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Comment Marx analyse la société et l’économie capitalistes

samedi 29 novembre 2014, par Robert Paris

Comment Marx analyse la société et l’économie capitalistes

Karl Marx dans « Préface de la critique de l’économie politique » :

« Dans la production de leur existence, les hommes se soumettent à des conditions déterminées, nécessaires, indépendantes de leur volonté. Ces conditions de production correspondent à un stade déterminé du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces conditions de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais, au contraire, c’est leur existence sociale qui détermine leur conscience. Ayant atteint un certain niveau de développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les conditions de production existantes, ou, ce qui en est l’expression juridique, avec le régime de propriété au sein duquel elles ont évolué jusqu’alors. De facteurs de développement des forces productives, ces conditions deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Parallèlement à la transformation de la base économique s’effectue le bouleversement plus ou moins lent ou rapide de toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre la transformation matérielle des conditions de production économiques – transformation qu’on doit constater à l’aide des méthodes exactes qu’emploient les sciences naturelles – et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, de même on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur la conscience qu’elle a d’elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de production. Un type de société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives que cette société est capable de contenir, et jamais un système de production nouveau et supérieur ne s’y substitue avant que les conditions d’existence matérielles de ce système aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car en y regardant de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de naître. »

« L’économie pour Marx et Engels », un texte de Kostas Papaioannou (les textes entre guillemets sont de Marx ou d’Engels)

« Les économistes ont une singulière manière de procéder, dit Marx dans « Misère de la philosophie ». Il n’y a pour eux que deux sortes d’institutions, celles de l’art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie des institutions naturelle ». La théorie économique classique part d’une constellation de données apparemment « éternelles » comme la recherche du plus grand profit, l’existence de la propriété, la nécessité de l’échange, de la division du travail, de l’argent, etc… et déduit de ces données les lois de l’équilibre économique tel qu’il se réalise par ajustement de l’offre et de la demande. Arrachés de leur contexte historique, dépouillés de leur caractère spécifiquement capitaliste, les rapports bourgeois de production et d’échange se trouvent ainsi érigés en norme « naturelle » et sont censés exprimer et réaliser des « lois naturelles », « indépendantes de l’influence du temps », des lois « qui doivent toujours régir la société ».

La dialectique

En éternisant de la sorte les rapports existants, en refusant de prendre en considération la possibilité d’un au-delà du capitalisme, les économistes et les penseurs bourgeois aboutissent à supprimer l’histoire et à arrêter le temps : jusqu’ici « il y a eu l’histoire, mais il n’y en a plus »… Ils nous expliquent par exemple « comment on produit dans des rapports donnés, mais ce qu’ils ne nous expliquent pas, c’est comment ces rapports se produisent, c’est-à-dire le mouvement historique qui les a fait naître ». Mais « tout ce qui existe, tout ce qui vit sur terre et sous l’eau n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque », proclame Marx. Dans le monde humain, c’est le « mouvement de l’histoire » qui fait et défait les rapports sociaux, les institutions économiques et politiques, les idées et les représentations collectives. Tout ce qui existe n’est que le produit d’un devenir, le résultat d’un processus et sera nécessairement dépassé par le « mouvement continuel d’accroissement des forces productives » : « il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement – mors immortalis ».

La pensée de Marx s’annonce comme une vision radicalement historique de tout ce qui est : penser dialectiquement, c’est saisir ce mouvement dont toutes les formes apparemment statiques ne sont que des « produits historiques et transitoires » : la dialectique, dit-il dans « le Capital » (Postface) est une « méthode essentiellement critique et révolutionnaire » qui intègre tout ce qui est « dans le flux du mouvement » dont il est issu et « inclut dans l’intelligence positive des choses existantes leur négation fatale et leur dépassement nécessaire ».

Ainsi le capitalisme – la dernière forme de la « préhistoire de l’humanité » - n’est pas un ordre naturel, mais le résultat de l’histoire antérieure et l’annonce d’un ordre « nouveau et supérieur » qui inaugurera la véritable histoire de l’humanité. Le capitalisme n’est pas la brusque et miraculeuse apparition des « lois naturelles » de la production, mais le résultat de l’évolution de la « production marchande simple » telle qu’elle s’est développée dans les villes médiévales.

La production marchande et le fétichisme

L’économie échangiste et les relations marchandes ont déjà existé à des époques très primitives de l’évolution sociale, bien avant le capitalisme, mais elles n’ont pu se manifester que de manière sporadique, sans entraîner des modifications qualitatives dans la vie de la société… La production marchande, étape du développement historique, a été atteinte dans les villes médiévales avec leurs milliers de petits producteurs qui vendent leurs produits pour pouvoir acheter leur subsistance et à côté desquels apparaissent déjà des marchands, usuriers et banquiers, qui achètent des marchandises pour les revendre avec profit. Ici la propriété des moyens de production et des produits reposait sur le travail personnel et l’appoint du travail d’autrui était l’exception. La petite production marchande signifie « échange limité, marché limité, mode de production stable, isolement local du côté de l’extérieur, association locale du côté de l’intérieur : la Mark (communauté agraire) dans la campagne, la corporation dans la ville ». La production pour le marché n’était encore qu’à ses débuts. Pourtant un des traits spécifiques de l’aliénation capitaliste est déjà manifeste : les producteurs ont perdu le contrôle de leurs propres relations sociales : « Chacun produit pour soi, avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d’échange. Nul ne sait quelle quantité de ses produits parviendra sur le marché ni même quelle quantité il en faudra ; nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il retirera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. Mais la production marchande comme toute autre forme de production a ses lois originales, immanentes, inséparables d’elle ; et ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste de lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d’abord qu’ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s’imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l’action aveugle. Le produit domine les producteurs. » (Engels, Anti-Dühring)

Dans une telle société où les mouvements d’une production de tous par tous sont livrés à l’initiative individuelle isolée, l’œuvre commune apparaît à la fois comme le produit du hasard et comme le résultat de lois impérieuses agissant sur le genre humain comme des lois naturelles. Mais les lois économiques sont des lois « naturelles » d’une espèce particulière : leur puissance repose uniquement sur « l’absence de conscience de ceux qui y ont part » (Engels, Esquisse d’une Critique de l’Economie Politique). L’objectivité des lois du marché est à la fois une illusion et une réalité : si elles fonctionnent indépendamment des hommes, c’est aussi parce que les hommes sont condamnés à ignorer les relations humaines qui sont objectivées dans l’économie marchande et à oublier que celle-ci n’est que la matérialisation des rapports humains. C’est le « fétichisme qui s’attache aux produits du travail dès qu’ils sont produits comme marchandises et qui par conséquent est inséparable de la production des marchandises » (Marx, Le Capital)

Le fétichisme magique des primitifs exprimait la domination de la nature sur les hommes ; le fétichisme de l’économie marchande exprime la domination sur les hommes de leurs propres produits. Les rapports autrefois clairs et transparents entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, disparaissent dans l’anarchie des échanges, mais cette anarchie apparente est à son tour niée par l’action spontanée d’une série de lois apparemment irréelles mais réellement opératoires derrière le chaos des phénomènes, et qui se laissent ramener toutes à une loi fondamentale : la loi de la valeur.

La valeur-travail

Pressentie par Platon et saint Thomas d’Aquin, la théorie de la valeur-travail est à la base à la fois de l’économie politique classique, de William Petty à Ricardo, et de l’économie politique socialiste, de William Thompson à Proudhon. « La valeur d’une marchandise, avait écrit Ricardo, dépend de la quantité relative de travail nécessaire à sa production. » Marx reprendra et perfectionnera cette thèse ricardienne et c’est sur elle qu’il édifiera sa théorie de la plus-value.

Dès qu’il entre dans le marché, le produit du travail subit une véritable transmutation alchimique. Chaque marchandise, outre sa valeur d’usage matérielle spécifique, acquiert une autre signification, une valeur d’échange qui est irréductible à ses propriétés physiques : tandis que la valeur d’usage d’un objet est une qualité physique inhérente à son « être corporel » (Le Capital) et résulte du travail concret, individuel, qui l’a produit, sa valeur d’échange est littéralement « surnaturelle », ce qui veut dire qu’elle est quelque chose de « purement social » où « toutes les propriétés sensibles se sont évanouies ». Pour comprendre pourquoi « un tome de Properce = huit onces de tabac à priser » il faut faire abstraction de la disparité des valeurs d’usage du tabac et de l’élégie. Or si l’on fait abstraction de « l’être corporel » des objets, il ne reste aux marchandises qu’une seule qualité : celle d’être des « produits du travail », ce travail étant un « travail abstrait » qui ne tient pas compte des caractères spécifiques de chaque travail concret.

La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire pour sa production, c’est-à-dire par la quantité de travail conforme aux normes moyennes de la productivité existant à une époque et dans une société déterminée. Un bien n’a une valeur que parce que du travail humain abstrait « est objectivé ou matérialisé en lui ». La grandeur de sa valeur se mesure par le quantum de travail qui s’y trouve contenu, la quantité de travail étant elle-même mesurée par la durée du travail pendant laquelle la marchandise a été produite.

La mesure de la valeur par la quantité de travail présuppose que le travail soit parfaitement homogène, autrement dit que les qualifications différentes des travailleurs soient mesurables quantitativement. Marx répond que les différences dans la qualité du travail ne tiennent pas à des causes naturelles, à une inégalité naturelle des aptitudes physiques et intellectuelles des hommes, mais à des causes historiques (formation professionnelle, éducation, etc.) : une heure de travail « composé » (qualifié) représentera la valeur d’une heure de travail « simple » (non qualifié), augmentée du coût social de production de cette qualification particulière. C’est cette conception radicalement historique de l’inégalité que Engels déduira l’égalitarisme socialiste : « Comment se résout dès lors l’importante question de la rétribution plus élevée du travail composé ? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privée sou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l’ouvrier qualifié ; c’est aux personnes privées que revient donc d’abord le prix le plus élevé de la force de travail qualifiée : l’esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher…. » (Anti-Dühring)

Quoi qu’il en soit, c’est l’équivalence en heures de travail qui gouverne les échanges : s’il n’y avait pas une équivalence plus ou moins rigoureuse entre la durée de travail nécessaire pour produire la quantité de blé échangée contre une quantité déterminée de fer, la division du travail et la répartition des forces productives se modifieraient automatiquement. La va leur travail est à la base de tous les systèmes économiques. Dans les économies fondées sur la production de valeurs d’usage, elle apparaît comme une comptabilisation plus ou moins consciente du temps de travail. Mais dans l’économie marchande la loi de la valeur se manifeste comme une loi aveugle et inconsciente qui règle par le mécanisme des prix la répartition du travail social et des moyens de production entre les diverses branches de l’économie. Ce sont les fluctuations spontanées des prix autour de la valeur qui obligent les agents économiques à élargir ou à rétrécir la production des différentes marchandises, à s’orienter vers les branches les plus avantageuses, où les prix des marchandises sont supérieurs à leur valeur. Et c’est également la loi de la valeur qui pousse les producteurs à rationaliser les méthodes de production, à appliquer des techniques plus efficaces et à remplacer le travail par des outils de plus en plus perfectionnés, c’est-à-dire à produire des marchandises avec des dépenses inférieures aux dépenses socialement nécessaires.

Karl Marx dans Le Capital (tome III) :

« La mystification capitaliste

« La mystification du système capitaliste – la chosification des rapports sociaux, et la fusion directe des conditions matérielles de la production avec leur forme sociale historiquement déterminée – se trouve achevée dans cette trinité économique que représente le capital-profit (ou encore mieux : capital-intérêt), la terre-rente foncière, le travail-salaire et où se manifeste la corrélation des éléments de la valeur et de la richesse en général avec ses sources : c’est le monde ensorcelé, renversé, tourné sens dessus dessous, où Monsieur le Capital et Madame la Terre jettent leur feu de fantômes, à la fois caractères sociaux et simples choses. L’économie classique a le grand mérite d’avoir détruit toute cette mascarade, cette hypocrisie et cette ossification des divers éléments sociaux de la richesse, cette personnification des choses et cette matérialisation des rapports de production, cette religion à l’usage du quotidien, en ramenant l’intérêt à une partie du profit, et la rente à l’excédent sur le profit moyen, si bien qu’ils se confondent tous deux dans la plus-value ; ou encore, en représentant le processus de circulation comme une simple métamorphose des formes, et enfin en réduisant, dans le processus immédiat de la production, la valeur et la plus-value des marchandises au travail. Mais malgré cela, même les meilleurs porte-parole de l’économie classique restent plus ou moins prisonniers de ce monde des apparences qu’ils ont démoli par leur critique, et tombent tous plus ou moins dans des inconséquences, demi-vérités et contradictions flagrantes : du point de vue bourgeois, il ne pouvait guère en être autrement.

Karl Marx dans Le Capital, tome I :

« Le capitaliste n’a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d’être sociale, qu’autant qu’il fonctionne comme capital personnifié. Ce n’est qu’à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Le but déterminé de son activité n’est donc ni la valeur d’usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d’échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l’accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d’une société nouvelle et supérieure. Le capitaliste n’est respectable qu’autant qu’il est le capital fait homme. Dans ce rôle, il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l’un paraît être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme social dont il n’est qu’un rouage. Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l’accroître, et il ne peut continuer de l’accroître à moins d’une accumulation progressive…

Enfin accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle, augmenter le nombre de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable.

Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l’accumulation et la richesse, le capitalisme cesse d’être simple incarnation du capital. Il ressent une « émotion humaine » pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique qu’il ose railler l’austérité ascétique comme un préjugé thésaurisateur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n’est pas de rigueur, n’y voyant qu’un empiètement sur l’accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier, c’est « s’abstenir » d’accumuler ; accumuler, dit le second, c’est « renoncer » à la jouissance. « Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur, et l’une veut faire divorce d’avec l’autre. »

… Toutefois il s’élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l’accumulation, et le penchant à la jouissance.

… Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s’est pas fait un instant illusion sur les douleurs d’enfantement de la richesse : mais à quoi bon les jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ? A ce point de vue, si le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n’est qu’une machine à capitaliser cette plus-value…

Dans le progrès de l’accumulation, il n’y a donc pas seulement accroissement quantitatif et simultané des divers éléments réels du capital : le développement des puissances productives du travail social, que ce progrès amène, se manifeste encore par des changements qualitatifs, par des changements graduels dans la composition technique du capital, dont le facteur objectif gagne progressivement en grandeur, proportionnelle par rapport au facteur subjectif. C’est-à-dire que la masse de l’outillage et des matériaux augmente de plus en plus en comparaison de la somme de force de travail nécessaire pour les mettre en œuvre. A mesure donc que l’accroissement du capital rend le travail plus productif, il en diminue la demande proportionnellement à sa propre grandeur.

… D’une part donc, le capital additionnel qui se forme dans le cours de l’accumulation renforcée par la centralisation attire, proportionnellement à sa grandeur, un nombre de travailleurs toujours décroissant. D’autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants dans la composition-valeur que l’ancien capital subit périodiquement font qu’il repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.

La demande de travail absolue qu’occasionne un capital est en raison non de sa grandeur absolue, mais de celle de sa partie variable, qui seule s’échange contre la force de travail. La demande de travail qu’occasionne un capital, c’est-à-dire la proportion entre sa propre grandeur et la quantité de travail qu’il absorbe, est déterminée par la grandeur proportionnelle de sa fraction variable. Nous venons de démontrer que l’accumulation qui fait grossir le capital social réduit simultanément la grandeur proportionnelle de sa partie variable, et diminue ainsi la demande de travail relative. Maintenant, quel est l’effet de ce mouvement sur le sort de la classe salariée ?...

La loi de décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaires l’accroissement absolu du capital variable et l’augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin, pour complément, la production d’une surpopulation relative. Nous l’appelons « relative », parce qu’elle provient, non d’un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation, mais, au contraire, d’un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer d’une manière subite.

En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la « loi de population » qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n’existe que pour la plante et l’animal, et encore seulement tant qu’ils ne subissent pas l’influence de l’homme….

La réserve industrielle est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital est fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force de travail, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale absolue, de l’accumulation capitaliste. L’action de cette loi comme de toute autre, est naturellement modifiée par les circonstances particulières.

On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d’accommoder leur nombre aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d’une réserve industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les profondeurs de l’armée active du travail ; poids mort du paupérisme.

La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en œuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire. C’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force devient précaire. L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croît toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.

L’analyse de la plus-value relative nous a conduits à ce résultat : dans le système capitaliste, toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel ; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine ; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production, ils substituent au travail attrayant le travail forcé ; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin ; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jugement capitaliste…

Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule. Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est également accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, celui de la classe qui produit la capital même…

Chacun d’entre les capitaux individuels dont le capital se compose représente de prime abord une certaine concentration, entre les mains d’un capitaliste, de moyens de production et de moyens d’entretien du travail, et, à mesure qu’il accumule, cette concentration s’étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l’accumulation opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains d’entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration qui est le corollaire obligé de l’accumulation se meut entre des limites plus ou moins étroites…

A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n’est plus la concentration qui se confond avec l’accumulation, mais bien un procédé foncièrement distinct, c’est l’attraction qui réunit différents foyers d’accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite… » (Le Capital – tome I)

Karl Marx dans Le Capital – tome III :

« Dans les sociétés par actions, la fonction est séparée de la propriété du capital ; donc, le travail est, lui aussi, entièrement séparé de la propriété des moyens de production et du surtravail. D’une part, le résultat du développement suprême de la production capitaliste marque le point nécessaire de transition vers la retransformation du capital en propriété des producteurs, non plus en propriété privée de producteurs pris individuellement, mais en propriété sociale et directe des producteurs associés ; d’autre part, il marque le point de transition vers la transformation de toutes les fonctions impliquées dans le procès de reproduction et rattachées jusqu’alors à la propriété capitaliste en simples fonctions des producteurs associés, autrement dit en fonctions sociales.

Nous sommes en présence de la suppression du mode de production capitaliste au sein même de ce mode de production, donc d’une contradiction qui se supprime elle-même et apparaît manifestement comme simple moment de transition vers une nouvelle forme de production… »

Engels écrit dans l’Anti-Dühring :

« Le fait que l’organisation sociale de la production à l’intérieur de la fabrique s’est développée jusqu’au point où elle est devenue incompatible avec l’anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d’elle et au-dessus d’elle – ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux-mêmes par la puissante concentration des capitaux qui s’accomplit pendant les crises moyennant la ruine d’un nombre élevé de grands capitalistes et d’un nombre plus élevé encore de petits capitalistes. L’ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu’il a lui-même engendrées. Le mode de production ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital ; ils chôment, et c’est pourquoi l’armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais « la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère » (Fourier), car c’est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu’ils ne soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l’exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C’est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D’une part, donc, le mode de production capitaliste est convaincu de sa propre incapacité de continuer à administrer ces forces productives. D’autre part, ces forces productives elles-mêmes poussent avec une puissance croissante à la à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales. »

Karl Marx écrit, toujours dans Le Capital, tome III :

« La production capitaliste tend constamment à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’en triomphe que par des moyens qui lui opposent ces limites à nouveau et sur une échelle encore plus gigantesque. La véritable limite de la production capitaliste, c’est le capital lui-même, autrement dit le fait que le capital et la réalisation de sa valeur apparaissent comme le point de départ et le terme, comme le modèle et le but de la production ; que la production n’est telle que pour le capital, au lieu que les moyens de production soient simplement des moyens pour une intensification toujours croissante du processus vital de la société des producteurs. Les limites en dehors desquelles ne peut s’effectuer la conservation et la réalisation de la valeur du capital, qui reposent sur l’expropriation et l’appauvrissement des larges masses de producteurs, ces limites entrent constamment en conflit avec les méthodes de production que le capital doit employer pour atteindre ses buts, méthodes qui visent à l’accroissement illimité de la production, autrement dit la production pour la production, le développement absolu de la productivité sociale du travail. Le moyen – développement absolu des forces de la productivité sociale – se trouve en conflit permanent avec le but restreint : la mise en valeur du capital existant.

Si le mode capitaliste de production est un moyen historique pour développer la force productive matérielle et pour créer le marché mondial qui lui correspond, il est en même temps la contradiction permanente entre cette tâche historique qui est sienne et les conditions sociales de la production qui lui correspondent. »

Messages

  • « Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l’action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez de certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile, et vous aurez tel État politique, qui n’est que l’expression officielle de la société civile. (...) :

    Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne sont pas libres arbitres de leurs forces productives - qui sont la base de toute leur histoire - car toute force productive est une force acquise, le produit d’une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est la production de la génération antérieure. (...)

    Les hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais cela ne vient pas à dire qu’ils ne renoncent jamais à la forme sociale, dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privé du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (...)

    Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production, et avec leur mode de production, ils changent tous les rapports économiques qui n’ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé. »

    K. Marx, Lettre à Paul Annenkov, 26 décembre 1846

  • Marx, Le Capital :

    « La loi de l’appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises, ou loi de la propriété privée, se convertit par l’effet inévitable de sa propre dialectique interne en son contraire : l’échange d’équivalents ; celui-ci, qui apparaissait comme l’opération primitive, a tourné de telle sorte qu’on n’échange plus qu’en apparence, du fait que, premièrement, la portion du capital échangée contre de la force de travail n’est elle-même qu’une partie de l’appropriation sans équivalent du produit du travail d’autrui et que, deuxièmement, elle ne doit pas seulement être remplacée par son producteur, l’ouvrier, niais doit être remplacée avec un nouveau surplus... Primitivement, la propriété nous apparaissait fondée sur le travail personnel ... La propriété apparaît maintenant du côté du capitaliste comme le droit de s’approprier le travail d’autrui sans le payer, du côté de l’ouvrier comme l’impossibilité de s’approprier son propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient la conséquence nécessaire d’une loi qui, apparemment, partait de leur identité. »

  • Marx dit :

    “ C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste qui, de fait, repose déjà sur un mode de production collectif. ”

  • Quel rôle joue chez Marx la négation de la négation ? A la page 791 et sq., il rassemble les conclusions de l’étude économique et historique de l’accumulation dite primitive du capital, étude qui occupe les 50 pages précédentes. Avant l’ère capitaliste existait, en Angleterre tout au moins, la petite entreprise, ayant pour base la propriété privée de l’ouvrier sur ses moyens de production. L’accumulation dite primitive du capital a consisté ici dans l’expropriation de ces producteurs immédiats, c’est-à-dire dans la dissolution de la propriété privée reposant sur le travail personnel. Si cela fut possible, c’est que la petite entreprise en question n’est compatible qu’avec des limites naturelles et étroites de la production et de la société et que donc, à un certain niveau, elle met au monde les moyens matériels de son propre anéantissement. Cet anéantissement, la transformation des moyens de production individuels et dispersés en moyens concentrés socialement, forme la préhistoire du capital. Dès que les ouvriers sont transformés en prolétaires et leurs conditions de travail en capital, dès que le mode de production capitaliste tient debout, la socialisation ultérieure du travail et la transformation ultérieure de la terre et autres moyens de production, donc l’expropriation ultérieure des propriétaires privés, prennent une forme nouvelle.

    “ Ce qui est maintenant à exproprier, ce n’est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d’une armée ou d’une escouade de salariés. Cette expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette concentration, à l’expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l’outil en instruments puissants seulement par l’usage en commun, partant l’économie des moyens de production, l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d’où le caractère international imprimé au régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés.”

  • « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’Etat prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonnantique du haut allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne. Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais de ce que les diverses volontés – dont chacune veut ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) – n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante et, à ce titre, est incluse en elle. Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans Le Capital, on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages Monsieur E. Dühring bouleverse la science et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance. C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croie avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents “ marxistes ”, et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières. »

    Engels à J. Bloch, le 21 septembre 1890

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