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Contingence et nécessité

mercredi 7 décembre 2016, par Robert Paris

Ilya Prigogine dans « La nouvelle alliance » :

« A l’époque où Engels écrivait la « Dialectique de la nature », il pouvait sembler que la science physique elle-même s’était dégagée du mécanisme, et imposait l’idée d’un développement historique de la nature. Engels cite trois découvertes fondamentales, celle de l’énergie et des lois de ses transformations qualitatives, celle de la cellule, entité constitutive du vivant qui permet de comprendre à la fois l’unité du monde vivant et la capacité des organismes à se développer, enfin la découverte darwinienne de l’évolution des espèces. De ce renouveau de la science de son époque, Engels conclut que le mécanisme est mort et que rien ne s’oppose à la recherche, dans l’histoire de la nature et des sociétés humaines, des lois générales du développement historique : les lois dialectiques. Nous savons aujourd’hui que les découvertes des sciences de la nature du XIXème siècle n’ont pas suffi à transformer les principes des sciences. Non pas que la science classique se soit révélée capable de les assimiler : l’ensemble des interprétations subjectivistes de l’entropie, et la négation de la singularité des processus irréversibles qu’elles impliquent constituent au contraire une sorte de confirmation de l’accusation bien connue selon laquelle le mécanisme implique un idéalisme plus ou moins avoué."

Extraits de "Dialectique de la nature" de Engels :

Contingence et nécessité

Une autre contradiction dans laquelle s’empêtre la métaphysique, c’est celle de la contingence et de la nécessité. Que peut-il y avoir de plus radicalement contradictoire que ces deux catégories de la pensée ? Comment se peut-il qu’elles soient identiques, que le contingent soit nécessaire et que le nécessaire soit également contingent ? Le bon sens et, avec lui, la grande masse des savants considèrent nécessité et contingence comme des déterminations s’excluant une fois pour toutes. Une chose, un rapport, un phénomène sont ou contingents ou nécessaires, mais non l’un et l’autre à la fois. Contingence et nécessité existent donc à côté l’une de l’autre dans la nature ; celle-ci renferme toute sorte d’objets et de phénomènes, dont les uns sont contingents, les autres nécessaires, et toute l’affaire consiste seulement à ne pas mélanger les deux ordres de faits. Ainsi on admet, par exemple, les caractères distinctifs d’une espèce comme nécessaires et l’on considère les autres différences entre individus de la même espèce comme contingentes ; et ceci vaut aussi bien pour les cristaux que pour les plantes et les animaux. Avec cela, le groupe inférieur devient à son tour contingent vis-à-vis du groupe supérieur, de sorte que l’on déclare contingent le nombre d’espèces différentes comprises dans le genus felis ou equus, ou le nombre de genres et de classes compris dans un ordre et le nombre d’individus de chacune de ces espèces, ou le nombre d’espèces différentes d’animaux rencontrées sur un territoire déterminé, ou en général la faune et la flore. Et l’on déclare ensuite que le nécessaire a seul de l’intérêt pour la science et que le contingent lui est indifférent. Autrement dit : ce que l’on peut ramener à des lois, donc ce qu’on connaît, a de l’intérêt ; ce qu’on ne peut ramener à des lois donc ce qu’on ne connaît pas, est sans intérêt, peut être laissé de côté. Et c’est la fin de toute science, car c’est précisément ce qui nous est inconnu que la science doit explorer. En d’autres termes : ce que l’on peut ramener à des lois générales passe pour nécessaire, ce que l’on ne peut pas ramener à ces lois pour contingent. Chacun voit que c’est là le même genre de science que celle qui donne pour naturel ce qu’elle peut expliquer et impute à des causes surnaturelles ce qu’elle est incapable d’expliquer ; que j’appelle la cause des phénomènes inexplicables hasard ou Dieu, cela est totalement indifférent au fond de la chose. Les deux expressions ne font que manifester mon ignorance et n’ont donc pas leur place dans la science. Celle-ci cesse là où la relation nécessaire devient impuissante.

Le déterminisme, venu dans la science de la nature à partir du matérialisme français, prend la position contraire : il essaie d’en finir avec la contingence en la niant absolument. Selon cette conception, il ne règne dans la nature que la simple nécessité immédiate. Que cette cosse de petits pois contienne 5 pois et non 4 ou 6, que la queue du chien ait 5 pouces et pas une ligne de plus ou de moins, que cette fleur de trèfle-ci et non celle-là ait été fécondée cette année par une abeille et encore par telle abeille déterminée à telle époque déterminée, que telle graine de pissenlit emportée par le vent ait levé et non telle autre, qu’une puce m’ait piqué la nuit dernière à quatre heures du matin et non à trois ou à cinq, et cela à l’épaule droite et non au mollet gauche : tous ces faits sont le produit d’un enchaînement immuable de causes et d’effets, d’une nécessité inébranlable, la sphère gazeuse d’où est sorti le système solaire s’étant déjà trouvée agencée de telle façon que ces événements devaient se passer ainsi et non autrement. Avec une nécessité de cette sorte nous ne sortons toujours pas de la conception théologique de la nature. Que nous appelions cela avec saint Augustin ou Calvin le décret éternel de la Providence, ou avec les Turcs le kismet, ou encore la nécessité, il importe peu à la science. Dans aucun de ces cas, il n’est question de suivre jusqu’à son terme l’enchaînement des causes ; nous sommes donc aussi avancés dans un cas que dans l’autre ; la prétendue nécessité reste une formule vide de sens et par suite... le hasard reste aussi ce qu’il était. Tant que nous ne sommes pas en mesure de montrer de quoi dépend le nombre de petits pois dans la cosse, il reste précisément dû au hasard ; et en affirmant que le cas était déjà prévu dans l’agencement primitif du système solaire, nous n’avons pas progressé d’un pas. Bien plus. La science qui entreprendrait l’étude du cas présenté par cette cosse particulière de petits pois en remontant toute la chaîne de ses causes ne serait plus une science mais un pur enfantillage ; car cette même cosse de petits pois à elle seule possède encore un nombre infini d’autres propriétés individuelles, contingentes à première vue, telles que la nuance de sa couleur, l’épaisseur et la dureté de son écorce, la grosseur de ses pois, pour ne rien dire des particularités individuelles qu’on découvrirait au microscope. Cette seule cosse de petits pois donnerait donc déjà plus d’enchaînements de causes à poursuivre que ne pourraient en étudier tous les botanistes du monde.

Donc, la contingence n’est pas expliquée ici en partant de la nécessité, la nécessité est bien plutôt rabaissée à la production de contingence pure. Si le fait qu’une cosse déterminée de petits pois contient 6 pois et non 5 ou 7 est du même ordre que la loi de mouvement du système solaire ou la loi de la transformation de l’énergie, ce n’est pas en réalité la contingence qui est élevée au rang de la nécessité, mais la nécessité qui est ravalée au niveau de la contingence. Bien plus : on peut, affirmer tant qu’on voudra que la multiplicité des espèces et des individus organiques et inorganiques existant à côté les uns des autres sur un territoire déterminé est fondée sur une nécessité inviolable, pour les espèces et les individus pris isolément cette multiplicité reste ce qu’elle était : le fait du hasard. Pour chaque animal, le lieu de sa naissance, le milieu qu’il trouve pour vivre, les ennemis qui le menacent et leur nombre -sont l’effet du hasard. Pour la plante mère, le lieu où le vent porte sa semence, pour la plante fille, celui où le grain de semence dont elle est issue trouve un sol propice à la germination sont l’effet du hasard, et l’assurance qu’ici également tout repose sur une inviolable nécessité est une bien faible consolation. L’amas hétéroclite des objets de la nature sur un terrain déterminé, et plus encore sur la terre entière. malgré toute détermination primitive et éternelle reste ce qu’il était... le fait du hasard.

En face de ces deux conceptions, Hegel apparaît avec des propositions absolument inouïes jusque-là : le contingent a un tord parce qu’il est contingent, et aussi bien il n’a pas de fond parce qu’il est contingent ; le contingent est nécessaire et la nécessité elle-même se détermine comme contingence tandis que, d’autre part cette contingence est plutôt la nécessité absolue. (Logique, Livre II, Section III, ch. 2 : la réalité .) La science de la nature a tout simplement ignoré ces principes en les prenant comme des jeux de paradoxes, comme un non-sens se contredisant lui-même, et, sur le plan de la théorie, elle s’est obstinée, d’une part, dans la pauvreté d’idées de la métaphysique selon Wolff, qui veut que quelque chose soit ou bien contingent ou bien nécessaire, mais non les deux à la fois, et d’autre part dans le déterminisme mécaniste à la pensée à peine moins pauvre, qui supprime en bloc le hasard par une négation verbale pour le reconnaître en pratique dans chaque cas particulier.

Tandis que la science de la nature continuait à penser ainsi, que faisait-elle en la personne de Darwin ?

Dans son oeuvre qui fait époque, Darwin part de la base de faits la plus large reposant sur la contingence. Ce sont précisément les différences infinies que le hasard crée entre les individus à l’intérieur de chaque espèce, différences qui s’accentuent jusqu’à faire éclater le caractère de l’espèce et dont même les causes les plus immédiates ne peuvent être prouvées que dans les cas les plus rares, qui l’obligèrent à remettre en question le fondement passé de toute loi en biologie : la notion d’espèce dans sa rigidité et son immuabilité métaphysiques d’autrefois. Mais, sans la notion d’espèce, toute cette science s’effondrait. Aucune de ses branches ne pouvait se passer de la notion d’espèce comme base : qu’étaient, sans elle l’anatomie humaine et l’anatomie comparée, l’embryologie, la zoologie, la paléontologie, la botanique, etc. ? Tous leurs résultats n’étaient pas seulement remis en question, mais purement et simplement supprimés. La contingence jette pardessus bord la nécessité telle qu’on l’a conçue jusqu’ici . L’idée de nécessité qu’on avait jusqu’ici fait fiasco. La conserver signifie dicter pour loi à la nature la détermination humaine arbitraire qui entre en contradiction avec elle-même et avec la réalité ; cela signifie donc nier toute nécessité interne dans la nature vivante, proclamer d’une manière universelle le règne chaotique du hasard comme loi unique de la nature vivante.

(…) La première chose qui nous frappe lorsque nous observons de la matière en mouvement, c’est la liaison réciproque des mouvements individuels des corps individuels, leur conditionnement l’un par l’autre. Or nous trouvons non seulement que tel mouvement est suivi de tel autre, nous trouvons aussi que nous pouvons produire tel mouvement déterminé en créant les conditions dans lesquelles il s’opère dans la nature ; et même nous sommes en mesure de produire des mouvements qui ne se produisent pas du tout dans la nature (Industrie), - du moins pas de cette manière, - et nous pouvons donner à ces mouvements une direction et une extension déterminées à l’avance. C’est grâce à cela, grâce à l’activité de l’homme que s’établit la représentation de la causalité, l’idée qu’un mouvement est la cause d’un autre. A elle seule, la succession régulière de certains phénomènes naturels peut certes engendrer l’idée de la causalité : ainsi la chaleur et la lumière qui apparaissent avec le soleil ; cependant cela ne constitue pas toujours une preuve, et, dans cette mesure, le scepticisme de Hume aurait raison de dire que la régularité du post hoc ne peut jamais fonder un propter hoc. Mais l’activité de l’homme est la Pierre de touche de la causalité. Si, à l’aide d’un miroir concave, nous concentrons en un foyer les rayons du soleil et leur donnons la même action que celle des rayons d’un feu ordinaire, nous prouvons par là que la chaleur vient du soleil. Si nous introduisons dans un fusil amorce, charge explosive et projectile et qu’ensuite nous tirions, nous escomptons un effet connu d’avance par expérience, parce que nous pouvons suivre dans tous ses détails le processus d’allumage, de combustion, d’explosion provoquée par la transformation brusque en gaz, la pression du gaz sur le projectile. Et ici le sceptique ne peut même pas dire que, de l’expérience passée, il ne résulte pas qu’il en sera de même la fois suivante. Car, en fait, il arrive que parfois il n’en soit pas de même, que l’amorce rate ou que la poudre fasse long feu, que le canon du fusil éclate, etc. Mais c’est précisément cela qui prouve la causalité, au lieu de la réfuter, car pour chacune de ces exceptions à la règle nous pouvons, en faisant les recherches appropriées, trouver la cause : décomposition chimique de l’amorce, humidité, etc., de la poudre, défectuosité du canon., etc., de sorte qu’ici la preuve de la causalité est pour ainsi dire administrée deux lois.

Jusqu’ici la science de la nature, et de même la philosophie, ont absolument négligé l’influence de l’activité de l’homme sur sa pensée. Elles ne connaissent d’un côté que la nature, de l’autre que la pensée. Or, c’est précisément la transformation de la nature par l’homme, et non la nature seule en tant que telle, qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l’intelligence de l’homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature. C’est pourquoi, en soutenant que c’est exclusivement la nature qui agit sur l’homme, que ce sont exclusivement les conditions naturelles qui partout conditionnent son développement historique, la conception naturaliste de l’histoire, - telle qu’elle se manifeste plus ou moins chez Draper et d’autres savants, - est unilatérale et elle oublie que l’homme aussi réagit sur la nature, la transforme, se crée clés conditions nouvelles d’existence. De la « nature » de l’Allemagne à l’époque où les Germains s’y établirent, il reste diablement peu de chose. La surface du sol, le climat, la végétation, la faune, les hommes eux-mêmes ont infiniment changé, et tout cela du fait de l’activité humaine, tandis que les transformations qui dans ce temps se sont produites dans la nature de l’Allemagne sans que l’homme y mette la main sont insignifiantes.

L’action réciproque est le premier caractère qui se présente à nous, quand nous considérons la matière en mouvement dans son ensemble du point de vue de la science de la nature d’aujourd’hui. Nous observons une série de formes du mouvement : mouvement mécanique, chaleur, électricité, magnétisme, combinaison et décomposition chimiques, passage de l’un à l’autre des états d’agrégation, vie organique, formes qui toutes, si nous en exceptons pour l’instant encore la vie organique, se convertissent de l’une en l’autre, se conditionnent réciproquement, sont ici cause et là effet, cependant que, dans tous les changements de forme, la somme totale du mouvement reste la même (la formule de Spinoza - la substance est causa sui, exprime de façon frappante l’action réciproque). Le mouvement mécanique se convertit en chaleur, en électricité, en magnétisme, en lumière, etc., et vice versa. Ainsi la science de la nature. confirme ce que dit Hegel (où ?) : l’action réciproque est la véritable causa finalis des choses. Nous ne pouvons remonter au-delà de la connaissance de cette action réciproque, car, derrière eue, il n’y a précisément rien à connaître. Une fois connues les formes du mouvement de la matière (connaissance certes encore pleine de lacunes, vu le peu le temps depuis lequel la science de la nature existe), nous connaissons la matière elle-même et de ce fait la connaissance est achevée. (Chez Grove, toute la méprise au sujet de la causalité repose sur le fait qu’il ne vient pas à bout de la catégorie d’action réciproque ; il a la chose, mais il ne l’a pas poussée jusqu’à la forme de l’idée abstraite, d’où la confusion, pp. 10-14 .) Ce n’est qu’à partir de cette action réciproque universelle que nous en venons au rapport réel de causalité. Pour comprendre les phénomènes pris individuellement, il nous faut les arracher de l’enchaînement universel, les considérer isolément ; mais alors les mouvements qui se succèdent apparaissent l’un comme cause, l’autre comme effet .

Pour quiconque nie la causalité, toute loi de la nature est une hypothèse et, entre autres, également l’analyse chimique des corps de l’univers à l’aide du spectre obtenu par un prisme. Quelle platitude de pensée que d’en rester là !

(…) La matière première, incandescente des systèmes solaires de notre univers-île a été produite naturellement, par des transformations du mouvement qui sont inhérentes par nature à la matière en mouvement et dont, par conséquent, les conditions doivent être reproduites aussi par la matière, même si ce n’est que dans des millions et des millions d’années et plus ou moins par hasard, mais avec la nécessité qui est aussi inhérente au hasard.
(…) Rien dans la nature n’arrive isolément. Chaque phénomène réagit sur l’autre et inversement, et c’est la plupart du temps parce qu’ils oublient ce mouvement et cette action réciproque universels que nos savants sont empêchés d’y voir clair dans les choses les plus simples. Nous avons vu comment les chèvres mettent obstacle au reboisement de la Grèce ; à Sainte-Hélène, les chèvres et les porcs débarqués par les premiers navigateurs à la voile qui y abordèrent ont réussi à extirper presque entièrement l’ancienne flore de l’île et ont préparé le terrain sur lequel purent se propager les plantes amenées ultérieurement par d’autres navigateurs et des colons. Mais, lorsque les animaux exercent une action durable sur leur milieu, cela se fait sans qu’ils le veuillent, et c’est, pour ces animaux eux-mêmes, un hasard. Or, plus les hommes s’éloignent de l’animal, plus leur action sur la nature prend le caractère d’une activité préméditée, méthodique, visant des fins déterminées, connues d’avance. L’animal détruit la végétation d’une contrée sans savoir ce qu’il fait. L’homme la détruit pour semer dans le sol devenu disponible des céréales ou y planter des arbres et des vignes dont il sait qu’à la moisson ils lui rapporteront un grand nombre de fois autant qu’il a semé. Il transfère des plantes utiles et des animaux domestiques d’un pays à l’autre, et il modifie ainsi la flore et la faune de continents entiers. Plus encore. Grâce à la sélection artificielle, la main de l’homme transforme les plantes et les animaux au point qu’on ne peut plus les reconnaître. On cherche encore vainement les plantes sauvages dont descendent nos espèces de céréales. On discute encore pour savoir de quel animal sauvage descendent nos chiens, eux-mêmes si différents entre eux, et nos races tout aussi nombreuses de chevaux.

D’ailleurs, il va de soi qu’il ne nous vient pas à l’idée de dénier aux animaux la possibilité d’agir de façon méthodique, préméditée. Au contraire. Un mode d’action méthodique existe déjà en germe partout où du protoplasme, de l’albumine vivante existent et réagissent, C’est-à-dire exécutent des mouvements déterminés, si simples soient-ils, comme suite à des excitations externes déterminées. Une telle réaction a lieu là où il n’existe même as encore de cellule, et bien moins encore de cellule nerveuse. La façon dont les plantes insectivores capturent leur proie apparaît également, dans une certaine mesure, méthodique, bien qu’absolument inconsciente. Chez les animaux, la capacité d’agir de façon consciente, méthodique, se développe à mesure que se développe le système nerveux, et, chez les mammifères, elle atteint un niveau déjà élevé. Dans la chasse à courre au renard, telle qu’on la pratique en Angleterre, on peut observer chaque jour avec quelle précision le renard sait mettre à profit sa grande connaissance des lieux pour échapper à ses poursuivants, et combien il connaît et utilise bien tous les avantages de terrain qui interrompent la piste. Chez nos animaux domestiques, que la société des hommes a développés plus encore, on peut observer chaque jour des traits de malice qui se situent tout à fait au même niveau que ceux que nous observons chez les enfants. Car, de même que l’histoire de l’évolution de l’embryon humain dans le ventre de sa mère ne représente qu’une répétition en raccourci de l’histoire de millions d’années d’évolution physique de nos ancêtres animaux, en commençant par le ver, de même l’évolution intellectuelle de l’enfant est une répétition, seulement plus ramassée encore, de l’évolution intellectuelle de ces ancêtres, du moins des derniers. Cependant, l’ensemble de l’action méthodique de tous ces animaux n’a pas réussi à marquer la terre du sceau de leur volonté. Pour cela il fallait l’homme.

Bref, l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’homme et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’homme la doit.

Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu’avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.

Et, en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé.

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    « A l’époque où Engels écrivait la « Dialectique de la nature », il pouvait sembler que la science physique elle-même s’était dégagée du mécanisme, et imposait l’idée d’un développement historique de la nature. Engels cite trois découvertes fondamentales, celle de l’énergie et des lois de ses transformations qualitatives, celle de la cellule, entité constitutive du vivant qui permet de comprendre à la fois l’unité du monde vivant et la capacité des organismes à se développer, enfin la découverte darwinienne de l’évolution des espèces. De ce renouveau de la science de son époque, Engels conclut que le mécanisme est mort et que rien ne s’oppose à la recherche, dans l’histoire de la nature et des sociétés humaines, des lois générales du développement historique : les lois dialectiques. Nous savons aujourd’hui que les découvertes des sciences de la nature du XIXème siècle n’ont pas suffi à transformer les principes des sciences. Non pas que la science classique se soit révélée capable de les assimiler : l’ensemble des interprétations subjectivistes de l’entropie, et la négation de la singularité des processus irréversibles qu’elles impliquent constituent au contraire une sorte de confirmation de l’accusation bien connue selon laquelle le mécanisme implique un idéalisme plus ou moins avoué."

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