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La naissance politique du capitalisme
mardi 13 septembre 2022, par
Georges Plékhanov
La révolution bourgeoise
La naissance politique du capitalisme
Comment la bourgeoisie se souvient de sa propre révolution
Il y a un an [1889] on célébrait en France, comme dans tout le monde civilisé, le centenaire de cette révolution qu’on appelle à juste titre « la Grande », parce qu’elle constitue le point initial d’une nouvelle période. De nombreux bénéfices ont suivi cet événement — pour l’ensemble du monde civilisé en général et, plus particulièrement, pour la bourgeoisie, la bourgeoisie française d’abord. Cette révolution mit fin au règne de la noblesse et assura à la bourgeoisie le premier rang dans tous les domaines de la vie publique. Toutes les tentatives de la Restauration pour revenir sur le statut des choses créées par la révolution sont restées infructueuses, d’autant plus que les réactionnaires n’ont même pas essayé d’éliminer les plus importantes, c’est-à-dire les conséquences sociales de la grande révolution. Personne, même alors, ne pouvait manquer de voir qu’à cet égard,rien ne pouvait plus être changé ; qu’en dépit de toutes les « indemnisations » toujours aussi libérales de la noblesse féodale, son rôle prépondérant dans la vie de la société avait pris fin à jamais. Avec la grande révolution commença le règne incontesté de la bourgeoisie.
Il n’est donc pas étonnant que la bourgeoisie se souvienne de cet événement important lorsqu’elle célèbre son centenaire. Même quelques années avant la célébration de l’anniversaire de la révolution, la presse bourgeoise avait claironné dans toutes les tonalités possibles la grande fête à venir. Mais observons d’un peu plus près comment la bourgeoisie se souvient de sa révolution. Comment cet événement capital est-il représenté dans son esprit ?
Devant nous se trouve le livre d’un des savants brevetés de la bourgeoisie française, Paul Janet ( Centenaire de 1789, Histoire de la Révolution Française , par Paul Janet, Paris) qui est parfois — lui-même ne semble pas s’y opposer — compté parmi les philosophes. La circonstance que Paul Janet se trouve dans une sorte de relation, incompréhensible pour nous, avec la science de la philosophie, dans ce cas, nous est très utile, car un philosophe bourgeois, mieux que quiconque, peut nous éclairer sur la philosophie bourgeoise de la grande révolution. Cherchons donc, à l’aide du livre précité, cette philosophie.
Rébellion et révolution en Angleterre
Mais d’abord une brève observation préliminaire. L’Angleterre traversa ses orages révolutionnaires au XVIIe siècle, et il y eut alors deux révolutions : la première aboutit, entre autres, à l’exécution de Charles Ier, tandis que la seconde se termina par un banquet animé et l’avènement d’une nouvelle dynastie. Mais la bourgeoisie anglaise, dans l’évaluation de ces révolutions, manifeste des vues très divergentes : tandis que la première, à ses yeux, ne mérite même pas le nom de « révolution » et est simplement appelée « la grande rébellion », la seconde est donnée une appellation plus euphonique ; on l’appelle « la glorieuse révolution ». Le secret de cette différenciation dans l’évaluation des deux révolutions a déjà été révélé par Augustin Thierry dans ses thèses sur les révolutions anglaises.
Dans la première révolution, le peuple a joué un rôle important, tandis que dans la seconde, le peuple n’a pratiquement pas participé. Cependant, quand un peuple monte sur la scène de l’histoire et commence à décider des destinées de son pays selon sa puissance et sa meilleure compréhension, alors les classes supérieures (en l’occurrence la bourgeoisie) se détraquent. Parce que le peuple est toujours « brut » et, si le diable révolutionnaire commence à l’envahir, devient aussi « grossier », les classes supérieures ont une manière de toujours exiger la politesse et les manières douces — du moins elles les exigent du peuple. C’est la raison pour laquelle les classes supérieures sont toujours enclines à donner aux mouvements révolutionnaires, s’ils y participent de façon prédominante le peuple, le sceau de « rébellions ».
Révolution et rébellion en France
L’histoire de France est particulièrement riche en « grandes rébellions » comme en « glorieuses révolutions ». Il n’y a qu’en France, en ce qui concerne l’enchaînement historique des événements, que les choses se sont passées d’une manière opposée à celle qui prévalait dans l’Angleterre du XVIIe siècle. En Angleterre, par exemple, « la grande rébellion » a précédé « la glorieuse révolution », tandis qu’en France « les glorieuses révolutions » devaient généralement céder la place aux « grandes rébellions ». Ce fait s’est répété dans tout le cours du XVIIIe siècle.
Dans la foulée de la « glorieuse révolution » de 1830 à Paris s’ensuivit la « grande rébellion » assez importante des tisserands de Lyon, qui fit tant de frayeur à toute la bourgeoisie ; à « la glorieuse révolution » de février 1848, glorifiée même par Lamartine, succède « la grande rébellion de juin », qui pousse la bourgeoisie à se réfugier dans les bras d’une dictature militaire ; et à la « plus glorieuse » révolution de septembre de 1870 succéda finalement, en mars de l’année suivante, la « plus grande de toutes les rébellions françaises ». La bourgeoisie prétend maintenant que les « grandes rébellions » ont toujours blessé la cause des « glorieuses révolutions ». Nous ne pouvons pas considérer ici la justesse de cette affirmation dans son application au XIXe siècle, mais devons céder la parole aux philosophes bourgeois sur les événements du XVIIIe siècle.
Vers la fin de ce siècle se produisit en France une « grande rébellion » et une « glorieuse révolution » de 1789 et « la grande rébellion » qui joua largement son rôle en 1793. Après ce qui a déjà été dit, le lecteur sera maintenant capable de prédire avec certitude ce que le philosophe bourgeois Paul Janet pense de ces mouvements révolutionnaires.
Janet sur la Révolution française
Dans le dernier chapitre de son livre, Janet dit :
Pour arriver à une évaluation objective de la Révolution française, il faut à son égard distinguer trois choses : le but, les moyens et les résultats obtenus. Le but de la révolution – obtenir l’égalité civique et la liberté politique – était le plus sublime, le plus légitime qu’un peuple ait jamais lutté pour atteindre.
Mais les moyens étaient mauvais : « trop souvent ils étaient violents, terribles ».
En ce qui concerne les résultats, l’égalité civique, selon Janet, est pleinement atteinte et ne laisse rien à désirer ; « La liberté politique », cependant, « n’obtient en France depuis la révolution que sporadiquement, et à ce jour est plus ou moins menacée ». Elle ne sera assurée que lorsque le peuple français se passera de toutes les méthodes forcées et illégales et apprendra une fois pour toutes à considérer sa révolution comme terminée, et, enfin, lorsque la révolution elle-même sera passée dans le passé historique aussi irrévocablement qu’elle l’a déjà fait. ce fut le cas avec les révolutions en Angleterre et aux États-Unis. « Les acquis de la révolution doivent être maintenus, mais il doit y avoir un renoncement à l’esprit révolutionnaire et aux moyens forcés et illégaux. »
Très bon. Mais n’oublions pas que les moyens révolutionnaires étaient employés depuis 1789, c’est-à-dire non seulement à l’époque de « la grande rébellion », mais aussi pendant « la glorieuse révolution ». La « glorieuse révolution » doit-elle être condamnée par Paul Janet à cause de ses moyens de force ? Mais non, au contraire. Dans sa description, les actes de force pratiqués pendant « la glorieuse révolution » apparaissent pleinement justifiés, hautement utiles et parfaitement efficaces. Il parle très élogieusement des insurrections populaires dirigées contre la royauté, oui, il cherche à prouver que, sans ces soulèvements, le gouvernement aurait étouffé toutes les réformes de l’Assemblée nationale en germe, et que les grands buts de la révolution auraient alors eu restait inaccessible.
Il salue la prise de la Bastille comme « la première apparition victorieuse du peuple de Paris sur la scène révolutionnaire » ; et de la même manière approbatrice il s’exprime sur la seconde apparition du même peuple sur la même scène, sur les événements des 5 et 6 octobre, et aussi sur la prise des Tuileries. Arrivé là, nota bene , après que Janet eut prouvé l’inévitable nécessité d’éliminer un roi qui négociait avec l’ennemi au tout début de la guerre, il ajoute mélancoliquement : moyens.’ Mais il ne nous dit pas avec quels autres moyens la tâche donnée et imparable aurait pu être accomplie.
Ce n’est qu’après la prise des Tuileries, c’est-à-dire après ce dernier soulèvement nécessaire, selon Janet, que le peuple de Paris, sous la plume de notre historien, se transforme peu à peu en une foule gouvernée par les passions les plus basses. Maintenant, cela devient clair : une « rébellion » est tout à fait acceptable, seulement il ne faut pas se laisser égarer par de basses passions — l’historien bourgeois veut-il être compris dans ce sens ? Pas du tout. On nous informe aussitôt que maintenant, « la glorieuse révolution » étant terminée, toutes les insurrections manquent à la fois de sens et de justification. Maintenant, nous l’avons enfin. Le roi est tombé, la noblesse a été détruite, la bourgeoisie a été soulevée sur le bouclier, que veut le cœur de plus ? Maintenant tais-toi, après avoir fait sur cette terre tout ce qui appartient à la terre. Qui, à moins que ce ne soit la foule commune,penseriez-vous à l’insurrection ?
Les révolutionnaires prolétariens condamnés
Prochain ! Comme on pouvait s’y attendre, Paul Janet étend sa sympathie à tous les partis qui se sont successivement placés à la tête du mouvement, à l’exception du parti de la Montagne. Sur ce dernier il verse toute la coupe de sa colère ; il réserve à ce parti tout son langage fort et ses épithètes.
Entre ces mécréants et la « Gironde virile et généreuse », Janet fait ce parallèle intéressant : « Les uns, comme les autres, voulaient la république… » une république despotique et cruelle’ :
Sans attention à la liberté, celle-ci ne tenait qu’à l’égalité. Certes, les deux partis favorisaient la souveraineté du peuple, mais à la différence près que les Girondins voulaient à juste titre inclure dans le « peuple » tous les citoyens, tandis que pour les Montagnards, conformément à la perversité encore actuelle, le peuple n’était composé que de des membres de la classe ouvrière, des personnes vivant de leur propre travail. Par conséquent, selon les Montagnards, régner devrait être l’apanage de cette seule classe.
Points de vue divergents sur « le peuple »
Le programme politique des Girondins différait donc essentiellement de celui des Montagnards. D’où vient cette différence ? Paul Janet lui-même nous donne suffisamment d’informations à ce sujet. La différence venait du fait que le parti montagnard, on l’a vu, concevait les relations mutuelles des classes sociales alors existantes d’une manière différente de celle de la Gironde. Les seconds « feraient comprendre que le peuple comprenait tous les citoyens », tandis que les premiers ne considéraient que la classe ouvrière comme « le peuple » ; les autres classes, selon les Montagnards, ne faisaient pas partie du « peuple », parce que les intérêts de ces classes étaient contraires à ceux de la classe ouvrière.
Et, à proprement parler, les Girondins eux-mêmes n’incluaient pas dans « le peuple » tous les citoyens, c’est-à-dire toute la nation française de l’époque, mais seulement le Tiers. Ont-ils inclus dans « le peuple » l’aristocratie et le haut clergé ? Pas du tout. L’abbé Sieyès lui-même, qui n’allait jamais jusqu’aux Girondins, dans sa brochure Qu’est-ce que le tiers-état ? [ Qu’est-ce que le Tiers État ? ] opposer « le peuple », c’est-à-dire le Tiers État, sans scrupule à la petite agrégation des privilégiés, c’est-à-dire la noblesse et le haut clergé ?
Les Girondins, qui ont combattu les « privilégiés » de manière bien plus décisive, sont sans doute d’accord avec Sieyès sur ce point. Si, pour autant, leur conception du « peuple » était si différente de celle des Montagnards, cela ne peut s’expliquer que par le fait que le parti montagnard avait fait un pas de plus en classant comme « privilèges » aussi les institutions sociales apparues aux Girondins sacro-saintes et nécessaires. C’était une question controversée de savoir quelles classes devraient vraiment être considérées comme « privilégiées ». Mais cela montre — et les explications de Paul Janet ne laissent place à aucune autre interprétation — que, selon les Montagnards, toutes les personnes et classes qui vivent du « travail », mais du travail des autres et non du leur, appartiennent à la catégorie des « privilégiés ». .
Il faut maintenant chercher à éclaircir pourquoi les défenseurs de la cause de la classe ouvrière penchaient vers une république « despotique et cruelle ». Pourquoi n’apparaissaient-ils pas plutôt comme les partisans d’une république « légale, libre et douce » ? Cette circonstance doit être attribuée à deux causes, l’une externe, l’autre interne. Venons-en d’abord à la cause extérieure, c’est-à-dire aux relations existant alors entre la France révolutionnaire et les autres États européens.
La France menacée de l’intérieur et de l’extérieur
L’état de la France, au moment où le parti montagnard a pris le pouvoir, était des plus désespérés, oui, il était désespéré. Janet dit :
Les troupes ennemies envahissent le territoire français de quatre côtés : du nord, les Anglais et les Autrichiens ; en Alsace, les Prussiens ; dans le Dauphiné, allant jusqu’à la ville de Lyon, les Piémontais ; et en Roussillon, les Espagnols. Et tout cela à une époque où la guerre civile faisait rage de quatre côtés : en Normandie, en Vendée, à Lyon et à Toulon.
A côté de ces ennemis déclarés, il y avait les partisans secrets de l’ancien régime dispersés dans toute la France, qui étaient prêts à aider subrepticement l’ennemi.
Le gouvernement, qui s’était engagé dans la lutte contre ces innombrables ennemis intérieurs et extérieurs, n’avait ni argent ni troupes suffisantes, il ne pouvait compter que sur une énergie sans bornes, le soutien actif des éléments révolutionnaires du pays et le courage ne recule devant aucune mesure, fût-elle arbitraire, illégale ou impitoyable, tant qu’elle était nécessaire à la défense du pays.
Situation désespérée appelée pour des mesures désespérées
Après que les Montagnards eurent appelé aux armes toute la jeunesse française, sans pouvoir approvisionner même partiellement les armées nouvellement formées en armes et en vivres avec les maigres moyens que leur revenaient des impôts, ils recoururent aux réquisitions, confiscations, emprunts forcés, taux décrétés. d’échange contre les assignats , bref et in fine, ils imposaient aux classes possédantes effrayées des sacrifices d’argent, le tout dans l’intérêt d’un pays en péril pour lequel le peuple sacrifiait du sang.
Ces mesures de force étaient absolument nécessaires pour sauver la France. Il n’y avait aucune dépendance à l’égard des contributions volontaires en argent – Janet lui-même l’admet. La détermination de fer et l’énergie du gouvernement étaient aussi nécessaires pour pousser à la limite de l’effort toutes les forces fraîches de la France — Janet l’admet aussi. Mais lui, Paul Janet, aurait préféré voir la dictature entre les mains de la « noble et magnanime Gironde » que dans celles des abominables Montagnards. Si les Girondins étaient sortis vainqueurs de la lutte contre la Montagne, alors, selon l’auteur :
… eux aussi auraient été placés dans la même situation que les Montagnards ; eux aussi auraient été contraints de réprimer les insurrections royalistes, de battre l’opposition, de repousser les invasions, et l’on peut douter que, sans la dictature, ils eussent pu faire face à tous ces maux. Mais leur dictature aurait été moins sanguinaire et aurait donné plus de place au droit et à la liberté.
Mais sur quelles couches de la population les gentils Girondins auraient-ils pu s’appuyer ? Quand, après leur défaite à Paris, ils cherchèrent du secours en province, ils n’y trouvèrent que le secours passif, pour reprendre l’expression de Janet, de la bourgeoisie « dilatoire et tiède » et l’appui malin des royalistes, qu’ils durent eux-mêmes rejeter. Et pouvaient-ils compter sur un soutien plus efficace de la part de leurs adhérents dans la lutte contre les ennemis étrangers ? La Gironde n’a jamais trouvé et ne trouvera jamais grâce auprès de la couche la plus basse, la plus révolutionnaire de la population, surtout à Paris. Cette partie de la population avait évidemment des vues sur « le peuple » et ses intérêts bien différentes de celles de la Gironde, si admirée par Janet en raison de sa magnanimité.
Ce fut précisément cette circonstance qui provoqua la chute de la Gironde et la victoire de la Montagne. La première était presque exclusivement réservée aux forces de « la classe moyenne dilatoire et tiède ». Peut-on accomplir quelque chose de substantiel avec de tels alliés ? Non, la Gironde modérée et libérale n’aurait jamais pu sortir la France de la situation critique dans laquelle elle s’est retrouvée empêtrée en 1793.
C’est la situation extérieure de la France qui a fait de la dictature, celle des Montagnards, une nécessité. Et une fois qu’une dictature était nécessaire, tous les discours sur une république « libre, légale et douce » sont devenus tout simplement ridicules. La dictature révolutionnaire devait nécessairement être aussi rigide et aussi impitoyable que les ennemis extérieurs qui l’avaient provoquée ; tout comme le manifeste du duc de Brunswick, et comme les menaces d’une Europe réactionnaire contre la France.
Passons maintenant aux causes internes qui empêchaient les Montagnards de trouver à leur goût une république « libre, légale et douce ». Ici, il faut d’abord attirer l’attention du lecteur sur les fameux droits de l’homme et du citoyen. Parmi ceux-ci, on trouve beaucoup de droits qui sont conformes aux intérêts de la classe la plus basse de la population ; mais nous en trouvons aussi une envers laquelle cette classe, dès le début, fut contrainte de maintenir une attitude particulière et contradictoire. Nous nous référons au droit de propriété.
Le prolétariat et les « droits de propriété »
Comment, par exemple, un « sans-culotte » parisien (littéralement un homme sans pantalon [ culottes ], surnom qui ressemble au mot anglais « ragamuffin ») concevrait ce droit, alors que son nom même montre qu’il est lui-même nu de tout biens ? Comment pourrait-il procéder pour exercer ce droit merveilleux qui lui est concédé ? Les exemples ne manquaient pas près de sa main. La bourgeoisie s’était emparée de bien des biens aristocratiques et ecclésiastiques — pourquoi ne ferait-il pas maintenant de même avec la propriété bourgeoise ?
Le sans-culotte de l’époque dut traverser de nombreuses journées difficiles, quoique joyeuses. Souvent, il a dû endurer la faim au sens le plus littéral du terme, et la faim, comme on le sait, est une mauvaise conseillère. Là-dessus, notre rien a commencé à montrer une grande nonchalance envers la propriété bourgeoise. La bourgeoisie y résista comme elle le savait.
Comment cette lutte sociale devait affecter la vie politique est évidente. La « foule » se rassembla en un groupe à part et éleva les Montagnards sur le bouclier. La « foule » de ce jour-là savait se battre et obtenait bientôt le contrôle. Et puis, évidemment, il ne lui restait plus qu’à user du pouvoir politique à peine acquis pour faire naître des institutions sociales sous lesquelles le droit de propriété ne sonnerait plus comme une amère dérision. Mais pour le prolétariat d’alors, comme pour le prolétariat moderne, cela n’était possible qu’à une condition : l’abolition totale de la propriété privée dans les moyens de production et l’organisation sociale de la production.
Mais cette dernière, dans les conditions qui prévalaient alors, était tout simplement impensable pour deux raisons étroitement liées. Le prolétariat d’alors ne possédait pas la capacité requise, et les moyens de production d’alors ne répondaient même pas aux exigences élémentaires de la socialisation. Par conséquent, ni le prolétariat de l’époque ni ses représentants les plus avancés ne pouvaient même en concevoir l’idée. Il est vrai que dans la littérature française pré-révolutionnaire on trouve quelques utopies communistes, mais celles-ci, pour les raisons évoquées, n’ont pu trouver ni monnaie ni reconnaissance.
Raisons derrière les tactiques terroristes
Dans ces circonstances, que restait-il à faire à la « foule » momentanément victorieuse ? Si l’on ne devait pas penser à la socialisation des moyens de production, alors la propriété privée y devait nécessairement continuer, et la population indigente était limitée à des empiètements accidentels et forcés sur son royaume. Et à cause de tels empiètements, la « foule » est blâmée par tous les historiens bourgeois jusqu’à ce jour. Les empiétements forcés sur le domaine de la propriété privée ont rendu une république « légale » une impossibilité, parce que la loi a été conçue pour protéger uniquement cette propriété privée.
La république ne pouvait plus non plus être « douce », car les classes possédantes ne toléraient naturellement pas, les mains sur les genoux, une telle ingérence dans leurs biens, mais, au contraire, cherchaient avidement l’occasion de mettre fin à une telle nonchalance. ’loi de la populace’. La lutte entre le prolétariat d’alors et les classes possédantes devait fatalement et inévitablement être menée avec des armes terroristes. Par la seule terreur, dans un état rempli de contradictions économiques insolubles, le prolétariat pouvait alors maintenir sa domination. Si le prolétariat avait atteint un stade de développement plus élevé et, d’autre part, si les conditions économiques avaient été suffisamment avancées pour assurer son bien-être, alors il n’aurait pas eu besoin de recourir à des mesures de terreur.
Raisons de la « licéité » bourgeoise
Regardons la bourgeoisie, tant louée par les historiens en raison de son penchant pour la « légalité ». Elle n’a nullement laissé ses ennemis en paix, ni dans les moments critiques, elle n’a reculé devant des mesures décisives ; mais sa cause reposait alors sur un pied si ferme qu’il n’avait pas besoin de craindre un adversaire. Arrivée au pouvoir au cours de sa « glorieuse » révolution, la bourgeoisie a introduit l’ordre social adapté à ses besoins et l’a fait avec une telle rigueur que même les réactionnaires les plus obstinés pouvaient désormais à peine songer à l’abolir. Si ces derniers avaient tenté une tentative dans ce sens, ils se seraient vite convaincus de sa totale inutilité.
Dans de telles circonstances, il était facile pour la bourgeoisie de parler de « légalité » ; quand votre cause est gagnée et que vos ennemis sont désespérément vaincus, alors l’ordre des choses le plus adapté à vos intérêts devient « licite » — recourriez-vous alors encore à des moyens illégaux ? Vous êtes certain que désormais vos privilèges seront amplement protégés par la loi. La bourgeoisie a lutté pour la légalité en politique, parce que l’évolution historique avait pleinement assuré son triomphe en économie.
A sa place, le prolétariat ne pouvait et n’aurait pas agi autrement. Que les porte-parole de la « foule », les Montagnards, pas moins que les Girondins, tenaient haut le principe de la liberté et de la loi, est prouvé par la constitution qu’ils ont formulée, la plus libre jamais écrite en France. La constitution a introduit la législation directe par les représentants du peuple et a limité les pouvoirs de l’exécutif au minimum. Cependant, à cause de toutes les conditions extérieures et intérieures de la France, il devint impossible pour les Montagnards d’appliquer la constitution.
D’une manière générale, on peut considérer comme une règle ne permettant aucune exception, qu’une classe sociale ou une couche donnée de la population, arrivée au pouvoir, aura d’autant plus facilement recours à des mesures de terreur que ses chances de conserver le pouvoir sont faibles. Au XIXe siècle, il a dû devenir clair pour la bourgeoisie que sa domination sur le prolétariat devenait chaque jour plus fragile et, en conséquence, elle s’efforce maintenant de plus en plus à l’assujettissement terroriste de celui-ci. Contre les insurgés de juin, elle procéda avec plus de férocité qu’en 1831 contre les tisserands de Lyon ; et dans la suppression des communards de 1871, il a agi de manière beaucoup plus atroce qu’en juin 1848.
La terreur pratiquée par la bourgeoisie contre le prolétariat éclipse de loin les atrocités des Jacobins qui, d’ailleurs, ont été grandement exagérées par les réactionnaires. Robespierre, comparé à Thiers, ressemble à un véritable ange, et Marat, à côté des cosaques de la presse bourgeoise de la sanglante semaine de mai, apparaît comme un être doux et bienveillant. Celui qui approfondit l’histoire de France de notre siècle doit être tout à fait d’accord avec l’écrivain russe Herzen, quand, après les journées de juin, il disait qu’il n’y avait pas de gouvernement plus féroce, et qu’il ne pouvait y en avoir de plus féroce, que celui-là. du commerçant fou de rage.
Bourgeoisie responsable de la réaction française
C’est précisément cette férocité des boutiquiers qui a rendu impossible une consolidation permanente de la liberté politique en France. La bourgeoisie doit être tenue pour seule responsable des dérives réactionnaires qui caractérisent l’histoire de France au XIXe siècle. Même à l’époque de la Restauration, la victoire des réactionnaires a été beaucoup plus facile parce que la bourgeoisie, mortellement effrayée par les ouvriers, a longtemps empêché leur entrée dans la lutte.
Et maintenant, pour rassurer les écrivains bourgeois, qui frémissent à la seule pensée de la terreur jacobine, nous allons présenter une vérité qui nous paraît irréfutable. La victoire de la classe ouvrière, maintenant imminente dans tous les pays civilisés, ne sera certainement pas entachée de cruauté, car la victoire de la cause du travail est assurée par le cours de l’histoire à un point tel qu’aucune terreur ne sera nécessaire. Certes, les réactionnaires bourgeois seront bien avisés s’ils s’abstiennent de tenter de faire trébucher un prolétariat victorieux, et s’ils sont assez judicieux pour ne pas imiter les conspirateurs royalistes de la grande révolution. ’ À la guerre comme à la guerre’ (à la guerre, agissez comme à la guerre, c’est-à-dire comme la guerre le rend nécessaire) est un vrai dicton, et dans le feu de l’action cela pourrait devenir dur avec les comploteurs. Mais, répétons-le, tout le cours de l’évolution historique garantit le succès du prolétariat.
Conditions favorables à la révolution socialiste
A l’occasion de la célébration du centenaire de la grande révolution, la bourgeoisie française a presque délibérément procédé à démontrer au prolétariat ad oculos (aux yeux) la possibilité économique et la nécessité d’une transformation sociale. L’exposition universelle a [1] lui a donné une excellente démonstration du développement sans précédent des moyens de production dans tous les pays civilisés, qui a dépassé les fantasmes les plus audacieux des utopistes du siècle précédent. En conséquence, l’émancipation du prolétariat, au lieu du noble rêve qu’elle était au temps de Babeuf, est devenue une nécessité historique.
L’exposition a montré, par ailleurs, que le développement moderne des moyens de production, dans les conditions anarchiques qui régissent la production, doit logiquement et nécessairement conduire à des crises industrielles toujours plus destructrices pour l’économie mondiale. Pour échapper aux conséquences dangereuses de ces crises, il ne reste au prolétariat européen qu’à jeter les bases d’une organisation planifiée de la production sociale qui, pour les sans-culottes du siècle dernier, était une chose impossible. Non seulement les forces productives modernes rendent possible une telle organisation, mais elles vont dans ce sens. Sans une telle organisation, la pleine utilisation de ces forces n’est pas envisageable.
Dans l’atelier mécanique moderne, la production a déjà pris un caractère social ; il suffit maintenant de mettre en harmonie les différentes fonctions productives de ces ateliers et, en conséquence, de transformer la propriété du produit, c’est-à-dire de passer de la propriété privée à la propriété sociale. Atteindre cet objectif sera la tâche du prolétariat européen. Le Congrès socialiste international, réuni en juillet 1889, ne manqua pas de rappeler au prolétariat cette grande tâche.
Et maintenant revenons à notre philosophe, Paul Janet, que nous avons perdu de vue pendant un moment. Tout à l’heure, il se présente avec l’affirmation qu’il faut « rester fidèle à l’esprit de la révolution, mais rejeter l’esprit révolutionnaire ». En d’autres termes, l’humanité doit être satisfaite des résultats de la grande révolution atteinte par la bourgeoisie, mais ne doit pas faire un pas de plus en avant.
Besoin de conscience de classe chez les travailleurs
Mais nous soutenons que le contraire est vrai. Les buts de la bourgeoisie ne peuvent être ceux de la classe ouvrière, et les résultats atteints par la première ne peuvent satisfaire la seconde. Et, par conséquent, les ouvriers font un pas de plus lorsqu’ils rejettent l’esprit bourgeois de la grande révolution, mais restent fidèles à l’esprit révolutionnaire. Rester fidèle à cela signifie lutter sans cesse et sans crainte pour un avenir meilleur, lutter implacablement contre tout ce qui est vieux et obsolète.
La bourgeoisie voudrait bien instiller dans l’esprit des ouvriers l’idée que la société moderne ne connaît pas de divisions de classe, parce que le fondement de l’État moderne est l’égalité de tous devant la loi. Mais cette égalité formelle peut consoler les ouvriers aussi peu que, sous l’ancien régime, l’égalité proclamée de tous devant Dieu satisfaisait la bourgeoisie ; non contente de cette égalité fantastique, la bourgeoisie ne se reposa que lorsqu’elle fut en possession de tous les biens mondains possibles. Il n’est donc pas étonnant que le prolétariat ne se contente pas de fictions juridiques, sachant bien que l’inégalité économique doit dans la réalité rendre illusoire toute autre égalité.
De la même manière, la bourgeoisie ferait croire aux ouvriers qu’aujourd’hui il n’y a plus rien à faire dans le domaine de l’économie et qu’il ne faut donc se livrer qu’au jeu de la « pure » politique. Mais la « politique pure » n’est pour les ouvriers que la politique en kite-tail au service des partis bourgeois, et la bourgeoisie est pleinement consciente de la signification de cette forme de « politique pure », du moins c’était le cas lorsqu’elle était engagé dans la lutte avec la noblesse et le clergé.
Dans la brochure Qu’est-ce que le tiers-état ? [ Qu’est-ce que le tiers état ? ] évoqués une fois, et qu’il faut considérer comme le programme de la bourgeoisie de 1789, les sophismes des « purs politiques », que l’on trouvait alors dans les deux états supérieurs, furent réfutés avec beaucoup de talent. L’abbé Sieyès insiste sur le fait que la nation est en fait divisée en deux camps : dans l’un, les privilégiés ; dans l’autre, les opprimés ; et que cette division actuelle doit se refléter dans la politique. Il était naturel et compréhensible que les privilégiés cherchent à préserver leurs intérêts par des mesures politiques ; mais les opprimés ne doivent pas non plus négliger la sauvegarde de leurs intérêts et doivent apparaître comme un parti unifié dans l’arène politique nouvellement ouverte.
À ce jour, cette leçon n’a souffert ni du sens ni de l’importance. Les conditions n’ont changé que dans la mesure où la bourgeoisie occupe aujourd’hui une position privilégiée. Et que reste-t-il d’autre aux ouvriers que de resserrer leurs rangs dans un parti séparé des opprimés, s’opposant à la bourgeoisie privilégiée ?
Idées confuses sur la lutte des classes
A la fin du XVIIIe siècle, à l’époque de la « grande rébellion » de la « foule » française, l’antagonisme de classe entre bourgeoisie et prolétariat n’était présent qu’en germe. Pour cette raison, la conscience de classe des prolétaires devait être assez floue. Lorsque, au cours de ce traité, nous avons essayé d’expliquer l’argumentation de Paul Janet relative aux conceptions jacobines du « peuple », nous leur avons attribué une attitude antagoniste à toutes les classes vivant du travail des autres. C’était bien là le seul sens possible de l’argumentation de l’auteur.
Mais cela n’est vrai que dans la mesure où les Montagnards, en réalité et instinctivement, se sont toujours efforcés de défendre les intérêts de la classe la plus pauvre de la population. C’était parce que dans leur conception il y avait un trait qui, au cours d’une évolution ultérieure, aurait pris un caractère tout à fait bourgeois. Ce trait apparaît clairement dans les discours de Robespierre. Et par là s’explique la lutte des Jacobins contre les Hébertistes, et en général leur lutte contre la législation dite agraire.
Mais ces « lois agraires », telles que leurs adhérents se les représentaient, ne contenaient rien qui ait un caractère communiste. La propriété privée et les buts petits-bourgeois qui y sont étroitement liés, se sont imposés dans les programmes des révolutionnaires les plus extrêmes de l’époque. Babeuf seul prit une position différente ; il est apparu dans le dernier acte de la grande tragédie, alors que les forces du prolétariat étaient déjà entièrement épuisées dans les luttes précédentes. Le parti de la Montagne a échoué à cause de cette contradiction la plus intime entre ses conceptions petites-bourgeoises et ses efforts pour représenter les intérêts prolétariens.
Pour les représentants actuels de la classe ouvrière, ces contradictions sont étrangères, car le socialisme scientifique moderne n’est que l’expression théorique de l’antagonisme infranchissable des intérêts entre bourgeoisie et prolétariat. La victoire imminente de la classe ouvrière sous la bannière du socialisme va être bien plus glorieuse que toutes les révolutions « glorieuses » de la bourgeoisie réunies.
La force, la force nue, basée sur la baïonnette et le canon, devient de plus en plus le seul support de la domination bourgeoise. Et des « théoriciens » candides font leur apparition, qui admettent sans plus attendre que l’ordre bourgeois dominant ne peut pas être justifié théoriquement, et n’exige pas une telle justification — parce que la bourgeoisie contrôle les pouvoirs publics. Ainsi, par exemple, parle un professeur autrichien, Gumplowicz, dans son livre L’État politique et le socialisme .
Lorsque les représentants de la noblesse et du clergé, dans une des premières séances des états, se replièrent sur le fondement de leurs privilèges — le droit historique de conquête — le théoricien de la bourgeoisie, l’abbé Sieyès, répondit fièrement : « Rien que cela , messieurs ? Nous conquérants à notre tour ! ’ — ce qui veut dire : ’ Rien que ça, messieurs ? Eh bien, nous aussi, nous serons vainqueurs à notre tour !
Et la classe ouvrière doit dire exactement cela aux avocats de la force bourgeoise.