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La thèse de la croissance démographique présentée comme danger mortel pour la planète
mardi 18 mars 2008, par
Des images pour faire peur...
Quand la démographie prospective annonçait la croissance exponentielle de la population mondiale
Lire ici les propos malthusiens et apocalyptiques du rapport Meadows, notamment en démographie
La thèse de la croissance démographique, présentée comme danger mortel pour la planète, réapparaît...
Dans le passé, il est clair que la démographie prospective s’est complètement trompée, persuadée que la population du monde allait poursuivre un cours de croissance exponentielle... Elle n’a jamais fait une réévaluation de ses erreurs et les producteurs de thèses catastrophistes malthusiens poursuivent leurs mensonges. La prospective informatique ne sait pas lire l’avenir, pas plus en démographie qu’en climatologie ou en évolution des sociétés.
L’une des thèses les plus connues du grand public est celle selon laquelle la démographie mondiale croit exponentiellement alors que les richesses produites ne peuvent grandir qu’arithmétiquement.
C’est une thèse malthusienne, liée aux phases de crise de la société capitaliste.
En effet, elle n’a été mise en avant, comme par hasard, que lors de ces crises du capitalisme : en 1970, en 1985 et actuellement.
Elle est liée à la thèse dite du "réchauffement anthropique".
Ces deux prédictions découlent de détournements des méthodes statistiques, informatiques et prédictives.
On suppose qu’une évolution, démographique par exemple, va continuer de manière linéaire. Du coup, on prévoit que la population du globe va croitre exponentiellement et c’est faux…
Ainsi, les démographes des années 70 ont raisonné sur les chiffres mondiaux de 60-70 qui donnaient une croissance démographique mondiale de 2% et ils ont supposé que cela resterait à 2%... En 2006, le taux d’accroissement démographique de la population mondiale serait de 1,14% annuellement.
Une des utilisations des mensonges statistiques sur la démographie a été la "réforme des retraites". Le gouvernement affirme que « la véritable cause du déséquilibre de nos régimes de retraites est la démographie ». C’est doublement faux. Le Conseil d’orientation des retraites a indiqué dans son rapport d’avril 2010 que la principale raison de l’aggravation des déficits sociaux était la crise financière : en 2006, donc avant la crise, le déficit de l’ensemble du système de retraite était de 2,2 milliards d’euros ; en 2008, il atteignait 10,9 milliards et il devrait être de 32,2 milliards en 2010.
D’autre part, l’allongement de l’espérance de vie ne devient une catastrophe que si on refuse de mettre en débat la richesse produite, sa nature, son évolution et la manière dont elle est répartie.
En climatologie, on va également fonder des analyses sur des statistiques de température, alors que cette dernière n’est pas une cause mais un effet. Les prévisions actuelles des experts fondées sur ces moyennes et ces statistiques ont une marge d’erreur de 300% : la dernière fourchette en date proposée par le GIEC pour l’augmentation de la température au XXIe siècle se situe entre 1,4 et 5,8 °C, soit 300% d’incertitude...
La propagande de la bourgeoisie fait renaître la vieille idée que nous allons être trop nombreux sur la planète !!!
« Manière de voir » du Monde diplomatique titre : « Pression démographique sur la planète – La bombe humaine » et cette revue n’est pas spécialement d’extrême droite et passe même pour très « à gauche » !!!
Même si cette revue reconnaît que les démographes s’étaient lourdement trompés, en même temps que le « Club de Rome », que Meadows et Randers, que les partisans de la « croissance zéro », qui étaient aussi les futurs anticipateurs de la théorie du « réchauffement climatique » tout en n’étant en rien des climatologues !!! L’éditorial de cette revue admet que, depuis 1968, date des rapports précédemment cités, « le taux de croissance annuel a été divisé par deux à l’échelle mondiale. » Cependant, cet éditorial affirme que « le rythme actuel est encore trop soutenu… La fécondité est déjà passée en dessous du niveau de remplacement des générations dans 93 pays… Même avec lenteur, la natalité finit par baisser et rejoindre le niveau de la mortalité. Cette transition démographique s’achève presque partout. »
Les idéologies fascistes peuplent… les thèses démographiques, qu’il s’agisse de « Eurabia » de Bat Ye’or, abondamment cité par le fasciste norvégien Anders Breivik, ou encore « Le grand Remplacement » de Renaud Camus, repris en titre de son manifeste par le fasciste australien Brenton Tarrant. Tous ces gens-là flirtent non seulement avec la peur du nombre, la peur de l’invasion, mais la peur des noirs et des musulmans, des chinois et des caucasiens, etc. Ces fascistes se cachent de moins en moins de parler d’un « péril jaune », d’un « péril noir », d’un « péril musulman », d’un péril du sud pour les peuples du nord, etc.
L’invasion de l’Occident par les pauvres du reste du monde est évoquée dans de multiple ouvrages apocalyptiques autant que racistes et fascistes : « Le flot montant des peuples de couleur » de Lothrop Stoddard, « Le Monde englouti » de James Graham Ballard, « Sukran » de Jean-Pierre Anderson,
Les alarmistes et pessimistes, qui se gardent de relier les problèmes de la planète aux limites imposées par celles de la domination du grand capital, accusent les autres peuples de les menacer par leur démographie !
La réalité est tout autre comme l’écrit « Populations et Sociétés » d’Octobre 2003 :
« Péril Jaune ? En 2020, l’Asie abritera 59% de la population mondiale. C’est moins qu’en 1800 ! »
Les démographes avaient depuis longtemps exagéré l’importance des prétendues « lois de population » : Malthus, Alfred Sauvy, Jean-Baptiste Say… Et aussi des gens, écolos décroissants, comme Cousteau…
Malthus : « Si elle n’est pas freinée, la population s’accroît en progression géométrique. Les subsistances ne s’accroissent qu’en progression arithmétique. »
Alfred Sauvy : « Si fondamentaux que sont les problèmes de population qu’ils prennent de terribles revanches sur ceux qui les ignorent.
Jean-Baptiste Say : « Il convient d’encourager les hommes à faire des épargnes plutôt que des enfants. »
Cousteau : « La surpopulation est le problème numéro un qui se pose à la planète. »
La doctrine de Malthus
Avec son Essai sur le principe de population (1798), le Britannique Thomas Robert Malthus (1766-1834), pasteur anglican et économiste, a lancé il y a deux siècles un débat sans fin sur les rapports entre la population et les ressources. Pour lui, il existe une distorsion entre le pouvoir de reproduction de l’espèce humaine, qui est considérable, et la capacité de produire des moyens de subsistance, qui est beaucoup plus limitée. La population croît selon une progression géométrique alors que les ressources s’accroissent selon une progression arithmétique. Ce déséquilibre provoque périodiquement des catastrophes. Malthus défend donc la thèse selon laquelle la pauvreté de la population ne peut être vaincue que par une limitation démographique des classes défavorisées, et conclut à la nécessité de combattre la natalité dans ces milieux.
Malthus a fortement mis l’accent sur la variable démographique en soutenant que c’était sur elle qu’il convenait d’agir : il fallait pour cela apprendre aux hommes à contrôler leur pouvoir reproductif.
Cette thèse a été sévèrement critiquée, notamment par Karl Marx au XIXe siècle, par John M. Keynes et Ester Boserup au XXe siècle. Pour cette dernière, le sens de la relation entre population et économie est inverse de celui soutenu par Malthus : la croissance démographique favorise la croissance économique et constitue un facteur de progrès et d’innovation.
Les thèses néo-malthusiennes
D’un autre côté, les énormes problèmes suscités par l’explosion démographique du tiers-monde dans les années 1950-1980 ont fourni de bons arguments aux néo-malthusiens. Il en a été de même des problèmes de plus en plus graves suscités par la dégradation de l’environnement dans les années 1970-1990.
De nombreuses publications ont ainsi redonné de la vigueur aux partisans d’une limitation de la croissance démographique. Ce fut notamment le cas du rapport Meadows sur la croissance (The Limits to Growth, 1972). En s’appuyant sur des modèles relatifs à la population, à la production, à la consommation et à la pollution, ses auteurs soutiennent qu’il est impossible de maintenir une croissance indéfinie dans un monde fini ; la planète ne pourra supporter longtemps les prélèvements massifs qui sont opérés, ni les dommages qui l’atteignent. Le monde de Meadows s’effondrait en 2012 !
Les nombreuses publications relatives à l’environnement et à sa dégradation ont également contribué à alimenter les thèses néo-malthusiennes. De fait, la forte croissance démographique du tiers-monde entraîne dans certains espaces déforestation, désertification, érosion des sols et tensions sur les ressources en eau.
Le débat ouvert par Malthus n’est donc pas clos. Il apparaît aujourd’hui qu’il y a des interrelations nombreuses et complexes entre population, ressources, développement et environnement. La Terre peut encore supporter un accroissement important de la population, mais il convient d’y établir un développement durable et soucieux de la planète. C’est devenu aujourd’hui un enjeu essentiel.
Le malthusianisme économique
Le malthusianisme économique, tel qu’il est aujourd’hui entendu, est l’attitude qui consiste à limiter la production de biens afin de ne pas conduire à leur dépréciation par une offre trop abondante. Plutôt que d’essayer d’accroître la demande et la consommation, le malthusianisme économique tend à réduire la production. Il risque ainsi d’aboutir à une stérilisation des capacités de développement.
Le Club de Rome, composé de dirigeants économiques de premier plan et d’intellectuels reconnus, s’appuyant sur les modèles économétriques du MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge : un must ! Les conclusions de ces travaux, dont la synthèse figure dans le rapport Meadows intitulé : " Les limites de la croissance " sont les suivantes : si la croissance mondiale continue à augmenter au rythme de 3 % pour an, les ressources de la planète n’y suffiront pas, et, la pollution aidant, la population mondiale diminuera par manque de ressources alimentaires, et cela conduira à " l’effondrement de l’écosystème mondial " : rien de moins ! On notera que la population mondiale augmente en effet de moins en moins depuis près de 20 ans, mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec celles qu’avançait le Club de Rome !
Voici ensuite Lester Brown, patron du " World Watch Institute ", grand écologiste devant l’éternel : dans son ouvrage intitulé " Qui nourrira la Chine ? " (1994), il prévoit qu’en 2005, la Chine sera déficitaire de 120 millions de tonnes de " grains ", c’est-à-dire de céréales et d’oléagineux ; la réalité chinoise de 2006 est un déficit de … 25 millions de tonnes de " grains " ! Cela n’empêche pas Lester Brown de continuer à plastronner dans les médias du monde entier et à bénéficier encore d’une grande crédibilité dans les milieux écologistes et néo malthusiens, du moins en France …
Il y a longtemps que MALTHUS est mort. On se souvient en effet des prédictions catastrophiques émises, depuis MALTHUS au tournant des XVIII° et XIX° siècles : le monde est menacé d’un raz de marée démographique. Il n’y aura bientôt plus assez de place sur la planète et de toutes façons pas assez de ressources. Le thème a été repris par le Club de Rome dans les années 60. C’est la croissance explosive de la population qui est la cause de la misère du Tiers-Monde.
La démarche mathématique est simple : les choses se sont passées comme cela, donc elle vont se poursuivre à l’identique. Par exemple la population mondiale est passée en 50 ans de 2,5 milliards d’habitants à 6,5 milliards aujourd’hui, soit une hausse de 160%. Donc dans cinquante ans, avec la même hausse, nous serons plus de 17 milliards.
Le problème, c’est qu’au fur et à mesure de l’actualisation des prévisions, on s’aperçoit que ces chiffres sont totalement fantaisistes. Désormais, les Nations Unies, selon leur dernier rapport démographique qui vient de paraître, envisagent que la population mondiale va atteindre son maximum vers 2050 avec 9,1 milliards d’habitants, et se stabiliser ensuite. On est loin des catastrophes annoncées.
Mieux encore, le nombre moyen d’enfants par femme, qui était encore de 6 dans le Tiers-Monde il y a un demi-siècle, est passé aujourd’hui en moyenne mondiale à 2,6 et devrait être (mais nous aussi apprenons à nous méfier des prévisions) de 2 enfants par femme en 2050, c’est-à-dire à peu près ce qui est nécessaire au simple renouvellement des générations.
Selon les prévisions actuelles des Nations Unies, à l’horizon de 2050, la population aura diminué en Russie de 143,2 à 112 millions, de même qu’en Europe (de 728 à 653), mais elle aura augmenté aux Etats-Unis de 298,2 à 395. Elle sera presque stable en Chine, passant de 1 315,8 millions à 1 392 millions. En revanche, l’Inde deviendra le pays le plus peuplé de la planète, passant de 1 103,3 millions à 1 593. Ce n’est pas l’explosion démographique annoncée et, dans certains cas, comme la vieille Europe, ce sera même l’implosion démographique.
Certes, ne commettons pas la même erreur que les malthusiens et soyons prudents sur les prévisions. L’Onu d’ailleurs, tout en retenant le chiffre moyen de 9,1 milliards pour 2050, annonce une fourchette allant de 7,7 milliards à 10,6 : la marge d’incertitude est grande, en particulier en raison de l’ignorance du taux futur de fécondité, qui dépend de la liberté humaine. Mais, en aucun cas, il n’est question d’explosion démographique.
Quelle est l’erreur des malthusiens ? La même que celle des écologistes. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes personnes. Pour les écologistes, les ressources naturelles et l’énergie sont des stocks donnés et, si l’on puise dans ces stocks, non renouvelables, ils finissent par s’épuiser. Mais c’est oublier qu’on trouve des stocks nouveaux (par exemple les estimations actuelles de réserves de pétrole sont les mêmes que celles de 1973, en dépit de la consommation effectuée depuis 30 ans ; on nous annonçait alors la pénurie pour l’an 2000). Et surtout que l’on trouve et que l’on va trouver des sources d’énergie nouvelles, que l’on n’imagine même pas maintenant. De même par exemple pour l’eau douce, dont on dit que l’on n’a pas assez, alors que demain on la produira en quantité, par exemple à partir de l’eau de mer.
Autre erreur des malthusiens : croire que la pollution et la dégradation de l’environnement se poursuivront dans l’avenir au même rythme. On trace donc une belle exponentielle et on nous annonce que demain la planète sera envahie par les déchets. Ce raisonnement a un petit défaut, comme pour les matières premières : il exclut totalement le facteur humain et n’imagine pas une minute que l’homme puisse s’adapter.
Il en va exactement de même en matière démographique. Les oiseaux de mauvais augure disaient que le taux de fécondité (les fameux six enfants par femme) allait se maintenir. Mais ce qui se produit depuis cinquante ans dans le Tiers Monde, c’est une transition démographique et si l’on a eu l’impression que la démographie explosait, c’est parce que la chute de la mortalité a précédé dans le temps celle de la natalité.
Les malthusiens et les écologistes partagent la même ignorance du comportement humain, la même perte de confiance en l’homme. Or la particularité de celui-ci, c’est qu’il est capable en permanence de s’adapter à son environnement, de faire des découvertes nouvelles, de changer ses habitudes. Au fond, toutes ces théories alarmistes viennent de ceux qui n’aiment pas l’homme et ne le croient pas capable d’intelligence et d’adaptabilité. Ils se sont toujours trompés. Certes, nous faisons tous des erreurs, mais la particularité de l’homme, c’est précisément qu’il est capable de les corriger.
Loi mathématique ou conjecture spéculative ?
Un débat des années 1920 sur la méthodologie des projections démographiques
Henk A. de Gans [*]
Henk A. de Gans, Department of Geography and Planning, Amsterdam study centre for the Metropolitan Environment (AME), University of Amsterdam, Amsterdam, Pays-Bas
Les projections de population apparaissent parfois comme le talon d’Achille de la démographie, lorsque l’on rappelle les erreurs de certaines prévisions du passé. Et pourtant, dans quelles autres disciplines se risque-t-on à proposer des projections à 20, 30 ou 50 ans, avec des fourchettes de variation finalement assez étroites et une fiabilité croissante ? Pour se livrer à de tels exercices, on a d’abord pensé s’appuyer sur des « lois » d’évolution globale de la population, comme la loi logistique, le futur étant alors étroitement conditionné par le passé. On peut aussi essayer de prédire l’évolution des comportements de fécondité et de mortalité, à chaque âge, la dimension de la population n’étant alors que la résultante des variations des taux par sexe et âge : c’est la méthode « des composantes », universellement utilisée aujourd’hui, mais qui n’a pas semblé si légitime à ses débuts. Henk de Gans analyse ici les origines et le contexte du vif débat sur les méthodes de projection qui s’est développé dans les années 1920 et les facteurs qui ont conduit à l’adoption de la méthode des composantes.
Une dangereuse fascination ?
Des projections exemptes de toute subjectivité, voilà sans doute le grand rêve du prévisionniste. Pendant une brève période, au cours des années 1920, on a cru le rêve devenu réalité. On avait découvert une courbe, appelée logistique, fondée sur une équation mathématique, qui semblait s’ajuster presque parfaitement à la croissance démographique passée. La croissance future paraissait n’être déterminée que par la croissance antérieure :
« L’allure de la partie extrapolée ou projetée de la courbe obtenue est entièrement déterminée par les données démographiques passées, plutôt que par le flair du prévisionniste. Ceci réduit considérablement le rôle des conjectures personnelles quand on fait des prédictions. Le résultat exerce une fascination dangereuse, parce que la prévision paraît découler du passé et se présenter comme le constat inéluctable des conséquences que le passé implique pour le futur. Mais en réalité, l’élément subjectif n’est aucunement absent, car, dans le travail préliminaire d’ajustement de l’équation aux données observées, le jugement et le sentiment jouent un rôle considérable. »
(Adams et al., 1929, p. 110)
Adams, l’auteur de cette citation, était spécialiste de la planification régionale. En 1928, son plan de New York et des environs le rendit célèbre parmi les urbanistes. C’était le premier plan régional conçu en application du principe de Geddes, « étudier avant de planifier ». Les urbanistes allemands des dernières décennies du XIXe siècle, tels R. Baumeister et J. Stübben qui eurent une énorme influence sur les pionniers de l’urbanisme hollandais, avaient ouvert la voie (de Gans, 1999a). Le principe « étudier avant de planifier » fut énoncé par le biologiste écossais Patrick Geddes (1854-1932), qui avait montré qu’aucun plan régional ou urbain ne pouvait être élaboré sans de sérieuses « recherches préliminaires », c’est-à-dire sans une étude socio-économique et démographique. Le plan de New York d’Adams devint un modèle. Les auteurs du fameux plan général d’extension d’Amsterdam de 1935 et de la projection démographique novatrice sur laquelle il était fondé furent fortement influencés par le plan d’Adams. Les avocats positivistes de l’approche « étudier avant de planifier » étaient convaincus que, correctement appliquée, elle aboutirait à un bon plan régional ou urbain. Le noyau dur de la plupart des études consistait en un examen des tendances démographiques passées et une prédiction du volume de la population future, de sa composition et de la demande de logements qui en résulterait (de Gans, 1999a).
Adams parlait de la « fascination dangereuse » de l’approche logistique. Le passage cité plus haut donne une excellente idée de l’impression que l’approche logistique de la croissance avait faite à l’époque. Il permet de comprendre pourquoi l’approche du calcul de l’effectif futur d’une population par l’analyse démographique (méthode des composantes) semble avoir eu du mal à concurrencer l’approche logistique. C’est la question que nous développons dans les sections qui suivent.
I. La redécouverte de la loi de la croissance logistique de la population
Adams avait demandé à différents groupes d’experts une projection de la population de New York et de sa région. Une de ces équipes était celle de Raymond Pearl et Lowell J. Reed, deux professeurs de la Johns Hopkins University de Baltimore, qui avaient présenté en 1920 une nouvelle manière de calculer l’effectif futur d’une population, dite méthode de la croissance logistique. Les calculs fournis par Pearl et Reed à Adams pour son étude sur New York, en 1923, reposaient sur une théorie mathématique basée sur un raisonnement biologique. Selon cette théorie,
« […] il existe une limite imposée à la population par des facteurs économiques tels que l’offre de nourriture […] ; ensuite, quand le taux de croissance commencera à ralentir, on obtiendra une courbe régulière, réplique inversée de celle des années d’observation antérieures ; et troisièmement, la croissance de la ville dépend d’un grand nombre de facteurs en interaction, dont l’effet futur peut être inféré des résultats de leur action dans le passé. »
(Adams et al., 1929, p. 110)
Raymond Pearl, l’initiateur de la nouvelle approche, était un généticien américain qui voulait intégrer la science de la population dans le domaine de la biologie. Du point de vue de la théorie de la croissance démographique de Pearl, l’influence des facteurs sociaux et économiques était toujours secondaire. Ces facteurs ne pouvaient avoir un effet sur la croissance de la population que par l’intermédiaire de la fécondité, de la mortalité et des migrations, que Pearl considérait comme les trois variables essentielles, les facteurs biologiques principaux [1]. Il n’adhérait pas à l’idée selon laquelle la croissance de la population pouvait être le produit d’un contexte historique particulier. Bien sûr, il savait que divers facteurs environnementaux étaient en cause, comme l’offre de nourriture, la situation économique en général et des facteurs sociaux de différentes sortes en particulier ; mais il fallait toujours, selon lui, garder à l’esprit « que, du point de vue biologique, ce sont des facteurs secondaires » (Pearl, 1927, p. 22). Ces facteurs imposaient une limite à l’effectif final de la population, mais on ne pouvait pas supposer que leur action resterait constante dans le futur. Selon Adams (1929, p. 110), Pearl et Reed ne prétendaient pas faire des prévisions qui resteraient valables en cas de modification radicale du contexte de la croissance démographique ou en cas de nouvelle donne pour les facteurs sociaux et économiques. En calculant une projection pour une population urbaine, ils postulaient simplement que cette population aurait, elle aussi, tendance à évoluer à la manière de la courbe logistique.
Pearl donna une nouvelle impulsion à la thèse malthusienne essoufflée du XIXe siècle, selon laquelle l’effectif de la population obéit à une loi naturelle. Malthus avait postulé que, avec un taux de croissance constant, la population augmenterait à une allure exponentielle. Les démographes avaient critiqué l’universalisme abstrait des lois de Malthus (Schofield et Coleman, 1988, p. 8). Malthus s’était contenté de construire des modèles conceptuels. Conscient de leurs limites, il n’espérait pas que leur champ d’application soit universel (Wrigley, 1988, p. 48). Il ne s’était pas demandé si les populations croissent effectivement à taux constant sur des périodes indéterminées, ou si le taux de croissance est susceptible de varier. Son objectif principal ne résidait pas dans la détermination d’une loi d’accroissement. Pour lui, la population avait tendance à augmenter plus vite que les subsistances, et cela entraînait des conséquences insupportables, quel que soit le taux de cette croissance et indépendamment de son caractère constant ou variable (Wolfe, 1928, p. 677-678 ; voir aussi Ries, 1921). Si l’attraction mutuelle des sexes était considérée comme une constante, il n’y avait aucun risque à faire l’hypothèse que les populations ont tendance à croître de façon exponentielle (Wrigley, 1988, p. 53).
Les économistes du XIXe siècle ne se sont guère penchés sur la question de savoir si le taux de croissance de la population était constant ou non. Ils étaient essentiellement préoccupés par les effets de la croissance démographique, plus que par ses modalités (Wolfe, 1928). L’hypothèse d’une croissance géométrique à taux constant leur fournissait un outil de calcul du temps de doublement d’une population [2]. Au cours du XIXe siècle, la théorie de Malthus avait peu à peu été acceptée comme la véritable loi de la croissance démographique, quoique pas toujours de façon absolue. Si l’accroissement de la population était déterminé par une loi naturelle, on pouvait être certain de son évolution future. Tant qu’il a été possible d’y croire, les fonctionnaires de la statistique n’ont vu aucun inconvénient à ce que l’estimation de l’effectif futur de la population appartienne au domaine de la statistique. De tels calculs ne risquaient pas d’ébranler la confiance du public dans la fiabilité des statistiques produites par leurs bureaux, ce qui constituait leur préoccupation principale.
Ce souci trouvait son origine dans le vieil adage de la Statistical Society of London, formulé en 1834, selon lequel cette société avait été instituée dans le seul but de « recueillir, mettre en ordre et publier des faits statistiques » [3]. Cet adage devint un principe directeur pour beaucoup de statisticiens et de bureaux de statistique européens jusque bien après le tournant du XXe siècle. Aux Pays-Bas, par exemple, le Bureau de statistique d’Amsterdam (fondé en 1894) et le Bureau central de statistique (fondé en 1899) s’abstinrent tous les deux de s’occuper de projections de population jusqu’aux années 1950 (de Gans, 1999b). Le même principe directeur conduisit J. H. van Zanten, directeur du Bureau de statistique d’Amsterdam, à intervenir dans le débat sur les conséquences de la baisse continue du taux de natalité des principaux pays d’Europe à la session de 1930 de l’Institut international de statistique, à Tokyo. En réclamant une déclaration officielle du bureau de l’IIS condamnant les prévisions démographiques par les statisticiens et les bureaux de statistique, van Zanten réussit à détourner l’attention de ses collègues statisticiens de la question qui était sur le tapis au profit du problème des responsabilités de la communauté des statisticiens (de Gans, 1999a, p. 108-111).
La « loi malthusienne de la population » se répandit par l’intermédiaire de quelques prestigieux manuels allemands de planification urbaine et d’architecture de la fin du XIXe siècle (Baumeister, 1876 ; Stübben, 1890) et, à travers ces livres, elle influença la pratique de l’urbanisme aux Pays-Bas (de Gans, 1999a). Par exemple, Baumeister était convaincu que la croissance de la population des grandes villes obéissait à une loi géométrique. Mais il savait également que la loi n’était pas applicable universellement. Ses travaux empiriques sur la croissance de la population des plus grandes villes d’Allemagne entre 1843 et 1871 lui avaient appris que la croissance démographique avait été plus lente dans certaines villes que dans d’autres, et qu’elle s’était même parfois interrompue. Dès lors, prédire l’évolution future de la population était une affaire délicate. L’objectif des plans d’expansion urbaine étant de préparer l’avenir, Baumeister recommandait que l’on développe une loi approximative de la croissance démographique à partir de l’analyse des données statistiques du passé. En cas de besoin, l’approximation pouvait être modifiée, car on ne pouvait pas tenir pour certain que le taux de croissance resterait constant. Mais une fois le taux de croissance déterminé, on pouvait calculer le temps de doublement de la population, qui devait servir d’horizon temporel au plan municipal d’expansion. Stübben avançait des idées similaires sur la croissance démographique urbaine. L’accroissement de la population étant la principale cause de l’expansion des villes existantes et de la construction de nouvelles villes, il recommandait un usage prudent de la loi de la croissance géométrique et particulièrement du calcul du temps de doublement des populations urbaines.
Adolphe Quetelet n’était absolument pas convaincu que le taux de croissance d’une population fût nécessairement constant. Il demanda à son compatriote, le mathématicien belge P.-F. Verhulst, de s’attaquer au problème du mode d’accroissement d’une population. En 1835, neuf décennies avant Pearl et Reed, Verhulst « découvrit » la formule mathématique de la croissance logistique (Verhulst, 1838 ; Wolfe, 1928 ; Dupâquier et Dupâquier, 1985). Un demi-siècle plus tard, dans une étude sur l’accroissement de la population de l’Angleterre et du pays de Galles, Price Williams mit en doute les conditions pratiques d’application de la loi de Malthus, en affirmant que le caractère limité de la superficie du territoire que l’on peut consacrer à la production alimentaire ne constituait pas forcément une limite à la croissance démographique. Les choses avaient changé depuis l’époque de Malthus, avec le grand développement des transports entraîné par la navigation à vapeur. Il ne voyait pratiquement aucune limite aux territoires dont le Royaume-Uni pouvait tirer son approvisionnement alimentaire aussi longtemps que des communications rapides et peu coûteuses avec les grands pays producteurs du monde seraient assurées (Price Williams, 1880, p. 471). En France, à la même époque, Leroy-Beaulieu avançait des thèses similaires (Tapinos, 1999).
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il devint peu à peu évident que les taux de croissance démographique des pays occidentaux ne suivaient pas la courbe géométrique/exponentielle de Malthus. La fécondité commença à baisser de manière presque continue dans la plupart des pays occidentaux à partir de 1870 à peu près, tandis que l’accroissement absolu de la population resta élevé pendant un certain temps. La baisse de la fécondité en général, et sa diminution différentielle selon les classes sociales en particulier, alimentèrent les thèses du darwinisme social et donnèrent naissance à la fois au mouvement eugéniste et au développement de la statistique mathématique par les pères de ce mouvement, notamment Galton, Pearson et Fisher.
1. Le darwinisme social et le mouvement eugéniste
L’influence de la théorie de Malthus est reconnue depuis longtemps, non seulement en démographie et en économie, mais aussi dans le domaine des sciences biologiques, à travers sa contribution au développement de la théorie de l’évolution de Darwin, à travers la formulation mathématique de R. A. Fisher, en 1930, et, dans le domaine de la régulation des populations animales, à travers l’œuvre de Lack, en 1954 (Schofield et Coleman, 1988, p. 8). L’influence de Malthus sur le développement de la jeune science démographique commença à faiblir au cours des dernières décennies du XIXe siècle, car on s’aperçut que les pionniers de la réduction de la taille des familles étaient les classes supérieures de la société, et non les classes inférieures, en qui Malthus avait mis tous ses espoirs (Soloway, 1990 ; Noordman, 1991/1992). La chute de la fécondité des classes supérieures provoqua, chez un ensemble hétérogène d’écrivains, de scientifiques et de politiciens, deux sortes de craintes, différentes mais liées. Au niveau national, on craignit la disparition imminente de l’élite, du fait que les classes inférieures étaient les plus fécondes et que les classes supérieures restreignaient leur descendance ; sur le plan international, on redouta le métissage et la « pollution » des populations indigènes moins fécondes par des immigrants venus de pays plus prolifiques.
L’observation de la baisse différentielle de la fécondité ébranla la foi dans la théorie de l’évolution de Darwin. À la fin du XIXe siècle, l’empreinte de cette théorie sur la société était allée bien au-delà de ce que pouvaient justifier ses fondements théoriques, sans doute à cause du prestige dont elle jouissait en tant que fruit des sciences naturelles. Cette théorie se transforma en métaphore de l’évolution des sociétés humaines, baptisée darwinisme social. Le darwinisme social reposait sur l’idée que le développement social – le progrès de la société – était lui aussi déterminé par la sélection naturelle à travers la lutte pour la vie (Noordman, 1991/1992).
Quelques darwinistes sociaux, dont Francis Galton, le père du mouvement eugéniste, acquirent la conviction qu’on ne pouvait plus continuer de s’en remettre à la nature pour l’amélioration de la race humaine suivant le principe que « ce sont les plus aptes qui survivent », et que l’humanité devait s’en charger elle-même. Bien qu’ils n’aient pas remis en cause la validité de la théorie de Darwin, l’évolution démographique les amena à douter de son efficacité et à adopter une vision pessimiste de la société. L’augmentation des probabilités de survie des personnes en mauvaise santé conduisit Galton à la conclusion que, puisque la supériorité physique n’était plus la condition de la survie, l’humanité était en train de dégénérer. Il s’inquiétait de voir que la forte fécondité n’était plus une caractéristique des classes dirigeantes, considérées comme les plus « aptes » dans la société. Il était persuadé que l’intelligence et d’autres facultés mentales étaient déterminées par l’hérédité et que la nature prévalait sur l’éducation. Le progrès exigeait le contrôle scientifique de la reproduction humaine. On pouvait encourager les membres les plus « aptes » de la société à se marier et à procréer en mettant en place les incitations appropriées (Kingsland, 1988, p. 184-185).
Galton comprit qu’il fallait donner des bases scientifiques solides à l’eugénisme pour en faire accepter le programme d’ingénierie sociale (Kingsland, 1988, p. 187). Dans le sillage de Galton, son protégé Karl Pearson, qui lui succéda comme autorité suprême en matière de biologie mathématique et d’eugénisme en Angleterre, croyait que, si on voulait maîtriser scientifiquement l’évolution de l’humanité, les concepts clés de sélection naturelle et d’hérédité devaient être définis d’une manière objective, c’est-à-dire quantitative. Il considérait que ses recherches sur les variations de l’espèce humaine et l’hérédité étaient parfaitement objectives parce qu’il utilisait la méthode mathématique, même si les résultats de ses travaux étaient manifestement favorables au programme eugéniste. On peut observer la même relation entre théorie scientifique et eugénisme dans les recherches du successeur de Pearson, Ronald A. Fisher, dont les travaux ont beaucoup contribué à l’élaboration d’une synthèse entre la théorie darwinienne et la génétique mendélienne dans les années 1920 (Kingsland, 1988, p. 188).
2. La courbe logistique et son pouvoir de séduction
L’intérêt pour l’eugénisme avait stimulé l’analyse biologique de la croissance de la population. La question de savoir si les populations se conformaient réellement à la loi de l’accroissement géométrique était extrêmement pertinente dans le cadre des débats qui se développaient, dans les années 1920, sur les conséquences eugéniques de taux de croissance différentiels. Pearl n’était pas un fervent partisan de l’eugénisme. Il était arrivé à la conclusion que les taux de croissance des populations occidentales ne suivaient pas la courbe exponentielle de Malthus, mais atteignaient un palier et tendaient à suivre une courbe en S qu’il appela « courbe logistique ». Il avança que la courbe logistique, dont le tracé épousait parfaitement celui de la croissance démographique observée par le passé dans plusieurs pays [4], était réellement une loi de croissance, comparable aux lois de Kepler et de Boyle. Selon ses propres termes :
« Le résultat net de la première véritable approche du problème de la croissance démographique, l’approche mathématique, est de montrer que, avec des postulats simples portant sur les relations entre les deux variables de premier rang, les taux de natalité et de mortalité, et la variable de second rang, la densité de la population, et sans devoir prendre en considération aucune autre variable, nous sommes directement amenés à la conclusion que, sous ces hypothèses, la croissance de la population doit nécessairement suivre ce type de courbe (la logistique), dont on a constaté empiriquement qu’elle décrit la croissance de populations d’organismes extrêmement variés. »
(Pearl, 1927, p. 29)
Dans l’esprit de Pearl, la loi logistique avait une validité universelle et dérivait d’un mécanisme biologique sous-jacent, l’inhibition progressive de la fécondité par l’accroissement de la densité de la population (Kingsland, 1988, p. 189 ; Soloway, 1990, p. 254). Les populations d’organismes biologiques, y compris les populations humaines, avaient une tendance à l’autorégulation (homéostasie). Dans cette perspective, il voyait la diminution de la population comme un effet naturel et bénéfique de la surpopulation urbaine [5].
Il aura fallu attendre des décennies pour voir une contribution à la théorie de la population retenir autant l’attention que la courbe logistique de Pearl. La fascination d’Adams n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’impact de la loi logistique [6]. Un contemporain, A. B. Wolfe, donna trois explications à cette popularité : la célébrité acquise par Pearl comme spécialiste de la biométrie dont la formule logistique était dans le droit fil de la mode statistique du temps ; le développement extraordinaire de la statistique mathématique au moment où on appliquait la statistique à des problèmes de toute sorte ; et l’intérêt nouveau que les biologistes portaient aux populations humaines. La « loi » logistique de la croissance démographique semblait libérer la société du XXe siècle de la peur malthusienne de la surpopulation. Wolfe reprochait aux statisticiens mathématiciens de son époque, tant dans le domaine des sciences naturelles que dans celui des sciences sociales, de raisonner trop facilement selon un schéma mental qui assimilait implicitement les formules empiriques aux lois qui régissent les phénomènes sociaux. Ils avaient ainsi investi l’équation logistique et ses paramètres constants d’une sorte de « vertu mystique » (Wolfe, 1928, p. 679-680).
Les néo-malthusiens ne montraient pas trop d’enthousiasme à l’égard de la loi logistique de Pearl, à cause de ses implications homéostatiques sous-jacentes. Elle incitait à penser que la diminution du taux de croissance était une réaction biologique automatique à l’augmentation de la densité de la population. Par conséquent, ce n’était pas la régulation des naissances qui réduisait la croissance démographique. L’« hypothèse contraceptive » fut alors présentée comme une alternative à l’hypothèse logistique de Pearl (Kingsland, 1988, p. 190). Certains eugénistes n’étaient pas enthousiastes non plus, car adhérer à la théorie de Pearl impliquait une appréciation relativement positive de la croissance démographique. Bien qu’il fût convaincu que c’était l’hérédité et non l’environnement qui jouait le rôle principal dans la production de la supériorité intellectuelle, Pearl estimait que les classes inférieures étaient capables d’engendrer des individus supérieurs, qui, si on leur donnait une chance de mobilité sociale, deviendraient des éléments de valeur dans la société. Pour lui, on ne devait pas avoir peur du taux élevé de reproduction des classes inférieures (Pearl, 1927).
3. Les critiques contemporaines
Les critiques à l’encontre de la formule de Pearl-Reed vinrent de trois directions différentes [7] : des mathématiciens et des statisticiens, qui décelaient des défauts dans les ajustements mathématiques des courbes utilisées par Pearl ; des économistes, qui n’admettaient pas que l’on veuille réduire à une formule mathématique un phénomène si profondément influencé par les motivations des hommes et les transformations de l’environnement social ; et de ceux qui pensaient qu’une théorie générale devait reposer sur des prémisses culturelles. Pour ces derniers, il était hors de question qu’un facteur unique puisse être à l’origine de taux de croissance différents ; une théorie sérieuse devait faire intervenir des facteurs déterminants distincts selon les groupes sociaux, et supposer que des combinaisons différentes d’éléments culturels, matériels et non matériels, pouvaient expliquer les tendances observées dans les données statistiques, lesquelles mesuraient mais n’expliquaient pas les processus en cause.
II. Une approche concurrente : l’apparition et la diffusion des méthodes de projection fondées sur l’analyse démographique
Des critiques furent également formulées par les avocats d’une autre approche du calcul de l’effectif futur d’une population, qui fut baptisée plus tard « modèle de projection par la méthode des composantes ». Les bases de la méthode des composantes [8] furent jetées en 1895 par l’économiste anglais Edwin Cannan, même si la plus grande partie des outils d’analyse démographique sous-jacents avaient été développés bien plus tôt. Rudimentaire, son approche de la technique des composantes marqua le commencement des projections basées sur l’analyse démographique. Un siècle après son apparition, à l’aube du XXIe siècle, cette méthode est toujours largement utilisée, bien qu’elle ait perdu aujourd’hui sa position dominante en tant que modèle de projection standard [9].
Comme la courbe logistique, l’approche par les composantes fut réinventée dans les années 1920. La compréhension des ressorts de la dynamique de la population était au centre des préoccupations. Comment les diverses composantes de la croissance démographique contribuent-elles à l’accroissement total de la population ? Quel rôle joue l’interaction entre la composition de la population (la structure par sexe et âge) et les différentes composantes de la croissance (la mortalité, la fécondité, les migrations) ? Ensuite, il s’agissait d’analyser l’interaction entre les processus socio-économiques et les processus démographiques et, dans le cas des projections à long terme, de se faire une idée (une théorie, une attente, une opinion) de la limite vers laquelle tend à terme la population. Dans leur forme la plus simple, les projections basées sur l’analyse démographique consistent à calculer l’effectif futur de la population à partir de l’extrapolation des séries chronologiques des taux bruts de natalité et de mortalité (les composantes) ; dans une forme plus élaborée, les calculs sont basés sur la structure par sexe et âge initiale de la population et sur l’extrapolation des séries chronologiques observées pour les taux par âge (taux d’exposition au risque) des composantes de la croissance démographique : taux de mortalité, de fécondité et aussi – particulièrement aux niveaux urbain et régional – de migration.
La méthode de projection par la technique des composantes fut développée parce que l’approche classique par la loi géométrique se révélait décevante. Le volume croissant des séries chronologiques de statistiques démographiques disponibles ouvrit la voie à de nouvelles réflexions qui ébranlèrent la foi en un taux d’accroissement constant et, par conséquent, en la loi de la croissance géométrique. Celle-ci céda la place à la conviction inquiétante qu’en matière de croissance de la population, tout était possible. G. B. Longstaff (1891) fit remarquer que maintenir le taux de croissance de la prochaine décennie égal à celui de la décennie précédente, comme le faisait le Registrar General en Angleterre, impliquait qu’un grand nombre de causes, toutes sujettes à des variations, se combinent de manière à produire un résultat constant. Cannan (1895, p. 508) montra que persister à employer la méthode géométrique conduirait à des situations bizarres. La méthode géométrique d’estimation de l’effectif futur de la population fut aussi un objet de débat ailleurs qu’en Angleterre. En 1898, C. L. Wilbur, chef de la division des statistiques démographiques du gouvernement du Michigan (États-Unis), écrivit à Cannan qu’il estimait mathématiquement absurde de recourir au système géométrique et au postulat que les nombres doivent toujours croître, alors que les recensements successifs démontraient clairement que le taux décennal de croissance était en baisse. « Il en résulte une série de discontinuités à la fin de chaque décennie, erreurs qui ne se trouvent en aucune manière dans les statistiques elles-mêmes. » (Wilbur, cité par de Gans, 1994, p. 346, note 28)
1. Apparition et diffusion des projections basées sur l’analyse démographique dans les années 1920
La nouvelle approche de Cannan reposait sur le principe que le sens de l’évolution future de la population peut être prédit en toute sécurité à partir de l’interaction entre la structure de la population, sur la base des groupes décennaux d’âges obtenus à partir d’un recensement, et les probabilités de survie dans les générations, calculées à partir de la comparaison des groupes d’âges dans les recensements successifs de l’Angleterre et du pays de Galles (Cannan, 1895 ; pour une discussion de ce point, voir de Gans, 1994). Le bien-fondé de cette approche fut démontré par un autre pionnier de la première génération des démographes prévisionnistes modernes, Harald Westergaard (1908). Vers la même époque, Alfred Lotka (1907) jeta les bases formelles de l’analyse de la dynamique de la population en commençant à développer la théorie des populations stables (Dupâquier et Dupâquier, 1985).
Cette nouvelle approche permit à Cannan de démontrer en 1895 que l’Angleterre et le pays de Galles s’acheminaient vraisemblablement vers un arrêt imminent mais non brutal de la croissance de leur population ; Westergaard y recourut pour présenter à un parterre de statisticiens, lors de la session de 1907 de l’Institut international de statistique, à Copenhague, une impressionnante préfiguration de ce qu’on allait appeler plus tard la transition démographique, ainsi qu’un examen des conséquences des différences régionales de rythme de cette transition en Europe en termes de vieillissement de la main-d’œuvre et de composition des flux migratoires entre l’Europe et les États-Unis (Westergaard, 1908) [10]. Utilisant une approche par les composantes fondée sur une analyse démographique solide, Fahlbeck (1905) prédit une baisse continue de la fécondité et montra qu’elle pourrait conduire à un taux de croissance négatif à la fin du XXe siècle.
La méthode des composantes prit véritablement son envol dans les années 1920 avec les travaux d’une jeune génération de méthodologues novateurs. La littérature sur l’histoire des projections démographiques modernes considère souvent que le statisticien anglais A. L. Bowley fut à l’origine de la (ré)apparition de la méthode des composantes après la première guerre mondiale (de Gans, 1999a). Bowley avait été l’élève de Cannan à la London School of Economics and Political Science, et il avait été impressionné par le schéma qui sous-tendait la projection qu’avait faite Cannan de la population de l’Angleterre et du pays de Galles. Avec sa projection de 1924, Bowley voulait calculer l’effectif et la structure par âge de la population dans le futur en posant clairement l’hypothèse de la constance du nombre de naissances et des taux de mortalité. Il ne laisse entendre nulle part que cette hypothèse est réaliste ; il dit simplement qu’il est intéressant de chercher à déterminer quel taux de natalité minimal serait nécessaire pour empêcher la population de décroître et quelle serait, à terme, la structure par âge d’une population dont le nombre de naissances et les taux de mortalité sont constants (Discussion, 1925, p. 80-81). Bowley voulait apporter sa contribution au débat public sur les conséquences de la baisse de la fécondité observée en Grande-Bretagne en appliquant la théorie des populations stables. Comme cela allait devenir habituel dans les projections européennes de l’entre-deux-guerres, les migrations internationales n’étaient pas prises en compte, et l’effectif réel de la population future serait toujours inférieur à l’effectif calculé parce qu’on ne faisait pas intervenir les flux d’émigration dans le calcul (une immigration nette positive étant impensable à l’époque.) Bowley conclut que, avec le niveau de la natalité des années 1921-1923, la population finirait par décroître, à moins que le taux de mortalité ne diminue davantage (Bowley, 1924).
Du fait que les projections de Bowley étaient au premier plan dans les débats sur les méthodes les meilleures et les plus fiables pour calculer l’effectif futur d’une population qui se sont déroulés lors de la réunion annuelle de 1924 de la Royal Statistical Society et au Congrès mondial de la population de 1927, il est compréhensible que son œuvre occupe une place importante dans l’histoire des projections. Ce que l’on sait moins, c’est que des projections meilleures et plus sophistiquées ont été réalisées séparément dans d’autres pays, en particulier aux Pays-Bas, vers la même époque, voire plus tôt [11]. Du point de vue de l’histoire intellectuelle des projections fondées sur la technique des composantes, les prévisionnistes officiels hollandais, tels que Oly en 1924, Wiebols en 1925 et ’t Hooft en 1926, sont, avec Bowley, à l’avant-garde du courant innovateur (de Gans, 1999a). Comme ce fut le cas avec Bowley, les projections de population aux Pays-Bas se concentrèrent sur l’effectif futur de la population nationale. La motivation des prévisionnistes hollandais venait de la nécessité de donner un solide fondement objectif, empirique et dépassionné au débat national sur le problème démographique [12]. Le débat prit sa source dans la crainte de la surpopulation exprimée par les principaux économistes hollandais, face à la persistance d’un taux de croissance élevé de la population hollandaise dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, et à des prévisions économiques assez sombres au début des années 1920 (van Praag, 1977).
On est frappé par la similitude des projections réalisées par Bowley et Oly en 1924. En termes de modélisation, on ne voit guère de différence. Les deux projections s’appuient sur la théorie des populations stables ; elles recourent toutes les deux aux probabilités de survie des tables de mortalité, ce qui constitue une innovation comparativement aux probabilités de « survie-en-Angleterre-Galles » employées par Cannan (de Gans, 1994). La distinction entre hommes et femmes est également une nouveauté. En ce qui concerne la fécondité, les deux projections partent de l’hypothèse d’un nombre de naissances maintenu constant dans le futur. Oly souhaitait en outre avoir une idée de l’éventail des effectifs futurs possibles de la population en calculant aussi une variante plus modérée, basée sur l’hypothèse d’une diminution du taux de natalité de 26 à 18 pour mille au cours des quarante années suivantes. Il fut ainsi le premier à calculer des scénarios alternatifs de projection de la population hollandaise (de Gans, 1999a, p. 94-95).
Wiebols alla un peu plus loin dans le développement de la méthode des composantes. Partant de la structure par sexe et âge observée au dernier recensement, il fit des hypothèses d’évolution des probabilités de survie et des taux globaux de fécondité. Il aurait préféré employer les taux de fécondité par âge, mais cela lui fut impossible car les données nécessaires n’étaient pas disponibles aux Pays-Bas. Il développa encore un modèle théorique de prévision de la population urbaine prenant en compte la situation matrimoniale et les flux d’immigration et d’émigration (de Gans, 1999a, p. 27). Les innovations méthodologiques ultérieures ont été le fait des urbanistes des années 1930, dans le cadre de leur recherche de meilleures bases socio-économiques pour leurs plans d’expansion urbaine. Cela aboutit aux impressionnantes projections de van Lohuizen et Delfgaauw pour Amsterdam (Grondslagen, 1932) et d’Angenot pour Rotterdam (1934). Ils démontrèrent qu’on pouvait facilement introduire des hypothèses de migration dans l’approche par les composantes. Angenot fut le premier aux Pays-Bas, et peut-être au monde, à introduire la notation matricielle et l’algèbre linéaire dans les projections démographiques, en particulier dans la présentation des flux de migration nette masculine et féminine (Angenot, 1934). En principe, son approche matricielle simplifiée se prêtait à la distinction des populations urbaines, régionales et nationale, mais il lui manquait la clarté et la transparence du modèle de Leslie (de Gans, 1999a, p. 209). En termes de modélisation pure, la technique des composantes devait atteindre son apogée en 1945, quand P. H. Leslie observa qu’elle pouvait revêtir la forme d’un système d’équations linéaires, présenté de façon synthétique comme un produit de matrices (Willekens, 1990, p. 19).
2. La peur des spéculations
Le passage aux prévisions démographiques par la technique des composantes, au tournant du XIXe siècle, qu’il s’agisse de la méthode rudimentaire ou de la méthode complète, supposait une perte de confiance dans l’apparente certitude offerte par la loi géométrique de la croissance démographique. Cependant, l’abandon de la foi dans la loi de la croissance démographique exponentielle au profit d’une approche basée sur la connaissance de la dynamique de la population – c’est-à-dire sur l’interaction entre la composition de la population (structure par sexe et âge) et les taux par sexe et âge des composantes de l’évolution démographique – n’est pas allé sans réticences. Des témoignages, venus d’économistes, de statisticiens et d’actuaires nous en sont parvenus depuis l’époque de la naissance de la prévision démographique. En Angleterre, par exemple, le bureau du Registrar General s’obstina à utiliser la méthode de la croissance géométrique, refusant de voir les signes de plus en plus nombreux que l’hypothèse d’un taux constant d’accroissement de la population ne correspondait pas à la réalité (Cannan, 1898). Cannan (1895) et Westergaard (1908, p. 104) notèrent tous les deux la difficulté qu’éprouvait l’establishment des statisticiens et des actuaires à accepter le fait qu’il n’existait pas de loi de la population. C. A. Verrijn Stuart, le grand statisticien des Pays-Bas, jugea nécessaire d’affirmer explicitement qu’il n’existait pas de loi fixe et immuable de la mortalité (Verrijn Stuart, 1910, p. 268-287 ; 1928, p. 364). En France, l’abandon de la foi en l’existence d’une loi malthusienne de la croissance démographique eut d’importantes conséquences. L’allongement des séries chronologiques de statistiques démographiques démontra que le taux de croissance n’était pas constant, ce qui rendit impossible un calcul exact du temps de doublement de la population. Pour cette raison, Jacques Bertillon, le plus grand statisticien et démographe français de son temps, conclut que mieux valait ne pas essayer de prédire l’avenir. Les projections démographiques furent totalement délaissées jusqu’à la fin des années 1920 (Lachiver, 1987, p. 39). En raison de cette attitude négative, la France ne joua aucun rôle dans le progrès des méthodes de prévision jusqu’à la fin des années 1920.
L’ambivalence des prédictions démographiques est visible dans la manière dont le scénario prophétique de la transition démographique européenne de Westergaard a été accueilli par ses collègues statisticiens. Verrijn Stuart, par exemple, fut impressionné par les qualités imaginatives du travail de Westergaard, mais il le rejeta à cause de son caractère spéculatif (Verrijn Stuart, 1910, p. 286-287). Ce n’est que bien plus tard, quand on disposa de plus longues séries chronologiques de taux de natalité et de mortalité et que les projections démographiques par la technique des composantes furent devenues pratique courante parmi les statisticiens et même dans les bureaux de statistique, que Verrijn Stuart commença à revenir sur son jugement sévère de 1910 en parlant de la « nature quelque peu spéculative » de l’article de Westergaard (Verrijn Stuart, 1928, p. 344). L’ambivalence transparaît aussi dans les idées des pionniers eux-mêmes, qui, tout en étant fermement convaincus que leur approche analytique de l’évolution future de la population constituait un progrès, étaient en même temps excessivement enclins à souligner le caractère spéculatif de leurs travaux. Cannan déclara bien haut qu’il ne souhaitait nullement risquer sa réputation en prophétisant que la croissance de la population allait suivre exactement la courbe qui résultait de ses calculs. Il désirait seulement, affirmait-il, indiquer le sens de l’évolution future de la population, quoique sa confiance fût fondée sur la conviction que sa courbe était plus vraisemblable que celle qu’avait produite la méthode « officielle » du bureau du Registrar General. Fahlbeck considérait son graphique représentant les taux de natalité et de mortalité observés et extrapolés comme pure conjecture, « un pronostic ». L’utilisation du terme « horoscope » par Westergaard se passe de commentaire. Bien des années après, Kuczynski conclut que le résultat d’une projection pouvait, au mieux, être considéré comme « un pari calculé » (Kuczynski, cité par Honey, 1937, p. 348-368).
En fait, tous les travaux novateurs des premières décennies du XXe siècle ont en commun d’avoir mis l’accent sur le caractère spéculatif des projections démographiques par la méthode des composantes.
III. Loi logistique contre spéculation démographique
Il n’est pas exagéré de voir le phénomène de l’apparition, de la diffusion et de la reconnaissance internationales de la méthode de projection démographique fondée sur la technique des composantes et de son application à la planification comme l’histoire d’un succès. Ceci contredit absolument l’impression que l’on peut retirer du simple examen des débats sur l’effectif futur de la population qui ont eu lieu lors de la fameuse réunion annuelle du Royal Statistical Institute à Londres (1924) et au Congrès mondial de la population de Genève (1927). Il y eut là un affrontement direct d’opinions entre les tenants de la loi logistique et ceux des approches démographiques.
La confrontation eut lieu sur la toile de fond d’une hausse temporaire de la fécondité dans les années d’après-guerre, et d’un sombre climat économique dû aux destructions provoquées par la guerre et aux effets à long terme du traité de Versailles, qui avait officiellement mis fin à la première guerre mondiale (Skidelski, 1992). Pour un temps, la crainte de la surpopulation refit surface. Mais à la fin des années 1920, quand il apparut clairement que le taux de natalité avait recommencé à baisser, elle céda la place à son contraire, la crainte de la décroissance démographique, voire même du suicide de la race humaine. Cette crainte monta d’un cran après la publication de l’ouvrage de Kuczynski, The Balance of births and deaths (1928), qui provoqua un choc énorme dans les sociétés occidentales. En appliquant le concept de reproduction nette, Kuczynski démontrait que les grandes nations européennes, la France, l’Allemagne et l’Angleterre, n’assuraient plus leur renouvellement démographique et que la décroissance de la population était imminente, ce qui débouchait sur des perspectives d’extinction. Dans les années 1930, presque toutes les publications, scientifiques ou populaires, consacrées aux perspectives démographiques se basaient d’une manière ou d’une autre sur le taux net de reproduction de Kuczynski (Soloway, 1990, p. 234). Le germe de la peur du suicide de la race qui allait s’ensuivre en Angleterre avait déjà été semé par la prudente projection qu’avait faite Bowley en 1924 et qui l’avait amené à la conclusion que la diminution de l’effectif de la population était imminente (Bowley, 1924) [13].
La loi logistique de Pearl eut de nombreux partisans dans les années 1920 ; parmi eux se trouvaient d’éminents mathématiciens, statisticiens et biologistes. Ce n’est pas étonnant en soi, car on avait montré que l’équation logistique s’ajustait très bien à la croissance démographique passée de plusieurs pays. C’était aussi un modèle convaincant pour retracer l’évolution des populations d’organismes vivants en général, et en particulier celle de populations humaines vivant dans des conditions économiques données. La loi logistique paraissait beaucoup plus réaliste que la loi géométrique. De plus, pour ceux qui vivaient dans un contexte de forte croissance démographique, le caractère homéostatique de la loi logistique ouvrait des perspectives d’avenir plus heureuses que la vision lugubre du malthusianisme traditionnel, tout au moins pour ceux qui étaient capables d’optimisme. Des experts en sciences biologiques démontrèrent que les démons malthusiens de la surpopulation (la guerre, la peste et la famine) ne se trouvaient pas inévitablement au bout de la route démographique. Les populations pouvaient se réguler elles-mêmes en trouvant un nouvel équilibre entre leur effectif et les moyens d’existence. Témoignage éloquent de cet état d’esprit, un participant du Congrès mondial de la population de 1927, J. B. S. Haldane, demanda, au cours du débat qui suivit la présentation de Pearl, si le professeur Pearl considérait que sa théorie, et les données qu’il avait à sa disposition, lui permettaient d’imaginer que la population d’une région déterminée pût en arriver à décroître « d’une manière relativement douce, sans catastrophe comme la famine ou la guerre, car si – je dis bien si – certaines régions du monde sont surpeuplées, nous devons naturellement souhaiter que leur population décroisse de cette manière plutôt que d’une manière catastrophique. » (Sanger, 1927, p. 39) Pearl répondit qu’on avait les preuves manifestes que certaines populations, en divers lieux et à divers moments de l’histoire du monde, avaient connu une décroissance en douceur, sans catastrophe, mais qu’il serait erroné de croire que les catastrophes ne faisaient pas partie intégrante de la théorie logistique de la population (Sanger, 1927, p. 55).
1. Le concept de loi : deux interprétations
Il est facile de comprendre pourquoi l’impact de la foi dans la nouvelle loi de la croissance logistique de la population fut aussi considérable dans le public. Mais le concept de « loi » n’étant pas exempt d’ambiguïté, quelques explications et précisions s’imposent. Nous partirons d’une intéressante analyse de ce concept due à un contemporain, le sociologue français Bouthoul (1935, p. 222-223). Selon lui, les concepts de prévision et de loi scientifique s’opposent. Ils résultent de deux interprétations différentes du concept de loi et conduisent, par conséquent, à deux conceptions différentes de la prévision et du rôle du prévisionniste.
Suivant la première interprétation, assez naïve, le concept de loi scientifique décrit une évolution uniforme qui se développe conformément à un plan préexistant. Cette notion de loi naturelle universelle est associée à la science au moins depuis le XVIIe siècle, et elle règne encore, au XXe siècle, sur la plus grande partie de la philosophie des sciences. Giere (1999, p. 23) estime que la conception originelle de la science comme étant la recherche des lois universelles de la nature était basée sur la pratique concrète des sciences, mais qu’elle était en grande partie empruntée à la théologie. Selon celle-ci, Dieu avait imposé des lois à la nature et aux comportements humains. La mission des hommes de science était de découvrir ces lois, qui étaient évidemment universelles. Malgré ses origines théologiques, le concept de loi naturelle universelle constitua un instrument puissant pour les philosophes des Lumières. Si les lois de l’univers pouvaient être découvertes par la seule raison humaine, qu’avions-nous encore besoin des prêtres et, finalement, de Dieu ? (Giere, 1999, p. 24).
Selon cette vision de la science, le concept de loi implique que le futur est prédéterminé, et le rôle de la science est simplement de découvrir ce qui a déjà été arrêté. En ce qui concerne la prévision démographique, une fois que l’on a découvert la loi qui régit l’évolution de la population totale et que l’on connaît son expression mathématique, l’évolution future de la population peut donc être déterminée avec certitude et presque sans intervention du sentiment personnel du prévisionniste. C’est cette interprétation du concept de loi qui sous-tend les approches classiques de la prévision (géométrique/exponentielle aussi bien que logistique), comme le montre l’attitude de Thomas Adams (voir la section I) [14].
Selon la deuxième interprétation proposée par Bouthoul, une loi scientifique est un concept relationnel. Cela suppose l’existence d’une relation entre deux ordres de faits, qui ne soit ni arbitraire ni accidentelle et qui ait un caractère plus ou moins permanent. La combinaison de deux ordres de faits entraîne une réaction particulière qui peut être connue, décrite et prédite. Appliqué aux prévisions, ce second concept de loi signifie la reconnaissance qu’un ordre existe, mais aussi que les phénomènes impliqués, s’ils évoluent, n’ont pas des conséquences univoques et inévitables. Un changement de direction découle d’un changement dans l’interaction entre les principaux facteurs, par l’intervention de nouveaux éléments, ou par la perte d’influence d’éléments existants, ou par des modifications de leur nombre, de leur intensité, de leur fréquence, etc. Par conséquent, pour préserver son caractère scientifique, une projection doit, au moment même où elle s’aventure dans le domaine du futur, poser une condition restrictive, même si tous les facteurs, faits et influences relatifs à un phénomène dans un domaine particulier ont été inventoriés. Cette condition restrictive est toujours du type ceteris paribus.
Selon cette interprétation, le concept de « loi » participe de ce que la vision positiviste de la science considère comme la démarche scientifique (c’est-à-dire la séquence :
observations/faitshypothèse→expérience→ loi→théorie). Une loi décrit une relation fonctionnelle entre deux ou plusieurs catégories d’événements, mais une théorie est nécessaire pour dire pourquoi la relation existe (Casti, 1989, p. 13). Si on applique cela à l’étude des populations futures, on ne peut faire des prévisions à horizon lointain sans une théorie relative au cap vers lequel la population se dirige dans le long terme. La théorie de la transition démographique et celle du parallélisme démographique sont des exemples de ce type de théorie (de Gans, 1999a, p. 55-59).
Aujourd’hui, le concept de théorie est lui-même remis en cause en philosophie des sciences. L’approche scientifique basée sur les modèles préfère ne pas poser de distinction tranchée entre modèle et théorie. Giere (1999, p. 167-168), pour sa part, estime que, si on veut rester proche de la pratique scientifique concrète, il vaut mieux comprendre le terme « théorie » comme englobant à la fois un ensemble de modèles et un large éventail d’hypothèses qui s’appuient sur ces modèles. Il préfère alors parler d’une « approche réaliste construite » de la science ; « construite » parce qu’elle envisage les modèles comme des entités abstraites forgées par l’homme, et « réaliste » parce qu’elle considère que les hypothèses expriment une véritable identité de structure entre les modèles et les systèmes réels. Pour Giere, le premier outil scientifique de représentation n’est pas la loi mais le modèle. Il y a trois types de modèles : les modèles physiques, les modèles visuels et les modèles théoriques (Burch, 2001). Sur cette base, la formule de la croissance exponentielle de Malthus et la courbe logistique de Pearl sont toutes les deux des modèles plutôt que des lois ou des théories, décrivant la trajectoire de la croissance de quelques populations pendant certaines périodes particulières.
La distinction entre les deux interprétations du concept de loi est utile, mais on doit être prudent quand on attribue la première interprétation aux principaux avocats de l’approche logistique directement impliqués dans le débat méthodologique : G. Udny Yule, qui provoqua une réaction de Bowley à Londres, en 1924, et Raymond Pearl, qui croisa le fer avec R. A. Fisher à Genève, en 1927 [15]. Il est plus facile d’attribuer cette interprétation aux partisans de la loi logistique moins versés dans les subtilités de la science et des mathématiques [16].
2. Londres, 1924
Lors de la réunion annuelle du Royal Statistical Institute, en janvier 1924, G. Udny Yule prononça la conférence inaugurale sur le thème de la croissance de la population et des facteurs qui la régissent. Il y démontra le bon ajustement aux données de la courbe logistique de Pearl. Même s’il répétait qu’il ne s’occupait pas de prédiction (Yule, 1925, p. 9 et 11), il se présentait comme un fervent partisan de la loi logistique de la croissance de la population, qu’il estimait supérieure à la méthode des composantes prônée par Bowley.
« Mais les illustrations que je présente suffisent, je l’espère, à montrer que la loi est parfaitement capable de représenter la croissance d’une population sur ce qui est, à l’échelle humaine, une très longue période. »
(Yule, 1925, p. 22)
Selon Yule, on pouvait supposer sans risque que l’effectif d’une population qui se développe sur un territoire limité tend à suivre une loi logistique. Tout en proclamant qu’il n’avait pas la moindre intention de présenter comme une prophétie le ralentissement de la croissance démographique tiré de sa courbe logistique et qu’il n’était pas question ici de prédictions, il ne pouvait pas résister à la tentation de comparer ses chiffres avec les résultats des travaux de Cannan, qu’il accusait d’avoir été un faux prophète, et avec ceux de Bowley. La comparaison le conduisit jusqu’à lancer des mises en garde contre les risques de la prédiction (Yule, 1925, p. 8-11 ; Discussion, 1925, p. 80). Et il conclut qu’il n’avait pas apporté grand-chose de réellement neuf, étant donné le travail de Verhulst et les contributions plus récentes de Pearl, de Reed et d’autres auteurs. Le résultat de tous ces travaux fut de présenter la croissance de la population « comme un processus biologiquement auto-régulé ; en fait, un processus dont la régulation est extraordinairement précise » (Yule, 1925, p. 40).
À la réunion de décembre, où l’on débattit encore « Des lois qui régissent la population », Bowley déplora qu’un tel crédit ait été accordé à l’équation logistique [17]. Il reconnut que la méthode logistique avait le mérite – et nous exposait aux dangers – de l’élégance mathématique et qu’elle exprimait ce que l’on pouvait considérer comme une loi fondamentale de la population, à savoir que la population ne peut pas croître indéfiniment suivant une progression géométrique constante [18]. Mais Bowley considérait qu’il n’y avait aucun argument a priori pour justifier le recours à la fonction logistique, qui était « purement empirique » (Discussion, 1925, p. 76). Au fond, cela signifiait que Bowley reprochait à l’approche logistique d’être « induite par les données » plutôt que « par une théorie ».
Selon Bowley, on était prié d’accepter l’approche logistique en vertu d’un seul argument, à savoir que ses résultats étaient en conformité avec les données de certaines populations.
3. Genève, 1927
Raymond Pearl joua un rôle de premier plan au Congrès mondial de la population. Il était l’un des principaux scientifiques présents et prononça la conférence d’ouverture sur « La biologie de la croissance démographique » en accordant une large place aux qualités d’ajustement de sa méthode logistique (Pearl, 1927). L’initiative d’organiser le Congrès mondial de la population de 1927 avait été prise par un groupe de biologistes dirigé par East, Little et Pearl, tous trois bien connus dans les cercles eugénistes. Mais c’est en grande partie grâce à une seule personne, Margaret Sanger, que le congrès put avoir lieu. M. Sanger, femme habile en politique, était une avocate du contrôle des naissances et du droit des femmes à décider si elles auront des enfants et combien. Elle avait joué un rôle moteur dans la Conférence nationale sur le contrôle des naissances de New York, en 1921, et dans la Sixième Conférence internationale sur le contrôle des naissances et le néo-malthusianisme de New York, en 1925. Si elle réussissait si bien à réunir des conférences, c’était grâce à la fortune de son mari, aux facilités d’accès aux subventions que lui procuraient ses nombreuses relations sociales et, enfin et surtout, à ses grands talents d’organisatrice (de Gans, 1999a).
L’objectif du congrès de Genève était de lancer un débat international sur le problème démographique et sur la science de la population, auquel prendraient part des biologistes, des médecins, des sociologues, des économistes, des statisticiens et des politiciens. Le thème central du congrès était le problème de l’accroissement continu de la population, qui était ressenti de façon aiguë dans diverses nations et considéré comme une menace pour l’avenir.
Dans la discussion qui suivit la conférence de Pearl, l’approche de Bowley trouva un défenseur en la personne de R. A. Fisher (Sanger, 1927, p. 43-46). Celui-ci commença son intervention en déclarant que la manière dont Yule avait calculé la population de l’Angleterre et du pays de Galles, en recourant à plusieurs courbes logistiques, avait montré les limites de la méthode logistique. Il admettait que l’équation logistique donnait une courbe qui convenait parfaitement à l’extrapolation d’une population globale sur de courtes périodes de temps « pour autant qu’on ne dispose d’aucune autre information importante à ce sujet » (Sanger, 1927, p. 45). Mais, poursuivit-il, alors que la méthode démographique de Bowley permettait de prévoir une décroissance de la population après une période de croissance, la loi logistique ne le pouvait pas. Se référant vraisemblablement aux travaux de Cannan et de Bowley, il souligna que les recensements fournissent des données pertinentes sur la structure par âge, information beaucoup plus importante que l’effectif total de la population. Les données issues des recensements permettaient des prévisions bien plus précises que celles que l’on pouvait tirer de l’ajustement du seul volume de la population à diverses courbes (y compris la courbe logistique), et il serait insensé de ne pas les utiliser. En se basant sur elles, on arriverait à des conclusions très différentes de celles auxquelles aboutissait la courbe logistique (Sanger, 1927, p. 45).
En fait, Fisher suggérait que l’on se concentre sur l’étude de la dynamique démographique en tant que moteur de l’évolution de l’effectif total de la population. On reconnaît dans le raisonnement de Fisher le dilemme entre la modélisation à objectif strictement scientifique, qui vise à comprendre les processus d’évolution future de la population, et les prévisions appliquées, dont le principal souci est de faire des extrapolations qui s’ajustent le plus exactement possible aux tendances observées. Pearl se défendit en répondant que Fisher avait essentiellement traité de l’emploi de la courbe logistique simple pour prédire la croissance future d’une population donnée, alors que lui, Pearl, dans son exemple particulier de l’Angleterre et du pays de Galles, avait seulement prétendu que ces populations, aussi loin que remontaient des données historiques fiables, avaient suivi de près la courbe logistique. C’était le simple constat d’un état de fait, et c’était tout autre chose que d’affirmer que ces populations allaient continuer à suivre la même courbe logistique dans un futur indéterminé. Il nia s’être jamais rendu coupable d’une prophétie aussi imprudente. Il s’était toujours senti obligé de soutenir que, s’il était clairement démontré que les conditions qui étaient à l’origine d’une courbe logistique particulière avaient changé, il fallait réexaminer la totalité des données pour voir si l’ensemble de la croissance démographique observée ne pouvait pas être décrite par une autre courbe logistique, ou s’il ne serait pas nécessaire de recourir à une tout autre forme de représentation mathématique de la réalité. Pearl admettait que Fisher avait raison quand il protestait que la simple loi logistique ne pouvait pas rendre compte d’une croissance suivie d’une décroissance (Sanger, 1927, p. 55-56).
Sachant que la méthode des composantes a réussi à s’imposer comme la nouvelle méthode usuelle de projection démographique, on s’attendrait à ce qu’elle ait eu de nombreux défenseurs dans les débats de 1924 et de 1927. Mais ce ne fut qu’en partie vrai. À Londres, T. H. C. Stevenson, membre du bureau du Registrar General, qui, à la réunion de décembre de la Royal Statistical Society, ouvrit le débat avec un discours d’introduction sur « Les lois qui régissent la population », considérait l’article de Bowley comme une intéressante présentation de vers quoi s’acheminait la population compte tenu de la situation actuelle, plutôt que comme une tentative sérieuse de prévision de l’avenir (Stevenson, 1925, p. 63). La nouvelle méthode reçut l’appui inconditionnel de Greenwood, qui pensait que la méthode de Bowley était juste dans le principe, mais qu’il fallait tenir compte du recul des taux de mortalité et même d’une diminution du taux de natalité (Discussion, 1925, p. 85) [19].
Le trait peut-être le plus frappant de ces deux débats est que ni Yule, qui connaissait sans aucun doute l’article de Bowley, ni Pearl, qui fait référence à l’article de Yule, ne semblent avoir eu l’intention ou la capacité d’évaluer les mérites de l’approche par les composantes. Il se peut aussi que Pearl fût sur la défensive en raison des critiques de Fisher. Quoi qu’il en soit, il est très probable que Yule et Pearl étaient imperméables aux promesses de la méthode de Bowley parce qu’ils étaient convaincus que la courbe logistique s’ajustait à la manière d’une loi aux tendances démographiques réelles, et qu’ils en acceptaient les implications pour la prévision du futur [20].
4. Pourquoi la méthode des composantes l’a emporté
La résistance à la nouvelle méthode de projections démographiques n’avait pratiquement rien à voir avec une réticence à accepter de faire jouer le mécanisme qui lie la structure par sexe et âge de la population et les taux de fécondité, de mortalité et de migration par sexe et âge, ni avec l’éloignement de l’horizon des perspectives. Que l’on utilise la méthode des composantes ou que l’on applique une loi de croissance, les perspectives de population avaient généralement un horizon lointain. Il est certain, à en juger par leurs réactions, que les principaux avocats de l’approche par les composantes (Cannan, Westergaard ou Bowley) comme ceux de l’approche logistique craignaient d’être accusés de prédire l’avenir ou de prophétiser. Apparemment, cette crainte ne s’appliquait pas aux perspectives dérivées de la loi logistique tant qu’on pouvait penser qu’elles étaient basées sur une loi naturelle. C’est seulement la nature spéculative des perspectives fondées sur l’analyse démographique qui était considérée comme un sérieux problème.
Quelques années après le Congrès mondial de la population, la méthode des composantes parut triompher au congrès de l’Institut international de statistique (IIS), en 1930, à Tokyo, où la question des conséquences de la baisse du taux de natalité figurait parmi les principaux sujets de discussion. Ce n’est guère étonnant. Si Raymond Pearl avait été la cheville ouvrière du congrès de Genève, le congrès de Tokyo avait été organisé par le conseil du service statistique de l’IIS, et Bowley y joua un rôle capital, ainsi que le statisticien hollandais Methorst, lui aussi avocat de la méthode des composantes (de Gans, 1999a). Ni les communications présentées ni les débats qu’elles suscitèrent n’accordèrent beaucoup d’attention à la loi logistique. En définitive, le congrès de l’IIS démontra que la méthode des composantes avait obtenu l’assentiment général en tant que nouvelle méthode standard de projections démographiques.
Plusieurs raisons expliquent pourquoi la méthode de projection par les composantes finit par l’emporter. À l’époque des débats de la Royal Statistical Society, en 1924, et du Congrès mondial de la population, en 1927, de nombreux statisticiens de renom et les bureaux de statistique de divers pays européens s’étaient déjà engagés dans la voie des projections suivant la méthode des composantes. De plus, entre 1927 et 1930, l’ouvrage de Kuczynski sur l’équilibre démographique des nations avait été diffusé. L’utilisation que faisait Kuczynski du taux net de reproduction montrait bien qu’une bonne connaissance des niveaux des taux de fécondité et de mortalité par âge était primordiale pour appréhender l’avenir des populations. L’ouvrage de Kuczynski eut un impact considérable et convainquit de nombreux spécialistes de la population de l’efficacité pour la prévision du taux net de reproduction. Ce taux a sans doute largement contribué à la diffusion de la méthode des composantes pour les projections démographiques, car cette méthode reposait, elle aussi, sur les taux de fécondité et de mortalité par âge. Le fait est que, à Tokyo, les auteurs de presque toutes les communications qui portaient sur les conséquences de la baisse continue du taux de natalité et donnaient des résultats de projections démographiques pour certains pays semblent avoir été familiarisés soit avec le concept de remplacement, soit avec son équivalent, le concept d’accroissement intrinsèque (de Gans, 2001). Enfin, en 1931, un an seulement après la session de Tokyo de l’IIS, à l’occasion de la deuxième assemblée générale de l’Union internationale pour l’étude scientifique des problèmes de population (qui succéda au Congrès mondial de la population) à Londres, Alfred Lotka démontra qu’il était possible de construire un modèle unifié qui intégrerait les caractéristiques de la loi logistique et celles de la méthode des composantes, en travaillant expressément avec les caractéristiques d’une population qui croît suivant une loi logistique (Lotka, 1932).
Un autre facteur important a résidé dans la relative simplicité des développements mathématiques de l’approche par les composantes. Celle-ci pouvait être facilement employée par des prévisionnistes qui n’avaient pas une formation mathématique poussée (Burch, 1999). Les calculs mobilisaient beaucoup de personnel avant l’ère des ordinateurs, mais les tableaux de calcul du modèle étaient relativement simples. Au début des années 1930, les urbanistes hollandais découvrirent que les migrations pouvaient, elles aussi, être intégrées dans les calculs et démontrèrent que les projections faites au moyen de la technique des composantes pouvaient servir à estimer la demande future de logements à partir de la proportion de chefs de ménage par âge. Cela favorisa la diffusion de l’approche par les composantes et son utilisation comme instrument de programmation et d’élaboration des choix politiques dans le domaine de la planification urbaine et régionale au cours des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale.
Conclusions
Si on ne devait tenir compte que des débats qui se sont déroulés lors des réunions scientifiques sur l’évolution future de la population et sur la manière de la prédire, on serait tenté de conclure que la méthode de projection par les composantes n’est pas facilement parvenue à faire l’unanimité. Dès son apparition au milieu des années 1920, elle dut faire face à la résurgence de l’idée selon laquelle l’évolution démographique est régie par une loi naturelle, sous la forme de la loi logistique de Pearl.
La croyance en une loi d’accroissement géométrique de la population avait été très vivace au XIXe siècle, mais elle avait faibli au tournant du XXe siècle. De nouvelles avancées dans l’étude de la dynamique de la population, permises par l’amélioration des statistiques officielles et l’allongement des séries chronologiques, avaient démontré que les taux de croissance des populations n’étaient pas constants.
Du fait qu’elle trouvait ses racines dans les sciences naturelles et grâce au prestige de ses propagateurs dans les domaines de la statistique et de la démographie, à la faveur aussi de l’intérêt du public pour l’application de la statistique mathématique à des problèmes de toute sorte, la méthode de la croissance logistique fit forte impression. La loi logistique avait des propriétés homéostatiques et elle s’ajustait parfaitement aux séries chronologiques de la croissance démographique des décennies passées. Au regard du fait qu’elle fournissait une théorie très générale du comportement des populations dans un environnement fixe et sous des conditions fixes, il importait peu que la loi logistique soit incapable de prévoir une décroissance de la population et ne contribue pas à l’analyse de la dynamique qui sous-tend l’évolution démographique, au moins jusqu’à ce que Lotka montre, en 1932, la possibilité de développer un modèle unifié.
À cause de leur penchant à souligner la nature spéculative de leurs calculs et à se protéger contre l’accusation d’être des faux prophètes, les pionniers de la méthode de projection par les composantes se rendirent excessivement vulnérables à ce genre de critiques. Le débat des années 1920 sur la méthodologie de la prévision démographique fut initialement un débat entre la biologie et la démographie. Il n’est pas inexact de dire que la discussion entre Pearl et Fisher, au Congrès mondial de la population, eut lieu à la frontière du domaine où surgissaient les véritables innovations en matière de méthodologie des projections démographiques. Un aspect frappant des débats de 1924 et de 1927 est que les principaux avocats de l’approche logistique, Yule et Pearl, ne voulaient ou ne pouvaient pas voir les mérites de la méthode des composantes en tant qu’instrument de prévision, ou ne jugeaient pas à propos de s’y intéresser.
Certains des piliers de la statistique officielle refusèrent de s’impliquer dans ce type de projections. Aux Pays-Bas, par exemple, où les prévisionnistes étaient à l’avant-garde de la technique des composantes, l’innovation fut presque totalement laissée aux mains de personnes extérieures à l’establishment statistique. Cependant, ceux qui connaissaient le domaine savaient que cette méthode de projection gagnait du terrain. Et dans plusieurs pays, des statisticiens de renom et des bureaux de statistique réalisaient des projections de ce type.
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• Willekens F.J., 1990, « Demographic Forecasting : State of the Art and Research Needs », in C.A. Hazeu, G.A.B. Frinking (éd.), Emerging Issues in Demographic Research, Amsterdam, Elsevier, p. 9-66.
• Wolfe A. B., 1928/1929, « The population since the World War : A survey of literature and research », The Journal of Political Economy, Vol. 36 (1928), p. 529-559 et p. 662-685 ; Vol. 37 (1929), p. 87-120.
• Wrigley E.A., 1988, « Elegance and Experience : Malthus at the Bar of History », in D. Coleman, R. Schofield (éd.), The State of Population Theory, Oxford, Basil Blackwell, p. 46-64.
• Yule G. Udny, 1925, « The growth of population and the factors which control it », Journal of the Royal Statistical Society, vol. 88, p. 1-58 ; « Proceedings of the Meeting », p. 58-62.
NOTES
[*] Amsterdam Study Centre for the Metropolitan Environment (AME), University of Amsterdam, Pays-Bas.Une version antérieure de cet article a été présentée à la European Social Science History Conference (ESSHC 2000), session E-2 : Population Science in Europe ca. 1900-1950, sous-session 1 : Demography Between Science and Policy.Traduit par Éric Vilquin.
[1] Pearl ne qualifie pas toujours les migrations de facteur « biologique ». Ailleurs, il les considère simplement comme l’une des principales forces qui influent sur la croissance des populations humaines.
[2] Le concept de temps de doublement d’une population continue d’influencer la pensée démographique jusqu’à aujourd’hui, comme le montre le titre d’un article de Lutz, Sanderson et Scherbov paru dans Nature (1997) : « Doubling of the world population unlikely » (« Le doublement de la population du monde est peu probable »).
[3] « The Statistical Society of London has been established for the purposes of procuring, arranging, and publishing all facts calculated to illustrate the Condition and Prospect of Society » (programme de la Statistical Society of London, cité par De Mast, 1998, p. 35.)
[4] Pearl (1927, p. 26) cite la Suède, les États-Unis, la France, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Angleterre et le pays de Galles, la Hongrie, l’Italie, la Norvège, l’Écosse, la Serbie, le Japon, Java, les Îles Philippines, les villes de Baltimore et de New York et l’ensemble du monde.
[5] Pearl emboîtait le pas à Galton, Pearson et Fisher. Poussés par leur intérêt pour l’eugénisme, et donc pour la génétique, ces hommes avaient développé la « biométrie », une branche de la biologie mathématique qui était considérée (par Galton) comme « l’application à la biologie des méthodes modernes de la statistique » ou (par Fisher) comme « la recherche active de connaissances biologiques par des méthodes quantitatives » (Edwards, 1998, p. 157). Ce fut là, également, le début de la statistique mathématique. L’ambition de Pearl était de développer une branche distincte de la biologie mathématique, la « biologie des groupes ». Il se fondait sur la conviction que les populations obéissent à une loi de croissance dont les fondements sont biologiques (Kingsland, 1988, p. 189).
[6] Aux Pays-Bas, par exemple :’t Hooft (1929, p. 54), Lewandowski et van Dranen (1933).
[7] Pour un panorama de ces critiques négatives, voir Wolfe (1928) et Hiller (1930). Voir également les débats qui ont été consacrés aux mérites de la loi logistique à la réunion annuelle de la Royal Statistical Society en 1924 (Discussion, 1925, p. 76-90) puis au Congrès mondial de la population, à Genève, en 1927 (Sanger, 1927, p. 39-59).
[8] Les démographes prévisionnistes hollandais de l’entre-deux-guerres distinguaient une méthode « démographique » et une méthode « économique ». Cette dernière était orientée vers l’estimation des migrations futures, en particulier aux niveaux urbain et régional. Les spécialistes des projections de populations urbaines et régionales préféraient la méthode économique, mais des questions pratiques de temps et d’argent, ainsi que la complexité de sa mise en œuvre leur imposèrent de continuer à utiliser la méthode démographique (de Gans, 1999a, chap. 7).
[9] Burch (1999) fait une intéressante présentation d’ensemble des atouts et des faiblesses du modèle de projection par la méthode des composantes et explique pourquoi les démographes persistent à l’utiliser.
[10] Il traitait même du processus de suburbanisation et de ses conséquences.
[11] Strumiline (Union soviétique) a peut-être effectué une projection par la technique des composantes dès 1922. Des projections qui figurent parmi les plus anciennes ont été faites en Suède par Cramér en 1925 et par Wicksell en 1926, aux États-Unis par Lotka en 1925 et par Whelpton en 1928, en Italie par Gini en 1926 et par Felici Vinci en 1927, en Allemagne par le Statistisches Amt en 1926 et en France par Alfred Sauvy en 1928 et 1929 (de Gans, 1999a, p. 96-97).
[12] En fait, aux Pays-Bas, le débat démographique portait moins sur le problème qui se posait concrètement, à savoir l’énorme accroissement de la population, que sur les implications morales et éthiques du néo-malthusianisme appliqué à la limitation des naissances.
[13] Cette angoisse relative à l’avenir de la population rappelait la panique exprimée deux générations plus tôt, en 1895, à l’époque de la projection de la population de l’Angleterre et du pays de Galles par Cannan (Soloway, 1990, p. 232).
[14] Bien sûr, le concept de loi naturelle est remis en question aujourd’hui par la philosophie des sciences. Pour le constructivisme social, par exemple, l’idée même de loi naturelle n’a aucun sens, ou l’idée a un sens, mais une telle chose n’existe tout simplement pas ou encore, le fait qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lois naturelles n’a aucune importance pour comprendre la façon dont fonctionne la science (Giere, 1999, p. 58-59).
[15] Les principaux acteurs de ce débat, à l’exception de Bowley, suivaient toujours la tradition de l’école biométrique anglaise de statistique mathématique et de génétique. Pearl et Fisher étaient généticiens. Dans sa jeunesse, Yule avait eu pour maître le généticien et mathématicien Karl Pearson et avait lui-même apporté des contributions fondamentales à la théorie de la statistique (Kendall, 1970).
[16] Voir, par exemple, la note 6.
[17] D’après le compte rendu des débats, il semble que Yule ne participait pas à cette réunion. Si c’est le cas, il n’y eut pas de confrontation directe entre lui et Bowley (voir Discussion, 1925).
[18] La remarque de Bowley est un nouvel exemple de l’impact qu’a dû avoir la loi de la croissance géométrique des populations de Malthus jusqu’au-delà de la première guerre mondiale.
[19] « […] il était manifestement insensé de supposer qu’une méthode statistique quelconque pût nous permettre de prédire quelle serait la population d’un pays dans un avenir éloigné, mais il était tout à fait raisonnable de penser qu’une extrapolation, fondée sur l’observation des évolutions réelles des taux de mortalité et de natalité, donnerait une estimation de la population dix ou vingt ans plus tard, qui ne serait sans doute pas très éloignée de la réalité. » (Greenwood, dans : Discussion, 1925, p. 86).
[20] Au Congrès mondial de la population de Genève, le statisticien hollandais H. W. Methorst fit une intervention qui pourrait être interprétée comme favorable à l’approche par les composantes, mais c’était dans une autre session que celle où Pearl et Fisher s’affrontaient (de Gans, 1999a, p. 103).
De quelques idées reçues en démographie humaine
(et de quelques réflexions propres à les dissiper ?)
Philippe LEBRETON
Professeur au Département de biologie végétale de l’Université Claude Bernard de Lyon I
Résumé : L’Homme a peu conscience que sa stratégie démographique s’inscrit parmi celles, fort diverses, adoptées par les autres espèces animales et végétales. Afin de démythifier le dossier de la démographie humaine, l’attention est donc portée, documents à l’appui, sur un ensemble de notions généralement sous-estimées ou même ignorées. Une annexe fournit des données généalogiques originales, exploitées sous l’angle de la démographie historique.
Zusammenfassung : Die meisten Menschen sind sich kaum bewusst, dass ihre Fortpflanzungsstrategien im Prinzip sich nicht von den anderen Lebewesen im Tier- und Pflanzenreich unterscheiden. Im Sinne einer Entmythologisierung wird hier eine Synthese dargeboten, die sich auf bislang zu wenig beachtete Angaben und Begriffe sttützt. Im Anhang finden sich Informationen erster Hand zur Genealogie, die im Rahmen der historischen Demographie ausgewertet werden.
Summary : Most humans hardly realize that their reproductive strategy is not fundamentally different from that of other species, animal or plant. In order to render human demography less mystical and less mythical, a synthesis employing neglected data and notions is presented. An annex furnishes original genealogic information exploited in a historical demographic context.
INTRODUCTION
"Les tabous qui entourent le thème [...] semblent aussi puissants que des dogmes religieux, et la résistance au changement aussi forte qu’une bonne vieille névrose inscrite dans l’inconscient."
Guy Aznar
La question démographique est presque universellement entachée d’un double catastrophisme : à l’angoisse des uns (Qui paiera les retraites ?) s’oppose l’inquiétude des autres ("Il est presque certainement trop tard maintenant pour chercher des remèdes à l’explosion démographique", écrit O. FISCHER). A quoi s’ajoute le poids des non-dits et des idéologies, des idées reçues ou des ignorances les plus élémentaires, même aux plus hauts niveaux de responsabilité. L’homme (scientifique) est pourtant pourvu d’outils performants et de données précises en matière démographique, mais les conclusions auxquelles il parviendrait sans difficulté ni état d’âme à propos d’un banal "modèle-rat blanc" lui semblent interdites dès qu’il s’agit de son espèce. Individu, société, nation, espèce, chacun cesse d’être "raisonnable" dès qu’il est personnellement en cause... Et pourtant, l’Homme est-il un animal fondamentalement différent des autres, et la conscience ne lui aurait-elle été donnée par l’évolution que pour masquer -transitoirement - les lois les plus naturelles ?
QUELQUES DÉFINITIONS
1. Aspects statiques (= structuraux)
Certaines définitions pourront paraître élémentaires, l’expérience montre pourtant qu’elles sont susceptibles de biais et même d’erreurs.
La première connaissance démographique passe par la structure en âge (et en sexe) d’une population, traduite notamment par la "pyramide démographique" (= histogramme des classes d’âge, de 0 à 100 ans, par tranches de 5 ans par exemple). A la forme "en cône" des pays sous-développés s’oppose la forme "en toupie" des pays développés ; on peut imaginer une forme "en cylindre", idéale (1), où les décès, se produisant tous en même temps à un âge élevé, seraient immédiatement compensés par autant de naissances.
Une formulation proche est celle des "tables de survie (tableau 1), et des courbes de survie (figures 1a et b) qui en découlent. En abscisses est porté l’âge, absolu ou relatif, en ordonnées le nombre d’individus survivants de la même cohorte (2), exprimé en pourcentage de l’effectif initial. Une courbe fortement concave dénote une forte mortalité juvénile (c’est le cas de l’huître), une courbe convexe la persistance d’un nombre élevé d’individus jusqu’à un âge avancé (c’est le cas de la drosophile). En démographie humaine, de telles représentations adoptent souvent l’année comme unité chronologique mais, par commodité, peuvent aussi être basées sur la décennie, ou même sur trois classes d’âge représentatives des points de vue sexuel et social dans les sociétés occidentales :
– moins de 20 ans, stade pré-reproducteur et pré-actif ;
– de 20 à 60 ans, stade (potentiellement) reproducteur (se réduit à la sous-classe 20-45 ans pour les femmes ) et actif ;
– plus de 60 ans, stade post-reproducteur et post-actif (= retraités, ou "troisième âge").
Un souci de simplification plus poussé peut amener à calculer la moyenne de tels chiffres : âge moyen d’une population et, surtout, âge moyen au décès (= longévité moyenne) d’une cohorte donnée. Comme toute contraction d’information, de telles pratiques entraînent perte d’information et, pour le moins, risque de déformation de celle-ci. Une précaution statistique élémentaire consiste à bien distinguer, pour toute distribution, la moyenne et le(s) mode (s) (= abscisses correspondant aux maximums de la courbe représentative). Ce n’est que dans une distribution unimodale parfaitement symétrique (= courbe "en cloche", abusivement qualifiée de gaussienne, car la courbe de Gauss ne se raccorde pas aux valeurs nulles) que les deux variables convergent et peuvent être éventuellement confondues en pratique.
Dans la négative, il est ainsi coupable d’écrire rapidement : "Au début du XIXe siècle, l’espérance de vie (= âge moyen au décès) était encore d’environ 30/35 ans seulement" (TAPINOS, 1968), au risque de laisser (ou de faire ?) croire que cet âge était particulièrement fatal, ou même rarement dépassé (3). Enlevons "en moyenne", et le tour est joué : "l’Homme de Néanderthal n’atteignait pas 30 ans" !
C’est en effet confondre deux notions : d’une part la longévité moyenne, d’autre part l’espérance de vie qui, non seulement peut être définie à la naissance (les deux grandeurs sont alors synonymes) mais à tout autre âge.
Il y a 2 siècles en effet en Europe (aujourd’hui encore dans le Tiers monde) l’histogramme des décès connaissait (au moins) deux maximums : l’un peu après la naissance (4), l’autre autour de 60 ans (voir annexe), le tout aboutissant en effet à une moyenne de 32 ans seulement (5), valeur dont la signification individuelle et sociale est évidemment nulle, et même trompeuse. A notre époque au contraire, la mortalité pré-adulte étant faible (moins de 3% à 20 ans), celle de l’âge adulte également, la courbe de mortalité est unimodale et la moyenne approche le mode, alors qu’elle tombait précédemment dans le creux séparant les deux maximums.
Une manière plus éclairante consiste donc à exprimer l’espérance de vie à différents âges, notamment à 20 ans, accession moyenne de notre espèce au stade "utile", du double point de vue du travail et de la reproduction. Aux XVII-XIXes siècles, cette valeur atteignait en fait déja 41 ans (61-20 ; voir annexe), soit près de 10 ans de plus que l’espérance de vie à la naissance ! En d’autres termes, un baptisé avait devant lui, en moyenne, moins de jours à vivre que son jeune père ou que ses aînés, phénomène incompréhensible à l’heure actuelle sans un peu de recul méthodologique. En 3 siècles, l’espérance de vie du jeune adulte a donc gagné 15 ans en France (ce qui n’est certes pas négligeable), alors que la différence des longévités moyennes, référence habituelle en la matière, est de l’ordre de 40 ans : on voit l’importance de ne pas assimiler l’une à l’autre, notamment dans le Tiers monde.
2. Aspects dynamiques (= évolutifs)
Les taux de natalité n et de mortalité m (voir tableau 2) sont, exprimés en nombres d’individus annuellement nés ou décédés pour une population de 1000 individus de tous âges, les deux données démographiques de base. C’est en effet de leur différence, positive ou négative, que résulte (6) le taux d’accroissement r, également exprimé en pour mille et par an. C’est l’intégration du rapport dN/dt (N, effectif de la population, dN/dt, autre expression de l’accroissement) qui permet la modélisation, donc la prédiction de toute évolution démographique. Si dN (ou r) est nul, on a stabilité ; Si dN est positif, la croissance est exponentielle, avec progression géométrique ; Si dN est négatif, on a décroissance (7).
A la notion d’exponentielle est liée celle de temps de doublement, laps de temps nécessaire à multiplier par 2 les effectifs d’une population considérée. Des propriétés mathématiques de l’exponentielle découle en effet une relation très simple d’inverse proportionnalité entre taux de croissance et temps de doublement, conformément à la formule : T x r = 69 (avec T, temps de doublement exprimé en années, et r, taux de croissance, exprimé en pour cent par an), d’où :
T (ans) = 69/r (%/an)
Ainsi, une population connaissant un taux d’accroissement annuel de 2% (20 p. mille/an) doublera en 35 ans, et non en 50 ans comme on pourrait être tenté de le croire sur des bases simplement additives (8). Avec un taux d’accroissement annuel de 3,3%, l’Algérie devrait encore voir doubler sa population d’ici à 2015 (en 21 ans).
Pour le Monde considéré globalement, les valeurs actuelles sont 17 p. mille et 40 ans, si bien que la population de la planète, présentement égale à 5,7 milliards d’individus, devrait en compter 11 vers 2030, si le modèle strictement exponentiel et ce taux d’accroissement persistaient jusque là. Mais bien des nuances sont à apporter à ce propos, notamment la notion dite de transition démographique.
En effet, le médicament (ou son équivalent : la salubrité, l’hygiène, la diététique...) précédant toujours le contraceptif (sous toutes ses formes, de la continence à l’avortement), trois phases démographiques successives peuvent être historiquement observées :
– une phase "primitive", où la natalité compense à peine la mortalité, d’où un taux d’accroissement annuel de quelques p. mille au plus, conduisant à des temps de doublement supérieurs au siècle ;
– une phase dite de transition, où la mortalité diminue fortement (par exemple de 40 à 20 p.mille en peu de temps) sans qu’il en soit de même de la natalité, les facteurs qualifiables de socio-culturels l’emportant sur les paramètres strictement techniques ; on peut encore parler d’hystérésis démographique ;
– une phase "évoluée", où l’on retrouve des taux de croissance de quelques pour mille ou moins, la natalité ayant fini par s’abaisser à des niveaux proches de ceux de la mortalité.
La durée de la phase de transition peut avoir d’énormes répercussions démographiques : un taux de croissance transitoire de 2%/an peut conduire d’ici à 2010 (une génération) au doublement des 3 milliards d’individus présents en 1975 dans les pays sous-développés. En France où, dès le début du XIXe siècle, la baisse de la mortalité a été suivie d’assez près par une baisse de la natalité, la nation a multiplié en 100 ans ses effectifs par 1,4 "seulement"’(soit un taux annuel de croissance moyen de 3,5 p. mille, et un temps de doublement de 2 siècles), alors que la Grande-Bretagne, plus "inerte"(voir figure 2), triplait largement les siens dans le même temps et, comme l’Italie, devait recourir massivement à l’émigration pour proportionner ressources et population.
Mais plus qu’en "temps chronologique" (= exprimé en années), c’est sans doute en "temps biologique" qu’il convient de s’exprimer, par exemple en fractions de la longévité potentielle ou, mieux encore, en nombre de générations successives, en ne prenant en compte que les individus (potentiellement) reproducteurs de sexe féminin (9).
Ainsi, avec 2 enfants "produits" à 23 et 27 ans, la durée moyenne d’une génération humaine s’établissait en France, vers 1930, à 25 ans, soit 4 générations par siècle. Au XVIIIe siècle par contre, 8 enfants produits entre 23 et 43 ans conduisaient à une durée moyenne de génération de 33 ans, soit 3 générations par siècle. Pour un même taux de reproduction, les conséquences au bout d’un siècle sont évidemment plus importantes dans le premier cas (voir annexe). Dans cette optique "générationnelle", il est également fructueux d’exprimer le taux d’accroissement en "fécondité réelle par femelle", le strict renouvellement des générations impliquant deux naissances par mère (10) (en l’absence de toute mortalité pré-adulte, évidemment).
En pratique, pour notre espèce et compte tenu d’aléas individuels de second ordre statistique (mortalité prénuptiale, stérilité physiologique ou sociologique) (11), le nombre d’enfants viables assurant la stabilité en Occident est généralement considéré comme égal à 2,1 en moyenne (on nuancera plus loin l’exposé de cette question) ; au dessous de ce chiffre, une population "fermée" est vouée à la décroissance, à la croissance au delà (tableau 3).
CROISSANCE(S) DÉMOGRAPHIQUE(S)
La réalité actuelle de terrain semble démentir, à première vue du moins, les principes qui viennent d’être énoncés.
1. Monde développé / Tiers monde
La moindre nuance consiste à scinder la population mondiale en deux sous-ensembles (au moins), aux caractéristiques démographiques, économiques et écologiques bien distinctes, voire opposées.
Sur la base des chiffres actuels (5,7 milliards d’individus et 17p. mille de taux de croissance annuel), la population mondiale n’aurait dû compter que 0,7 milliards d’individus en 1873, et devrait atteindre 22,8 milliards en 2073. Il n’en n’est rien, puisque les effectifs humains mondiaux atteignaient déja 1,4 milliard à la première date, et n’en atteindront, en principe, "que" 10,2 milliards à la seconde, soit du simple au double et du double au simple dans chaque cas - voir G. FISCHER, s’appuyant notamment, mais pas seulement, sur la Loi de von FOERSTER et al., Science, 132, pp 1291-95 (1960). Pourquoi ?
Parce que le taux de croissance, loin d’être constant comme dans l’équation exponentielle stricte, varie lui-même en fonction du temps, à peine positif autrefois, déja notable jadis, très élevé naguère, déja plus faible aujourd’hui, en attendant demain ; le tableau 4, adapté de FISCHER, précise le phénomène. La courbe représentative de l’évolution historique du taux de croissance (figure 3) ne laisse pas de surprendre à plusieurs titres, bien que les données de base - à savoir les prédictions d’effectifs - proviennent des organismes les plus réputés en ce domaine, le P.R.B. (Population Reference Bureau of the USA., 1986) et l’O.N.U. (Population Estimates and Projections Sections, 1990, in FISCHER, op. cit.).
Au delà de l’optimisme démographique qu’elles impliquent (sans que nous nous en rendions vraiment compte, un renversement aussi radical du taux de croissance se produit-il réellement sous nos yeux ? En deux générations seulement : 1970-2030, le Tiers monde va-t-il réellement rejoindre, et sans douleur, la tempérance du Monde développé ?), ces données illustrent parfaitement la variation réelle du taux d’accroissement, que l’on ne peut considérer comme sensiblement constant qu’aux basses valeurs des sociétés qualifiables de primitives.
En d’autres termes, plus que la dérivée première des effectifs, dN/dt, c’est la dérivée seconde d2N/dt2 qui doit être considérée pour toute modélisation cinétique, dérivée seconde qui n’est autre que la pente (= tangente) de la courbe représentative de l’évolution chronologique du taux de croissance (cf. figure 3). Encore faible (mais positive) au XIXe siècle, cette dérivée seconde a connu une brutale augmentation durant toute la première moitié du XXe siècle (et ce nonobstant les deux Guerres mondiales), notamment dans un Tiers monde bénéficiant à tous âges des progrès de la médecine et de l’hygiène apportés par la colonisation.
Dans de telles conditions, la courbe représentative de l’évolution de la population se situe (jusqu’à un passé récent) au-dessus de l’exponentielle calculée à partir des taux de croissance instantanés. Ce qui justifie l’emploi de croissance "superexponentielle" (ou sur-exponentielle, préférable à hyperbolique ; voir notamment MEYER, dès 1974, et même 1958, in FISCHER, op. cit.), voire d’hyper-exponentielle (LEBRETON, 1978), si l’on conjugue les croissances démographique et énergétique individuelles (12).
Un point éminemment singulier est le maximum de la courbe évolutive du taux de croissance ou - ce qui revient au même - le minimum de la courbe évolutive du temps de doublement (voir encore figure 3), affectés - à en croire les données démographiques officielles - des valeurs suivantes :
– date : 1970 environ
– taux annuel de croissance : 2,1%
– temps de doublement : 33 ans.
En application des propriétés mathématiques de la sigmoïde (l’ordonnée au point d’inflexion est égale à la moitié de la valeur asymptotique), la limite de la population humaine mondiale serait donc de l’ordre de 7-8 milliards d’individus seulement, inférieure donc à la prévision officielle (plus de 10 milliards). En d’autres termes, la sigmoïde de la population humaine n’est pas une vraie sigmoïde (ne serait-ce que parce que sa phase initiale est plus qu’une exponentielle) ; autre hypothèse, les données servant aux calculs sont entachées d’erreurs numériques et/ou méthodologiques.
Au point singulier, la tangente aux deux courbes est donc horizontale, et l’accélération de la croissance s inverse (cf. encore figure 3) : de positive qu’elle était, la variation du taux de croissance devient négative ; la croissance se poursuit, mais elle se ralentit désormais progressivement (de manière quasi linéaire entre 1975 et 2050, à en croire les données utilisées), car l’on vient de dépasser le point d’inflexion de la pseudo-sigmoïde. On serait donc en droit de parler de croissance hypo- (ou sub-) exponentielle, en attendant le palier (plus exactement, l’asymptote au palier) ; le taux de croissance - et sa variation - seront alors sensiblement nuls, la population se stabilisant (en principe) entre 10 et 11 milliards d’individus au début du XXIIe siècle.
On est en droit de manifester quelque scepticisme à l’énoncé, non pas du modèle démographique, mathématiquement inattaquable, mais des valeurs absolues présentées, soit celle des effectifs, soit celle des dates.
On peut en effet douter d’un ralentissement aussi important de la natalité dans le Tiers monde, compte tenu de la résistance des mentalités, individuelles ou collectives (dont celles des institutions religieuses, pour la plupart pro-natalistes : Islam, Catholicisme) au changement socio-culturel ; il paraît notamment parfaitement illusoire de tabler sur un tel changement au sein d’une même génération, car seuls les fils (ou plutôt les filles, leur accès à l’instruction étant étroitement corrélé à la maîtrise de la fécondité ; voir figure 4) peuvent (commencer à) goûter à l’agacement des raisins verts... Ce qui place le pas de temps de tout changement significatif à l’échelle du tiers de siècle, voire du demi-siècle (13), malgré l’objectif officiel des pays riches de favoriser le développement du Tiers monde.
Inversement, s’il est donc douteux que les tendances démographiques s’infléchissent aussi nettement et, surtout, aussi vite qu’annoncé (14), il n’est pas exagérément cynique de dire que l’Afrique Noire risque de perdre plus du côté des décès qu’elle ne saurait économiser du côté des naissances : sécheresse, luttes tribales, sida, la régulation se fera d’elle-même si le nombre de bouches à nourrir continue à augmenter sans réel contrôle. Les chiffres (tableau 5) fournis par certains auteurs sur la base des fécondités actuelles paraissent bien exagérés (on n’ose dire "heureusement", ni "malheureusement") pour ce continent, et l’on a pu qualifier de "criminels par anticipation" tous ceux qui, aujourd’hui, s’opposent pour des raisons doctrinales à l’emploi du préservatif en Afrique Noire (15).
2. Un pays développé : la France
La France offre un exemple bien documenté d’une situation apparemment paradoxale :
– un nombre annuel de naissances égal à 760.000 (moyenne de 1975 à 1990 ; écart-type 24.000 ; calculé d’après D. et M. FREMY, 1991), sensiblement égal à l’effectif actuel moyen d’une tranche d’âge annuelle (57 millions pour 76 ans de longévité moyenne)(16) ; ce chiffre correspond à un taux annuel moyen de natalité égal à 14,0 p. mille (écart-type 0,4 p. mille) ;
– et pourtant une fécondité actuelle (1,8 enfant/femme) inférieure en principe au taux de renouvellement des générations successives ;
– comparativement, un nombre annuel de décès relativement faible, égal en moyenne à 540.000 l’an (écart-type 12.000), soit un taux annuel moyen de mortalité égal à 10,0 p. mille (écart-type 0,4 p. mille) et un accroissement démographique annuel égal à 4,0 p. mille (en moyenne 220.000 individus, écart-type 28.000) ;
– une immigration (en principe) contrôlée à un faible niveau (inférieur à 100.000 personnes/an), le total présentant donc un solde positif de quelque 290.000 personnes, soit 5 p. mille environ ;
- et pourtant une population ayant gagné près de 2 millions d’habitants entre les 2 derniers recensements, distants de 5 ans (1988-1993), soit une augmentation annuelle égale à 6p. mille. Tout cela est-il compatible ?
Envisageons tout d’abord la vanité (pour ne pas dire le biais) de certains chiffres :
– sous-estimation possible de l’immigration ;
– non prise en compte des mères immigrées dans le calcul de la fécondité (l’argument est qu’elles ne font pas partie de la classe d’âge considérée, car nées hors de France), même de nationalité française (17).
Puis considérons deux phénomènes biologiques importants mais indépendants :
– l’augmentation de la longévité ;
– l’augmentation de l’âge moyen de la maternité.
La longévité moyenne, actuellement égale à 76,5 ans, a
gagné près de 5 ans depuis 1970 (cf. figure 5)(18). En fait, les gains historiques récents ont plutôt porté (comme dans les pays sous-développés) sur les jeunes classes d’âge (l’espérance de vie entre 1935 et 1970 a augmenté de 13 ans à la naissance, de 6,5 ans à 20 ans, et seulement de 2 ans à 60 ans). Sur ces bases, le vieillissement général de la population est néanmoins indéniable, et les plus de 60 ans qui comptaient pour 16% seulement (6,8 millions) en 1950, avaient atteint 19% (10 millions) en 1975, et 20% (11,3 millions, dont 6,6 millions de femmes) en 1990 ; d’ici à l’an 2050, on prévoit un doublement des plus de 60 ans, un triplement des plus de 75 ans et un quintuplement des 85 ans et plus (documents I.N.S.E.E.).
Ce vieillissement général (dont nous mesurerons plus loin les éventuels effets socio-économiques) va d’ailleurs brusquement s’accentuer au début du siècle prochain, puisque la tranche d’âge des 60 ans, égale à 550.000 individus environ de 1994 à 2006, va monter à 790.000 (+1- 30.000) de 2007 à 2012 (L’Express, 17juin 1993, p. 109), comme conséquence directe de la forte natalité de1947-52 (19). C’est le "papy-boom" découlant directement du "baby boom" cher à Michel DEBRE et à Alfred SAUVY (voir figure 6) ; mais les pronatalistes ne semblent pas enclins à prendre ce phénomène à leur compte, si ce n’est par une incitation à un nouveau baby-boom, instaurant ainsi le cercle vicieux d’une pseudo-régulation par crises successives.
Déja signalé dans son principe, l’âge moyen de la maternité a glissé en France de 26,7 ans à 28,4 ans entre 1975 et 1991(20) ; en 10 ans, le nombre de mères de 35 ans ou plus a doublé, passant de 47.000 à 95.000/an, soit 13% du total. Il en résulte une baisse apparente de la fécondité, par décalage dû à l’allongement des générations (cf. annexe). A ce propos on ne confondra pas :
L ’indicateur conjoncturel de fécondité, calculé chaque année à partir du nombre de naissances rapporté au nombre de femmes de tous âges, "qui mesure ce que serait le nombre moyen d’enfants par femme si les taux de fécondité par âge observés au cours de l’année restaient toujours les mêmes" (VALLIN et MESLE, 1933). Cet indicateur est en quelque sorte une image "verticale" de la fécondité, photographie de la situation à un moment donné ; aisé à formuler, il est le paramètre le plus généralement présenté à l’opinion comme traduisant la dynamique nataliste de chaque pays. Actuellement proche de 1,8 en France, cet indicateur est voisin de 1,3 en Espagne et en Italie, par exemple.
L’indicateur de descendance finale, calculé au contraire de manière "longitudinale" en suivant de la naissance à la mort une cohorte annuelle de femmes ; on additionne "non plus les taux de fécondité par âges d’une année civile, mais les taux observés à chaque âge dans une génération de femmes durant toute sa vie féconde" (VALLIN et MESLE, op. cit.). Cette ’’cinématographie’’ de la natalité est moins commode à calculer - moins précise, car la fin de la distribution est estimée plus que mesurée (21)-, mais elle gomme un biais important du précédent indicateur : les changements de calendrier - décalages, anticipations ou rattrapages - de la vie d’un couple ou d’une société. L’indicateur de descendance finale intègre ainsi le phénomène des naissances tardives, qui entache actuellement par défaut l’indicateur conjoncturel. Ainsi, aujourd’hui égal à 2,1 (période disponible 1975-85, en fait femmes nées entre 1948 et 1958), contre 1,8 pour l’autre indice, il révèle que la population française est en situation d’exact renouvellement, hase d’apparente stabilité succédant à deux périodes de croissance (de 2,2 à 2,6 entre 1935 et 1957) puis de décroissance (de 2,6 à 2,1 donc entre 1958 et 1975).
D’un point de vue prospectif, on est en droit de penser que :
– Les gains de longévité acquis en France (et d’une manière générale dans les pays développés) dans les dernières décennies vont s’infléchir, la progression cessant d’être linéaire mais devant tendre asymptotiquement vers une limite de l’ordre de 80 ans environ (sexes confondus) ; un "effet correcteur" des maladies âge-dépendantes (cancers, maladie d’Altzheimer, etc.) freinera en effet de plus en plus l’accroissement de la longévité, qui ne saurait en aucun cas atteindre statistiquement la longévité potentielle de notre espèce - environ 100 ans, voire 120 ans selon certains scientifiques apparemment peu soucieux des effets économiques et sociologiques d’une telle performance (22).
– Le différentiel femmes/hommes va s’atténuer en faveur des hommes, progressivement moins frappés en valeur relative par les accidents (travail, route) et les "toxiques" (tabac, alcool, drogue), "dignités masculines" auxquelles accèdent au contraire de plus en plus les femmes ; compte tenu d’une latence de l’ordre de 15-25 ans pour l’apparition du cancer du poumon, le tabagisme féminin devrait ainsi exprimer ses premiers effets notables au tout début du XXIe siècle.
3. Stratégies démographiques
L’examen des courbes de survie, notamment l’assimilation des populations développées à un modèle démographique de type "drosophile" alors que les populations sous-développées s’ assimilent au modèle "huître" (cf. figure la) amène à tracer un intéressant parallèle avec un concept des plus classiques en démo-écologie animale, celle des stratégies dites K et r respectivement (voir par exemple BLONDEL, 1979, pour les bases théoriques et plus de développements). Considérons ainsi rapidement le cas de 2 espèces aviennes de nos régions : la mésange bleue et l’aigle royal.
La première, commune et localement abondante jusqu’à 30 couples par km2 en chênaie), pèse 11 grammes, pond 8 + 6 oeufs (2 pontes par an, d’où en moyenne au total 10 jeunes à l’envol), ce qui représente 140% du poids de la femelle ; si quelques adultes atteignent l’âge de 3(5) ans dans la nature, l’âge moyen calculé sur l’ensemble des individus est inférieur à 1 an (âge de reproduction), en raison d’une mortalité annuelle de l’ordre de 85% (23). On parlera de stratégie démographique r, qualifiée par une usure physiologique et un turn-over élevés des individus, les subordonnant à la survie de la population et de l’espèce, notamment en case de crise.
La seconde espèce, peu commune (dans les Alpes, le territoire d’un couple approche 100 km2), pèse en moyenne 5 kilos, pond 2 oeufs par an (d’où, en moyenne, 1,2 jeune à l’envol par couple fécond), ce qui représente 6% du poids de la femelle ; quelques adultes peuvent atteindre 20 ou 25 ans dans la nature (plusieurs décennies en captivité, qui seule donne une idée de la longévité potentielle), mais l’âge moyen n’est que la moitié à peine de cette valeur. On parle de stratégie K, qui table sur un stock d’adultes (reproducteurs effectifs ou non) pour stabiliser la population et préserver l’espèce.
Même avec les nuances qui s’imposent (elles sont déja nécessaires entre espèces animales non-humaines), on prendra connaissance avec intérêt des caractéristiques non seulement strictement démographiques mais également socio-éthologiques attachées à l’une et à l’autre de ces stratégies extrêmes (tableau 6 et figure 7), étant entendu qu’un continuum relie la multitude des cas particuliers.
On saisit alors les analogies profondes existant entre la stratégie r et le comportement démographique des sociétés humaines primitives et/ou sous-développées (plus "naturelles" en somme), où la forte mortalité infantile et générale n’est autre que la cynique garantie que se donne inconsciemment toute population non assurée de son milieu et de ses ressources ; entre la stratégie K et le comportement des sociétés évoluées (plus "culturelles"), où la mortalité pré-adulte et adulte est minimisée, assurant ainsi un rendement quasi parfait à l’utilisation de ressources (en principe) garanties dans un milieu stable. Entre les deux situations, un gradient historique amène progressivement du pôle r au pôle K, selon une diagonale évolutive "sud-ouest/nord-est" balayant de l’Homme de Lascaux (ou du Pygmée actuel) à l’Occidental de la fin du 2e millénaire.
Est-ce donc un hasard si, à partir du probable foyer de l’Est africain, notre espèce s’est épanouie sous des latitudes (et des longitudes) moyennes relativement clémentes, plus aptes à la vie (et à la survie) humaine que les déserts (chauds ou froids), les pays de mousson ou autres climats accentués et capricieux ?
Depuis les conquêtes de l’agriculture et de la médecine, l’Europe ne connaît plus ces grandes famines et/ou épidémies qui sévirent jusqu’au siècle dernier (Irlande) et sont encore le lot de bien des pays du Tiers monde, notamment africains. La courbe des effectifs est chez nous "lissée" et tend vers un palier représentant la capacité limite du milieu, ce qui pourrait paraître l’optimum si l’on oubliait notre ponction dans les ressources fossiles (énergie, minerais) ou lentement renouvelables (eau, biodiversité), souvent aux dépens des pays sous-développés ! Inversement, la prolificité du Tiers monde, momentanément exprimée par le transfert de techniques médicales que ne compense pas le contrôle des naissances, dépasse les capacités nutritives du milieu, et ne saurait donc logiquement que préluder à de brutaux rappels à l’ordre.
Cependant, si l’on prend en compte la notion de ressources aisément et localement renouvelables (la seule qui vaille en écologie naturaliste), même certaines sociétés à stratégie dite K sont en fait dotées de traits "r". Il en est ainsi de la France qui, important plus de la moitié de son énergie (sous forme d’hydrocarbures) et faisant un large appel à l’énergie nucléaire (susceptible d’événements "imprévisibles", techniques ou politiques) peut être considérée à cet égard comme fonctionnant à un niveau de 2 à 3 fois supérieur à son palier K de ressources énergétiques garanties (= renouvelables et/ou indigènes).
DÉMOGRAPHIE ET ÉCONOMIE
1. Démographie, emplois, retraites
Il n’est pas niable que, dans des sociétés primitives ou peu développées, où l’essentiel de l’énergie est de nature humaine et où nul système social ne vient garantir le statut des personnes âgées, la famille nombreuse constitue une "richesse", une garantie sinon toujours réelle (car si les enfants et petits-enfants travaillent, encore faut-il, et d’abord, les nourrir pour qu’ils survivent), du moins psychologique.
Par contre, dans les pays développés où la technique - et la loi - écartent les enfants du travail, et où un régime de retraites collectives constitue une meilleure garantie que toute promesse individuelle, il est plus surprenant que subsiste plus ou moins consciemment une telle idée, si ce n’est parce que les sexagénaires (en années) parlent plus et sont mieux entendus que les sexagénaires.... en semaines ou en mois....
La première erreur consiste ici à opposer "jeunes" (en déclin umérique relatif) et "vieux" (en augmentation relative et absolue), alors que ces deux classes d’âge ont en commun d’être essentiellement constituées chez nous d’inactifs, à la charge des actifs, c’est-à-dire du reste (ou de l’ensemble) de la société.
La "richesse" (plus exactement, les potentialités socioéconomiques) d’une société évoluée peut donc être estimée par le rapport actifs/inactifs ou, plus simplement encore, par le pourcentage d’actifs dans la population, couramment assimilés à la tranche d’âge 20-60 ans (24).
Or, pour surprenant que cela puisse être pour le profane, non seulement la modélisation prédit la forte "résilience" de la classe des actifs face à tout changement affectant d’une manière ou d’une autre les deux autres classes d’âge, mais les faits confirment bien la théorie (voir tableau 7) : pendant tout le XXe siècle, et même bien avant, les actifs potentiels représentent en France très sensiblement la moitié des effectifs totaux : en moyenne 52%, écart-type 2% seulement (figure 8). Bien plus, le maximum historique se situe devant nous, en pourcentage (ca 54%) comme en absolu (ca 33 millions), et pour plus d’une génération encore (cf. tableau 8)(25) !
Georges TAPINOS (1978) nous confirme cette indépendance de la fécondité et de l’activité potentielle : "A partir du moment où une population soumise à une loi de fécondité invariante se stabilise en structure, le taux d’activité global est indépendant du niveau de fécondité. Il n’y a donc pas d’argument démographique qui milite en faveur d’une population croissante : la charge des actifs est la même quel que soit le rythme de la croissance démographique, la seule différence étant que, dans une population croissante, la charge est constituée par des jeunes scolarisés et, dans une population décroissante, par des inactifs retraités."
En fait, ce ne serait qu’après une à deux générations seulement (un demi-siècle, laps de temps auquel les politiciens et les économistes ne nous ont pas souvent accoutumés !), qu’un éventuel déficit en jeunes pourrait se répercuter sur le nombre des travailleurs... une fois résorbé le volant des chômeurs !
Si, de ces lignes, le lecteur non prévenu ne devait retenir qu’un fait, qu’une idée décisive, ce serait donc bien celle-là : si l’avenir de notre système social, notamment celui des retraites, dépend de l’importance de la classe d’âge adulte, aucune inquiétude n’est de mise à moyen terme, la situation étant même à cet égard l’une des plus favorables que la France ait jamais connue (26) ! En fait, et malheureusement, le problème est plus complexe que ne le croient les pronatalistes, et nous renvoie bien plus à l’économie qu’à la démographie, ceci pour de multiples raisons :
– En effet, pour alimenter les caisses de sécurité sociale et de retraites, ce n’est pas de futurs bras dont nous avons besoin pour assurer les cotisations, dans la mesure où notre société n’est même pas capable de fournir des emplois à tous ceux qui existent aujourd’hui ! Si nous estimons en effet à près de 5 millions le nombre de chômeurs réels, soit ca 15% de la population potentiellement active, on voit la marge de manoeuvre, d’autant que c’est chez les jeunes actuels que se situent les taux de chômage les plus élevés. Les chiffres disponibles (tableau 7) sont d’ailleurs inquiétants puisqu’ils nous annoncent, pour les 20 ans à venir, l’arrivée de plus d’un million de demandeurs d’emploi surnuméraires, qui ne seraient qu’heureux de pouvoir alimenter, pendant des décennies, les caisses de retraite et de solidarité nationales !
– Une relance de la natalité aurait des effets socio-économiques immédiats désastreux, alourdissant en effet la charge des actifs déjà obérée par le poids des chômeurs et celui des "nouveaux vieillards" du papy boom. Il est d’ailleurs psychologiquement étrange que les pronatalistes (cf. FONTANET) puissent considérer les enfants comme un élément de relance économique, et les personnes âgées comme un fardeau social, alors que les deux classes d’âge sont également consommatrices/non productrices (27). Ainsi, depuis 2 décennies, la croissance de la consommation dite des ménages a-t-elle été due essentiellement à celle des personnes âgées et des teen-agers.
– En fait, l’emploi dépend avant tout de l’économie, et non de la démographie, celle-ci ne devant donc pas être subordonnée à celle-là : les chiffres fournis par DUCROS (1978), relatifs à la décennie cinquante de forte croissance dans dix pays développés (Europe Occidentale + Canada + Japon), démontrent que le taux de croissance du P.I.B. (Produit Intérieur Brut) dépend beaucoup plus du progrès technique (en moyenne 54%) et des investissements en capital (en moyenne 33%) que du niveau de population active (en moyenne, 13% seulement, écart-type 11% ; extrêmes, Belgique, 0%, et Canada, 35%). Le schéma joint (figure 9) justifie semi-quantitativement le phénomène, chaque nouveau facteur historique de productivité écrasant en quelque sorte les autres au fur et à mesure de l’évolution techno- et socio-économique.
Si relation il doit y avoir entre démographie et économie, elle n’est pas seulement basée sur les "mâles adultes indigènes", base du système, mais sur deux catégories actives plus récemment apparues : les femmes d’une part (car la femme au foyer, dite inactive, pèse sur les cotisations du conjoint, alors que la femme pourvue d’un emploi "extérieur" participe au financement général de la protection sociale)(28), les immigrés d’autre part (car, si faible a-il été, le coût de leur "élevage-instruction" a été supporté par leur communauté d’origine).
2. Démographie, ressources et écologie
Si, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme, tous les hommes sont égaux, devant les ressources il en est manifestement qui - pour reprendre la formule connue - sont "plus égaux que d’autres".
Au XVIIIe siècle, l’écart existant entre la consommation énergétique moyenne des plus riches (les Français) et des plus pauvres (les Pygmées) était de l’ordre de 5 (10.000 kcal./jour/personne contre 2000 en moyenne) ; il est aujourd’hui de 100 (10 tep/an pour le Nord-Américain contre 0,1 tep pour le Bengali) (29). Bien qu’il soit nécessaire de prendre en compte le "rendement" de la chaîne énergétique, l’efficacité de la transformation des ressources en biens de consommation, et celle des techniques anti-pollution (30), la consommation énergétique est en effet le meilleur indicateur, non seulement des ponctions faites sur les ressources terrestres (non renouvelables), mais aussi de l’impact sur l’environnement naturel et humain ; pétrole et dérive climatique sont, à travers l’effet de serre dû au dégagement de gaz carbonique, le plus saisissant raccourci que l’on puisse évoquer à cet égard.
Ainsi, plutôt que de dénombrer les humains en individus, est-il bien plus judicieux de les décompter en "équivalents homme-énergie" (ou "esclaves énergétiques"), l’unité de base pouvant être l’agriculteur primitif, produisant/consommant quotidiennement 3.000 kilocalories (énergie renouvelable), âges et sexes confondus, soit encore 0,1 tep/personne/an. Sur ces bases, le Monde développé (Europe, y compris l’ex-U.R.S.S. + Amérique du Nord + Japon + quelques autres nations), soit 30% de la population mondiale, compte pour 85% dans la consommation énergétique globale, l’inverse évidemment pour le Monde sous-développé (voir tableau 7). En d’autres termes encore, une nouvelle naissance dans les pays développés pèse 15 à 20 fois plus qu’une naissance dans le Tiers monde, et l’on peut même à terme multiplier ce chiffre par 2 puisque les chances de parvenir à l’âge adulte n’y dépassent pas localement 50%. Par rapport à l’immédiat avant-guerre, la France a vu son "équivalent-population" sensiblement décuplé, et ceci plus par le niveau de consommation que par la population proprement dite.
On mesure donc le degré d’incompétence, ou d’égoîsme, que pouvait recéler la déclaration faite en 1973 par le Gouvernement français : "50 à 100.000 naissances par an de plus ou de moins dans le monde ne sont qu’une goutte d’eau dans l’évolution de la population mondiale. Par contre, 50 à 100.000 naissances en plus ou en moins en France, c’est vital". Et ce que nous disons en termes de population vaut également en termes de sur-population : bien qu’ayant développé le programme nucléaire le plus ambitieux du monde, la France importe encore plus de la moitié de son énergie, si bien que toute nouvelle naissance doit être considérée, de ce point de vue, comme aggravant à 100% la dépendance énergétique, et ce pour trois quarts de siècle encore.
Une autre erreur consisterait à ne pas voir à quel point notre agriculture et notre alimentation sont tributaires de l’énergie, à travers notamment les engrais, la mécanisation, l’irrigation et, d’une manière générale, tout progrès scientifique et technique. Nos céréales sont désormais davantage nourries de pétrole que du soleil et de la sueur des hommes. Or l’adéquation ressources alimentaires/population n’est pas faite pour rassurer : certes, la production alimentaire mondiale totale croît linéairement (entre 1960 et 1990, elle a été multipliée par 2,1) mais, d’une part la population a cru presque autant (de 3,0 à 5,8 milliards) et, d’autre part cette augmentation de la production alimentaire est inégalement répartie : positive en Europe et en Asie, elle est faible en Amérique du Sud et en Afrique ; dans ce dernier continent, le niveau de vie baisse depuis une quinzaine d’années, un progrès agricole de 1% à peine par an ne compensant pas une croissance démographique annuelle de 3% (René DUMONT in BROWN, 1989)(31).
Les perspectives ne sont pas meilleures à moyen terme : le coût de l’énergie et des transferts de techniques vers le Tiers monde (dont la dette s’accroît) ne saurait diminuer dans les années à venir ; les meilleures terres ont été déja mises en valeur et les conséquences du défrichement forestier viendront réduire les gains agro-alimentaires.
Enfin - et surtout peut-être - si les pronostics de dérive climatique consécutive au relâchement de gaz à effet de serre (gaz carbonique, mais aussi méthane et oxydes d’azote, tous liés à l’énergie et/ou à l’agriculture) se confirment, deux dangers de dérèglement écologique menacent l’Afrique d’une part ("sahélisation" croissante), l’Asie du Sud-Est d’autre part (accentuation du climat de mousson, avec inondations subséquentes, aggravées par un déboisement des bassins versants lui-même consécutif à la surpopulation).
En outre, la surpopulation est en elle-même un facteur aggravant de toute catastrophe, naturelle ou d’origine anthropique. "Dans certaines régions du Globe, on voit clairement la pression démographique pousser certaines populations à s’établir dans des zones dont elles savent (?) qu’elles sont sujettes à des typhons (par exemple le Golfe du Bengale, au Bengladesh), du volcanisme (par exemple le Pinatubo, aux Philippines), ou des calamités industrielles (par exemple la raffinerie Pemex, dans la banlieue de Mexico" (FISCHER, 1992 ). Dans le delta du Gange, en mai 1985, une lame d’eau de 15 mètres de haut consécutive à un cyclone a provoqué la mort de plus de 20.000 personnes, et sinistré 10 millions d’individus (RAMADE, 1987, p. 86), souvent dans des zones que les voyageurs du siècle dernier décrivaient occupées par la jungle, ou par une agriculture extensive prospère (selon les critères de l’époque). Un spécialiste d’écologie animale verrait volontiers là un processus de "régulation démographique dépendant de la densité" !
Car le problème des surfaces considérées comme ressources mérite également d’être posé, même si là encore sophismes, hypocrisie ou idées reçues fleurissent abondamment : "La faible densité de notre pays par rapport à celle des autres pays européens est un phénomène bien connu, mais il n’est tout de même pas mauvais de rappeler les chiffres. En 1969, la densité française est de 91 hab./km2 (103 en 1993), alors que la densité de l’Allemagne fédérale est de 233 et celle de la Belgique de 314 hab./km2" (Joseph FONTANET, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Population, 1969). En oubliant aussi facilement de mentionner les surfaces absolues en cause, et le mode d’occupation du territoire, dans l’espace comme dans le temps, pourquoi ne pas dramatiser la situation de la principauté de Monaco, ou rassurer les Algériens dont la densité humaine n’est après tout que le dixième de celle de la France ? (32).
En France d’ailleurs, une autre question où interfèrent population, surfaces et énergie, est celle des transports : alors que la Vallée du Rhône est désormais officiellement qualifiée de "couloir saturé" - et pas seulement lors des migrations estivales - songe-t-on au problème que poserait un pays 2 fois plus peuplé qu’il ne l’est actuellement ? Faudrait-il doubler - en les superposant faute de place - l’autoroute, les deux routes nationales et les 2 voies ferrées déja existantes ?
Faudrait-il distribuer des permis de circulation ou répartir les jours pairs/impairs selon le patronyme des voyageurs ? L’opposition des populations locales au tracé du nouveau T.G.V.-Sud-Est n’est-elle pas une "rétroaction négative psychosociale" dont la dimension semble avoir totalement échappé aux décideurs pronatalistes ?
Traduits en termes démo-énergétiques, deux scénarios respectivement utopiste et réaliste (optimiste ou pessimiste, ou l’inverse) peuvent être établis à partir de la situation mondiale actuelle (cf. tableau 8) :
– Dans le premier scénario, "officiel", la population du Globe atteindrait (seulement) 10 milliards d’habitants au milieu de siècle prochain, et les pays actuellement sous-développés mériteraient enfin d’être considérés comme "en voie de développement", ayant quadruplé leur consommation énergétique individuelle (donc, en gros, leur niveau de vie), en partie grâce aux économies faites par des riches. Dans ces conditions, la consommation mondiale d’énergie serait doublée... celle du gaz carbonique également, avec plus de la moitié dû au Tiers monde contre un sixième à l’heure actuelle. En d’autres termes, que se passera-t-il le jour où chaque Chinois, du vélo voudra passer au vélo-moteur, voire à la 2-chevaux ?
– Dans le second scénario, la croissance démographique ne serait pas jugulée, ni chez les pauvres ni chez les riches, et la population mondiale atteindrait 12 milliards d’habitants en 2050. L’égoïsme hyper-industriel amènerait à 9 Gtep/an la consommation énergétique des Occidentaux (ceci malgré tous les progrès techniques, mais sous l’amplification de la consommation, notamment celle des transports et des loisirs énergivores), et contraindrait le Tiers monde à une hausse minime de son niveau de vie (de 0,25 à 0,3 tep/personne/an). Dans ces conditions, paradoxalement, la consommation mondiale serait inférieure de 2 Gtep à celle du précédent scénario, les pauvres ne tenant encore qu’une responsabilité mineure (25% contre 15 % actuellement) dans le pillage des ressources énergétiques et ses effets pervers sur l’environnement. Mais un tel système est-il "soutenable" à l’échelle géopolitique ? Comme le disait BERGSON, il y a un demi-siècle : "Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars".
COMMENTAIRES
Certes, le nombre de chômeurs n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui (et pour plusieurs années encore si nul changement structurel ne survient) ; certes, le vieillissement général de la population est une tendance que rien ne semble pouvoir inverser dans un proche avenir ; certes, on peut même envisager une stabilisation, voire une légère décroissance de la population française à partir de 2045 environ.
Mais avec une population totale plus forte qu’elle n’a jamais été (et la perspective d’un accroissement supplémentaire pour les 30 prochaines années), avec une descendance finale des générations actuelles assurant le renouvellement des classes d’âge, avec un pourcentage d’actifs potentiels plus élevé qu’il n’a jamais été (et la garantie d’un nouvel accroissement pour les 10 années à venir), avec une population "active occupée" plus élevée en absolu qu’elle n’a jamais été (entre 1975 et 1991, elle est passée de 21,4 à 22,3 millions d’individus ; LEBAUBE, 1993), avec un P.I.B. plus élevé qu’il n’a jamais été (et un taux de croissance qui n’est descendu qu’une fois, et très légèrement, en dessous de zéro entre 1971 et 1992), avec une consommation des ménages plus élevée qu’elle n’a jamais été (de 1974 - crise de l’énergie - à 1992, elle a été multipliée par 1,6 en francs constants), la France est atteinte d’une "sinistrose démo-économique" dont la rationnalité ne paraît pas toujours évidente.
Rien ne semble en effet justifier la moindre panique, le pire étant d’ailleurs d’adopter des attitudes, voire des mesures, non seulement inefficaces (car on ne commande pas, ou peu, à la démographie) mais éventuellement nocives. Plus nettement, les difficultés actuelles du Monde occidental sont d’ordre économique bien avant d’être d’ordre démographique, et le décalage est tel entre certaines opinions - même au plus haut niveau - et la réalité, que l’on doit s’interroger sur ce qui motive profondément les pronatalistes, comme les "antinatalistes" d’ailleurs ou, plus exactement, les partisans de la C.D.Z. (Croissance Démographique Zéro).
La préoccupation majeure de ceux-ci est sans nul doute la distorsion croissante existant, sur l’ensemble de la planète, entre population et ressources et, consécutivement, impact sur l’environnement (pollutions et déchets ; changements globaux ; atteintes à la biodiversité, naturelle et humaine). Ce qui les inquiète peut-être le plus, c’est de savoir que la "solution" existe, telle que la Nature l’utilise lorsque pullulent les lemmings : une folie suicidaire, à fondement génétique et hormonal, s’empare de ces malheureux "stratèges r" et les jette sur les chemins puis à la mer pour sauvegarder l’espèce. Au moins ont-ils l’excuse de la non-conscience.
Pour les pronatalistes, les motivations sont plus nombreuses et plus complexes, conscientes ou inconscientes, avouées ou non. On retrouve pourtant chez eux le même souci de l’avenir, la même inquiétude devant le "grouillement humain" ; mais la différence est que leur réflexion se situe à d’autres niveaux : non pas celui de la biosphère et de l’espèce, mais celui du "clan", qu’il soit familial, corporatiste, national.
Pour des raisons historiques qui seraient à approfondir, il y a toujours eu en France des hommes cherchant à (se) faire peur en invoquant la pullulation de l’autre, hier l’Allemand (voir en note (33) le texte de Friedrich SIEBURG, écrit il y a 70 ans, et dans ce volume le texte sur Humanae vitae)... aujourd’hui l’Arabe... Le double traumatisme créé par l’hécatombe de 1914-1918 et la débacle de juin 1940 (34) a certainement beaucoup fait - utilisé d’ailleurs successivement par les pouvoirs pétainiste et gaulliste - pour assimiler "dénatalité" et "enfant unique" des classes moyennes dans la première moitié du XXe siècle à l’idée de défaite et de déclin ;
s’y ajouta également la perte des colonies, autant de taches roses en moins sur les cartes terrestres (35). Car les "géo-démographes" donnent une bonne image rétrospective de cet état d’esprit, lorsque les livres des écoliers français regorgeaient de vaniteuses statistiques sur les milliers de km2 possédés, les millions de tonnes de charbon extraites, les millions de têtes de bovins, caprins... humains, faisant la grandeur et la force du pays, ce sur quoi renchérissait l’historien :
"L’historien sait que la puissance des nations dépend largement du niveau de leur population. La montée en force de la France durant les XVIIe et XVIIIe siècles n’est pas la conséquence du génie de Louis XIV jeune ; la France à l’époque est d’abord le pays le plus peuplé d’Europe. Lorsque Bonaparte prend le pouvoir, il impose sa loi à un pays de 28 millions d’habitants, alors que la Russie de l’époque lui est seule comparable. Donc l’historien constate qu’il existe une corrélation entre le nombre des habitants et la majesté du prince." (Georges SUFFERT, 1983) (36).
Cette volonté de puissance, version négative de la crainte de la mort, individuelle et collective, se retrouve aujourd’hui dans l’angoisse de la "submersion" jaune, brune ou noire, et la phobie de l’immigration et de l’insécurité. Comme si - moyennant certaines conditions numériques et culturelles - l’immigration n’avait pas toujours été en France (et ailleurs) un facteur d’enrichissement dans tous les domaines qualitatifs : artistique, scientifique, économique voire politique.
Et même si la volonté de survivre en tant que groupe social n’est pas en elle-même condamnable - c’est même l’une des caractéristiques essentielles de toute vie - il est étrange que ceux qui semblent y être le plus attachés ne voient pas que la donne a radicalement changé : que la France, et l’Europe, comptent au milieu du siècle prochain quelques millions ou dizaines de millions de citoyens en plus ou en moins n’aura absolument aucune importance devant les milliards de concurrents potentiels. Ce qui comptera sera soit l’heureuse négation du problème par l’adéquation population/ressources en tous points du Globe, soit un combat sans merci où les armes seront celles-là mêmes qui ont fait, à tort ou à raison, le "succès" occidental depuis un siècle : l’esprit d’invention, d’innovation, d’entreprise, toutes qualités qui ne dépendent qu’au troisième ordre du nombre, mais bien plus en principe du niveau éducatif et culturel d’une collectivité, de son sentiment d’identité et de la confiance qu’elle place en elle-même sur des bases raisonnées (37).
D’ailleurs, ce qui gouverne la natalité relève plutôt du sentiment de sécurité ou d’insécurité projeté sur l’avenir que ressentent les générations reproductrices, comme de la conscience d’appartenir à une communauté responsable. La baisse récente de la natalité tient aussi beaucoup au développement d’une société plus matérialiste et individualiste que jadis (38), constat sur lequel le régime de Vichy portait par anticipation la condamnation de "l’esprit de jouissance" et opposait le tryptique "Travail-Famille-Patrie".
Car on ne saurait évacuer - au delà de toute "stratégie démographique" - la dimension dite morale de la natalité, dimension survenue bien plus tôt qu’on ne le pense dans nos sociétés : comme l’a déjà fait remarquer Robert HAINARD, ce n’est pas lorsque l’indicateur de fécondité approche de 2 que les communautés religieuses (39) doivent s ’émouvoir et se poser le problème des techniques contraceptives ; c’est bien avant, dans la mesure où la fécondité naturelle d’un couple humain est de l’ordre de 10 enfants : les 8 premiers "éliminés" n’auraient-ils donc pas l’importance théologique des 2 suivants ? Comme à la Conférence de Rio sans doute (TABAH, 1992), "la question ne sera pas posée".
Tout contrôle des naissances ne saurait d’ailleurs, pour un biologiste, être dissocié du "contrôle des décès", qui ne sont que les 2 faces d’une même médaille, celle de la maîtrise du couple vie/mort. Il est éminemment curieux, avec quelque recul, que la grande majorité des institutions religieuses aient accepté et même encouragé le contrôle de la mort (y compris l’acharnement thérapeutique) - qui dépend pourtant de Dieu -et sévèrement interdit le contrôle de la vie (40), qui ne dépendrait que de Lui (41). Afin d’écourter, le plus humainement possible, la période de transition démographique du Tiers monde, notre oeuvre colonisatrice et civilisatrice - dont on ne saurait nier ni dénigrer la sincérité et le dévouement de la plupart de ses acteurs, laïcs et/ou religieux - aurait dû conditionner l’emploi de l’antibiotique à celui du stérilet : "Une juste limitation de la prolificité humaine n’est pas plus antinaturelle que la vaccination et le traitement des maladies par les antibiotiques" (Jean DORST, 1965).
***
Décidément, et comme en bien des domaines, nos problèmes sont nés de nos succès. Désormais la population n’est plus en soi une richesse, mais une responsabilité, à placer au plus haut niveau, celui de la Biosphère. Et pour répondre à ce défi majeur du prochain millénaire, l’erreur à ne pas commettre serait d’attendre de la science et de la technique la réponse à nos préoccupations d’espèce. Plus que de nouveaux miracles technologiques, ce que l’Homme doit désormais demander à son intelligence, c’est de "se penser elle-même", à l’exemple des modèles de réussite vitale qui nous entourent, et nous ont précédés. Non seulement la démographie doit cesser d’être mise au service de l’économie, mais la démographie humaine doit enfin obéir, sous peine d’être sanctionnée, à la démographie écologique.
NOTES
1 "Idéale" conformément à 3 critères opportuns : la stabilité globale, le rapport actifs/inactifs, le rendement démo-énergétique (les ressources investies dans le jeune âge sont parfaitement rentabilisées). Inversement, la forme "en diabolo" est la plus pénalisante, car elle connaît un rapport actifs/inactifs peu favorable.
2 "Cohorte" : ensemble d’individus nés au même moment (année) et suivis jusqu’à leur décès, individuellement et collectivement. "Conscrits" et "conscrites" constituent ainsi une même cohorte annuelle humaine.
3 D’où la boutade : "L’Homme de Cro-Magnon vivait en moyenne 15 ans. Comment pouvait-il se reproduire ?".
4 A Crulai (Normandie), "à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIII, les tables de mortalité montrent que sur 1.000 enfants nés vivants, 220 mouraient l’année même de leur naissance et 150 autres entre 1 et 5 ans, et qu’à l’âge de 18 ans, la survie d’une cohorte initiale de 100 naissances est seulement de 50" (L. TABAH, cité par TAPINOS, 1978).
5 En effet, conformément aux données citées sous (4), on a :
220 x 0,5 an = 110
150 x 3ans = 450
l30 x 9ans = 1.170
500 x 60 ans = 30.000
31.730
soit 32 ans de durée de vie moyenne
6 A un coefficient k près, puisque seule une faction de la population est (potentiellement) reproductrice. Le nombre de naissances par unité de temps dN/dt est alors logiquement proportionnel au nombre de parents N, conduisant à l’intégration exponentielle.
7 Le modèle exponentiel peut être infléchi dans 2 directions opposées :
– soit les nouvelles naissances, dans un contexte matériel et/ou intellectuel favorable, amènent à un gain important de bras et de cerveaux utiles, et la croissance s’emballe. C’est le modèle (secondaire) "sur-exponentiel" (voir plus loin dans le texte) ;
– soit les naissances se font jour (sic) dans un contexte défavorable, ne serait-ce qu’en raison de la surpopulation, et un "terme de freinage" transforme l’exponentielle en sigmoïde, ou courbe "logistique" ; la croissance atteint alors un palier. On dira qu’une rétroaction négative a régulé le système.
8 Dans l’hypothèse arithmétique, ou additive, les nouveaux venus ne sont pas considérés comme reproducteurs, alors qu’ils le sont dans le modèle géométrique, ou exponentiel.
9 Pour toutes les espèces (et n’en déplaise à ces messieurs !) la démographie ne dépend que du nombre de femelles, dont il importe peu - toutes choses égales d’ailleurs - qu’elles "fonctionnent" sous régime monogamique, polygamique, monoparental ou "occasionnel".
10 Du moins pour les espèces - nombreuses - qui, comme l’homme, connaissent un sexe-ratio voisin de 1, c’est-à-dire un nombre sensiblement égal de mâles et de femelles, à la naissance et à l’âge reproducteur.
11 Dans la société française des XVIIe-XIXe siècles, le mariage tardif et le pourcentage non négligeable de jeunes filles embrassant le célibat ecclésiastique constittiaient autant de modes de régulation démographique semi-conscients.
12 "Les laps de temps séparant les diverses étapes (de l’évolution des sociétés humaines) ne sont pas constants, mais de plus en plus courts [...]. Ainsi - les mathématiciens pourront critiquer, mais comprendront cette expression - le caractère contracté de l’échelle des temps fait de la progression énergétique individuelle un phénomène en quelque sorte super-exponentiel." Quant à la démographie, "c’est encore une croissance super-exponentielle. Si nous conjuguons deux fonctions elles-mêmes déjà fortement exponentielles, nous obtenons une fonction "encore plus exponentielle" : la consommation énergétique collective est à qualifier, sans exagération aucune, de phénomène hyper-exponentiel" (LEBRETON, 1978, pp 77-78).
13 Sauf mesures coercitives conduites par des gouvernements simultanément éclairés (du point de vue démographique) et totalitaires (du point de vue politique) comme - mais sur quelle échelle et avec quel succès réel ? - la Chine communiste.
14 D’après KEYFITZ (1989), les programmes mexicain ou indonésien de contrôle des naissances ont déja porté des fruits :
– au Mexique, de 45 p. mille en 1973, le taux de natalité est descendu à 31 p. mille 15 ans après ;
– en Indonésie, entre 1972 et 1989, la fécondité moyenne est passée de 5,6 à 3,4 enfants/femme (et la mortalité infantile a sitnultanément baissé de 40%).
Une compilation des données fournies par cet auteur permet de dresser le tableau suivant, où les chiffres sont relatifs aux pourcentages de pays où respectivement plus de 50%, de 30 à 50%, de 10 à30% et moins de 10% des couples pratiquent un mode de contrôle des naissances (tableau 9).
Ainsi, en Amérique du Sud et en Asie, plus de la moitié des pays connaissent un statut contraceptif honorable, avec plus de 30, voire plus de 50% des familles concernées. En Afrique Noire par contre (qui, pour paraphraser René DUMONT, non seulement semble mal partie, mais même pas partie du tout), 21 pays sur 25 ont une politique contraceptive qualifiable de dérisoire, avec moins de 10% des couples concernés.
15 D’où, a contrario, la formule (qu’il qualifie lui-même d’horrible) d’Albert JACQUARD : "Chaque fois qu’on empêche un enfant de mourir, on se condamne à empêcher un enfant de naître".
16 Dont ca 10% de naissances de parents étrangers, alors que ceux-ci ne représentent en principe que 6,5% (3,7/57,5 millions) de la population. Il est vrai que l’immigration touche plutôt les classes d’âge fécondes, à quoi s’ajoute une plus grande prolificité.
17 Pratique parfaitement illégale puisque, le "droit du sol" étant la règle en France, les enfants nés sur son territoire de parents naturalisés et même (partiellement) étrangés sont citoyens français, et ne sauraient donc être écartés des statistiques. La révélation de ce fait par Hervé LE BRAS aurait coûté son poste à ce chercheur.
18 Avec un différentiel de près de 8 ans en faveur du sexe féminin (73 et 81 ans respectivement ; cf. figure 5).
19 On peut toutefois trouver un bon revers à cette médaille, dans la mesure où, pour la première fois et pour une décennie environ, le nombre de personnes accédant à la retraite et libérant donc (en principe) un emploi, dépassera (de 50.000 environ) le nombre de jeunes demandeurs d’emploi.
20 Entre 1980 et 1990 en France, l’âge moyen au premier mariage a augmenté de 2,6 ans, pour les femmes comme pour les hommes. Ce décalage de l’accession au stade reproducteur est d’ailleurs un trait K connu chez d’autres mammifères que l’homme (par exemple chez le chamois), où il constitue une réponse à la saturation des capacités d’accueil du milieu.
21 En effet, pour obtenir l’exacte mesure de la descendance finale d’une cohorte, "il faut attendre qu’elle ait terminé sa vie féconde, ce qui veut dire qu’en 1993 la génération la plus récente pour laquelle cet indicateur est définitivement connu est celle qui est née 50 ans plus tôt, soit 1943". En pratique, les 15 dernières années de fécondité sont estimées sans trop d’erreurs, et l’indicateur est disponible pour les cohortes antérieures de 35 ans au moins à chaque année considérée. Les chiffres généralement présentés sont calculés "en repérant les générations non pas par leur année de naissance mais par l’année où elles atteignent 27 ans, âge moyen à la maternité" (VALLIN et MESLE, 1993).
22 Entre 1970 et 1991, la dépense annuelle moyenne de santé est passée de 3.500 à 10.000 francs (constants) par personne (de 5,2à 8,5% du P.I.B.).
23 Puisque, dans une population stable d’année en année, 12 (2 + 10) oiseaux à la fin de l’été se retrouvent au nombre de 2 à l’orée du printemps suivant. Implicitement, au moins 8 des 10 jeunes ne survivent donc pas à la mauvaise saison.
24 Culturellement, le pourcentage des actifs devrait baisser en raison de l’allongement de la durée des études. On peut à la limite envisager la règle des trois tiers : 0-25 ans pour l’âge d’éducation ; 25-50 ans pour l’âge de pleine activité ; 50-75 ans pour l’âge de pré-retraite et de retraite.
25 D’autres sources (D. FREMY et M. FREMY, 1991) amènent à la même conclusion pour la classe d’âge 20-64 ans : de 1860 à 2050, valeur moyenne égale à 57,8% (écart-type 2,1%), de 1975 à 2025, valeur moyenne 58,0% (écart-type 1,9%), avec maximum absolu : 60,2%, en l’an 2000.
26 On pourrait même penser que, dans une certaine mesure, de faibles effectifs jeunes constituent - au moins transitoirement - un avantage économique dont ont bénéficié, et bénéficient encore, des pays comme l’Allemagne de l’Ouest et le Japon. En fait, ce paramètre est de second ordre, ou de déterminisme incertain : "La baisse de la fécondité dans les pays industrialisés, antérieure à la crise économique, n’a pas épargné des pays comme l’ex-R.D.A. ou la Suisse, qui pourtant ne connaissent pas le chômage ; à l’inverse, le seul pays d’Europe dont la fécondité augmente est la Pologne, en dépit de la gravité de la crise économique et sociale du pays" (Larousse de la Nature, oct. 1992).
27 Dans le premier cas, d’infrastructures et d’éducateurs (le budget de l’Education nationale est le plus élevé de l’Etat, qui est aussi le plus gros employeur de la nation) ; dans le second cas, actuellement, de consommation touristique et culturelle ; dans les deux cas de services de santé, également créateurs d’emplois, du personnel médical et de service aux industries pharmaceutiques et d’équipement médicochirurgical.
Il est vrai que les vingt années du 3ème âge coûtent plus cher (ce que l’on peut lire : contribuent davantage à l’économie et à l’emploi...) - 2 à 3 fois plus - que celles du jeune âge, notamment du point de vue médical. Mais il est tout aussi vrai que le vieillissement n’augmente pas vraiment les dépenses de santé, tendant plutôt à les repousser car leur maximum se situe peu avant la mort, quelle qu’en soit la date, et dépend plutôt de la sophistication croissante des techniques et des pratiques de diagnostic et de chirurgie. On ne peut négliger en outre le poids croissant des jeunes handicapés (génétiques ou accidentels, ces derniers dans la tranche d’âge 15-25 ans), voués à des décennies de soins très coûteux.
28 Pour les économistes, la "ménagère" est donc considérée comme non active, car n’apparaissant pas dans la comptabilité officielle explicite. Même remarque pour le bénévolat des adultes, retraités ou non.
29 t.e.p. ""tonne équivalent pétrole (en contenu énergétique).
30 Notamment le "coefficient d’élasticité énergétique, qui donne un équivalent P.I.B. / Energie. L’ensemble peut varier d’un facteur 1 à 5 ; cf. l’économie comparée des U.S.A. et de l’ex-U.R.S.S., dont les consommations énergétiques sont du même ordre de grandeur, et les niveaux de vie (et de pollution) bien différents.
31 D’après la courbe fournie in BROWN (1989), p. 18, la production mondiale céréalière par habitant égale à 250 kilos en 1950 (= ca 2750 kcal./jour/personne) semble s’être stabilisée à 310 kilos, avec des hauts et des bas, depuis 1975 environ.
32 De même l’Egypte ne compte-t-elle en moyenne que 51 hab./km2, mais 2.000 dans les 30.000 km2 favorables de la vallée du Nil, et jusqu’à 250.000 (Soit 4 m2 au sol par habitant) dans certains quartiers du Caire.
33 "La conscience qu’a l’Etat d’être impuissant en face de ces phénomènes (la natalité en France) a fini par créer une sorte d’inquiétude biologique officielle et a contribué à accréditer la légende de la force décroissante de la France. Cette crainte s’est trouvée confirmée par d’innombrables comparaisons avec l’Allemagne, bien que le chiffre de la natalité allemande n’ait cessé de baisser depuis la guerre (de 1914-18) et que la proportion soit presque la même qu’en France. La fameuse opposition entre la vieille et noble Franoe qui repose et l’Allemagne jeune et barbare qui croît à l’aveuglette a fini par prendre corps. On eut, telles d’immenses fresques, les visions d’une horde blonde dont ni raison ni moeurs ne réfrènent l’instinct de reproduction, et qui n’ayant pas à compromettre de trésors millénaires, grouillante et innombrable, monte à l’assaut de la civilisation humaine et de la France." (SIEBURG, 1930). En effet, en 1920, les taux annuels de fécondité de la France et de l’Allemagne étaient égaux (2,6%), de même encore en 1936, à savoir 2,1% (BOYER, 1976).
34 On sait aujourd’hui que la défaite de 1940 int bien plus la conséquence de l’incompétence de l’Etat-major (et de certaines pusillanimités politiques) que d’une véritable carence en effectifs et/ou en matériel.
35 En Allemagne et au Japon au contraire, la forte densité et l’absence de possessions coloniales ont sans doute contribué à développer l’agressivité territoriale ; la Seconde Guerre mondiale a (donc) été suivie de régression nataliste, et la collectivité a investi (avec le succès que l’on sait) dans la croissance et l’expansion économiques, autre forme moderne de la guerre. En Allemagne, l’indicateur conjoncturel de fécondité est actuellement égal à 1,35, soit 0,4 point en dessous de la France. Au Japon, entre 1948 et 1990, la natalité est passée de 34 à 12 p. mille par an, l’accroissement démographique de 22 à 5 p. mille.
36 Parfaitement exact pour les époques évoquées, mais un tantinet égoïste, voire cynique : n’est-ce pas justement sous Louis XIV et Napoléon que la France - et l’Europe par voie de conséquence -connurent bien des deuils et des souffrances ?
37 Mais non pas les "armes du riche" auxquelles on pourrait penser : en quoi la possession par la France de l’armement nucléaire pourra-telle vraiment la protéger en 2010 des boat-peoples maghrébins, si pareille éventualité devait se présenter ?
38 Un humoriste, peut-être plus sérieux que bien des experts, a même prétendu que le modèle actuel de la famille à 2 enfants était prioritairement dû à la largeur du siège arrière des automobiles européennes !
39 Catholique et islamique surtout, correspondant aux deux civilisations historiquement les plus conquérantes.
40 Avec les notables exceptions de la peine de mort et de la pratique de la guerre, auxquelles les religions se prêtent avec les Contorsions moralisatrices nécessaires.
41 On ne reconnaîtra une certaine logique interne qu’à la secte des Témoins de Jéhovah, qui refuse simultanément contraception et médecine, restaurant ainsi une certain équilibre démographique, tout en bénéficiant néanmoins de la diminution générale des épidémies due au comportement du reste de la population.
RÉFÉRENCES
ANONYME (1993) ,in L’Express, 17juin, p. 109.
J. BLONDEL (1979), Biogéographie et Ecologie, Masson, Paris, 173 p. P.
BOYER (1976), "Population" in L’Homme et son environnement, Retz-C.E.P.L. édit., pp 370-392.
L. BROWN (1989), L’Etat de la Planète, Economica, Paris, 389 p.
J. DORST (1965), La Nature dénaturée, Delachaux-Niestlé, Neuchâtel, 190p.
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N. KEYFITZ (1989), "La population humaine en expansion", in Pour la science, no 145, pp 74-83.
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H. LE BRAS (1991), Marianne et les lapins, l’obsession démographique, édit. Orban.
Ph. LEBRETON (1978), L’Ex-Croissance, Denoël, 346 p.
F. MEYER (1974), La surchauffe de la croissance, Fayard, Paris
F. RAMADE (1987), Les catastrophes écologiques, McGraw-HilI, 318 p.
P. RONZON (1979), "Planète Terre : trop ou pas assez d’habitants ?" in A l’écoute du Monde, décembre 1979, pp 9-12.
F. SIEBURG (1930), Dieu est-il français ? Grasset, Paris, 370 p.
G. SUFFERT (1983), "Natalité, le déclin français", in Le Point, 25 juillet 1983, pp 31-36.
L. TABAH (1992), "Environnement et population : l’inéluctable liaison", in Le Monde, 10 juin 1992, p. 2.
G. TAPINOS (1978), "Les déséquilibres démographiques", in Universalia, EncycL Univers., pp 85-91.
J. VALLIN, F. MESLE (1993), "Naître, Grandir, Vieillir", in L’Etat de la France 93-94, La Découverte, Paris, pp 46-55.
ANNEXE GÉNÉALOGIQUE ET DÉMOGRAPHIQUE
Par rapport aux recensements ou sondages officiels, les documents généralogiques présentent le défaut statistique de porter sur de petits nombres. Mais leur qualité ne saurait être mise en cause : finesse de la documentation et fiabilité (surtout pour les temps anciens documentés).
Les archives personnelles ici utilisées (Ph. LEBRETON, "Mille ancêtres de Sylvie et Vincent LEBRETON", in Généalogie et Histoire, Bull. C.E.G.R.A., 1984, no 39, pp 34-38, no 40, pp 32-36 ; 1985 et no 42-43, pp 47-54) portent sur 416 personnes (226 hommes et 190 femmes) originaires du nord-est du Massif central (de la Creuse à l’Isère, notamment dans le Rhône, la Loire et la Haute-Loire), de nos jours au début du XVIIe siècle. Leur condition modeste (paysannerie, artisanat, petite bourgeoisie) ne peut que minimiser les longévités par rapport aux catégories sociales plus favorisées (bourgeoisie et clergé), plus comparables en niveau de vie aux populations actuelles.
La généalogie s’intéressant par définition à des adultes reproducteurs, l’âge au décès des générations successives fournit donc une bonne estimation de "l’espérance de vie du jeune adulte", pris à 20 ans pour simplifier. Pour chacune des 416 personnes référencées, nous disposons des dates exactes de naissance et de décès, permettant ainsi de calculer la longévité moyenne de chaque génération, sexes confondus ou non, chaque génération étant située dans le temps par la date moyenne de naissance de ses représentants.
Age moyen au décès
1. Sexes confondus
Même sur le petit échantillon considéré (génération III et IV, n = 12), la tendance récente à l’augmentation de la longévité (environ 79 ans) est bien visible, pour les personnes nées depuis la fin du XIXe siècle (tableau 1’).
Par contre, pour les générations V à XII, soit du milieu du XIXe siècle au début du XVIIe, si une progression est indéniable statistiquement (coefficient de régression linéaire r = + 0,816 ; d.d.l.= 7, soit risque statistique p <0,01), la pente en est faible, égale à un gain de 2/3 d’années seulement par génération, soit environ deux ans par siècle. (On pourrait éventuellement détecter un palier à 60,8+1-1,2 ans pour les générations VIII à XII, suivi d’une ascendance à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, mais la taille de l’échantillon ne permet pas d’être plus précis)(Voir figure 1’).
2. Sexes séparés
Hommes : Calculée sur les générations V à XII, la courbe représentative de la distribution des âges au décès est largement étalée - valeurs extrêmes : 26 ans 11 mois (Jean MOYNE, 1713-1740, Loire) et 90 ans 2 mois (Philibert CHAVANIS, 1645-1736, Rhône ; le cas du centenaire Claude SAINT-LAGIER, récemment porté à notre connaissance, n’a pas été pris ici en considération) - mais parfaitement régulière (voir figure 2’), avec une moyenne à 63 ans et un mode (adulte) à ca 67 ans.
Femmes : Alors que, de la génération VII à la génération XII (soit aux XVIIe et XVIIIe siècles), l’espérance de vie à 20 ans était égale à 43,7 (écart-type 4,6 ans) pour les hommes, elle ne valait que 38,9 ans (écart-type 2,4 ans) chez leurs épouses ; cette différence de près de 5 ans (en sens inverse de la différence de 8 ans de la génération actuelle) n’est toutefois pas parfaitement assurée d’un point de vue statistique (test de Student ; t = 2,07 ; d.d.l. = 10, p = 0,06) en raison de la taille de l’échantillon (elle le devient, t = 3,08 ; d.d.l. = 12, p = 0,01, en incluant les générations masculines V et VI dans le calcul). Une augmentation de longévité égale à 20 ans est parfaitement perceptible entre les générations féminines VII et IV, soit durant tout le XIXe siècle (qui correspond en France à une première baisse de la natalité).
Calculée également sur les générations V à XII, la courbe représentative de la distribution des âges au décès est aussi étalée que celle des hommes (valeurs extrêmes : 22 ans 8 mois (Philiberte CHOLLETON, 1789-1812, Loire, décès accidentel) et 91 ans 5 mois (Françoise LAGOUTTE, 1808-1900, Saône-etLoire). Mais le profil de cette courbe (figure 3’) est très différent de celui noté pour les hommes : on observe en effet 2 maximums à ca 58 et 66 ans. Un doute pouvant exister quant à la réalité du creux ainsi noté pour la tranche d’âge 60-64 ans, le calcul a été repris pour chacun des deux sous-ensembles constituant, à partir de la génération II, le matériel généalogique utilisé : dans les deux cas, le minimum et les deux maximums l’encadrant se situent exactement aux memes coordonnées, ce qui semble bien attester la validité de l’observation.
Durée de génération
Alors que pour les générations II à IV (fin du XIXe siècle à nos jours), la durée moyenne séparant les générations consécu tives est égale à 26-27 ans (tableau 1’), celle des 7 générations précédentes atteint 31 ans en moyenne ; la différence tend à être significative (t = 1,98 ; d.d.l. = 8, p = 0,07) et correspond classiquement à la diminution de la fécondité dans le siècle (et demi) écoulé, la famille se réduisant alors aux deux ou trois naissances viables les plus précoces.
Une simulation (tableau 2’) permet de saisir l’importance de ce paramètre sur l’accroissement démographique, et la nécessité de travailler en temps "biologique" plus que "chronologique".
Commentaires
Le présent document, conforme aux données démographiques générales, mal connues du public, permet d’illustrer les points suivants :
- L’espérance de vie à vingt ans (= adultes potentiellement reproducteurs) est égale à ca quarante ans en moyenne dès le début du XVIIe siècle (contemporains de la mort de Henri IV), pour s’accentuer (+15 ans) à la fin du XIXe siècle : il n’y a donc pas là un phénomène aussi ample et récent qu’on tend à le croire généralement.
- Cette confusion tient tout bonnement à ce que l’on privilégie dans les présentations démographiques la longévité moyenne, où espérance de vie à la naissance, dont la valeur est fortement dépendante de la mortalité infantile. Si cette formulation est de peu de conséquence pour des sociétés évoluées comme la nôtre, elle manque de pertinence et de clarté pour les pays sous-développés actuels ou des sociétés antérieures au XIXe siècle dans nos régions. On aboutit ainsi à des absurdités comme fixer à 35 ans la longévité moyenne, alors qu’il s’agit au contraire de la tranche d’âge où la mortalité est minimale, en tous temps et en tous lieux (guerres et épidémies exceptées, évidemment).
- C’est sur le sexe féminin que l’évolution démographique semble avoir été la plus importante. La différence actuellement positive (près de huit ans) de longévité moyenne en faveur des femmes n’est qu’un phénomène là encore récent, inconnu ou même inverse antérieurement. Les charges de la maternité semblent déterminantes pour expliquer cette évolution différentielle, le premier pic de mortalité observé autour de 58 ans correspondant peut-être à un "épuisement physiologique" suivant la ménopause, alors que le "pic des survivantes", autour de 66 ans, est pratiquement égal au maximum masculin.
RÉFÉRENTIEL DÉMOGRAPHIQUE
Friedrich ENGELS (1884), Lettres sur le Capital
"Si, un jour, la société communiste se voyait contrainte à planifier la production des hommes de la même façon qu’elle aura déja réglé la production des objets, c’est elle et elle seule qui le réalisera sans difficulté."
Friedrich SIEBURG (1930), Dieu est-il français ?
"La reproduction est une fonction naturelle et l’action de l’instinct serait aveugle si l’homme civilisé ne faisait intervenir la raison. Abandonner au destin la naissance d’une vie humaine, c’est n’être point libre. Cette conception est pour le Français la conséquence naturelle d’un principe de vie dont il est fier."
Michel DEBRE, premier ministre (1965)
"La vérité doit être affirmée et constamment rappelée : la France moderne pourrait compter 100 millions d’habitants a dit le Général De GAULLE dans son Message à la Nation du 1er janvier 1963. L’affirmation n’est pas exagérée."
Jean DORST (1965), La Nature dénaturée
"L’homme, par sa sagesse, a su éliminer les causes de mortalité précoce et reculer statistiquement l’échéance fatale de tout être vivant. Il se doit donc de trouver, et dans les plus brefs délais, un moyen de contrôler une spécificité exagérée, véritable génocide à l’échelle de la planète."
Fidel CASTRO (1968), Discours de La Havane
"Nul individu conscient de ce que l’homme peut réaliser à l’aide de la technologie et de la science ne peut vouloir limiter le nombre d’êtres humains qui peuvent vivre sur terre. Nous ne serons jamais trop nombreux, si grand soit notre nombre, si seulement nous mettons tous ensemble nos ef
Joseph FONTANET, ministre (1969)
"Nous avons tous en particulier entendu les leçons de M. Alfred SAUVY dont les brillantes démonstrations n’ont pas besoin d’être longuement répétées. Il a en effet apporté d’une manière péremptoire la preuve que dans un pays évolué, et économiquement développé, un supplément de population accroît la capacité de consommation et par conséquent dégage des possibilités de développement économique supplémentaire."
Gouvernement français (1973)
"50 à 100’000 naissances de plus ou de moins dans le monde ne sont qu’une goutte d’eau dans l’évolution de la population mondiale. Par contre, 50 à 100’000 naissances en plus ou en moins pour la France, c’est vital. Vital, car une nation industrialisée comme la nôtre a besoin d’une croissance mesurée de sa population pour assurer le développement de son économie et accroître le niveau de vie de ses habitants. Les bonnes proportions de chaque groupe d’âges résultent d’un accroissement continu, sans à-coups de la population, de l’ordre de 350’000 par an pour un pays comme la France, ce qui suppose que les familles comptent plutôt trois enfants que deux."
Alain PEYREFIT’TE, ministre (1976)
"La population française reste trois fois moins dense qu’elle ne devrait l’être."
Jacques-Yves COUSTEAU (1991)
"Aujourd’hui, tous les scientifiques sont d’accord : la surpopulation conduit à une impasse."
Claude LEVI-STRAUSS (1992)
"L’importance de l’effondrement du communisme ? Elle est ridicule à côté du problème numéro un qui nous tourmente : la démographie. Depuis que l’homme est sur cette terre, nous n’avons jamais atteint ce degré de folie."