"Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.
C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est, par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.
Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de " démagogues ".
Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents, et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.
C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.
Les difficultés que l’on rencontre dans l’étude des modifications de la conscience des masses en temps de révolution sont absolument évidentes. Les classes opprimées font de l’histoire dans les usines, dans les casernes, dans les campagnes, et, en ville, dans la rue. Mais elles n’ont guère l’habitude de noter par écrit ce qu’elles font. Les périodes où les passions sociales atteignent leur plus haute tension ne laissent en générai que peu de place à la contemplation et aux descriptions. Toutes les Muses, même la Muse plébéienne du journalisme, bien qu’elle ait les flancs solides, ont du mal à vivre en temps de révolution. Et pourtant la situation de l’historien n’est nullement désespérée. Les notes prises sont incomplètes, disparates, fortuites. Mais, à la lumière des événements, ces fragments permettent souvent de deviner la direction et le rythme du processus sous-jacent. Bien ou mal, c’est en appréciant les modifications de la conscience des masses qu’un parti révolutionnaire base sa tactique. La voie historique du bolchevisme témoigne que cette estimation, du moins en gros, était réalisable. Pourquoi donc ce qui est accessible à un politique révolutionnaire, dans les remous de la lutte, ne serait-il pas accessible à un historien rétrospectivement ?
Cependant, les processus qui se produisent dans la conscience des masses ne sont ni autonomes, ni indépendants. N’en déplaise aux idéalistes et aux éclectiques, la conscience est néanmoins déterminée par les conditions générales d’existence. Dans les circonstances historiques de formation de la Russie, avec son économie, ses classes, son pouvoir d’État, dans l’influence exercée sur elle par les puissances étrangères, devaient être incluses les prémisses de la Révolution de Février et de sa remplaçante - celle d’octobre. En la mesure où il semble particulièrement énigmatique qu’un pays arriéré ait le premier porté au pouvoir le prolétariat, il faut préalablement chercher le mot de l’énigme dans le caractère original dudit pays, c’est-à-dire dans ce qui le différencie des autres pays."
Léon TROTSKY.
dans la préface à l’histoire de la révolution russe - février
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