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Y a-t-il une continuité des organisations révolutionnaires de Marx à Lénine et Trotsky, de la première à la deuxième et à la troisième internationale, ou même de la Ligue des communistes à la quatrième internationale de Trotsky et au trotskysme d’aujourd’hui ? Non !

samedi 31 octobre 2009, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

La plupart des groupes révolutionnaires se revendiquent, disent-ils, de la continuité qui irait de Marx à Lénine, Trotsky et au delà au trotskysme pour certains...

De quelle type de continuité s’agit-il ? Celle des buts ? Celle des idées ? Celle des programmes ? Celle des organisations ? Ce sont des considérations de type très différent.

Si c’est celle des idées et des analyses, reconnaissons d’abord qu’il n’y a pas continuité au sein même de chacun de ces dirigeants révolutionnaires. Marx passe de démocrate révolutionnaire à communiste, Lénine passe de la conception de la révolution démocratique en Russie à la révolution permanente, Trotsky change de conception sur le parti révolutionnaire. pour ne citer que les changements de première importance.

Mais d’abord il convient de remarquer que la réalité historique est discontinue. Cette discontinuité fondamentale entraîne celle de tous les autres domaines cités précédemment.

A partir du moment où certains événements historiques changent la face du monde, ils changent aussi les programmes, les organisations, les buts éventuellement et en tous cas l’appréhension des problèmes.

Sauf pour les religieux qui prétendent ne jamais changer d’idée ni d’organisation.

Ainsi, la première guerre mondiale a entraîné une rupture du mouvement ouvrier que l’on ne doit ni effacer ni minimiser en la présentant comme un effet du sectarisme prétendu de Lénine ou de l’opportunisme de la social-démocratie seulement.

C’est la situation des classes qui a changé et a fait que l’opportunisme s’est transformé en trahison sanglante. (les chefs sociaux-démocrates devenant des ministres de la guerre de la boucherie de 14 avant d’être les fusilleurs des révolutions).

De tels changements n’ont pas fait que cliver durablement les organisations. ils ont dressé des fossés de sang entre les classes en lutte. Ils ont fait s’effondrer des illusions démocratiques, celles qui font croire à l’alliance des classes.

Ce n’est pas seulement les ailes réformistes et révolutionnaires qui se séparent. C’est aussi le réformisme qui ne sera plus jamais le même. Et le courant révolutionnaire non plus.

De telles ruptures ne se sont pas produites qu’une seule fois. Chaque événement a été l’origine de changements radicaux dans les orientations, les conceptions et même la nature des mouvements.

On peut croire qu’il y a une continuité entre la social-démocratie avant 14 et après 14 mais ce n’est pas vrai.

On peut croire qu’il y a une continuité entre les bolcheviks avant 17 et après mais, là non plus, ce n’est pas exact. Il y a eu ainsi plusieurs discontinuités au sein des bolcheviks.

Les bolcheviks ont changé, face à la révolution prolétarienne, de conceptions fondamentales en choisissant avec les thèses d’avril de Lénine la révolution permanente contre la "révolution démocratique". C’est la réalité qui les a contraint à changer. S’ils ne l’avaient pas fait, ils auraient également changé et seraient devenus comme les mencheviks un parti bourgeois démocratique.

Nous allons donc montrer dans la suite qui se veut un court historique des organisations et courants internationaux du prolétariat révolutionnaire que les dirigeants Marx, Engels, Lénine, Trotsky ont d’abord et avant tout été les artisans de ruptures plutôt que de continuités :

Par exemple, Marx a tenu à marquer des discontinuités avec les hégéliens de gauche, avec les communistes vrais, avec les communards, avec la ligue des justes, puis avec la ligue des communistes après 1848 (il l’a dissoute), avec les anarchistes de la première internationale, avec l’internationale elle-même ensuite (il l’a encore dissoute au congrès de la Haye (2-7 septembre 1872, en transportant le Conseil général à New-York, où l’association s’éteindra formellement en 1876.), avec la deuxième internationale en formation au travers du parti socialiste allemand (au travers des critiques des programmes de Gotha et d’Ertfurt notamment). La meilleure manière de le comprendre est de relire la "Critique du programme de Gotha" par laquelle les fondateurs du marxisme se démarquent publiquement d’un grand parti (la social-démocratie allemande en train de se fonder) qui prétendait les suivre... et on peut relire également "L’Etat et la révolution" de Lénine qui représente une rupture avec la version réformiste du marxisme.

En ce qui concerne Lénine, ce serait un parfait contresens d’en faire un partisan à tout crin de la continuité organisationnelle, lui qui était accusé de sans cesse scissionner ! Nous ne citons que l’exemple de la scission fondamentale de la social démocratie russe entre mencheviks et bolcheviks. Mais on peut également citer la scission de 1914 et bien d’autres, par exemple avec Bogdanov, Struvé, le marxisme légal.

Nous sommes issus en particulier de la scission de Trotsky avec le stalinisme. Ce sont de telles discontinuités qui sont fondatrices.

Ce n’est pas du sectarisme. A preuve : ces ruptures peuvent représenter des regroupements autant que des scissions, comme le regroupement de Lénine et Trotsky en 1917. mais ce n’est pas des regroupements fondés sur des calculs organisationnels.

C’est la manifestation de militants qui considèrent que les orientations sont plus importantes que la taille des organisations.

La ligue des communistes

Ce sont Marx et Engels qui ont interrompu l’expérience de la Ligue des communistes et dissout l’organisation :

Lettre à E. Bernstein

Friedrich Engels

2 novembre 1882

« Lettre de Karl Marx à Ferdinand Freiligrath du 29 février 1860 :

Cher Freiligrath,

Je te fais remarquer d’abord que depuis que la Ligue a été dissoute sur ma proposition en novembre 1852, je n’ai plus jamais appartenu et n’appartient toujours pas à une quelconque association secrète ou publique ; que, par conséquent, le « parti », en ce sens tout éphémère du terme, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans. Les cours d’économie politique que j’ai donnés depuis la parution de mon livre (« Contribution à la critique de l’économie politique ») depuis l’automne 1859, à quelques membres de l’élite ouvrière, parmi lesquels se trouvaient aussi d’anciens adhérents de la Ligue, n’avaient rien de commun avec les réunions d’une société fermée (…) Depuis 1852, je n’avais plus de rapports avec aucune association et j’étais fermement convaincu que mes travaux théoriques seraient plus utiles à la classe ouvrière que l’adhésion à des associations dont le temps sur le continent étaient révolu. Par la suite, je fus à nouveau et à plusieurs reprises pris à partie pour cette « inaction ». (…) On dénonça mon indifférence « doctrinaire ». Donc, d’un « parti », au sens où tu l’entends dans ta lettre, je ne sais plus rien depuis 1852. Si toi tu fais de la poésie, moi je fais de la « critique », et les expériences faites de 1849 à 1852 m’ont suffi amplement. La « Ligue », de même que la Société des Saisons de paris et que cent autres sociétés ne fut qu’un épisode dans l’histoire du parti qui surgit de toutes part et tout naturellement du sol de la société moderne. »

Sur la dissolution de la première internationale, une lettre de Engels à Bebel du 3 juin 1873 :

"Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l’ « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche. C’est ce que démontrent les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient maintenant le plus fort pour avoir l’unité.

Ces fanatiques de l’unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l’on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d’antagonismes encore plus aigus dès qu’on cesse de la remuer, ne serait-ce que parce qu’on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits bourgeois), ou bien des gens qui n’ont aucune conscience, politique claire (par exemple, Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C’est pourquoi, ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l’unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c’est toujours avec ceux qui criaient le plus à l’unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

Toute direction d’un parti veut, bien sûr, avoir des résultats - et c’est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et, sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l’on n’a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l’Internationale après la Commune, elle connut un immense succès, Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute - puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que le ballon devait crever. Toute la racaille s’accrochait à nous. Les sectaires qui s’y trouvaient devenaient insolents, abusaient de l’Internationale dans l’espoir qu’on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l’avons pas supporté. Sachant fort bien que le ballon crèverait tout de même, il ne s’agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l’Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu’à son terme.

Le ballon creva au congrès de la Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu’ils croyaient trouver dans l’Internationale l’idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n’avaient - ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à la Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à la Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires - notamment les bakouninistes - auraient disposé d’un an de plus pour commettre, au nom de l’Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore ; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient détournés avec dégoût. Le ballon au lieu d’éclater se serait dégonflé doucement sous l’effet de quelques coups d’épingles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite, mais au niveau le plus bas des querelles personnelles, puisqu’on avait déjà quitté le terrain des principes à la Haye. C’est alors que l’Internationale avait effectivement péri, péri à cause de l’unité ! Au lieu de cela, à notre honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune qui ont assisté à la dernière réunion décisive ont dit qu’aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un effet aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres au prolétariat européen. Nous les avions laissés pendant dix mois se dépenser en mensonges, calomnies et intrigues - et qu’en est-il résulté ? Ces prétendus représentants de la grande majorité de l’Internationale déclarent eux-mêmes à présent qu’ils n’osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci - joint mon article destiné au Volksstaat. Si c’était à refaire, nous agirions en somme de la même façon, étant entendu qu’on peut toujours commettre des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les Lassalléens viendront d’eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu’il ne serait donc pas sage de cueillir les fruits avant qu’ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l’unité.

Au reste, le vieil Hegel disait déjà : un parti éprouve qu’il vaincra en se divisant - et supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait - ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l’Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions..."

Extrait de "La critique du programme de Gotha" :

"L’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence (formelle) de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci n’a été qu’une première tentative pour doter cette action d’un organe central. cette tentative, par l’impulsion qu’elle a donnée, a eu des effets durables, mais elle ne pouvait se poursuivre longtemps dans sa première forme historique après la chute de la Commune de Paris."

La social-démocratie

Engels et Marx sont présentés comme les pères de la social-démocratie et des courants dits marxistes :

« Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n’avez en somme vous même d’autre source que celle là du Malon de seconde main. Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».

Lettre à E. Bernstein

Friedrich Engels

2 novembre 1882

Sur la fondation de la social-démocratie allemande

Vous nous demandez notre avis sur toute cette histoire de fusion [6]. Il en a été, hélas, pour nous exactement comme pour vous : ni Liebknecht ni qui que ce soit d’autre ne nous en avait soufflé le moindre mot, et nous aussi nous ne savons que ce qui se trouve dans les journaux. Or, jusqu’à la semaine dernière lorsque fut publié le projet de programme , il ne s’y trouvait rien [7]. En tout cas, ce projet ne nous a pas peu étonné.

Notre parti avait si souvent tendu la main aux lassalléens pour une réconciliation, ou du moins leur avait offert la conclusion d’un cartel, il s’était heurté si souvent à un refus dédaigneux des Hasenclever, Hasselmann et Tölcke, que n’importe quel enfant eût dû tirer la conclusion suivante : si ces messieurs font eux-mêmes le pas aujourd’hui et nous offrent la réconciliation, c’est qu’ils doivent être dans une sale passe. Or, étant donné le genre notoirement connu de ces gens, il est de notre devoir d’exploiter cette circonstance afin que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu’ils se tirent de cette mauvaise passe et renforcent de nouveau leur situation dans l’opinion des masses ouvrières. Il fallait les accueillir tout à fait fraîchement, leur témoigner la plus grande méfiance et faire dépendre la fusion de leur plus ou moins grande disposition à abandonner leurs positions de secte et leurs idées sur l’aide de l’État et à accepter, pour l’essentiel, le programme d’Eisenach [8] de 1869 ou à en adopter une édition améliorée eu égard à la situation actuelle.

Notre parti n’a absolument rien à apprendre des lassalléens au point de vue théorique, autrement dit pour ce qui est décisif dans le programme, mais il n’en est pas du tout ainsi pour les lassalléens. La première condition de l’unification est qu’ils cessent d’être des sectaires, des lassalléens, et qu’ils abandonnent donc la panacée de l’aide de l’État, ou du moins n’y voient plus qu’une mesure transitoire et secondaire, à côté de nombreuses autres mesures possibles. Le projet de programme démontre que les nôtres dominent de très haut les dirigeants lassalléens dans le domaine théorique, mais qu’ils sont loin d’être aussi malins qu’eux sur le plan politique. Ceux qui sont honnêtes se sont une fois de plus fait cruellement duper par les « malhonnêtes [9] ».

On commence par accepter la phrase ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette phrase n’est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat, la Commune, par exemple, ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l’État et à la société, mais encore où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a parachevé elle aussi sa transformation jusque dans ses dernières conséquences [10].

Si, en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique faisait partie de cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate eût-il pu, des années durant, marcher la main dans la main avec le Parti populaire [11] ? Comment se fait-il que le Volksstaat puise presque toute sa rubrique politique dans l’organe de la petite bourgeoisie démocratique, La Gazette de Francfort ? Et comment se fait-il que pas moins de sept revendications de ce même programme correspondent presque mot pour mot au programme du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? J’entends les sept revendications politiques des articles 1 à 5 et de 1 et 2 [12], dont il n’en est pas une qui ne soit démocrate bourgeoise.

Deuxièmement, le principe de l’internationalisme du mouvement ouvrier est pratiquement repoussé dans son entier pour le présent, et ce par des gens qui, cinq ans durant et dans les conditions les plus difficiles, ont proclamé ce principe de la manière la plus glorieuse. La position des ouvriers allemands à la tête du mouvement européen se fonde essentiellement sur leur attitude authentiquement internationaliste au cours de la guerre. Nul autre prolétariat ne se serait aussi bien comporté. Or, aujourd’hui que partout à l’étranger les ouvriers revendiquent ce principe avec la même énergie que celle qu’emploient les divers gouvernements pour réprimer toute tentative de l’organiser, c’est à ce moment qu’ils devraient le renier en Allemagne ! Que reste-t-il dans tout ce projet de l’internationalisme du mouvement ouvrier ? Pas même une pâle perspective de coopération future des ouvriers d’Europe en vue de leur libération ; tout au plus une future « fraternisation internationale des peuples » : les « États-Unis d’Europe » des bourgeois de la Ligue de la paix.

Naturellement, il n’était pas indispensable de parler de l’Internationale proprement dite. Mais à tout le moins ne devait-on pas aller en deçà du programme de 1869, et fallait-il dire : bien que le parti ouvrier allemand soit contraint pour l’heure d’agir dans les limites des frontières que lui trace l’État il n’a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen et encore moins d’avancer des thèses fausses , il est conscient des liens solidaires qui l’unissent aux ouvriers de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui impose cette solidarité. Même si l’on ne se proclame ni ne se considère expressément comme faisant partie de l’Internationale, ces devoirs subsistent : par exemple, apporter sa contribution lors des grèves, empêcher le recrutement d’ouvriers destinés à prendre la place de leurs frères en grève, veiller à ce que les organes du parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l’étranger, faire de l’agitation contre la menace ou le déchaînement effectif de guerres ourdies par les cabinets, et se comporter comme on l’a fait de manière exemplaire en 1870 et 1871, etc.

Troisièmement, les nôtres se sont laissé octroyer la « loi d’airain » de Lassalle qui se fonde sur une conception économique parfaitement dépassée, à savoir que l’ouvrier moyen ne touche que le minimum de salaire pour son travail, et ce parce que, d’après la théorie de la population de Malthus, les ouvriers sont toujours en surnombre (c’était effectivement le raisonnement de Lassalle). Or, dans Le Capital, Marx a amplement démontré que les lois qui commandent les salaires sont très complexes et que, selon les circonstances, c’est tantôt tel facteur et tantôt tel autre qui prédomine ; bref, que cette loi n’est pas d’airain, mais est au contraire fort élastique, et qu’il est impossible par conséquent de régler l’affaire en quelques mots, comme Lassalle se le figurait. Dans son chapitre sur l’accumulation du capital [13], Marx a réfuté dans le détail le fondement malthusien de la loi que Lassalle a copiée de Malthus et de Ricardo (en falsifiant ce dernier), et qu’il expose, par exemple, dans son Arbeiterlesebuch, page 5, où il se réfère lui-même à un autre de ses ouvrages [14].

Quatrièmement, le programme présente, sous sa forme la plus crue, une seule revendication sociale, empruntée de Buchez par Lassalle : l’aide de l’État. Et ce après que Bracke en a prouvé toute l’inanité [15] et que presque tous les orateurs de notre parti ont été obligés de prendre position contre elle dans leur lutte contre les lassalléens ! Notre parti ne pouvait s’infliger à lui-même d’humiliation plus profonde. L’internationalisme dégradé au niveau de celui d’un Armand Goegg, et le socialisme à celui d’un bourgeois républicain Buchez qui opposait cette revendication aux socialistes pour les confondre !

Dans le meilleur des cas, l’ « aide de l’État », au sens de Lassalle, n’était qu’une mesure parmi de nombreuses autres pour atteindre le but défini ici par la formule délavée que voici : « pour préparer la voie à la solution de la question sociale », comme s’il y avait pour nous, sur le plan théorique, une question sociale qui n’ait pas été résolue !

En conséquence, si l’on dit : le parti ouvrier allemand tend à l’abolition du salariat et, par là, des différences de classe, en organisant la production coopérative à l’échelle nationale dans l’industrie et l’agriculture, et il appuie toute mesure qui puisse contribuer à atteindre ce but aucun lassalléen n’aurait à y redire quelque chose.

Cinquièmement, il n’est question nulle part de l’organisation de la classe ouvrière en tant que classe par le moyen des syndicats professionnels. Or, c’est là un point tout à fait essentiel, puisqu’il s’agit au fond d’une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême, d’une organisation qui, de nos jours, même en plein déferlement de la réaction (comme c’est aujourd’hui le cas à Paris après la Commune), ne peut plus être détruite. Étant donné l’importance prise par cette organisation en Allemagne aussi, nous estimons qu’il est absolument indispensable de lui consacrer une place dans le programme et, si possible, de lui donner son rang dans l’organisation du parti.

Voilà tout ce que les nôtres ont concédé aux lassalléens pour leur être agréables. Et ceux-ci, qu’ont-ils donné en échange ? L’inscription dans le programme d’une masse confuse de revendications purement démocratiques, dont certaines sont uniquement dictées par la mode, comme la législation directe qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu’elle y fasse quelque chose : administration par le peuple, cela aurait quelque sens. De même, il manque la condition première de toute liberté, à savoir que, vis-à-vis de chaque citoyen, tout fonctionnaire soit responsable de tous ses actes devant les tribunaux ordinaires et selon la loi commune. Je ne veux pas perdre un mot sur des revendications telles que liberté de la science, liberté de conscience, qui figurent dans tout programme bourgeois libéral et ont quelque chose de choquant chez nous.

Le libre État populaire est mué en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre vis-à-vis de ses citoyens, soit un État gouverné despotiquement. Il conviendrait de laisser tomber tout ce bavardage sur l’État, surtout depuis la Commune qui n’était déjà plus un État au sens propre du terme [16]. Les anarchistes nous ont suffisamment jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà l’ouvrage de Marx contre Proudhon [17], puis le Manifeste communiste aient exprimé sans ambages que l’État se défera au fur et à mesure de l’avènement de l’ordre socialiste pour disparaître enfin. Comme l’État n’est en fin de compte qu’une institution provisoire, dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est absurde de parler d’un libre État populaire : tant que le prolétariat utilise encore l’État, il ne le fait pas dans l’intérêt de la liberté, mais de la coercition de ses ennemis, et dès qu’il pourra être question de liberté, l’État, comme tel, aura cessé d’exister. Nous proposerions, en conséquence, de remplacer partout le mot « État » par Gemeinwesen, un bon vieux mot allemand, que le mot français « commune » traduit à merveille.

« Élimination de toute inégalité sociale et politique » est une formule douteuse pour « abolition de toutes les différences de classe ». D’un pays à l’autre, d’une province à l’autre, voire d’une localité à l’autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d’existence : on pourra certes les réduire à un minimum, mais non les faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d’autres conditions de vie que les gens des plaines. Se représenter la société socialiste comme le règne de l’égalité est une conception unilatérale de Français, conception s’appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement ; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée comme toutes les visions unilatérales des vieilles écoles socialistes, car elle ne crée plus que confusion dans les esprits et doit donc être remplacée par des formules plus précises et mieux adaptées aux choses.

Je m’arrête, bien que pour ainsi dire chaque mot soit à critiquer dans ce programme sans sève ni vigueur. C’est si vrai qu’au cas où il serait accepté, Marx et moi nous ne pourrions jamais reconnaître comme nôtre ce nouveau parti, s’il s’érige sur une telle base ; nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l’attitude que nous prendrions publiquement aussi vis-à-vis de lui. Songez qu’à l’étranger on nous tient pour responsables de chaque déclaration et action du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Bakounine, par exemple, nous a rendus responsables dans son État et Anarchie de chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu dire et écrire depuis la création du Demokratisches Wochenblatt. On s’imagine que nous tirons les ficelles de toute l’affaire à partir de Londres, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne sommes pratiquement jamais intervenus dans les affaires intérieures du parti, et lorsque nous l’avons fait, ce n’était jamais que pour éviter que l’on fasse des bévues, toujours d’ordre théorique, ou pour qu’on les redresse si possible. Vous vous apercevrez vous-mêmes que ce programme marque un tournant, qui pourrait fort bien nous obliger à récuser toute responsabilité vis-à-vis du parti qui l’a fait sien.

En général, le programme officiel d’un parti importe moins que sa pratique. Cependant, un nouveau programme est toujours comme un drapeau que l’on affiche en public, et d’après lequel on juge ce parti. Il ne devrait donc en aucun cas être en retrait par rapport au précédent, celui d’Eisenach en l’occurrence. Et puis il faut réfléchir aussi à l’impression que ce programme fera sur les ouvriers des autres pays, et à ce qu’ils penseront en voyant tout le prolétariat socialiste d’Allemagne ployer ainsi les genoux devant le lassalléanisme.

Avec cela, je suis persuadé qu’une fusion sur cette base ne tiendrait pas un an. Peut-on concevoir que les hommes les plus conscients de notre parti se prêtent à la comédie qui consiste à réciter des litanies de Lassalle sur la loi d’airain du salaire et l’aide de l’État ? Vous, par exemple, je voudrais vous y voir. Et si vous le faisiez tous, votre auditoire vous sifflerait. Or, je suis sûr que les lassalléens tiennent autant à ces partie-là du programme que le juif Shylock à sa livre de chair. Il se produira une scission, mais nous aurons de nouveau « lavé de leurs fautes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts ; nous sortirons de la scission plus faibles et les lassalléens plus forts. En outre, notre parti aura perdu sa virginité politique, et ne pourra plus s’opposer franchement aux phrases de Lassalle, puisque nous les aurons inscrites pendant un certain temps sur notre propre étendard. Enfin, si les lassalléens reprennent alors de nouveau leur affirmation selon laquelle ils représentent seuls le parti ouvrier et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour le démontrer : toutes les mesures socialistes y sont les leurs, et tout ce que notre parti y a ajouté, ce sont des revendications de la démocratie petite-bourgeoise que ce même programme qualifie par ailleurs de fraction de la « masse réactionnaire » !

"ENGELS ET LE DEPASSEMENT DE LA DEMOCRATIE

Engels eut à se prononcer sur ce point en traitant de l’inexactitude scientifique de la dénomination "social-démocrate". Dans la préface au recueil de ses articles des années 1870-1880, consacrés à divers thèmes, principalement "internationaux", préface datée du 3 janvier 1894, c’est-à-dire rédigée un an et demi avant sa mort, il écrit que dans tous ses articles il emploie le mot "communiste", parce qu’à cette époque les proudhoniens en France et les lassaliens en Allemagne s’intitulaient social-démocrates. "Pour Marx comme pour moi, poursuit Engels, il y avait donc impossibilité absolue d’employer, pour exprimer notre point de vue propre, une expression aussi élastique. Aujourd’hui, il en va autrement, et ce mot ("social-démocrate") peut à la rigueur passer bien qu’il reste impropre pour un parti dont le programme économique n’est pas simplement socialiste en général, mais expressément communiste, pour un parti dont le but politique final est la suppression de tout l’Etat et, par conséquent, de la démocratie."

Lénine

dans "L’Etat et la révolution"

Marx et Engels n’avaient pas adhéré à la social-démocratie :

« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »

Lettre de Engels à Edouard Bernstein, 28 février-1er mars 1883

« Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »

Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

1884

Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie

Un parti dans le Parti, lettre d’ Engels à E. Bernstein, 5 juin 1884.

Depuis que messieurs les opportunistes pleurnicheurs se sont littéralement constitués en parti et disposent de la majorité dans la fraction parlementaire, depuis qu’ils se sont rendu compte de la position de force que leur procurait la loi anti-socialiste et qu’ils l’aient utilisée, je considère qu’il est doublement de notre devoir de défendre jusqu’à l’extrême toutes les positions de force que nous détenons - et surtout la position-clé du Sozialdemokrat.

Ces éléments vivent grâce à la loi anti-socialiste. S’il y avait demain des libres débats, je serais pour frapper aussitôt, et alors ils seraient vite écrasés. Mais tant qu’il n’y a pas de libres débats, qu’ils dominent toute la presse imprimée en Allemagne et que leur nombre (comme majorité des « chefs ») leur donne la possibilité d’exploiter à plein les ragots, les intrigues et la calomnie insidieuse, nous devons, je crois, empêcher tout ce qui pourrait mettre à notre compte une rupture, c’est-à-dire la responsabilité d’une scission. C’est la règle générale dans la lutte au sein du parti même, et elle est aujourd’hui valable plus que jamais. La scission doit être organisée de telle sorte que nous continuons le vieux parti, et qu’ils le quittent ou qu’ils en soient chassés.

En outre, à l’époque où nous vivons actuellement tout leur est favorable [1]. Nous ne pouvons pas les empêcher, après la scission, de nous dénigrer et de nous calomnier en Allemagne, de s’exhiber comme les représentants des masses (étant donné que les masses les ont élus !). Nous n’avons que le Sozialdemokrat et la presse de l’étranger. Us ont toutes les facilités pour se faire entendre, et nous, les difficultés. Si nous provoquons la scission, toute la masse du parti dira non sans raison que nous avons suscité la discorde et désorganisé le parti à un moment où il était justement en train de se réorganiser à grand peine et au milieu des périls. Si nous pouvons l’éviter, alors la scission serait - à mon avis - simplement remise à plus tard, lorsqu’un quelconque changement en Allemagne nous aura procuré un peu plus de marge de manœuvre.

Si la scission devient néanmoins inévitable, il faudra lui enlever tout caractère personnel et éviter toute chamaillerie individuelle (ou ce qui pourrait en avoir l’air) entre toi et ceux de Stuttgart, par exemple. Elle devra s’effectuer sur un point de principe tout à fait déterminé, en d’autres termes, sur une violation du programme. Tout pourri que soit le programme [de Gotha], tu verras néanmoins, en l’étudiant de plus près, qu’on peut y trouver suffisamment de points d’appui. Or, la fraction n’a aucun pouvoir de jugement sur le programme. En outre, la scission doit être assez préparée, pour que Bebel au moins soit d’accord, et marche dès le début avec nous. Et troisièmement, il faut que tu saches ce que tu veux et ce que tu peux, lorsque la scission sera faite. Laisser le Sozialdemokrat passer dans les mains de tels hommes serait discréditer le parti allemand dans le monde entier.

L’impatience est la pire des choses qui soit en l’occurrence : les décisions de la première minute dictées par la passion peuvent paraître en elles-mêmes comme très nobles et héroïques. mais conduisent régulièrement à des bêtises - comme je ne l’ai constaté que trop bien dans une praxis cent fois renouvelée.

En conséquence : 1º différer autant que possible la scission ; 2º devient-elle inévitable, alors il faut la laisser venir d’eux ; 3º dans l’intervalle tout préparer ; 4º ne rien faire, sans qu’au moins Bebel, et si possible Liebknecht qui est de nouveau très bien (peut-être trop bien), dès qu’il voit que les choses sont irrémédiables, et 5º tenir envers et contre tous la place forte du Sozialdemokrat, jusqu’à la dernière cartouche. Tel est mon avis.

La « condescendance », dont ces messieurs font preuve à votre égard, vous pouvez en vérité la leur rendre mille fois. N’avez-vous pas la langue bien pendue ? Et vous pouvez toujours faire preuve d’assez d’ironie et de morgue vis-à-vis de ces ânes, pour leur faire la vie dure. Il ne faut pas discuter sérieusement avec des gens aussi ignorants et, qui plus est, d’ignorants prétentieux ; il faut plutôt les railler et les faire tourner dans leur propre mélasse, etc.

N’oublie pas non plus que si la bagarre commence, j’ai les mains très liées par d’énormes engagements en raison de mes travaux théoriques, et je ne disposerai pas de beaucoup de temps pour taper dans le tas comme je le voudrais bien sûr.

J’aimerais bien aussi que tu me donnes quelques détails sur ce que ces philistins nous reprochent et ce qu’ils réclament, au lieu de t’en tenir à des généralités. Nota bene : plus longtemps tu resteras en tractation avec eux, plus ils devront te fournir de matériel qui permettra de les condamner eux-mêmes !

Écris-moi pour me dire dans quelle mesure je peux aborder ce sujet dans ma correspondance avec Bebel ; je vais devoir lui écrire ces jours-ci, mais je vais remettre ma réponse au lundi 9 c., date à laquelle je peux avoir ta réponse.

Notes

[1] Engels ne fait pas seulement allusion à la loi anti-socialiste, serre chaude de l’opportunisme sous la protection indirecte du régime bismarckien, mais encore au faible développement des antagonismes de classes en Allemagne : « Les chamailleries dans le parti allemand ne m’ont pas surpris. Dans un pays encore aussi petit-bourgeois que l’Allemagne, le parti a nécessairement aussi une aile droite de petits bourgeois philistins et « cultivés », dont il se débarrasse au moment voulu. Le socialisme petit-bourgeois date de 1844 en Allemagne, et nous l’avons déjà critiqué dans le Manifeste communiste. Il est aussi tenace que le petit bourgeois allemand lui-même. Tant que dure la loi anti-socialiste, je ne suis pas favorable à une scission que nous provoquerions, étant donné que les armes ne sont pas égales. Mais si ces messieurs provoquaient eux-mêmes la scission, en attaquant le caractère prolétarien du parti en lui substituant un philanthropisme abstrait, esthétique et sentimental sans vie ni saveur, alors il faudra bien que nous prenions les choses comme elles viennent » (à J.-Ph. Becker, 15-6-1885).

« L’une des caractéristiques les plus négatives de la majorité de la fraction parlementaire sociale-démocrate c’est précisément l’esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre : « notre cause n’est-elle pas si noble et si juste » que tout autre petit bourgeois doit inévitablement se joindre à nous à condition seulement qu’il ait bien compris ? Pour en appeler ainsi à l’esprit prudhommesque, il faut méconnaître entièrement les intérêts qui guident cet esprit, voire les ignorer délibérément. C’est ce qui est l’une des caractéristiques essentielles du philistinisme spécifiquement allemand. »

Engels à A. Bebel, 18-03-1886

1903

Extrait de Léon Trotsky :

MA VIE

Le congrès du parti et la scission

Lénine était arrivé à l’étranger dans sa maturité, à l’âge de trente ans. En Russie, dans les cercles d’étudiants, dans les premiers groupes de la social-démocratie, dans les colonies de déportés, il avait occupé la première place. Il ne pouvait pas ne pas sentir sa force, déjà pour cette simple raison que tous ceux qu’il rencontrait et avec qui il travaillait la reconnaissaient. Il partit pour l’étranger déjà en possession d’un important bagage théorique et d’une sérieuse provision d’expérience révolutionnaire. A l’étranger, il devait d’abord collaborer avec le "Groupe de l’Emancipation du Travail" et, avant tout, avec Plékhanov, brillant commentateur de Marx, qui avait instruit plusieurs générations, théoricien, politique, publiciste, orateur, qui s’était fait un nom européen et des relations dans toute l’Europe. A côté de Plékhanov se trouvaient deux hautes autorités : Zassoulitch et Axelrod. Non seulement son héroïque passé mettait au premier rang Véra Ivanovna -c’était un esprit des plus pénétrants, d’une large instruction, principalement historique, et d’une rare intuition psychologique. Par l’intermédiaire de Zassoulitch s’était faite, en son temps, la liaison du "Groupe" avec le vieil Engels. A la. différence de Plékhanov et de Zassoulitch, qui étaient plus étroitement liés avec le socialisme latin, Axelrod représentait dans le "Groupe" les idées et l’expérience de la social-démocratie allemande. Pour Plékhanov, cependant, commençait déjà, en ces années, la période de la décadence. Ce qui le minait, c’était précisément ce qui donnait des forces à Lénine : l’approche de la révolution. Toute l’activité de Plékhanov tendit à préparer la révolution par les idées. Il fut le propagandiste et le polémiste du marxisme, mais non pas le politique révolutionnaire du prolétariat. Plus la révolution devenait imminente, plus il sentait le sol lui glisser sous les pieds. Il ne pouvait pas ne pas le sentir, et c’était là le motif essentiel de l’agacement qu’il manifestait à l’égard des jeunes.

Le directeur politique de l’Iskra fut Lénine. La grande. ressource du journal était Martov, publiciste qui écrivait facilement et interminablement, de même qu’il parlait. Coude à coude avec Lénine, qui était alors son plus proche compagnon de lutte, Martov ne se sentait déjà plus à son aise. Ils se tutoyaient encore, mais, de toute évidence, un certain froid commençait à passer entre eux. Martov vivait beaucoup plus du jour présent, de ses intérêts éphémères, de son travail courant de publiciste, ainsi que de dernières nouvelles et de conversations. Lénine, écrasant sous lui les faits du jour, pénétrait profondément par la pensée dans le lendemain. Martov avait d’innombrables et souvent brillantes intuitions, il concevait des hypothèses, il faisait des propositions que lui-même, parfois, oubliait à bref délai ; mais Lénine saisissait ce dont il avait besoin et seulement au moment où il en avait besoin. La transparente fragilité des pensées de Martov obligea plus d’une fois Lénine à hocher la tête en signe d’inquiétude. Aucune différence entre leurs lignes politiques n’avait encore eu le temps de se définir, ni même d’apparaître. Plus tard, lors de la scission au IIe congrès, les collaborateurs de l’Iskra se divisèrent en "durs" et "doux". Ces appellations, comme on sait, eurent cours dans les premiers temps, prouvant que s’il n’existait pas encore de ligne de partage, il y avait pourtant une différence dans la façon d’aborder les questions, dans la décision, dans la persévérance vers le but. Pour ce qui est de Lénine et de Martov, on peut dire que même avant la scission et avant le congrès Lénine était déjà un "dur", tandis que Martov était un "doux". Et tous deux le savaient bien. Lénine considérait Martov, qu’il estimait beaucoup, d’un oeil critique et légèrement soupçonneux ; Martov, sentant ce regard sur lui, en était gêné et, par un tic nerveux, secouait sa maigre épaule. Lorsqu’ils se rencontraient et causaient, il n’y avait plus entre eux d’intonations amicales, de plaisanteries, ou du moins ne m’en apercevais-je pas. Lénine, en parlant, ne le regardait pas en face, et les yeux de Martov se vitrifiaient sous son pince-nez, penché en avant et qu’il n’essuyait jamais. Et quand Lénine causait avec moi de Martov, il y avait dans sa voix une nuance particulière : "Quoi donc, c’est Julius qui a dit cela ?" Et alors, le nom de Julius était prononcé d’une certaine façon, légèrement souligné, comme si Lénine donnait un avertissement : "Il est bon, sans doute, il est bon, il est même remarquable, mais vraiment trop doux..." De plus, incontestablement, Véra Ivanovna Zassoulitch exerçait sur Martov une influence, non politique mais psychologique, l’écartant de Lénine.

La liaison avec la Russie était toute entre les mains de Lénine. C’était sa femme, Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, qui avait assumé le secrétariat de la rédaction. Elle était au centre de tout le travail d’organisation, recevait les camarades venus de loin, instruisait et accompagnait les partants, fixait les moyens de communication, les lieux de rendez-vous, écrivait les lettres, les chiffrait et les déchiffrait. Dans sa chambre, il y avait presque toujours une odeur de papier brûlé venant des lettres secrètes qu’elle chauffait au-dessus du poêle pour les lire. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce que l’on s’était trompé de chiffre, ou de ce que l’on avait écrit à l’encre sympathique de telle façon qu’une ligne grimpait sur l’autre, etc.

Lénine dans son travail courant d’organisation politique, s’efforçait de dépendre le moins possible des anciens, et, avant tout de Plékhanov, avec lequel il avait eu déjà de graves conflits pour différents motifs, notamment lors de l’élaboration du projet de programme du parti. Le premier projet de Lénine, opposé à celui de Plékhanov, avait provoqué de la part de ce dernier une appréciation très brutale, formulée sur un ton de raillerie hautaine, par quoi se distinguait, dans ces cas-là, Georges Valentinovitch. Mais ce n’était pas ainsi, bien entendu, que l’on pouvait décourager ou intimider Lénine. Le conflit prit un caractère tout à fait dramatique. Les médiateurs furent Zassoulitch et Martov ; Zassoulitch pour Plékhanov, Martov pour Lénine. Les deux intermédiaires étaient tout disposés à obtenir la conciliation et, en outre, ils avaient l’un pour l’autre, beaucoup d’amitié. Véra Ivanovna, elle-même l’a raconté, disait à Lénine :

 Georges (Plékhanov) est un lévrier : il mordille bien, mais il finit toujours par lâcher ; vous êtes un bouledogue : quand vous mordez, vous ne lâchez plus...

Quand Véra Ivanovna, plus tard, me rapporta ce propos, elle ajouta :

 Et il (Lénine) a beaucoup aimé ça. "Je mords et ne lâche plus" ? a-t-il répété, avec plaisir.

Et Véra Ivanovna imitait avec une bonhomie railleuse l’intonation et le grasseyement de Lénine.

Toutes ces graves escarmouches avaient eu lieu avant mon arrivée à l’étranger. Je ne les avais pas soupçonnées. Je ne savais pas non plus que les rapports à l’intérieur de la rédaction s’aggravèrent encore quand il fut question de moi. Quatre mois après mon arrivée, Lénine écrivait à Plékhanov :

Paris, le 2 mars 1903.

J’invite tous les membres de la rédaction à admettre par cooptation Péro, avec des droits égaux à ceux des autres membres (j’estime que pour une cooptation, la majorité ne suffit pas, il faut l’unanimité). Nous avons fort besoin d’un septième membre, tant pour la commodité dans les votes (six étant un nombre pair) que pour compléter nos forces. Péro écrit depuis des mois dans chaque numéro. D’une façon générale, il travaille pour l’Iskra de la façon la plus énergique, il fait des conférences (et avec un énorme succès). Pour les rubriques d’actualité (articles et notes) il nous sera non seulement très utile, mais vraiment indispensable. C’est un homme aux capacités indubitablement hors de pair, convaincu, énergique, qui ira encore de l’avant. Et, dans le domaine des traductions et de la littérature populaire, il saura faire bien des choses.

Objections possibles : 1. il est jeune ; 2. il rentrera (peut-être bientôt) en Russie ; 3. sa plume (sans guillemets) garde des traces du style des feuilletons, il s’exprime d’une façon par trop recherchée, etc.

Rép. 1. -On ne présente pas Péro pour qu’il occupe un poste indépendant, mais pour qu’il soit membre d’une collectivité. Il y prendra de l’expérience. Le "flair", d’un membre de parti, d’un homme de fraction, est indubitablement en lui ; quant aux connaissances et à l’expérience, ce sont des choses qui s’acquièrent dans la vie. Il est également indubitable qu’il étudie et travaille. Il est indispensable de le coopter pour l’attacher définitivement à nous et l’encourager.

Rép. 2. -Si Péro se met au courant de tous les travaux, il se peut qu’il ne parte pas de sitôt. S’il part, la liaison de l’organisation avec notre groupe et sa subordination à ce dernier ne seront pas un minus (-) mais un énorme plus (+).

Rép. 3. -Les défauts de style n’ont pas d’importance. Il se formera. Actuellement, il accepte qu’on le "corrige" en silence (et pas très volontiers). Dans notre groupe, il y aura des discussions ; les votes et "indications" prendront une forme mieux déterminée et plus insistante.

Ainsi, je propose : 1. aux six membres de la rédaction de voter à l’unanimité la cooptation de Péro ; 2. ensuite, si celui-ci est admis, de réglementer définitivement les rapports et les modalités de vote à l’intérieur de la rédaction, d’élaborer des statuts précis. C’est nécessaire pour nous-mêmes et c’est important pour le congrès.

P.-S. - J’estime qu’il serait extrêmement incommode et maladroit de différer la cooptation, car, pour moi, j’ai déjà constaté un assez sérieux mécontentement de Péro (qu’il n’exprime pas directement, bien entendu) : il se voit toujours comme l’oiseau sur la branche, il lui semble toujours qu’on le traite comme "un petit jeune homme". Si nous ne recevons pas Péro immédiatement et s’il part, disons dans un mois, pour la Russie, je suis convaincu qu’il prendra cela comme un refus formel de l’admettre à la rédaction. Nous pouvons ainsi "laisser échapper l’occasion" et ce serait très mauvais.

Je cite presque intégralement cette lettre, (exception faite pour des détails techniques), dont je n’ai eu moi-même connaissance que récemment, parce qu’elle caractérise au plus haut degré la situation qui s’était faite à l’intérieur de la rédaction, la personne de Lénine et son attitude à mon égard. De la lutte qui se déroula à mon insu, quand il fut question de m’admettre parmi les rédacteurs, je ne sus rien, comme je l’ai déjà dit. Lorsque Lénine écrivait que j’étais "assez sérieusement" mécontent de n’être pas admis dans la rédaction, il disait quelque chose d’erroné, et cela ne correspondait pas du tout à mon état d’esprit d’alors. En fait, cette ambition ne m’était même pas venue à la pensée. Dans la rédaction, je me conduisais en écolier devant ses maîtres. J’avais vingt-trois ans. J’étais le plus jeune. Martov avait sept ans de plus et Lénine dix. J’étais grandement satisfait du sort qui m’avait introduit si intimement dans ce groupe remarquable. De chacun d’eux, je pouvais apprendre bien des choses, et je m’y appliquais.

Comment se fait-il que Lénine ait parlé de mon mécontentement ? Je pense que c’était tout simplement un procédé de tacticien. Toute la lettre de Lénine est pénétrée du désir de démontrer, de convaincre et d’arriver à ses fins. C’est à dessein que Lénine cherche à inquiéter les autres membres de la rédaction en leur parlant de mon mécontentement supposé et de mon éloignement possible de l’Iskra. C’est de sa part un argument complémentaire, rien de plus. Il en est de même de l’argument concernant "le petit jeune homme". Le vieux Deutch m’appelait souvent ainsi, et il était seul à me donner ce nom. Or, justement, Deutch, qui n’avait et ne pouvait avoir sur moi aucune influence politique, entretenait avec moi les rapports les plus amicaux. Lénine se sert du mot uniquement pour persuader les anciens de la nécessité de me compter comme un homme parvenu à sa maturité en politique.

Huit jours après l’expédition de la lettre de Lénine, Martov écrivait à Axelrod :

Londres, le 10 mars 1903.

Vladimir Ilitch nous invite à accepter comme membre de la rédaction, jouissant des mêmes droits que ses collègues, Péro que vous connaissez. Ses travaux littéraires montrent qu’il est indubitablement doué ; il est tout à fait "nôtre" par ses tendances, il est complètement entré dans les intérêts de l’Iskra et jouit ici (à l’étranger) d’une grande influence grâce à son talent d’orateur, qui est hors de pair. Il parle magnifiquement, on ne peut mieux. Je m’en suis convaincu de même que Vladimir Ilitch. Il a des connaissances et travaille de toutes ses forces à les compléter. Je donne mon adhésion sans condition à la proposition de Vladimir Ilitch.

Dans cette lettre, Martov n’est que le juste écho de la voix de Lénine. Mais il ne reprend pas l’argument de mon mécontentement. Nous vivions, Martov et moi, dans le même logement, côte à côte, il m’observait de trop près pour me soupçonner de l’impatiente ambition de devenir membre de la rédaction.

Pourquoi Lénine insistait-il tellement sur la nécessité de m’attacher de plus près au groupe ? Il voulait obtenir une majorité stable. Sur un bon nombre d’importantes questions, la rédaction se divisait en deux groupes égaux : les anciens, Plékhanov, Zassoulitch, Axelrod ; et les jeunes, Lénine, Martov, Potressov. Lénine ne doutait pas que sur les points les plus graves je serais avec lui. Un jour, comme il fallait se prononcer contre Plékhanov, Lénine me prit à part et me dit malicieusement :

 Que Martov y aille d’abord !... Il essaiera de graisser... Après, vous taillerez.

Et remarquant sur mon visage un certain étonnement, il ajouta aussitôt :

 Moi, j’aime mieux tailler, mais, pour cette fois, contre Plékhanov, mieux vaut graisser...

La proposition de Lénine, tendant à me faire admettre dans la rédaction, rencontra la résistance de Plékhanov. Bien pis ; cette proposition fut la cause principale de la vive antipathie que devait manifester Plékhanov à mon égard. Il avait deviné que, contre lui-même, Lénine cherchait une solide majorité. La question d’une réforme de la rédaction fut différée jusqu’au congrès. Cependant, le groupe décida que, sans attendre ce congrès, je participerais aux séances, avec voix consultative. Plékhanov s’opposa catégoriquement même à cette solution. Mais Véra Ivanovna lui dit :

 Eh bien, c’est moi qui l’amènerai...

Et, effectivement, c’est elle qui "m’amena" à la séance suivante. Ne connaissant pas le secret des coulisses, je ne fus pas peu interloqué lorsque Georges Valentinovitch m’accueillit avec la froideur distinguée dans laquelle il était passé maître. L’antipathie de Plékhanov à mon égard dura longtemps ; en somme, elle ne disparut jamais. En avril 1904, Martov, dans une lettre à Axelrod, parlait d’une "haine personnelle, humiliante pour lui (Plékhanov) et peu noble, à l’égard d’une certaine personne". Il s’agissait de moi.

L’observation faite par Lénine, dans sa lettre, au sujet de mon style d’alors, est curieuse. Elle est juste sous les deux rapports : j’écrivais d’une façon quelque peu recherchée, et je n’acceptais pas très volontiers qu’on me corrigeât. Mes premiers ouvrages dataient d’environ deux ans et les questions de style occupaient une grande place, tout à fait à part, dans mon travail. Je commençais seulement à prendre goût à la matière littéraire. Comme les enfants, quand ils font leurs dents, éprouvent le besoin de se frotter les gencives, même à l’aide d’objets peu appropriés à cet usage, la recherche spontanée du mot, de la formule, de l’image, répondait à la période où, comme écrivain, je faisais mes dents. Je ne devais parvenir à épurer mon style qu’avec le temps. Mais comme mon effort pour arriver à l’expression n’était ni fortuit, ni superficiel, comme il correspondait aux démarches intérieures de mon esprit, il n’est pas étonnant que, malgré toute ma déférence pour la rédaction, j’aie défendu instinctivement ma personnalité d’écrivain en formation contre l’intrusion d’autres écrivains complètement faits, mais d’une structure différente...

Cependant, la date fixée pour le congrès approchait et, finalement, on décida de transférer la rédaction à Genève : la vie y coûtait incomparablement moins cher et la liaison avec la Russie y était plus facile. Lénine, à contre-coeur, y consentit.

"A Genève, nous nous installâmes dans deux petites chambres mansardées, écrit Sédova. L. D. était absorbé par les travaux préparatoires pour le congrès. Je me disposais à me rendre en Russie, pour y militer dans le parti."

Les premiers délégués arrivaient et l’on avait avec eux des conférences incessantes. Dans ce travail préparatoire, Lénine avait incontestablement la direction, bien que son rôle ne fût pas toujours perceptible. Une partie des délégués étaient venus avec des doutes ou des récriminations. Cette élaboration préliminaire prenait beaucoup de temps. Dans nos réunions, on se préoccupa fort d’établir des statuts : le point important, dans les schémas d’organisation, était de déterminer les rapports mutuels de l’organe central (l’Iskra) et du comité central qui agissait en Russie. J’étais arrivé à l’étranger avec cette idée que la rédaction devait se "subordonner" au comité central. Telle était la disposition d’esprit de la majorité des adeptes de l’Iskra.

 Ça ne marchera pas, me répliquait Lénine. La proportion des forces ne se présente pas ainsi. Voyons, comment feront-ils pour nous diriger du fond de la Russie ? Ça ne marchera pas... Nous sommes un centre stable, nous sommes idéologiquement plus forts, et c’est nous qui dirigerons d’ici.

 Alors, c’est la complète dictature de la rédaction ? demandai-je.

 Et qu’y voyez-vous de mal ? répliqua Lénine. C’est ainsi qu’il en doit être dans la présente situation.

Les plans d’organisation de Lénine m’inspiraient certains doutes. Mais j’étais loin de penser que le congrès du parti exploserait sur ces questions.

*

**

J’étais mandaté par l’Union sibérienne, avec laquelle j’avais été étroitement lié au temps de ma déportation. Avec le délégué de Toula, le médecin Oulianov, frère cadet de Lénine, je partis pour le congrès, non de Genève, pour échapper aux filatures, mais de Nyon, la station suivante, petite gare tranquille, où le rapide ne s’arrêtait qu’une demi-minute. En bons provinciaux de Russie que nous étions, nous attendîmes le train sur le quai opposé à celui qu’il fallait prendre, et, quand le rapide arriva, nous nous élançâmes vers un de ses wagons à travers les voies. Nous n’avions pas eu le temps de grimper que le train se mit en marche. Le chef de gare, apercevant deux voyageurs sur une des voies, lança un coup de sifflet d’alarme. Le train s’arrêta. Aussitôt que nous fûmes montés en wagon, un contrôleur vint nous faire comprendre qu’il voyait pour la première fois de sa vie d’aussi stupides individus et que nous avions à payer 50 francs pour avoir causé l’arrêt du train. A notre tour, nous lui donnâmes à comprendre que nous ne savions pas un mot de français. Ce n’était pas tout à fait vrai, mais c’était indiqué pour la circonstance : après nous avoir grondés deux ou trois minutes encore, ce Suisse épais nous laissa tranquilles. Et il fut, en cela, d’autant plus raisonnable, que nous ne possédions pas les 50 francs. Il se contenta, un peu plus tard, en contrôlant les billets, d’exprimer à d’autres voyageurs son opinion extrêmement méprisante pour ces deux messieurs qu’on avait dû ramasser sur la voie. Le malheureux ne savait pas que nous étions en route pour fonder un parti.

La session s’ouvrit à la Maison du Peuple de Bruxelles. Dans le magasin qui nous fut assigné, endroit suffisamment dissimulé aux regards curieux, il y avait des balles de laine, et nous subîmes les attaques d’une innombrable quantité de puces. Nous les appelâmes les guerriers d’Anseele, mobilisés pour donner l’assaut à la société bourgeoise. Les séances furent pour nous une véritable torture physique. Bien pis : dès les premiers jours, les délégués remarquèrent qu’ils étaient activement filés. J’avais un passeport au nom d’un Bulgare, un certain Samokovliev, que je ne connaissais pas. Dans le courant de la seconde semaine, comme nous sortions, Zassoulitch et moi, tard dans la nuit, du petit restaurant "Au Faisan doré", un délégué d’Odessa, Z***, nous coupa la route et, sans nous regarder, chuchota rapidement :

 Un mouchard derrière vous... Séparez-vous... Il suivra l’homme...

Z*** était un grand spécialiste en matière de filatures, son coup d’oeil, à cet égard, avait la précision d’un instrument d’astronomie. Comme il s’était logé à proximité du "Faisan doré", à un étage supérieur, il avait fait de sa fenêtre un poste d’observation.

Je pris aussitôt congé de Zassoulitch et continuai mon chemin tout droit. J’avais dans la poche le passeport bulgare et cinq francs.

Le mouchard, un grand et maigre Flamand au nez en bec de canard, emboîta le pas derrière moi. Il était déjà plus de minuit et la rue était absolument déserte. Je revins brusquement en arrière :

 M’sieu, comment s’appelle cette rue ?

Le Flamand, abasourdi, s’adossa contre un mur.

 Je ne sais pas...

Il s’attendait sûrement à recevoir un coup de revolver.

Je continuai mon chemin toujours tout droit par un boulevard. Quelque part, une horloge sonna une heure. Parvenu à la première rue transversale, je m’y engageai et me mis à courir à toutes jambes. Le Flamand s’élança à ma poursuite. C’est ainsi qu’en pleine nuit, deux hommes qui ne se connaissaient pas détalaient, l’un cherchant à rattraper l’autre par les rues de Bruxelles. J’entends encore le tapotement de leurs chaussures.

Ayant fait le tour d’un pâté de maisons par ses trois côtés, je ramenai le Flamand sur le boulevard. Nous étions tous deux fatigués et furieux ; nous nous remîmes au pas, d’une allure maussade. J’aperçus deux ou trois fiacres. Mais à quoi bon, en prendre un ? Le mouchard eût sauté dans l’autre. Nous continuâmes à marcher. L’interminable boulevard semblait arriver à sa fin, nous allions sortir de la ville. Près d’un petit cabaret de nuit stationnait encore un fiacre. Et là, il n’y en avait pas d’autres. D’un bond, j’y pris place.

 En route ! Et vivement ! Je suis pressé !

 Où allez-vous ?

Le mouchard tendit l’oreille. Je nommai un parc qui était à cinq minutes de marche de mon logement.

 C’est cent sous !

 Allez toujours !...

Le cocher ramassa ses guides. Le mouchard se précipita dans le cabaret, en ressortit avec un garçon et lui désigna du doigt l’ennemi en fuite.

Une demi-heure plus tard, j’étais dans ma chambre. Ayant allumé une bougie, j’aperçus sur ma table de nuit une lettre qui portait mon nom de Bulgare. Qui donc pouvait m’écrire à cette adresse ? Il se trouva que "le sieur Samokowlieff" était invité à se présenter le lendemain, à dix heures du matin, au commissariat de police, avec son passeport. Un autre mouchard avait donc réussi à me filer la veille, et toute cette galopade nocturne par le boulevard n’avait été qu’un exercice désintéressé pour l’un et l’autre partenaire. D’autres délégués, dans la même nuit, eurent l’honneur de recevoir une toute pareille invitation. Ceux qui se présentèrent à la police furent sommés d’avoir à quitter la Belgique dans les vingt-quatre heures. Je n’allai pas au commissariat ; je partis tout simplement pour Londres où le congrès était transféré.

Celui qui dirigeait alors, à Berlin, l’agence de la police russe, un certain Harting, écrivit dans son rapport au département dont il dépendait, que "la police bruxelloise s’était étonnée d’un considérable afflux d’étrangers et qu’elle avait soupçonné dix personnes d’agissements anarchistes". Harting lui-même "étonna" à son tour la police bruxelloise ; il s’appelait en réalité Heckelmann ; c’était un dynamiteur provocateur ; il avait été condamné par contumace, par un tribunal français, aux travaux forcés ; il devint ensuite général dans l’Okhrana du tsarisme et, sous un faux nom, chevalier de la Légion d’honneur... Il était renseigné par un autre agent provocateur, le docteur Jitomirsky, qui, de Berlin, participa activement à l’organisation du congrès. Mais tout cela ne se découvrit que plusieurs années après. Il semblait que le tsarisme tint entre ses mains tous les fils... Cela ne l’a pourtant pas sauvé.

Au cours du congrès se manifestèrent les antagonismes entre les cadres principaux de l’Iskra. On commença à distinguer les "durs" et les "doux". Au début, les dissensions s’exprimèrent sur le paragraphe 1er des statuts : qui devait-on considérer comme membre du parti ? Lénine insistait pour assimiler le parti à une organisation illégale. Martov voulait que l’on reconnût aussi comme membres du parti ceux qui militaient sous la direction d’une organisation illégale. Pratiquement, ce dissentiment n’avait pas d’importance immédiate, puisque, selon les formules de l’un et de l’autre, les membres des organisations illégales étaient seuls à jouir du droit de voix délibérative. Néanmoins, on se trouvait sans aucun doute devant deux tendances divergentes. Lénine voulait de la netteté dans les formes, une ligne rigoureusement marquée dans les rapports à l’intérieur du parti. Martov était enclin à admettre les flottements. La façon dont on se groupa sur cette question devait déterminer toute la marche du congrès et fixer, en particulier, la composition des institutions dirigeantes du parti.

Dans la coulisse, il y avait lutte pour ou contre tel délégué. Lénine n’épargna aucun effort pour me gagner. Il fit avec Krassikov et moi une longue promenade au cours de laquelle tous deux s’efforcèrent de me démontrer que la voie suivie par Martov ne pouvait être la mienne, car Martov était un "doux". Krassikov caractérisait les membres de la rédaction de l’Iskra avec un tel sans-gêne que Lénine faisait la grimace et que je frémissais. Je considérais encore la rédaction en jeune homme très sentimental. Cette conversation m’éloigna plus qu’elle ne me séduisit. Les dissentiments étaient encore vagues, tous avançaient à tâtons et opéraient sur des impondérables.

Il fut décidé qu’on convoquerait une conférence des principaux membres de l’Iskra et qu’on s’expliquerait. Mais le choix d’un président suscitait déjà des difficultés.

 Je propose d’élire votre Benjamin, dit Deutch, cherchant une issue.

C’est ainsi que j’eus à présider la réunion des membres de l’Iskra, où se décida la future scission entre bolcheviks et menchéviks. Chez tous, la tension nerveuse était à l’extrême. Lénine sortit de là en faisant claquer la porte. C’est la seule fois que, sous mes yeux, il ait perdu possession de lui-même dans une grave lutte à l’intérieur du parti.

La situation devint encore plus sérieuse. Les dissensions se manifestèrent au congrès même. Lénine fit encore une tentative pour m’amener du côté des "durs". Il m’envoya la déléguée Z*** et son frère cadet, Dmitri. L’entretien avec eux, dans un parc, dura plusieurs heures. Les émissaires ne voulaient à aucun prix me lâcher.

 Nous avons l’ordre de vous ramener, à quelque prix que ce soit.

Finalement, je refusai carrément de les suivre.

La scission éclata d’une façon inattendue pour tous les membres du congrès. Lénine qui, dans cette lutte, était le plus actif, n’avait pas prévu la scission et n’en voulait pas. Des deux côtés, les événements qui avaient éclaté furent ressentis d’une façon extrêmement pénible. Après le congrès, Lénine souffrit plusieurs semaines d’une maladie nerveuse.

Dans les Mémoires de Sédova, on lit ceci :

"De Londres, L. D. écrivait presque journellement ; ses lettres étaient de plus en plus alarmées, et, enfin, la lettre sur la scission dans l’Iskra disait avec désespoir que l’Iskra n’existait plus, qu’elle était morte... Nous souffrîmes beaucoup de cette scission. Bientôt après le retour de L. D., venant du congrès, je partis pour Pétersbourg, emportant des documents sur ces assises, copiés de l’écriture la plus fine sur de fin papier qui fut inséré dans la reliure d’un dictionnaire Larousse."

Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les "doux" ? De tous les membres de la rédaction, j’étais le plus lié avec Martov, Zassoulitch, et Axelrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. Dans la rédaction, jusqu’au congrès, il y avait eu des nuances, mais non des dissentiments nettement exprimés. J’étais surtout éloigné de Plékhanov : après les premiers conflits, qui n’avaient en somme qu’une importance secondaire, Plékhanov m’avait pris en aversion. Lénine me traitait fort bien. Mais c’était justement lui, alors, qui, sous mes yeux, attaquait une rédaction formant à mon avis un ensemble unique et portant le nom prestigieux de l’Iskra. L’idée d’une scission dans le groupe me paraissait sacrilège.

Le centralisme révolutionnaire est un principe dur, autoritaire et exigeant. Souvent, à l’égard de personnes ou de groupes qui partageaient hier vos idées, il prend des formes impitoyables. Ce n’est pas par hasard que, dans le vocabulaire de Lénine, se rencontrent si fréquemment les mots : irréconciliable et implacable. C’est seulement la plus haute tension vers le but, indépendante de toutes les questions bassement personnelles, qui peut justifier une pareille inclémence.

En 1903, il ne s’agissait tout au plus que d’exclure Axelrod et Zassoulitch de la rédaction de l’Iskra. A leur égard, j’étais pénétré non seulement de respect, mais d’affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé. Mais il en était arrivé à conclure qu’ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l’avenir. Et, en organisateur, il décida qu’il fallait les éliminer des postes de direction. C’est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d’anciens qui étaient enfin parvenus au seuil du parti. De l’indignation que j’éprouvais alors provint ma rupture avec Lénine au IIe congrès. Sa conduite me semblait inacceptable, impardonnable, révoltante. Pourtant, cette conduite était juste au point de vue politique et, par conséquent nécessaire pour l’organisation. La rupture avec les anciens qui étaient restés figés dans l’époque préparatoire était de toutes façons inévitable. Lénine l’avait compris avant les autres. Il fit encore une tentative pour conserver Plékhanov, en le séparant de Zassoulitch et d’Axelrod. Mais cet essai, comme le montrèrent bientôt les événements, ne devait donner aucun résultat.

Ainsi, ma rupture avec Lénine eut lieu en quelque sorte sur un terrain "moral", et même sur un terrain individuel. Mais ce n’était qu’en apparence. Pour le fond, nos divergences avaient un caractère politique qui ne se manifesta que dans le domaine de l’organisation.

Je me considérais comme centraliste. Mais il est hors de doute qu’en cette période je ne voyais pas tout à fait à quel point un centralisme serré et impérieux serait nécessaire au parti révolutionnaire pour mener au combat contre la vieille société des millions d’hommes. Ma première jeunesse s’était écoulée dans une atmosphère crépusculaire de réaction qui dura, à Odessa, cinq ans de plus qu’ailleurs. L’adolescence de Lénine remontait à l’époque de la "Liberté du Peuple". Ceux qui étaient plus jeunes que moi de quelques années étaient déjà éduqués dans l’ambiance d’un nouveau redressement politique. Au temps du congrès de Londres de 1903, une révolution était encore à mes yeux, pour une bonne moitié, une abstraction théorique. Le centralisme léniniste ne procédait pas encore pour moi d’une conception révolutionnaire claire et indépendamment méditée. Or, le besoin de comprendre par moi-même un problème et d’en tirer toutes les déductions indispensables fut toujours, ce me semble, l’exigence la plus impérieuse de ma vie spirituelle.

La gravité du conflit qui avait éclaté au congrès, si l’on met de côté les dissensions de principe qui commençaient à peine à se dessiner, avait pour cause le manque de justesse des appréciations portées par les anciens, qui ne voyaient pas comme il fallait la croissance et l’importance de Lénine. Pendant le congrès et aussitôt après, l’indignation d’Axelrod et des autres membres de la rédaction, devant la conduite de Lénine, s’accompagnait d’un certain étonnement : "Comment avait-il pu oser ?..."

"Il n’y a pourtant pas si longtemps qu’il est arrivé à l’étranger, disaient les anciens ; il est arrivé en qualité de disciple, et son attitude était celle d’un élève. D’où lui vient tout à coup cette outrecuidance ? Comment a-t-il eu l’audace ?..."

Mais Lénine pouvait oser, et il s’y était décidé. Pour cela, il lui avait fallu se convaincre de l’incapacité des anciens et prendre en mains la direction immédiate de l’organisation qui militait pour l’avant-garde prolétarienne, aux approches de la révolution. Les anciens s’y trompèrent, et non seulement les anciens : Lénine n’était déjà plus, simplement, un militant d’élite ; c’était un chef, tout entier tendu vers son but et qui, ce me semble, se sentit définitivement devenu chef lorsqu’il se trouva coude à coude avec les anciens, avec les maîtres, et constata qu’il était plus fort et plus indispensable qu’eux. Parmi les états d’esprit assez confus encore qui se groupaient sous le drapeau de l’Iskra, Lénine fut seul à se représenter entièrement et jusqu’au bout le lendemain, avec toutes ses tâches austères, ses cruels conflits et ses innombrables victimes.

Au congrès, Lénine conquit Plékhanov, mais sans espoir de le garder ; en même temps, il perdait Martov, et ce fut pour toujours. Plékhanov avait évidemment senti quelque chose à ce congrès. Du moins dit-il alors à Axelrod, parlant de Lénine :

 C’est de cette pâte que l’on fait les Robespierre...

Plékhanov lui-même avait joué au congrès un rôle peu enviable. Il ne m’arriva qu’une fois de le voir et de l’entendre dans toute sa force : ce fut à la commission du congrès qui devait établir le projet de programme. Il avait dans la tête un schéma clair, scientifiquement parachevé. Sûr de lui-même, de ses connaissances, de sa supériorité, le regard allumé d’une gaie lueur d’ironie, les moustaches, qui grisonnaient, pointues et gaies également, faisant des gestes d’une manière légèrement théâtrale, mais des gestes vifs et expressifs, Plékhanov, qui présidait, projetait sa lumière sur la nombreuse réunion comme un vivant feu d’artifice de science et d’humour.

Le leader des menchéviks, Martov, fut une des plus tragiques figures du mouvement révolutionnaire. Ecrivain très doué, inventif en politique, esprit pénétrant, Martov était infiniment supérieur au courant d’idées dont il prit la tête. Mais sa pensée n’était pas assez courageuse, sa perspicacité n’était pas aidée par la volonté. La ténacité ne pouvait remplacer ce qui lui manquait. La première réaction de Martov devant les événements manifestait toujours une tendance révolutionnaire. Mais, tout aussitôt, sa pensée qui n’avait pas le ressort de la volonté, retombait sur elle-même. Mes affinités avec lui ne résistèrent pas à l’épreuve des premiers grands événements de la révolution qui venait.

Quoi qu’il en soit, le IIe congrès fut une grande étape dans ma vie, au moins pour cette raison qu’il me sépara de Lénine pour plusieurs années. Quand je considère maintenant le passé dans son ensemble, je ne regrette pas ce qui arriva. Je revins à Lénine plus tard que bien d’autres, mais je revins à lui par mes propres voies, ayant traversé et médité l’expérience de la révolution, de la contre-révolution et de la guerre impérialiste. Grâce à ces circonstances, je revins à lui plus fermement et sérieusement que ceux de ses "disciples" qui, de son vivant, imitaient, parfois d’une façon déplacée, le maître dans ses paroles et ses gestes, et qui, après sa mort, se sont avérés d’impuissants épigones et d’inconscients instruments aux mains des forces ennemies.

1914

Les internationalistes veulent-ils une scission ?

Alexandra Kollontaï

Janvier 1916

Depuis que la Conférence des socialistes internationalistes a eu lieu à Zimmerwald , les socialistes d’esprit patriotique tentent de démontrer que les internationalistes révolutionnaires ne veulent rien d’autre que détruire le travail des socialistes de ces cinquante dernières années, qu’ils veulent une scission du mouvement ouvrier.

Que les bureaucrates des partis des pays belligérants, après avoir proclamé "la paix civile" avec leurs gouvernements de classe et approuvé la guerre, désapprouvent les buts de la Conférence de Zimmerwald, c’est tout à fait compréhensibles et logique. Mais il apparaît que le poison du nationalisme et de l’opportunisme a corrompu jusqu’aux bureaucrates des pays neutres. Les cadres des partis socialistes du Danemark, de Suisse et de Hollande non seulement désapprouvent la Conférence de Zimmerwald, mais signalent que leur parti n’a jamais "rêvé" d’envoyer des délégués officiels à une conférence qui croit en nécessité d’une forte conscience de classe internationale, qui rejette la politique de "paix civile" et condamne l’alliance avec les gouvernements capitalistes poursuivant une guerre impérialiste.

En reniant la Conférence de Zimmerwald et son objectif, les bureaucrates des partis européens renient les principes mêmes du mouvement socialiste, du marxisme scientifique, ils renient les fondements sur lesquels les deux Internationales furent bâties : la solidarité internationale et la lutte des classes révolutionnaire.

Les socialistes réunis à Zimmerwald n’avaient aucune intention de "scissionner" le mouvement ou d’y nuire. Leur but était et reste tout à fait opposé : en travaillant pour la paix, en se battant contre la guerre, en appelant les prolétaires de tous les pays à s’unir sur le vieux champ de bataille de la lutte des classes, ils veulent faire revivre l’Internationale, revivifier plus que jamais la solidarité de classe internationale.

Les sociaux-patriotes, les bureaucrates des différents partis, les opportunistes qui pleurent contre les internationalistes révolutionnaires et affirment qu’ils nuisent au mouvement en y apportant la discorde et la désunion, semblent oublier que "la scission" de la Seconde Internationale est un fait, une réalité brutale qu’on doit bien reconnaître.

Cette scission a été causée par la guerre, la ligne de partage n’en a pas été tracée par les rebelles internationalistes, mais par d’habiles diplomates gouvernementaux. D’un côté nous avons le cartel des socialistes patriotiques qui approuvent les alliés, et de l’autre, ceux qui suivent les empires centraux. Chaque camp assure le prolétariat - Scheidemann et David en Allemagne, Plekhanov et Alechinsky en Russie, Guesde et Vandervelde en Belgique et en France - que la victoire de leur propre gouvernement impérialiste mettra un terme à l’autocratie et au militarisme, établira la liberté et la démocratie en Europe, aidera à la victoire du socialisme ! Le chemin de la lutte des classes devient celui de la "paix civile," résultat logique des tendances opportunistes dans le mouvement européen de ces dix ou quinze dernières années, une voie déclarée comme la plus sage des tactiques socialistes. En ce moment, les bureaucrates des partis en Allemagne, France, Autriche, Belgique et les sociaux-patriotes dans les autres pays s’accusent les uns les autres d’approuver leurs gouvernements respectifs, mais on peut facilement deviner que quand cette guerre sera finie, les sociaux-patriotes des pays belligérants se pardonneront, que Vandervelde réhabilitera Scheidemann, que Plekhanov accordera son pardon aux sociaux-patriotes allemands et que les Allemands oublieront les fautes des Anglais "déloyaux".... N’ont-ils pas tous commis le même crime ? N’ont-ils pas trahi en tous points leur classe et les principes de l’internationalisme ?

Cette amnistie générale aiderait les bureaucrates des partis à ramener à la vie la vieille Internationale basée sur le nationalisme et l’opportunisme. Et sitôt qu’une nouvelle guerre impérialiste débuterait, ce serait la même rengaine, la scission, la crise du mouvement prolétarien international qui recommencerait.

... Est-ce cela que le prolétariat désire ? Est-ce la leçon que les socialistes tirent de la souffrance et des tortures de cette guerre terrible ?....

La guerre a fait beaucoup de mal, mais cette guerre peut représenter un pas en avant dans le mouvement prolétarien si on tire la bonne leçon des événements actuels. Cette guerre a clairement mis le prolétariat mondial en face de la question suivante : choisir lors du déclenchement d’une guerre impérialiste (et à ce stade du développement capitaliste, ne peut-il pas y avoir une autre guerre ?) entre la défense de la patrie capitaliste-impérialiste ou la défense de leurs propres intérêts de classe et la solidarité internationale du prolétariat mondial ?

Les camarades qui se sont réunis à Zimmerwald ont estimé nécessaire de ne laisser aucun malentendu sur ce point. Le mouvement prolétarien ne peut réaliser son objectif final - la conquête des moyens de production et l’établissement de la dictature du prolétariat - que par une lutte des classes internationale . Le nationalisme et l’internationalisme sont des principes opposés l’un à l’autre. Vous ne pouvez pas être à la fois un "bon monarchiste" et un bon républicain, de même que vous ne pouvez pas être à la fois un internationaliste et un nationaliste. Les prolétaires doivent faire le choix.

Mais cette guerre nous a appris que la politique nationaliste, approuvée par les sociaux-patriotes, est un échec. Une nouvelle ligne doit être tracée.

La conférence de Zimmerwald posé la première pierre pour tracer cette ligne ; c’était la première tentative de reconstruire l’Internationale sur les bases saines de l’anti-militarisme (aucun vote pour des crédits de guerre), l’internationalisme (au lieu d’une représentation physique formelle des partis nationaux au Bureau Socialiste International) et l’action révolutionnaire de masse (au lieu d’un "pur et simple" parlementarisme).

Les camarades mobilisés derrière la conférence de Zimmerwald ne travaillent pas en vue d’une scission du mouvement socialiste, mais ils veulent préparer les bases pour une conscience de classe internationale qui sera assez forte pour battre la politique impérialiste des états capitalistes, ce qui serait d’ors et déjà une tâche "préparatoire" à la bataille révolutionnaire finale.

Les internationalistes ne veulent pas casser les organisations du prolétariat, ils décident tout simplement de dépenser leur force et leur énergie à gagner les masses aux principes de la Troisième Internationale. Ils espèrent que lorsque le prochain Congrès International aura lieu le prolétariat sera assez fort et éclairé pour demander aux bureaucrates sociaux-patriotes de tous les pays : qu’avez-vous fait de notre confiance ? Assumez-vous la responsabilité de vos actes déloyaux ?

Les internationalistes espèrent que dans la nouvelle Internationale il n’y aura pas de place pour les opportunistes et les patriotes, qui au moment décisif abandonnent le mouvement de classe et défendent les intérêts de leurs capitalistes nationaux.

Maintenant, quand l’approbation de la conférence de Zimmerwald est soumise à discussion dans le parti américain, c’est aux prolétaires américains de décider où ils doivent militer. S’accrocheront-ils aux nationalistes et aux tendances opportunistes de la Seconde Internationale ou aideront-ils à reconstruire le mouvement du prolétariat sur les saines bases de l’esprit de rébellion et sur la solidarité de classe internationale ?

Les camarades américains doivent s’en rappeler : les socialistes internationalistes ne travaillent pas pour une scission, ils travaillent pour amener le mouvement entier sur une ligne d’action de classe et de conscience de classe, pour nettoyer la Troisième Internationale de tous les éléments qui soutiennent le militarisme et le nationalisme et croient en la "paix civile". Alors, mais alors seulement, appelons le prolétariat mondial à condamner la politique impérialiste de la classe capitaliste et à réaliser le but final du mouvement, la révolution sociale.

L’impérialisme et la scission du socialisme

Lénine

1916

Existe-t-il un lien entre l’impérialisme et la victoire ignoble, monstrueuse, que l’opportunisme (sous les espèces du social chauvinisme) a remportée sur le mouvement ouvrier européen ?

Telle est la question fondamentale du socialisme contemporain. Et maintenant que nous avons parfaitement établi dans notre littérature du parti :

1. le caractère impérialiste de notre époque et de la guerre actuelle ;
2. l’indissoluble liaison historique entre le social chauvinisme et l’opportunisme, ainsi que l’identité de leur contenu politique et idéologique, nous pouvons et nous devons passer à l’examen de cette question fondamentale.

Il nous faut commencer par donner la définition la plus précise et la plus complète possible de l’impérialisme. L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres : l’impérialisme est

1. le capitalisme monopoliste ;
2. le capitalisme parasitaire ou pourrissant ;
3. le capitalisme agonisant.

La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales :

1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts ; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes ;
2. la situation de monopole des grosses banques : trois a cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne ;
3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire) ;
4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent « à l’amiable » - tant que la guerre ne l’a pas repartagé on en compte déjà plus de cent ! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico territorial du monde ;
5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé.

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme d’Amérique et d’Europe, et ensuite d’Asie, a fini de se constituer vers 1898-1914. Les guerres hispano-américaine (1898), anglo-boer (1899-1902), russo-japonaise (1904-1905) et la crise économique de 1900 en Europe, tels sont les principaux jalons historiques de la nouvelle époque de l’histoire mondiale.

Que l’impérialisme soit un capitalisme parasitaire ou pourrissant, c’est ce qui apparaît avant tout dans la tendance à la putréfaction qui distingue tout monopole sous le régime de la propriété privée des moyens de production. La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d’une part, et réactionnaire monarchiste, d’autre part, s’efface précisément du fait que l’une et l’autre pourrissent sur pied (ce qui n’exclut pas du tout le développement étonnamment rapide du capitalisme dans différentes branches d’industrie, dans différents pays, en différentes périodes). En second lieu, la putréfaction du capitalisme se manifeste par la formation d’une vaste couche de rentiers, de capitalistes vivant de la « tonte des coupons ». Dans quatre pays impérialistes avancés : l’Angleterre, l’Amérique du Nord, la France et l’Allemagne, le capital en titres est de 100 à 150 milliards de francs, ce qui représente un revenu annuel d’au moins 5 à 8 milliards par pays. En troisième lieu, l’exportation des capitaux est du parasitisme au carré. En quatrième lieu, « le capital financier vise à l’hégémonie, et non à la liberté ». La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme. Vénalité, corruption dans des propor­tions gigantesques, panamas de tous genres. En cinquième lieu, l’exploitation des nations opprimées, indissolublement liée aux annexions, et surtout l’exploitation des colonies par une poignée de « grandes » puissances, transforme de plus en plus le monde « civilisé » en un parasite sur le corps des peuples non civilisés, qui comptent des centaines de millions d’hommes. Le prolétaire de Rome vivait aux dépens de la société. La société actuelle vit aux dépens du prolétaire con­temporain. Marx a particulièrement souligné cette profonde remarque de Sismondi. L’impérialisme change un peu les choses. Une couche privilégiée du prolétariat des puissan­ces impérialistes vit en partie aux dépens des centaines de millions d’hommes des peuples non civilisés.

On comprend pourquoi l’impérialisme est un capitalisme agonisant, qui marque la transition vers le socialisme : le monopole qui surgit dit capitalisme, c’est déjà l’agonie du capitalisme, le début de sa transition vers le socialisme. La socialisation prodigieuse du travail par l’impérialisme (ce que les apologistes, les économistes bourgeois, appellent l’« interpénétration ») a la même signification.

En définissant ainsi l’impérialisme, nous entrons en contradiction complète avec K. Kautsky, qui se refuse à voir dans l’impérialisme une « phase du capitalisme », et le définit comme la politique « préférée » du capital financier, comme une tendance des pays « industriels » à annexer les pays [1] « agraires ». Du point de vue théorique, cette définition de Kautsky est absolument fausse. La particularité de l’impérialisme, c’est justement la domination du capital non pas industriel, mais financier, la tendance à s’annexer non pas les seuls pays agraires, mais toutes sortes de pays. Kautsky dissocie la politique de l’impérialisme de son économie ; il dissocie le monopolisme en politique du monopolisme dans l’économie, afin de frayer la voie à son réformisme bourgeois : le « désarmement », l’« ultra impérialisme » et autres sottises du même acabit. Le sens et le but de cette théorie falsifiée sont uniquement d’estomper les contradictions les plus profondes de l’impérialisme et de justifier ainsi la théorie de l’« unité » avec les apologistes de l’impérialisme, les social chauvins et opportunistes avoués.

Nous avons déjà suffisamment insisté sur cette rupture de Kautsky avec le marxisme, et dans Le Social Démocrate, et dans Le Communiste. Nos kautskistes de Russie, les « okistes » avec Axelrod et Spectator en tête, sans en excepter Martov et, dans une notable mesure, Trotski, ont préféré passer sous silence la question du kautskisme en tant que tendance. N’osant pas défendre ce que Kautsky a écrit pendant la guerre, ils se sont contentés d’exalter purement et simplement Kautsky (Axelrod dans sa brochure allemande que Ie Comité d’organisation a promis de publier en russe) ou d’invoquer des lettres privées de Kautsky (Spectator), dans lesquelles il assure appartenir à l’opposition et essaie jésuitiquement de faire considérer ses déclarations chauvines comme nulles et non avenues.

Notons que dans sa « conception » de l’impérialisme, qui revient à farder ce dernier, Kautsky marque un recul non seulement par rapport au Capital financier de Hilferding (quel que soit le zèle que mette aujourd’hui Hilferding lui-même à défendre Kautsky et l’ « unité » avec les social-chauvins !), mais aussi par rapport au social libéral J. A. Hobson. Cet économiste anglais, qui n’a pas la moindre prétention au titre de marxiste, définit avec beaucoup plus de profondeur l’impérialisme et en dévoile les contradictions dans son ouvrage de 1902 [2]. Voici ce que disait cet auteur (chez qui l’on retrouve presque toutes les platitudes pacifistes et « conciliatrices » de Kautsky) sur la question particulièrement importante du caractère parasitaire de l’impérialisme :

Des circonstances de deux ordres affaiblissaient, selon Hobson, la puissance des anciens Empires :

1. le « parasitisme économique » et
2. le recrutement d’une armée parmi les peuples dépendants.

« La première circonstance est la coutume du parasitisme économique, en vertu de laquelle l’Etat dominant utilise ses provinces, ses colonies et les pays dépendants pour enrichir sa classe gouvernante et corrompre ses classes inférieures, afin qu’elles se tiennent tranquilles. »

En ce qui concerne la seconde circonstance, Hobson écrit :

« L’un des symptômes les plus singuliers de la cécité de l’impérialisme »

(dans la bouche du social libéral Hobson, ce refrain sur la « cécité » des impérialistes est moins déplacé que chez le « marxiste » Kautsky),

« c’est l’insouciance avec laquelle la Grande Bretagne, la France et les autres nations impérialistes s’engagent dans cette voie. La Grande Bretagne est allée plus loin que toutes les autres. La plupart des batailles par lesquelles nous avons conquis notre Empire des Indes ont été livrées par nos troupes indigènes : dans l’Inde, comme plus récemment aussi en Egypte, de grandes armées permanentes sont placées sous le commandement des Britanniques ; presque toutes nos guerres de conquête en Afrique, sa partie Sud exceptée, ont été faites pour notre compte par les indigènes. »

La perspective du partage de la Chine provoque chez Hobson l’appréciation économique que voici :

« Une grande partie de l’Europe occidentale pourrait alors prendre l’apparence et le caractère qu’ont maintenant certaines parties des pays qui la composent le Sud de l’Angleterre, la Riviera, les régions d’Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées do gens riches à savoir : de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d’employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d’ouvriers occupés dans les transports et dans l’industrie travaillant à la finition des produits manufacturés. Quant aux principales branches d’industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi ouvrés affluerait d’Asie et d’Afrique comme un tribut. »

« Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des Etats d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupés à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre. Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie »

(il aurait fallu dire : à cette perspective)

« comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation. Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de « placeurs de capitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu afin de les consommer en Europe. Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour qu’une prévision celle-ci ou toute autre de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable. Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles orienteront l’achèvement de ce processus. »

Le social libéral Hobson ne voit pas que cette « résistance » ne peut être opposée que par le prolétariat révolutionnaire, et seulement sous la forme d’une révolution sociale. Il n’est pas social libéral pour rien ! Mais il a fort bien abordé, dès 1902, la question du rôle et de la portée des « Etats Unis d’Europe » (avis au kautskiste Trotski !), comme aussi de tout ce que cherchent à voiler les kautskistes hypocrites des différents pays, à savoir le fait que les opportunistes (les social chauvins) font cause commune avec la bourgeoisie impérialiste justement dans le sens de la création d’une Europe impérialiste sur le dos de l’Asie et de l’Afrique ; le fait que les opportunistes apparaissent objectivement comme une partie de la petite bourgeoisie et de certaines couches de la classe ouvrière, soudoyée avec les fonds du surprofit des impérialistes et convertie en chiens de garde du capitalisme, en corrupteurs du mouvement ouvrier.

Nous avons maintes fois signalé, non seulement dans des articles, mais aussi dans des résolutions de notre Parti, cette liaison économique extrêmement profonde de la bourgeoisie impérialiste, très précisément, avec l’opportunisme qui a triomphé aujourd’hui (est­-ce pour longtemps ?) du mouvement ouvrier. Nous en avons inféré, notamment, que la scission avec le social chauvinisme était inévitable. Nos kautskistes ont préféré éluder la question ! Martov, par exemple, avance depuis un bon moment dans ses conférences un sophisme qui, dans les Izvestia du secrétariat à l’étranger du Comité d’organisation (n° 4 du 10 avril 1916), est énoncé en ces termes :

(…) « La cause de la social démocratie révolutionnai : re serait très mauvaise, voire désespérée, si les groupes d’ouvriers qui, par leur développement intellectuel, se sont le plus rapprochés de l’« intelliguentsia » et sont les plus qualifiés, abandonnaient fatalement cette dernière pour rejoindre l’opportunisme »...

An moyen du vocable absurde « fatalement » et d’un certain « escamotage », on élude le fait que certains contingents d’ouvriers ont rallié l’opportunisme et la bourgeoisie impérialiste ! Or éluder ce fait, c’est tout ce que veulent les sophistes du Comité d’organisation ! Ils se retranchent derrière cet « optimisme officiel », dont font aujourd’hui parade et le kautskiste Hilferding et beaucoup d’autres individus : les conditions objectives, prétendent ils, se portent garantes de l’unité du prolétariat et de la victoire de la tendance révolutionnaire ! Nous sommes, disent ils, « optimistes » en ce qui concerne le prolétariat !

Mais en réalité tous ces kautskistes, Hilferding, les okistes, Martov et Cie sont des optimistes... en ce qui concerne l’opportunisme. Tout est là !

Le prolétariat est un produit du capitalisme, du capitalisme mondial et pas seulement européen, pas seulement impérialiste. A l’échelle mondiale, que ce soit cinquante ans plus tôt ou cinquante ans plus tard, à cette échelle, c’est une question de détail, il est bien évident que le « prolétariat » « sera » uni, et qu’on son sein la social démocratie révolutionnaire vaincra « inéluctablement ». Il ne s’agit pas de cela, messieurs les kautskistes, il s’agit du fait que maintenant, dans les pays impérialistes d’Europe, vous rampez à plat ventre devant les opportunistes, qui sont étrangers au prolétariat en tant que classe, qui sont les serviteurs, les agents de la bourgeoisie, les véhicules de son influence ; et s’il ne s’affranchit pas d’eux, le mouvement ouvrier restera un mouvement ouvrier bourgeois. Votre propagande en faveur de I’ « unité » avec les opportunistes, avec les Legien et les David, les Plékhanov ou les Tchkhenkéli, les Potressov, etc., revient objectivement à favoriser l’asservissement des ouvriers par la bourgeoisie impérialiste, à l’aide de ses meilleurs agents au sein du mouvement ouvrier. La victoire de la social démocratie révolutionnaire à l’échelle mondiale est absolument inévitable, mais elle se poursuit et se poursuivra, elle se fait et se fera uniquement contre vous ; elle sera une victoire sur vous.

Les deux tendances, disons même les deux partis dans le mouvement ouvrier contemporain, qui se sont si manifestement séparés dans le monde entier en 1914 1916, ont été observées de près par Engels et Marx en Angleterre pendant plusieurs dizaines d’années, de 1858 à 1892 environ.

Ni Marx, ni Engels n’ont vécu jusqu’à l’époque impérialiste du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au delà de 1898 1900. Mais l’Angleterre, dès le milieu du XIX° siècle, avait ceci de particulier qu’au moins deux traits distinctifs fondamentaux de l’impérialisme s’y trouvaient réunis :

d’immenses colonies et

des profits de monopoles (en raison de sa situation de monopole sur le marché mondial).

Sous ces deux rapports, l’Angleterre faisait alors exception parmi les pays capitalistes. Et Engels et Marx, analysant cette exception, ont montré, d’une façon parfaitement claire et précise sa liaison avec la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier anglais.

Dans sa lettre à Marx du 7 octobre 1858, Engels écrivait :

« En réalité, le prolétariat anglais s’embourgeoise de plus en plus, et il semble bien que cette nation bourgeoise entre toutes veuille en arriver à avoir, à côté de sa bourgeoise, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois. Évidemment, de la part d’une nation qui exploite le monde entier, c’est jusqu’à un certain point logique. »

Dans sa lettre à Sorge du 21 septembre 1872, Engels fait savoir que Hales a provoqué au Conseil fédéral de l’Internationale un grand esclandre et a fait voter un blâme à Marx pour avoir dit que « les chefs ouvriers anglais s’étaient vendus ». Marx écrit à Sorge le 4 août 1874 :

« En ce qui concerne les ouvriers des villes (en Angleterre), il y a lieu de regretter que toute la bande des chefs ne soit pas entrée au Parlement. C’eût été le plus sûr moyen de se débarrasser de cette racaille. »

Dans sa lettre à Marx du 11 août 1881, Engels parle des « pires trade unions anglaises, qui se laissent diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou tout au moins payés ». Dans sa lettre à Kautsky du 12 septembre 1882, Engels écrivait :

« Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial. »

Le 7 décembre 1889, Engels écrit à Sorge :

« ... Ce qu’il y a de plus répugnant ici (en Angleterre), c’est la « respec­tabilité » (respectability) bourgeoise, qui pénètre jusque dans la chair des ouvriers ... même Tom Mann, que je con­sidère comme le meilleur de tous, confie très volontiers qu’il déjeunera avec le lord maire. Lorsqu’on fait la comparaison avec les Français, on voit ce que c’est que la révolution. »

Dans une lettre du 19 avril 1890 :

« le mouve­ment (de la classe ouvrière en Angleterre) progresse sous la surface, il gagne des couches de plus en plus larges, et surtout parmi la masse inférieure (souligné par Engels) jusque là immobile. Le jour n’est pas loin où cette masse se retrouve­ra elle même, où elle aura compris que c’est elle, précisé­ment, qui est cette masse colossale en mouvement ».

Le 4 mars 1891 :

« l’échec de l’union des dockers qui s’est désagrégée ; les « vieilles » trade unions conservatrices, riches et partant poltronnes, restent seules sur le champ de batail­le »...

Le 14 septembre 1891 : au congrès des trade unions à Newcastle, ont été vaincus les vieux unionistes, adversai­res de la journée de huit heures, « et les journaux bourgeois avouent la défaite du parti ouvrier bourgeois »(souligné par­tout par Engels)...

Que ces pensées d’Engels, reprises pendant des dizaines d’années, aient aussi été formulées par lui publiquement, dans la presse, c’est ce que prouve sa préface à la deuxième édition (1892) de La situation des classes laborieuses en Angleterre. Il y traite de « l’aristocratie de la classe ouvrière », de la « minorité privilégiée des ouvriers », qu’il oppose à la « grande masse des ouvriers ». « La petite minorité privilégiée et protégée » de la classe ouvrière bénéficiait seule des « avantages durables » de la situation privilégiée de l’Angleterre en 1848 1868 ;

« la grande masse, en mettant les choses au mieux, ne bénéficiait que d’améliorations de courte durée »...

« Avec l’effondrement du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise perdra sa situation privilégiée ... »

Les membres des « nouvelles » unions, des syndicats d’ouvriers non spécialisés,

« ont un avantage inappréciable : leur mentalité est un terrain encore vierge, parfaitement libre du legs des « respectables » préjugés bourgeois, qui désorientent les esprits des « vieux unionistes » mieux placés » ... Les « prétendus représentants ouvriers », en Angleterre, sont des gens « à qui ou pardonne leur appartenance à la classe ouvrière, parce qu’ils sont eux-mêmes prêts à noyer cette qualité dans l’océan de leur libéralisme »...

C’est à dessein que nous avons reproduit des extraits assez abondants des déclarations on ne peut plus explicites de Marx et d’Engels, afin que les lecteurs puissent les étudier dans leur ensemble. Et il est indispensable de les étudier, il vaut la peine d’y réfléchir attentivement. Car là est le nœud de la tactique imposée au mouvement ouvrier par les conditions objectives de l’époque impérialiste.

Là encore Kautsky a déjà essayé de « troubler l’eau » et de substituer au marxisme une conciliation mielleuse avec les opportunistes. Dans une polémique avec les social impérialistes déclarés et naïfs (dans le genre de Lensch) qui justifient la guerre du côté de l’Allemagne comme une destruction du monopole de l’Angleterre, Kautsky « rectifie » cette contre vérité évidente au moyen d’une autre contre vérité, non moins évidente. Il remplace la contre vérité cynique par une contre vérité doucereuse ! Le monopole industriel de l’Angleterre, dit il, est depuis longtemps brisé, depuis longtemps détruit, il n’est ni nécessaire ni possible de le détruire.

En quoi cet argument est il faux ?

En ce que, premièrement, il passe sous silence le monopole colonial de l’Angleterre. Or, comme nous l’avons vu, Engels a soulevé cette question d’une façon parfaitement claire dès 1882, c’est à dire il y a 34 ans ! Si le monopole industriel de l’Angleterre est détruit, le monopole colonial non seulement demeure, mais a entraîné de graves complications, car tout le globe terrestre est déjà partagé ! A la faveur de son mensonge mielleux, Kautsky fait passer subrepticement sa petite idée pacifiste bourgeoise et petite bourgeoise opportuniste selon laquelle il n’y aurait « aucune raison de faire la guerre ». Au contraire, non seulement les capitalistes ont maintenant une raison de faire la guerre, mais il leur est impossible de ne pas la faire s’ils veulent sauvegarder le capitalisme ; car, sans procéder à un repartage des colonies par la violence, les nouveaux pays impérialistes ne peuvent obtenir les privilèges dont jouissent les puissances impérialistes plus vieilles (et moins fortes).

Deuxièmement. Pourquoi le monopole de l’Angleterre explique-t-il la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans ce pays ? Parce que le monopole fournit un surprofit, c’est à dire un excédent de profit par rapport au profit capitaliste normal, ordinaire dans le monde entier. Les capitalistes peuvent sacrifier une, parcelle (et même assez grande !) de ce surprofit pour corrompre leurs ouvriers, créer quelque chose comme une alliance (rappelez vous les fameuses « alliances » des trade unions anglaises avec leurs patrons, décrites par les Webb), une alliance des ouvriers d’une nation donnée avec leurs capitalistes contre les autres pays. Le monopole industriel de l’Angleterre a été détruit dès la fin du XIX° siècle. Cela est incontestable. Mais comment cette destruction s’est elle opérée ? Aurait elle entraîné la disparition de tout monopole ?

S’il en était ainsi, la « théorie » de la conciliation (avec l’opportunisme) de Kautsky recevrait une certaine justification. Mais ce n’est justement pas le cas. L’impérialisme est le capitalisme monopoliste. Chaque cartel, trust, syndicat patronal, chaque banque géante, est un monopole. Le surprofit n’a pas disparu, il subsiste. L’exploitation par un seul pays privilégié, financièrement riche, de tous les autres pays demeure et se renforce. Une poignée de pays riches ils ne sont que quatre en tout, si l’on veut parler de la richesse « moderne », indépendante et véritablement prodigieuse : l’Angleterre, la France, les Etats Unis et l’Allemagne ont développé les monopoles dans d’immenses proportions, reçoivent un surprofit se chiffrant par centaines de millions sinon par milliards, « chevauchent sur l’échine » de centaines et de centaines de millions d’habitants des autres pays, et luttent entre eux pour le partage d’un butin particulière ment abondant, particulièrement gras et de tout repos.

Là est justement l’essence économique et politique de l’impérialisme, dont Kautsky cherche à estomper les très profondes contradictions, au lieu de les dévoiler.

La. bourgeoisie d’une « grande » puissance impérialiste peut, économiquement, soudoyer les couches supérieures de « ses » ouvriers en sacrifiant à cette fin quelque cent ou deux cent millions de francs par ai, , car son surprofit s’élève probablement à près d’un milliard. Et la question de savoir comment cette petite aumÔne est partagée entre ouvriers-ministres, « ouvriers députés » (rappelez­-vous l’excellente analyse donnée de cette notion par Engels), ouvriers membres des comités des industries de guerre, ouvriers fonctionnaires, ouvriers organisés en associations étroitement corporatives, employés, etc., etc., c’est là une question secondaire.

De 1848 à 1868, et aussi partiellement plus tard, l’Angleterre était seule à bénéficier du monopole ; c’est pourquoi l’opportunisme a pu y triompher des dizaines d’années durant ; il n’y avait pas d’autres pays possédant de riches colonies ou disposant d’un monopole industriel.

Le dernier tiers du XIX° siècle a marqué le passage à une nouvelle époque, celle de l’impérialisme. Le capital financier bénéficie d’une situation de monopole non pas dans une seule, mais dans plusieurs grandes puissances, très peu nombreuses. (Au Japon et, en Russie, le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc., suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne.) Il résulte de cette différence que le monopole de l’Angleterre a pu demeurer incontesté pondant des dizaines d’années. Le monopole du capital financier actuel est furieusement disputé ; l’époque des guerres impérialistes a commencé. Autrefois l’on pouvait soudoyer, corrompre pour des dizaines d’années la classe ouvrière de tout un pays. Aujourd’hui, ce serait invraisemblable, voire impossible ; par contre, chaque « grande » puissance impérialiste peut soudoyer et soudoie des couches moins nombreuses (que dans l’Angleterre des années 1848 à 1868) de l’« aristocratie ouvrière ». Autrefois, un « parti ouvrier bourgeois », selon l’expression remarquablement profonde d’Engels, ne pouvait se constituer que dans un seul pays, attendu qu’il était seul à détenir le monopole, mais en revanche pour longtemps. Aujourd’hui, « le parti ouvrier bourgeois » est inévitable et typique pour tous les pays impérialistes ; mais, étant donné leur lutte acharnée pour le partage du butin, il est improbable qu’un tel parti puisse triompher pour longtemps dans plusieurs pays. Car les trusts, l’oligarchie financière, la vie chère, etc., en permettant de corrompre de petits groupes de l’aristocratie ouvrière, écrasent, oppriment, étouffent et martyrisent de plus en plus la masse du prolétariat et du semi prolétariat.

D’une part, la tendance de la bourgeoisie et des opportunistes à transformer une poignée de très riches nations privilégiées en parasites « à perpétuité » vivant sur le corps du reste de l’humanité, à « s’endormir sur les lauriers » de l’exploitation des Noirs, des Indiens, etc., en les maintenant dans la soumission à l’aide du militarisme moderne pourvu d’un excellent matériel d’extermination. D’autre part, la tendance des masses, opprimées plus que par le passé et subissant toutes les affres des guerres impérialistes, à secouer ce joug, à jeter bas la bourgeoisie. C’est dans la lutte entre ces deux tendances que se déroulera désormais inéluctablement l’histoire du mouvement ouvrier. Car la première tendance n’est pas fortuite : elle est économiquement « fondée ». La bourgeoisie a déjà engendré et formé à son service des « partis ouvriers bourgeois » de social chauvins dans tous les pays. Il n’y à aucune différence essentielle entre un parti régulièrement constitué comme, par exemple, celui de Bissolati en Italie, parti parfaitement social-­impérialiste, et, disons, le pseudo parti à demi constitué des Potressov, Gvozdev, Boulkine, Tchkhéidzé. Skobelev et Cie. Ce qui importe, c’est que, du point de vue économique, le rattachement de l’aristocratie ouvrière à la bourgeoisie est parvenu à sa maturité et s’est achevé ; quant à la forme politique, ce fait économique, ce changement des rapports de classe s’en trouvera une sans trop de « difficulté ».

Sur la base économique indiquée, les institutions politiques du capitalisme moderne la presse, le Parlement, les syndicats, les congrès, etc. ont créé à l’intention des ouvriers et des employés réformistes et patriotes, respectueux et bien sages, des privilèges et des aumônes politiques correspondant aux privilèges et aux aumônes économiques. Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et « d’obédience bourgeoise », voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des « partis ouvriers bourgeois ».

Le mécanisme de la démocratie politique joue dans le même sens. Il n’est pas question, au siècle où nous sommes, de se passer d’élections ; on ne saurait se passer des masses ; or, à l’époque de l’imprimerie et du parlementarisme, on ne peut entraîner les masses derrière soi sans un système largement ramifié, méthodiquement organisé et solidement outillé de flatteries, de mensonges, d’escroqueries, de jongleries avec des mots populaires à la mode, sans promettre à droite et à gauche toutes sortes de réformes et de bienfaits aux ouvriers, pourvu qu’ils renoncent à la lutte révolutionnaire pour la subversion de la bourgeoisie. Je qualifierais ce système de Iloydgeorgisme, du nom d’un des représentants les plus éminents et les plus experts de ce système dans le pays classique du « parti ouvrier bourgeois », le ministre. anglais Lloyd George. Brasseur d’affaires bourgeois de premier ordre et vieux flibustier de la politique, orateur populaire, habile à prononcer n’importe quel discours, même rrrévolutionnaire, devant un auditoire ouvrier, et capable de faire accorder de coquettes aumônes aux ouvriers obéissants sous l’aspect de réformes sociales (assurances, etc.), Lloyd George sert à merveille la bourgeoisie [3] ; et il la sert justement parmi les ouvriers, il propage son influence justement au sein du prolétariat, là où il est le plus nécessaire et le plus difficile de s’assurer une emprise morale sur les masses.

Et y a-t-il une grande différence entre Lloyd George et les Scheidemann, les Legien, les Henderson et les Hyndman, les Plékhanov, les Renaudel et consorts ? Parmi ces derniers, nous objectera-t-on, il en est qui reviendront au socialisme révolutionnaire de Marx. C’est possible, mais c’est là une différence de degré insignifiante si l’on considère la question sur le plan politique, c’est à dire à une échelle de masse. Certains personnages parmi les chefs social chauvins actuels peuvent revenir au prolétariat. Mais le courant social chauvin ou (ce qui est la même chose) opportuniste ne peut ni disparaître, ni « revenir » au prolétariat révolutionnaire. Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce « parti ouvrier bourgeois », invoquera avec véhémence le nom de Marx. On ne peut le leur interdire, comme on ne peut interdire à une firme commerciale de faire usage de n’importe quelle étiquette, de n’importe quelle enseigne ou publicité. On a toujours vu, au cours de l’histoire, qu’après la mort de chefs révolutionnaires populaires parmi les classes opprimées, les ennemis de ces chefs tentaient d’exploiter leur nom pour duper ces classes.

C’est un fait que les « partis ouvriers bourgeois », en tant que phénomène politique, se sont déjà constitués dans tous les pays capitalistes avancés, et que sans une lutte décisive et implacable, sur toute la ligne, contre ces partis ou, ce qui revient au même, contre ces groupes, ces tendances, etc., il ne saurait être question ni de lutte contre l’impérialisme, ni de marxisme, ni de mouvement ouvrier socialiste. La fraction Tchkhéidzé, Naché Diélo, Golos Trouda en Russie et les « okistes » à l’étranger, ne sont rien de plus qu’une variété d’un de ces partis. Nous n’avons pas la moindre raison de croire que ces partis puissent disparaître avant la révolution sociale. Au contraire, plus cette révolution se rapprochera, plus puissamment elle s’embrasera, plus brusques et plus vigoureux seront les tournants et les bonds de son développement, et plus grand sera, dans le mouvement ouvrier, le rôle joué par la poussée du flot révolutionnaire de masse contre le flot opportuniste petitbourgeois. Le kautskisme ne représente aucun courant indépendant ; il n’a de racines ni dans les masses, ni dans la couche privilégiée passée à la bourgeoisie. Mais le kautskisme est dangereux en ce sens qu’utilisànt l’idéologie du passé, il s’efforce de concilier le prolétariat avec le « parti ouvrier bourgeois », de sauvegarder l’unité du prolétariat avec ce parti et d’accroître ainsi le prestige de ce dernier. Les masses ne suivent plus les social chauvins déclarés ; Lloyd George a été sifflé en Angleterre dans des réunions ouvrières ; Hyndman a quitté le parti ; les Renaudel et les Scheidemann, les Potressov et les Gvozdev sont protégés par la police. Rien n’est plus dangereux que la défense déguisée des social chauvins par les kautskistes.

L’un des sophismes kautskistes les plus répandus consiste à se référer aux « masses ». Nous ne voulons pas, prétendent ils, nous détacher des masses et des organisations de masse ! Mais réfléchissez à la façon dont Engels pose la question. Les « organisations de masse » des trade unions anglaises étaient au XIX° siècle du côté du parti ouvrier bourgeois. Marx et Engels ne recherchaient pas pour autant une conciliation avec ce dernier, mais le dénonçaient. Ils n’oubliaient pas, premièrement, que les organisations des trade-unions englobent directement une minorité du prolétariat. Dans l’Angleterre d’alors comme dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les organisations ne rassemblent pas plus de 1/5 du prolétariat. On ne saurait penser sérieusement qu’il soit possible, en régime capitaliste, de faire entrer dans les organisations la majorité des prolétaires. Deuxièmement, et c’est là l’essentiel, il ne s’agit pas tellement du nombre des adhérents à l’organisation que de la signification réelle, objective, de sa politique : cette politique représente-t-elle les masses, sert elle les masses, c’est à dire vise-t-elle à les affranchir du capitalisme, ou bien représente-t-elle les intérêts de la minorité, sa conciliation avec le capitalisme ? C’est précisément cette dernière conclusion qui était vraie pour l’Angleterre du XIX° siècle, et qui est vraie maintenant pour l’Allemagne, etc.

Engels distingue entre le « parti ouvrier bourgeois » des vieilles trade unions, la minorité privilégiée, et la « masse inférieure », la majorité véritable ; il en appelle à cette majorité qui n’est pas contaminée par la « respectabilité bourgeoise ». Là est le fond de la tactique marxiste !

Nous ne pouvons et personne ne peut prévoir quelle est au juste la partie du prolétariat qui suit et suivra les social chauvins et les opportunistes. Seule la lutte le montrera, seule la révolution socialiste, en décidera finalement. Mais ce que nous savons pertinemment, c’est que les « défenseurs de la patrie » dans la guerre, impérialiste ne représentent qu’une minorité. Et notre devoir, par conséquent, si nous voulons rester des socialistes, est d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables : là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte. En montrant que les opportunistes et les social chauvins trahissent en fait lés intérêts de la masse, défendant les privilèges momentanés d’une minorité d’ouvriers, propagent les idées et l’influence bourgeoises et sont en fait les alliés et les agents de la bourgeoisie, nous apprenons aux masses à discerner leurs véritables intérêts politiques et à lutter pour le socialisme et la révolution à travers les longues et douloureuses péripéties des guerres impérialistes et des armistices impérialistes.

Expliquer aux masses que la scission avec l’opportunisme est inévitable et nécessaire, les éduquer pour la révolution par une lutte implacable contre ce dernier, mettre à profit l’expérience de la guerre pour dévoiler toutes les ignominies de la politique ouvrière nationale libérale au lieu de les camoufler : telle est la seule ligne marxiste dans le mouvement ouvrier mondial.

Dans notre prochain article, nous essaierons de résumer les principaux caractères distinctifs de cette ligne, en l’opposant au kautskisme.

Notes

[1] « L’impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de toute nation capitaliste industrielle à se soumettre et à s’adjoindre des régions agraires toujours plus nombreuses sans égard aux nations qui les habitent » (Kautsky, dans la Neue Zeit du 11.IX.1914).

[2] J. A. Hobson ; Imperialism, London 1902.

[3] Récemment, dans une revue anglaise, j’ai trouvé l’article d’un tory, adversaire politique de Lloyd George : « Lloyd George vu par un tory. » La guerre a ouvert les yeux à cet adversaire et lui a montré quel parfait commis de la bourgeoisie est ce Lloyd George ! Les tories ont fait la paix avec lui !

1917

Lénine

Lettre aux camarades

Camarades, les heures que nous traversons sont si critiques, les événements se déroulent avec une rapidité si incroyable qu’un publiciste, maintenu par la volonté du sort quelque peu à l’écart du courant essentiel de l’histoire, risque d’être constamment en retard ou mal informé, surtout si ce qu’il écrit ne paraît pas à temps. Bien que pleinement conscient du fait, je n’en suis pas moins forcé d’adresser cette lettre aux bolchéviks, même en courant le risque qu’elle ne soit pas publiée, car les hésitations contre lesquelles je considère de mon devoir de m’élever avec la plus grande fermeté, sont sans précédent et peuvent avoir une influence néfaste sur le parti, sur le mouvement du prolétariat international, sur la révolution. Quant au danger d’être en retard, pour le prévenir, j’indiquerai quelles informations je possède et de quand elles datent.

C’est seulement le lundi matin 18 octobre que j’ai pu voir un camarade qui avait participé la veille à une très importante réunion bolchévique de Pétrograd et qui me donna des informations détaillées sur les débats [1]. On y avait discuté la question de l’insurrection qu’avaient discutée également les journaux du dimanche de toutes tendances. A la réunion se trouvaient représentés les éléments les plus influents de toutes les branches du travail des bolchéviks dans la capitale. Et seulement une infime minorité des participants, exactement deux camarades en tout et pour tout, avaient eu une attitude d’opposition. Les arguments avancés par ces camarades étaient si faibles, ces arguments sont une manifestation si frappante du désarroi, de la peur et de la faillite de toutes les idées essentielles du bolchévisme et de l’internationalisme révolutionnaire prolétarien, qu’il est difficile de trouver une explication à des hésitations aussi déshonorantes. Mais le fait existe ; et comme un parti révolutionnaire n’a pas le droit de tolérer d’hésitations sur une question aussi sérieuse, comme ces deux camarades qui abandonnent les principes peuvent créer un certain trouble, il est nécessaire d’analyser leurs arguments, de mettre à nu leurs hésitations, de montrer combien elles sont déshonorantes. Les lignes qui suivent s’efforceront de remplir cette tâche.
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« ...Nous n’avons pas la majorité parmi le peuple et, sans cette condition, l’insurrection est impossible... »

Les hommes, capables de parler ainsi, ou bien dénaturent la vérité, on bien sont des formalistes qui, sans tenir le moins du monde compte de la situation réelle de la révolution, désirent obtenir d’avance, à toute force, la garantie que dans tout le pays le Parti bolchévik a recueilli exactement la moitié des voix plus une. Jamais l’histoire, dans aucune révolution, n’a offert de telles garanties et elle ne peut absolument pas les offrir. Formuler une pareille exigence, c’est se moquer des auditeurs, c’est couvrir sa fuite devant la réalité, ni plus ni moins.

Car la réalité nous montre avec évidence que depuis les journées de juillet, la majorité du peuple a commencé à se ranger rapidement du côté des bolchéviks. C’est ce qu’ont montré les élections du 20 août à Pétrograd, avant même l’aventure Kornilov, lorsque le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 20% à 33%, dans la ville sans les faubourgs, puis les élections aux doumas d’arrondissement de Moscou, en septembre, où le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 11% à 49,3% (un camarade de Moscou, que j’ai vu ces jours-ci, me disait que le chiffre exact est 51 %). C’est ce qu’a montré aussi le renouvellement des Soviets. C’est ce qu’a montré le fait que la majorité des Soviets paysans, en dépit du ralliement de leur Conseil central à Avksentiev, s’est prononcée contre la coalition. Etre contre la coalition, c’est en fait suivre les bolchéviks. Bien plus, les informations du front montrent de plus en plus souvent et de plus en plus nettement que la masse des soldats, en dépit des imputations calomnieuses et des attaques des dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks, des officiers, des députés, etc., etc., se rangent de plus en plus résolument aux côtés des bolchéviks.

Enfin, le fait capital dans la vie actuelle de la Russie, c’est le soulèvement paysan. Voilà comment s’effectue en réalité le passage du peuple aux côtés des bolchéviks ; la démonstration est faite non point en paroles, mais en actes. Car, quels que soient les mensonges de la presse bourgeoise et de ses pitoyables thuriféraires parmi les éléments « hésitants » de la Novaïa Jizn et consorts qui crient aux pogroms et à l’anarchie, le fait est là. Le mouvement des paysans dans la province de Tambov [2] était un soulèvement, au sens physique et au sens politique, un soulèvement qui a donné de si magnifiques résultats politiques : il a conduit, par exemple, en premier lieu, à remettre la terre aux paysans. Ce n’est pas pour rien que toute la racaille socialiste-révolutionnaire, jusques et y compris le Diélo Naroda, effrayée par le soulèvement, hurle maintenant qu’il faut remettre la terre aux paysans ! Ainsi, les faits confirment la justesse de la ligne du bolchévisme et ses progrès. « Éclairer » les bonapartistes et leurs valets du Préparlement s’est avéré impossible autrement que par l’insurrection.

C’est un fait. Les faits sont têtus. Et un « argument » de fait de cette nature en faveur de l’insurrection est plus fort que mille tergiversations « pessimistes » d’un politicien hésitant et timoré.

Si le soulèvement paysan n’était pas un événement d’une importance politique nationale, les valets socialistes-révolutionnaires au sein du Préparlement ne crieraient pas à la nécessité de remettre la terre aux paysans.

Une autre conséquence politique et révolutionnaire magnifique du soulèvement paysan, déjà signalé par le Rabotchi Pout, est l’arrivage de blé dans les gares de chemins de fer de la province de Tambov. Voici encore un « argument », messieurs les paniquards, un argument en faveur de l’insurrection, seul moyen de sauver le pays de la famine et de la crise sans précédent qui frappent déjà à la porte. Pendant que les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, traîtres au peuple, grognent, menacent, rédigent des résolutions, promettent de nourrir les affamés en convoquant l’Assemblée constituante, le peuple se met à résoudre, à la manière bolchéviks, la question du pain par l’insurrection contre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les accapareurs.

Et les fruits merveilleux de cette solution (la seule réaliste) de la question du pain, la presse bourgeoise a dû les reconnaître, y compris la Rousskaïa Volia qui a publié une information disant que les gares de chemins de fer de la province de Tambov regorgent de blé... Depuis que les paysans se sont soulevés !!

Non, douter aujourd’hui que la majorité du peuple suit et suivra les bolchéviks, c’est hésiter de façon honteuse et rejeter en fait tous les principes de la révolution prolétarienne, c’est purement et simplement renier le bolchevisme.
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« ...Nous ne sommes pas assez forts pour prendre le pouvoir, et la bourgeoisie n’est pas assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante... »

La première partie de cet argument n’est que la simple répétition de l’argument précédent. Il ne gagne rien en force et en persuasion du fait que l’on exprime son désarroi et sa peur de la bourgeoisie en faisant preuve de pessimisme à l’égard des ouvriers et d’optimisme à l’égard de la bourgeoisie. Si les élèves-officiers et les cosaques disent qu’ils se battront jusqu’à la dernière goutte de leur sang contre les bolchéviks, on peut les croire ; mais si, dans des centaines de réunions, les ouvriers et les soldats expriment leur pleine confiance aux bolchéviks et affirment qu’ils sont prêts à faire un rempart de leur poitrine pour donner le pouvoir aux Soviets, il est « sage » de ne pas oublier que voter est une chose et se battre une autre chose !

A raisonner ainsi, l’insurrection est évidemment « écartée » d’avance. Mais on se demande ce qui distingue ce « pessimisme » singulièrement orienté, singulièrement tourné dans un sens unique, - du ralliement politique à la bourgeoisie ?

Jetez un coup d’œil sur les faits, rappelez-vous les milliers de déclarations faites par les bolchéviks et que nos pessimistes « oublient ». Nous avons dit des milliers de fois que les Soviets de députés ouvriers et soldats sont une force, l’avant-garde de la révolution, qu’ils peuvent prendre le pouvoir. Nous avons des milliers de fois reproché aux menchéviks et aux socialistes-révolutionnaires de faire des phrases sur les « organes de la démocratie investis des pleins pouvoirs », tout en craignant que les Soviets prennent le pouvoir en mains.

Qu’a donc prouvé l’aventure Kornilov ? Elle a prouvé que les Soviets sont réellement une force.

Et après cette preuve donné par l’expérience, par les faits, nous abandonnerions le bolchévisme, nous nous renierions nous-mêmes et nous dirions : nous ne sommes pas assez forts (bien que nous ayons les Soviets des deux capitales et la majorité des Soviets de province du côté des bolchéviks) ! ! ! Voyons, ces hésitations ne sont-elles pas une infamie ? Au fond, nos « pessimistes » rejettent le mot d’ordre « tout le pouvoir aux Soviets », tout en craignant de l’avouer.

Comment peut-on prouver que la bourgeoisie n’est pas assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante ?

Si les Soviets n’ont pas la force de renverser la bourgeoisie, elle est donc assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante, car personne ne peut plus l’en empêcher. Croire aux promesses de Kérenski et Cie, croire aux résolutions du Préparlement de valets, est-ce digne d’un membre du parti prolétarien, d’un révolutionnaire ?

La bourgeoisie a non seulement la force de faire échouer l’Assemblée constituante, si le gouvernement actuel n’est pas renversé, mais elle peut encore atteindre ce résultat indirectement, en livrant Pétrograd aux Allemands, en ouvrant le front, en multipliant les lock-out, en sabotant le transport du blé. Il est prouvé par les faits que tout cela la bourgeoisie l’a déjà réalisé partiellement. Donc, elle a la force de le faire jusqu’au bout si les ouvriers et les soldats ne la renversent pas.
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« ...Les Soviets doivent être un revolver appuyé sur la tempe du gouvernement pour exiger de lui qu’il convoque l’Assemblée constituante et renonce aux aventures Kornilov... »

Voilà où en est arrivé un de nos deux pessimistes !

Il a dû en arriver là, car renoncer à l’insurrection, c’est renoncer au mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets ».

Naturellement, les mots d’ordre ne sont pas « paroles d’Evangile ». Mais pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour soulever la question de la modification de ce mot d’ordre (comme je l’ai fait, après les journées de juillet [3]) ? pourquoi craint-on de parler franchement, alors que, depuis septembre, le parti discute la question de l’insurrection, désormais inévitable pour appliquer le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » ?

Nos pessimistes ne se tireront jamais de là. Renoncer à l’insurrection, c’est renoncer à la remise du pouvoir aux Soviets, c’est « confier » tous nos espoirs, tous nos vœux à la brave bourgeoisie qui a « promis » de convoquer l’Assemblée constituante.

Est-il vraiment difficile de comprendre que, une fois le pouvoir aux mains des Soviets, l’Assemblée constituante est assurée, que son succès est assuré ? C’est ce que les bolchéviks ont dit des milliers de fois. Personne n’a jamais tenté de le démentir. Ce « type mixte », tous l’ont admis ; mais faire passer aujourd’hui sous le terme « type mixte » la renonciation à la remise du pouvoir aux Soviets, la faire passer en dessous, par crainte de renoncer ouvertement à notre mot d’ordre, qu’est-ce donc ? Peut-on trouver des formules parlementaires pour caractériser cette attitude ?

On a très justement répondu à notre pessimiste : « un revolver sans balle ? » Si oui, c’est passer purement et simplement aux côtés des Liber-Dan qui ont mille fois proclamé que les Soviets sont un « revolver » et qui ont des milliers de fois trompé le peuple, car les Soviets sous leur domination étaient réduits à zéro.

Mais, s’il s’agit d’un revolver « chargé », c’est alors la préparation technique de l’insurrection, car la balle il faut se la procurer, il faut charger le revolver ; et une seule balle, c’est peu.

Ou le passage aux côtés des Liber-Dan et la renonciation avouée au mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets », ou l’insurrection. Pas de milieu.
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« ...La bourgeoisie ne peut pas livrer Pétrograd aux Allemands, bien que Rodzianko le veuille, car ce ne sont pas les bourgeois qui combattent, mais nos héroïques matelots... »

Cet argument nous ramène lui aussi à cet « optimisme » à l’égard de la bourgeoisie que manifestent fatalement à chaque pas ceux qui n’ont pas confiance dans les forces révolutionnaires et les capacités du prolétariat.

Ce sont les héroïques matelots qui combattent, mais cela n’a pas empêché deux amiraux de prendre la fuite avant la prise de l’île d’Œsel !!

C’est un fait. Les faits sont têtus. Les faits prouvent que des amiraux sont capables de trahir tout comme Kornilov. Le G.Q.G. n’a pas été remanié, le commandement est partisan de Kornilov, c’est un fait incontestable.

Si les korniloviens (Kérenski en tête, car c’est aussi un kornilovien) veulent livrer Pétrograd, ils peuvent le faire de deux et même de trois manières.

Premièrement, ils peuvent ouvrir le front de terre au nord, grâce à la trahison du commandement acquis à Kornilov.

Deuxièmement, ils peuvent « s’entendre » avec les impérialistes allemands et anglais pour laisser toute liberté d’action à la flotte allemande qui est plus forte que nous. En outre, les « amiraux en fuite » ont pu livrer les plans aux Allemands.

Troisièmement, par les lock-out et par le sabotage des arrivages de blé, ils peuvent réduire nos troupes au désespoir et à l’impuissance totale.

Aucune de ces trois voies ne saurait être écartée. Les faits ont prouvé que le parti bourgeois-cosaque de Russie a déjà frappé à ces trois portes, il a déjà cherché à les ouvrir.

Par conséquent ? Par conséquent, nous n’avons pas le droit d’attendre que la bourgeoisie ait étouffé la révolution.

Que les « visés » de Rodzianko ne soient pas bulles de savon, l’expérience l’a démontré. Rodzianko est un homme d’action. Il est soutenu par le capital. C’est un fait incontestable. Le capital est une force prodigieuse, tant que le prolétariat ne s’est pas emparé du pouvoir. Pendant des dizaines d’années, Rodzianko a fait loyalement la politique du capital.

Par conséquent ? Par conséquent, hésiter sur la question de l’insurrection comme seul moyen de sauver la révolution, c’est tomber dans cette lâche confiance en la bourgeoisie, confiance qui tient à la fois de l’esprit des Liber-Dan, des menchéviks, des socialistes-révolutionnaires et de la crédulité aveugle du « moujik » contre laquelle les bolchéviks ont surtout lutté.

Ou bien se croiser des bras inutiles sur une poitrine vide et attendre, en jurant d’avoir « foi » en l’Assemblée constituante, que Rodzianko et Cie livrent Pétrograd et étouffent la révolution, ou bien passer à l’insurrection. Pas de milieu.

Même la convocation de l’Assemblée constituante, prise isolément, ne changerait rien à la situation, car aucune « constitution », aucun vote d’assemblée, même souveraine, ne triompheront de la faim, ne triompheront de Guillaume. La convocation de l’Assemblée constituante et son succès dépendent du passage du pouvoir aux mains des Soviets ; cette vieille vérité bolchévique est confirmée de façon toujours plus concrète et toujours plus cruelle par la réalité.
starstarstar

« ...Nous nous renforçons chaque jour, nous pouvons entrer à l’Assemblée constituante comme une puissante opposition, pourquoi tout risquer sur une carte... »

Argument d’un philistin qui « a lu » que l’Assemblée constituante va être convoquée et qui se repose en toute confiance sur les voies constitutionnelles les plus légales, les plus loyales.

Il est seulement dommage que ni la question de la famine, ni la question de la reddition de Pétrograd ne puissent être résolues par l’attente de l’Assemblée constituante. Les naïfs ou les gens sans boussole, ou les paniquards oublient ce « détail ».

La faim n’attend pas. Le soulèvement paysan n’a pas attendu. La guerre n’attend pas. Les amiraux en fuite n’ont pas attendu.

Parce que nous, bolchéviks, proclamerions notre confiance dans la convocation de l’Assemblée constituante, la faim consentira-t-elle à attendre ? Les amiraux en fuite consentiront-ils à attendre ? Les Maklakov et les Rodzianko consentiront-ils à mettre fin aux lock-out, au sabotage du transport du blé, à la collusion avec les impérialistes anglais et allemands ?

C’est ce qui semble en effet ressortir des paroles des champions des « illusions constitutionnelles » et du crétinisme parlementaire. La réalité vivante disparaît, et il ne reste que le papier concernant la convocation de l’Assemblée constituante, il ne reste que les élections.

Et les aveugles s’étonnent que le peuple affamé et les soldats trahis par les généraux et les amiraux soient, indifférents aux élections ! O sagesse !
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« ...Si les korniloviens recommençaient, alors nous leur montrerions à qui ils ont affaire ! Mais commencer nous-mêmes, à quoi bon risquer ?... »

Voilà qui est remarquablement convaincant, remarquablement révolutionnaire. L’histoire ne se répète pas, mais si nous lui tournons le dos, si, contemplant la première aventure Kornilov, nous répétons : « Ah ! si les korniloviens commençaient » ; si nous agissons ainsi, quelle magnifique stratégie révolutionnaire ! Comme elle ressemble au « petit bonheur la chance » ! Espérons que les korniloviens recommenceront mal à propos ! n’est-il pas vrai que c’est un « argument » puissant ? Que c’est une base sérieuse pour une politique prolétarienne ?

Et si les korniloviens de la deuxième vague avaient appris quelque chose ? S’ils avaient la patience d’attendre des émeutes de la faim, la rupture du front, la reddition de Pétrograd, sans commencer jusqu’à ce moment ? Qu’arriverait-il alors ?

On nous propose de fonder la tactique du parti prolétarien sur la répétition éventuelle d’une de leurs anciennes fautes par les korniloviens !

Oublions tout ce que les bolchéviks ont montré et prouvé des centaines de fois, ce qu’ont prouvé six mois d’histoire de notre révolution, à savoir qu’il n’existe pas objectivement d’autre issue, qu’il ne peut pas y avoir d’autre issue que la dictature des korniloviens ou la dictature du prolétariat ; oublions cela, laissons tout cela et attendons ! Attendons quoi ? Attendons un miracle : attendons que le courant tumultueux, catastrophique des événements qui se sont déroulés du 20 avril au 29 août disparaisse (à l’occasion de la prolongation de la guerre et de l’aggravation de la famine) devant la convocation pacifique, tranquille, légale, sans heurt, de l’Assemblée constituante et l’exécution de ses décisions légales. La voilà bien la tactique « marxiste » ! Attendez, affamés, Kérenski a promis de convoquer l’Assemblée constituante !
starstarstar

« ...Dans la situation internationale, il n’y a rien, à proprement parler, qui nous oblige à agir sur-le-champ ; nous nuirions plutôt à la cause de la révolution socialiste en Occident si nous nous faisions fusiller... »

Cet argument est magnifique en vérité : Scheidemann « lui-même », Renaudel [4] « lui-même » ne saurait avec plus d’art tirer parti de la sympathie des ouvriers vis-à-vis des succès de la révolution socialiste internationale !

Réfléchissez donc : dans des conditions pénibles, infernales, avec le seul Liebknecht (enfermé au bagne, par surcroît), sans journaux, sans liberté de réunions, sans Soviets, au milieu de l’hostilité incroyable de toutes les classes de la population - jusqu’au dernier paysan aisé - à l’égard de l’idée de l’internationalisme, malgré l’organisation supérieure de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie impérialiste, les Allemands, c’est-à-dire les révolutionnaires internationalistes allemands, les ouvriers portant la vareuse de matelot, ont déclenché une mutinerie de la flotte, alors qu’ils n’avaient peut-être qu’une chance sur cent.

Et nous qui avons des dizaines de journaux, la liberté de réunion, qui avons la majorité dans les Soviets, nous qui sommes des internationalistes prolétariens possédant les positions les plus solides du monde entier, nous refuserions de soutenir par notre insurrection les révolutionnaires allemands. Nous raisonnerions comme les Scheidemann et les Renaudel : le plus sage est de ne pas nous soulever, car si on nous fusille tous tant que nous sommes, le monde perdra des internationalistes d’une si belle trempe, si sensés, si parfaits !!

Prouvons notre bon sens. Adoptons une résolution de sympathie à l’égard des insurgés allemands et renonçons à l’insurrection en Russie. Ce sera de l’internationalisme véritable, d’esprit rassis. Et comme l’internationalisme fleurira vite entre les peuples, si partout triomphe cette politique de sagesse !...

La guerre a imposé aux ouvriers de tous les pays les pires souffrances ; elle les a épuisés. Les explosions se multiplient en Italie, en Allemagne, en Autriche. Nous sommes seuls à avoir des Soviets de députés ouvriers et soldats et nous resterions dans l’attente, nous trahirions les internationalistes allemands comme nous trahissons les paysans russes qui, non pas par des paroles, mais par des actes, par un soulèvement contre les propriétaires fonciers, nous appellent à nous soulever contre le gouvernement Kérenski...

Laissons s’amonceler les nuages de la conspiration impérialiste des capitalistes de tous les pays qui sont prêts à étouffer la révolution russe, attendons tranquillement qu’ils nous étouffent à coups de roubles ! Au lieu de fondre sur les conspirateurs et de rompre leur front par la victoire des Soviets de députés ouvriers et soldats, attendons l’Assemblée constituante où seront écrasés par le vote tous les complots internationaux, si Kérenski et Rodzianko convoquent en toute bonne foi l’Assemblée constituante. Avons-nous le droit de douter de la bonne foi de Kérenski et de Rodzianko ?
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« ...Mais « tous » sont contre nous ! Nous sommes isolés ; le Comité exécutif central, les menchéviks internationalistes, les hommes de la Novaïa Jizn, les socialistes révolutionnaires de gauche ont lancé et lanceront des appels contre nous !... »

Argument de première force. Nous avons jusqu’ici combattu sans merci les hésitants pour leurs hésitations. Nous avons sur ce point acquis la sympathie du peuple. Nous avons sur ce point conquis les Soviets, sans lesquels l’insurrection ne pourrait être rapidement et sûrement victorieuse. Profitons maintenant des Soviets que nous avons conquis pour passer nous aussi au camp des hésitants. Quelle magnifique carrière pour le bolchévisme !

L’essence même de la politique des Liber-Dan et des Tchernov, comme celle des « gauches » parmi les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, c’est l’hésitation. Ce qui indique que les masses vont à gauche, c’est que les socialistes-révolutionnaires de gauche et les menchéviks internationalistes ont une énorme importance politique. Ces deux faits : le passage de près de 40% respectivement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires dans le camp de la gauche d’une part et, d’autre part, le soulèvement paysan, sont incontestablement liés entre eux.

Mais cela même dévoile la veulerie sans bornes de ceux qui s’avisent aujourd’hui de pleurnicher sous le prétexte que le Comité exécutif central, pourri jusqu’à la moelle, ou les socialistes-révolutionnaires de gauche et autres hésitants se sont prononcés contre nous. Car ces hésitations des dirigeants de la petite-bourgeoisie, les Martov, les Kamkov, les Soukhanov et Cie, il faut les mettre en parallèle avec le soulèvement paysan. Voilà un parallèle réellement politique. Avec qui marcher ? Avec la poignée de dirigeants hésitants de Pétrograd qui ont exprime indirectement l’évolution à gauche des masses et qui à chaque tournant politique ont pleurniché, hésité honteusement, ont couru demander pardon aux Liber-Dan, aux Avksentiev et Cie, ou faut-il marcher avec ces masses qui vont vers la gauche ?

C’est ainsi, et ainsi seulement, que se pose la question.

A l’occasion de la trahison des Martov, des Kamkov, des Soukhanov envers le soulèvement paysan, on nous propose à nous aussi, parti ouvrier des internationalistes révolutionnaires, de le trahir. Voilà où aboutit la politique qui consiste à dire « amen » aux socialistes-révolutionnaires de gauche et aux menchéviks internationalistes.

Mais, nous avons dit : pour aider les hésitants, nous devons nous-mêmes cesser d’hésiter. Ces « chers » démocrates petits-bourgeois de gauche hésitaient aussi à se prononcer pour la coalition ! Nous les avons entraînés en fin de compte à notre suite parce que nous-mêmes nous n’hésitions pas. Et la vie nous a donné raison.

Par leurs hésitations, ces messieurs conduisaient irrémédiablement la révolution à sa perte. C’est nous seuls qui l’avons sauvée. Et maintenant nous flancherions, alors que la famine frappe aux portes de Pétrograd, dont Rodzianko et consorts préparent la reddition ?
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« ...Mais nous n’avons pas même de liaison solide avec les cheminots et les postiers. Leurs représentants officiels sont les Planson [5]. Et pouvons-nous triompher sans la poste et sans les chemins de fer ?... »

Oui, oui, ici les Planson, là les Liber-Dan. Quelle confiance les masses leur ont-elles manifestée ? N’est-ce pas nous qui nous sommes toujours attachés à prouver que ces dirigeants trahissent les masses ? N’est-ce pas de ces dirigeants que les Masses se sont détournées pour nous suivre aux élections de Moscou comme aux élections des Soviets ? La masse des cheminots et des postiers n’a-t-elle pas faim ? ne fait-elle pas la grève contre le gouvernement Kérenski et Cie ?

« Et avant le 28 février, avions-nous des liaisons avec ces syndicats ? » a demandé un camarade au « pessimiste ». Celui-ci a répondu en alléguant qu’il était impossible de comparer les deux révolutions. Mais cette allégation n’a fait que renforcer la position de celui qui posait la question. Car, sur la longue préparation de la révolution prolétarienne contre la bourgeoisie justement les bolchéviks se sont expliqués des milliers de fois (et ils n’en ont pas parlé pour l’oublier à la veille du moment décisif). C’est précisément par la différenciation entre les éléments prolétariens de la masse et les couches supérieures petites-bourgeoises et bourgeoises que se caractérise la vie politique et économique des syndicats des postes et des chemins de fer. Il ne s’agit pas du tout de s’assurer nécessairement par avance des « liaisons » avec tel ou tel syndicat, il s’agit que seule la victoire du soulèvement des prolétaires et des paysans puisse satisfaire les masses dans les armées de cheminots et de postiers.
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« ...Il y a du pain pour deux ou trois jours à Pétrograd. Pouvons-nous donner du pain aux insurgés ?... »

C’est là une des innombrables remarques des sceptiques (les sceptiques sont toujours prêts à « douter », et rien ne peut leur donner un démenti que l’expérience), une de ces remarques qui rejettent la faute du coupable sur l’innocent.

Ce sont les Rodzianko et Cie, c’est la bourgeoisie qui préparent la famine et qui spéculent sur la famine pour étouffer la révolution. On n’échappera et on ne peut échapper à la famine autrement que par le soulèvement des paysans contre les propriétaires fonciers à la campagne et par la victoire des ouvriers sur les capitalistes dans les villes et au centre. Faute de quoi, on ne peut pas prendre le blé chez les riches, ni le transporter malgré le sabotage qu’ils pratiquent, ni briser la résistance des employés corrompus et des capitalistes qui s’enrichissent, ni créer un contrôle rigoureux. C’est ce qu’a montré précisément. l’histoire des organisations de ravitaillement et des déboires subis en cette matière par la « démocratie », qui s’est plainte des millions de fois du sabotage des capitalistes, a pleurniché, a supplié.

Il n’existe pas de force au monde, sauf celle de la révolution prolétarienne victorieuse, qui puisse passer des plaintes, des prières et des larmes à l’action révolutionnaire. Et plus la révolution prolétarienne sera retardée, plus les événements ou les hésitations des timorés et des gens sans boussole, l’ajourneront, plus elle coûtera de victimes, plus il sera difficile d’organiser l’arrivage et la répartition du pain.

Temporiser dans l’insurrection c’est la mort, voilà ce qu’il faut répondre à ceux qui ont le triste « courage » de voir la désorganisation s’accentuer, la famine approcher, et de déconseiller aux ouvriers l’insurrection (c’est-à-dire de leur conseiller d’attendre et de s’en remettre encore une fois à la bourgeoisie).
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« ...La situation au front est encore elle aussi sans danger. Si même les soldats concluent eux-mêmes une trêve, ce n’est pas un grand malheur... »

Mais les soldats ne concluront pas une trêve. Il faut pour cela un pouvoir politique qu’il est impossible d’obtenir sans insurrection. Les soldats déserteront tout bonnement. Les rapports du front en témoignent. Il n’est pas possible d’attendre sans risquer d’aider Rodzianko à s’entendre avec Guillaume et de favoriser la désorganisation complète avec la désertion générale des soldats, si (déjà démoralisés) ils en arrivent au désespoir et abandonnent tout au gré du vent.
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« ... Mais si nous prenons le pouvoir et si nous n’obtenons pas d’armistice, ni de paix démocratique, alors les soldats peuvent ne pas accepter l’idée d’une guerre révolutionnaire. Alors ? »

Argument qui fait penser à l’aphorisme : un imbécile peut poser à lui seul dix fois plus de questions que dix sages ensemble ne sauraient en résoudre.

Nous n’avons jamais nié les difficultés que rencontre le pouvoir pendant une guerre impérialiste, mais nous n’en avons pas moins prêché la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Et nous y renoncerions maintenant que le moment d’agir est arrivé ?

Nous avons toujours dit que la dictature du prolétariat dans un pays entraîne d’immenses changements à la fois dans la situation internationale, dans l’économie du pays, dans la situation de l’armée et dans son moral, et nous « oublierions » tout cela aujourd’hui pour nous laisser effrayer par les « difficultés » de la révolution ? ?
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« ...Les masses, comme on l’annonce de partout, ne sont pas d’humeur à descendre dans la rue. Parmi les indices qui justifient le pessimisme se trouve aussi la diffusion très fortement accrue de la presse ultra-réactionnaire, de la presse des Cent-Noirs... »

Quand des gens se laissent effrayer par la bourgeoisie, il est naturel alors que tout se colore en jaune pour eux. D’abord, ils substituent au critère marxiste du mouvement un critère intellectuel-impressionniste ; à la place de l’analyse politique du développement de la lutte de classe et du cours des événements dans le pays dans son ensemble, dans la conjoncture internationale dans son ensemble, ils introduisent des impressions subjectives sur l’état d’esprit des masses ; ils oublient naturellement « à propos » que la fermeté de la ligne du parti, sa résolution inflexible sont aussi un facteur de cet état d’esprit, surtout dans les moments les plus critiques de la révolution. Il est parfois très « opportun » d’oublier que, par leurs hésitations et par leur tendance à brûler aujourd’hui ce qu’ils adoraient hier, les dirigeants responsables font naître les hésitations les plus déplacées dans l’état d’esprit de certaines couches de la masse.

Ensuite et c’est là l’essentiel en l’occurrence - en parlant de l’état d’esprit des masses, les gens veules oublient d’ajouter

que « tous » dépeignent cet état d’esprit comme un esprit de réflexion, d’expectative ;

que « tous » sont d’accord pour reconnaître que, à l’appel des Soviets et pour la défense des Soviets les ouvriers se lèveront comme un seul homme ;

que « tous » sont d’accord pour reconnaître le fort mécontentement des ouvriers devant l’indécision des directions centrales quant à « la lutte finale », qui apparaît clairement comme inéluctable ;

que « tous » définissent l’état d’esprit des plus larges masses comme proche de la démoralisation et apportent comme preuve l’accroissement de l’anarchisme sur ce terrain précisément ;

que « tous » reconnaissent également que parmi les ouvriers conscients il existe une répugnance certaine à descendre dans la rue pour la seule manifestation, seulement pour une lutte partielle, car on sent dans l’air l’approche non pas d’une lutte partielle, mais d’une lutte générale, car la stérilité de grèves, de manifestations et d’actions partielles se fait pleinement sentir et comprendre.

Et ainsi de suite.

Si nous abordons cet aspect de l’état d’esprit des masses du point de vue du développement de la lutte de classe et de la lutte politique et de la marche des événements au cours des six mois de notre révolution, alors on verra clairement combien ceux qu’effraye la bourgeoisie ont une vue erronée des choses. La situation ne se présente pas comme avant les 20-21 avril, avant le 9 juin, le 3 juillet, car il existait alors une effervescence spontanée que nous, en tant que parti, ne saisissions pas (20 avril), ou contenions et transformions en une manifestation pacifique (9 juin et 3 juillet). Car nous savions fort bien alors que les Soviets n’étaient pas encore pour nous, que les paysans croyaient encore à la voie tracée par les Liber-Dan et les Tchernov, et non pas à la voie des bolchéviks (l’insurrection) ; que, par suite, la majorité du peuple ne pouvait pas être pour nous ; que, par suite, l’insurrection était prématurée.

Alors, pour la majorité des ouvriers conscients, la question de la lutte finale n’était pas encore apparue ; parmi tous les comités du parti, pas un seul comité ne posait cette question. Et parmi la très grande masse à demi-consciente il n’existait encore ni la tension, ni le courage du désespoir, mais une effervescence spontanée alliée à l’espoir puéril qu’une simple « intervention », qu’une simple manifestation « influerait » sur les Kérenski et sur la bourgeoisie.

Ce n’est pas ce qu’il faut pour une insurrection ; ce qu’il faut, c’est la volonté consciente, ferme, inébranlable de la part des éléments conscients de se battre jusqu’au bout, d’une part. Et d’autre part, il faut le désespoir réfléchi des larges masses qui sentent qu’il est impossible de rien sauver maintenant par des demi-mesures, que n’importe quelle « pression » resterait sans effet, que les affamés « balaieront tout, fracasseront tout même anarchiquement », si les bolchéviks ne savent pas les diriger dans la lutte décisive.

C’est précisément à ce mélange de réflexion enseignée par l’expérience chez les éléments conscients et de haine proche du désespoir à l’égard des lock-outeurs et des capitalistes chez les larges masses que le développement de la révolution a amené en fait et les ouvriers et la paysannerie.

C’est également ce qui explique le « succès » des gredins de la presse des Cent-Noirs qui singent le bolchévisme. Que la pire réaction éprouve une joie maligne à voir approcher la lutte décisive entre la bourgeoisie et le prolétariat, il en a toujours été ainsi, on l’a observé sans aucune exception dans toutes les révolutions, c’est absolument inévitable. Et si on se laisse effrayer par cela il faut renoncer non seulement à l’insurrection, mais encore à la révolution prolétarienne en général. Car, dans la société capitaliste, cette révolution ne peut pas se développer sans être accompagnée de la joie mauvaise des Cent-Noirs et de l’espoir qu’ils ont de faire leur heurte.

Les ouvriers conscients savent fort bien que les Cent-Noirs travaillent la main dans la main avec la bourgeoisie et que la victoire décisive des ouvriers (victoire à laquelle les petits bourgeois ne croient pas, que les capitalistes redoutent, que les Cent-Noirs désirent parfois par joie maligne, car ils sont convaincus que les bolchéviks ne garderont pas le pouvoir) écrasera définitivement les Cent-Noirs, que les bolchéviks sauront conserver le pouvoir d’une main ferme, pour le plus grand bien de toute l’humanité épuisée et déchirée par la guerre.

Qui, en effet, s’il n’est pas fou, peut douter que les Rodzianko et les Souvorine n’agissent ensemble ? qu’entre eux les rôles ne soient répartis ?

Les faits n’ont-ils pas prouvé que Rodzianko mène Kérenski à la baguette et que l’« Imprimerie nationale de la République de Russie » (sans rire) publie aux frais de l’Etat les discours des Cent-Noirs à la « Douma d’Etat » ? Ce fait n’a-t-il pas été dévoilé même par les larbins du Diélo Naroda à plat ventre devant « leur homoncule » ? L’expérience de toutes les élections n’a-t-elle pas prouvé que le Novoïé Vrémia [6], journal vendu, inspiré par les « intérêts » des propriétaires fonciers et du tsarisme, apporte le soutien le plus complet aux listes des cadets ?

N’avons-nous pas lu hier que le capital commercial et industriel (sans-parti, évidemment, sans-parti, cela va de soi, ce n’est pas avec les cadets que les Vikhliaev, les Rakitnikov, les Gvozdev et les Nikitine se coalisent, Dieu merci ! mais avec les milieux commerciaux et industriels sans-parti !) a déboursé aux cadets 300 000 roubles ?

Toute la presse des Cent-Noirs, si on regarde les choses non pas d’un point de vue sentimental, mais d’un point de vue de classe, est une succursale de la firme « Riabouchinski, Milioukov et Cie ». Le capital achète pour son usage d’une part les Milioukov, les Zaslavski, les Potressov et consorts et, d’autre part, les Cent-Noirs.

Il ne peut y avoir d’autre moyen d’en finir avec cet empoisonnement scandaleux du peuple, avec cette contamination que propage la presse cent-noir bon marché, que la victoire du prolétariat.

Et peut-on s’étonner que la masse épuisée, torturée par la faim et par la prolongation de la guerre, « se jette » sur ce poison des Cent-Noirs ? Peut-on concevoir une société capitaliste à la veille de sa faillite sans que le désespoir envahisse les masses opprimées ? Et le désespoir des masses, parmi lesquelles règne l’ignorance, peut-il ne pas s’exprimer par une consommation accrue de poisons de toutes sortes ?

Oui, la position de ceux qui, parlant de l’état d’esprit des masses, rejettent sur les masses leur propre veulerie, est désespérée. Les masses se divisent en éléments qui attendent consciemment et en éléments prêts à tomber inconsciemment dans le désespoir ; mais les masses opprimées et affamées ne sont pas veules.
starstarstar

« ... Le parti marxiste ne saurait, d’autre part, ramener la question de l’insurrection à un complot militaire »...

Le marxisme est une science d’une profondeur et d’une diversité extrêmes. Il n’est donc pas étonnant de rencontrer des fragments de citations de Marx, surtout si ces citations sont faites mal à propos, parmi les « arguments » de ceux qui rompent avec le marxisme. Un complot militaire relève du blanquisme si ce n’est pas le parti d’une classe déterminée qui l’organise, si ceux qui l’organisent n’ont pas fait état de la situation politique en général et de la situation internationale en particulier ; si les faits objectifs n’ont pas prouvé la sympathie de la majorité du peuple pour ce parti, si la marche des événements de la révolution n’a pas réfuté pratiquement les illusions conciliatrices de la petite bourgeoisie ; si la majorité n’a pas été conquise dans les organismes de lutte révolutionnaire à qui sont reconnus les « pleins pouvoirs » ou qui ont fait leurs preuves autrement, tels les « Soviets » ; si, dans l’armée (en admettant que les événements se passent en temps de guerre) n’a pas mûri un état d’esprit hostile au gouvernement qui prolonge une guerre injuste contre la volonté du peuple ; si les mots d’ordre de l’insurrection (tels que « tout le pouvoir aux Soviets », « la terre aux paysans », « proposition immédiate de paix démocratique à tous les peuples en guerre en même temps qu’annulation immédiate des traités secrets et de la diplomatie secrète », etc.) n’ont pas acquis la plus large diffusion et la plus large popularité, si les ouvriers avancés ne sont pas convaincus de la situation désespérée des masses et de l’appui de la campagne, appui qui s’est manifesté par un sérieux mouvement paysan, ou par un soulèvement contre les propriétaires fonciers et contre le gouvernement qui les défend, si la situation économique du pays inspire de sérieux espoirs en vue d’une solution favorable de la crise par des voies pacifiques et parlementaires.

En voilà assez, peut-être ?

Dans ma brochure : Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? (j’espère qu’elle paraîtra un de ces jours) j’ai introduit une citation de Marx qui se rapporte réellement à la question de l’insurrection et qui définit celle-ci comme un « art [7] ».

Je suis prêt à parier que si l’on propose aux bavards qui aujourd’hui crient en Russie au complot militaire d’ouvrir la bouche et si on les invite à expliquer la différence entre l’« art » de l’insurrection armée et un complot militaire digne de blâme, ou bien ils répéteront ce qui est dit plus haut, ou bien ils se couvriront de honte et provoqueront le rire général des ouvriers. Essayez donc, chers pseudo-marxistes !

Chantez-nous donc une petite chanson contre le « complot militaire » !

POSTFACE

Les lignes précédentes étaient déjà écrites lorsque j’ai reçu, mardi à 8 heures du soir, les journaux du matin de Pétrograd avec l’article de M. V. Bazarov dans la Novaïa Jizn. Monsieur V. Bazarov affirme qu’« il circule par la ville une feuille manuscrite exprimant l’hostilité de deux bolchéviks notoires contre l’action à engager ».

Si cela est vrai, je prie les camarades entre les mains de qui cette lettre ne peut pas tomber avant mercredi midi, de la publier le plus vite possible.

Elle a été écrite non pas pour la presse, mais seulement en vue d’un entretien avec les membres du parti par correspondance. Mais si les héros de la Novaïa Jizn (qui ont voté avant hier pour les bolchéviks, hier pour les menchéviks et qui ont presque réuni les uns et les autres au congrès d’unification universellement connu) qui n’appartiennent pas au parti, lequel les a mille fois raillés pour leur méprisable veulerie, si des individus pareils reçoivent une feuille des mains de membres de notre parti qui mènent campagne contre l’insurrection, alors il n’est pas possible de se taire. Il faut mener campagne aussi en faveur de l’insurrection. Que les anonymes se démasquent définitivement et qu’ils reçoivent le châtiment qu’ils méritent pour leurs honteuses hésitations, ne fût-ce que sous la forme des railleries de tous les ouvriers conscients. Je n’ai plus qu’une heure à ma disposition avant d’envoyer cette lettre à Pétrograd ; c’est pourquoi je ne signalerai qu’en deux mots un des « procédés » des tristes héros de la stupide Novaïa Jizn. Monsieur V. Bazarov tente de mener une polémique avec le camarade Riazanov qui a dit et qui a mille fois raison de dire que « ceux qui préparent l’insurrection, ce sont ceux qui créent dans les masses le désespoir et l’indifférence ».

Le triste héros d’une triste cause « réplique » :

« Le désespoir et l’indifférence ont-ils jamais vaincu ? »

O, lamentables benêts de la Novaïa Jizn ! Connaissent-ils dans l’histoire des exemples d’insurrection où les masses des classes opprimées ont triomphé dans un combat désespéré, si elles n’avaient pas été réduites au désespoir par des souffrances prolongées et par l’aggravation extrême de crises de toutes sortes ? Quand ces masses n’ont-elles pas été amenées à l’indifférence envers les préparlements de laquais, envers la parodie de la révolution, envers les manœuvres des Liber-Dan qui ravalent les Soviets, organes du pouvoir et de l’insurrection, au rôle de parlotes ?

Ou, peut-être, les lamentables benêts de la Novaïa Jizn ont-ils découvert parmi les masses de l’indifférence... à l’égard de la question du pain ? de la prolongation de la guerre ? de la terre aux paysans ?

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1]. Lénine fait allusion à la séance élargie du Comité central en date du 16 (29) octobre 1917. Se trouvant illégalement à Pétrograd, Lénine cache sa participation à la séance et change la vraie date en celle du 15 (28) octobre ; pour des considérations de sécurité, Lénine se réfère à un camarade qui l’aurait informé sur cette séance. [N.E.]

[2]. En septembre 1917, les soulèvements des paysans de la province de Tambov s’intensifièrent. Les paysans s’emparaient des terres des gros propriétaires fonciers, saccageaient et incendiaient leurs domaines, mettaient la main sur les réserves de céréales. Durant le mois de septembre, les paysans révolté de 68 provinces et régions de la Russie pillèrent 82 domaines, dont 32 dans la seule province de Tambov : on enregistra au total dans la province de Tambov 166 soulèvements paysans. Le plus grand nombre de révoltes se produisit dans lé district de Kozlov. Les propriétaires fonciers, pris de panique, firent arriver pour la vente de grandes quantités de blé dans les gares de chemins de fer, de sorte que celles-ci se trouvèrent littéralement envahies par les céréales. Pour écraser le soulèvement, le commandant de la région militaire de Moscou expédia des troupes dans la province de Tambov. L’état de siège fut décrété dans la province. Mais la lutte révolutionnaire des paysans pour la terre ne cessa de s’élargir et de gagner en force. [N.E.]

[3]. Cf. Lénine, « A propos des mots d’ordre », Œuvres, t. 25, pp. 198-206, Paris-Moscou. (N. R.)

[4]. Scheidemann Philipp (1865-1939), un des leaders de l’aile extrême-droite Opportuniste d la social-démocratie allemande ; prit part à l’écrasement sanglant du mouvement ouvrier allemand en 1918-1921.

Renaudel Pierre (1871-1935), un des leaders opportunistes du Parti socialiste français. [N.E.]

[5]. Planson A.A., socialiste-populiste, membre du premier Comité exécutif central, un des dirigeants du Vikjel (syndicat des cheminots de Russie), organisation qui se trouvait entre les mains des conciliateurs. [N.E.]

[6]. Le « Novoié Vrémia » [Temps nouveaux], quotidien, parut à Pétersbourg de 1868 à 1917 ; appartenant à différents éditeurs, il changea plusieurs fois de tendance politique. A partir de 1905, il devint l’organe des Cent-Noirs. Après la révolution de février 1917, le journal prit une orientation contre-révolutionnaire et s’acharna contre les bolchéviks. Interdit le 26 octobre (8 novembre) 1917 par le Comité militaire révolutionnaire près le Soviet de Pétrograd. Lénine qualifia Novoié Vrémia de modèle de la presse vénale. [N.E.]

[7]. Voir Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? - postface

Les tâches du prolétariat dans notre révolution

Lénine

Quel doit être le nom de notre parti pour être scientifiquement exact et contribuer à éclairer la conscience politique du prolétariat ?

J’en arrive à la dernière question, à la dénomination de notre Parti. Nous devons nous appeler Parti communiste, comme l’ont fait Marx et Engels.

Nous devons proclamer une fois de plus que nous sommes des marxistes et que nous prenons pour base le Manifeste communiste, dénaturé et trahi par la social‑démocratie sur deux points principaux : 1. les ouvriers n’ont pas de patrie : « défendre la patrie » dans la guerre impérialiste, c’est trahir le socialisme ; 2. la théorie marxiste de l’Etat a été dénaturée par la II° Internationale.

La dénomination de « social‑démocratie » est scientifiquement inexacte, comme Marx l’a démontré plus d’une fois notamment dans la Critique du programme de Gotha, et comme Engels l’a répété dans un exposé plus populaire en 1894 [1]. Du capitalisme l’humanité ne peut passer directement qu’au socialisme, c’est‑à‑dire à la propriété collective des moyens de production et à la répartition des produits selon le travail de chacun. Notre Parti voit plus loin : le socialisme doit inévitablement se transformer peu à peu en communisme, sur le drapeau duquel est écrit : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Tel est mon premier argument.

Et voici le deuxième : la seconde partie de notre dénomination (social‑démocrates) est, elle aussi, scientifiquement inexacte. La démocratie est une des formes de l’Etat. Or, nous, marxistes, nous sommes adversaires de tout Etat.

Les chefs de la II° Internationale (1889‑1914), MM. Plékhanov, Kautsky et leurs pareils, ont avili et dénaturé le marxisme.

Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité d’un Etat pour passer au socialisme, mais (et c’est ce qui le distingue de Kautsky et Cie) d’un Etat comme la Commune de Paris de 1871, comme les Soviets des députés ouvriers de 1905 et 1917, et non d’un Etat comme la république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel.

Mon troisième argument : la vie a créé, la révolution a déjà créé chez nous en fait, bien que sous une forme encore précaire, embryonnaire, précisément ce nouvel « Etat », qui n’en est pas un au sens propre du terme.

C’est déjà là une question relevant de l’activité pratique des masses, et non pas simplement une théorie des chefs.

L’Etat, au sens propre du mot, c’est le commandement exercé sur les masses par des détachements d’hommes armés, séparés du peuple.

Notre nouvel Etat naissant est lui aussi un Etat, car il nous faut des détachements d’hommes armés, il nous faut un ordre rigoureux, il nous faut user de violence pour réprimer sans merci toutes les tentatives de la contre‑révolution, aussi bien tsariste que bourgeoise, goutchkoviste.

Mais notre nouvel Etat naissant n’est déjà plus un Etat au sens propre du mot, car en bien des endroits de la Russie ces détachements d’hommes armés, c’est la masse elle‑même, le peuple entier, et non pas quelqu’un placé au‑dessus de lui, séparé de lui, privilégié, pratiquement inamovible.

Il faut regarder en avant et non pas en arrière, vers la démocratie du type bourgeois ordinaire, qui s’attachait à consolider la domination de la bourgeoisie au moyen des vieux organismes monarchiques d’administration, de la police, de l’armée, d’un corps de fonctionnaires.

Il faut regarder en avant, vers la nouvelle démocratie naissante, qui déjà cesse d’être une démocratie, car la démocratie, c’est la domination du peuple, et le peuple armé ne peut exercer de domination sur lui-même.

Le terme de démocratie, appliqué au Parti communiste, n’est pas seulement inexact au point de vue scientifique. Aujourd’hui, après mars 1917, c’est un bandeau mis sur les yeux du peuple révolutionnaire, qui l’empêche de faire du neuf librement, hardiment et sur sa propre initiative, c’est-à-dire d’organiser des Soviets de députés ouvriers, paysans et autres en tant que pouvoir unique dans l’ « Etat », un tant qu’annonciateurs du « dépérissement » de tout Etat.

Mon quatrième argument : il faut tenir compte de la situation objective du socialisme dans le monde entier.

Elle n’est plus ce qu’elle était en 1871‑1914, à l’époque où Marx et Engels se résignaient sciemment au terme inexact, opportuniste, de « social‑démocratie ». Car, à l’époque après la défaite de la Commune de Paris, l’histoire avait mis à l’ordre du jour le lent travail d’organisation et d’éducation. Il n’y en avait pas d’autre. Les anarchistes avaient (et ont encore) foncièrement tort, tant au point de vue théorique qu’en matière d’économie et de politique. Ils se faisaient une idée fausse de l’époque, pour n’avoir pas compris la situation internationale : l’ouvrier anglais corrompu par les profits impérialistes, la Commune de Paris écrasée, le mouvement national bourgeois venant juste de triompher (1871) en Allemagne, la Russie semi‑féodale dormant son sommeil séculaire.

Marx et Engels ont donné une appréciation juste de cette époque : ils ont compris la situation internationale d’alors, compris la nécessité d’une lente préparation de la révolution sociale.

Sachons comprendre, à notre tour, les tâches et les particularités de la nouvelle époque. N’imitons pas ces pseudo‑marxistes dont Marx disait : « J’ai semé des dragons et récolté des puces [2]. » La nécessité objective du capitalisme, devenu impérialisme, a engendré la guerre impérialiste. La guerre a conduit l’humanité tout entière au bord du gouffre, de la ruine de toute civilisation, de la barbarie ; elle menace d’entraîner la mort de nouveaux millions d’hommes.

Il n’y pas d’autre issue que la révolution prolétarienne. Et au moment où cette révolution commence, où elle fait ses premiers pas timides, mal assurés, où elle est encore inconsciente et trop crédule à l’égard de la bourgeoisie, la plupart (c’est la vérité, c’est un fait) des chefs « social-démocrates », des parlementaires « social‑démocrates », des journaux « social‑démocrates » ‑ car ce sont là autant de moyens d’action sur les masses ‑ ont abandonné le socialisme, trahi le socialisme, sont passés du côté de « leur » bourgeoisie nationale.

Les masses sont troublées, désorientées, trompées par ces chefs.

Et nous encouragerions cette duperie, nous la favoriserions en gardant la vieille dénomination périmée, aussi pourrie que la II° Internationale elle‑même !

Que de « nombreux » ouvriers conçoivent la social‑démocratie dans le bon sens, soit ! Mais il est temps d’apprendre à faire la différence entre le subjectif et l’objectif.

Subjectivement, ces ouvriers social‑démocrates sont des guides fidèles des masses prolétariennes.

Mais la situation objective dans le monde est telle que l’ancien nom de notre parti facilite la mystification des masses, freine le mouvement en avant. Car, à chaque pas, dans chaque journal, dans chaque fraction parlementaire, la masse voit des chefs, c’est‑à‑dire des hommes dont la parole est mieux entendue, dont l’action se voit de plus loin ; et tous ils sont des « social‑démocrates eux aussi », tous sont « pour l’unité » avec les social‑chauvins, traîtres au socialisme ; tous cherchent à faire honorer des traites anciennement tirées par la « social‑démocratie »...

Et les arguments contre ? ... « On nous confondra avec les communistes anarchistes »...

Pourquoi ne craignons‑nous pas d’être confondus avec les socialistes nationaux, les socialistes libéraux ou les radicaux‑socialistes qui, de tous les partis bourgeois de la République française, sont les plus avancés et les plus experts dans l’art de duper les masses au profit de la bourgeoisie ?... « Les masses sont accoutumées à leur parti social-démocrate, les ouvriers lui « sont attachés »...

Voilà le seul argument. Oui, mais cet argument ne tient compte ni de la science marxiste, ni des tâches qui se poseront demain à la révolution, ni de la situation objective du socialisme dans le monde entier, ni de la faillite honteuse de la II° Internationale, ni du tort fait pratiquement à la cause par les nuées de « social‑démocrates eux aussi » qui entourent les prolétaires.

C’est l’argument de la routine, l’argument de la léthargie, l’argument de l’inertie.

Or nous voulons refaire le monde. Nous voulons mettre fin à la guerre impérialiste mondiale dans laquelle sont entraînés des centaines de millions d’hommes, où sont impliqués les intérêts de capitaux se chiffrant par des centaines et des centaines de milliards, ‑ guerre qu’il est impossible de terminer par une paix véritablement démocratique sans accomplir la révolution prolétarienne, la plus grande des révolutions que l’histoire de l’humanité ait jamais connues.

Et nous avons peur de nous-mêmes. Nous tenons à notre chemise sale, qui nous est « chère », dont nous avons l’« habitude » !...

Il est temps de jeter la chemise sale, il est temps de mettre du linge propre.

Pétrograd, 10 avril 1917

Notes

[1]. Voir F. Engels, Préface au recueil « Internationales ans dem Volksstaat » (1871‑1875).

[2]. Cette expression est de Heine, selon K. Marx et F. Engels, qui la citèrent pour la première fois dans l’Idéologie allemande.

Lénine

Les tâches de la III° Internationale

Ramsay Macdonald et la III° Internationale

1919

Le n° 5475 du journal social-chauvin français l’Humanité, en date du 14 avril 1919, a publié un éditorial de Ramsay Macdonald, le chef bien connu du parti britannique dit « Parti ouvrier indépendant », en fait un parti opportuniste qui a toujours dépendu de la bourgeoisie. Cet article est tellement typique du courant appelé communément le « centre », et que le I° congrès de l’Internationale Communiste de Moscou a désigné par ce nom, que nous le reproduisons intégralement ainsi que les lignes d’introduction de la rédaction de l’Humanité :

la III° Internationale

Notre ami Ramsay Macdonald était, avant la guerre, le leader écouté du Labour Party à la chambre des Communes. Sa haute conscience de socialiste et de croyant lui ayant fait un devoir de réprouver la guerre impérialiste et de ne pas se joindre à ceux qui la saluaient du nom de guerre du droit, il abandonna après le 4 août la direction du Labour Party et, avec ses camarades de l’Indépendant, avec notre admirable Keir Hardie, il ne craignit pas de déclarer la guerre à la guerre.

Il y fallait de l’héroïsme quotidien.

Macdonald montra alors que le courage, c’est comme le disait Jaurès : « De ne pas subir la loi du mensonge triomphant et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »

M. Lloyd George a fait battre Macdonald aux élections « kaki [1] » de fin novembre. Soyons tranquilles, Macdonald aura sa revanche, et elle est proche.

Ce fut le malheur du mouvement socialiste dans sa politique nationale et internationale d’être travaillé par des tendances séparatistes.

Il n’est cependant pas mauvais qu’il y ait en lui des nuances d’opinions et des variations de méthode. Notre socialisme en est encore au stade expérimental.

Ses principes généraux sont fixés, mais la manière de les bien appliquer, les combinaisons qui feront triompher la Révolution, la façon dont l’État socialiste doit être construit sont autant de questions à discuter et sur lesquelles le dernier mot n’a pas été dit. Une étude approfondie de tous ces points nous mènera à une plus grande vérité.

Les extrêmes peuvent se combattre et leurs luttes peuvent servir à fortifier les conceptions socialistes, mais le mal recommence lorsque chacun regarde l’autre comme un traître, comme un croyant qui a perdu la grâce et à qui les portes du Parti doivent être fermées.

Quand les socialistes sont possédés d’un esprit dogmatique semblable à celui qui prêchait autrefois dans la chrétienté la guerre civile pour la gloire de Dieu et l’écrasement du Diable, alors la bourgeoisie peut être en paix, car sa période de domination n’est pas encore terminée, quels que soient à ce moment les succès socialistes locaux et internationaux.

Aujourd’hui notre mouvement rencontre malheureusement un nouvel obstacle. Une nouvelle Internationale est proclamée à Moscou.

Je le regrette beaucoup, car l’Internationale socialiste est à l’heure actuelle suffisamment ouverte à toutes les formes de la pensée socialiste, et malgré les controverses théoriques et pratiques soulevées par le bolchévisme, je ne vois pas de raison pour que la gauche se sépare du centre et forme un groupe indépendant.

Nous devons nous rappeler d’abord que nous sommes encore dans la période d’enfantement de la Révolution ; les formes de gouvernement issues des destructions politiques et sociales de la guerre n’ont pas encore fait leurs preuves et ne sont pas définitivement fixées.

Le premier coup de balai semble toujours remarquable, mais on n’est pas sûr de l’efficacité du dernier.

La Russie n’est pas la Hongrie, la Hongrie n’est pas la France, la France n’est pas l’Angleterre, et diviser l’Internationale d’après l’expérience d’une seule nation est une étroitesse d’esprit criminelle.

En outre, que vaut l’expérience de la Russie ? Qui peut en parler ?

Les gouvernements alliés ont peur de nous laisser nous renseigner.

Mais il y a deux choses que nous savons.

La première, c’est qu’il n’y avait pas de plan préparé pour la Révolution qu’a faite le gouvernement russe actuel. Elle s’est développée selon le cours des événements. Lénine commença à attaquer Kérenski en demandant une Assemblée Constituante. Les événements le conduisirent à supprimer cette Assemblée. Quand arriva la Révolution sociale en Russie, personne ne pensait que les Soviets prendraient dans le gouvernement la place qu’ils y ont prise.

Par la suite, Lénine a justement exhorté la Hongrie à ne pas copier servilement la Russie, mais à laisser la Révolution hongroise évoluer selon son propre caractère.

Les fluctuations et l’évolution des expériences auxquelles nous assistons en ce moment ne doivent à aucun prix amener une division dans l’Internationale.

Tous les gouvernements socialistes ont besoin de l’aide et des conseils de l’Internationale : l’Internationale a besoin de surveiller leurs expériences d’un œil attentif et d’un esprit ouvert.

Je viens d’apprendre d’un ami, qui a vu Lénine récemment, que personne ne critique plus librement le gouvernement des Soviets que Lénine ne le fait lui-même.

Si les troubles. et les révolutions d’après-guerre ne justifient pas une scission, l’attitude de certaines sections socialistes pendant la guerre la justifie-t-elle ? Ici, je confesse avec candeur que la raison peut paraître meilleure. Mais s’il y a vraiment un motif de scission dans l’Internationale, la conférence de Moscou a posé la question de la plus mauvaise manière.

Je suis parmi ceux qui considèrent que la discussion de Berne sur les responsabilités de la guerre n’était qu’une concession à l’opinion publique non socialiste.

Non seulement à Berne on ne pouvait émettre sur cette question un jugement qui eût une valeur historique quelconque (bien qu’il pût avoir quelque valeur politique), mais le sujet lui-même n’a pas été abordé comme il convient.

Une condamnation de la majorité allemande (que la majorité allemande a amplement méritée et à laquelle j’ai été très heureux d’adhérer) ne pouvait pas être un exposé des origines de la guerre.

Les débats de Berne n’ont pas amené une discussion franche de l’attitude des autres socialistes à l’égard de la guerre.

Ils n’ont donné aucune formule pour la conduite des socialistes pendant une guerre. Tout ce que l’Internationale avait dit jusqu’alors, c’est que, dans une guerre de défense nationale, les socialistes devaient se joindre aux autres partis.

Dans ces conditions, qui allons-nous condamner ?

Quelques-uns d’entre nous savaient que ce qu’avait dit l’Internationale ne signifiait rien. et ne constituait pas pour l’action un guide pratique.

Ils savaient qu’une telle guerre finirait par une victoire impérialiste, et sans être pacifistes, au sens habituel du mot, ou antipacifistes, nous adhérions à une politique que nous pensions être la seule compatible avec l’Internationalisme.

Mais l’Internationale ne nous avait jamais prescrit cette règle de conduite.

C’est pourquoi, à l’heure où commença la guerre, l’Internationale s’écroula. Elle fut sans autorité, et n’édicta aucune loi au nom de laquelle nous puissions aujourd’hui condamner ceux qui ont honnêtement exécuté les résolutions des Congrès internationaux.

En conséquence la position qu’il faut prendre aujourd’hui est la suivante : au lieu de nous diviser sur ce qui a eu lieu, édifions une Internationale réellement active et qui protège le mouvement socialiste pendant la période de Révolution et de construction que nous allons traverser.

Il faut que nous restaurions nos principes socialistes. Il faut que nous posions les bases solides de la conduite socialiste internationale.

Puis, s’il se trouve que sur ces principes nous différions essentiellement, si nous ne tombons pas d’accord sur la liberté et la démocratie, si nous avons des vues définitivement divergentes sur les conditions dans lesquelles le prolétariat peut prendre le pouvoir, si la guerre a empoisonné d’impérialisme certaines sections de l’Internationale, alors il peut y avoir scission.

Je ne pense pas cependant qu’une telle calamité se produise.

Par suite, je regrette le manifeste de Moscou comme étant pour le moins prématuré et certainement inutile, et j’espère que mes camarades français qui ont supporté avec moi les calomnies et les douleurs des quatre tristes dernières années ne vont pas, dans un mouvement d’impatience, contribuer à briser la solidarité internationale.

Leurs enfants auraient à la reconstruire si le prolétariat doit jamais gouverner le monde.

J. Ramsay Macdonald

Comme le constate le lecteur, l’auteur de cet article s’efforce de démontrer l’inutilité de la scission. Or, au contraire, l’inévitabilité de celle-ci découle précisément de la façon de raisonner de Ramsay Macdonald, représentant typique de la II° Internationale, digne compagnon d’armes de Scheidemann et de Kautsky, de Vandervelde et de Branting, etc., etc.

L’article de Ramsay Macdonald est le meilleur échantillon de ces phrases coulantes, mélodieuses, stéréotypées, en apparence socialistes, qui servent depuis bien longtemps dans tous les pays capitalistes avancés à masquer la politique bourgeoise au sein du mouvement ouvrier.
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Commençons par ce qui est le moins important, mais particulièrement caractéristique. De même que Kautsky (dans sa brochure La dictature du prolétariat), l’auteur reprend le mensonge bourgeois selon lequel personne en Russie n’aurait prévu à l’avance le rôle des Soviets, selon lequel les bolchéviks et moi-même aurions engagé la lutte contre Kérenski uniquement au nom de l’Assemblée constituante.

C’est un mensonge bourgeois. En réalité, dès le 4 avril 1917, dès le premier jour de mon arrivée à Pétrograd, j’ai proposé des « thèses » revendiquant la république des Soviets, et non la république parlementaire bourgeoise. Je l’ai répété de nombreuses fois à l’époque de Kérenski, dans la presse et à des réunions. Le parti bolchévik l’a déclaré solennellement et officiellement dans les décisions de sa conférence du 29 avril 1917 [2]. Ne pas savoir cela, c’est ne pas vouloir connaître la vérité sur la révolution socialiste en Russie. Ne pas vouloir comprendre qu’une république parlementaire bourgeoise avec une Assemblée constituante est un pas en avant par rapport à la même république sans Assemblée constituante, tandis qu’une république des Soviets est deux pas en avant, c’est fermer les yeux devant la différence entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Se dire socialiste et ne pas voir cette différence deux ans après que la question ait été posée en Russie et un an et demi après la victoire de la révolution soviétique en Russie, c’est demeurer obstinément et totalement prisonnier de « l’opinion publique des milieux non socialistes », c’est-à-dire des idées et de la politique de la bourgeoisie.

Avec de tels individus, la scission est nécessaire et inévitable ; car il est impossible de faire la révolution socialiste la main dans la main avec ceux qui tirent du côté de la bourgeoisie.

Et si des gens comme Ramsay Macdonald ou Kautsky et consorts n’ont même pas voulu surmonter cette petite « difficulté » qui aurait consisté pour ces « chefs » à prendre connaissance des documents relatifs à l’attitude des bolchéviks devant le pouvoir des Soviets, à leur façon de poser cette question avant et après le 25 octobre (7 novembre) 1917, ne serait-il pas ridicule d’attendre de ces gens qu’ils soient disposés à surmonter, et capables de le faire, les difficultés incomparablement plus grandes de la lutte actuelle pour la révolution socialiste ?

Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
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Passons à la deuxième contrevérité (parmi les innombrables contrevérités dont fourmille l’article de Ramsay Macdonald, car il en contient sans doute plus que de mots). Cette contrevérité est peut-être la plus grave.

J. R. Macdonald affirme que l’Internationale aurait seulement dit, avant la guerre de 1914-1918, que « dans une guerre de défense nationale, les socialistes devaient se joindre aux autres partis ».

C’est s’écarter d’une façon flagrante et monstrueuse de la vérité.

Chacun sait que le manifeste de Bâle de 1912 a été adopté à l’unanimité par tous les socialistes et qu’il est le seul, parmi tous les documents de l’Internationale, à concerner justement cette guerre entre le groupe anglais et le groupe allemand de rapaces impérialistes, guerre qui, de toute évidence, se préparait en 1912 et qui éclata en 1914. C’est à propos de cette guerre que le manifeste de Bâle a dit trois choses que Macdonald passe aujourd’hui sous silence, commettant ainsi le crime le plus grave contre le socialisme, et démontrant qu’avec les gens comme lui la scission est indispensable, car ils servent en fait la bourgeoisie, et non le prolétariat.

Ces trois choses sont les suivantes :

— la guerre dont on est menacé ne saurait le moins du monde être justifiée au nom des intérêts de la liberté nationale ;

— de la part des ouvriers, ce serait un crime au cours de cette guerre de tirer les uns sur les autres ;

— La guerre conduit à la révolution prolétarienne.

Voilà les trois vérités essentielles et fondamentales que Macdonald « oublie » (bien qu’il y ait souscrit avant la guerre), passant en fait aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat et démontrant que la scission est indispensable.

L’Internationale Communiste n’acceptera pas l’unité avec des partis qui se refusent à reconnaître cette vérité et sont incapables de démontrer par leurs actes qu’ils sont prêts, résolus et aptes à faire pénétrer ces vérités dans la conscience des masses.

La paix de Versailles a démontré même aux sots et aux aveugles, même à la masse des myopes, que l’Entente était et demeure un rapace impérialiste aussi immonde et sanguinaire que l’Allemagne. Seuls pouvaient ne pas le voir soit des hypocrites et des menteurs, qui font sciemment la politique de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, des agents et commis déclarés de la bourgeoisie (labor lieutenants of the capitalist class, officiers ouvriers au service de la classe capitaliste, comme disent les socialistes américains), soit des gens tellement perméables aux idées bourgeoises et à l’influence bourgeoise qu’ils ne sont socialistes qu’en paroles, et sont en réalité des petits bourgeois, des philistins, des sous-fifres des capitalistes. La différence entre ces deux catégories est importante du point de vue des individus, c’est-à-dire pour juger Pierre ou Paul parmi les social-chauvins de tous les pays. Pour un homme politique, c’est-à-dire du point de vue des rapports entre des millions d’hommes, entre des classes, cette différence n’est pas essentielle.

Les socialistes qui n’ont pas compris, pendant la guerre de 1914-1918, que c’était une guerre criminelle, réactionnaire, une guerre impérialiste de brigandage des deux côtés, sont des social-chauvins, c’est-à-dire des socialistes en paroles et des chauvins en fait ; des amis de la classe ouvrière en paroles, mais en fait des laquais de « leur » bourgeoisie nationale, qu’ils aident à tromper le peuple, en peignant comme « nationale », « libératrice », « défensive », « juste », etc., la guerre entre le groupe anglais et le groupe allemand de forbans impérialistes, également immondes, sordides, sanguinaires, criminels, réactionnaires.

L’unité avec les social-chauvins est une trahison de la révolution, une trahison du prolétariat, une trahison du socialisme, le passage aux côtés de la bourgeoisie, car c’est « l’unité » avec la bourgeoisie nationale de « son » pays contre l’unité du prolétariat révolutionnaire international, c’est l’unité avec la bourgeoisie contre le prolétariat.

C’est ce que la guerre de 1914-1918 a démontré une fois pour toutes. Que celui qui ne l’a pas compris reste à l’Internationale jaune des social-traîtres de Berne.
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Avec la naïveté comique du socialiste « de salon », qui jette les paroles en l’air sans comprendre le moins du monde leur signification sérieuse et sans penser du tout que les paroles engagent à des actes, Ramsay Macdonald déclare : on a fait à Berne « une concession à l’opinion publique non socialiste ».

Précisément ! Nous considérons toute l’Internationale de Berne comme une Internationale jaune de traîtres et de renégats parce que toute sa politique est une « concession » à la bourgeoisie.

Ramsay Macdonald sait parfaitement que nous avons fondé la III°Internationale et rompu totalement avec la IIe car nous nous étions convaincus qu’elle était incurable, condamnée, qu’elle était le serviteur de l’impérialisme, l’agent de l’influence bourgeoise, du mensonge bourgeois et de la dépravation bourgeoise dans le mouvement ouvrier. Si Ramsay Macdonald, en voulant parler de la III°Internationale, élude le fond de la question, tourne autour du pot, prononce des phrases vides et ne parle pas de ce dont il faut parler, à lui la faute, à lui le crime. Car le prolétariat a besoin de la vérité, et rien n’est plus nuisible à sa cause que le mensonge de belle apparence et de bon ton du petit bourgeois.

La question de l’impérialisme et de sa liaison avec l’opportunisme dans le mouvement ouvrier, avec la trahison de la cause ouvrière par les chefs ouvriers, est posée depuis longtemps, depuis très longtemps.

Pendant quarante ans, de 1852 à 1892, Marx et Engels ont constamment signalé l’embourgeoisement des couches supérieures de la classe ouvrière d’Angleterre en raison de ses particularités économiques (colonies ; monopole sur le marché mondial, etc. [3]). Vers 1870, Marx s’est acquis la haine honorifique des vils héros de la tendance internationale « bernoise » de l’époque, des opportunistes et des réformistes, pour avoir stigmatisé nombre de leaders des trade-unions anglaises, vendus à la bourgeoisie ou payés par elle pour services rendus à sa classe à l’intérieur du mouvement ouvrier.

Lors de la guerre des Boers, la presse anglo-saxonne avait déjà posé en toute clarté la question de l’impérialisme, stade le plus récent (et ultime) du capitalisme. Si ma mémoire ne me trompe pas, c’est bien Ramsay Macdonald lui-même qui quitta alors la « Société des Fabiens », ce prototype de l’Internationale « de Berne », cette pépinière et ce modèle de l’opportunisme, caractérisé par Engels avec une vigueur, une clarté et une vérité géniales dans sa correspondance avec Sorge [4]. « Impérialisme fabien » — telle était alors l’expression en usage dans la presse socialiste anglaise.

Si Ramsay Macdonald l’a oublié, tant pis pour lui.

« Impérialisme fabien » et « social-impérialisme » sont une seule et même chose : socialisme en paroles, impérialisme dans les faits, transformation de l’opportunisme en impérialisme. Ce phénomène est devenu maintenant, pendant et après la guerre de 1914-1918, un phénomène universel. Ne pas l’avoir compris est le plus grand aveuglement de l’Internationale jaune « de Berne » et son plus grand crime. L’opportunisme ou le réformisme devait inévitablement se transformer en impérialisme socialiste ou social-chauvinisme, de portée historique mondiale, car l’impérialisme a promu une poignée de nations avancées richissimes qui pillent le monde entier, et par là même a permis à la bourgeoisie de ces pays d’acheter avec son surprofit de monopole (l’impérialisme, c’est le capitalisme monopoliste) leur aristocratie ouvrière.

Pour ne pas voir que c’est un fait économiquement inéluctable sous l’impérialisme, il faut être ou bien un parfait ignorant, ou bien un hypocrite qui trompe les ouvriers en répétant des lieux communs sur le capitalisme pour dissimuler l’amère vérité du passage d’un courant socialiste tout entier du côté de la bourgeoisie impérialiste.

Or, deux conclusions incontestables en découlent :

Première conclusion : L’Internationale « de Berne » est en réalité, de par son rôle historique et politique véritable, indépendamment de la bonne volonté et des vœux pieux de tel ou tel de ses membres, une organisation d’agents de l’impérialisme international, qui agissent à l’intérieur du mouvement ouvrier, et font pénétrer dans ce mouvement l’influence bourgeoise, les idées bourgeoises, le mensonge bourgeois et la dépravation bourgeoise.

Dans les pays de vieille culture parlementaire démocratique, la bourgeoisie a admirablement appris à agir non seulement par la violence, mais aussi par la tromperie, la corruption, la flatterie, jusqu’aux formes les plus raffinées de ces procédés. Ce n’est pas pour rien que les « déjeuners » des « leaders ouvriers » anglais (c’est-à-dire des commis de la bourgeoisie chargés de duper les ouvriers) sont devenus célèbres et qu’Engels en parlait déjà [5]. La réception « exquise » que fit monsieur Clemenceau au social-traître Merrheim, les réceptions aimables faites par les ministres de l’Entente aux chefs de l’Internationale de Berne, etc., etc., relèvent du même ordre d’idées. « Vous, instruisez-les, et nous, nous les achèterons », disait une capitaliste anglaise intelligente à monsieur le social-impérialiste Hyndman, qui relate dans ses mémoires comment cette dame, plus avisée que tous les chefs de l’Internationale « de Berne » réunis, jugeait les « efforts » des intellectuels socialistes pour instruire les leaders socialistes issus de la classe ouvrière.

Pendant la guerre, alors que les Vandervelde, les Branting et toute cette clique de traîtres organisaient des conférences « internationales », les journaux bourgeois français ricanaient fort sarcastiquement et fort à propos : « Ces Vandervelde ont une sorte de tic. De même que les personnes sujettes aux tics ne peuvent pas prononcer deux phrases sans une contraction bizarre des muscles faciaux, de même les Vandervelde ne peuvent pas faire un discours politique sans répéter comme des perroquets : internationalisme, socialisme, solidarité ouvrière internationale, révolution prolétarienne, etc. Qu’ils répètent les formules sacramentelles qu’ils veulent, pourvu qu’ils nous aident à mener par le bout du nez les ouvriers et nous rendent service, à nous les capitalistes, pour faire la guerre impérialiste et asservir les ouvriers. »

Les bourgeois anglais et français sont parfois très intelligents et ils savent parfaitement apprécier la servilité de l’Internationale « de Berne ».

Martov a écrit quelque part : vous, les bolchéviks, vous vilipendez l’Internationale de Berne, et pourtant « votre » ami Loriot en fait partie.

C’est un argument de canaille. Chacun sait, en effet, que Loriot lutte ouvertement, honnêtement, héroïquement pour la III°Internationale. Lorsque Zoubatov rassemblait en 1902 à Moscou des ouvriers pour les abrutir avec son « socialisme policier », l’ouvrier Babouchkine, que je connaissais depuis 1894, depuis qu’il faisait partie de mon cercle ouvrier de Pétersbourg, Babouchkine, l’un des meilleurs et des plus dévoués ouvriers « iskristes », l’un des chefs du prolétariat révolutionnaire, fusillé en 1906 par Rennenkampf en Sibérie, Babouchkine se rendait aux assemblées de Zoubatov, pour lutter contre ces manœuvres et arracher les ouvriers à ses griffes. Babouchkine était aussi peu « zoubatoviste » que Loriot est « bernois ».
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Deuxième conclusion : la III° Internationale, l’Internationale communiste, a été justement fondée pour ne pas permettre à des « socialistes » de se tirer d’affaire par la reconnaissance verbale de la révolution, comme celle dont Ramsay Macdonald fournit des échantillons dans son article. La reconnaissance verbale de la révolution, qui recouvre en fait une politique totalement opportuniste, réformiste, nationaliste et petite-bourgeoise, était le péché capital de la IIe Internationale et nous luttons à mort contre ce mal.

Quand on dit : la II° Internationale est morte après une faillite honteuse, il faut savoir le comprendre. Cela veut dire : Ce qui a fait faillite, ce qui est mort, c’est l’opportunisme, le réformisme, le socialisme petit-bourgeois. Car la IIe Internationale a un mérite historique, elle a réalisé une conquête pour toujours, à laquelle l’ouvrier conscient ne renoncera jamais, à savoir : la création d’organisations ouvrières de masse, coopératives, syndicales et politiques, l’utilisation du parlementarisme bourgeois, comme, en général, de toutes les institutions de la démocratie bourgeoise, etc.

Pour vaincre effectivement l’opportunisme, qui a entraîné la mort honteuse de la IIe Internationale, pour aider effectivement la révolution, dont Ramsay Macdonald lui-même est obligé de reconnaître l’approche, il faut :

Premièrement, mener toute la propagande et toute l’agitation du point de vue de la révolution, par opposition aux réformes, en expliquant systématiquement aux masses cette opposition, à la fois dans la théorie et dans la pratique, à chaque pas de l’activité parlementaire, syndicale, coopérative, etc. Ne refuser en aucun cas (hormis des cas de force majeure) de mettre à profit le parlementarisme et toutes les « libertés » de la démocratie bourgeoise, ne pas refuser les réformes, mais les considérer uniquement comme un résultat accessoire de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat. Aucun des partis de l’Internationale « de Berne » ne satisfait à cette exigence. Aucun même ne comprend comment il faut mener toute la propagande et toute l’agitation, en expliquant la différence entre les réformes et la révolution, comment il faut éduquer sans relâche à la fois le Parti et les masses en vue de la révolution.

Deuxièmement, on doit combiner travail légal et travail illégal. Les bolchéviks l’ont toujours enseigné, et surtout avec une insistance particulière pendant la guerre de 1914-1918. Les héros de l’abject opportunisme ricanaient, portant aux nues avec fatuité la « légalité », la « démocratie », la « liberté » des pays et des républiques d’Europe occidentale, etc. Désormais, seules de franches canailles qui dupent les ouvriers avec des paroles peuvent nier que les bolchéviks aient eu raison. Il n’est pas un seul pays au monde, fût-ce la plus avancée et la plus « libre » des républiques bourgeoises, où ne règne la terreur bourgeoise, où ne soit proscrite la liberté de militer en faveur de la révolution socialiste, de faire de la propagande et d’organiser les masses, précisément dans ce sens. Un parti qui jusqu’à présent ne l’a pas reconnu dans un régime de domination bourgeoise et qui n’effectue pas un travail illégal systématique, sur tous les plans, malgré les lois de la bourgeoisie et des parlements bourgeois, est un parti de traîtres et de gredins qui trompent le peuple en reconnaissant verbalement la révolution. Ces partis ont leur place à l’Internationale jaune « de Berne ». Il n’y en aura pas dans l’Internationale Communiste.

Troisièmement, il faut se battre sans répit et sans pitié pour chasser complètement du mouvement ouvrier les chefs opportunistes qui se sont démasqués avant la guerre et surtout pendant la guerre, tant sur l’arène politique que, notamment, dans les syndicats et les coopératives. La théorie du « neutralisme » est un stratagème vil et malhonnête qui, en 1914-1918, a aidé la bourgeoisie à dominer les masses. Les partis qui sont pour la révolution en paroles, mais pratiquement ne travaillent pas sans relâche à ce que le Parti révolutionnaire et lui seul exerce son influence dans les diverses organisations ouvrières de masse, sont des partis de traîtres.

Quatrièmement, on ne saurait tolérer que certains condamnent l’impérialisme en paroles, et qu’en fait ils ne mènent pas une lutte révolutionnaire pour affranchir les colonies (et nations dépendantes) de leur propre bourgeoisie impérialiste. C’est de l’hypocrisie. C’est la politique des agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier (labor lieutenants of the capitalist class). Les partis anglais, français, hollandais, belge, etc., hostiles à l’impérialisme en paroles, mais qui, en réalité, n’engagent pas une lutte révolutionnaire à l’intérieur de « leurs » colonies pour renverser « leur » bourgeoisie, qui n’aident pas systématiquement le travail révolutionnaire, déjà amorcé partout dans les colonies, qui n’y introduisent pas des armes et de la littérature pour les partis révolutionnaires des colonies, ces partis sont des partis de gredins et de traîtres.

Cinquièmement, le comble de l’hypocrisie est ce phénomène typique des partis de l’Internationale « de Berne » : reconnaître en paroles la révolution et faire miroiter aux yeux des ouvriers des phrases pompeuses affirmant qu’ils reconnaissent la révolution, mais, dans les faits, considérer d’un point de vue purement réformiste les germes, les pousses et les manifestations de croissance de la révolution que constituent toutes les actions des masses qui forcent les lois bourgeoises et rompent avec toute légalité ; ce sont, par exemple, les grèves de masse, les manifestations de rue, les protestations des soldats, les meetings parmi les troupes, la diffusion de tracts dans les casernes et les camps militaires, etc.

Si vous demandez à n’importe quel héros de l’Internationale « de Berne » si son parti se livre à ce travail systématique, il vous répondra soit par des phrases évasives pour dissimuler l’absence de ce travail : inexistence d’organisations et d’appareil à cet effet, inaptitude de son parti à le mener, ou bien par des déclamations contre le « putschisme », l’« anarchisme », etc. Or, c’est ainsi que l’Internationale de Berne a trahi la classe ouvrière, est passée en fait dans le camp de la bourgeoisie.

Tous les gredins que sont les chefs de l’Internationale de Berne jurent leurs grands dieux, proclament leur « sympathie » pour la révolution en général et la révolution russe en particulier. Mais seuls des hypocrites ou des sots peuvent ne pas comprendre que les succès particulièrement rapides de la révolution en Russie sont dus à de longues années de travail du parti révolutionnaire dans le sens indiqué, des années pendant lesquelles un appareil clandestin organisé était mis sur pied pour diriger les manifestations et les grèves, pour militer parmi les troupes ; il étudiait minutieusement les moyens d’action, éditait une littérature illégale qui dressait le bilan de l’expérience et éduquait tout le parti dans l’idée de la nécessité de la révolution, formait les dirigeants pour de pareilles actions, etc., etc.
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Les divergences les plus profondes, les plus fondamentales, qui résument tout ce qui a été indiqué ci-dessus et expliquent le caractère inévitable d’une lutte intransigeante, sur le plan théorique et politique pratique, du prolétariat révolutionnaire contre l’Internationale « de Berne », tiennent aux questions de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et de la dictature du prolétariat.

Ce qui révèle le mieux que l’Internationale de Berne est prisonnière de l’idéologie bourgeoise, c’est que, ne comprenant pas (ou bien ne voulant pas comprendre, ou bien faisant semblant de ne pas comprendre) le caractère impérialiste de la guerre de 1914-1918, elle n’a pas compris qu’elle devait inéluctablement se transformer en guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie de tous les pays avancés.

Lorsque, dès novembre 1914, les bolchéviks signalaient cette évolution inéluctable, les philistins de tous les pays répondaient par des railleries stupides, et au nombre de philistins figuraient tous les chefs de l’Internationale de Berne. À présent, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile est devenue un fait dans de nombreux pays, non seulement en Russie, mais aussi en Finlande, en Hongrie, en Allemagne, et même dans la Suisse neutre, et on observe, on sent, on palpe la montée de la guerre civile dans tous les pays avancés sans exception.

À présent, passer cette question sous silence (comme le fait Ramsay Macdonald) ou bien essayer de se détourner de la guerre civile inévitable au moyen de phrases conciliantes et doucereuses (comme le font messieurs Kautsky et Cie), cela équivaut à une trahison manifeste du prolétariat, cela équivaut à passer en fait aux côtés de la bourgeoisie.

Car les véritables chefs politiques de la bourgeoisie ont compris depuis longtemps que la guerre civile est inévitable, et ils s’y préparent de façon excellente, réfléchie et systématique, renforcent leurs positions en vue de cette guerre.

De toutes ses forces, avec une énergie, une intelligence et une résolution immenses, ne reculant devant aucun crime, vouant à la famine et à l’extermination complète des pays entiers, la bourgeoisie du monde entier prépare l’écrasement du prolétariat dans la guerre civile qui approche. Cependant, les héros de l’Internationale de Berne, comme des sots ou d’hypocrites petits curés, ou des professeurs pédants, roucoulent la vieille chanson réformiste, rebattue, usée jusqu’à la corde ! Il n’y a pas de spectacle plus hideux, plus répugnant !

Les Kautsky et les Macdonald poursuivent leurs efforts pour faire peur aux capitalistes en agitant l’épouvantail de la révolution, effrayer la bourgeoisie en agitant l’épouvantail de la guerre civile, afin d’en obtenir des concessions et leur accord pour la voie du réformisme. C’est à quoi se ramènent les écrits, toute la philosophie, toute la politique de toute l’Internationale de Berne. Ce pitoyable procédé de laquais, nous l’avons observé en Russie en 1905 chez les libéraux (les cadets), et en 1917-1919 chez les menchéviks et les « socialistes-révolutionnaires ».

Éduquer les masses en leur expliquant qu’il est inévitable et nécessaire de vaincre la bourgeoisie dans la guerre civile, mener toute sa politique en vue de cet objectif, mettre en lumière, poser et trancher toutes les questions de ce point de vue, et seulement de ce point de vue — à cela, les âmes de laquais de l’Internationale de Berne n’y songent même pas. Et c’est pourquoi notre but doit uniquement consister à pousser définitivement les réformistes incorrigibles, c’est-à-dire les neuf dixièmes des chefs de l’Internationale de Berne, dans la fosse aux ordures des larbins de la bourgeoisie.

La bourgeoisie a besoin de larbins qui jouissent de la confiance d’une partie de la classe ouvrière et qui parent, enjolivent la bourgeoisie par des propos sur la possibilité de la voie réformiste, qui bandent ainsi les yeux du peuple, qui le détournent de la révolution en étalant les charmes et les perspectives de la voie réformiste.

Tous les écrits de Kautsky, comme ceux de nos menchéviks et de nos socialistes-révolutionnaires, se ramènent à ce badigeonnage, aux pleurnicheries du petit bourgeois couard qui craint la révolution.

Nous n’avons pas ici les moyens de reprendre en détail les causes économiques fondamentales qui ont rendu inévitable précisément la voie révolutionnaire et seulement la voie révolutionnaire, et ont rendu impossible une autre solution des problèmes que l’histoire pose à l’ordre du jour, hormis la guerre civile. Il faudrait écrire des volumes à ce sujet, et ils seront écrits. Si messieurs Kautsky et autres chefs de l’Internationale de Berne ne l’ont pas compris, il ne reste plus qu’à dire : l’ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé.

Car les travailleurs et leurs partisans, ignorants mais sincères, comprennent maintenant, après la guerre, le caractère inévitable de la révolution, de la guerre civile et de la dictature du prolétariat, plus facilement que messieurs Kautsky, Macdonald, Vandervelde, Branting, Turati et tutti quanti, bourrés des préjugés réformistes les plus doctes.

On doit reconnaître que les romans de Henri Barbusse, le Feu et Clarté, sont une confirmation particulièrement frappante du phénomène massif, observé partout, de la croissance de la conscience révolutionnaire dans les masses. Le premier a déjà été traduit dans toutes les langues et vendu en France à 230 000 exemplaires. Comment l’homme de la rue, un homme parmi la masse, complètement ignorant et totalement écrasé par les idées et les préjugés, se transforme en révolutionnaire, précisément sous l’influence de la guerre, Barbusse le montre avec une force, un talent et une véracité extraordinaires.

Les masses des prolétaires et des semi-prolétaires sont avec nous et viennent à nous non pas de jour en jour, mais d’heure en heure. L’Internationale de Berne est un état-major sans armée qui s’écroulera comme un château de cartes si on la dénonce jusqu’au bout devant les masses.

Le nom de Karl Liebknecht a été utilisé pendant la guerre dans toute la presse bourgeoise de l’Entente pour tromper les masses : présenter les brigands et les pillards de l’impérialisme français et anglais comme s’ils sympathisaient avec ce héros, ce « seul Allemand honnête », selon leur expression.

À présent, les héros de l’Internationale de Berne siègent dans la même organisation que les Scheidemann qui ont tramé l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, que les Scheidemann qui ont joué le rôle de bourreaux issus du mouvement ouvrier et rendant des services de bourreaux à la bourgeoisie. En paroles, tentatives hypocrites pour « condamner » les Scheidemann (comme si une « condamnation » y changeait quelque chose !). Dans les faits, la présence dans la même organisation que les assassins.

En 1907, feu Harry Quelch fut expulsé de Stuttgart par le gouvernement allemand pour avoir qualifié d’« assemblée de voleurs » la réunion des diplomates européens [6].

Les chefs de l’Internationale de Berne ne sont pas seulement une assemblée de voleurs, ils sont une assemblée d’infâmes assassins.

Ils n’échapperont pas à la sentence des ouvriers révolutionnaires.
6

Ramsay Macdonald se débarrasse de la question de la dictature du prolétariat en deux mots, comme si elle était un sujet de discussion sur la liberté et la démocratie.

Non. Il est temps d’agir. Il est trop tard pour discuter.

Le plus dangereux, de la part de l’Internationale de Berne, c’est la reconnaissance verbale de la dictature du prolétariat. Ces gens sont capables de tout reconnaître, de tout signer, pourvu qu’ils restent à la tête du mouvement ouvrier. Kautsky dit maintenant qu’il n’est pas contre la dictature du prolétariat ! Les social-chauvins et les « centristes » français signent une résolution en faveur de la dictature du prolétariat !

Ils ne méritent pas une once de confiance !

Ce n’est pas une reconnaissance verbale qu’il faut, mais une rupture complète, dans les faits, avec la politique réformiste, avec les préjugés de la liberté bourgeoise et de la démocratie bourgeoise, l’application dans les faits d’une politique de lutte de classe révolutionnaire.

On voudrait admettre verbalement la dictature du prolétariat pour faire passer à la fois, en catimini, « la volonté de la majorité », « le suffrage universel » (comme le fait justement Kautsky), le parlementarisme bourgeois, le refus de détruire, de faire sauter, de briser complètement et jusqu’au bout l’appareil d’État bourgeois. Ces nouveaux subterfuges, ces nouveaux faux-fuyants du réformisme sont à craindre par-dessus tout.

La dictature du prolétariat serait impossible si la majorité de la population n’était pas composée de prolétaires et de semi-prolétaires. Cette vérité, Kautsky et Cie s’emploient à la falsifier, sous prétexte qu’il faudrait un « vote de la majorité » pour reconnaître comme « juste » la dictature du prolétariat.

Quels comiques pédants ! Ils n’ont pas compris que le vote dans le cadre du parlementarisme bourgeois, avec ses institutions et ses coutumes, fait partie de l’appareil de l’État bourgeois, qui doit être vaincu et brisé de haut en bas pour réaliser la dictature du prolétariat, pour passer de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne.

Ils n’ont pas compris que, d’une façon générale, ce n’est pas par des votes mais par la guerre civile que se tranchent toutes les questions politiques sérieuses à l’heure où l’histoire a mis à l’ordre du jour la dictature du prolétariat.

Ils n’ont pas compris que la dictature du prolétariat est le pouvoir d’une classe, qui prend entre ses mains tout l’appareil de l’État nouveau, qui vainc la bourgeoisie et neutralise toute la petite bourgeoisie, la paysannerie, les philistins, les intellectuels.

Les Kautsky et les Macdonald reconnaissent en paroles la lutte des classes, pour l’oublier en fait au moment le plus décisif de l’histoire de la lutte pour la libération du prolétariat : au moment où, après avoir pris le pouvoir d’État et bénéficiant de l’appui du semi-prolétariat, le prolétariat continue la lutte des classes avec l’aide de ce pouvoir et la conduit jusqu’à la suppression des classes.

Comme de véritables philistins, les chefs de l’Internationale de Berne répètent les phrases démocratiques bourgeoises sur la liberté, l’égalité et la démocratie, sans voir qu’ils ressassent les débris des idées sur le propriétaire des marchandises libre et égal, sans comprendre que le prolétariat a besoin de l’État non pour la « liberté », mais pour écraser son ennemi, l’exploiteur, le capitaliste.

La liberté et l’égalité du propriétaire de marchandises sont mortes, comme est mort le capitalisme. Ce ne sont pas les Kautsky et les Macdonald qui le ressusciteront.

Le prolétariat a besoin de l’abolition des classes : voilà le contenu réel de la démocratie prolétarienne, de la liberté prolétarienne (liberté par rapport au capitaliste, à l’échange des marchandises), de l’égalité prolétarienne (non pas égalité des classes, cette platitude où s’embourbent les Kautsky, les Vandervelde et les Macdonald, mais égalité des travailleurs, qui renversent le capital et le capitalisme).

Tant qu’il y a des classes, liberté et égalité des classes sont une duperie bourgeoise. Le prolétariat prend le pouvoir, devient la classe dominante, brise le parlementarisme bourgeois et la démocratie bourgeoise, écrase la bourgeoisie, écrase toutes les tentatives de toutes les autres classes pour revenir au capitalisme, donne la liberté et l’égalité véritables aux travailleurs (ce qui n’est réalisable qu’avec l’abolition de la propriété privée des moyens de production), leur donne non seulement des « droits », mais la jouissance reélle de ce qui a été ôté à la bourgeoisie.

Qui n’a pas compris ce contenu-là de la dictature du prolétariat (ou, ce qui revient au même, du pouvoir des Soviets ou de la démocratie prolétarienne), emploie ces mots vainement.

Je ne puis développer ici plus en détail ces réflexions, que j’ai exposées dans l’État et la Révolution et dans la brochure La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Je peux terminer en dédiant ces notes aux délégués qui assisteront le 10 août 1919 au Congrès de Lucerne [7], de l’Internationale de Berne.

14 juillet 1919

Notes

[1]. Désignées ainsi par les soldats qui avaient reçu l’ordre de voter pour les candidats du gouvernement. (N.R.)

[2]. Il est question des décisions de la VII° Conférence (conférence d’Avril) du P.O.S.D.R.(b), qui se tint à Pétrograd du 24 au 29 avril (7 au 12 mai) 1917.

[3]. Voir lettres : F. Engels à K. Marx du 7 octobre 1858 ; F. Engels à K. Kautsky du 12 septembre 1882 ; F. Engels à F. A. Sorge du 7 décembre 1889, du 21 septembre 1872 et du 4 août 1874 ; F. Engels à K. Marx du 11 août 1881.

[4]. Voir lettre F. Engels à F. A. Sorge du 18 janvier 1893.

[5]. Voir lettre F. Engels à F. A. Sorge du 7 décembre 1889.

[6]. Il s’agit du discours d’un des leaders des social-démocrates anglais, Harry Quelch, au Congrès de Stuttgart de la II° Internationale, en 1907. Dans son discours, il qualifia d’« assemblée de voleurs » (« a thief’s supper ») la conférence internationale de La Haye qui se tenait à cette époque, et fut pour cette raison expulsé de Stuttgart par le gouvernement allemand (voir Lénine, « Harry Quelch »).

[7]. Lénine veut parler de la Conférence de la II° Internationale qui se tint à Lucerne, en Suisse, du 2 au 9 août 1919. Lénine a caractérisé les interventions de certains délégués dans son article « Comment la bourgeoisie utilise les renégats », écrit en septembre 1919.

1933

Trotsky

Les ouvriers allemands se relèveront, le stalinisme jamais !

14 mars 1933

Le prolétariat le plus puissant d’Europe par son rôle dans la production, son poids social et la force de ses organisations, n’a opposé aucune résistance à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et aux premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait dont il faut partir dans les calculs stratégiques futurs.

Ce serait une absurdité évidente que de penser que le développement ultérieur de l’Allemagne suivrait la voie italienne : qu’Hitler consolidera pas à pas sa domination, sans rencontrer de sérieuses résistances ; que le fascisme allemand a devant lui de longues années de domination. Non, il faudra tirer le destin futur du national-socialisme de l’analyse de la situation allemande et internationale, et non de simples analogies historiques. Mais dès maintenant, une chose est claire : si dès septembre 1930 nous réclamions de l’Internationale communiste qu’elle fixe des objectifs à court terme en Allemagne, maintenant il faut bâtir une politique à longue échéance. Avant que des combats décisifs soient possibles, l’avant-garde du prolétariat allemand devra s’orienter sur une nouvelle voie c’est-à-dire comprendre clairement ce qui c’est passé, définir sa responsabilité pour cette grande défaite historique, tracer de nouvelles voies et retrouver ainsi son assurance.

Le rôle criminel de la social-démocratie n’a pas besoin de commentaires : la création de l’Internationale communiste il y a quatorze ans avait précisément pour but d’arracher le prolétariat à l’influence démoralisatrice de la social-démocratie. Si cela n’a pas réussi jusqu’à présent, si le prolétariat allemand s’est révélé, lors d’une très grande épreuve historique, impuissant, désarmé, paralysé, la faute directe et immédiate en incombe à la direction post-léninienne de l’Internationale communiste. C’est la première conclusion qu’il est urgent de tirer.

Sous les coups perfides de la bureaucratie stalinienne, l’opposition de gauche a conservé jusqu’au bout sa fidélité au parti officiel. Les bolcheviks-léninistes partagent aujourd’hui le sort de toutes les autres organisations communistes : nos cadres sont arrêtés, nos publications interdites, notre littérature confisquée ; Hitler s’est même empressé de fermer le Bulletin de l’opposition, qui paraît en russe. Mais si les bolcheviks-léninistes subissent à égalité avec l’ensemble de l’avant-garde prolétarienne, toutes les conséquences de la première victoire sérieuse du fascisme, par contre, ils ne peuvent ni ne veulent porter la moindre parcelle de responsabilité pour la politique officielle de l’Internationale communiste.

Dès 1923, c’est-à-dire depuis le début de la lutte contre l’opposition de gauche, la direction stalinienne a aidé de toutes ses forces, bien qu’indirectement, la social-démocratie à désorienter, à embrouiller et à décourager le prolétariat allemand : elle retenait et freinait les ouvriers, alors que la situation exigeait une offensive révolutionnaire audacieuse ; elle proclamait l’approche d’une situation révolutionnaire, alors que celle-ci appartenait déjà au passé ; elle passait des accords avec des phraseurs et des bavards de la petite bourgeoisie ; elle se mettait impuissamment à la remorque de la social-démocratie sous prétexte de mener la politique de front unique ; elle proclamait la " troisième période " et la lutte pour la conquête de la rue dans des conditions de reflux politique et de faiblesse du Parti communiste ; elle remplaçait la lutte sérieuse par des bonds, des aventures ou des parades ; elle isolait les communistes des syndicats de masse ; elle identifiait la social-démocratie au fascisme et refusait le front unique avec les organisations ouvrières de masse, face aux attaques des bandes du national-socialisme ; elle sabotait toute initiative locale de front unique défensif et, en même temps, trompait systématiquement les ouvriers en ce qui concerne le rapport de forces réel, déformait les faits, présentait les amis comme des ennemis, et les ennemis comme des amis, et serrait de plus en plus fortement le parti à la gorge, ne lui permettant ni de respirer librement, ni de parler, ni de penser.

Dans la très abondante littérature consacrée à la question du fascisme, il suffit de se référer au discours du chef officiel du parti allemand, Thaelmann, qui, au plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, en avril 1931, démasquait dans les termes suivants les " pessimistes ", c’est-à-dire les gens qui savaient regarder l’avenir en face : " nous ne nous sommes pas laissé égarer par les paniquards... Nous avons établi fermement et avec bon sens que le 14 septembre (1930) était, d’une certaine manière, le plus grand jour d’Hitler, et que les jours qui suivraient, seraient non pas meilleurs mais pires ; cette appréciation que nous avons donnée du développement de ce parti, est confirmée par les événements... Aujourd’hui, les fascistes n’ont déjà plus aucun motif de rire ". Faisant allusion au fait que la social-démocratie formait ses propres groupes de défense, Thaelmann démontra dans ce discours que ces détachements ne se distinguaient en rien des troupes de choc du national-socialisme, et qu’ils se préparaient les uns comme les autres à écraser les communistes.

Aujourd’hui, Thaelmann est arrêté. Les bolcheviks-léninistes se retrouvent avec Thaelmann sous les coups de la réaction triomphante. Mais la politique de Thaelmann est la politique de Staline, c’est-à-dire la politique officielle de l’Internationale communiste. C’est précisément cette politique qui est la cause de la complète démoralisation du parti au moment du danger, quand les chefs perdent la tète, que les membres du parti qui ont perdu l’habitude de penser, tombent dans un état de prostration et que les positions historiques les plus hautes sont rendues sans combat. Une théorie politique erronée porte en elle-même son châtiment. La force et l’entêtement de l’appareil ne font qu’augmenter l’ampleur de la catastrophe.

Ayant rendu à l’ennemi tout ce qu’il était possible de rendre en un aussi court laps de temps, les staliniens essaient de corriger ce qui s’est passé, par des actions désordonnées qui ne font que jeter une lumière plus crue sur toute la chaîne de leurs crimes. Aujourd’hui, alors que la presse du Parti communiste est étouffée, l’appareil détruit, qu’au-dessus de la maison de Liebknecht flotte impunément le chiffon sanglant du fascisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste s’engage sur la voie du front unique non seulement à la base, mais aussi au sommet. Ce nouveau zigzag, plus abrupt que tous ceux qui ont précédé, n’a pas été accompli cependant par le Comité exécutif de l’Internationale communiste sous sa propre impulsion : la bureaucratie stalinienne en a laissé l’initiative à la II° Internationale. Elle a réussi à saisir dans ses mains l’instrument du front unique, dont elle avait mortellement peur jusqu’à présent. Pour autant que l’on puisse parler d’avantages dans une situation de recul panique, ceux-ci sont entièrement du côté du réformisme. Obligée de répondre à une question directe, la bureaucratie stalinienne choisit la pire des solutions : elle ne refuse pas l’accord des deux Internationales, mais elle ne l’accepte pas non plus ; elle joue à cache-cache. Elle a à tel point perdu confiance en soi, elle est à tel point humiliée, qu’elle n’ose déjà plus affronter de face, devant le prolétariat mondial, les chefs de la II° Internationale, ces agents patentés de la bourgeoisie, ces électeurs de Hindenburg, qui ont frayé la voie au fascisme.

Dans l’appel du Comité exécutif de l’Internationale communiste (" Aux ouvriers de tous les pays ") du 5 mars, les staliniens ne parlent pas du " social-fascisme ", comme de l’ennemi principal. Ils ne rappellent pas non plus la grande trouvaille de leur chef : " la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux ". Ils n’affirment plus que la lutte contre le fascisme exige l’écrasement préalable de la social-démocratie. Ils ne soufflent mot de l’impossibilité du front unique par en haut. Au contraire, ils énumèrent scrupuleusement les cas où, dans le passé, la bureaucratie stalinienne, de manière inattendue pour les ouvriers et pour elle-même, s’est trouvée dans l’obligation de proposer, en passant, à l’improviste, le front unique aux dirigeants réformistes. C’est ainsi que sous la rafale de la tempête historique, s’éparpillent les théories artificielles et fausses, dignes de charlatans.

Se référant aux " conditions originales de chaque pays " et à l’impossibilité qui, soi-disant, en découle, d’organiser le front unique à l’échelle internationale (on oublie d’un seul coup toute la lutte contre " l’exceptionnalisme ", c’est-à-dire la théorie des droitiers sur les particularités nationales !), la bureaucratie stalinienne recommande aux Partis communistes nationaux d’adresser une proposition de front unique aux " Comités Centraux des Partis sociaux-démocrates ". Hier encore, on appelait cela capituler devant le social-fascisme ! C’est ainsi que passent sous la table, dans la corbeille à papiers, les plus hautes leçons du stalinisme de ces quatre dernières années, et que tombe en poussière tout un système politique.

L’affaire ne s’arrête pas là : venant juste après avoir déclaré qu’il était impossible d’élaborer des conditions de front unique dans l’arène internationale, le Comité exécutif de l’Internationale communiste l’oublie aussitôt et, vingt lignes plus loin, formulent les conditions dans lesquelles le front unique est acceptable et admissible dans tous les pays, quelles que soient les différences des conditions nationales. Le recul devant le fascisme s’accompagne d’un recul panique devant les commandements théoriques du stalinisme. Des éclats et des débris d’idées et de principes sont jetés sur la route comme du lest.

Les conditions de front unique, mises en avant par l’Internationale communiste pour tous les pays (Comités d’action contre le fascisme, manifestations et grèves contre l’abaissement des salaires) n’apportent rien de nouveau, au contraire, elles sont la reproduction schématisée, bureaucratisée des mots d’ordre que l’opposition de gauche avait formulés de manière beaucoup plus précise et concrète il y a deux ans et demi, et qui lui avait valu d’être rangée dans le camp du social-fascisme. Un front unique sur ces bases pourrait donner en Allemagne des résultats décisifs ; mais, pour cela, il devrait être réalisé à temps. Le temps est le facteur le plus important en politique.

Quelle est donc la valeur pratique des propositions du Comité exécutif de l’Internationale communiste actuellement ? Pour l’Allemagne, elle est réduite au minimum. La politique de front unique suppose un " front ", c’est-à-dire des positions fermes et une direction centralisée. L’opposition de gauche a avancé dans le passé les conditions du front unique, en tant que conditions de défense active, avec la perspective d’un passage à l’offensive. Aujourd’hui, le prolétariat allemand en est arrivé au stade de la retraite désordonnée, qui ne comporte même pas de combats d’arrière-garde. Dans ces circonstances, .peuvent et vont se former des unions spontanées entre ouvriers communistes et sociaux-démocrates pour des tâches isolées et épisodiques, mais la réalisation systématique du front unique est remise inévitablement à un avenir indéfini. Il ne faut déjà plus se faire d’illusions à ce sujet.

Il y a un an et demi, nous déclarions que la clé de la situation se trouvait dans les mains du Parti communiste allemand. Aujourd’hui, la bureaucratie stalinienne a laissé échapper cette clé. Il faudra des événements importants, échappant à la volonté du parti pour donner la possibilité aux ouvriers de faire une halte, de se raffermir, de reformer leurs rangs et de passer à une défense active. Quand viendra précisément ce moment, nous ne le savons pas. Peut-être beaucoup plus vite que ne l’escompte la contre-révolution triomphante. Mais en tout cas, ce ne sont pas ceux qui ont composé le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui dirigeront la politique de front unique en Allemagne.

Si la position centrale a été abandonnée à l’ennemi, il faut se renforcer aux abords, il faut préparer des points d’appui pour une future attaque concentrique. Cette préparation à l’intérieur de l’Allemagne implique qu’on fasse une analyse critique du passé, qu’on entretienne le moral des combattants d’avant-garde et leur cohésion, et que l’on organise là où c’est possible, les combattants d’arrière-garde, dans l’attente du moment où les détachements isolés pourront se réunir en une grande armée. Cette préparation implique, en même temps, la défense des positions prolétariennes dans les pays étroitement liés à l’Allemagne, ou qui sont ses voisins immédiats : en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, dans les Pays baltes, en Scandinavie, en Belgique, en Hollande, en France et en Suisse. Il faut entourer l’Allemagne fasciste d’un anneau puissant de positions prolétariennes. Sans cesser une seule minute de tenter d’arrêter la retraite désordonnée des ouvriers allemands, il faut maintenant créer pour la lutte contre le fascisme des positions prolétariennes fortes autour des frontières de l’Allemagne.

En premier lieu vient l’Autriche qui est la plus directement menacée par le coup d’Etat fasciste. On peut dire avec certitude que, si le prolétariat autrichien s’emparait aujourd’hui du pouvoir et transformait son pays en une place d’armes révolutionnaire, l’Autriche deviendrait pour la révolution du prolétariat allemand, ce qu’était le Piémont pour la révolution de la bourgeoisie italienne. Il est impossible de prévoir jusqu’où ira sur cette voie le prolétariat autrichien, poussé en avant par les événements mais paralysé par la bureaucratie réformiste. La tâche du communisme est d’aider les événements contre l’austro-marxisme. Le moyen en est la politique de front unique. Les conditions que le manifeste du Comité exécutif de l’internationale communiste répète avec tant de retard après l’opposition de gauche, conservent ainsi toute leur force.

La politique de front unique, cependant, présente non seulement des avantages mais aussi des dangers. Elle donne facilement naissance à des combinaisons des dirigeants derrière le dos des masses, à une adaptation passive à l’allié et à des oscillations opportunistes. On ne peut prévenir ces dangers qu’en se donnant deux garanties expresses : maintien de la liberté totale de critique en ce qui concerne l’allié et rétablissement de la liberté totale de critique à l’intérieur de son propre parti. Le refus de critiquer ses alliés conduit directement et immédiatement à la capitulation devant le réformisme. La politique de front unique sans démocratie à l’intérieur du parti, c’est-à-dire sans le contrôle du parti sur l’appareil, laisse les mains libres aux chefs pour des expériences opportunistes, complément inévitable des expériences aventuristes.

Comment agit dans ce cas le Comité exécutif de l’Internationale communiste ? Des dizaines de fois, l’opposition de gauche a prédit que, sous le coup des événements, les staliniens seraient obligés d’abandonner leur ultra-gauchisme, et que, une fois sur la voie du front unique, ils commettraient toutes les trahisons opportunistes qu’ils nous attribuaient la veille. Cette prédiction s’est réalisée, cette fois encore, mot pour mot.

Après avoir fait un saut périlleux pour se retrouver sur les positions du front unique, le Comité exécutif de l’Internationale communiste foule aux pieds les garanties fondamentales qui, seules, peuvent assurer un contenu révolutionnaire à la politique de front unique. Les staliniens prennent acte et font leur la demande hypocrite et diplomatique des réformistes, concernant la soi-disant " non-agression mutuelle ". Reniant toutes les traditions du marxisme et du bolchevisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste recommande aux Partis communistes, en cas de réalisation du front unique, de " renoncer aux attaques contre les organisations sociales-démocrates, pendant la lutte commune ". C’est ainsi formulé ! Renoncer " aux attaques (!) contre la social-démocratie " (quelle formule honteuse !) implique que l’on renonce à la liberté de critique politique, c’est-à-dire à la fonction fondamentale du parti révolutionnaire.

Cette capitulation est provoquée non par une nécessité pratique, mais par la panique. Les réformistes viennent et viendront à un accord dans la mesure où la pression des événements, conjuguée à celle des masses, les y oblige. L’exigence de " non-agression " est un chantage, c’est-à-dire une tentative de la part des chefs réformistes d’obtenir un avantage supplémentaire. Se soumettre au chantage signifie construire le front unique sur des bases pourries, et donner la possibilité aux combinards réformistes de le faire éclater sous n’importe quel prétexte.

La critique en général, et encore plus dans les conditions du front unique, doit, évidemment, correspondre aux rapports réels et ne pas dépasser certaines limites. Il faut rejeter l’absurdité du " social-fascisme " : ce n’est pas une concession à la social-démocratie mais au marxisme. Il ne faut pas critiquer l’allié pour ses trahisons en 1918, mais pour son mauvais travail en 1933. La critique, à l’image de la vie politique elle-même dont elle est la voix, ne saurait s’arrêter même une heure. Si les révélations communistes correspondent à la réalité, elles servent les objectifs du front unique, poussent en avant l’allié temporaire et, ce qui est encore plus important, donnent une éducation révolutionnaire au prolétariat dans son ensemble. Le premier degré de la politique honteuse et criminelle, que Staline imposa aux communistes chinois par rapport au Kuomintang, fut précisément marquée par le renoncement à cette obligation fondamentale.

L’affaire n’est pas meilleure en ce qui concerne la deuxième garantie. Renonçant à critiquer la social-démocratie, l’appareil stalinien ne pense même pas à rendre le droit de critique aux membres de son propre parti. Le tournant lui-même est accompli comme à l’habitude, sous la forme d’une révélation bureaucratique. Aucun congrès national, aucun congrès international ni même de plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, aucune préparation dans la presse du parti, aucune analyse des événements politiques passés. Et ce n’est pas étonnant : dès le début de la discussion dans le parti, tout ouvrier qui réfléchit, poserait aux gens de l’appareil, la question : pourquoi les bolcheviks-léninistes ont-ils été exclus de toutes les sections, pourquoi sont-ils arrêtés, déportés et fusillés en URSS ? Est-ce donc seulement parce qu’ils creusent plus profondément et qu’ils voient plus loin ? La bureaucratie stalinienne ne peut admettre cette conclusion. Elle est capable de n’importe quel bond et tournant, elle ne peut ni n’ose accepter une confrontation loyale avec les bolcheviks-léninistes devant les ouvriers. Ainsi, dans la lutte pour sa conservation, l’appareil déprécie son nouveau tournant, en ruinant à l’avance son crédit non seulement auprès des sociaux-démocrates, mais aussi auprès des ouvriers communistes.

La publication du manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste s’accompagne encore d’une circonstance, qui est un peu à côté de la question débattue, mais qui jette une vive lumière sur la situation actuelle de l’Internationale communiste et sur l’attitude du groupe dirigeant stalinien à son égard. Le manifeste est imprimé dans la Pravda du 6 mars, non comme un appel direct et ouvert au nom du Comité exécutif de l’Internationale communiste qui se trouve à Moscou, comme cela s’est toujours fait, mais il est présenté comme la traduction d’un document de l’Humanité, transmis par l’Agence Tass de Paris. Quelle ruse insensée et humiliante ! Après tous les succès, après la réalisation du premier plan quinquennal, après la " liquidation des classes ", après " l’entrée dans le socialisme ", la bureaucratie stalinienne n’ose pas imprimer sous son propre nom, le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste ! Voilà sa véritable attitude envers l’Internationale communiste, voilà comment elle se sent réellement dans l’arène internationale.

Le manifeste n’est pas la seule réponse à l’initiative de la II° Internationale. Par le biais d’organisations servant de paravent : l’opposition syndicale rouge (RGO), allemande et polonaise, l’Antifa et la Confédération générale du travail italienne, l’Internationale communiste convoque pour le mois d’avril " un congrès paneuropéen, ouvrier et antifasciste ". La liste des invités est, comme il convient, confuse et vaste : les " entreprises " (c’est ainsi formulé : les " entreprises ", bien que les communistes soient évincés de presque toutes les entreprises du monde, grâce aux efforts de Staline-Lozovsky), les organisations ouvrières locales, révolutionnaires, réformistes, catholiques et sans parti, les organisations sportives, antifascistes et paysannes. Bien plus : " Nous voulons inviter toutes les personnes isolées qui se battent effectivement (!) pour la cause des travailleurs." Ayant ruiné pour longtemps la cause des masses, les stratèges font appel aux " personnes isolées ", ces justes qui n’ont pas trouvé place dans les masses, mais qui, néanmoins, " se battent effectivement pour la cause des travailleurs ". Barbusse et le général Schönaich seront à nouveau mobilisés pour sauver l’Europe d’Hitler.

Nous avons devant nous le livret tout prêt de l’une de ces représentations de charlatans, dont les staliniens se servent habituellement pour masquer leur impuissance. Qu’a fait le bloc d’Amsterdam des centristes et des pacifistes dans la lutte contre l’attaque des brigands japonais contre la Chine ? Rien. Par respect pour la " neutralité " stalinienne, les pacifistes ne firent même pas paraître un manifeste de protestation. Aujourd’hui, on prépare une réédition du congrès d’Amsterdam, non contre la guerre, mais contre le fascisme. Que fera le bloc antifasciste des " entreprises " absentes et des " isolés " impuissants. Rien. On sortira un manifeste creux, si, cette fois-ci, on arrive jusqu’au congrès.

Le penchant pour les " personnes isolées " a deux extrémités : opportuniste et aventuriste. Les socialistes révolutionnaires russes, dans le passé, tendaient la main droite aux libéraux et tenaient une bombe de la main gauche. L’expérience des dix dernières années prouve qu’après chaque grande défaite, provoquée ou, du moins, aggravée par la politique de l’Internationale communiste, la bureaucratie stalinienne a invariablement essayé de sauver sa réputation à l’aide de quelque grandiose aventure (l’Esthonie, la Bulgarie, Canton). Ce danger n’est-il pas encore présent aujourd’hui ? En tout cas, nous considérons comme notre devoir d’élever la voix pour une mise en garde. Les aventures qui ont pour but de se substituer à l’action des masses paralysées, désorganisent encore plus les masses et aggravent la catastrophe.

Les conditions de la situation mondiale actuelle, ainsi que les conditions de chaque pays pris séparément, sont aussi mortelles pour la social-démocratie que favorables au parti révolutionnaire. Mais la bureaucratie stalinienne a su transformer la crise du capitalisme et celle du réformisme en crise du communisme. Tel est le bilan de dix ans de direction incontrôlée des épigones.

Il se trouve des tartuffes pour dire : l’opposition de gauche critique un parti tombé entre les mains du bourreau. Les canailles ajoutent : l’opposition aide le bourreau. En combinant un sentimentalisme hypocrite et un mensonge empoisonné, les staliniens essaient de cacher le Comité central derrière l’appareil, l’appareil derrière le parti, et d’éluder la question des responsables de la catastrophe, de la stratégie erronée, du régime désastreux, de la direction criminelle : c’est cela aider les bourreaux d’aujourd’hui et de demain.

La politique de la bureaucratie stalinienne en Chine n’était pas moins désastreuse que la politique actuelle en Allemagne. Mais là-bas, les choses se passèrent derrière le dos du prolétariat mondial, dans des circonstances qu’il ne comprenait pas. La voix critique de l’opposition de gauche en URSS ne parvenait pour ainsi dire pas jusqu’aux ouvriers des autres pays. L’expérience de la Chine se passa presque impunément pour l’appareil stalinien. En Allemagne il en va autrement. Toutes les étapes du drame se sont déroulées sous les yeux du prolétariat mondial. A chaque étape, l’opposition a fait entendre sa voix. Tout le cours du développement a été prédit à l’avance. La bureaucratie stalinienne a calomnié l’opposition, lui a imputé des idées et des plans qui lui étaient étrangers, a exclu tous ceux qui parlaient de front unique, a aidé la bureaucratie sociale-démocrate à saboter les comités unifiés de défense à l’échelon local, a enlevé aux ouvriers toute possibilité de déboucher sur la voie de la lutte de masse, a désorganisé l’avant-garde et paralysé le prolétariat. Ainsi, en s’opposant au front unique de défense avec la social-démocratie, les staliniens se sont retrouvés avec elle, dans un front unique de panique et de capitulation.

Et aujourd’hui, se trouvant déjà devant des ruines, la direction de l’Internationale communiste craint plus que tout la lumière et la critique. Que périsse la révolution mondiale, mais que vive le faux prestige ! Les banqueroutiers sèment la confusion et brouillent les traces. La Pravda considère comme une " immense victoire politique " le fait que le Parti communiste allemand, alors qu’il recevait les premiers coups a perdu " seulement " 1 200 000 voix, pour une augmentation globale des votants de quatre millions. De la même manière, Staline, en 1924, jugeait comme une " victoire immense ", le fait que les ouvriers allemands qui avaient reculé sans combat, aient réussi à donner au Parti communiste 3 600 000 voix. Si le prolétariat, trompé et désarmé par les deux appareils, a donné cette fois-ci au Parti communiste près de cinq millions d’électeurs, cela signifie seulement qu’il lui aurait donné deux fois ou trois fois plus, s’il avait eu confiance en sa direction. Il l’aurait porté au pouvoir, si le parti avait su montrer qu’il était capable de le prendre et de le conserver. Mais il n’a rien donné au prolétariat si ce n’est la confusion, des zigzags, des défaites et des malheurs.

Oui, cinq millions de communistes sont encore parvenus à se rendre un à un aux urnes. Mais ils ne sont ni dans les entreprises, ni dans la rue. Ils sont désemparés, éparpillés, démoralisés. Sous le joug de l’appareil, ils ont perdu l’habitude d’être indépendants. La terreur bureaucratique du stalinisme a paralysé leur volonté, avant que soit venu le tour de la terreur criminelle du fascisme.

Il faut dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Désormais, les ouvriers d’avant-garde de ce pays ne parleront plus de la période de domination de la bureaucratie stalinienne qu’avec un sentiment brûlant de honte, qu’avec des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste officiel d’Allemagne est condamné. Désormais, il ne peut que perdre du terrain, s’effriter et se réduire à néant. Aucun moyen artificiel ne peut le sauver. Le communisme allemand ne peut renaître que sur de nouvelles bases, et avec une nouvelle direction.

La loi du développement inégal s’exprime aussi dans le destin du stalinisme. Il se trouve dans les différents pays à différents stades de son déclin. Dans quelle mesure l’expérience tragique de l’Allemagne servira d’impulsion pour la renaissance des autres sections de l’Internationale communiste, c’est l’avenir qui le dira. En Allemagne, en tout cas, la sinistre chanson de la bureaucratie stalinienne a fini d’être chantée. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais. Les ouvriers d’avant-garde allemands doivent construire un nouveau parti sous les coups terribles de l’ennemi. Les bolcheviks-léninistes consacreront toutes leurs forces à ce travail.

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