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Les fondements de l’internationalisme révolutionnaire

mardi 11 mars 2008, par Robert Paris

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MATIERE ET REVOLUTION

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1- Socialisme et internationalisme de Paul Lafargue

2- Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes de Lénine

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Paul Lafargue

Socialisme et internationalisme

"On accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité ; les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe maîtresse de la nation, il est par là encore national lui-même, quoique nullement dans le sens bourgeois. "Marx-Engels (Manifeste communiste)

"Le drapeau de la patrie est une raison sociale a dit le célèbre patriote Cecil Rhodes ; mais cette raison sociale ne représente que les intérêts économiques et politiques de la classe dominante. La Bourgeoisie ne tambourine sur la peau d’âne du patriotisme l’amour de la patrie et l’honneur du drapeau que dans le but de griser et de stultifier les prolétaires, afin qu’ils se sacrifient pour défendre les richesses sociales qu’elle leur a dérobées.

Les classes régnantes des républiques antiques de Grèce et d’Italie n’avaient pas recouru au charlatanisme patriotique de la Bourgeoisie, parce qu’elles se réservaient jalousement le privilège de gouverner et de défendre la patrie : si, pas plus, qu’aux esclaves, elles n’accordaient de droits civiques aux artisans et aux négociants, ni même le droit de posséder les maisons dans lesquelles ils travaillaient et trafiquaient depuis des générations, elles leur interdisaient la possession et l’usage des armes et ne les employaient pas à la défense de la patrie, que seuls les propriétaires fonciers avaient le droit de défendre et de gouverner. Quand, à l’époque de la décadence, on dut dans les moments de péril extrême les enrôler dans l’armée [1], les Athéniens et les Spartiates libéraient les esclaves et leur donnaient des terres et des droits civiques, ainsi qu’aux artisans qui s’étaient battus pour la République. Il fallait être propriétaire foncier pour avoir une patrie. La patrie était la terre des pères de famille ; les mots anglais et allemand fatherland et vaterland conservent encore la signification primitive, qui se retrouve d’ailleurs dans le mot patrie lequel dérive de pater, père.

Jamais, à aucune époque de l’histoire, l’amour de la patrie n’a été si profond et si fervent : la vie et les biens des citoyens étaient toujours à la disposition de la patrie [2]. Les historiens, les philosophes, les moralistes et les hommes politiques de la Bourgeoisie ont été unanimes pour condamner ce patriotisme antique, qui sacrifiait le propriétaire à la patrie et les intérêts de l’individu à ceux de la collectivité. Le patriotisme bourgeois est d’une autre composition.

La patrie antique était la cité, dont tous les habitants, possédant des droits civiques, étaient de même race et avaient une origine commune : la patrie bourgeoise englobe des villes et des provinces, agglomérées par la force, dont les habitants sont de races les plus diverses [3].

La Bourgeoisie pour constituer sa patrie n’a eu qu’à circonscrire les provinces et les villes, réunies et maintenues ensemble par là force d’un cordon de douanes, qui lui permet de protéger ses marchandises contre la concurrence étrangère et de les vendre plus cher sur le marché national que sur le marché international. La patrie bourgeoise n’est pas forcément limitée par des mers, des montagnes et autres accidents géographiques, mais par des douanes. Le gabelou est 1’ange gardien des portes de la patrie bourgeoise.

La Bourgeoisie des pays à constitution parlementaire monopolise la direction politique des peuples enfermés dans le cercle douanier : elle seule choisit les ministres, vote les impôts, administre les ressources budgétaires, fabrique les lois nécessaires à sa domination politique économique, les fait appliquer par des juges et des jurés pris dans son sein et utilise la force morale et militaire de la nation pour agrandir le marché international de ses produits et le champ de son exploitation coloniale.

La patrie est la chose de la Bourgeoisie ; cependant elle ne veut pas la défendre, comme le faisaient les classes régnantes de l’antiquité, comme le faisaient les barons féodaux, qui, casque en tête et lance au poing, protégeaient leurs terres et leurs biens ; afin de se consacrer entièrement au négoce et au plaisir, elle a de tout temps donné ce pénible et dangereux travail à des mercenaires.

Les bourgeoisies des villes commerciales de la Hollande et de la Ligue Hanséatique, qui furent des premières à conquérir leur indépendance, employaient, ainsi que la bourgeoisie de Carthage, des bandes de mercenaires louant leurs services militaires au plus offrant. Mais l’emploi de ces professionnels, qui étaient des étrangers sans attaches avec les populations, au milieu desquelles on les cantonnait, présentait de graves inconvénients ; il leur arrivait de troubler l’ordre publie, de malmener les bourgeois, qui les soudoyaient et de passer à l’ennemi sur le champ de bataille.

La Bourgeoisie moderne, dès qu’elle arriva au pouvoir, remplaça les mercenaires étrangers, en qui elle ne pouvait se fier, par des mercenaires nationaux, recrutés volontairement, comme en Angleterre, ou enrôlés par force à l’aide de la conscription comme en France : elle se procura de cette façon, à prix réduits, des armées mercenaires commandées en Angleterre et en Allemagne par des nobles, et en France par des bourgeois faisant du métier militaire un gagne-pain [4]. Le mot, qui dans les langues européennes a été substitué à celui de guerrier indique le caractère mercenaire de l’armée : soldat, français et allemand, soldado, espagnol, soldato, italien, soldier, anglais dérivent du mot latin solidus, sou, d’où solde, la paie qu’on donne au militaire.

Les mercenaires recrutés dans la nation, par persuasion ou par force, ayant avec ses habitants des liens de parenté et une certaine communauté de langage, de vie et de mœurs, sont par ce fait animés d’autres sentiments que les mercenaires levés à l’étranger. La bourgeoisie a su profiter jésuitiquement et habilement de ces sentiments pour leur faire accepter en patience le triste et dur métier qu’elle leur infligeait, et pour les persuader qu’en se faisant tuer pour sa patrie à elle, ils se sacrifiaient pour leur patrie à eux, pour la patrie en soi, devenue pour eux une entité métaphysique.

La bourgeoisie a accaparé tout le contenu de l’idée de patrie. Les salariés, qui, même dans les pays de suffrage universel, sont exclus de la direction politique, de la fixation des impôts, de l’administration des ressources budgétaires, de l’élaboration des lois et de leur application, de la composition du jury, parce qu’ils ne possèdent ni le sol, ni les moyens de production, ni les richesses des nations où ils sont nés, n’ont pas de patrie, ainsi que le dit le Manifeste communiste.

Ils n’auront une patrie que lorsqu’ils auront conquis tout le contenu de l’idée de patrie, que lorsqu’ils auront exproprié politiquement et économiquement la bourgeoisie. Cette double expropriation, but final de la lutte de classes, ne pourra s’accomplir que dans le cadre national, imposé par l’histoire, et, c’est, pour cette raison que le prolétariat est national, ainsi que le dit le Manifeste communiste.

La Bourgeoisie est forcément nationaliste, puisqu’elle doit exploiter le prolétariat de sa nation ; mais à un moment donné du développement économique, elle doit assumer un certain caractère international pour écouler sur le marché mondial le surplus des marchandises qu’elle a dérobé aux salariés. Si le prolétariat national, pour secouer le joug de sa classe dominante, doit s’organiser et se révolter nationalement, il ne pourra arriver à son émancipation définitive que par l’entente internationale avec les prolétariats des nations capitalistes.

Toute révolution sociale est fatalement internationale. La bourgeoisie française du XVIIIe siècle ne put abattre l’aristocratie et s’emparer du pouvoir qu’en proclamant la fraternité des peuples, qu’en les appelant à faire cause commune avec elle pour combattre les tyrans : être patriote, pour les bourgeois révolutionnaires, ce n’était pas aimer la France, l’Allemagne ou l’Italie, mais aimer la Révolution. La révolution faite, la bourgeoisie redevint patriote nationaliste pour pouvoir organiser nationalement sa dictature et son exploitation de classe. Le prolétariat révolutionnaire n’aura ni à conserver les anciennes nationalités, ni à en constituer de nouvelles, parce qu’en s’affranchissant, il abolira les classes : le monde sera sa patrie."


Notes

[1] Plutarque raconte que « Marius, pour combattre les Cimbres et les Teutons, enrôla, au mépris des fois et des coutumes, des esclaves et des gens sans aveu (c’est-à-dire des pauvres). Tous les généraux avant lui n’en recevaient pas dans leurs troupes ; ils ne confiaient les armes, comme les autres honneurs de la République, qu’à des hommes qui en fussent dignes et dont la fortune répondit de leur fidélité. »

[2] Quand il fallut reconstruire les murailles d’Athènes, détruites par les Perses, on démolit, dit Thucydide, les édifices publics et les maisons privées afin de se procurer des matériaux pour leur reconstruction.

[3] Mulhouse, la ville libre d’Alsace, dut sacrifier son indépendance et s’annexer à la France pour sauver son industrie que le Directoire affamait par le cordon de douanes, dont il avait entouré son territoire. Strasbourg fut conquise par Louis XIV, qui pour commémorer sa victoire fit construire la Porte Saint-Martin : sur la façade tournée vers la Seine, carnavalesquement déguisé en imperator romain, il reçoit les clefs de la ville des mains d’une femme à genoux qui symbolise Strasbourg. Il ne se trouvera pas un patriote revanchard pour réclamer la démolition de ce disgracieux et encombrant monument de honte.

[4] La France d’avant 1870 n’avait comme soldats que des paysans et des ouvriers ; les bourgeois usaient de mille trucs pour ne pas payer « la dette du sang » qu’ils leur imposaient. Mais la guerre les a obligés à adopter le système allemand qui, organisé par la caste nobiliaire, les enrégimente comme les prolétaires. Cet embrigadement est la principale et peut-être la seule garantie de paix européenne, car les bourgeois ne veulent pas se faire trouer la peau pour la défense de la patrie, l’honneur du drapeau et autres semblables attrape-nigauds ; il est aussi la cause originelle de la campagne antimilitariste, qui leur donne des inquiétudes. Tant que ce n’étaient que des paysans et des ouvriers, qui étaient condamnés à sept années de service militaire, la Bourgeoisie supportait allègrement les inconvénients de la vie de caserne, mais dès que ses fils durent y passer, elle ne vit plus la chose en rose ; ses gens de lettres dénoncèrent brutalement les turpitudes et les horreurs de l’armée ; lorsque l’autorité militaire les envoyait en cours d’assises, les jurés bourgeois les acquittaient.

Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes

de Lénine

I. L’impérialisme, le socialisme et la libération des nations opprimées
L’impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des Etats nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. Voilà pourquoi, en Europe occidentale et aux Etats-Unis, s’inscrit à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement des gouvernements capitalistes, pour l’expropriation de la bourgeoisie. L’impérialisme pousse les masses à cette lutte, en exacerbant dans de vastes proportions les contradictions de classes, en aggravant la situation de ces masses aussi bien sous le rapport économique - trusts, vie chère - que sous le rapport politique : développement du militarisme, multiplication des guerres, renforcement de la réaction, affermissement et extension du joug national et du pillage des colonies. Le socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire le droit à la libre séparation politique. Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu’ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d’une alliance libre - et l’alliance libre est une formule mensongère si elle n’implique pas la liberté de séparation - ces partis trahiraient le socialisme.
Certes, la démocratie est aussi une forme d’Etat, qui devra disparaître quand celui-ci disparaîtra lui-même, mais cela n’arrivera que lors du passage du socialisme définitivement victorieux et affermi au communisme intégral.
II. La révolution socialiste et la lutte pour la démocratie
La révolution socialiste, ce n’est pas un acte unique, une bataille unique sur un seul front, c’est toute une époque de conflits de classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts, c’est-à-dire sur toutes les questions d’économie et de politique, batailles qui ne peuvent finir que par l’expropriation de la bourgeoisie. Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire, de même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie.
Une erreur non moins grave serait de supprimer un des paragraphes du programme démocratique, par exemple celui concernant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, sous prétexte que ce droit serait "irréalisable" ou "illusoire" à l’époque de l’impérialisme. L’affirmation selon laquelle le droit des nations à disposer d’elles-mêmes est irréalisable dans le cadre du capitalisme peut être prise soit dans un sens absolu, économique, soit dans un sens relatif, politique.
Dans le premier cas, cette affirmation est foncièrement erronée au point de vue théorique. Premièrement, sont irréalisables dans ce sens, en régime capitaliste, par exemple la monnaie de travail ou la suppression des crises, etc. Mais il est absolument faux que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes soit également irréalisable. Deuxièmement, l’exemple de la séparation de la Norvège d’avec la Suède, en 1905, suffit à lui seul pour réfuter ce "caractère irréalisable" compris dans ce sens. Troisièmement, il serait ridicule de nier qu’un petit changement du rapport des forces politiques et stratégiques, par exemple entre l’Allemagne et l’Angleterre, rendrait parfaitement "réalisable" aujourd’hui ou demain la formation de nouveaux Etats : polonais, indien, etc. Quatrièmement, le capital financier, dans sa tendance à l’expansion, achètera et soudoiera "librement" le gouvernement démocratique et républicain le plus libre et les fonctionnaires élus de n’importe quel pays, fût-il "indépendant". La domination du capital financier, comme celle du capital en général, ne saurait être éliminée par quelque transformation que ce soit dans le domaine de la démocratie politique ; or, l’autodétermination se rapporte entièrement et exclusivement à ce domaine. Mais cette domination du capital financier n’abolit nullement l’importance de la démocratie politique en tant que forme plus libre, plus large et plus claire de l’oppression de classe et de la lutte des classes. C’est pourquoi tous les raisonnements présentant comme "irréalisable", du point de vue économique, l’une des revendications de la démocratie politique en régime capitaliste procèdent d’une définition théoriquement fausse des rapports généraux et fondamentaux du capitalisme et de la démocratie politique en général.
Dans le second cas, cette affirmation est incomplète et inexacte. Car ce n’est pas seulement le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique qui, à l’époque de l’impérialisme, ne sont "réalisables" qu’incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout à fait exceptionnel (par exemple, la séparation de la Norvège d’avec la Suède, en 1905). La revendication de l’affranchissement immédiat des colonies, formulée par tous les social-démocrates révolutionnaires, est elle aussi "irréalisable" en régime capitaliste sans toute une série de révolutions. Cependant, cela n’entraîne nullement la renonciation de la social-démocratie à la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes ces revendications - cette renonciation ferait tout simplement le jeu de la bourgeoisie et de la réaction - tout au contraire, il en découle la nécessité de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires ; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en le brisant ; non pas en se contentant d’interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant les masses à l’action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocratique, fondamentale jusqu’à l’assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c’est-à-dire jusqu’à la révolution socialiste qui exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non seulement à la suite d’une grande grève ou d’une manifestation de rue, ou d’une émeute de la faim, ou d’une mutinerie des troupes, ou d’une révolte coloniale, mais aussi à la suite d’une quelconque crise politique du genre de l’affaire Dreyfus ou de l’incident de Saverne [1] ou à la faveur d’un référendum à propos de la séparation d’une nation opprimée, etc.
Le renforcement de l’oppression nationale à l’époque de l’impérialisme commande à la social-démocratie, non pas de renoncer à la lutte "utopique", comme le prétend la bourgeoisie, pour la liberté de séparation des nations, mais, au contraire, d’utiliser au mieux les conflits qui surgissent également sur ce terrain, comme prétexte à une action de masse et à des manifestations révolutionnaires contre la bourgeoisie.
III. La signification du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et son rapport avec la fédération
Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l’indépendance politique, à la libre séparation politique d’avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication de la démocratie politique signifie l’entière liberté de propagande en faveur de la séparation et la solution de ce problème par la voie d’un référendum au sein de la nation qui se sépare. Ainsi, cette revendication n’a pas du tout le même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de petits Etats. Elle n’est que l’expression conséquente de la lutte contre toute oppression nationale. Plus le régime démocratique d’un Etat est proche de l’entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands Etats, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme. Reconnaître le droit d’autodétermination n’équivaut pas à reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l’inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral. C’est précisément de ce point de vue que Marx, tout en étant centraliste, préférait même la fédération de l’Irlande avec l’Angleterre à l’assujettissement forcé de l’Irlande par les Anglais.
Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l’humanité en petits Etats et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion. Et, précisément pour atteindre ce but, nous devons, d’une part, expliquer aux masses le caractère réactionnaire de l’idée de Renner et de O. Bauer sur ce qu’ils appellent l’"autonomie nationale culturelle [2]" et, d’autre part, revendiquer la libération des nations opprimées, non pas en alignant des phrases vagues et générales, des déclamations vides de sens, non pas en "ajournant" la question jusqu’à l’avènement du socialisme, mais en proposant un programme politique clairement et exactement formulé, qui tienne tout particulièrement compte de l’hypocrisie et de la lâcheté des socialistes des nations oppressives. De même que l’humanité ne peut aboutir à l’abolition des classes qu’en passant par la période de transition de la dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu’en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c’est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer.
IV. Comment le prolétariat révolutionnaire doit poser le problème du droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Ce n’est pas seulement la revendication du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais tous les points de notre programme-minimum démocratique qui ont été autrefois, dès le XVII° et le XVIII° siècle, formulés par la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie continue à les formuler tous d’une façon utopique, sans voir la lutte des classes et son aggravation à l’époque de la démocratie, et en croyant au capitalisme "pacifique".
Telle est précisément l’utopie d’une union pacifique de nations égales en droit à l’époque de l’impérialisme, utopie qui trompe le peuple et que prônent les partisans de Kautsky. A l’opposé de cette utopie petite bourgeoise et opportuniste, le programme de la social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental, essentiel et inévitable à l’époque de l’impérialisme, la division des nations en nations oppressives et nations opprimées. Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l’égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème, particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des Etats fondés sur l’oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces Etats ; autrement dit, il doit lutter pour le droit d’autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon, l’internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles ; et l’hypocrisie des défenseurs réformistes et kautskistes de l’autodétermination, qui ne disent rien des nations opprimées par "leur propre" nation et maintenues de force au sein de "leur propre" Etat, n’est pas démasquée.
D’autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s’attacher à promouvoir et à réaliser l’unité complète et absolue, y compris sur le plan de l’organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d’ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots d’ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des nations dominantes (voir l’exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les Ukrainiens) ; en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des puissances impérialistes rivales pour réaliser ses buts de rapine (politique des petits Etats dans les Balkans, etc.).
Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre "grande" puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d’elles-mêmes, que les nombreux exemples d’utilisation par la bourgeoisie des mots d’ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme [3].
V. Le marxisme et le proudhonisme dans la question nationale
A l’opposé des démocrates petits-bourgeois, Marx voyait dans toutes les revendications démocratiques sans exception non pas un absolu, mais l’expression historique de la lutte des masses populaires, dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. Il n’est pas une seule de ces revendications qui, dans certaines circonstances, ne puisse servir et n’ait servi à la bourgeoisie à tromper les ouvriers. Il est radicalement faux, du point de vue théorique, de monter en épingle, à cet égard, l’une des revendications de la démocratie politique, à savoir le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, et de l’opposer à toutes les autres. Dans la pratique, le prolétariat ne peut conserver son indépendance qu’en subordonnant sa lutte pour toutes les revendications démocratiques, sans en excepter la république, à sa lutte révolutionnaire pour le renversement de la bourgeoisie.
D’autre part, à l’opposé des proudhoniens, qui "niaient" la question nationale "au nom de la révolution sociale", Marx mettait au premier plan, en considérant par-dessus tout les intérêts de la lutte de classe du prolétariat des pays avancés, le principe fondamental de l’internationalisme et du socialisme : un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre. C’est du point de vue des intérêts du mouvement révolutionnaire des ouvriers allemands que Marx réclamait en 1848 que la démocratie victorieuse d’Allemagne proclamât et accordât la liberté aux peuples opprimés par les Allemands. C’est du point de vue de la lutte révolutionnaire des ouvriers anglais que Marx réclamait, en 1869, la séparation de l’Irlande d’avec l’Angleterre. Et il ajoutait : "Dût-on, après la séparation, aboutir à la fédération". Ce n’est qu’en formulant cette revendication que Marx éduquait véritablement les ouvriers anglais dans un esprit internationaliste. C’est ainsi seulement qu’il pouvait opposer une solution révolutionnaire de ce problème historique aux opportunistes et au réformisme bourgeois, qui, jusqu’à présent, après un demi-siècle, n’a toujours pas réalisé la "réforme" irlandaise. C’est ainsi seulement qu’il pouvait, à l’encontre des apologistes du capital qui criaient à l’utopisme et à l’impossibilité de réaliser pour les petites nations le droit à la séparation, et proclamaient le caractère progressiste de la concentration non seulement économique, mais aussi politique, défendre le caractère progressiste de cette concentration opérée d’une manière non impérialiste, et défendre le rapprochement des nations basé non pas sur la violence, mais sur la libre union des prolétaires de tous les pays. C’est ainsi seulement qu’il pouvait opposer à la reconnaissance verbale, et souvent hypocrite, de l’égalité des nations et de leur droit à disposer d’elles-mêmes l’action révolutionnaire des masses également en ce qui concerne la solution des problèmes nationaux. La guerre impérialiste de 1914-1916 et les écuries d’Augias de l’hypocrisie opportuniste et kautskiste qu’elle a révélé ont nettement confirmé la justesse de cette politique de Marx, qui doit servir de modèle à tous les pays avancés, puisque chacun d’eux opprime actuellement des nations étrangères [4].
VI. Trois types de pays par rapport au droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Il faut, sous ce rapport, distinguer trois principaux types de pays.
Premièrement, les pays capitalistes avancés de l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Les mouvements nationaux progressistes bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces "grandes" nations opprime d’autres nations dans les colonies et à l’intérieur de ses frontières. Les tâches du prolétariat des nations dominantes y sont précisément celles du prolétariat de l’Angleterre, au XIX° siècle, à l’égard de l’Irlande [5].
Deuxièmement, l’Est de l’Europe : l’Autriche, les Balkans et surtout la Russie. C’est au XX° siècle que s’y sont particulièrement développés les mouvements nationaux démocratiques bourgeois et que la lutte nationale y a pris un caractère particulièrement aigu. Dans ces pays, les tâches du prolétariat, tant pour achever la transformation démocratique bourgeoise que pour aider la révolution socialiste dans les autres pays, ne peuvent pas être menées à bien s’il n’y défend pas le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Particulièrement difficile et particulièrement importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classe des ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées.
Troisièmement, les pays semi-coloniaux comme la Chine, la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ 1000 millions d’habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d’être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n’est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.
VII. Le social-chauvinisme et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes
L’époque impérialiste et la guerre de 1914-1916 ont mis particulièrement en relief la nécessité de lutter contre le chauvinisme et le nationalisme dans les pays avancés. En ce qui concerne le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, il existe deux nuances principales parmi les social-chauvins, c’est-à-dire les opportunistes et les kautskistes, qui maquillent et idéalisent la guerre impérialiste, réactionnaire, en lui appliquant la notion de "défense de la patrie".
D’une part, nous voyons les serviteurs déclarés de la bourgeoisie, qui défendent les annexions sous prétexte que l’impérialisme et la concentration politique sont progressistes, et qui nient le droit d’autodétermination en le déclarant utopique, illusoire, petit-bourgeois, etc. Ce groupe comprend : Cunow, Parvus et les ultra-opportunistes en Allemagne, une partie des fabiens et des chefs des trade-unions en Angleterre, les opportunistes en Russie : Semkovski, Liebmann, Iourkévitch, etc.
D’autre part, nous voyons les kautskistes, auxquels se rattachent également Vandervelde, Renaudel et beaucoup de pacifistes d’Angleterre et de France, etc. Ils sont pour l’unité avec les premiers et, en fait, ils les rejoignent pleinement en défendant d’une façon purement verbale et hypocrite le droit d’autodétermination : ils estiment "exagérée" ("zu viel verlangt" : Kautsky dans la Neue Zeit du 21 mai 1915) la revendication du droit de séparation politique ; ils n’affirment pas la nécessité d’une tactique révolutionnaire des socialistes des nations oppressives, mais estompent au contraire leurs obligations révolutionnaires, justifient leur opportunisme, les aident à mystifier le peuple, éludent comme par hasard la question des frontières des Etats qui maintiennent de force dans leur sein des nations lésées dans leurs droits, etc.
Les uns comme les autres sont des opportunistes qui prostituent le marxisme parce qu’ils ont perdu toute faculté de comprendre la portée théorique et l’importance pratique capitale de la tactique de Marx, explicitée par lui-même à propos de l’Irlande.
En ce qui concerne plus particulièrement les annexions, ce problème a acquis une actualité toute spéciale du fait de la guerre. Mais qu’est-ce qu’une annexion ? Il est aisé de se convaincre que l’opposition aux annexions se ramène à la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, ou bien elle repose sur une phraséologie pacifiste qui défend le statu quo et est hostile à toute violence, même révolutionnaire. Une telle position est foncièrement fausse et inconciliable avec le marxisme.
VIII. Les tâches concrètes du prolétariat dans le proche avenir
La révolution socialiste peut débuter dans le plus proche avenir. Dès lors, le prolétariat se trouvera placé devant les tâches immédiates que voici : conquête du pouvoir, expropriation des banques et réalisation d’autres mesures dictatoriales. La bourgeoisie - et surtout les intellectuels du type des fabiens et des kautskistes - s’efforcera à ce moment de morceler et de freiner la révolution en lui imposant des buts limités, démocratiques. Si toutes les revendications purement démocratiques sont susceptibles, dans le cas où l’assaut des prolétaires a déjà commencé contre les fondements du pouvoir de la bourgeoisie, de constituer en un sens un obstacle pour la révolution, la nécessité de proclamer et de réaliser la liberté de tous les peuples opprimés (c’est-à-dire leur droit à l’autodétermination) sera tout aussi essentielle pour la révolution socialiste qu’elle l’a été pour la victoire de la révolution démocratique bourgeoise, par exemple dans l’Allemagne de 1848 ou dans la Russie de 1905.
Il est possible, toutefois, qu’il s’écoule cinq ans, dix ans, voire davantage, avant le début de la révolution socialiste. A l’ordre du jour s’inscrira l’éducation révolutionnaire des masses dans un esprit qui rendrait impossibles l’appartenance des socialistes chauvins et opportunistes au parti ouvrier, ainsi que la répétition de leur victoire de 1914-1916. Les socialistes devront expliquer aux masses que les socialistes anglais qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies et l’Irlande, - que les socialistes allemands qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les, colonies, les alsaciens, les danois et les polonais, et qui n’étendent pas la propagande révolutionnaire et l’action de masse révolutionnaire jusque dans le domaine de la lutte contre le joug national, qui n’utilisent pas les incidents comme celui de Saverne pour développer une très large propagande illégale parmi le prolétariat de la nation oppressive, pour organiser des manifestations de rue et des actions révolutionnaires de masse, - que les socialistes russes qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour la Finlande, la Pologne, l’Ukraine, etc., etc., - que ces socialistes agissent en chauvins, en laquais des monarchies impérialistes et de la bourgeoisie impérialiste qui se sont couvertes de sang et de boue.
IX. L’attitude de la social-démocratie russe et polonaise et de la II° Internationale envers le droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Les divergences de vue qui existent entre les social-démocrates révolutionnaires de Russie et les social-démocrates polonais en ce qui concerne l’autodétermination se sont manifestées dès 1903, au congrès qui a adopté le programme du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, et qui, malgré la protestation de la délégation des social-démocrates polonais, y a inclus le §9, qui reconnaît le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Depuis cette date, les social-démocrates polonais n’ont jamais repris, au nom de leur parti, leur proposition d’éliminer ce §9 du programme de notre parti ou de lui substituer une autre formule quelconque.
En Russie, où 57 pour cent au moins de la population, plus de 100 millions d’habitants, appartiennent aux nations opprimées, - où ces nations peuplent principalement les régions périphériques, - où une partie de ces nations est plus cultivée que les Grands-Russes, où le régime politique est particulièrement barbare et médiéval, - où la révolution démocratique bourgeoise n’est pas encore achevée, - en Russie donc, la reconnaissance du droit de libre séparation d’avec la Russie des nations opprimées par le tsarisme est absolument obligatoire pour les social-démocrates, au nom de leurs objectifs démocratiques et socialistes. Notre parti, reconstitué en janvier 1912, a adopté en 1913 une résolution [6] qui confirme le droit d’autodétermination et l’explique précisément dans le sens concret indiqué plus haut. Le déchaînement du chauvinisme grand-russe en 1914-1916, tant au sein de la bourgeoisie que parmi les socialistes opportunistes (Roubanovitch, Plekhanov, Naché Diélo, etc.) nous donne une raison supplémentaire d’insister sur cette revendication et de considérer que ceux qui la rejettent soutiennent pratiquement le chauvinisme grand-russe et le tsarisme. Notre parti déclare qu’il décline de la façon la plus résolue toute responsabilité pour cette levée de boucliers contre le droit d’autodétermination.
Telle qu’elle a été récemment formulée, la position de la social-démocratie polonaise dans la question nationale (déclaration de la social-démocratie polonaise à la conférence de Zimmerwald) renferme les idées suivantes :
Cette déclaration stigmatise les gouvernements allemands et autres qui considèrent les "régions polonaises" comme un gage dans le futur jeu des compensations, "en privant le peuple polonais de la possibilité de décider lui-même de son sort". "La social-démocratie polonaise proteste résolument et solennellement contre le découpage et le démembrement de tout un pays"... Elle flétrit les socialistes qui s’en rapportent aux Hohenzollern... pour "la libération des peuples opprimés". Elle exprime sa conviction que seule la participation à la lutte imminente du prolétariat révolutionnaire international, à la lutte pour le socialisme, "brisera les chaînes de l’oppression nationale, anéantira toutes les formes de domination étrangère, et garantira au peuple polonais la possibilité d’un libre et ample développement en qualité de membre égal de l’union des peuples". La déclaration indique que la guerre est "doublement fratricides pour les polonais". (Bulletin de la Commission socialiste internationale N°2, 27. IX. 1915, p. 15 ; traduction russe dans le recueil L’Internationale et la guerre, p. 97.)
Ces thèses ne se différencient en rien, pour l’essentiel, de la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mais leurs formules politiques sont encore plus imprécises et plus vagues que la plupart des programmes et résolutions de la II° Internationale. Toute tentative d’exprimer ces idées dans des formules politiques nettement définies et de préciser dans quelle mesure elles sont applicables au régime capitaliste ou seulement au régime socialiste ne pourra que faire ressortir l’erreur que commettent les social-démocrates polonais en niant le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
La décision du Congrès socialiste international de Londres de 1896, qui reconnaissait le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, doit être complétée sur la base des thèses exposées ci-dessus, par des indications soulignant :
1.l’urgence particulière de cette revendication à l’époque de l’impérialisme ;
2.la nature politique conditionnelle et le contenu de classe de toutes les revendications de la démocratie politique, y compris celle-ci ;
3.la nécessité de distinguer entre les tâches concrètes des social-démocrates des nations oppressives et celles des social-démocrates des nations opprimées ;
4.la reconnaissance inconséquente, purement verbale et, par cela même, hypocrite quant à sa signification politique, du droit d’autodétermination par les opportunistes et les kautskistes ;
5.le fait que la position des social-démocrates, particulièrement ceux des nations dominatrices (grands-russes, anglo-américains, allemands, français, italiens, japonais, etc.), qui ne défendent pas la liberté de séparation pour les colonies et les nations opprimées par "leurs" nations, est pratiquement identique à celle des chauvins ;
6.la nécessité de subordonner la lutte pour cette revendication, comme pour toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique, à la lutte révolutionnaire de masse directement orientée vers le renversement des gouvernements bourgeois et la réalisation du socialisme.
Reprendre le point de vue de certaines petites nations et surtout des social-démocrates polonais, que leur lutte avec la bourgeoisie polonaise dont les mots d’ordre nationalistes trompent le peuple a conduit jusqu’au rejet erroné du droit d’autodétermination, serait, pour l’Internationale, commettre une faute théorique, substituer le proudhonisme au marxisme et, en pratique, soutenir involontairement le chauvinisme et l’opportunisme hautement dangereux des nations impérialistes.

La Rédaction du "Social-Démocrate", organe central du P.O.S.D.R.

Post-scriptum. Dans la Neue Zeit du 3 mars 1916, qui vient de paraître, Kautsky tend ouvertement une main chrétienne de réconciliation à Austerlitz, le représentant du plus sordide chauvinisme allemand, en refusant pour l’Autriche des Habsbourg la liberté de séparation des nations opprimées, mais en la reconnaissant pour la Pologne russe, afin de rendre un service de larbin à Hindenburg et à Guillaume II. Il serait difficile de souhaiter une meilleure auto-dénonciation du kautskisme !
Ecrit en janvier-février 1916

Notes
[1] L’incident de Saverne se produisit dans cette ville alsacienne en novembre 1913, à la suite des vexations infligées par un officier prussien aux alsaciens. Ellesi soulevèrent l’indignation de la population locale, en majorité française, contre le joug de la clique militaire prussienne. A ce propos, voir l’article de Lénine "Saverne" (Oeuvres, tome 19).
[2] Voir la critique des idées de Renner et Bauer sur l’"autonomie nationale culturelle" dans les textes de Lénine "A propos de l’autonomie nationale culturelle", "notes critiques sur la question nationale".
[3] Inutile de dire que repousser le droit d’autodétermination pour la raison qu’il en découlerait la nécessité de "défendre la patrie" serait tout à fait ridicule. C’est pour la même raison - c’est-à-dire aussi peu sérieusement - que les social-chauvins se réfèrent en 1914-I916 à n’importe quelle revendication de la démocratie (par exemple, à son républicanisme) et à n’importe quelle formule de lutte contre l’oppression nationale pour justifier la "défense de la patrie". Lorsque le marxisme déclare que la défense de la patrie se justifiait dans les guerres, par exemple, de la grande Révolution française, ou celles de Garibaldi, en Europe, et qu’elle ne se justifie pas dans la guerre impérialiste de 1914-1916, il procède de l’analyse des particularités historiques concrètes de chaque guerre en tant que telle, et nullement d’un "principe général", ni d’un paragraphe de programme. (Note de l’auteur)
[4] On dit souvent - par exemple, ces derniers temps, le chauvin allemand Lensch, dans les numéros 8 et 9 de Die Glocke ("Dies Glocke" (la cloche), revue éditée à Munich, puis à Berlin entre 1915 et 1925, par un membre du parti social-démocrate allemand, le social-chauvin Parvus – NdE), - que l’attitude négative de Marx envers le mouvement national de certains peuples, par exemple les Tchèques en 1848, réfute du point de vue du marxisme la nécessité de reconnaître le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Mais cela est faux, car, en 1848, il y avait des raisons historiques et politiques d’établir une distinction entre les nations "réactionnaires" et les nations démocratiques révolutionnaires. Marx avait raison de condamner les premières et de défendre les secondes. Le droit d’autodétermination est une des revendications de la démocratie, qui doit naturellement être subordonnée aux intérêts généraux de la démocratie. En 1848 et dans les années suivantes, ces intérêts généraux consistaient, au premier chef, à combattre le tsarisme. (Note de l’auteur)
[5] Dans certains petits Etats restés à l’écart de la guerre de 1914-1916, par exemple en Hollande et en Suisse, la bourgeoisie exploite énergiquement le mot d’ordre d’"autodétermination des nations" pour justifier la participation à la guerre impérialiste. C’est une des raisons qui poussent les social-démocrates de ces pays à nier le droit d’autodétermination. On défend par des arguments faux la juste politique du prolétariat, à savoir : la négation de la "défense de la patrie" dans la guerre impérialiste. Le résultat, c’est, en théorie, une altération du marxisme, et, dans la pratique, une sorte d’étroitesse de petite nation, l’oubli des centaines de millions d’hommes des nations asservies par les nations "impérialistes". Le camarade Gorter, dans son excellente brochure : L’impérialisme, la guerre et la social-démocratie, a tort de nier le principe de l’autodétermination des nations, mais j’applique de façon juste quand il revendique immédiatement I’"indépendance politique et nationale" des Indes néerlandaises et démasque les opportunistes hollandais qui refusent de formuler cette revendication et de lutter pour elle (Note de l’auteur).
[6] Lénine fait allusion à la résolution qu’il avait rédigé sur la question nationale et qui fut adoptée par la conférence du C.C du P.O.S.D.R élargie aux militants responsables du parti qui eu lieu en octobre 1913. Pour des raisons de sécurité, la conférence fut appelé d’"été" ou d’"août".

à suivre...

Messages

  • Ni français, ni européens : citoyens du monde
    By leaud

    Des « élections européennes » vont se dérouler début juin dans les 27 États de l’Union Européenne. Le but est d’élire les futurs membres du parlement européen.

    Si l’UE était logique avec elle-même, il y aurait des listes européennes, un débat commun, et un véritable scrutin proportionnel sur l’ensemble de l’UE. Bien au contraire ! Non seulement ça n’est pas le cas, mais de plus en france ce sont des listes par « régions » – lesquelles ne correspondent à rien. C’est le résultat d’une basse tambouille politicienne mise en place en 2003 par le gouvernement Chirac-Sarkozy, et appliquée depuis les élections de 2004, dans le seul but de contrecarrer le principe proportionnel.

    Cette division en « régions », qui atomise le débat de fond, et favorise les principaux partis au détriment des « petites » listes, se retrouve également dans plusieurs autres États de l’UE (Royaume-Uni, Irlande, Belgique…).

    Pour notre part, rejetant toute forme de nationalisme et de patriotisme, nous affirmons clairement que nous ne sommes ni « français », ni « européens », mais citoyens du monde.

    La crise mondiale du capitalisme que nous vivons et subissons, montre de façon particulièrement vive la nécessité d’une solidarité de classe au niveau mondial. C’est au capitalisme en tant que tel, dans ses fondements, dans tous ses mécanismes, qu’il faut s’en prendre. Il s’agit de mettre fin aux structures constitutives du capitalisme : système du salariat, dictature de la compétition et de la concurrence, obligation de la réalisation de profits au détriment des êtres humains et de l’environnement. Toute aussi indispensable est la lutte contre le fonctionnement hiérarchique, qui aliène et compromet les luttes émancipatrices. Nous sommes favorables à tout ce qui va dans le sens de l’unité internationale des travailleurs à la base, qui seule pourra abolir les États et les classes sociales.

    Nous défendons l’objectif de la démocratie directe. C’est sous cette forme que peut s’organiser une coordination mondiale des mobilisations, ayant pour but de changer le mode de production. On voit bien que dans ce but le cadre des États n’est pas pertinent, et que même le cadre européen reste insuffisant (d’autant plus que l’UE ne regroupe pas tous les pays européens, et se situe en deçà du fédéralisme).

    Nous ne considérons pas ces élections comme réellement démocratiques, tout comme les élections présidentielles et autres scrutins du même type. Une véritable démocratie ne peut se construire qu’à la base, par la conquête effective du pouvoir. Des élections démocratiques ne peuvent exister qu’après un libre débat de fond, uniquement pour élire des représentants temporaires dûment mandatés, et certainement pas pour reproduire une classe politique spécialisée.

    Sans s’interdire de voter – là où il y a des listes qui en valent la peine (clairement internationalistes, anticapitalistes et égalitaires) -, nous réaffirmons qu’il y a plus important que ces élections : c’est l’action sociale, la lutte concrète contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression.

    C’est dans les mobilisations qui se déroulent actuellement partout en Europe, aux formes diverses qui vont de la grève aux séquestrations de patrons, par l’appropriation de leur vie par les travailleurs qui décident eux-mêmes directement de leurs luttes, que se manifeste actuellement la créativité démocratique.

    Ni patrie, ni frontière !

    Union de tous les travailleurs du monde contre le capitalisme !

    Vive le socialisme-communisme mondial !

    Démocratie communiste

  • "Toute révolution sociale est fatalement internationale. La bourgeoisie française du XVIIIe siècle ne put abattre l’aristocratie et s’emparer du pouvoir qu’en proclamant la fraternité des peuples, qu’en les appelant à faire cause commune avec elle pour combattre les tyrans : être patriote, pour les bourgeois révolutionnaires, ce n’était pas aimer la France, l’Allemagne ou l’Italie, mais aimer la Révolution. La révolution faite, la bourgeoisie redevint patriote nationaliste pour pouvoir organiser nationalement sa dictature et son exploitation de classe. Le prolétariat révolutionnaire n’aura ni à conserver les anciennes nationalités, ni à en constituer de nouvelles, parce qu’en s’affranchissant, il abolira les classes : le monde sera sa patrie".

    Paul Lafargue

  • "ZIMMERWWALD 1915"
    ET 2015 ?

    Il y a 100 ans, une poignée d’irréductibles socialistes se réunissaient à Zimmerwald (Suisse). 38 délégués internationalistes se dressaient ainsi contre la barbarie industrielle de la Première Guerre mondiale et l’impérialisme.

    Aujourd’hui, l’arc guerrier d’Ukraine au Mali décoche ses horreurs et ses expatriés. Au Liban, il y a déjà 1 réfugié pour 4 habitants. Et c’est sans compter les bruits de bottes en Chine et en mer de Chine et ailleurs aux quatre coins du monde. Les grandes puissances impérialistes ainsi que les nouveaux prétendants qui cherchent à obtenir des prébendes, sont toujours et encore à la manœuvre et s’affrontent sous couvert du terrorisme ou d’autres « bonnes » raisons comme pour la défense de la « démocratie » ou des « petits peuples » opprimés et persécutés !!!

    Face au chaos capitaliste grandissant, oserons-nous rechercher - comme nos intrépides ancêtres - cette 3e voie, la destruction du capitalisme et de ses États guerriers avec l’abolition du salariat et de l’argent, l’établissement du pouvoir des Conseils ouvriers et la destruction de tous les États quel qu’ils soient.

    Venez en débattre samedi 31 octobre de 14 à 23h salle Sénéchal à Toulouse.

    Organisons partout des réunions pour parler de Zimmerwald contre la guerre impérialiste !

    Le programme de cette journée sera bientôt en ligne sur " smolny.org " et sur "Démosphère" ..."

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