique, pour arriver aux idées vivantes qui éclairent la production. La connaissance des lois est donc la plus parfaite, puisqu’elle nous montre comment un processus est conditionné par l’autre.”

Déjà la première loi naturelle de toute économie a été spécialement découverte par M. Dühring.

Adam Smith

“ non seulement n’a pas mis en tête, ce qui est curieux, le facteur le plus important de tout développement économique, mais encore il a complètement omis sa formulation particulière, et de cette façon il a involontairement rabaissé à un rôle subordonné cette puissance qui avait imprimé son sceau au développement moderne de l’Europe. [Cette] loi fondamentale qui doit être mise en tête, est celle de l’équipement technique, on pourrait même dire de l’armement de la force économique naturellement donnée à l’homme. ”

Cette “ loi de base ”, découverte par M. Dühring, s’exprime comme suit :

Loi nº 1.

“ La productivité des moyens économiques, des ressources naturelles et de la force humaine est intensifiée par des inventions et des découvertes. ”

Nous voici frappés d’étonnement. M. Dühring nous traite tout à fait comme le plaisantin de Molière traitait le bourgeois gentilhomme auquel il annonçait cette nouveauté que toute sa vie il avait fait de la prose sans le savoir. Il y a longtemps que nous savions que les inventions et les découvertes augmentent, en de nombreux cas, la force productive du travail (mais, dans de très nombreux cas, elles ne l’augmentent pas non plus, comme le prouve le colossal rebut des archives de tous les offices de brevets du monde) ; mais que cette banalité vieille comme le monde soit la loi de base de toute l’économie, nous sommes redevables de cet éclaircissement à M. Dühring ! Si “ le triomphe de l’esprit scientifique supérieur” en économie comme en philosophie consiste seulement à donner un nom ronflant au premier lieu commun venu, à le proclamer à son de trompe comme loi naturelle ou même fondamentale, voilà le “ fondement profond ” et le bouleversement de la science effectivement à la portée de chacun, même à la portée de la rédaction de la Volkszeitung de Berlin [1]. “ En toute rigueur ”, nous serions donc obligés d’appliquer à M. Dühring lui-même le propre jugement de M. Dühring sur Platon : “ Si cependant c’est quelque chose comme cela qui représente la sagesse de l’économie politique, l’auteur des “ fondements critiques ” partage cette sagesse avec quiconque trouva jamais à exprimer une idée ”, - ou simplement à bavarder, - “ sur la pure évidence ”. Si par exemple, nous disons : les animaux mangent, nous énonçons en toute innocence et sérénité une grande parole ; car nous n’avons qu’à dire que la loi fondamentale de toute vie animale est de manger, et voilà toute la zoologie bouleversée.

Loi nº 2.

Division du travail :

“ La scission des branches professionnelles et la dissociation des activités augmentent la productivité du travail. ”

Dans la mesure où c’est exact, c’est également un lieu commun depuis Adam Smith. Dans quelle mesure c’est exact, nous le verrons dans la troisième partie.

Loi nº 3.

“ La distance et les moyens de transport sont les causes capitales qui entravent et favorisent la coopération des forces productives. ”

Loi nº 4.

“ La capacité de population de l’État industriel est incomparablement supérieure à celle de l’État agricole. ”

Loi nº 5.

“ En économie, rien ne se fait sans un intérêt matériel. ”

Telles sont les “ lois naturelles ” sur lesquelles M. Dühring fonde son économie nouvelle. Il reste fidèle à sa méthode que nous avons exposée déjà à propos de sa Philosophie. Quelques évidences, de la banalité la plus désolante, souvent exprimées de travers par surcroît, constituent, en économie aussi, les axiomes qui ne requièrent aucune preuve, les thèses fondamentales, les lois naturelles. Sous prétexte de développer le contenu de ces lois qui n’ont pas de contenu, on met à profit l’occasion pour se livrer à de vastes radotages économiques sur les divers thèmes dont le nom se rencontre dans ces prétendues lois, donc sur les inventions, la division du travail, les moyens de transport, la population, l’intérêt, la concurrence, etc., radotages dont la plate trivialité n’est assaisonnée que par une grandiloquence sibylline et, çà et là, par une conception fausse ou une ratiocination pleine de suffisance sur toutes sortes de subtilités casuistiques. Puis, nous en arrivons enfin à la rente foncière, au gain capitaliste et au salaire, et comme dans ce qui précède nous n’avons traité que ces deux dernières formes d’appropriation, nous voulons ici, en terminant, étudier encore brièvement la conception de la rente foncière de M. Dühring.

Nous laissons de côté tous les points sur lesquels M. Dühring ne fait que copier son prédécesseur Carey ; nous n’avons pas affaire à Carey, ni à défendre la conception de Ricardo sur la rente foncière contre les altérations et les folies de Carey. Seul, M. Dühring nous importe, et lui définit la rente foncière comme “ ce revenu que le propriétaire en tant que tel tire du sol ”. Le concept économique de rente foncière que M. Dühring est appelé à expliquer, est incontinent transposé par lui sur le plan juridique, de sorte que nous ne sommes pas plus avancés qu’avant. Notre fondateur profond est donc obligé, bon gré mal gré, de condescendre à d’autres explications. Il compare maintenant l’affermage d’un domaine à un fermier avec le fait d’avancer un capital à un patron, mais il trouve bientôt que la comparaison est boiteuse, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Car, dit-il

“ si l’on voulait poursuivre l’analogie, le gain qui reste au fermier après paiement de la rente foncière devrait correspondre à ce reste de gain capitaliste qui échoit, après déduction des intérêts, au patron qui fait valoir le capital. Mais on n’a pas coutume de considérer les gains du fermier comme les revenus principaux, et la rente foncière comme un reste... Une preuve de cette différence de conception est le fait que dans la doctrine de la rente foncière, on ne distingue pas particulièrement le cas du faire-valoir direct et que l’on ne met pas particulièrement l’accent sur la différence de grandeur d’une rente sous forme de fermage et d’une rente produite directement. Du moins, on ne s’est pas senti poussé à concevoir la rente qui résulte du faire-valoir direct comme décomposée de telle façon qu’un de ses éléments représenterait pour ainsi dire l’intérêt du domaine et l’autre le gain excédentaire de l’entreprise. Abstraction faite du capital propre que le fermier emploie, on semble tenir la plupart du temps son gain spécifique pour une sorte de salaire. Mais il est délicat de vouloir affirmer quelque chose sur ce point, car on ne s’est pas du tout posé la question avec cette précision. Partout où il s’agit d’exploitations assez grandes, on pourra constater facilement qu’il n’est pas permis de faire passer le gain spécifique du fermier pour un salaire. En effet, ce gain repose lui-même sur l’opposition avec la main-d’œuvre agricole, dont l’utilisation rend seule possible ce genre de revenus. C’est évidemment une portion de rente qui reste entre les mains du fermier et qui vient en déduction de la rente entière qui serait obtenue dans le faire-valoir direct du propriétaire ”.

La théorie de la rente foncière est une partie spécifiquement anglaise de l’économie et il fallait bien qu’elle le fût, car on ne trouvait qu’en Angleterre un mode de production dans lequel la rente s’était effectivement séparée du profit et de l’intérêt. On sait que ce sont la grande propriété foncière et la grande agriculture qui règnent en Angleterre. Les propriétaires fonciers afferment leurs terres en domaines étendus, souvent immenses, à des fermiers qui sont pourvus d’un capital suffisant pour les exploiter et ne travaillent pas eux-mêmes comme nos paysans, mais emploient, comme de véritables patrons capitalistes, le travail de domestiques de ferme et de journaliers. Nous avons donc ici les trois classes de la société capitaliste et le revenu original de chacune d’elles : le propriétaire foncier qui perçoit la rente foncière, le capitaliste qui empoche le profit et l’ouvrier qui touche le salaire. Il n’est jamais venu à l’idée d’un économiste anglais de tenir, comme il semble à M. Dühring, le gain du fermier pour une sorte de salaire. Encore bien moins pouvait-il être délicat pour lui d’affirmer que le profit du fermier était ce qu’il est, d’une façon indiscutable, évidente et tangible, à savoir du profit capitaliste. N’est-il pas ridicule de lire ici qu’on ne s’est pas du tout posé avec cette précision la question de savoir ce qu’est véritablement le gain du fermier ? En Angleterre, on n’a pas besoin de se poser la question, la question comme la réponse sont depuis longtemps présentes dans les faits eux-mêmes et, depuis Adam Smith, il n’a jamais subsisté de doute à ce sujet.

Le cas du faire-valoir direct, comme M. Dühring l’appelle, ou plutôt le faire-valoir à l’aide d’intendants pour le compte du propriétaire foncier, comme il se produit dans la réalité assez souvent en Allemagne, ne change rien à la chose. Si le propriétaire foncier fournit aussi le capital et fait exploiter pour son propre compte, il empoche, en plus de la rente foncière, le profit capitaliste lui-même, comme cela va de soi et comme il ne peut en être autrement dans le mode actuel de production. Et si M. Dühring affirme que, jusqu’ici, on ne s’est pas senti poussé à concevoir la rente qui résulte du faire-valoir direct (il faudrait dire : le revenu) comme décomposée, ceci est tout simplement faux, et dans le meilleur des cas ne nous prouve à nouveau que l’ignorance de M. Dühring. Par exemple :

“ Le revenu qui se tire du travail s’appelle salaire ; celui que quelqu’un tire de l’emploi du capital s’appelle profit... Le revenu qui naît exclusivement du sol s’appelle rente et appartient au propriétaire foncier... Quand ces différentes sortes des revenus échoient à des personnes différentes, elles sont faciles à distinguer ; mais si elles échoient à la même personne, elles sont fréquemment confondues, du moins dans le langage courant. Un propriétaire foncier qui fait valoir lui-même une partie de son propre sol devrait, après déduction des frais d’exploitation, percevoir aussi bien la rente du propriétaire foncier que le profit du fermier Mais, dans le langage courant du moins, il nommera facilement profit tout son gain en confondant ainsi la rente avec le profit. La majorité de nos planteurs d’Amérique du Nord et des Indes occidentales sont dans cette situation ; la plupart cultivent leurs propres possessions et c’est ainsi que nous entendons rarement parler de la rente d’une plantation, niais bien du profit qu’elle rapporte... Un jardinier qui cultive de ses mains son propre jardin est propriétaire foncier, fermier et ouvrier en une seule personne. Son produit devrait par conséquent lui payer la rente du premier, le profit du second et le salaire du troisième. Mais tout passe habituellement pour le gain de son travail ; on confond donc ici la rente et le profit avec le salaire. ”

Ce passage se trouve au chapitre six du premier livre d’Adam Smith [2]. Le cas du faire-valoir direct a donc été étudié il y a plus de cent ans déjà, et les doutes et incertitudes qui causent tant de souci à M. Dühring jaillissent uniquement de sa propre ignorance.

En fin de compte, il se tire d’embarras par un coup d’audace : le gain du fermier repose sur l’exploitation de la “ main-d’œuvre agricole ” et par conséquent est évidemment une “portion de rente”, laquelle “ vient en déduction ” de la “ rente entière ” qui, à vrai dire, devrait tomber dans la poche du propriétaire foncier. Cela nous permet d’apprendre deux choses : 1. Que le fermier “ diminue ” la rente du propriétaire foncier, de sorte que chez M. Dühring ce n’est pas, comme on l’avait pensé jusqu’ici, le fermier qui paye une rente au propriétaire foncier, mais le propriétaire foncier qui paye une rente au fermier, “conception qui est certes foncièrement originale ”. Et 2. nous apprenons, enfin ce que M. Dühring se représente par rente foncière : l’ensemble du surproduit obtenu en agriculture par l’exploitation du travail rural. Mais comme ce surproduit se partage dans l’économie antérieure - à l’exception peut-être de quelques économistes vulgaires - en rente foncière et profit capitaliste, nous devons constater que M. Dühring “ ne cultive pas la conception courante ” de la rente foncière, elle non plus.

Donc, rente foncière et gain capitaliste ne se distinguent chez M. Dühring que par le fait que la première s’obtient dans l’agriculture et le second dans l’industrie ou le commerce. Il était fatal que M. Dühring parvînt à cette idée aussi peu critique que confuse. Nous avons vu qu’il est parti de la “conception historique véritable” selon laquelle la domination sur le sol n’est fondée que grâce à la domination sur l’homme. Donc, dès que le sol est cultivé au moyen d’une forme quelconque de travail asservi, il naît un excédent pour le propriétaire foncier et cet excédent est précisément la rente, comme l’excédent du produit du travail sur le gain du travail est dans l’industrie le gain capitaliste.

“ De cette manière, il est clair que la rente foncière existe partout et toujours à une échelle considérable là où l’agriculture est pratiquée au moyen de l’une quelconque des formes d’assujettissement du travail ”.

Dans cette présentation de la rente comme ensemble du surproduit obtenu dans l’agriculture, M. Dühring se heurte, d’une part, au profit du fermier en Angleterre et, d’autre part, au partage de ce surproduit en rente foncière et en profit du fermier, partage qui s’applique dans toute l’économie classique, c’est-à-dire qu’il se heurte en plein à la notion pure, précise de la rente. Que fait M. Dühring ? Il fait comme s’il ne connaissait pas un traître mot de la distribution du surproduit agricole en profit du fermier et en rente foncière, donc de toute la théorie de la rente de l’économie classique ; comme si, dans toute l’économie, la question de savoir ce qu’est à proprement parler le profit du fermier n’avait absolument pas été posée encore “ avec cette précision ” ; comme s’il s’agissait d’un objet absolument inexploré dont rien n’est connu que l’apparence et les incertitudes. Et, de cette fatale Angleterre où le surproduit de l’agriculture est si impitoyablement démembré en ses éléments, rente foncière et profit capitaliste, sans le moindre concours d’aucune école théorique, il se réfugie dans son cher domaine d’application du droit prussien, où le faire-valoir direct connaît son plein épanouissement patriarcal, où “ le propriétaire foncier entend par rente les revenus de ses domaines ” et où l’opinion de Messieurs les hobereaux sur la rente a encore la prétention de donner le ton à la science ; où par conséquent M. Dühring peut encore espérer se faufiler avec sa confusion des notions de rente et de profit, et même trouver créance pour sa plus récente découverte. la rente foncière payée non par le fermier au propriétaire foncier, mais par le propriétaire foncier au fermier.

Notes

[1] La Volkszeitung était un quotidien démocrate de Berlin, à propos duquel Engels emploie dans une lettre à Marx du 15 septembre 1860, les expressions “radotage ennuyeux et fadaises ergoteuses ”.

[2] Adam SMITH : An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, vol. 1, Londres, 1776, pp. 63-65.

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