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Qu’est-ce que le salariat sous le capitalisme ?

lundi 30 mai 2022, par Robert Paris

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Et encore

Qu’est-ce que le salariat sous le capitalisme ?

Karl Marx, dans Le Capital, Livre Un :

« Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

A la surface de la société bourgeoise la rétribution du travailleur se représente comme le salaire du travail : tant d’argent payé pour tant de travail. Le travail lui-même est donc traité comme une marchandise dont les prix courants oscillent au-dessus ou au dessous de sa valeur.

Mais qu’est ce que la valeur ? La forme objective du travail social dépensé dans la production d’une marchandise. Et comment mesurer la grandeur de valeur d’une marchandise ? Par la quantité de travail qu’elle contient. Comment dès lors déterminer, par exemple, la valeur d’une journée de travail de douze heures ? Par les douze heures de travail contenues dans la journée de douze heures, ce qui est une tautologie absurde [1].

Pour être vendu sur le marché à titre de marchandise, le travail devrait en tout cas exister auparavant. Mais si le travailleur pouvait lui donner une existence matérielle, séparée et indépendante de sa personne, il vendrait de la marchandise et non du travail [2].

Abstraction faite de ces contradictions, un échange direct d’argent, c’est à dire de travail réalisé, contre du travail vivant, ou bien supprimerait la loi de la valeur qui se développe précisément sur la base de la production capitaliste, ou bien supprimerait la production capitaliste elle-même qui est fondée précisément sur le travail salarié. La journée de travail de douze heures se réalise par exemple dans une valeur monétaire de six francs. Si l’échange se fait entre équivalents, l’ouvrier obtiendra donc six francs pour un travail de douze heures, ou le prix de son travail sera égal au prix de son produit. Dans ce cas il ne produirait pas un brin de plus-value pour l’acheteur de son travail, les six francs ne se métamorphoseraient pas en capital et la base de la production capitaliste disparaîtrait. Or c’est précisément sur cette base qu’il vend son travail et que son travail est travail salarié. Ou bien il obtient pour douze heures de travail moins de six francs, c’est à dire moins de douze heures de travail. Douze heures de travail s’échangent dans ce cas contre dix, six, etc., heures de travail. Poser ainsi comme égales des quantités inégales, ce n’est pas seulement anéantir toute détermination de la valeur. Il est même impossible de formuler comme loi une contradiction de ce genre qui se détruit elle-même [3].

Il ne sert de rien de vouloir expliquer un tel échange de plus contre moins par la différence de forme entre les travaux échangés, l’acheteur payant en travail passé ou réalisé, et le vendeur en travail actuel ou vivant [4]. Mettons qu’un article représente six heures de travail. S’il survient une invention qui permette de le produire désormais en trois heures, l’article déjà produit, déjà circulant sur le marché, n’aura plus que la moitié de sa valeur primitive. Il ne représentera plus que trois heures de travail, quoiqu’il y en ait six de réalisées en lui. Cette forme de travail réalisé n’ajoute donc rien à la valeur, dont la grandeur reste au contraire toujours déterminée par le quantum de travail actuel et socialement nécessaire qu’exige la production d’une marchandise.

Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n’est pas le travail, mais le travailleur. Ce que celui-ci vend, c’est lui-même, sa force de travail. Dès qu’il commence à mettre cette force en mouvement, à travailler, or, dès que son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui. Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n’a lui-même aucune valeur [5].

Dans l’expression : valeur du travail, l’idée de valeur est complètement éteinte. C’est une expression irrationnelle telle que par exemple valeur de la terre. Ces expressions irrationnelles ont cependant leur source dans les rapports de production eux-mêmes dont elles réfléchissent les formes phénoménales. On sait d’ailleurs dans toutes les sciences, à l’économie politique près, qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité [6].

Ayant emprunté naïvement, sans aucune vérification préalable, à la vie ordinaire la catégorie « prix du travail », l’économie politique classique se demanda après coup comment ce prix était déterminé. Elle reconnut bientôt que pour le travail comme pour toute autre marchandise, le rapport entre l’offre et la demande n’explique rien que les oscillations du prix de marché au dessus ou au dessous d’une certaine grandeur. Dès que l’offre et la demande se font équilibre, les variations de prix qu’elles avaient provoquées cessent, mais là cesse aussi tout l’effet de l’offre et la demande. Dans leur état d’équilibre, le prix du travail ne dépend plus de leur action et doit donc être déterminé comme si elles n’existaient pas. Ce prix là, ce centre de gravitation des prix de marché, se présenta ainsi comme le véritable objet de l’analyse scientifique.

On arriva encore au même résultat en considérant une période de plusieurs années et en comparant les moyennes auxquelles se réduisent, par des compensations continuelles, les mouvements alternants de hausse et de baisse. On trouva ainsi des prix moyens, des grandeurs plus ou moins constantes qui s’affirment dans les oscillations mêmes des prix de marché et en forment les régulateurs intimes. Ce prix moyen donc, « le prix nécessaire » des physiocrates, « le prix naturel » d’Adam Smith ne peut être pour le travail, de même que pour toute autre marchandise, que sa valeur, exprimée en argent. « La marchandise, dit Adam Smith, est alors vendue précisément ce qu’elle vaut. »

L’économie classique croyait avoir de cette façon remonté du prix accidentels du travail à sa valeur réelle. Puis elle détermina cette valeur par la valeur des subsistances nécessaires pour l’entretien et la reproduction du travailleur. A son insu elle changeait ainsi de terrain, en substituant à la valeur du travail, jusque là l’objet apparent de ses recherches, la valeur de la force de travail, force qui n’existe que dans la personnalité du travailleur et se distingue de sa fonction, le travail, tout comme une machine se distingue de ses opérations. La marche de l’analyse avait donc forcément conduit non seulement des prix de marché du travail à son prix nécessaire ou sa valeur, mais avait fait résoudre la soi disant valeur du travail en valeur de la force de travail, de sorte que celle là ne devait être traitée désormais comme forme phénoménale de celle ci. Le résultat auquel l’analyse aboutissait était donc, non de résoudre le problème tel qu’il se présenta au point de départ, mais d’en changer entièrement les termes.

L’économie classique ne parvint jamais à s’apercevoir de ce quiproquo, exclusivement préoccupée qu’elle était de la différence entre les prix courants du travail et sa valeur, du rapport de celle-ci avec les valeurs des marchandises, avec le taux du profit etc. Plus elle approfondit l’analyse de la valeur en général, plus la soi-disant valeur du travail l’impliqua dans des contradictions inextricables.

Le salaire est le payement du travail à sa valeur ou à des prix qui en divergent. Il implique donc que valeur et prix accidentels de la force de travail aient déjà subi un changement de forme qui la fasse apparaître comme valeur et prix du travail lui-même. Examinons maintenant de plus près cette transformation.

Mettons que la force de travail ait une valeur journalière de trois francs [7] , et que la journée de travail soit de douze heures [8]. En confondant maintenant la valeur de la force avec la valeur de sa fonction, le travail qu’elle fait, on obtient cette formule : Le travail de douze heures a une valeur de trois francs. Si le prix de la force était au dessous ou au dessus de sa valeur, soit de quatre francs ou de deux, le prix courant du travail de douze heures serait également de quatre francs ou de deux. Il n’y a rien de changé que la forme. La valeur du travail ne réfléchit que la valeur de la force dont il est la fonction, et les prix de marché du travail s’écartent de sa soi disant valeur dans la même proportion que les prix de marché de la force du travail s’écartent de sa valeur.

N’étant qu’une expression irrationnelle pour la valeur de la force ouvrière, la valeur du travail doit évidemment être toujours moindre que celle de son produit, car le capitaliste prolonge toujours le fonctionnement de cette force au delà du temps nécessaire pour en reproduire l’équivalent. Dans notre exemple, il faut six heures par jour pour produire une valeur de trois francs, c’est à dire la valeur journalière de la force de travail, mais comme celle-ci fonctionne pendant douze heures, elle rapporte quotidiennement une valeur de six francs. On arrive ainsi au résultat absurde qu’un travail qui crée une valeur de six francs n’en vaut que trois [9]. Mais cela n’est pas visible à l’horizon de la société capitaliste. Tout au contraire : là la valeur de trois francs, produite en six heures de travail, dans une moitié de la journée, se présente comme la valeur du travail de douze heures, de la journée tout entière. En recevant par jour un salaire de trois francs, l’ouvrier paraît donc avoir reçu toute la valeur due à son travail, et c’est précisément pourquoi l’excédent de la valeur de son produit sur celle de son salaire, prend la forme d’une plus-value de trois francs, créée par le capital et non par le travail.

La forme salaire, ou payement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l’ouvrier libre est censé être payé. Dans le servage le travail du corvéable pour lui-même et son travail forcé pour le seigneur sont nettement séparés l’un de l’autre par le temps et l’espace. Dans le système esclavagiste, la partie même de la journée où l’esclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances, où il travaille donc en fait pour lui-même, ne semble être que du travail pour son propriétaire. Tout son travail revêt l’apparence de travail non payé [10]. C’est l’inverse chez le travail salarié : même le surtravail ou travail non payé revêt l’apparence de travail payé. Là le rapport de propriété dissimule le travail de l’esclave pour lui-même, ici le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié pour son capitaliste.

On comprend maintenant l’immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme prix de sa fonction. Cette forme, qui n’exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire ; c’est d’elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux fuyants apologétiques de l’économie vulgaire.

S’il faut beaucoup de temps avant que l’histoire ne parvienne à déchiffrer le secret du salaire du travail, rien n’est au contraire plus facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d’être de cette forme phénoménale.

Rien ne distingue au premier abord l’échange entre capital et travail de l’achat et de la vente de toute autre marchandise. L’acheteur donne une certaine somme d’argent, le vendeur un article qui diffère de l’argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d’autre différence d’avec tout autre genre de contrat que celle contenue dans les formules juridiquement équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias. (Je donne pour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses.)

Valeur d’usage et valeur d’échange étant par leur nature des grandeurs incommensurables entre elles, les expressions « valeur travail », « prix du travail » ne semblent pas plus irrationnelles que les expressions « valeur du coton », « prix du coton ». En outre le travailleur n’est payé qu’après avoir livré son travail. Or dans sa fonction de moyen de payement, l’argent ne fait que réaliser après coup la valeur ou le prix de l’article livré, c’est à dire dans notre cas la valeur ou le prix du travail exécuté. Enfin la valeur d’usage que l’ouvrier fournit au capitaliste, ce n’est pas en réalité sa force de travail, mais l’usage de cette force, sa fonction de travail. D’après toutes les apparences, ce que le capitaliste paye, c’est donc la valeur de l’utilité que l’ouvrier ici donne, la valeur du travail, et non celle de la force de travail que l’ouvrier ne semble pas aliéner. La seule expérience de la vie pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de satisfaire un besoin, qu’il a de commun avec toutes les marchandises, et celle de créer de la valeur, qui le distingue à toutes les marchandises et l’exclut, comme élément formateur de la valeur, de la possibilité d’en avoir aucune.

Plaçons nous au point de vue de l’ouvrier à qui son travail de douze heures rapporte une valeur produite en six heures, soit trois francs. Son travail de douze heures est pour lui en réalité le moyen d’achat des trois francs. Il se peut que sa rétribution tantôt s’élève à quatre francs, tantôt tombe à deux, par suite ou des changements survenus dans la valeur de sa force ou des fluctuations dans le rapport de l’offre et de la demande, l’ouvrier n’en donne pas moins toujours douze heures de travail. Toute variation de grandeur dans l’équivalent qu’il reçoit lui apparaît donc nécessairement comme une variation dans la valeur ou le prix de ses douze heures de travail. Adam Smith qui traite la journée de travail comme une grandeur constante [11], s’appuie au contraire sur ce fait pour soutenir que le travail ne varie jamais dans sa valeur propre. « Quelle que soit la quantité de denrées, dit il, que l’ouvrier reçoive en récompense de son travail, le prix qu’il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une plus petite quantité de ces denrées : mais c’est la valeur de celles ci qui varie, « non celle du travail qui les achète... Des quantités égales de travail sont toujours d’une valeur égale [12]. »

Prenons maintenant le capitaliste. Que veut celui-ci ? Obtenir le plus de travail possible pour le moins d’argent possible. Ce qui l’intéresse pratiquement ce n’est donc que la différence entre la prix de la force de travail et la valeur qu’elle crée par sa fonction. Mais il cherche à acheter de même tout autre article au meilleur marché possible et s’explique partout le profit par ce simple truc : acheter des marchandises au dessous de leur valeur et les vendre au dessus. Aussi n’arrive t il jamais à s’apercevoir que s’il existait réellement une chose telle que la valeur du travail, et qu’il eût à payer cette valeur, il n’existerait plus de capital et que son argent perdrait la qualité occulte de faire des petits.

Le mouvement réel du salaire présente en outre des phénomènes qui semblent prouver que ce n’est pas la valeur de la force de travail, mais la valeur de sa fonction, du travail lui-même, qui est payée. Ces phénomènes peuvent se ramener à deux grandes classes. Premièrement : Variations du salaire suivant les variations de la durée du travail. On pourrait tout aussi bien conclure que ce n’est pas la valeur de la machine qui est payée mais celle de ses opérations, parce qu’il coûte plus cher de louer une machine pour une semaine que pour un jour.

Secondement : La différence dans les salaires individuels de travailleurs qui s’acquittent de la même fonction. On retrouve cette différence, mais sans qu’elle puisse faire illusion, dans le système de l’esclavage où, franchement et sans détours, c’est la force de travail elle-même qui est vendue. Il est vrai que si la force de travail dépasse la moyenne, c’est un avantage, et si elle lui est inférieure, c’est un préjudice, dans le système de l’esclavage pour le propriétaire d’esclaves, dans le système du salariat pour le travailleur, parce que dans le dernier cas celui-ci vend lui-même sa force de travail et que, dans le premier, elle est vendue par un tiers.

Il en est d’ailleurs de la forme « valeur et prix du travail » ou « salaire » vis-à-vis du rapport essentiel qu’elle renferme, savoir : la valeur et le prix de la force de travail, comme de toutes les formes phénoménales vis-à-vis de leur substratum. Les premières se réfléchissent spontanément, immédiatement dans l’entendement, le second doit être découvert par la science. L’économie politique classique touche de près le véritable état des choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu’elle n’aura pas dépouillé sa vieille peau bourgeoise.

Notes

[1] « M. Ricardo évite assez ingénieusement une difficulté, qui à première vue menace d’infirmer sa doctrine que la valeur dépend de la quantité de travail employée dans la production. Si l’on prend ce principe à la lettre, il en résulte que la valeur du travail dépend de la quantité de travail employée à le produire, ce qui est évidemment absurde. Par un détour adroit, M. Ricardo fait dépendre la valeur du travail de la quantité de travail requise pour produire les salaires, par quoi il entend la quantité de travail requise pour produire l’argent ou les marchandises données au travailleur. C’est comme si l’on disait que la valeur d’un habillement est estimée, non d’après la quantité de travail dépensée dans sa production, mais d’après la quantité de travail dépensée dans la production de l’argent contre lequel l’habillement est échangé. » (Critical Dissertation on the nature, etc., of value, p. 50, 51.)

[2] « Si vous appelez le travail une marchandise, ce n’est pas comme une marchandise qui est d’abord produite en vue de l’échange et portée ensuite au marché, où elle doit être échangée contre d’autres marchandises suivant les quantités de chacune qui peuvent se trouver en même temps sur le marché ; le travail est créé au moment où on le porte au marché ; on peut dire même qu’il est porté au marché avant d’être créé. » (Observations on some verbal disputes, etc., p. 75, 76.)

[3] « Si l’on traite le travail comme une marchandise, et le capital, le produit du travail, comme une autre, alors si les valeurs de ces deux marchandises sont déterminées par d’égales quantités de travail, une somme de travail donnée s’échangera... pour la quantité de capital qui aura été produite par la même somme de travail. Du travail passé s’échangera pour la même somme de travail présent. Mais la valeur du travail par rapport aux autres marchandises n’est pas déterminée par des quantités de travail égales. » (E. G. Wakefield dans son édit. de Adam Smith. Wealth of Nations, v. I. Lond., p. 231, note.)

[4] « Il a fallu convenir (encore une édition du « contrat social ») que toutes les fois qu’il échangerait du travail fait contre du travail à faire, le dernier (le capitaliste) aurait une valeur supérieure au premier (le travailleur). » Sismondi, De la richesse commerciale. Genève, 1803, t. I, p. 37.)

[5] « Le travail, la mesure exclusive de la valeur... le créateur exclusif toute richesse, n’est pas marchandise. » (Th. Hodgskin, l. c., p. 186.)

[6] Déclarer que ces expressions irrationnelles sont pure licence poétique c’est tout simplement une preuve de l’impuissance de l’analyse. Aussi ai-je relevé cette phrase de Proudhon : « Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée. etc. » Il ne voit, ai je dit, dans le travail marchandise, qui est d’une réalité effrayante qu’une ellipse grammaticale. Donc toute la société actuelle, fondée sur le travail marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut elle éliminer « tous les inconvénients » qui la travaillent, eh bien ! qu’elle élimine les termes malsonnants, qu’elle change de langage ; et pour cela elle n’a qu’à s’adresser à l’Académie, pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire. » (K. Marx, Misère de la philosophie, p. 34, 35) Il est naturellement encore bien plus commode de n’entendre par valeur absolument rien. On peut alors faire entrer sans façon, n’importe quoi dans cette catégorie. Ainsi en est il chez J. B. Say. Qu’est ce que la « valeur » ? Réponse : « C’est ce qu’une chose vaut. » Et qu’est ce que le « prix » ? Réponse : « la valeur d’une chose exprimée en monnaie. » Et pourquoi « le travail de la terre » a t il « une valeur » ? Parce qu’on y met un prix. Ainsi la valeur est ce qu’une chose vaut, et la terre a une « valeur » parce qu’on exprime sa valeur monnaie. Voilà en tout cas une méthode bien simple de s’expliquer le comment et le pourquoi des choses.

[7] Comme dans la section V, on suppose que la valeur produite en une heure de travail soit égale à un demi franc.

[8] En déterminant la valeur journalière de la force de travail par la valeur des marchandises qu’exige, par jour moyen, l’entretien normal de l’ouvrier, il est sous entendu que sa dépense en force soit normale, ou que la journée de travail ne dépasse pas les limites compatibles avec une certaine durée moyenne de la vie du travailleur.

[9] Comparez Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 40, où j’annonce que l’étude du capital nous fournira la solution du problème suivant : Comment la production basée sur la valeur d’échange déterminée par le seul temps de travail conduit elle à ce résultat, que la valeur d’échange du travail est plus petite que la valeur d’échange de son produit ?

[10] Le Morning Star, organe libre échangiste de Londres, naïf jusqu’à la sottise, ne cessait de déplorer pendant la guerre civile américaine, avec toute l’indignation morale que la nature humaine peut ressentir, que les nègres travaillassent absolument pour rien dans les Etats confédérés. Il aurait mieux fait de se donner la peine de comparer la nourriture journalière d’un de ces nègres avec celle par exemple de l’ouvrier libre dans l’East End de Londres.

[11] A. Smith ne fait allusion à la variation de la journée de travail qu’accidentellement, quand il lui arrive de parler du salaire aux pièces.

[12] A. Smith, Richesse des Nations, etc., tract. par G. Garnier, Paris 1802, t.I, p. 65, 66.

Le salaire au temps

Le salaire revêt à son tour des formes très variées sur lesquelles les auteurs de traités d’économie, que le fait brutal seul intéresse, ne fournissent aucun éclaircissement. Une exposition de toutes ces formes ne peut évidemment trouver place dans cet ouvrage, c’est l’affaire des traités spéciaux sur le travail salarié. Mais il convient de développer ici les deux formes fondamentales.

La vente de la force de travail a toujours lieu, comme on s’en souvient pour une période de temps déterminée. La forme apparente sous laquelle se présente la valeur soit journalière, hebdomadaire ou annuelle, de la force de travail, est donc en premier lieu celle du salaire au temps, c’est à dire du salaire à la journée, à la semaine, etc.

La somme d’argent [1] que l’ouvrier reçoit pour son travail du jour, de la semaine, etc., forme le montant de son salaire nominal ou estimé en valeur. Mais il est clair que suivant la longueur sa journée ou suivant la quantité de travail livré par lui chaque jour, le même salaire quotidien, hebdomadaire, etc., peut représenter un prix du travail très différent, c’est à dire des sommes d’argent très différentes payées pour un même quantum de travail [2]. Quand il s’agit du salaire au temps, il faut donc distinguer de nouveau entre le montant total du salaire quotidien, hebdomadaire, etc., et le prix du travail. Comment trouver ce dernier ou la valeur monétaire d’un quantum de travail donné ? Le prix moyen du travail s’obtient en divisant la valeur journalière moyenne ne que possède la force de travail par le nombre d’heures que compte en moyenne la journée de travail.

La valeur journalière de la force de travail est elle par exemple de trois francs, valeur produite en six heures, et la journée de travail de douze heures, le prix d’une heure est alors égal à 3/12 = 25 centimes. Le prix ainsi trouvé de l’heure de travail sert d’unité de mesure pour le prix du travail.

Il suit de là que le salaire journalier, le salaire hebdomadaire, etc.., peuvent rester les mêmes, quoique le prix du travail tombe constamment. Si la journée de travail est de dix heures et la valeur journalière de la force de travail de trois francs, alors l’heure de travail est payée à trente centimes. Ce prix tombe à vingt-cinq centimes dès que la journée de travail s’élève à douze heures et à vingt centimes, dès qu’elle s’élève à quinze heures. Le salaire journalier ou hebdomadaire reste malgré cela invariable. Inversement ce salaire peut s’élever quoique le prix du travail reste constant ou même tombe.

Si la journée de travail est de dix heures et la valeur journalière de la force de travail de trois francs, le prix d’une heure de travail sera de trente centimes. L’ouvrier travaille t il douze heures par suite d’un surcroît d’occupation, le prix du travail restant le même, son salaire quotidien s’élève alors à trois francs soixante, sans que le prix du travail varie. Le même résultat pourrait se produire si, au lieu de la grandeur extensive, la grandeur intensive du travail augmentait [3].

Tandis que le salaire nominal à la journée ou à la semaine augmente, le prix du travail peut donc rester le même ou baisser. Il en est de même de la recette de la famille ouvrière dès que le quantum de travail fourni par son chef est augmenté de celui de ses autres membres. On voit que la diminution directe du salaire à la journée ou à la semaine n’est pas la seule méthode pour faire baisser le prix du travail [4]. En général on obtient cette loi : Donné la quantité du travail quotidien ou hebdomadaire, le salaire quotidien ou hebdomadaire dépend du prix du travail, lequel varie lui-même soit avec la valeur de la force ouvrière soit avec ses prix de marché.

Est ce au contraire le prix du travail qui est donné, alors le salaire à la journée ou à la semaine dépend de la quantité du travail quotidien ou hebdomadaire.

L’unité de mesure du salaire au temps, le prix d’une heure de travail, est le quotient qu’on obtient en divisant la valeur journalière de la force de travail par le nombre d’heures de la journée ordinaire. Si celle ci est de douze heures, et qu’il en faille six pour produire la valeur journalière de la force de travail, soit trois francs, l’heure de travail aura un prix de vingt cinq centimes tout en rendant une valeur de cinquante centimes. Si maintenant l’ouvrier est occupé moins de douze heures (ou moins de six jours par semaine), soit huit ou six heures il n’obtiendra avec ce prix du travail que deux francs ou un franc et demi pour salaire de sa journée. Puisqu’il doit travailler six heures par jour moyen simplement pour produire un salaire correspondant à la valeur de sa force de travail, ou, ce qui revient au même, à la valeur de ses subsistances nécessaires, et qu’il travaille dans chaque heure, une demi heure pour lui même et une demi heure pour le capitaliste, il est clair qu’il lui est impossible d’empocher son salaire normal dont il produit la valeur en six heures, quand son occupation dure moins de douze heures.

De même qu’on a déjà constaté les suites funestes de l’excès de travail, de même on découvre ici la source des maux qui résultent pour l’ouvrier d’une occupation insuffisante [5].

Le salaire à l’heure est il ainsi réglé que le capitaliste ne s’engage à payer que les heures de la journée où il donnera de la besogne, il peut dès lors occuper ses gens moins que le temps qui orginairement sert de base au salaire à l’heure, l’unité de mesure pour le prix du travail. Comme cette mesure est déterminée par la proportion :

(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d’un nombre d’heures donné)

elle perd naturellement tout sens, dès que la journée de travail cesse de compter un nombre d’heures déterminé. Il n’y a plus de rapport entre le temps de travail payé et celui qui ne l’est pas. Le capitaliste peut maintenant extorquer à l’ouvrier un certain quantum de surtravail, sans lui accorder le temps de travail nécessaire à son entretien. Il peut anéantir toute régularité d’occupation et faire alterner arbitrairement, suivant sa commodité et ses intérêts du moment, le plus énorme excès de travail avec un chômage partiel ou complet. Il peut sous le prétexte de payer le « prix normal du travail » prolonger démesurément la journée sans accorder au travailleur la moindre compensation. Telle fut en 1860 l’origine de la révolte parfaitement légitime des ouvriers en bâtiment de Londres contre la tentative des capitalistes pour imposer ce genre de salaire. La limitation légale de la journée de travail suffit pour mettre un terme à de semblables scandales ; mais il n’en est pas de même naturellement du chômage causé par la concurrence des machines, par la substitution du travail inhabile au travail habile, des enfants et des femmes aux hommes, etc., enfin par des crises partielles ou générales.

Le prix du travail peut rester nominalement constant et néanmoins tomber au dessous de son niveau normal, bien que le salaire à la journée ou à la semaine s’élève. Ceci a lieu toutes les fois que la journée est prolongée au delà de sa durée ordinaire, en même temps que l’heure de travail ne change pas de prix. Si dans la fraction :

(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail)

le dénominateur augmente, le numérateur augmente plus rapidement encore. La valeur de la force de travail, en raison de son usure, croit avec la durée de sa fonction et même en proportion plus rapide que l’incrément de cette durée.

Dans beaucoup de branches d’industrie où le salaire au temps prédomine sans limitation légale de la journée, il est passé peu à peu en habitude de compter comme normale (« normal working day », « the day’s work », « the regular hours of work »), une part de de la journée qui ne dure qu’un certain nombre d’heures, par exemple, dix. Au delà, commence le temps de travail supplémentaire (overtime), lequel, en prenant l’heure pour unité de mesure, est mieux payé (extra pay), quoique souvent dans une proportion ridiculement petite [6]. La journée normale existe ici comme fragment de la journée réelle, et celle-ci reste souvent pendant toute l’année plus longue que celle là [7]. Dans différentes industries anglaises, l’accroissement du prix du travail à mesure que la journée se prolonge au delà d’une limite fixée amène ce résultat que l’ouvrier qui veut obtenir un salaire suffisant est contraint, par l’infériorité du prix du travail pendant le temps soi disant normal, de travailler pendant le temps supplémentaire et mieux payé [8]. La limitation légale de la journée met fin à cette jonglerie [9].

C’est un fait notoire que plus longue est la journée de travail dans une branche d’industrie, plus bas y est le salaire [10] L’inspecteur de fabrique A. Redgrave en donne une démonstration par une revue comparative de différentes industries pendant la période de 1839 à 1859. On y voit que le salaire a monté dans les fabriques soumises à la loi des dix heures, tandis qu’il a baissé dans celles où le travail quotidien dure de quatorze à quinze heures [11].

Nous avons établi plus haut que la somme du salaire quotidien ou hebdomadaire dépend de la quantité de travail fournie, le prix du travail étant donné. Il en résulte que plus bas est ce prix, plus grande doit être la quantité de travail ou la journée de travail, pour que l’ouvrier puisse s’assurer même un salaire moyen insuffisant. Si le prix de travail est de douze centimes, c’est à dire si l’heure est payée à ce taux, l’ouvrier doit travailler treize heures et un tiers par jour pour obtenir un salaire quotidien de un franc soixante. Si le prix de travail est de vingt-cinq centimes une journée de douze heures lui suffit pour se procurer un salaire quotidien de trois francs. Le bas prix du travail agit donc comme stimulant pour la prolongation du temps de travail [12].

Mais si la prolongation de la journée est ainsi l’effet naturel du bas prix du travail, elle peut, de son côté, devenir la cause d’une baisse dans le prix du travail et par là dans le salaire quotidien ou hebdomadaire.

La détermination du prix du travail par la fraction :

(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d’un nombre d’heures donné)

démontre qu’une simple prolongation de la journée fait réellement baisser le prix du travail, même si son taux nominal n’est pas rabaissé. Mais les mêmes circonstances qui permettent au capitaliste de prolonger la journée lui permettent d’abord et le forcent ensuite de réduire même le prix nominal du travail jusqu’à ce que baisse le prix total du nombre d’heures augmenté et, par conséquent, le salaire à la journée ou à la semaine. Si, grâce à la prolongation de la journée, un homme exécute l’ouvrage de deux, l’offre du travail augmente, quoique l’offre de forces de travail, c’est à dire le nombre des ouvriers qui se trouvent sur le marché, reste constante. La concurrence ainsi créée entre les ouvriers permet au capitaliste de réduire le prix du travail, dont la baisse, à son tour, lui permet de reculer encore plus loin la limite de la journée [13]. Il profite donc doublement, et des retenues sur le prix ordinaire du travail et de sa durée extraordinaire. Cependant, dans les industries particulières où la plus-value s’élève ainsi au dessus du taux moyen, ce pouvoir de disposer d’une quantité anormale de travail non payé, devient bientôt un moyen de concurrence entre les capitalistes eux mêmes. Le prix des marchandises renferme le prix du travail. La partie non payée de celui-ci peut donc être éliminée par le capitaliste du prix de vente de ses marchandises ; il peut en faire cadeau à l’acheteur. Tel est le premier pas auquel la concurrence l’entraîne. Le second pas qu’elle le contraint de faire consiste à éliminer également du prix de vente des marchandises au moins une partie de la plus-value anormale due à l’excès de travail. C’est de cette manière que pour les produits des industries où ce mouvement a lieu, s’établit peu à peu et se fixe enfin un prix de vente d’une vileté anormale, lequel devient à partir de ce moment la base constante d’un salaire misérable, dont la grandeur est en raison inverse à celle du travail. Cette simple indication suffit ici où il ne s’agit pas de faire l’analyse de la concurrence. Il convient cependant de donner un instant la parole au capitaliste lui-même.

« A Birmingham, la concurrence entre les patrons est telle que plus d’un parmi nous est forcé de faire comme entrepreneur ce qu’il rougirait de faire autrement ; et néanmoins on n’en gagne pas plus d’argent (and yet no more money is made), c’est le public seul qui en recueille tout l’avantage [14]. » On se souvient qu’il y a à Londres deux sortes de boulangers, les uns qui vendent le pain à son prix entier (the « fullpriced » bakers), les autres qui le vendent au dessous de son prix normal (the « underpriced », the undersellers). Les premiers dénoncent leurs concurrents devant la commission parlementaire d’enquête :

« Ils ne peuvent exister, disent ils, premièrement, qu’en trompant le public (en falsifiant le pain), et, secondement, qu’en arrachant aux pauvres diables qu’ils emploient dix-huit heures de travail pour un salaire de douze... Le travail non payé (the unpaid labour) des ouvriers, tel est le moyen qui leur permet d’entretenir la lutte... Cette concurrence entre les maitres boulangers est la cause des difficultés que rencontre la suppression du travail de nuit. Un sous vendeur vend le pain au-dessous du prix réel, qui varie avec celui de la farine, et se dédommage en extorquant de ses gens plus de travail. Si je ne tire de mes gens que douze heures de travail, tandis que mon voisin en tire dix-huit ou vingt des siens, je serai battu par lui sur le prix de la marchandise. Si la ouvriers pouvaient se faire payer le temps supplémentaire, on verrait bien vite la fin de cette manœuvre... Une grande part de des gens employés par les sous vendeurs se compose d’étrangers, de jeunes garçons et autres individus qui sont forcés de se contenter de n’importe quel salaire [15]. »

Cette jérémiade est surtout intéressante en ce qu’elle fait voir que l’apparence seule des rapports de production se reflète dans le cerveau du capitaliste. Il ne sait pas que le soi disant prix normal du travail contient aussi un certain quantum de travail non payé, et que c’est précisément ce travail non payé qui est la source de son gain normal. Le temps de surtravail n’existe pas pour lui, car il est compris dans la journée normale qu’il croit payer avec le salaire quotidien. Il admet cependant un temps supplémentaire qu’il calcule d’après la prolongation de la journée au delà de la limite correspondant au prix ordinaire du travail. Vis-à-vis du sous vendeur, son concurrent, il insiste même pour que ce temps soit payé plus cher (extra pay). Mais ici encore, il ignore que ce surplus de prix renferme tout aussi bien du travail non payé que le prix ordinaire de l’heure de travail. Mettons, par exemple, que pour la journée ordinaire de douze heures, l’heure soit payée à vingt-cinq centimes, valeur produite en une demi heure de travail, et que pour chaque heure au delà de la journée ordinaire, la paye s’élève à trente-trois centimes un tiers. Dans le premier cas, le capitaliste s’approprie, sans payement, une moitié, et dans le second, un tiers de l’heure de travail.

Notes

[1] La valeur de l’argent est ici toujours supposée constante.

[2] « Le prix du travail est la somme payée pour une quantité donnée de travail. » (Sir Edward West : « Price of Corn and Wages of Labour ». Lond., 1826, p. 67.) Ce West est l’auteur d’un écrit anonyme, qui a fait époque dans l’histoire l’économie politique : « Essay on the Application of Capital to Land. By a fellow of Univ. College of Oxford. Lond., 1815. »

[3] « Le salaire du travail dépend du prix du travail et de la quantité du travail accompli… Une élévation des salaires n’implique pas nécessairement une augmentation des prix du travail. Les salaires peuvent considérablement croître par suite d’une plus grande abondance de besogne, sans que le prix du travail change. » (West, l. c., p.67, 68 et 112.) Quant à la question principale : Comment détermine t on le prix du travail ? West s’en tire avec des banalités.

[4] Ceci n’échappe point au représentant le plus fanatique de la bourgeoisie industrielle du XVIII° siècle, l’auteur souvent cité de l’Essay on Trade and Commerce. Il est vrai qu’il expose la chose d’une manière confuse. « C’est la quantité du travail, dit il, et non son prix (le salaire nominal du jour ou de la semaine), qui est déterminée par le prix des provisions et autres nécessités ; réduisez le prix des choses nécessaires, et naturellement vous réduisez la quantité du travail en proportion... Les maîtres manufacturiers savent qu’il est diverses manières d’élever et d’abaisser le prix du travail, sans s’attaquer à son montant nominal. » (L.c., p. 48 et 61.) N. W. Senior dit entre autres dans ses « Three Lectures on the Rate of Wages », où il met à profit l’écrit de West sans le citer : « Le travailleur est surtout intéressé au montant de son salaire » (p. 14). Ainsi, ce qui intéresse principalement le travailleur c’est ce qu’il reçoit, le montant nominal du salaire, et non ce qu’il donne, la quantité du travail !

[5] L’effet de cette insuffisance anormale de besogne est complètement différent de celui qui résulte d’une réduction générale de la journée de travail. Le premier n’a rien à faire avec la longueur absolue de la journée de travail, et peut tout aussi bien se produire avec une journée de quinze heures qu’avec une journée de six. Dans le premier cas, le prix normal du travail est calculé sur cette donnée que l’ouvrier travaille quinze heures, dans le second sur cette autre qu’il en travaille six chaque jour en moyenne. L’effet reste donc le même, si dans un cas il ne travaille que sept heures et demie et dans l’autre que trois heures.

[6] Le surplus de la paye pour le temps supplémentaire (dans la manufacture de dentelles) est tellement petit, un demi penny, etc., par heure, qu’il forme le plus pénible contraste avec le préjudice énorme qu’il cause à la santé et à la force vitale des travailleurs... Le petit supplément gagné en outre de cette manière doit être fort souvent dépensé en rafraîchissements extra. » (Child. Empl. Rep., p. XVI, n. 117.)

[7] Il en était ainsi dans la fabrique de teintures avant l’introduction du Factory Act. « Nous travaillons sans pause pour les repas, si bien que la besogne de la journée de dix heures et demie est terminée vers 4 h 30 de l’après-midi. Tout le reste est temps supplémentaire qui cesse rarement avant 8 heures du soir, de sorte qu’en réalité nous travaillons l’année entière sans perdre une miette du temps extra. » (Mr. Smith’s Evidence dans Child. Empl. Comm. I, Rep., p. 125)

[8] Dans les blanchisseries écossaises par exemple. « Dans quelques parties de l’Écosse, cette industrie était exploitée (avant l’introduction de l’acte de fabrique en 1862) d’après le système du temps supplémentaire, c’est à dire que dix heures comptaient pour une journée de travail normale dont l’heure était payée deux pence. Chaque journée avait un supplément de trois ou quatre heures, payé à raison de trois pence l’heure. Conséquence de ce système : un homme qui ne travaillait que le temps normal, ne pouvait gagner par semaine que huit shillings, salaire insuffisant. » (Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, p. 10.) « La paye extra pour le temps extraordinaire est une tentation à laquelle les ouvriers ne peuvent résister. » (Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1848, p. 5.) Les ateliers de reliure de livres dans la cité de Londres emploient un grand nombre de jeunes filles de quatorze à quinze ans et, à vrai dire, sous la garantie du contrat d’apprentissage, qui prescrit des heures de travail déterminées. Elles n’en travaillent pas moins dans la dernière semaine de chaque mois jusqu’à 10, 11 heures, même jusqu’à minuit et 1 heure du matin, avec les ouvriers plus âgés, en compagnie très mêlée. Les maîtres les tentent (tempt) par l’appât d’un salaire extra et de quelque argent pour un bon repas de nuit, qu’elles prennent dans les tavernes du voisinage. La débauche et le libertinage ainsi produits parmi ces « young immortals » (Child Empl. Comm. V. Rep., p. 44, n. 191), sont sans doute compensés par ce fait qu’elles relient un grand nombre de bibles et de livres de piété.

[9] Voy. Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, l.c. Les ouvriers de Londres employés au bâtiment appréciaient fort bien l’état des choses, quand ils déclarèrent dans la grande grève et Iockout de 1861, qu’ils n’accepteraient le salaire à l’heure qu’aux deux conditions suivantes : 1° qu’on établît en même temps que le prix de l’heure de travail, une journée de travail normale de neuf ou de dix heures, le prix de l’heure de cette dernière journée, devant être supérieur à celui de la première ; 2° chaque heure en plus de la journée normale serait proportionnellement payée davantage.

[10] « C’est une chose remarquable que là où les longues heures sont de règle, les petits salaires le sont aussi. » (Rep. of Insp. of Fact. 31 st. oct. 1863, p. 9.) « Le travail qui ne gagne qu’une maigre pitance est presque toujours excessivement prolongé. » (Public Health, Sixth Report, 1864, p. 15.)

[11] Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1860, p. 31, 32.

[12] Les cloutiers anglais à la main sont obligés, par exemple, à cause du bas prix de leur travail, de travailler quinze heures par jour, pour obtenir au bout de la semaine le plus misérable salaire. « Il y a beaucoup, beaucoup d’heures dans la journée, et pendant tout ce temps, il leur faut trimer dur pour attraper onze pence ou un shilling, et de plus il faut en déduire de deux et demi à trois pence pour l’usure des outils, le combustible, le déchet du fer. » (Child Empl. Comm. III, Rep., p. 136, n. 671.) Les femmes, pour le même temps de travail ne gagnent que cinq shillings par semaine. (L. c., p. 137, n. 674.)

[13] « Si, par exemple, un ouvrier de fabrique se refusait à travailler le nombre d’heures passé en usage, il serait bientôt remplacé par un autre qui travaillerait n’importe quel temps, et mis ainsi hors d’emploi. » (Rep. of insp. of Fact. 31 oct. 1848. Evidence, p. 39, n. 58.) « Si un homme fait le travail de deux… le taux du profit s’élèvera généralement... l’offre additionnelle de travail en ayant fait diminuer le prix. » (Senior, l. c., p. 14.)

[14] Child. Empl. Comm. III, Rep. Evidence, p. 66, n. 22.

[15] Reports, etc., relative to the Grievances complained of by the journeymen bakers. Lond., 1862, p. LII et Evidence, p. 479, 359, 27. Comme il en a été fait mention plus haut et comme l’avoue lui-même leur porte parole Bennett, les boulangers full priced font aussi commencer le travail de leurs gens à 11 heures du soir ou plus tôt, et le prolongent souvent jusqu’à 7 heures du soir du lendemain. (L. c., p. 27.)

Le salaire aux pièces

Le salaire aux pièces n’est qu’une transformation du salaire au temps, de même que celui-ci n’est qu’une transformation de la valeur ou du prix de la force de travail.

Le salaire aux pièces semble prouver à première vue que ce que l’on paye à l’ouvrier soit non pas la valeur de sa force, mais celle du travail déjà réalisé dans le produit, et que le prix de ce travail soit déterminé non pas comme dans le salaire au temps par la fraction

(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d’un nombre d’heures donné)

mais par la capacité d’exécution du producteur [1].

Ceux qui se laissent tromper par cette apparence devraient déjà se sentir ébranlés fortement dans leur foi par ce simple fait que les deux formes du salaire existent l’une à côté de l’autre, dans les mêmes branches d’industrie. « Les compositeurs de Londres, par exemple, travaillent ordinairement aux pièces, et ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils sont payés à la journée. C’est le contraire pour les compositeurs de la province, où le salaire au temps est la règle et le salaire aux pièces l’exception. Les charpentiers de marine, dans le port de Londres, sont payés aux pièces ; dans tous les autres ports anglais, à la journée, à la semaine, etc [2]. » Dans les mêmes ateliers de sellerie, à Londres, il arrive souvent que les Français sont payés aux pièces et les Anglais au temps. Dans les fabriques proprement dites, où le salaire aux pièces prédomine généralement, certaines fonctions se dérobent à ce genre de mesure et sont par conséquent payées suivant le temps employé [3]. Quoi qu’il en soit, il est évident que Ies différentes formes du payement ne modifient en rien la nature du salaire, bien que telle forme puisse être plus favorable que telle autre au développement de la production capitaliste.

Mettons que la journée de travail ordinaire soit de douze heures, dont six payées et six non payées, et que la valeur produite soit de six francs. Le produit d’une heure de travail sera par conséquent zéro franc cinquante centimes. Il est censé établi expérimentalement qu’un ouvrier qui travaille avec le degré moyen d’intensité et d’habileté, qui n’emploie par conséquent que le temps de travail socialement nécessaire à la production d’un article, livre en douze heures vingt-quatre pièces, soit autant de produits séparés, soit autant de parties mesurables d’un tout continu. Ces vingt-quatre pièces, déduction faite des moyens de production qu’elles contiennent, valent six francs, et chacune d’elles vaut vingt-cinq centimes. L’ouvrier obtient par pièce douze centimes et demi et gagne ainsi en douze heures trois francs. De même que dans le cas du salaire à la journée on peut indifféremment dire que l’ouvrier travaille six heures pour lui-même et six pour le capitaliste, ou la moitié de chaque heure pour lui-même et l’autre moitié pour son patron, de même ici il importe peu que l’on dise que chaque pièce est à moitié payée et à moitié non payée, ou que le prix de douze pièces n’est qu’un équivalent de la force de travail, tandis que la plus-value s’incorpore dans les douze autres.

La forme du salaire aux pièces est aussi irrationnelle que celle du salaire au temps. Tandis que, par exemple, deux pièces de marchandise, déduction faite des moyens de production consommés, valent cinquante centimes comme produit d’une heure de travail, l’ouvrier reçoit pour elles un prix de vingt-cinq centimes. Le salaire aux pièces n’exprime en réalité aucun rapport de valeur immédiat. En effet, il ne mesure pas la valeur d’une pièce au temps de travail qui s’y trouve incorporé, mais au contraire le travail que l’ouvrier dépense au nombre de pièces qu’il a produites. Dans le salaire au temps le travail se mesure d’après sa durée immédiate, dans le salaire aux pièces d’après le quantum de produit où il se fixe quand il dure un certain temps [4]. Le prix du temps de travail reste toujours déterminé par l’équation

Valeur d’une journée de travail = Valeur journalière de la force de travail.

Le salaire aux pièces n’est donc qu’une forme modifiée du salaire au temps.

Examinons maintenant de plus près les particularités caractéristiques du salaire aux pièces.

La qualité du travail est ici contrôlée par l’ouvrage même, qui doit être d’une bonté moyenne pour que la pièce soit payée au prix convenu. Sous ce rapport, le salaire aux pièces devient une source inépuisable de prétextes pour opérer des retenues sur les gages de l’ouvrier et pour le frustrer de ce qui lui revient.

Il fournit en même temps au capitaliste une mesure exacte de l’intensité du travail. Le seul temps de travail qui compte comme socialement nécessaire et soit par conséquent payé, c’est celui qui s’est incorporé dans une masse de produits déterminée d’avance et établie expérimentalement. Dans les grands ateliers de tailleurs de Londres, une certaine pièce un gilet, par exemple, s’appelle donc une heure, une demi heure , etc., l’heure étant payée six pence. On sait par la pratique quel est le produit d’une heure en moyenne. Lors des modes nouvelles, etc., il s’élève toujours une discussion entre le patron et l’ouvrier pour savoir si tel ou tel morceau équivaut à une heure etc. jusqu’à ce que l’expérience ait décidé. Il en est de même dans les ateliers de menuiserie, d’ébénisterie, etc. Si l’ouvrier ne possède pas la capacité moyenne d’exécution, s’il ne peut pas livrer un certain minimum d’ouvrage dans sa journée, on le congédie [5].

La qualité et l’intensité du travail étant assurées ainsi par la forme même du salaire, une grande partie du travail de surveillance devient superflue. C’est là dessus que se fonde non seulement le travail à domicile moderne, mais encore tout un système d’oppression et d’exploitation hiérarchiquement constitué. Ce dernier possède deux formes fondamentales. D’une part, le salaire aux pièces facilite l’intervention de parasites entre le capitaliste et le travailleur, le marchandage (subletting of labour). Le gain des intermédiaires, des marchandeurs, provient exclusivement de la différence entre le prix du travail tel que le paye le capitaliste, et la portion de ce prix qu’ils accordent à l’ouvrier [6]. Ce système porte en Angleterre, dans le langage populaire, le nom de « Sweating system [7] ». D’autre part, le salaire aux pièces permet au capitaliste de passer un contrat de tant par pièce avec l’ouvrier principal, dans la manufacture avec le chef de groupe, dans les mines avec le mineur proprement dit, etc., cet ouvrier principal se chargeant pour le prix établi d’embaucher lui-même ses aides et de les payer. L’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation du travailleur par le travailleur [8].

Le salaire aux pièces une fois donné, l’intérêt personnel pousse l’ouvrier naturellement à tendre sa force le plus possible, ce qui permet au capitaliste d’élever plus facilement le degré normal de l’intensité du travail [9]. L’ouvrier est également intéressé à prolonger la journée de travail, parce que c’est le moyen d’accroître son salaire quotidien ou hebdomadaire [10]. De là une réaction pareille à celle que nous avons décrite à propos du salaire au temps, sans compter que la prolongation de la journée même lorsque le salaire aux pièces reste constant, implique par elle-même une baisse dans le prix du travail.
Le salaire au temps présuppose, à peu d’exceptions près, l’égalité de rémunération pour les ouvriers chargés de la même besogne. Le salaire aux pièces, où le prix du temps de travail est mesuré par un quantum déterminé de produit, varie naturellement suivant que le produit fourni dans un temps donné dépasse le minimum admis. Les degrés divers d’habileté, de force, d’énergie, de persévérance des travailleurs individuels causent donc ici de grandes différences dans leurs recettes [11]. Cela ne change naturellement rien au rapport général entre le capital et le salaire du travail. Premièrement ces différences individuelles se balancent pour l’ensemble de l’atelier, si bien que le produit moyen est à peu près toujours obtenu dans un temps de travail déterminé et que le salaire total ne dépasse guère en définitive le salaire de la branche d’industrie à laquelle l’atelier appartient. Secondement la proportion entre le salaire et la plus-value ne change pas, puisqu’au salaire individuel de l’ouvrier correspond la masse de plus-value fournie par lui. Mais en donnant une plus grande latitude à l’individualité, le salaire aux pièces tend à développer d’une part avec l’individualité l’esprit de liberté, d’indépendance et d’autonomie des travailleurs, et d’autre part la concurrence qu’ils se font entre eux. Il s’ensuit une élévation de salaires individuels au dessus du niveau général qui est accompagnée d’une dépression de ce niveau lui-même. Mais là où une vieille coutume avait établi un salaire aux pièces déterminé, dont la réduction présentait par conséquent des difficultés exceptionnelles, les patrons eurent recours à sa transformation violente en salaire à la journée. De là, par exemple, en 1860, une grève considérable parmi les rubaniers de Coventry [12]. Enfin le salaire aux pièces est un des principaux appuis du système déjà mentionné de payer le travail à l’heure sans que le patron s’engage à occuper l’ouvrier régulièrement pendant la journée ou la semaine [13].

L’exposition précédente démontre que le salaire aux pièces est la forme du salaire la plus convenable au mode de production capitaliste. Bien qu’il ne soit pas nouveau il figure déjà officiellement à côté du salaire au temps dans les lois françaises et anglaises du XIV° siècle ce n’est que pendant l’époque manufacturière proprement dite qu’il prit une assez grande extension. Dans la première période de l’industrie mécanique, surtout de 1797 à 1815, il sert de levier puissant pour prolonger la durée du travail et en réduire la rétribution. Les livres bleus : « Report and Evidence from the select Committee on Petitions respecting the Corn Laws. » (Session du Parlement 1813 1814) et : « Reports from the Lords’ Committee, on the state Of the Growth, Commerce, and Consumption of Grain, and all Laws relating thereto. » (Session, 1814 1815), fournissent des preuves incontestables que depuis le commencement de la guerre anti jacobine, le prix du travail baissait de plus en plus. Chez les tisseurs par exemple, le salaire aux pièces était tellement tombé, que malgré la grande prolongation de la journée de travail, le salaire journalier ou hebdomadaire était en 1814 moindre qu’à la fin du XVIII° siècle.

« La recette réelle du tisseur est de beaucoup inférieure à ce qu’elle était ; sa supériorité sur l’ouvrier ordinaire, auparavant fort grande, a presque disparu. En réalité il y a aujourd’hui bien moins de différence entre les salaires des ouvriers ordinaires et des ouvriers habiles qu’à n’importe quelle autre période antérieure [14]. » Tout en augmentant l’intensité et la durée du travail, le salaire aux pièces ne profita en rien au prolétariat agricole, comme l’on peut s’en convaincre par le passage suivant, emprunté à un plaidoyer en faveur des landlords et fermiers anglais :

« La plupart des opérations agricoles sont exécutées par des gens loués à la journée ou à la pièce. Leur salaire hebdomadaire s’élève environ à douze shillings et bien que l’on puisse supposer qu’au salaire à la pièce, avec un stimulant supérieur pour le travail, un homme gagne un ou peut-être deux shillings de plus qu’au salaire à la semaine, on trouve cependant, tout compte fait, que la perte causée par le chômage dans le cours de l’année balance ce surplus... On trouve en outre généralement que les salaires de ces gens ont un certain rapport avec le prix des moyens de subsistance nécessaires, en sorte qu’un homme avec deux enfants est capable d’entretenir sa famille sans avoir recours à l’assistance paroissiale [15]. » Si cet homme avait trois enfants, il était donc condamné à la pitance de la charité publique. L’ensemble des faits publiés par le Parlement frappa alors l’attention de Malthus : « J’avoue, s’écria t il, que je vois avec déplaisir la grande extension donnée à la pratique du salaire aux pièces. Un travail réellement pénible qui dure douze ou quatorze heures par jour pendant une période plus ou moins longue, c’en est trop pour une créature humaine [16]. »

Dans les établissements soumis aux lois de fabrique le salaire aux pièces devient règle générale, parce que là le capitaliste ne peut agrandir le travail quotidien que sous le rapport de l’intensité [17].

Si le travail augmente en productivité, la même quantité de produits représente une quantité diminuée de travail. Alors le salaire aux pièces, qui n’exprime que le prix d’une quantité déterminée de travail, doit varier de son côté.

Revenons à notre exemple et supposons que la productivité du travail vienne à doubler. La journée de douze heures produira alors quarante-huit pièces au lieu de vingt-quatre, chaque pièce ne représentera plus qu’un quart d’heure de travail au lieu d’une demi heure, et, par conséquent, le salaire à la pièce tombera de douze centimes et demi à six un quart, mais la somme du salaire quotidien restera la même, car 24 x 12,5 centimes = 48 x 6,25 centimes = 3 francs. En d’autres termes : le salaire à la pièce baisse dans la même proportion que s’accroît le nombre des pièces produites dans le même temps [18], et que par conséquent le temps de travail consacré à la même pièce diminue. Cette variation du salaire, bien que purement nominale, provoque des luttes continuelles entre le capitaliste et l’ouvrier ; soit parce que le capitaliste s’en fait un prétexte pour abaisser réellement le prix du travail ; soit parce que l’augmentation de productivité du travail entraîne une augmentation de son intensité ; soit parce que l’ouvrier prenant au sérieux cette apparence créée par le salaire aux pièces que ce qu’on lui paye c’est son produit et non sa force de travail se révolte contre une déduction de salaire à laquelle ne correspond pas une réduction proportionnelle dans le prix de vente de la marchandise. « Les ouvriers surveillent soigneusement le prix de la matière première ainsi que le prix des articles fabriqués et sont ainsi à même d’estimer exactement les profits de leurs patrons [19]. » Le capital repousse justement de pareilles prétentions comme entachées d’erreur grossière sur la nature du salaire [20]. Il les flétrit comme une usurpation tendant à lever des impôts sur le progrès de l’industrie et déclare carrément que la productivité du travail ne regarde en rien le travailleur [21].

Notes

[1] « Le système du travail aux pièces constitue une époque dans l’histoire des travailleurs ; il est à mi chemin entre la position des simples journaliers, qui dépendent de la volonté du capitaliste, et celle des ouvriers coopératifs, qui promettent de combiner dans un avenir assez proche l’artisan et le capitaliste en leur propre personne. Les travailleurs aux pièces sont en réalité leurs propres maîtres, même lorsqu’ils travaillent avec le capital de leur patron et à ses ordres. » (John Watts : Trade societies and strikes machinery and coopérative societies. Manchester, 1865, p. 52, 53.) Je cite cet opuscule parce que c’est un vrai pot pourri de tous les lieux communs apologétiques usés depuis long temps. Ce même Watts travailla autrefois dans l’Owenisme, et publia, en 1842, un petit écrit : Facts and Fictions of Political Economy, où il déclare, entre autre, que la propriété est un vol. Les temps sont depuis bien changés.

[2] T. J. Dunning : Trades Unions and strikes, Lond., 186 1, p. 22.

[3] L’existence côte à côte de ces deux formes du salaire favorise la fraude de la part des fabricants : « Une fabrique emploie quatre cents personnes, dont la moitié travaille aux pièces et a un intérêt direct à travailler longtemps. L’autre moitié est payée à la journée, travaille aussi longtemps et ne reçoit pas un liard pour son temps supplémentaire. Le travail de ces deux cents personnes, unir demi heure par jour, est égal à celui d’une personne pendant cinquante heures ou aux cinq sixièmes du travail d’une personne dans une semaine, ce qui constitue pour l’entrepreneur un gain positif. » (Rep. of Insp. of Fact. 31 st. october 1860. p. 9.) « L’excès de travail prédomine toujours à un degré vraiment considérable, et la plupart du temps avec cette sécurité que la loi elle même assure au fabricant qui ne court aucun risque d’être découvert et puni. Dans un grand nombre de rapports antérieurs... j’ai montré le dommage que subissent ainsi les personnes qui ne travaillent pas aux pièces, mais sont payées à la semaine. » (Leonard Horner dans Rep. of Insp. of Fact. 30 th. apriI 1859, p. 8, 9.)

[4] « Le salaire peut se mesurer de deux manières : ou sur la durée du travail, ou sur son produit. » (Abrégé élémentaire des principes de l’Econ. polit. Paris 1796, p. 32.) L’auteur de cet écrit anonyme est G. Garnier.

[5] « Le fileur reçoit un certain poids de coton préparé pour lequel il doit rendre, dans un espace de temps donné, une quantité voulue de fil ou de coton filé, et il est payé à raison de tant par livre d’ouvrage rendu. Si le produit pèche en qualité, la faute retombe sur lui ; s’il y a moins que la quantité fixée pour Ie minimum, dans un temps donné, on le congédie et on le remplace par un ouvrier plus habile. » (Ure, l. c., t. II, p. 61.)

[6] « C’est quand le travail passe par plusieurs mains, dont chacune prend part du profit, tandis que la dernière seule fait la besogne, que le salaire que reçoit l’ouvrière est misérablement disproportionné. » (Child. Empl. Comm. Il Rep., P. lxx, n. 424.)

[7] En effet, si le prêteur d’argent, selon l’expression française, fait suer ses écus, c’est le travail lui même que le marchandeur fait suer directement.

[8] L’apologiste Watts dit lui même à ce propos : « Ce serait une grande amélioration dans le système du travail aux pièces, si tous les gens employés a un même ouvrage étaient associés dans le contrat, chacun suivant son habileté, au lieu d’être subordonnés à un seul d’entre eux, qui est intéressé à les faire trimer par son propre bénéfice. » (L. c., p. 53.) Pour voir tout ce que ce système a d’ignoble, consulter Child. Empl. Comm. Rep. III, p. 66, n. 22, p. 11, n. 124, p. xi, n. 13, 53, 59 et suiv.

[9] Bien que ce résultat se produise de lui même, on emploie souvent des moyens pour le produire artificiellement. A Londres, par exemple, chez les mécaniciens, l’artifice en usage est « que le capitaliste choisit pour chef d’un certain nombre d’ouvriers, un homme de force physique supérieure et prompt à la besogne. Il lui paye tous les trimestres ou à d’autres termes un salaire supplémentaire, à condition qu’il fera tout son possible pour entraîner ses collaborateurs, qui ne reçoivent que le salaire ordinaire, à rivaliser de zèle avec lui... Ceci explique, sans commentaire, les plaintes des capitalistes, accusant les sociétés de résistance de paralyser l’activité, l’habileté supérieure et la puissance du travail. (Stinting the action, superior skill and working power.) Dunning, l. c. p. 22, 23. Comme l’auteur est lui même ouvrier et secrétaire d’une Trade’s Union, on pourrait croire qu’il a exagéré Mais que l’on consulte par exemple la highly respectable encyclopédie agronomique de J. Ch. Morton, art., Labourer, on y verra cette méthode est recommandée aux fermiers comme excellente.

[10] « Tous ceux qui sont payés aux pièces... trouvent leur profit à travailler plus que le temps légal. Quant à l’empressement à accepter ce travail en plus, on le rencontre surtout chez les femmes employées à tisser et à dévider. » (Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1858, p. 9.) « Ce système du salaire aux pièces, si avantageux pour le capitaliste, tend directement à exciter le jeune potier à à un travail excessif, pendant les quatre ou cinq ans où il travaille aux pièces, mais à bas prix. C’est là une des grandes causes auxquelles il faut attribuer la dégénérescence des potiers ! » (Child. Empl. Comm. Rep., p. xiii.)

[11] « Là où le travail est payé à tant la pièce... le montant des salaires peut différer matériellement... Mais dans le travail à la journée, il y a généralement un taux uniforme... reconnu également par l’employé et l’employeur comme l’étalon des salaires pour chaque genre de besogne. » (Dunning, 1. c., p. 17.)

[12] « Le travail des compagnons artisans sera réglé à la journée ou à la pièce... Ces maîtres artisans savent à peu près combien d’ouvrage un compagnon artisan peut faire par jour dans chaque métier, et les payent souvent à proportion de l’ouvrage qu’ils font ; ainsi, ces compagnons travaillent autant qu’ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection. » (Cantillon : Essai sur la nature du commerce en général. Amsterdam, éd. 1756, p. 185 et 202. La première édition parut en 1755.) Cantillon, chez qui Quesnay, Sir James Steuart et Adam Smith ont largement puisé, présente déjà ici le salaire aux pièces comme une forme simplement modifiée du salaire au temps. L’édition française de Cantillon s’annonce sur ce titre comme une traduction de l’anglais ; mais l’édition anglaise : The Analysis of Trade, Commerce, etc., by Philippe Cantillon, late of the City of London, Merchant, n’a pas seulement paru plus tard (1759) ; elle montre en outre par son contenu qu’elle a été remaniée à une époque ultérieure. Ainsi, par exemple, dans l’édition française, Hume n’est pas encore mentionné, tandis qu’au contraire, dans l’édition anglaise, le nom de Petty ne reparaît presque plus. L’édition anglaise a moins d’importance théorique ; mais elle contient une foule de détails spéciaux sur le commerce anglais, le commerce de lingots, etc., qui manquent dans le texte français. Les mots du titre de cette édition, d’après lesquels l’écrit est tiré en grande partie du manuscrit d’un défunt, et arrangés, etc., semblent donc être autre chose qu’une simple fiction, alors fort en usage.

[13] « Combien de fois n’avons nous pas vu, dans certains ateliers, embaucher plus d’ouvriers que ne le demandait le travail à mettre en main ? Souvent, dans la prévision d’un travail aléatoire, quelquefois même imaginaire, on admet des ouvriers : comme on les paye aux pièces, on se dit qu’on ne court aucun risque, parce que toutes les pertes de temps seront à la charge des inoccupés. » (H. Grégoire : Les Typographes devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Bruxelles, 1865, p. 9.)

[14] Remarks on the Commercial Policy of Great Britain. London, 1815, p. 48.

[15] A Défence of the Landowners and Farmers of Great Britain. Lond., 1814, p. 4, 5.

[16] Malthus, l. c.

[17] « Les travailleurs aux pièces forment vraisemblablement les quatre cinquièmes de tout le personnel des fabriques. » (Reports of Insp. of Fact. for 30 april 1858, p. 9.)

[18] « On se rend un compte exact de la force productive de son métier (du fileur), et l’on diminue la rétribution du travail à mesure que la force productive augmente... sans cependant que cette diminution soit proportionnée à l’augmentation de la force. » (Ure, l. c., p. 61.) Ure supprime lui même cette dernière circonstance atténuante. Il dit, par exemple, à propos d’un allongement de la mule Jenny : « quelque surcroît de travail provient de cet allongement ». (L. c. II. p. 34). Le travail ne diminue donc pas dans la même proportion que sa productivité augmente. Il dit encore : « Ce surcroît augmentera la force productive d’un cinquième. Dans ce cas, on baissera le prix du fileur ; mais comme on ne le réduira pas d’un cinquième, le perfectionnement augmentera son gain dans le nombre d’heures donné ; mais il y a une modification à faire -... C’est que le fileur a des frais additionnels à déduire sur les six pence, attendu qu’il faut qu’il augmente le nombre de ses aides non adultes, ce qui est accompagné d’un dêplacement d’une partie des adultes » (l. c., p. 66, 67), et n’a aucune tendance à faire monter le salaire.

[19] H. Fawcett : The Economic Position of the British Labourer. Cambridge and London, 1865, p. 178.

[20] On trouve dans le Standard de Londres du 26 octobre 1861, le compte rendu d’un procès intenté par la raison sociale John Bright et Cie, devant le, magistrats de Rochdale, dans le but de poursuivre, pour intimidation, les agent, de la Carpet Weavers Trades’ Union. « Les associés de Bright ont introduit une machine nouvelle, qui permet d’exécuter deux cent quarante mètres de tapis, dans le même temps et avec le même travail (!) auparavant requis pour en produire cent soixante. Les ouvriers n’ont aucun droit de réclamer une part quelconque dans les profits qui résultent pour leur patron de la mise de son capital dans des machines perfectionnées. En conséquence, M. Bright a proposé d’abaisser le taux de la paye de un penny et demi par mètre à un penny, ce qui laisse le gain des ouvriers exactement le même qu’auparavant pour le même travail. Mais c’était là une réduction nominale, dont les ouvriers, comme on l’assure, n’avaient pas reçu d’avance le moindre avertissement. »

[21] « Les sociétés de résistance, dont le but constant est de maintenir le salaires, cherchent à prendre part au profit qui résulte du perfectionnement de, machines ! (Quelle horreur !)... Elles demandent un salaire supérieur, parce que le travail est raccourci... en d’autres termes, elles tendent à établir un impôt sur les améliorations industrielles. » (On Combination of Trades. New Edit. Lond., 1834, p. 42.)

Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire

A la surface de la société bourgeoise la rétribution du travailleur se représente comme le salaire du travail : tant d’argent payé pour tant de travail. Le travail lui-même est donc traité comme une marchandise dont les prix courants oscillent au-dessus ou au dessous de sa valeur.

Mais qu’est ce que la valeur ? La forme objective du travail social dépensé dans la production d’une marchandise. Et comment mesurer la grandeur de valeur d’une marchandise ? Par la quantité de travail qu’elle contient. Comment dès lors déterminer, par exemple, la valeur d’une journée de travail de douze heures ? Par les douze heures de travail contenues dans la journée de douze heures, ce qui est une tautologie absurde [1].

Pour être vendu sur le marché à titre de marchandise, le travail devrait en tout cas exister auparavant. Mais si le travailleur pouvait lui donner une existence matérielle, séparée et indépendante de sa personne, il vendrait de la marchandise et non du travail [2].

Abstraction faite de ces contradictions, un échange direct d’argent, c’est à dire de travail réalisé, contre du travail vivant, ou bien supprimerait la loi de la valeur qui se développe précisément sur la base de la production capitaliste, ou bien supprimerait la production capitaliste elle-même qui est fondée précisément sur le travail salarié. La journée de travail de douze heures se réalise par exemple dans une valeur monétaire de six francs. Si l’échange se fait entre équivalents, l’ouvrier obtiendra donc six francs pour un travail de douze heures, ou le prix de son travail sera égal au prix de son produit. Dans ce cas il ne produirait pas un brin de plus-value pour l’acheteur de son travail, les six francs ne se métamorphoseraient pas en capital et la base de la production capitaliste disparaîtrait. Or c’est précisément sur cette base qu’il vend son travail et que son travail est travail salarié. Ou bien il obtient pour douze heures de travail moins de six francs, c’est à dire moins de douze heures de travail. Douze heures de travail s’échangent dans ce cas contre dix, six, etc., heures de travail. Poser ainsi comme égales des quantités inégales, ce n’est pas seulement anéantir toute détermination de la valeur. Il est même impossible de formuler comme loi une contradiction de ce genre qui se détruit elle-même [3].

Il ne sert de rien de vouloir expliquer un tel échange de plus contre moins par la différence de forme entre les travaux échangés, l’acheteur payant en travail passé ou réalisé, et le vendeur en travail actuel ou vivant [4]. Mettons qu’un article représente six heures de travail. S’il survient une invention qui permette de le produire désormais en trois heures, l’article déjà produit, déjà circulant sur le marché, n’aura plus que la moitié de sa valeur primitive. Il ne représentera plus que trois heures de travail, quoiqu’il y en ait six de réalisées en lui. Cette forme de travail réalisé n’ajoute donc rien à la valeur, dont la grandeur reste au contraire toujours déterminée par le quantum de travail actuel et socialement nécessaire qu’exige la production d’une marchandise.

Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n’est pas le travail, mais le travailleur. Ce que celui-ci vend, c’est lui-même, sa force de travail. Dès qu’il commence à mettre cette force en mouvement, à travailler, or, dès que son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui. Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n’a lui-même aucune valeur [5].

Dans l’expression : valeur du travail, l’idée de valeur est complètement éteinte. C’est une expression irrationnelle telle que par exemple valeur de la terre. Ces expressions irrationnelles ont cependant leur source dans les rapports de production eux-mêmes dont elles réfléchissent les formes phénoménales. On sait d’ailleurs dans toutes les sciences, à l’économie politique près, qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité [6].

Ayant emprunté naïvement, sans aucune vérification préalable, à la vie ordinaire la catégorie « prix du travail », l’économie politique classique se demanda après coup comment ce prix était déterminé. Elle reconnut bientôt que pour le travail comme pour toute autre marchandise, le rapport entre l’offre et la demande n’explique rien que les oscillations du prix de marché au dessus ou au dessous d’une certaine grandeur. Dès que l’offre et la demande se font équilibre, les variations de prix qu’elles avaient provoquées cessent, mais là cesse aussi tout l’effet de l’offre et la demande. Dans leur état d’équilibre, le prix du travail ne dépend plus de leur action et doit donc être déterminé comme si elles n’existaient pas. Ce prix là, ce centre de gravitation des prix de marché, se présenta ainsi comme le véritable objet de l’analyse scientifique.

On arriva encore au même résultat en considérant une période de plusieurs années et en comparant les moyennes auxquelles se réduisent, par des compensations continuelles, les mouvements alternants de hausse et de baisse. On trouva ainsi des prix moyens, des grandeurs plus ou moins constantes qui s’affirment dans les oscillations mêmes des prix de marché et en forment les régulateurs intimes. Ce prix moyen donc, « le prix nécessaire » des physiocrates, « le prix naturel » d’Adam Smith ne peut être pour le travail, de même que pour toute autre marchandise, que sa valeur, exprimée en argent. « La marchandise, dit Adam Smith, est alors vendue précisément ce qu’elle vaut. »

L’économie classique croyait avoir de cette façon remonté du prix accidentels du travail à sa valeur réelle. Puis elle détermina cette valeur par la valeur des subsistances nécessaires pour l’entretien et la reproduction du travailleur. A son insu elle changeait ainsi de terrain, en substituant à la valeur du travail, jusque là l’objet apparent de ses recherches, la valeur de la force de travail, force qui n’existe que dans la personnalité du travailleur et se distingue de sa fonction, le travail, tout comme une machine se distingue de ses opérations. La marche de l’analyse avait donc forcément conduit non seulement des prix de marché du travail à son prix nécessaire ou sa valeur, mais avait fait résoudre la soi disant valeur du travail en valeur de la force de travail, de sorte que celle là ne devait être traitée désormais comme forme phénoménale de celle ci. Le résultat auquel l’analyse aboutissait était donc, non de résoudre le problème tel qu’il se présenta au point de départ, mais d’en changer entièrement les termes.

L’économie classique ne parvint jamais à s’apercevoir de ce quiproquo, exclusivement préoccupée qu’elle était de la différence entre les prix courants du travail et sa valeur, du rapport de celle-ci avec les valeurs des marchandises, avec le taux du profit etc. Plus elle approfondit l’analyse de la valeur en général, plus la soi-disant valeur du travail l’impliqua dans des contradictions inextricables.

Le salaire est le payement du travail à sa valeur ou à des prix qui en divergent. Il implique donc que valeur et prix accidentels de la force de travail aient déjà subi un changement de forme qui la fasse apparaître comme valeur et prix du travail lui-même. Examinons maintenant de plus près cette transformation.

Mettons que la force de travail ait une valeur journalière de trois francs [7] , et que la journée de travail soit de douze heures [8]. En confondant maintenant la valeur de la force avec la valeur de sa fonction, le travail qu’elle fait, on obtient cette formule : Le travail de douze heures a une valeur de trois francs. Si le prix de la force était au dessous ou au dessus de sa valeur, soit de quatre francs ou de deux, le prix courant du travail de douze heures serait également de quatre francs ou de deux. Il n’y a rien de changé que la forme. La valeur du travail ne réfléchit que la valeur de la force dont il est la fonction, et les prix de marché du travail s’écartent de sa soi disant valeur dans la même proportion que les prix de marché de la force du travail s’écartent de sa valeur.

N’étant qu’une expression irrationnelle pour la valeur de la force ouvrière, la valeur du travail doit évidemment être toujours moindre que celle de son produit, car le capitaliste prolonge toujours le fonctionnement de cette force au delà du temps nécessaire pour en reproduire l’équivalent. Dans notre exemple, il faut six heures par jour pour produire une valeur de trois francs, c’est à dire la valeur journalière de la force de travail, mais comme celle-ci fonctionne pendant douze heures, elle rapporte quotidiennement une valeur de six francs. On arrive ainsi au résultat absurde qu’un travail qui crée une valeur de six francs n’en vaut que trois [9]. Mais cela n’est pas visible à l’horizon de la société capitaliste. Tout au contraire : là la valeur de trois francs, produite en six heures de travail, dans une moitié de la journée, se présente comme la valeur du travail de douze heures, de la journée tout entière. En recevant par jour un salaire de trois francs, l’ouvrier paraît donc avoir reçu toute la valeur due à son travail, et c’est précisément pourquoi l’excédent de la valeur de son produit sur celle de son salaire, prend la forme d’une plus-value de trois francs, créée par le capital et non par le travail.

La forme salaire, ou payement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l’ouvrier libre est censé être payé. Dans le servage le travail du corvéable pour lui-même et son travail forcé pour le seigneur sont nettement séparés l’un de l’autre par le temps et l’espace. Dans le système esclavagiste, la partie même de la journée où l’esclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances, où il travaille donc en fait pour lui-même, ne semble être que du travail pour son propriétaire. Tout son travail revêt l’apparence de travail non payé [10]. C’est l’inverse chez le travail salarié : même le surtravail ou travail non payé revêt l’apparence de travail payé. Là le rapport de propriété dissimule le travail de l’esclave pour lui-même, ici le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié pour son capitaliste.

On comprend maintenant l’immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme prix de sa fonction. Cette forme, qui n’exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire ; c’est d’elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux fuyants apologétiques de l’économie vulgaire.

S’il faut beaucoup de temps avant que l’histoire ne parvienne à déchiffrer le secret du salaire du travail, rien n’est au contraire plus facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d’être de cette forme phénoménale.

Rien ne distingue au premier abord l’échange entre capital et travail de l’achat et de la vente de toute autre marchandise. L’acheteur donne une certaine somme d’argent, le vendeur un article qui diffère de l’argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d’autre différence d’avec tout autre genre de contrat que celle contenue dans les formules juridiquement équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias. (Je donne pour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses.)

Valeur d’usage et valeur d’échange étant par leur nature des grandeurs incommensurables entre elles, les expressions « valeur travail », « prix du travail » ne semblent pas plus irrationnelles que les expressions « valeur du coton », « prix du coton ». En outre le travailleur n’est payé qu’après avoir livré son travail. Or dans sa fonction de moyen de payement, l’argent ne fait que réaliser après coup la valeur ou le prix de l’article livré, c’est à dire dans notre cas la valeur ou le prix du travail exécuté. Enfin la valeur d’usage que l’ouvrier fournit au capitaliste, ce n’est pas en réalité sa force de travail, mais l’usage de cette force, sa fonction de travail. D’après toutes les apparences, ce que le capitaliste paye, c’est donc la valeur de l’utilité que l’ouvrier ici donne, la valeur du travail, et non celle de la force de travail que l’ouvrier ne semble pas aliéner. La seule expérience de la vie pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de satisfaire un besoin, qu’il a de commun avec toutes la marchandises, et celle de créer de la valeur, qui le distingue à toutes les marchandises et l’exclut, comme élément formateur de la valeur, de la possibilité d’en avoir aucune.

Plaçons nous au point de vue de l’ouvrier à qui son travail de douze heures rapporte une valeur produite en six heures, soit trois francs. Son travail de douze heures est pour lui en réalité le moyen d’achat des trois francs. Il se peut que sa rétribution tantôt s’élève à quatre francs, tantôt tombe à deux, par suite ou des changements survenus dans la valeur de sa force ou des fluctuations dans le rapport de l’offre et de la demande, l’ouvrier n’en donne pas moins toujours douze heures de travail. Toute variation de grandeur dans l’équivalent qu’il reçoit lui apparaît donc nécessairement comme une variation dans la valeur ou le prix de ses douze heures de travail. Adam Smith qui traite la journée de travail comme une grandeur constante [11], s’appuie au contraire sur ce fait pour soutenir que le travail ne varie jamais dans sa valeur propre. « Quelle que soit la quantité de denrées, dit il, que l’ouvrier reçoive en récompense de son travail, le prix qu’il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une plus petite quantité de ces denrées : mais c’est la valeur de celles ci qui varie, « non celle du travail qui les achète... Des quantités égales de travail sont toujours d’une valeur égale [12]. »

Prenons maintenant le capitaliste. Que veut celui-ci ? Obtenir le plus de travail possible pour le moins d’argent possible. Ce qui l’intéresse pratiquement ce n’est donc que la différence entre la prix de la force de travail et la valeur qu’elle crée par sa fonction. Mais il cherche à acheter de même tout autre article au meilleur marché possible et s’explique partout le profit par ce simple truc : acheter des marchandises au dessous de leur valeur et les vendre au dessus. Aussi n’arrive t il jamais à s’apercevoir que s’il existait réellement une chose telle que la valeur du travail, et qu’il eût à payer cette valeur, il n’existerait plus de capital et que son argent perdrait la qualité occulte de faire des petits.

Le mouvement réel du salaire présente en outre des phénomènes qui semblent prouver que ce n’est pas la valeur de la force de travail, mais la valeur de sa fonction, du travail lui-même, qui est payée. Ces phénomènes peuvent se ramener à deux grandes classes. Premièrement : Variations du salaire suivant les variations de la durée du travail. On pourrait tout aussi bien conclure que ce n’est pas la valeur de la machine qui est payée mais celle de ses opérations, parce qu’il coûte plus cher de louer une machine pour une semaine que pour un jour. Secondement : La différence dans les salaires individuels de travailleurs qui s’acquittent de la même fonction. On retrouve cette différence, mais sans qu’elle puisse faire illusion, dans le système de l’esclavage où, franchement et sans détours, c’est la force de travail elle-même qui est vendue. Il est vrai que si la force de travail dépasse la moyenne, c’est un avantage, et si elle lui est inférieure, c’est un préjudice, dans le système de l’esclavage pour le propriétaire d’esclaves, dans le système du salariat pour le travailleur, parce que dans le dernier cas celui-ci vend lui-même sa force de travail et que, dans le premier, elle est vendue par un tiers.

Il en est d’ailleurs de la forme « valeur et prix du travail » ou « salaire » vis-à-vis du rapport essentiel qu’elle renferme, savoir : la valeur et le prix de la force de travail, comme de toutes les formes phénoménales vis-à-vis de leur substratum. Les premières se réfléchissent spontanément, immédiatement dans l’entendement, le second doit être découvert par la science. L’économie politique classique touche de près le véritable état des choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu’elle n’aura pas dépouillé sa vieille peau bourgeoise.

Notes

[1] « M. Ricardo évite assez ingénieusement une difficulté, qui à première vue menace d’infirmer sa doctrine que la valeur dépend de la quantité de travail employée dans la production. Si l’on prend ce principe à la lettre, il en résulte que la valeur du travail dépend de la quantité de travail employée à le produire, ce qui est évidemment absurde. Par un détour adroit, M. Ricardo fait dépendre la valeur du travail de la quantité de travail requise pour produire les salaires, par quoi il entend la quantité de travail requise pour produire l’argent ou les marchandises données au travailleur. C’est comme si l’on disait que la valeur d’un habillement est estimée, non d’après la quantité de travail dépensée dans sa production, mais d’après la quantité de travail dépensée dans la production de l’argent contre lequel l’habillement est échangé. » (Critical Dissertation on the nature, etc., of value, p. 50, 51.)

[2] « Si vous appelez le travail une marchandise, ce n’est pas comme une marchandise qui est d’abord produite en vue de l’échange et portée ensuite au marché, où elle doit être échangée contre d’autres marchandises suivant les quantités de chacune qui peuvent se trouver en même temps sur le marché ; le travail est créé au moment où on le porte au marché ; on peut dire même qu’il est porté au marché avant d’être créé. » (Observations on some verbal disputes, etc., p. 75, 76.)

[3] « Si l’on traite le travail comme une marchandise, et le capital, le produit du travail, comme une autre, alors si les valeurs de ces deux marchandises sont déterminées par d’égales quantités de travail, une somme de travail donnée s’échangera... pour la quantité de capital qui aura été produite par la même somme de travail. Du travail passé s’échangera pour la même somme de travail présent. Mais la valeur du travail par rapport aux autres marchandises n’est pas déterminée par des quantités de travail égales. » (E. G. Wakefield dans son édit. de Adam Smith. Wealth of Nations, v. I. Lond., p. 231, note.)

[4] « Il a fallu convenir (encore une édition du « contrat social ») que toutes les fois qu’il échangerait du travail fait contre du travail à faire, le dernier (le capitaliste) aurait une valeur supérieure au premier (le travailleur). » Sismondi, De la richesse commerciale. Genève, 1803, t. I, p. 37.)

[5] « Le travail, la mesure exclusive de la valeur... le créateur exclusif toute richesse, n’est pas marchandise. » (Th. Hodgskin, l. c., p. 186.)

[6] Déclarer que ces expressions irrationnelles sont pure licence poétique c’est tout simplement une preuve de l’impuissance de l’analyse. Aussi ai-je relevé cette phrase de Proudhon : « Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée. etc. » Il ne voit, ai je dit, dans le travail marchandise, qui est d’une réalité effrayante qu’une ellipse grammaticale. Donc toute la société actuelle, fondée sur le travail marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut elle éliminer « tous les inconvénients » qui la travaillent, eh bien ! qu’elle élimine les termes malsonnants, qu’elle change de langage ; et pour cela elle n’a qu’à s’adresser à l’Académie, pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire. » (K. Marx, Misère de la philosophie, p. 34, 35) Il est naturellement encore bien plus commode de n’entendre par valeur absolument rien. On peut alors faire entrer sans façon, n’importe quoi dans cette catégorie. Ainsi en est il chez J. B. Say. Qu’est ce que la « valeur » ? Réponse : « C’est ce qu’une chose vaut. » Et qu’est ce que le « prix » ? Réponse : « la valeur d’une chose exprimée en monnaie. » Et pourquoi « le travail de la terre » a t il « une valeur » ? Parce qu’on y met un prix. Ainsi la valeur est ce qu’une chose vaut, et la terre a une « valeur » parce qu’on exprime sa valeur monnaie. Voilà en tout cas une méthode bien simple de s’expliquer le comment et le pourquoi des choses.

[7] Comme dans la section V, on suppose que la valeur produite en une heure de travail soit égale à un demi franc.

[8] En déterminant la valeur journalière de la force de travail par la valeur des marchandises qu’exige, par jour moyen, l’entretien normal de l’ouvrier, il est sous entendu que sa dépense en force soit normale, ou que la journée de travail ne dépasse pas les limites compatibles avec une certaine durée moyenne de la vie du travailleur.

[9] Comparez Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 40, où j’annonce que l’étude du capital nous fournira la solution du problème suivant : Comment la production basée sur la valeur d’échange déterminée par le seul temps de travail conduit elle à ce résultat, que la valeur d’échange du travail est plus petite que la valeur d’échange de son produit ?

[10] Le Morning Star, organe libre échangiste de Londres, naïf jusqu’à la sottise, ne cessait de déplorer pendant la guerre civile américaine, avec toute l’indignation morale que la nature humaine peut ressentir, que les nègres travaillassent absolument pour rien dans les Etats confédérés. Il aurait mieux fait de se donner la peine de comparer la nourriture journalière d’un de ces nègres avec celle par exemple de l’ouvrier libre dans l’East End de Londres.
[11] A. Smith ne fait allusion à la variation de la journée de travail qu’accidentellement, quand il lui arrive de parler du salaire aux pièces.

[12] A. Smith, Richesse des Nations, etc., tract. par G. Garnier, Paris 1802, t.I, p. 65, 66.

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