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La loi du marché

mercredi 24 juin 2015

La loi du marché : Une tentative de mettre en scène la classe ouvrière française

Réalisation : Stéphane Brizé ; scénario : Brizé et Olivier Gorce

Au Festival du film de Cannes de cette année, Vincent Lindon a remporté le prix du meilleur acteur pour son rôle dans La loi du marché, réalisé et coécrit par Stéphane Brizé, qui se déroule dans la France d’aujourd’hui.

Lindon incarne Thierry, 51 ans, au chômage depuis que son usine a fermé il y a 18 mois. Thierry cherche désespérément à trouver un emploi car il arrive en fin de droits et ses revenus seront réduits à 500 euros par mois, ce qui ne suffira pas à payer son emprunt immobilier et à subvenir aux besoins de sa femme et de son fils, un adolescent handicapé.

On voit Thierry passer par une série de déceptions : dans la scène d’ouverture, il dit carrément à l’employé de pôle emploi que les stages qu’on lui propose ne servent à rien ; on assiste à son entretien hésitant et maladroit sur Skype avec un employeur potentiel qui finit par lui dire que ses chances d’obtenir un emploi sont quasiment nulles ; on le voit lors d’une séance de formation en groupe où les autres demandeurs d’emploi le critiquent de façon impitoyable. Malgré ces difficultés, Thierry apparaît comme un père et un mari aimant doté d’instincts généreux.

Finalement, Thierry prend un emploi de vigile dans un supermarché où il est contraint de dénoncer et d’exposer à l’humiliation des clients incapables de payer et des collègues pauvres. Lorsqu’une caissière ayant de l’ancienneté est traînée dans le bureau de la direction pour avoir gardé des bons de réduction laissés par des clients, et est renvoyée, les conséquences sont tragiques.

C’est un changement salutaire de voir que le film se préoccupe des conditions de la classe ouvrière et non de l’obsession nombriliste de la classe moyenne supérieure et change du contenu insignifiant que l’industrie française du film propose trop souvent. La Loi du marché est un succès tant au box-office qu’auprès des critiques, mais certainement pour des raisons différentes.

De nombreuses scènes sonnent juste, notamment celles qui montrent les maintes humiliations subies par Thierry tandis qu’il se débat pour trouver du travail et éviter que sa famille sombre financièrement. Dans un pays où plus de 5,5 millions de personnes (soit 20 pour cent de la population active) sont au chômage ou ont un emploi à temps partiel, tous les travailleurs sont confrontés à de telles expériences, soit dans leur vie personnelle soit à travers l’expérience d’amis et de membres de leur famille. Un grand nombre de personnes attendent de voir ces réalités examinées, étudiées, et traitées dans des œuvres d’art.

Néanmoins le résultat obtenu est quelque peu décevant. Il ne fait pas de doute que la situation que Brizé a choisi de représenter a le potentiel d’un vrai drame. Cependant le spectateur qui va voir La loi du marché sort du cinéma en ne ressentant qu’une certaine colère et frustration instinctives. L’approche de Brizé, apparemment influencée par le réalisateur britannique Ken Loach et les frères Dardenne en Belgique, ne fait que survoler la vie de la classe ouvrière.

Brizé invente « à mon simple niveau, très modestement » dit-il dans un entretien avec Regards.fr, en expliquant qu’il résiste à la tentation de faire des commentaires ou des déclarations avec sa caméra : « c’est une caméra qui ne décide de rien, elle s’adapte à ce qui se passe. »

Des conceptions d’une telle passivité et d’une telle banalité contribuent à rendre le travail de Brizé acceptable aux yeux des critiques de cinéma et de l’establishment universitaire en France. Néanmoins, la constante adaptation aux apparences et à la surface des choses de la vie de la classe ouvrière, ou plutôt à ce qu’un réalisateur croit être la vie de la classe ouvrière, a un prix du point de vue artistique.

Brizé élabore une théorie de « l’hyper-réalisme », en ayant recours à des acteurs non professionnels (l’agent de pôle emploi, les caissières et le personnel du supermarché) qui jouent leur propre rôle dans des scènes improvisées. Ainsi on trouve de nombreuses touches réalistes dans ce film où Lindon est l’unique acteur professionnel. Et pourtant le film n’intègre pas vraiment ces scènes et ces touches dans un récit cohérent et émouvant de l’expérience d’un travailleur français d’âge moyen.

L’attention portée à la vie de famille de Thierry, le temps qu’il passe auprès de sa femme et ses efforts pour s’occuper de son fils handicapé ouvrent de réelles possibilités. Ce sont des personnes qui ont des histoires à raconter et des histoires qui ne sont pas souvent racontées. Pourtant on n’a pas donné grand-chose à dire à la femme de Thierry et il en résulte une certaine absence de relief, voire une certaine froideur, dans la représentation de la famille de Thierry.

Brizé évoque brièvement la résistance, dans la classe ouvrière, à la vague de fermetures d’usines et de licenciements de masse depuis le début de la crise financière mondiale de 2008. On voit une brève apparition de Xavier Mathieu, le délégué syndical qui avait organisé la trahison de la lutte contre la fermeture de l’usine de pneumatiques Continental à Clairoix en 2009.

Jouant son propre rôle, Mathieu cherche à convaincre Thierry de continuer à participer à une campagne syndicale visant à obtenir de meilleures indemnités pour la fermeture de son usine. Poliment et fermement Thierry rejette la proposition de Xavier Mathieu. Cela ne l’intéresse plus ; il veut « tourner la page » et trouver un nouveau travail.

Ici encore, il y a une vraie histoire à raconter. Pourquoi Thierry est-il si désabusé, qu’est-ce que lui et sa femme et des millions d’autres travailleurs disent et pensent de Mathieu et consorts lorsqu’ils sont à table, lorsqu’ils vont se coucher ou lorsqu’ils font les courses ? Qu’est-ce qu’ils se disent sur la bureaucratie syndicale corrompue de France et son gouvernement soi-disant socialiste qui mènent ces attaques contre les travailleurs ? Que pensent-ils de l’hypocrisie inénarrable de la vie publique officielle ?

Le spectateur veut, et a besoin, d’en entendre plus sur ces sujets. On ne demande pas à Brizé d’inventer une révolte de masse qui ne s’est pas encore produite, mais de rechercher la vérité sur ce qui se déroule, sur ce qui se passe sous la surface de choses et sur la direction que prend la colère collective des millions de Thierry. Il ne faut pas oublier que c’est cette même classe ouvrière qui depuis la grève générale de 1968 terrifie la bourgeoisie et ses parasites de la petite bourgeoisie avec son potentiel révolutionnaire. Cependant il est impossible d’examiner ces réalités sérieusement si on décide de ne pas prendre de décision.

Quels que soient ses problèmes, le film de Brizé est, de toute façon, un début. Après presque sept années d’une profonde crise économique, la question de la réalité ouvrière est posée et son exploration attire le public. Quel sera le prochain film qui s’emparera de cette question et qui la traitera de manière plus riche et plus originale ?

Par Antoine Lerougetel

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