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La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique

dimanche 18 avril 2010, par Robert Paris

Extrait de "Matérialisme et empiriocriticisme" de Lénine


La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique

Essence et valeur de l’idéalisme « physique »

Nous avons vu que le problème des conclusions gnoséologiques à tirer de la physique moderne est posé dans la littérature anglaise, allemande et française, et y est discuté des points de vue les plus différents. Il est hors de doute que nous sommes en présence d’une tendance idéologique internationale, ne dépendant pas d’un système philosophique donné, mais déterminée par des causes générales placées en dehors du domaine de la philosophie. Les données que nous venons de passer en revue montrent indubitablement que la doctrine de Mach est « liée » à la nouvelle physique ; elles montrent aussi que l’idée de cette liaison, répandue par nos disciples de Mach, est profondément erronée. Ceux‑ci suivent servilement la mode, en philosophie comme en physique, et se montrent incapables d’apprécier de leur point de vue, du point de vue marxiste, l’aspect général et la valeur de certains courants.

Un double faux entache toutes les dissertations selon lesquelles la philosophie de Mach serait « la philosophie des sciences de la nature du XX° siècle », la « philosophie moderne des sciences de la nature », le « positivisme moderne des sciences de la nature », etc. (Bogdanov dans la préface à l’Analyse des sensations, pp. IV, XII ; cf. aussi Iouchkévitch, Valentinov et consorts). D’abord, la doctrine de Mach est liée idéologiquement à une seule école dans une seule branche des sciences contemporaines. En second lieu, et c’est là l’important, elle est liée à cette école non par ce qui la distingue de tous les autres courants et petits systèmes de la philosophie idéaliste, mais par ce qu’elle a de commun avec l’idéalisme philosophique en général. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette tendance idéologique dans son ensemble pour que la justesse de cette thèse ne puisse laisser l’ombre d’un doute. Considérez les physiciens de cette école : l’Allemand Mach, le Français Henri Poincaré, le Belge P. Duhem, l’Anglais K. Pearson. Bien des choses leur sont communes ; ils n’ont qu’une base et qu’une orientation, chacun d’eux en convient très justement, mais ni la doctrine de l’empiriocriticisme en général, ni au moins celle de Mach sur les « éléments du monde », en particulier, ne font partie de ce patrimoine commun. Les trois derniers physiciens ne connaissent ni l’une ni l’autre doctrine. Ce qui leur est commun, c’est « uniquement » l’idéalisme philosophique auquel ils sont tous sans exception enclins, plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement. Considérez les philosophes qui s’appuient sur cette école de la nouvelle physique, s’efforçant de lui fournir une justification gnoséologique et de la développer ; vous retrouverez là, une fois de plus, des immanents allemands, des disciples de Mach, des néo‑criticistes et des idéalistes français, des spiritualistes anglais, le Russe Lopatine, plus l’unique empiriomoniste, A. Bogdanov. Ils n’ont de commun qu’une chose : ils professent plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement l’idéalisme philosophique, soit avec une tendance brusque ou hâtive au fidéisme, soit en dépit d’une répugnance personnelle à son égard (chez Bogdanov).

L’idée fondamentale de cette école de physique nouvelle, c’est la négation de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation et que reflètent nos théories, ou bien le doute sur l’existence de cette réalité. Cette école s’écarte sur ce point du matérialisme (improprement appelé réalisme, néo‑mécanisme, hylocinétique et que les physiciens mêmes n’ont pas développé de façon plus ou moins consciente), qui de l’aveu général prévaut parmi les physiciens ; elle s’en écarte comme école de l’idéalisme « physique ».

Il faut, pour expliquer ce terme d’une résonance si singulière, rappeler un épisode de l’histoire de la philosophie moderne et des sciences modernes. L. Feuerbach attaquait en 1866 Johannes Müller, le célèbre fondateur de la physiologie moderne, et le classait parmi les « idéalistes physiologiques » (Werke, t. X, p. 197). Ce physiologiste, analysant le mécanisme de nos organes des sens dans leurs rapports avec nos sensations et précisant, par exemple, que la sensation de lumière peut être obtenue par diverses excitations de l’œil, était enclin à en inférer que nos sensations ne sont pas des images de la réalité objective : c’était là son idéalisme. Cette tendance d’une école de savants à l’« idéalisme physiologique », c’est‑à‑dire à l’interprétation idéaliste de certains résultats de la physiologie, L. Feuerbach la discerna avec beaucoup de finesse. Les « attaches » de la physiologie et de l’idéalisme philosophique, du genre kantien principalement, furent plus tard longuement exploitées par la philosophie réactionnaire. F. A. Lange spécula sur la physiologie dans sa défense de l’idéalisme kantien et dans ses réfutations du matérialisme ; parmi les immanents (que Bogdanov a grandement tort de situer entre Mach et Kant), J. Rehmke s’insurgeait tout spécialement en 1882 contre la prétendue confirmation du kantisme par la physiologie [1]. Que nombre de grands physiologistes aient penché à cette époque vers l’idéalisme et le kantisme, cela n’est pas plus contestable que le fait que nombre de physiciens éminents penchent de nos jours vers l’idéalisme philosophique. L’idéalisme « physique », c’est‑à‑dire l’idéalisme d’une certaine école de physiciens de la fin du XIX° et du commencement du XX° siècle, « réfute » aussi peu le matérialisme et démontre tout aussi peu les attaches de l’idéalisme (ou de l’empiriocriticisme) avec les sciences de la nature, que le furent autrefois les velléités analogues de F. A. Lange et des idéalistes « physiologiques ». La déviation qu’a manifestée dans ces deux cas vers la philosophie réactionnaire, une école scientifique dans une branche des sciences de la nature, n’a été qu’un détour temporaire, une courte période douloureuse dans l’histoire de la science, une maladie de croissance, due par‑dessus tout à un brusque bouleversement des vieux concepts hérités du passé.

Les attaches de l’idéalisme « physique » contemporain avec la crise de la physique contemporaine sont générale­ment reconnues, comme nous l’avons montré plus haut. « Les arguments de la critique sceptique de la physique con­temporaine reviennent tous, au fond, au fameux argument de tous les scepticismes : la diversité des opinions » (parmi les physiciens), écrit A. Rey, visant moins les sceptiques que les partisans avoués du fidéisme tels que Brunetière. Mais les divergences « ne peuvent, par conséquent, rien prou­ver contre l’objectivité de la physique ». « On peut distin­guer dans l’histoire de la physique, comme dans toute histoire, de grandes périodes qui se différencient par la forme et l’aspect général des théories... Mais vienne une de ces découvertes qui retentissent sur toutes les parties de la physique, parce qu’elles dégagent un fait capital, jusque‑là mal ou très partiellement aperçu, et l’aspect de la physique se modifie ; une nouvelle période commence. C’est ce qui est arrivé après les découvertes de Newton, après les découvertes de Joule‑Meyer et Carnot‑Clausius. C’est ce qui paraît en train de se produire depuis la découverte de la radio‑activité... L’historien qui voit ensuite les choses avec le recul nécessaire n’a pas de peine à démêler, là où les contemporains montraient conflits, contradictions, scissions en écoles différentes, une évolution continue. Il semble que la crise qu’a traversée la physique en ces dernières années (malgré les conclusions qu’en a déduites la critique philosophique) n’est pas autre chose. Elle représente même très bien le type de ces crises de croissance amenées par les grandes découvertes nouvelles. La transformation indéniable qui en résultera (y aurait‑il évolution et progrès sans cela ?) ne modifiera pas sensiblement l’esprit scientifique » (l.c., pp. 370‑372).

Le conciliateur Rey s’efforce de coaliser toutes les écoles de la physique contemporaine contre le fidéisme ! Il commet un faux, avec les meilleures intentions sans doute, mais un faux, car le penchant de l’école de Mach‑Poincaré‑Pearson pour l’idéalisme (savoir : pour le fidéisme raffiné) est incontestable. Quant à l’objectivité de la physique, liée aux bases de l’« esprit scientifique » et non à l’esprit fidéiste, et défendue par Rey avec tant d’ardeur, elle n’est autre chose qu’une définition « honteuse » du matérialisme. L’esprit matérialiste essentiel de la physique, comme de toutes les sciences contemporaines, sortira vainqueur de toutes les crises possibles et imaginables, à la condition expresse que le matérialisme métaphysique fasse place au matérialisme dialectique.

La crise de la physique contemporaine vient de ce qu’elle a cessé de reconnaître franchement, nettement et résolument la valeur objective de ses théories, ‑ le conciliateur Rey s’efforce très souvent de le dissimuler, mais les faits sont plus forts que toutes les tentatives de conciliation. « Il semble, écrit Rey, qu’à traiter d’ordinaire d’une science où l’objet, au moins en apparence, est créé par l’esprit du savant, où, en tout cas, les phénomènes concrets n’ont plus à intervenir dans la recherche, on se soit fait (les mathématiciens) de la science physique une conception trop abstraite : on a cherché à la rapprocher toujours plus près de la mathématique, et on a transposé une conception générale de la mathématique dans une conception générale de la physique... Il y a là une invasion de l’esprit mathématique dans les façons de juger et de comprendre la physique, que dénoncent tous les expérimentateurs. Et n’est‑ce pas à cette influence, qui, pour être cachée, n’en est pas moins prépondérante, que sont dus parfois l’incertitude, l’hésitation de la pensée sur l’objectivité de la physique, et les détours que l’on prend, ou les obstacles que l’on surmonte pour la mettre en évidence ?... » (p. 227).

C’est très bien dit. L’« hésitation de la pensée » dans la question de l’objectivité de la physique est au fond même de l’idéalisme « physique » en vogue.

« ... Les fictions abstraites de la mathématique semblent avoir interposé un écran entre la réalité physique et la façon dont les mathématiciens comprennent la science de cette réalité. Ils sentent confusément l’objectivité de la physique... Bien qu’ils veuillent être avant tout objectifs, lorsqu’ils s’appliquent ensuite à la physique, bien qu’ils cherchent à prendre et à garder pied dans le réel, ils restent hantés par les coutumes antérieures. Et jusque dans la conception énergétique qui a voulu construire plus solidement et avec moins d’hypothèses gue le mécanisme, qui a cherché à décalquer l’univers sensible et non à le reconstruire, on a toujours affaire à des théories de mathématiciens... Ils (les mathématiciens) ont tout fait pour sauver l’objectivité sans laquelle ils comprennent très bien qu’on ne peut parler de physique... Mais les complications ou les détours de leurs théories laissent pourtant un malaise. Cela est trop fait ; cela a été recherché, édifié ; un expérimentateur n’y sent pas la confiance spontanée que le contact continuel avec la réalité physique lui donne en ses propres vues... Voilà ce que disent en substance ‑ et ils sont légion, ‑ tous les physiciens qui sont avant tout physiciens ou ne sont que cela, et toute l’école mécaniste... Elle [la crise de la physique] est dans la conquête du domaine de la physique par l’esprit mathématique. Les progrès de la physique, d’une part, et les progrès de la mathématique, d’autre part, ont amené au XIX° siècle une fusion étroite entre ces deux sciences... La physique théorique devint la physique mathématique ... Alors commença la période formelle, c’est‑à‑dire la physique mathématique, purement mathématique, la physique mathématique, non plus branche de la physique, si on peut ainsi parler, mais branche de la mathématique, cultivée par des mathématiciens. Nécessairement dans cette phase nouvelle, le mathématicien habitué aux éléments conceptuels (purement logiques) qui fournissent la seule matière de son oeuvre gêné par les éléments grossiers, matériels, qu’il trouvait peu malléables, dut tendre toujours à en faire le plus possible abstraction, à se les représenter d’une façon tout à fait immatérielle et conceptuelle, ou même à les négliger complètement. Les éléments, en tant que données réelles, objectives, et pour tout dire, en tant qu’éléments physiques disparurent finalement. On ne garda que des relations formelles représentées par les équations différentielles... Et si le mathématicien n’est pas dupe de son travail constructif... il sait bien retrouver ses attaches à l’expérience, et... à première vue, et pour un esprit non prévenu, on croit se trouver en face d’un développement arbitraire... Le concept, la notion a remplacé partout l’élément réel... Ainsi s’expliquent historiquement, par la forme mathématique qu’à prise la physique théorique... le malaise, la crise de la physique et son éloignement apparent des faits objectifs » (pp. 228‑232).

Telle est la cause première de l’idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d’éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d’une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens. « La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l’ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature. Hermann Cohen, ravi, comme nous l’avons vu, de l’esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l’enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l’intelligence des lycéens l’esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX). Ce n’est là assurément que le rêve absurde d’un réactionnaire : en réalité, il n’y a, il ne peut y avoir là qu’un engouement momentané d’un petit groupe de spécialistes pour l’idéalisme. Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s’attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l’ignorance, l’hébétude et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l’idéalisme « physique », c’est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s’impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l’ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l’idéalisme.

Cette question des rapports du relativisme et de la dialectique est peut‑être la plus importante pour expliquer les mésaventures théoriques de la doctrine de Mach. Rey, par exemple, n’a, comme tous les positivistes européens, aucune idée de la dialectique de Marx. Il n’emploie le mot dialectique qu’au sens de spéculation philosophique idéaliste. Aussi, se rendant compte que la nouvelle physique déraille dans la question du relativisme, se démène‑t‑il sans parvenir à distinguer le relativisme modéré du relativisme immodéré. Certes, le « relativisme immodéré confine, logiquement, sinon dans la pratique, à un véritable scepticisme » (p. 215), mais Poincaré n’est pas entaché de ce relativisme « immodéré ». Qu’à cela ne tienne ! Avec une balance d’apothicaire on pèse un peu plus ou un peu moins de relativisme, pour sauver la cause de Mach !

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l’idéalisme philosophique. L’incompréhension de ce fait suffit à ôter toute valeur à l’absurde petit livre de M. Bermann La dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance. M. Bermann a répété de vieilles, de très vieilles bourdes sur la dialectique, dont il ne comprend pas le premier mot. Nous avons déjà vu que tous les disciples de Mach manifestent à chaque pas, dans la théorie de la connaissance, la même incompréhension.

Toutes les anciennes vérités de la physique, y compris celles qui furent considérées comme immuables et non sujettes à caution, se sont révélées relatives ; c’est donc qu’il ne peut y avoir aucune vérité objective indépendante de l’humanité. Telle est l’idée non seulement de toute la doctrine de Mach mais aussi de tout l’idéalisme « physique » en général. Que la vérité absolue résulte de la somme des vérités relatives en voie de développement ; que les vérités relatives soient des ‑reflets relativement exacts d’un objet indépendant de l’humanité ; que ces reflets deviennent de plus en plus exacts ; que chaque vérité scientifique contienne en dépit de sa relativité un élément de vérité absolue, toutes ces propositions évidentes pour quiconque a réfléchi à l’Anti‑Dühring d’Engels, sont de l’hébreu pour la théorie « contemporaine » de la connaissance.

Des œuvres telles que La théorie physique de P. Duhem [2] ou Les Concepts et théories de la physique moderne, de Stallo [3], particulièrement recommandées par Mach, montrent de toute évidence que ces idéalistes « physiques » attachent précisément la plus grande importance à la démonstration de la relativité de nos connaissances et hésitent, au fond, entre l’idéalisme et le matérialisme dialectique. Les deux auteurs, qui appartiennent à des époques différentes et abordent la question à des points de vue différents (Duhem, physicien, a une expérience de vingt ans ; Stallo, ancien hégélien orthodoxe, rougit d’avoir publié en 1848 une philosophie de la nature conçue dans le vieil esprit hégélien), combattent surtout avec énergie la conception mécano‑atomiste de la nature. Ils s’appliquent à démontrer qu’elle est bornée, qu’il est impossible d’y voir la limite de nos connaissances, qu’elle conduit à des concepts pétrifiés chez les écrivains qui s’en inspirent. Ce défaut du vieux matérialisme est indéniable ; l’incompréhension de la relativité de toutes les théories scientifiques, l’ignorance de la dialectique, l’exagération de la valeur du point de vue mécaniste, Engels en fit grief aux matérialistes d’autrefois. Mais Engels a su (contrairement à Stallo) répudier l’idéalisme hégélien et comprendre le principe rationnel vraiment génial de la dialectique hégélienne. Il a renoncé au vieux matérialisme métaphysique pour adopter le matérialisme dialectique, et non le relativisme qui glisse au subjectivisme. « La théorie mécaniste, dit par exemple Stallo, hypostasie, ainsi que toutes les théories métaphysiques, des groupes d’attributs partiels, idéaux et peut‑être purement conventionnels, ou même des attributs isolés qu’elle considère comme des aspects variés de la réalité objective » (p. 150). Cela est vrai tant que vous ne renoncez pas à la reconnaissance de la réalité objective et que vous combattez la métaphysique parce qu’antidialectique. Stallo ne s’en rend pas bien compte. N’ayant pas compris la dialectique matérialiste, il lui arrive fréquemment de glisser par le relativisme au subjectivisme et à l’idéalisme.

Il en est de même de Duhem. Duhem démontre à grand‑peine, à l’aide d’un grand nombre d’exemples intéressants et précieux empruntés à l’histoire de la physique, ‑ tels qu’on en rencontre souvent chez Mach, ‑ que « toute loi de physique est provisoire et relative, parce qu’elle est approchée » (p. 280). Pourquoi enfoncer des portes ouvertes ? se demande le marxiste à la lecture des longues dissertations sur ce sujet. Mais le malheur de Duhem, de Stallo, de Mach, de Poincaré, c’est qu’ils ne voient pas la porte ouverte par le matérialisme dialectique. Ne sachant pas donner du relativisme une juste définition, ils glissent à l’idéalisme. « Une loi de physique n’est, à proprement parler, ni vraie ni fausse, mais approchée », écrit Duhem (p. 274). Ce « mais » renferme déjà un germe de faux, le début d’un effacement des limites entre la théorie scientifique qui reflète approximativement l’objet, ou qui se rapproche de la vérité objective, et la théorie arbitraire, fantaisiste, purement conventionnelle qu’est, par exemple, la théorie de la religion ou celle du jeu d’échecs.

Ce faux prend chez Duhem des proportions telles que cet auteur en arrive à qualifier de métaphysique (p. 10) la question de l’existence d’une « réalité matérielle » cor­respondant aux phénomènes sensibles : A bas le problème de la réalité ! Nos concepts et nos hypothèses ne sont que des signes (p. 26), des constructions « arbitraires » (p. 27), etc. De là à l’idéalisme, à la « physique du croyant », prê­chée par M. Pierre Duhem dans un esprit kantien (voir Rey, p. 162 ; cf. p. 160), il n’y a qu’un pas. Et cet excel­lent Adler (Fritz) ‑ encore un disciple de Mach, se réclamant du marxisme ! ‑ n’a rien trouvé de plus intelligent que de « corriger » ainsi Duhem : Duhem, prétend‑il, n’évince « les réalités dissimulées derrière les phénomènes qu’en tant qu’objets de la théorie, et non en tant qu’objets de la réa­lité [4] ». Nous retrouvons là une critique qui nous est bien familière, la critique du kantisme selon Hume et Berkeley.

Mais il ne peut être question, chez P. Duhem, d’aucun kantisme conscient. Tout comme Mach, il erre simplement sans savoir sur quoi étayer son relativisme. En maints passages, il aborde de près le matérialisme dialectique. Le son nous est connu « tel qu’il est par rapport à nous, non tel qu’il est en lui‑même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide... » (p. 7). Les corps ne sont pas les signes des sensations, mais les sensations sont les signes (ou plutôt les images) des corps. « Le développement de la physique provoque une lutte continuelle entre la nature qui ne se lasse pas de fournir et la raison qui ne veut pas se lasser de concevoir » (p. 32). La nature est infinie comme l’est la moindre de ses particules (l’électron y compris), mais l’esprit de même transforme infiniment les « choses en soi » en « choses pour nous ». « Ainsi se continuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la physique ; à toute loi que formulera la physique, la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d’un fait ; mais, infatigable, la physique retouchera, modifiera, compliquera la loi démentie » (p. 290). Nous aurions là un exposé parfaitement juste du matérialisme dialectique si l’auteur affirmait fermement la réalité objective, indépendante de l’humanité. « ... La théorie physique n’est point un système purement artificiel, aujourd’hui commode et demain sans usage... elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réalités que la méthode expérimentale ne saurait contempler face à face » (p. 445),

Le disciple de Mach Duhem flirte en cette dernière phrase avec l’idéalisme kantien : comme si un sentier s’ouvrait à une méthode autre que la méthode « expérimentale », comme si nous n’apprenions pas à connaître immédiatement, directement, face à face, les « choses en soi ». Mais si la théorie physique devient de plus en plus naturelle, c’est qu’une « nature », une réalité, « reflétée » par cette théorie, existe indépendamment de notre conscience, tel est précisément le point de vue du matérialisme dialectique.

En un mot, l’idéalisme « physique » d’aujourd’hui, comme l’idéalisme « physiologique » d’hier, montre seulement qu’une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d’avoir su s’élever directement, d’un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique [5]. Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s’achemine vers. la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche. Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux. L’être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés. Tout l’idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l’empiriosymbolisme, l’empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets.

Notes

[1] Johannes Rehmke : Philosophie und Kantianismus, Eisenach, 1882, p. 15 et suivantes.

[2] P. Duhem : la Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, 1906.

[3] J. B. Stallo : The Concepts and Theories of Modern Physics, Londres, 1882. Il y a la traduction en français et en allemand.

[4] Note du traducteur à la traduction allemande du livre de Duhem, Leipzig, 1908, J. Barth.

[5] Le célèbre chimiste William Ramsay dit : « On m’a souvent demandé : L’électricité n’est‑elle pas une vibration ? Comment expliquer la télégraphie sans fil par le transport des particules ou des corpuscules ? Voici la réponse à cette question : l’électricité est une chose ; elle n’est pas (c’est Ramsay qui souligne) autre chose que ces corpuscules, mais quand ces corpuscules se détachent de quelque objet, une onde analogue à une onde lumineuse, se propage dans l’éther, et c’est cette onde que l’on utilise dans la télégraphie sans fil » (William Ramsay, Essays, Biographical and Chemical, Londres, 1908, p.126). Après avoir exposé le processus de la transformation du radium en hélium, Ramsay observe : « Un prétendu élément, tout au moins, ne peut plus être considéré comme matière ultime ; il se transforme lui‑même en une forme plus simple da la matière » (p. 160). « Il est à peu près certain que l’électricité négative est une forme particulière de la matière ; l’électricité positive est la matière dépourvue d’électricité négative, c’est‑à‑dire la matière moins cette matière électrique » (176). « Qu’est‑ce que l’électricité ? On croyait autrefois qu’il y avait deux sortes d’électricité : positive et négative. Il était alors impossible de répondre à la question posée. Mais les recherches les plus récentes rendent probable l’hypothèse que ce que nous avons accoutumé d’appeler électricité négative est en réalité (really) une substance. Le poids relatif de ses particules a, en effet, eté mesuré ; il est approximativement égal à un sept centième de la masse de l’atome de l’hydrogène... Les atomes de l’électricité s’appellent électrons » (p. 196.) Si nos disciples de Mach, auteurs de livres et d’articles traitant de sujets philosophiques, savaient penser, ils comprendraient que les phrases : « la matière disparaît », « la matière se ramène à l’électricité », etc., ne sont que des expressions gnoséologiquement impuissantes de cette vérité que la science parvient à découvrir de nouvelles formes de la matière, de nouvelles formes du mouvement matériel, à ramener les formes anciennes à ces formes nouvelles, etc.

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