Accueil > 01 - Livre Un : PHILOSOPHIE > Annexes philosophiques > La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes
La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes
samedi 1er mars 2014, par
Rousseau et Diderot
La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes
Article de D’Alembert pour l’Encyclopédie de Diderot :
GENEVE (Histoire & Politique) Cette ville est située sur deux collines, à l’endroit où finit le lac qui porte aujourd’hui son nom, & qu’on appellait autrefois lac Leman. La situation en est très-agréable ; on voit d’un côté le lac, de l’autre le Rhone, aux environs une campagne riante, des côteaux couverts de maisons de campagne le long du lac, & à quelques lieues les sommets toûjours glacés des Alpes, qui paraissent des montagnes d’argent lorsqu’ils sont éclairés par le soleil dans les beaux jours. Le port de Genève sur le lac avec des jettées, ses barques, ses marchés, &c. & sa position entre la France, l’Italie & l’Allemagne, la rendent industrieuse, riche & commerçante. Elle a plusieurs beaux édifices & des promenades agréables ; les rues sont éclairées la nuit, & l’on a construit sur le Rhone une machine à pompes fort simple, qui fournit de l’eau jusqu’aux quartiers les plus élevés, à cent piés de haut. Le lac est d’environ dix-huit lieues de long, & de quatre à cinq dans sa plus grande largeur. C’est une espece de petite mer qui a ses tempêtes, & qui produit d’autres phénomenes curieux. Voyez TROMBE, SEICHE, &c. & l’histoire de l’acad. des Sciences des années 1741 & 1742. La latitude de Genève est de 46d. 12’. sa longitude de 23d. 45’.
Jules César parle de Genève comme d’une ville des Allobroges, alors province romaine ; il y vint pour s’opposer au passage des Helvétiens, qu’on a depuis appellés Suisses. Dès que le Christianisme fut introduit dans cette ville, elle devint un siége épiscopal, suffragant de Vienne. Au commencement du v. siecle, l’empereur Honorius la céda aux Bourguignons, qui en furent dépossédés en 534 par les rois francs. Lorsque Charlemagne, sur la fin du ix. siecle, alla combattre le roi des Lombards & délivrer le pape (qui l’en récompensa bien par la couronne impériale), ce prince passa à Genève, & en fit le rendez-vous général de son armée. Cette ville fut ensuite annexée par héritage à l’empire germanique, & Conrad y vint prendre la couronne impériale en 1034. Mais les empereurs ses successeurs occupés d’affaires très-importantes, que leur susciterent les papes pendant plus de 300 ans, ayant négligé d’avoir les yeux sur cette ville, elle secoua insensiblement le joug, & devint une ville impériale qui eut son évêque pour prince, ou plutôt pour seigneur, car l’autorité de l’évêque était tempérée par celle des citoyens. Les armoiries qu’elle prit dès-lors exprimaient cette constitution mixte ; c’était une aigle impériale d’un côté, & de l’autre une clé représentant le pouvoir de l’Eglise, avec cette devise, post tenebras lux. La ville de Genève a conservé ces armes après avoir renoncé à l’église romaine, elle n’a plus de commun avec la papauté que les clés qu’elle porte dans son écusson ; il est même assez singulier qu’elle les ait conservées, après avoir brisé avec une espece de superstition tous les liens qui pouvaient l’attacher à Rome ; elle a pensé apparemment que la devise post tenebras lux, qui exprime parfaitement, à ce qu’elle croit, son état actuel par rapport à la religion, lui permettait de ne rien changer au reste de ses armoiries.
Les ducs de Savoie voisins de Genève, appuyés quelquefois par les évêques, firent insensiblement & à différentes reprises des efforts pour établir leur autorité dans cette ville ; mais elle y résista avec courage, soûtenue de l’alliance de Fribourg & de celle de Berne : ce fut alors, c’est-à-dire vers 1526, que le conseil des deux-cens fut établi. Les opinions de Luther & de Zwingle commençaient à s’introduire ; Berne les avait adoptées : Genève les goûtait, elle les admit enfin en 1535 ; la papauté fut abolie ; & l’évêque qui prend toûjours le titre d’évêque de Genève sans y avoir plus de jurisdiction que l’évêque de Babylone n’en a dans son diocèse, est résident à Annecy depuis ce temps-là.
On voit encore entre les deux portes de l’hôtel-de-ville de Genève, une inscription latine en mémoire de l’abolition de la religion catholique. Le pape y est appellé l’antechrist ; cette expression que le fanatisme de la liberté & de la nouveauté s’est permise dans un siecle encore à demi-barbare, nous paraît peu digne aujourd’hui d’une ville aussi philosophe. Nous osons l’inviter à substituer à ce monument injurieux & grossier, une inscription plus vraie, plus noble, & plus simple. Pour les Catholiques, le pape est le chef de la véritable église, pour les Protestants sages & modérés, c’est un souverain qu’ils respectent comme prince sans lui obéir : mais dans un siecle tel que le nôtre il n’est plus l’antechrist pour personne.
Genève pour défendre sa liberté contre les entreprises des ducs de Savoie & de ses évêques, se fortifia encore de l’alliance de Zurich, & sur-tout de celle de la France. Ce fut avec ces secours qu’elle résista aux armes de Charles Emmanuel & aux trésors de Philippe II. prince dont l’ambition, le despotisme, la cruauté & la superstition, assûrent à sa mémoire l’exécration de la postérité. Henri IV. qui avait secouru Genève de 300 soldats, eut bientôt après besoin lui-même de ses secours ; elle ne lui fut pas inutile dans le temps de la ligue & dans d’autres occasions : de-là sont venus les priviléges dont les Génevois jouissent en France comme les Suisses.
Ces peuples voulant donner de la célébrité à leur ville, y appellerent Calvin, qui jouissait avec justice d’une grande réputation, homme de lettres du premier ordre, écrivant en latin aussi-bien qu’on le peut faire dans une langue morte, & en français avec une pureté singuliere pour son temps ; cette pureté que nos habiles grammairiens admirent encore aujourd’hui, rend ses écrits bien supérieurs à presque tous ceux du même siecle, comme les ouvrages de MM. de Port-Royal se distinguent encore aujourd’hui par la même raison, des rapsodies barbares de leurs adversaires & de leurs contemporains. Calvin jurisconsulte habile & théologien aussi éclairé qu’un hérétique le peut être, dressa de concert avec les magistrats, un recueil de lois civiles & ecclésiastiques, qui fut approuvé en 1543 par le peuple, & qui est devenu le code fondamental de la république. Le superflu des biens ecclésiastiques qui servaient avant la réforme à nourrir le luxe des évêques & de leurs subalternes, fut appliqué à la fondation d’un hôpital, d’un collége & d’une académie : mais les guerres que Genève eut à soûtenir pendant près de soixante ans, empêcherent les Arts & le Commerce d’y fleurir autant que les Sciences. Enfin le mauvais succès de l’escalade tentée en 1602 par le duc de Savoie, a été l’époque de la tranquillité de cette république. Les Génevois repousserent leurs ennemis qui les avaient attaqués par surprise ; & pour dégoûter le duc de Savoie d’entreprises semblables, ils firent pendre treize des principaux généraux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand-chemin, des hommes qui avaient attaqué leur ville sans déclaration de guerre : car cette politique singuliere & nouvelle, qui consiste à faire la guerre sans l’avoir déclarée, n’était pas encore connue en Europe ; & eût-elle été pratiquée dèslors par les grands états, elle est trop préjudiciable aux petits, pour qu’elle puisse jamais être de leur goût.
Le duc Charles Emmanuel se voyant repoussé & ses généraux pendus, renonça à s’emparer de Genève. Son exemple servit de leçon à ses successeurs ; & depuis ce temps, cette ville n’a cessé de se peupler, de s’enrichir & de s’embellir dans le sein de la paix. Quelques dissensions intestines, dont la derniere a éclaté en 1738, ont de temps en temps altéré legerement la tranquillité de la république ; mais tout a été heureusement pacifié par la médiation de la France & des Cantons confédérés ; & la sûreté est aujourd’hui établie au dehors plus fortement que jamais, par deux nouveaux traités, l’un avec la France en 1749, l’autre avec le roi de Sardaigne en 1754.
C’est une chose très-singuliere, qu’une ville qui compte à peine 24000 ames, & dont le territoire morcelé ne contient pas trente villages, ne laisse pas d’être un état souverain, & une des villes les plus florissantes de l’Europe : riche par sa liberté & par son commerce, elle voit souvent autour d’elle tout en feu sans jamais s’en ressentir ; les évenemens qui agitent l’Europe ne sont pour elle qu’un spectacle, dont elle jouit sans y prendre part : attaché aux français par ses alliances & par son commerce, aux Anglois par son commerce & par la religion, elle prononce avec impartialité sur la justice des guerres que ces deux nations puissantes se font l’une à l’autre, quoiqu’elle soit d’ailleurs trop sage pour prendre aucune part à ces guerres, & juge tous les souverains de l’Europe, sans les flater, sans les blesser, & sans les craindre.
La ville est bien fortifiée, sur-tout du côté du prince qu’elle redoute le plus, du roi de Sardaigne. Du côté de la France, elle est presqu’ouverte & sans défense. Mais le service s’y fait comme dans une ville de guerre ; les arsénaux & les magasins sont bien fournis ; chaque citoyen y est soldat comme en Suisse & dans l’ancienne Rome. On permet aux Génevois de servir dans les troupes étrangeres ; mais l’état ne fournit à aucune puissance des compagnies avouées, & ne souffre dans son territoire aucun enrôlement.
Quoique la ville soit riche, l’état est pauvre par la répugnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts, même les moins onéreux. Le revenu de l’état ne va pas à cinq cent mille livres monnoie de France ; mais l’économie admirable avec laquelle il est administré, suffit à tout, & produit même des sommes en reserve pour les besoins extraordinaires.
On distingue dans Genève quatre ordres de personnes : les citoyens qui sont fils de bourgeois & nés dans la ville ; eux seuls peuvent parvenir à la magistrature : les bourgeois qui sont fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés en pays étranger, ou qui étant étrangers ont acquis le droit de bourgeoisie que le magistrat peut conférer ; ils peuvent être du conseil général, & même du grand-conseil appellé des deux-cens. Les habitans sont des étrangers, qui ont permission du magistrat de demeurer dans la ville, & qui n’y sont rien autre chose. Enfin les natifs sont les fils des habitans ; ils ont quelques priviléges de plus que leurs peres, mais ils sont exclus du gouvernement.
A la tête de la république sont quatre syndics, qui ne peuvent l’être qu’un an, & ne le redevenir qu’après quatre ans. Aux syndics est joint le petit conseil, composé de vingt conseillers, d’un thrésorier & de deux secrétaires d’état, & un autre corps qu’on appelle de la justice. Les affaires journalieres & qui demandent expédition, soit criminelles, soit civiles, sont l’objet de ces deux corps.
Le grand-conseil est composé de deux cent cinquante citoyens ou bourgeois ; il est juge des grandes causes civiles, il fait grace, il délibere sur ce qui doit être porté au conseil général. Ce conseil général embrasse le corps entier des citoyens & des bourgeois, excepté ceux qui n’ont pas vingt-cinq ans, les banqueroutiers, & ceux qui ont eu quelque flétrissure. C’est à cette assemblée qu’appartiennent le pouvoir législatif, le droit de la guerre & de la paix, les alliances, les impôts & l’élection des principaux magistrats, qui se fait dans la cathédrale avec beaucoup d’ordre & de décence, quoique le nombre des votans soit d’environ 1500 personnes.
On voit par ce détail que le gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la démocratie ; tout est sous la direction des syndics, tout émane du petit-conseil pour la délibération, & tout retourne à lui pour l’exécution : ainsi il semble que la ville de Genève ait pris pour modele cette loi si sage du gouvernement des anciens Germains ; de minoribus rebus principes cousultant, de majoribus omnes, ita tamen, ut ea quorum penes plebem arbitrium est, apud principes praetractentur. Tacite, de mor. Germ.
Le droit civil de Genève est presque tout tiré du droit romain, avec quelques modifications : par exemple, un pere ne peut jamais disposer que de la moitié de son bien en faveur de qui il lui plaît ; le reste se partage également entre ses enfans. Cette loi assûre d’un côté la dépendance des enfans, & de l’autre elle prévient l’injustice des peres.
M. de Montesquieu appelle avec raison une belle loi, celle qui exclut des charges de la république les citoyens qui n’acquitent pas les dettes de leur père après sa mort, & à plus forte raison ceux qui n’acquitent pas leurs dettes propres.
L’on n’étend point les degrés de parenté qui prohibent le mariage, au-delà de ceux que marque le LÉvitique : ainsi les cousins-germains peuvent se marier ensemble ; mais aussi point de dispense dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d’adultère ou de désertion malicieuse, après des proclamations juridiques.
La justice criminelle s’exerce avec plus d’exactitude que de rigueur. La question, déjà abolie dans plusieurs états, & qui devrait l’être par-tout comme une cruauté inutile, est proscrite à Genève ; on ne la donne qu’à des criminels déjà condamnés à mort, pour découvrir leurs complices, s’il est nécessaire. L’accusé peut demander communication de la procédure, & se faire assister de ses parens & d’un avocat pour plaider sa cause devant les juges à huis ouverts. Les sentences criminelles se rendent dans la place publique par les syndics, avec beaucoup d’appareil.
On ne connait point à Genève de dignité héréditaire ; le fils d’un premier magistrat reste confondu dans la foule, s’il ne s’en tire par son mérite. La noblesse ni la richesse ne donnent ni rang, ni prérogatives, ni facilité pour s’élever aux charges : les brigues sont séverement défendues. Les emplois sont si peu lucratifs, qu’ils n’ont pas de quoi exciter la cupidité ; ils ne peuvent tenter que des ames nobles, par la considération qui y est attachée.
On voit peu de procès ; la plûpart sont accommodés par des amis communs, par les avocats même, & par les juges.
Des lois somptuaires défendent l’usage des pierreries & de la dorure, limitent la dépense des funérailles, & obligent tous les citoyens à aller à pié dans les rues : on n’a de voitures que pour la campagne. Ces lois, qu’on regarderait en France comme trop séveres, & presque comme barbares & inhumaines, ne sont point nuisibles aux véritables commodités de la vie, qu’on peut toûjours se procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le faste, qui ne contribue point au bonheur, & qui ruine sans être utile.
Il n’y a peut-être point de ville où il y ait plus de mariages heureux ; Genève est sur ce point à deux cent ans de nos moeurs. Les réglements contre le luxe font qu’on ne craint point la multitude des enfants ; ainsi le luxe n’y est point, comme en France, un des grands obstacles à la population.
On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n’est pas qu’on y desapprouve les spectacles en eux mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne serait-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois séveres & bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen Genève aurait des spectacles & des moeurs, & jouirait de l’avantage des uns & des autres : les représentations théatrales formeraient le goût des citoyens, & leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très-difficile d’acquérir sans ce secours ; la littérature en profiterait, sans que le libertinage fît des progrès, & Genève réunirait à la sagesse de Lacédémone la politesse d’Athenes. Une autre considération digne d’une république si sage & si éclairée, devrait peut-être l’engager à permettre les spectacles. Le préjugé barbare contre la profession de comédien, l’espece d’avilissement où nous avons mis ces hommes si nécessaires au progrès & au soûtien des Arts, est certainement une des principales causes qui contribue au déréglement que nous leur reprochons : ils cherchent à se dédommager par les plaisirs, de l’estime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous, un comédien qui a des moeurs est doublement respectable ; mais à peine lui en sait-on quelque gré. Le traitant qui insulte à l’indigence publique & qui s’en nourrit, le courtisan qui rampe, & qui ne paye point ses dettes, voilà l’espece d’hommes que nous honorons le plus. Si les comédiens étaient non-seulement soufferts à Genève, mais contenus d’abord par des réglemens sages, protégés ensuite, & même considérés dès qu’ils en seraient dignes, enfin absolument placés sur la même ligne que les autres citoyens, cette ville aurait bientôt l’avantage de posséder ce qu’on croit si rare, & ce qui ne l’est que par notre faute, une troupe de comédiens estimable. Ajoûtons que cette troupe deviendrait bientôt la meilleure de l’Europe ; plusieurs personnes pleines de goût & de disposition pour le théatre, & qui craignent de se deshonorer parmi nous en s’y livrant, accourraient à Genève, pour cultiver non-seulement sans honte, mais même avec estime, un talent si agréable & si peu commun. Le séjour de cette ville, que bien des français regardent comme triste par la privation des spectacles, deviendrait alors le séjour des plaisirs honnêtes, comme il est celui de la Philosophie & de la liberté ; & les étrangers ne seraient plus surpris de voir que dans une ville où les spectacles décents & réguliers sont défendus, on permette des farces grossieres & sans esprit, aussi contraires au bon goût qu’aux bonnes moeurs. Ce n’est pas tout : peu-à-peu l’exemple des comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, & la considération dont elle les ferait jouïr, serviraient de modele aux comédiens des autres nations, & de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur & même d’inconséquence. On ne les verrait pas d’un côté pensionnés par le gouvernement, & de l’autre un objet d’anathème ; nos prêtres perdraient l’habitude de les excommunier, & nos bourgeois de les regarder avec mépris ; & une petite république aurait la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important peut-être qu’on ne pense.
Genève a une université qu’on appelle académie, où la jeunesse est instruite gratuitement. Les professeurs peuvent devenir magistrats, & plusieurs le sont en effet devenus, ce qui contribue beaucoup à entretenir l’émulation & la célébrité de l’académie. Depuis quelques années on a établi aussi une école de dessein. Les avocats, les notaires, les medecins &c. forment des corps auxquels on n’est aggrégé qu’après des examens publics ; & tous les corps de métier ont aussi leurs réglemens, leurs apprentissages, & leurs chefs-d’oeuvre.
La bibliotheque publique est bien assortie ; elle contient vingt-six mille volumes, & un assez grand nombre de manuscrits. On prête ces livres à tous les citoyens, ainsi chacun lit & s’éclaire : aussi le peuple de Genève est-il beaucoup plus instruit que par-tout ailleurs. On ne s’apperçoit pas que ce soit un mal, comme on prétend que ç’en serait un parmi nous. Peut-être les Génevois & nos politiques ont-ils également raison.
Après l’Angleterre, Genève a reçû la premiere l’inoculation de la petite vérole, qui a tant de peine à s’établir en France, & qui pourtant s’y établira, quoique plusieurs de nos medecins la combattent encore, comme leurs prédécesseurs ont combattu la circulation du sang, l’émétique, & tant d’autres vérités incontestables ou de pratiques utiles.
Toutes les Sciences & presque tous les Arts ont été si bien cultivés à Genève, qu’on serait surpris de voir la liste des savans & des artistes en tout genre que cette ville a produits depuis deux siecles. Elle a eu même quelques fois l’avantage de posséder des étrangers célebres, que sa situation agréable, & la liberté dont on y jouit, ont engagés à s’y retirer ; M. de Voltaire, qui depuis trois ans y a établi son séjour, retrouve chez ces républicains les mêmes marques d’estime & de considération qu’il a reçûes de plusieurs monarques.
La fabrique qui fleurit le plus à Genève, est celle de l’Horlogerie ; elle occupe plus de cinq mille personnes, c’est-à-dire plus de la cinquieme partie des citoyens. Les autres arts n’y sont pas négligés, entr’autres l’Agriculture ; on remédie au peu de fertilité du terroir à force de soins & de travail.
Toutes les maisons sont bâties de pierre, ce qui prévient très-souvent les incendies, auxquels on apporte d’ailleurs un promt remede, par le bel ordre établi pour les éteindre.
Les hôpitaux ne sont point à Genève, comme ailleurs, une simple retraite pour les pauvres malades & infirmes : on y exerce l’hospitalité envers les pauvres passans ; mais sur-tout on en tire une multitude de petites pensions qu’on distribue aux pauvres familles, pour les aider à vivre sans se déplacer, & sans renoncer à leur travail. Les hôpitaux dépensent par an plus du triple de leur revenu, tant les aumônes de toute espece sont abondantes.
Il nous reste à parler de la religion de Genève ; c’est la partie de cet article qui intéresse peut-être le plus les philosophes. Nous allons donc entrer dans ce détail ; mais nous prions nos lecteurs de se souvenir que nous ne sommes ici qu’historiens, & non controversistes. Nos articles de Théologie sont destinés à servir d’antidote à celui-ci, & raconter n’est pas approuver. Nous renvoyons donc nos lecteurs aux mots EUCHARISTIE, ENFER, FOI, CHRISTIANISME, &c. pour les prémunir d’avance contre ce que nous allons dire.
La constitution ecclésiastique de Genève est purement presbytérienne ; point d’évêques, encore moins de chanoines : ce n’est pas qu’on desapprouve l’épiscopat ; mais comme on ne le croit pas de droit divin, on a pensé que des pasteurs moins riches & moins importants que des évêques, convenaient mieux à une petite république.
Les ministres sont ou pasteurs, comme nos curés, ou postulants, comme nos prêtres sans bénéfice. Le revenu des pasteurs ne va pas au-delà de 1200 livres sans aucun casuel ; c’est l’état qui le donne, car l’église n’a rien. Les ministres ne sont reçus qu’à vingt-quatre ans, après des examens qui sont très-rigides, quant à la science & quant aux moeurs, & dont il serait à souhaiter que la plûpart de nos églises catholiques suivissent l’exemple.
Les ecclésiastiques n’ont rien à faire dans les funérailles ; c’est un acte de simple police, qui se fait sans appareil : on croit à Genève qu’il est ridicule d’être fastueux après la mort. On enterre dans un vaste cimetiere assez éloigné de la ville, usage qui devrait être suivi par-tout. Voyez EXHALAISON.
Le clergé de Genève a des moeurs exemplaires : les ministres vivent dans une grande union ; on ne les voit point, comme dans d’autres pays, disputer entr’eux avec aigreur sur des matieres inintelligibles, se persécuter mutuellement, s’accuser indécemment auprès des magistrats : il s’en faut cependant beaucoup qu’ils pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importans à la religion. Plusieurs ne croyent plus la divinité de Jesus-Christ, dont Calvin leur chef était si zélé défenseur, & pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce supplice, qui fait quelque tort à la charité & à la modération de leur patriarche, ils n’entreprennent point de le justifier ; ils avouent que Calvin fit une action très-blâmable, & ils se contentent (si c’est un catholique qui leur parle) d’opposer au supplice de Servet cette abominable journée de la Saint Barthélemy, que tout bon français désirerait d’effacer de notre histoire avec son sang, & ce supplice de Jean Hus, que les Catholiques mêmes, disent-ils, n’entreprennent plus de justifier, où l’humanité & la bonne-foi furent également violées, & qui doit couvrir la mémoire de l’empereur Sigismond d’un opprobre éternel.
" Ce n’est pas, dit M. de Voltaire, un petit exemple du progrès de la raison humaine, qu’on ait imprimé à Genève avec l’approbation publique (dans l’essai sur l’histoire universelle du même auteur), que Calvin avait une âme atroce, aussi-bien qu’un esprit éclairé. Le meurtre de Servet parait aujourd’hui abominable " (NDE : Voltaire avait été exposé à la version "officielle" de l’affaire Calvin-Servet. Nous vous conseillons de lire l’article à ce sujet : Calvin-Servet : remise en perspective historique pour éviter l’instrumentalisation). Nous croyons que les éloges dûs à cette noble liberté de penser & d’écrire, sont à partager également entre l’auteur, son siecle, & Genève. Combien de pays où la Philosophie n’a pas fait moins de progrès, mais où la vérité est encore captive, où la raison n’ose élever la voix pour foudroyer ce qu’elle condamne en silence, où même trop d’écrivains pusillanimes qu’on appelle sages, respectent les préjugés qu’ils pourraient combattre avec autant de décence que de sûreté ?
L’enfer, un des points principaux de notre croyance, n’en est pas un aujourd’hui pour plusieurs ministres de Genève ; ce serait, selon eux, faire injure à la divinité, d’imaginer que cet être plein de bonté & de justice, fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu’ils peuvent les passages formels de l’Ecriture qui sont contraires à leur opinion, prétendant qu’il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres saints, tout ce qui parait blesser l’humanité & la raison. Ils croyent donc qu’il y a des peines dans une autre vie, mais pour un temps ; ainsi le purgatoire, qui a été une des principales causes de la séparation des Protestants d’avec l’Eglise romaine, est aujourd’hui la seule peine que plusieurs d’entr’eux admettent après la mort : nouveau trait à ajoûter à l’histoire des contradictions humaines.
Pour tout dire en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mysteres, & s’imaginant que le premier principe d’une religion véritable, est de ne rien proposer à croire qui heurte la raison : aussi quand on les presse sur la nécessité de la révélation, ce dogme si essentiel du Christianisme, plusieurs y substituent le terme d’utilité, qui leur parait plus doux : en cela s’ils ne sont pas orthodoxes, ils sont au-moins conséquens à leurs principes. Voyez SOCINIANISME.
Un clergé qui pense ainsi doit être tolérant, & l’est en effet assez pour n’être pas regardé de bon oeil par les ministres des autres églises réformées. On peut dire encore, sans prétendre approuver d’ailleurs la religion de Genève, qu’il y a peu de pays où les théologiens & les ecclésiastiques soient plus ennemis de la superstition. Mais en recompense, comme l’intolérance & la superstition ne servent qu’à multiplier les incrédules, on se plaint moins à Genève qu’ailleurs des progrès de l’incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre : la religion y est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple : le respect pour J. C. & pour les Ecritures, sont peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genève.
Les ecclésiastiques font encore mieux à Genève que d’être tolérants ; ils se renferment uniquement dans leurs fonctions, en donnant les premiers aux citoyens l’exemple de la soûmission aux lois. Le consistoire établi pour veiller sur les moeurs, n’inflige que des peines spirituelles. La grande querelle du sacerdoce & de l’empire, qui dans des siecles d’ignorance a ébranlé la couronne de tant d’empereurs, & qui, comme nous ne le savons que trop, cause des troubles fâcheux dans des siecles plus éclairés, n’est point connue à Genève ; le clergé n’y fait rien sans l’approbation des magistrats.
Le culte est fort simple ; point d’images, point de luminaire, point d’ornements dans les églises. On vient pourtant de donner à la cathédrale un portail d’assez bon goût ; peut-être parviendra-t-on peu-à-peu à décorer l’intérieur des temples. Où serait en effet l’inconvénient d’avoir des tableaux & des statues, en avertissant le peuple, si l’on voulait, de ne leur rendre aucun culte, & de ne les regarder que comme des monumens destinés à retracer d’une maniere frappante & agréable les principaux évenemens de la religion ? Les Arts y gagneraient sans que la superstition en profitât. Nous parlons ici, comme le lecteur doit le sentir, dans les principes des pasteurs génevois, & non dans ceux de l’Eglise catholique.
Le service divin renferme deux choses, les prédications, & le chant. Les prédications se bornent presqu’uniquement à la morale, & n’en valent que mieux. Le chant est d’assez mauvais goût, & les vers français qu’on chante, plus mauvais encore. Il faut espérer que Genève se réformera sur ces deux points. On vient de placer une orgue dans la cathédrale, & peut-être parviendra-t-on à louer Dieu en meilleur langage & en meilleure musique. Du reste la vérité nous oblige de dire que l’être suprème est honoré à Genève avec une décence & un recueillement qu’on ne remarque point dans nos églises.
Nous ne donnerons peut-être pas d’aussi grands articles aux plus vastes monarchies ; mais aux yeux du philosophe la république des abeilles n’est pas moins intéressante que l’histoire des grands empires, & ce n’est peut-être que dans les petits états qu’on peut trouver le modele d’une parfaite administration politique. Si la religion ne nous permet pas de penser que les Génevois ayent efficacement travaillé à leur bonheur dans l’autre monde, la raison nous oblige à croire qu’ils sont à-peu-près aussi heureux qu’on le peut être dans celui-ci :
O fortunatos nimiùm, sua si bona norint !
Encyclopédie de Diderot (article sur Genève)
La Lettre à D’Alembert - parfois appelée Lettre sur les spectacles - est une réponse de Jean-Jacques Rousseau à l’article Genève de D’Alembert publié dans le tome VII de l’Encyclopédie.
En 1758, Rousseau s’est déjà fait connaître à l’occasion de la publication des Discours sur les Sciences et les Arts et des sur l’origine de l’inégalité. Mais c’est une période difficile pour lui, car Mme d’Épinay qui l’hébergeait jusque là à l’Ermitage lui signifie son congé. Il est contraint de se retirer au début de l’année 1758 et de mener une vie solitaire à Montlouis.
Les relations avec ses amis de longue date (Diderot et D’Alembert) sont alors houleuses. Déjà l’année précédente une dispute l’a opposé à Diderot à propos du Fils naturel où Rousseau a cru déceler une allusion malveillante. La réconciliation sera de courte durée. En effet Rousseau prend conscience des divergences croissantes qui l’éloignent des encyclopédistes philosophes prônant un athéisme matérialiste et partisans convaincus des progrès scientifiques.
Rousseau rédige sa lettre en mars-avril 1758. Il la fait éditer à Amsterdam par Marc-Michel Rey. Sa diffusion en France est soumise comme le veut la loi de l’époque à la Direction de la librairie. Malesherbes en confie la lecture à D’Alembert lui-même qui ne trouve rien à redire. La Lettre est diffusée à Paris en octobre 1758.
Rousseau se consacre essentiellement à la question de savoir si le théâtre est utile ou condamnable par rapport aux mœurs. L’immoralité du théâtre est démontrée par des exemples :
Le Mahomet de Voltaire, Catilina et Atrée et Thyeste de Crébillon mettent en scène le triomphe de criminels.
Phèdre de Racine ou Médée de Corneille sont les représentations de passion et de folie. Orosmane dans Zaïre en vient à tuer l’héroïne par passion.
La comédie même de Molière est condamnable puisque le vertueux Alceste est tourné en ridicule.
Après s’en être pris aux comédiens dont la fonction de représentation les inciterait plus aux mensonges qu’à la vertu, Rousseau interpelle la jeunesse genevoise en l’exhortant à s’opposer à la création d’un théâtre, ce qui éviterait ainsi de gaspiller les ressources de la ville dans des distractions futiles et dangereuses.
Notons l’étrange paradoxe contenu dans cette diatribe de la part d’un philosophe qui a également écrit des pièces de théâtre. Mais la démonstration de Rousseau s’applique à Genève, petite cité, et ne va pas jusqu’à réclamer la suppression des théâtres parisiens.
Lire ici la Lettre à D’Alembert sur le spectacles
Les relations de Rousseau et Diderot rapportées par Rousseau dans « Les confessions » :
Quoique je n’aie pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venise, non plus que de mon ami M. Roguin, je n’avais pourtant négligé ni l’un ni l’autre, et je m’étais surtout lié de jour en jour plus intimement avec le premier. Il avait une Nanette, ainsi que j’avais une Thérèse : c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter la mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. Ce fut fort bien fait, s’il l’avait promis. Pour moi, qui n’avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter.
Je m’étais aussi lié avec l’abbé de Condillac, qui n’était rien, non plus que moi, dans la littérature, mais qui était fait pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée, et qui l’ai estimé ce qu’il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi ; et tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l’Opéra, je faisais mon acte d’Hésiode, il venait quelquefois dîner avec moi tête à tête en pique-nique. Il travaillait alors à l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. Les libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence ; et la métaphysique, alors très peu à la mode, n’offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Condillac et de son ouvrage ; je leur fis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir ; ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durant à prendre le manuscrit de l’abbé, et ce grand métaphysicien eut de son premier livre, et presque par grâce, cent écus, qu’il n’aurait peut-être pas trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-Royal, et nous allions dîner ensemble à l’hôtel du Panier-Fleuri. Il fallait que ces petits dîners hebdomadaires plussent extrêmement à Diderot ; car lui, qui manquait presque à tous ses rendez-vous, ne manqua jamais à aucun de ceux-là. Je formai là le projet d’une feuille périodique, intitulée le Persifleur, que nous devions faire alternativement, Diderot et moi. J’en esquissai la première feuille, et cela me fit faire connaissance avec d’Alembert, à qui Diderot en avait parlé. Des événements imprévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venaient d’entreprendre le Dictionnaire encyclopédique, qui ne devait d’abord être qu’une espèce de traduction de Chambers, semblable à peu près à celle du Dictionnaire de médecine de James, que Diderot venait d’achever. Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j’acceptai, et que j’exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu’il m’avait donnés, comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise. Mais je fus le seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon manuscrit, que j’avais fait mettre au net par un laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui écrivait très bien, et à qui je payai dix écus tirés de ma poche, qui ne m’ont jamais été remboursés. Diderot m’avait promis, de la part des libraires, une rétribution, dont il ne m’a jamais reparlé, ni moi à lui.
Cette entreprise de l’Encyclopédie fut interrompue par sa détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques chagrins qui n’eurent point de suite. Il n’en fut pas de même de la Lettre sur les aveugles, qui n’avait rien de répréhensible que quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours le mal au pis, s’effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie. La tête faillit m’en tourner. J’écrivis à madame de Pompadour pour la conjurer de le faire relâcher, ou d’obtenir qu’on m’enfermât avec lui. Je n’eus aucune réponse à ma lettre : elle était trop peu raisonnable pour être efficace ; et je ne me flatte pas qu’elle ait contribué aux adoucissements qu’on mit quelque temps après à la captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je serais mort de désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a produit peu d’effet, je ne m’en suis pas non plus beaucoup fait valoir ; car je n’en parlai qu’à très peu de gens, et jamais à Diderot lui-même…
En revenant à Paris, j’y appris l’agréable nouvelle que Diderot était sorti du donjon, et qu’on lui avait donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu’il me fut dur de n’y pouvoir courir à l’instant même ! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d’impatience, je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable ! Il n’était pas seul ; d’Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui ; je ne fis qu’un saut, un cri ; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots ; j’étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l’ecclésiastique, et de lui dire : Vous voyez, monsieur, comment m’aiment mes amis. Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d’en tirer avantage ; mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j’ai toujours jugé qu’à la place de Diderot ce n’eût pas été là la première idée qui me serait venue.
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le donjon lui avait fait une impression terrible ; et quoiqu’il fût agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n’est pas même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j’étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus aussi être celui dont la vue lui serait la plus consolante ; et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
Cette année 1749, l’été fut d’une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France ; et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante, Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
A l’instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j’aie un souvenir vif de l’impression que j’en reçus, les détails m’en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C’est une des singularités de ma mémoire qui mérite d’être dite. Quand elle me sert, ce n’est qu’autant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j’en confie le dépôt au papier, elle m’abandonne ; et dès qu’une fois j’ai écrit une chose, je ne m’en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l’apprendre, je savais par cœur des multitudes de chansons : sitôt que j’ai su chanter des airs notés, je n’en ai pu retenir aucun ; et je doute que de ceux que j’ai le plus aimés j’en puisse aujourd’hui redire un seul tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut ; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement.
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ; et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme.
Je travaillai ce discours d’une façon bien singulière, et que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits. Je méditais dans mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables ; puis, quand j’étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier : mais le temps de me lever et de m’habiller me faisait tout perdre ; et quand je m’étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j’avais composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire madame le Vasseur. Je l’avais logée avec sa fille et son mari plus près de moi ; et c’était elle qui, pour m’épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. A son arrivée, je lui dictais de mon lit mon travail de la nuit ; et cette pratique, que j’ai longtemps suivie, m’a sauvé bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot, qui en fut content, et m’indiqua quelques corrections. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d’ordre ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume c’est le plus faible de raisonnement, et le plus pauvre de nombre et d’harmonie : mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout d’un coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne autre, si ce n’est, je pense, à Grimm, avec lequel, depuis son entrée chez le comte de Frièse, je commençais à vivre dans la plus grande intimité. Il avait un clavecin qui nous servait de point de réunion, et autour duquel je passais avec lui tous les moments que j’avais de libres, à chanter des airs italiens et des barcarolles sans trêve et sans relâche du matin au soir, ou plutôt du soir au matin ; et, sitôt qu’on ne me trouvait pas chez madame Dupin, on était sûr de me trouver chez M. Grimm, ou du moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle. Je cessai d’aller à la Comédie italienne, où j’avais mes entrées, mais qu’il n’aimait pas, pour aller avec lui, en payant, à la Comédie française, dont il était passionné. Enfin un attrait si puissant me liait à ce jeune homme, et j’en devins tellement inséparable, que la pauvre tante elle-même en était négligée ; c’est-à-dire que je la voyais moins, car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s’est affaibli…
Le succès de mon premier Discours me rendit l’exécution de cette résolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot se chargea de le faire imprimer. Tandis que j’étais dans mon lit, il m’écrivit un billet pour m’en annoncer la publication et l’effet. Il prend, me marquait-il, tout par-dessus les nues ; il n’y a pas d’exemple d’un succès pareil. Cette faveur du public, nullement briguée, et pour un auteur inconnu, me donna la première assurance véritable de mon talent, dont, malgré le sentiment interne, j’avais toujours douté jusqu’alors. Je compris tout l’avantage que j’en pouvais tirer pour le parti que j’étais prêt à prendre, et je jugeai qu’un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblablement pas de travail….
J’eus peu de temps après un autre adversaire auquel je ne m’étais pas attendu, ce même M. Bordes, de Lyon, qui dix ans auparavant m’avait fait beaucoup d’amitiés et rendu plusieurs services. Je ne l’avais pas oublié, mais je l’avais négligé par paresse ; et je ne lui avais pas envoyé mes écrits, faute d’occasion toute trouvée pour les lui faire passer. J’avais donc tort ; et il m’attaqua, honnêtement toutefois, et je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse, après laquelle il ne dit plus rien ; mais il devint mon plus ardent ennemi, saisit le temps de mes malheurs pour faire contre moi d’affreux libelles, et fit un voyage à Londres exprès pour m’y nuire.
Toute cette polémique m’occupait beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité, et peu de profit pour ma bourse. Pissot, alors mon libraire, me donnait toujours très peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout, et, par exemple, je n’eus pas un liard de mon premier Discours ; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait attendre longtemps, et tirer sou à sou le peu qu’il me donnait. Cependant la copie n’allait point. Je faisais deux métiers, c’était le moyen de faire mal l’un et l’autre.
Ils se contrariaient encore d’une autre façon, par les diverses manières de vivre auxquelles ils m’assujettissaient. Le succès de mes premiers écrits m’avait mis à la mode. L’état que j’avais pris excitait la curiosité ; l’on voulait connaître cet homme bizarre, qui ne recherchait personne, et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa manière : c’en était assez pour qu’il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s’emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquais les gens, plus ils s’obstinaient. Je ne pouvais refuser tout le monde. En me faisant mille ennemis par mes refus, j’étais incessamment subjugué par ma complaisance, et de quelque façon que je m’y prisse, je n’avais pas par jour une heure de temps à moi.
Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier ; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps qu’on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d’assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d’exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m’aurait pas donné un écu si je l’avais demandé, ne cessait de m’importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d’arrogance et d’ostentation. On se doutera bien que le parti que j’avais pris, et le système que je voulais suivre, n’étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchait pas de suivre les directions de sa mère ; et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n’étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu’on me cachât bien des choses, j’en vis assez pour juger que je ne voyais pas tout ; et cela me tourmenta, moins par l’accusation de connivence qu’il m’était aisé de prévoir, que par l’idée cruelle de ne pouvoir jamais être maître chez moi, ni de moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès ; la maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un bourru ; c’étaient, avec mes amis, des chuchotteries continuelles ; tout était mystère et secret pour moi dans mon ménage ; et, pour ne pas m’exposer sans cesse à des orages, je n’osais plus m’informer de ce qui s’y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de tous ces tracas, une fermeté dont je n’étais pas capable. Je savais crier, et non pas agir ; on me laissait dire, et l’on allait son train.
Ces tiraillements continuels, et les importunités journalières auxquelles j’étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me permettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraîner ici ou là par mes connaissances, j’allais me promener seul ; je rêvais à mon grand système, j’en jetais quelque chose sur le papier, à l’aide d’un livret blanc et d’un crayon que j’avais toujours dans ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d’un état de mon choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature, et voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l’humeur qui m’en faisaient occuper.
Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de m’y pouvoir assujettir, je m’avisai d’en prendre un à moi qui m’en dispensât. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s’ennoblissait dans mon âme, y prenait l’intrépidité de la vertu ; et c’est, je l’ose dire, sur cette auguste base qu’elle s’est soutenue mieux et plus longtemps qu’on n’aurait dû l’attendre d’un effort si contraire à mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que mon extérieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet ours si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais générales, je n’ai jamais su dire un mot désobligeant à qui que ce fût.
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il n’y eut pas d’homme plus recherché que moi dans Paris. L’histoire de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que j’avais pour lors. C’est un détail dans lequel je dois entrer pour l’intelligence de ce qui doit suivre.
J’avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j’ai de rassembler tout ce qui m’est cher, j’étais trop l’ami de tous les deux pour qu’ils ne le fussent pas bientôt l’un de l’autre. Je les liai ; ils se convinrent, et s’unirent encore plus étroitement entre eux qu’avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre ; mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait besoin d’en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d’Épinay, chez le baron d’Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout simple ; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce qui l’était moins. Tandis qu’il logeait chez le comte de Frièse, il nous donnait souvent à dîner chez lui ; mais jamais je n’ai reçu aucun témoignage d’amitié ni de bienveillance du comte de Frièse ni du comte de Schomberg, son parent, très familier avec Grimm, ni d’aucune des personnes, tant hommes que femmes, avec lesquels Grimm eut par eux des liaisons. J’excepte le seul abbé Raynal, qui, quoique son ami, se montra des miens, et m’offrit dans l’occasion sa bourse avec une générosité peu commune. Mais je connaissais l’abbé Raynal longtemps avant que Grimm le connût lui-même, et je lui avais toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatesse et d’honnêteté qu’il eut pour moi dans une occasion bien légère, mais que je n’oublierai jamais…
Diderot et Grimm semblèrent prendre à tâche d’aliéner de moi les gouverneuses, leur faisant entendre que si elles n’étaient pas plus à leur aise, c’était mauvaise volonté de ma part, et qu’elles ne feraient jamais rien avec moi. Ils tâchaient de les engager à me quitter, leur promettant un regrat de sel, un bureau de tabac et je ne sais quoi encore, par le crédit de madame d’Épinay. Ils voulurent même entraîner Duclos ainsi que d’Holbach dans leur ligue ; mais le premier s’y refusa toujours. J’eus alors quelque vent de tout ce manège ; mais je ne l’appris bien distinctement que longtemps après, et j’eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu discret de mes amis, qui, cherchant à me réduire, incommodé comme j’étais, à la plus triste solitude, travaillaient dans leur idée à me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet à me rendre misérable…
J’eus bientôt occasion de développer tout à fait mes idées dans un ouvrage de plus grande importance ; car ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l’Académie de Dijon sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette académie eût osé la proposer ; mais puisqu’elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter, et je l’entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec Thérèse, notre hôtesse, qui était une bonne femme, et une de ses amies. Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie. Il faisait très beau ; ces bonnes femmes se chargèrent des soins et de la dépense ; Thérèse s’amusait avec elles ; et moi, sans souci de rien, je venais m’égayer sans gêne aux heures des repas. Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps, dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s’élevait auprès de la Divinité ; et voyant de là mes semblables suivre, dans l’aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d’une faible voix qu’ils ne pouvaient entendre : Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous !
De ces méditations résulta le Discours sur l’Inégalité, ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils me furent le plus utiles, mais qui ne trouva dans toute l’Europe que peu de lecteurs qui l’entendissent, et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avait été fait pour concourir au prix : je l’envoyai donc, mais sûr d’avance qu’il ne l’aurait pas, et sachant bien que ce n’est pas pour des pièces de cette étoffe que sont fondés les prix des académies…
Renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je promis d’habiter l’Ermitage ; et, en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit le soin d’en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le printemps suivant.
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut l’établissement de Voltaire auprès de Genève. Je compris que cet homme y ferait révolution ; que j’irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris ; qu’il me faudrait batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix dans ma conduite que celui d’être un pédant insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre que Voltaire m’écrivit sur mon dernier ouvrage me donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse ; l’effet qu’elle produisit les confirma. Dès lors je tins Genève perdue, et je ne me trompai pas. J’aurais dû peut-être aller faire tête à l’orage, si je m’en étais senti le talent. Mais qu’eussé-je fait seul, timide et parlant très mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d’une brillante faconde, et déjà l’idole des femmes et des jeunes gens ? Je craignis d’exposer inutilement au péril mon courage : je n’écoutai que mon naturel paisible, que mon amour du repos, qui, s’il me trompa, me trompe encore aujourd’hui sur le même article. En me retirant à Genève, j’aurais pu m’épargner de grands malheurs à moi-même ; mais je doute qu’avec tout mon zèle ardent et patriotique j’eusse fait rien de grand et d’utile pour mon pays…
N’étant que trois dans notre retraite, le loisir et la solitude devaient naturellement resserrer notre intimité. C’est aussi ce qu’ils firent entre Thérèse et moi. Nous passions tête à tête sous les ombrages des heures charmantes, dont je n’avais jamais si bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-même encore plus qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Elle m’ouvrit son cœur sans réserve, et m’apprit de sa mère et de sa famille des choses qu’elle avait eu la force de me taire pendant longtemps. L’une et l’autre avaient reçu de madame Dupin des multitudes de présents faits à mon intention, mais que la vieille madrée, pour ne pas me fâcher, s’était appropriés pour elle et pour ses autres enfants, sans en rien laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses de m’en parler ; ordre que la pauvre fille avait suivi avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davantage, fut d’apprendre qu’outre les entretiens particuliers que Diderot et Grimm avaient eus souvent avec l’une et l’autre pour les détacher de moi, et qui n’avaient pas réussi par la résistance de Thérèse, tous deux avaient eu depuis lors de fréquents et secrets colloques avec sa mère, sans qu’elle eût pu rien savoir de ce qui se brassait entre eux. Elle savait seulement que les petits présents s’en étaient mêlés, et qu’il y avait de petites allées et venues dont on tâchait de lui faire mystère, et dont elle ignorait absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris, il y avait déjà longtemps que madame le Vasseur était dans l’usage d’aller voir M. Grimm deux ou trois fois par mois, et d’y passer quelques heures à des conversations si secrètes, que le laquais de Grimm était toujours renvoyé…
Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix, et jusqu’au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et je suis fort trompé si ce n’est durant cet hiver que parut le Fils naturel, dont j’aurai bientôt à parler. Outre que, par des causes qu’on saura dans la suite, il m’est resté peu de monuments sûrs de cette époque, ceux même qu’on m’a laissés sont très peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses lettres. Madame d’Épinay, madame d’Houdetot ne dataient guère les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le plus souvent. Quand j’ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec certitude le commencement de ces brouilleries, j’aime mieux rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m’en puis rappeler…
Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que m’attira ma faiblesse ; mais j’en avais d’autres non moins sensibles, que je ne m’étais point attirés, et qui n’avaient pour cause que le désir de m’arracher de ma solitude, à force de m’y tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon établissement à l’Ermitage, Diderot n’avait cessé de m’y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre ; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l’ermite en galant berger. Mais il n’était pas question de cela dans mes prises avec Diderot ; elles avaient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m’en avait envoyé un exemplaire, que j’avais lu avec l’intérêt et l’attention qu’on donne aux ouvrages d’un ami. En lisant l’espèce de poétique en dialogue qu’il y a jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d’y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement : Il n’y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble : l’un très vrai, l’autre très faux puisqu’il est même impossible qu’un homme qui est et veut être seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu’il soit un méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une interprétation ; elle l’exigeait bien plus encore de la part d’un auteur qui, lorsqu’il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d’avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s’il s’en était souvenu, de n’avoir pas fait, du moins en maxime générale, l’honorable et juste exception qu’il devait non seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s’avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats.
J’aimais tendrement Diderot, je l’estimais sincèrement, et je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n’intéressait que moi seul ; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant ; rebuté de sa facilité à promettre, et de sa négligence à tenir ; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa part, et de sa fantaisie d’en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef ; gêné de l’attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu’à Saint-Denis, et l’avoir attendu toute la journée : j’avais déjà le cœur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m’en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes ; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article : la voici mot pour mot (liasse A, no 33) : "Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu’il vous ait touché. Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites ; dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai : encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l’on pouvait vous parler sans vous fâcher Une femme de quatre-vingts ans ! etc. On m’a dit une phrase d’une lettre du fils de madame d’Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme."
Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.
Au commencement de mon séjour à l’Ermitage, madame le Vasseur parut s’y déplaire, et trouver l’habitation trop seule. Ses propos là-dessus m’étant revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris, si elle s’y plaisait davantage ; d’y payer son loyer, et d’y prendre le même soin d’elle que si elle était encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu’elle se plaisait fort à l’Ermitage, que l’air de la campagne lui faisait du bien ; et l’on voyait que cela était vrai ; car elle y rajeunissait pour ainsi dire, et s’y portait beaucoup mieux qu’à Paris. Sa fille m’assura même qu’elle eût été dans le fond très fâchée que nous quittassions l’Ermitage, qui réellement était un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement ; mais qu’elle avait dit ce qu’on lui avait fait dire, pour tâcher de m’engager à retourner à Paris.
Cette tentative n’ayant pas réussi, ils tâchèrent d’obtenir, par le scrupule, l’effet que la complaisance n’avait pas produit, et me firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours dont elle pouvait avoir besoin à son âge ; sans songer qu’elle et beaucoup d’autres vieilles gens, dont l’excellent air du pays prolonge la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que j’avais à ma porte ; et comme s’il n’y avait des vieillards qu’à Paris, et que partout ailleurs ils fussent hors d’état de vivre. Madame le Vasseur, qui mangeait beaucoup et avec une extrême voracité, était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remède. A Paris, elle n’y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en usait de même à l’Ermitage, sachant bien qu’il n’y avait rien de mieux à faire. N’importe ; parce qu’il n’y avait pas des médecins et des apothicaires à la campagne, c’était vouloir sa mort que de l’y laisser, quoiqu’elle s’y portât très bien. Diderot aurait dû déterminer à quel âge il n’est plus permis, sous peine d’homicide, de laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.
C’était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne m’exceptait pas de sa sentence, qu’il n’y avait que le méchant qui fût seul ; et c’était ce que signifiait son exclamation pathétique et l’et coetera qu’il y avait bénignement ajouté : Une femme de quatre-vingts ans ! etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu’en m’en rapportant à madame le Vasseur elle-même. Je la priai d’écrire naturellement son sentiment à madame d’Épinay. Pour la mettre plus à son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle que je vais transcrire, et que j’écrivais à madame d’Épinay, au sujet d’une réponse que j’avais voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus dure, et qu’elle m’avait empêché d’envoyer.
"Ce jeudi.
Madame le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie ; je l’ai priée de vous dire sincèrement ce qu’elle pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre, et je vous prie de ne me rien dire de ce qu’elle contient.
Je n’enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez ; mais, me sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir que j’ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me permettre. L’Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d’offrir l’autre joue, mais non pas de demander pardon. Vous souvenez vous de cet homme de la comédie, qui crie, en donnant des coups de bâton ? Voilà le rôle du philosophe.
Ne vous flattez pas de l’empêcher de venir par le mauvais temps qu’il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces que l’amitié lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie qu’il sera venu le jour qu’il avait promis. Il s’excédera pour venir me répéter de bouche les injures qu’il me dit dans ses lettres ; je ne les endurerai rien moins que patiemment. Il s’en retournera être malade à Paris ; et moi je serai, selon l’usage, un homme fort odieux. Que faire ? Il faut souffrir.
Mais n’admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui voulait me venir prendre à Saint-Denis en fiacre, y dîner, me ramener en fiacre ; et à qui, huit jours après (liasse A, no 34), sa fortune ne permet plus d’aller à l’Ermitage autrement qu’à pied ? Il n’est pas absolument impossible, pour parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi ; mais, en ce cas, il faut qu’en huit jours il soit arrivé d’étranges changements dans sa fortune.
Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de madame votre mère ; mais vous voyez que votre peine n’approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir malades les personnes qu’on aime, qu’injustes et cruelles.
Adieu, ma bonne amie : voici la dernière fois que je vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d’aller à Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps."
J’écrivis à Diderot ce que j’avais fait au sujet de madame le Vasseur, sur la proposition de madame d’Épinay elle-même ; et madame le Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à l’Ermitage, où elle se portait très bien, où elle avait toujours compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me faire un crime, m’en fit un de cette précaution de ma part, et ne laissa pas de m’en faire un autre de la continuation du séjour de madame le Vasseur à l’Ermitage, quoique cette continuation fût de son choix, et qu’il n’eût tenu et ne tînt toujours qu’à elle de retourner vivre à Paris, avec les mêmes secours de ma part qu’elle avait auprès de moi.
Voilà l’explication du premier reproche de la lettre de Diderot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34. "Le Lettré (c’était un nom de plaisanterie donné par Grimm au fils de madame d’Épinay), le Lettré a dû vous écrire qu’il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil… et si vous entendiez le reste, il vous amuserait comme cela."
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot paraissait si fier.
"Je crois avoir répondu au Lettré, c’est-à-dire au fils d’un fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu’il avait aperçus sur le rempart attendant mon liard ; qu’apparemment il les en avait amplement dédommagés ; que je l’établissais mon substitut ; que les pauvres de Paris n’auraient pas à se plaindre de cet échange ; que je n’en trouverais pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable, qui, après avoir passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sous que je lui donne tous les lundis, que des cent liards que j’aurais distribués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous autres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des villes comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient. C’est à la campagne qu’on apprend à aimer et à servir l’humanité ; on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes."
Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme d’esprit avait l’imbécillité de me faire sérieusement un crime de mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon propre exemple, qu’on ne pouvait vivre hors de la capitale sans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd’hui comment j’eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de madame d’Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généralement pour avoir tort dans cette affaire, et que madame d’Houdetot elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j’allasse le voir à Paris, et que je fisse toutes les avances d’un raccommodement qui, tout sincère et entier qu’il fût de ma part, se trouva pourtant peu durable. L’argument victorieux sur mon cœur, dont elle se servit, fut qu’en ce moment Diderot était malheureux. Outre l’orage excité contre l’Encyclopédie, il en essuyait alors un très violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu’il avait mise à la tête, on l’accusait d’avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en était alors accablé. Madame de Graffigny avait même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j’avais rompu avec lui à cette occasion. Je trouvai qu’il y avait de la justice et de la générosité de prouver publiquement le contraire ; et j’allai passer deux jours, non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établissement à l’Ermitage, mon second voyage à Paris. J’avais fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d’apoplexie dont il n’a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne quittai pas son chevet qu’il ne fût hors d’affaire.
Diderot me reçut bien. Que l’embrassement d’un ami peut effacer de torts ! Quel ressentiment peut, après cela, rester dans le cœur ? Nous eûmes peu d’explications. Il n’en est pas besoin pour des invectives réciproques. Il n’y a qu’une chose à faire, savoir, de les oublier. Il n’y avait point eu de procédés souterrains, du moins qui fussent à ma connaissance : ce n’était pas comme avec madame d’Épinay. Il me montra le plan du Père de famille. Voilà, lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence, travaillez cette pièce avec soin, et puis jetez-la tout d’un coup au nez de vos ennemis pour toute réponse. Il le fit, et s’en trouva bien. Il y avait près de six mois que je lui avais envoyé les deux premières parties de la Julie, pour m’en dire son avis. Il ne les avait pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme ; c’est-à-dire chargé de paroles et redondant. Je l’avais déjà bien senti moi-même : mais c’était le bavardage de la fièvre ; je ne l’ai jamais pu corriger. Les dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des chefs-d’œuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me mener souper chez M. d’Holbach. Nous étions loin de compte ; car je voulais même rompre l’accord du manuscrit de chimie, dont je m’indignais d’avoir l’obligation à cet homme-là. Diderot l’emporta sur tout. Il me jura que M. d’Holbach m’aimait de tout son cœur ; qu’il fallait lui pardonner un ton qu’il prenait avec tout le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que personne. Il me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après l’avoir accepté deux ans auparavant, était un affront au donateur, qu’il n’avait pas mérité ; et que ce refus pourrait même être mésinterprété, comme un secret reproche d’avoir attendu si longtemps d’en conclure le marché. Je vois d’Holbach tous les jours, ajouta-t-il ; je connais mieux que vous l’état de son âme. Si vous n’aviez pas lieu d’en être content, croyez-vous votre ami capable de vous conseiller une bassesse ? Bref, avec ma faiblesse ordinaire, je me laissai subjuguer, et nous allâmes souper chez le baron, qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froidement, et presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J’avais cru sentir, dès longtemps auparavant, que, depuis que Grimm fréquentait la maison d’Aine, on ne m’y voyait plus d’aussi bon œil.
Messages
1. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 10 août 2017, 12:56, par alain
Quand même de là à trouver que Rousseau n’est pas du tout révolutionnaire !
2. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 10 août 2017, 12:56, par Robert Paris
Rousseau, un révolutionnaire ? Lui qui écrivait :
« Pour moi, je vous déclare que je ne voudrais pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime ; parce que ces sortes d’entreprises ne peuvent s’exécuter sans troubles, et qu’à mon avis le sang d’un seul homme est de plus grand prix que la liberté du genre humain. »
(Rousseau, « lettre à la comtesse Warstenleben, 27 septembre 1766)
Rousseau qui trouvait l’Encyclopédie bien trop radicale à son goût et tout théâtre trop immoral pour le bien de l’esprit humain !!
3. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 10 août 2017, 13:18, par Robert Paris
Rousseau pas si révolutionnaire que ça !
On aurait en effet du mal à découvrir chez lui un appel à la révolte, et surtout à l’insurrection armée. À Genève, en 1737, lorsqu’il voit, pendant les troubles, un père et un fils aller combattre dans des rangs opposés, il jure « de ne tremper jamais dans aucune guerre civile ».
Dans sa réponse au roi Stanislas, en 1751, il a prévenu que quand bien même « quelque grande révolution » venait à renverser l’existant, elle « serait presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir ».
« L’homme du monde (…) qui a le plus d’aversion pour les révolutions et les ligueurs de toute espèce », écrit Rousseau de lui-même. » (Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogue troisième)
Quant aux Lumières, il a été l’adversaire de tous !
Il rompt successivement avec Condillac, avec Jean le Rond d’Alembert, et même avec Diderot, l’éditeur de l’Encyclopédie, qui fut pourtant son ami. Il se montre pareillement critique envers Condorcet, D’Holbach ou Helvétius. Quant à Voltaire, il deviendra bientôt son pire ennemi.
Lorsqu’en 1749, il participe au concours ouvert par l’académie de Dijon sur le thème « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs » (il obtiendra le premier prix), c’est pour répondre avec force par la négative. Sa conclusion est que les sciences, les lettres et les arts ont surtout contribué à la « corruption des moeurs » et que leur prétendu « progrès » s’est partout traduit par un abaissement de la morale : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Prendre une telle position, écrit Frédéric Lefebvre, « c’était déjà se tourner contre la Cour et les salons […], le paraître plutôt que l’être […] ». C’était surtout s’en prendre radicalement à l’idéologie du progrès, qui sous-tend tout le projet des Lumières.
4. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 15 septembre 2017, 06:40, par alain
Au moins, Rousseau aura défendu la liberté comme l’ont fait les Lumières, par exemple celle des femmes ?
5. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 15 septembre 2017, 06:41, par Robert Paris
Diderot, lui, a défendu la liberté des femmes ! Mais pas Rousseau !
Diderot écrivait :
« Quelque avantage qu’on imagine à priver les femmes de la propriété de leur corps, pour en faire un effet public, c’est une espèce de tyrannie dont l’idée me révolte, une manière raffinée d’accroître leur servitude qui n’est déjà que trop grande. Qu’elles puissent dire à un capitaine, à un magistrat, à quelque autre citoyen illustre que ce soit : « Oui, vous êtes un grand homme, mais vous n’êtes pas mon fait. La patrie vous doit des honneurs, mais qu’elle ne s’acquitte pas à mes dépens. Je suis libre, dites-vous, et par le sacrifice de mon goût et de mes sens vous m’assujettissez à la fonction la plus vile de la dernière des esclaves. Nous avons des aversions qui nous sont propres et que vous ne connaissez ni ne pouvez connaître. Nous sommes au supplice, nous, dans des instants qui auraient à peine le plus léger désagrément pour vous. Vous disposez de vos organes comme il vous plaît ; les nôtres moins indulgents ne sont pas même toujours d’accord avec notre cœur, ils ont quelquefois leur choix séparé. Ne voulez-vous tenir entre vos bras qu’une femme que vous aimez, ou votre bonheur exige-t-il que vous en soyez aimé ? Vous suffit-il d’être heureux, et seriez-vous assez peu délicat pour négliger le bonheur d’une autre ? Quoi, parce que vous avez massacré les ennemis de l’État, il faut que nous nous déshabillions en votre présence, que votre œil curieux parcoure nos charmes, et que nous nous associions aux victimes, aux taureaux, aux génisses dont le sang teindra les autels des dieux, en action de grâces de votre victoire ! Il ne vous resterait plus qu’à nous défendre d’être passives comme elles. Si vous êtes un héros, ayez-en les sentiments : refusez-vous à une récompense que la patrie n’est pas en droit de vous accorder, et ne nous confondez pas avec le marbre insensible qui se prêtera sans se plaindre au ciseau du statuaire. Qu’on ordonne à l’artiste votre statue, mais qu’on ne m’ordonne pas d’être la mère de vos enfants. Qui vous a dit que mon choix n’était pas fait ? et pourquoi faut-il que le jour de votre triomphe soit marqué des larmes de deux malheureux ? L’enthousiasme de la patrie bouillonnait au fond de votre cœur, vous vous couvrîtes de vos armes et vous allâtes chercher notre ennemi. Attendez que le même enthousiasme me sollicite d’arracher moi-même mes vêtements et de courir au-devant de vos pas, mais ne m’en faites pas une loi. Lorsque vous marchâtes au combat, ce ne fut point à la loi, ce fut à votre cœur magnanime que vous obéîtes ; qu’il me soit permis d’obéir au mien. Ne vous lasserez-vous point de nous ordonner des vertus, comme si nous étions incapables d’en avoir de nous-mêmes ? Ne vous lasserez-vous point de nous faire des devoirs chimériques, où nous ne voyons que trop d’estime ou trop de mépris ? Trop de mépris, lorsque vous en usez avec nous comme la branche de laurier qui se laisse cueillir et plier sans murmure ; trop d’estime, si nous sommes la plus belle couronne que vous puissiez ambitionner. Vous ne contraindrez pas mon hommage, si vous pensez qu’il n’y a d’hommage flatteur que celui qui est libre. Mais je me tais et je rougis de parler au défenseur de mon pays, comme je parlerais à mon ravisseur. »
Jean-Jacques Rousseau écrivait à d’Alembert en 1758 :
« Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce, quelquefois même de la philosophie et du raisonnement. Elles peuvent acquérir de la science, de l’érudition, des talents et tout ce qui s’acquiert à force de travail. Mais ce feu céleste qui échauffe et embrase l’âme, ce génie qui consume et dévore, cette brûlante éloquence, ces transports sublimes qui portent le ravissement jusqu’au fond des cours, manqueront toujours aux écrits des femmes : ils sont tous froids et jolis comme elles. »
Emilie du Chatelet, femme des Lumières, déclarait :
« Qu’on fasse un peu de réflexion pourquoi depuis tant de siècles, jamais une bonne tragédie, un bon poème, une histoire estimée un bon tableau un bon livre de physique n’est sorti des mains d’une femme ? Pourquoi ces créatures, dont l’entendement parait en tout si semblable à celui des hommes, semblent pourtant arrêtées par une force invincible, et qu’on en donne la raison si l’on peut... Pour moi, si j’étais roi, je réformerais un abus qui retranche pour ainsi dire la moitié du genre humain. Je ferais participer les femmes à tous les droits de l’humanité et surtout à ceux de l’esprit. ...je suis persuadée que bien des femmes ou ignorent leurs talents, par le vice de l’éducation ou les enfouissent par préjugé et faute de courage dans l’esprit. »
1. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 16 septembre 2017, 06:42, par R.P.
Dans sa Lettre à d’Alembert, Rousseau précise que la situation particulière et soumise de la femme lui semble naturelle :
« Ce qui nous sépare des hommes, c’est la nature elle-même qui nous prescrit des occupations différentes. »
Rousseau dans l’Emile :
« La femme est faite pour plaire à l’homme » !!!
Il rajoute dans le même ouvrage :
« La femme infidèle dissout la famille et brise tous les liens de la nature. »
Et encore :
« Je ne blâmerais pas sans distinction qu’une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe et qu’on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste. »
Ou encore :
« Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’âme que de visage… »
Et toujours :
« La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur : faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme… elle doit apprendre de bonne heure même à souffrir l’injustice. » !!!
Rousseau dans La nouvelle Héloïse décrit les femmes parisiennes qu’il juge trop libres :
« Cessant d’être femmes, de peur d’être confondues avec d’autres femmes, femmes préfèrent leur rang à leur sexe et imitent les filles de joie, afin de ne pas être imitées. » !!!!
2. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 17 septembre 2017, 06:16, par R.P.
Diderot sur les femmes :
Les femmes sont assujetties comme nous aux infirmités de l’enfance, plus contraintes et plus négligées dans leur éducation, abandonnées aux mêmes caprices du sort, avec une âme plus mobile, des organes plus délicats, et rien de cette fermeté naturelle ou acquise qui nous y prépare ; réduites au silence dans l’âge adulte, sujettes à un malaise qui les dispose à devenir épouses et mères : alors tristes, inquiètes, mélancoliques, à côté de parents alarmés, non-seulement sur la santé et la vie de leur enfant, mais encore sur son caractère : car c’est à cet instant critique qu’une jeune fille devient ce qu’elle restera toute sa vie, pénétrante ou stupide, triste ou gaie, sérieuse ou légère, bonne ou méchante, l’espérance de sa mère trompée où réalisée. Pendant une longue suite d’années, chaque lune ramènera le même malaise. Le moment qui la délivrera du despotisme de ses parents est arrivé ; son imagination s’ouvre à un avenir plein de chimères ; son cœur nage dans une joie secrète. Réjouis-toi bien, malheureuse créature ; le temps aurait sans cesse affaibli la tyrannie que tu quittes ; le temps accroîtra sans cesse la tyrannie sous laquelle tu vas passer. On lui choisit un époux. Elle devient mère. L’état de grossesse est pénible presque pour toutes les femmes. C’est dans les douleurs, au péril de leur vie, aux dépens de leurs charmes, et souvent au détriment de leur santé, qu’elles donnent naissance à des enfants. Le premier domicile de l’enfant et les deux réservoirs de sa nourriture, les organes qui caractérisent le sexe, sont sujets à deux maladies incurables. Il n’y a peut-être pas de joie comparable à celle de la mère qui voit son premier-né ; mais ce moment sera payé bien cher. Le père se soulage du soin des garçons sur un mercenaire ; la mère demeure chargée de la garde de ses filles. L’âge avance ; la beauté passe ; arrivent les années de l’abandon, de l’humeur et de l’ennui. C’est par le malaise que Nature les a disposées à devenir mères ; c’est par une maladie longue et dangereuse qu’elle leur ôte le pouvoir de l’être. Qu’est-ce alors qu’une femme ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource. Dans presque toutes les contrées, la cruauté des lois civiles s’est réunie contre les femmes à la cruauté de la nature. Elles ont été traitées comme des enfants imbéciles. Nulle sorte de vexations que, chez les peuples policés, l’homme ne puisse exercer impunément contre la femme. La seule représaille qui dépende d’elle est suivie du trouble domestique, et punie d’un mépris plus ou moins marqué, selon que la nation a plus ou moins de mœurs. Nulle sorte de vexations que le sauvage n’exerce contre sa femme. La femme, malheureuse dans les villes, est plus malheureuse encore au fond des forêts….
Femmes, que je vous plains ! Il n’y avait qu’un dédommagement à vos maux ; et si j’avais été législateur, peut-être l’eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez paru. Quand on écrit des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon ; comme le petit chien du pèlerin, à chaque fois qu’on secoue la patte, il faut qu’il en tombe des perles…
Aucune autorité ne les a subjuguées…
Ou les femmes se taisent, ou souvent elles ont l’air de n’oser dire ce qu’elles disent…
Quand elles ont du génie, je leur en crois l’empreinte plus originale qu’en nous.
source
6. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 15 septembre 2017, 07:30, par alain
Il n’empêche que tout le monde le reconnaît comme un grand penseur…
7. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 15 septembre 2017, 07:30, par Robert Paris
Rousseau déclarait sur lui-même :
« La rêverie me délasse et m’amuse. La réflexion me fatigue et m’attriste. Penser fut toujours pour moi une occupation sans charme. »
8. La polémique entre Rousseau et les encyclopédistes, 25 novembre 2018, 06:49
Rousseau s’est plutôt éloigné progressivement du matérialisme philosophique :
« Dieu est le seul principe sur lequel la morale puisse être fondée. » (Rousseau, Lettres écrites de la montagne)
« Si la divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé… Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines… Renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu. » (Rousseau, Vicaire savoyard)
« L’athéisme est un système désolant… S’il trouve des partisans chez les grands et les riches qu’il favorise, il est partout en horreur au peuple opprimé et misérable qui se voit encore enlever, dans l’espoir d’une autre vie, la seule consolation qu’on lui laisse en celle-ci. » (Rousseau, La Nouvelle Héloïse)
« Dans l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption que professer une autre religion que celle où l’on est né. » (Rousseau, Le vicaire savoyard)
« Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » (Rousseau, Profession de foi)
Grimm lui répliquait :
« Assurément, si Jésus-Christ se trouve à la droite de son père au moment où Jean-Jacques Rousseau les honorera de sa présence, il lui devra un mot de remerciement pour tous les services qu’il lui a rendus. » (Grimm, Correspondance littéraire)
Rousseau écrit dans l’Emile :
« Le vicaire savoyard m’a ramené au seuil de la vieille Eglise, il me fait rentrer dans ce cercle du moyen âge que je croyais avoir franchi pour toujours ! Et tant d’efforts pour en sortir, tant d’angoisse, tant de témérités…, tout cela se trouve inutile, il faut revenir après mon guide dans la cité des morts. »
De son propre aveu, Rousseau n’était sorti du Moyen-âge que provisoirement et faiblement et y était revenu après en être sorti brièvement dans la souffrance, c’est lui qui le dit !!!