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Crise du capitalisme et guerre

mercredi 24 juin 2020, par Robert Paris

Le journal La Tribune a écrit en 20113 :

Bientôt le 11 novembre 2013. L’occasion de penser, déjà, au centenaire de la guerre de 1914-1918, qui fera l’objet de nombreuses célébrations et manifestations en 2014. Notre contributeur, l’historien Harold James, y ajoute un regard particulier, celui du lien entre la crise financière de 1907 et la Première Guerre mondiale. Alors que cinq ans après la crise des subprimes aux États-Unis, le monde est à nouveau tenté par le nationalisme face au pouvoir sans limite de la finance, le parallèle est évidemment tentant.

L’ approche du 100e anniversaire du début de la Première Guerre mondiale en 1914 fait réagir les dirigeants politiques et les commentateurs inquiets de la situation politique et économique de la planète. Le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, a même déclaré récemment que la polarisation croissante entre le nord et le sud de l’Europe a fait reculer le continent d’un siècle.

Les leçons de 1914 ne portent pas seulement sur le danger des animosités nationales. La Grande Guerre est un précédent fascinant quant à la manière dont la mondialisation financière peut devenir l’équivalent d’une course aux armements qui menace l’ordre international. En 1907, une crise financière majeure née aux États-Unis a affecté le reste du monde et démontré la fragilité du système financier international. La réponse à la crise actuelle reproduit une dynamique similaire.

Dans Lombard Street, un livre de 1873 devenu un classique, Walter Bagehot, rédacteur en chef de l’hebdomadaire The Economist, décrivait la City de Londres comme « la plus grande combinaison de puissance et de doigté économique que le monde ait jamais vue ».

Selon une idée popularisée en 1910 par l’écrivain et parlementaire travailliste Norman Angell, futur Prix Nobel de la paix, l’interdépendance et la complexité des grandes économies mondiales rendaient la guerre impossible. Mais on pourrait défendre l’idée inverse : étant donné la fragilité de l’économie mondiale, sa manipulation habile peut faciliter la victoire militaire d’une grande puissance économique.

Les suites du crash de 1907 ont poussé la puissance hégémonique de l’époque, la Grande-Bretagne, à réfléchir à la façon de mettre sa puissance financière au service de sa capacité stratégique sur la scène internationale. Telle est la conclusion d’un livre important sorti récemment, Planning Armageddon, de Nicholas Lambert, qui étudie la relation entre l’économie britannique et la Première Guerre mondiale. Il y montre comment, dans le cadre d’un jeu stratégique de grande ampleur, la Grande-Bretagne a combiné sur la scène internationale sa prédominance militaire, notamment sur les mers, avec son leadership financier.

Entre 1905 et 1908, l’amirauté britannique avait esquissé le plan d’une guérilla financière et économique contre la puissance montante en Europe, l’Allemagne. La guérilla économique, si elle avait été menée à fond, aurait coulé le système financier de l’Allemagne et l’aurait empêché de s’engager dans un conflit militaire, quel qu’il soit. Quand les visionnaires de l’amirauté britannique ont été confrontés à un rival sous la forme de l’Allemagne du Kaiser, ils ont compris comment le pouvoir pouvait prospérer sur la fragilité financière.

La Grande-Bretagne d’avant 1914 avait anticipé le partenariat public-privé qui lie aujourd’hui les géants de la technologie comme Google, Apple ou Verizon aux services de renseignement américains. Les banques londoniennes garantissaient alors la plus grande partie du commerce mondial. Ces réseaux financiers fournissaient les informations qui ont permis au gouvernement britannique de découvrir les vulnérabilités stratégiques cachées de l’alliance à laquelle il faisait face.

Pour les rivaux de la Grande-Bretagne, la panique financière de 1907 montrait la nécessité de mobiliser les puissances financières elles-mêmes. Les États-Unis, de leur côté, reconnaissaient qu’il leur fallait une banque centrale analogue à la Banque d’Angleterre. Les financiers américains étaient persuadés que New York devait développer son propre système d’échanges commerciaux pour traiter les lettres de change de la même manière que le marché de Londres, et assurer leur monétisation (ou acceptation).

Un personnage central a joué un rôle essentiel pour parvenir au développement d’un marché américain des acceptations bancaires. Il s’agit d’un immigré, Paul Warburg, frère cadet de Max Warburg, un banquier renommé de Hambourg qui était le conseiller personnel du Kaiser Guillaume II d’Allemagne.

Les frères Warburg, Max et Paul, constituaient un tandem transatlantique qui poussait énergiquement à la création d’institutions germano-américaines comme alternative au monopole industriel et financier de la Grande-Bretagne. Ils étaient convaincus que l’Allemagne et les États-Unis étaient des puissances montantes, tandis que la Grande-Bretagne était sur le déclin.
Et maintenant, la crise ou la guerre ?

On voit réapparaître aujourd’hui certaines caractéristiques de la situation financière d’avant 1914. Après la crise financière de 2008, les institutions financières semblaient être à la fois des armes de destruction massive sur le plan économique et les instruments potentiels de la mise en oeuvre de la puissance nationale.

Dans la gestion de la crise de 2008, la dépendance des banques étrangères à l’égard du dollar était une faiblesse majeure qui a nécessité d’importantes « swap lines » de la Réserve fédérale. Y remédier nécessite la renationalisation des banques et la séparation des activités des grandes institutions financières.

Pour les banquiers européens et pour quelques gouvernements, le réexamen par les États-Unis du fonctionnement des filiales des banques étrangères chez eux souligne cet impératif. Ils considèrent qu’il s’agit d’un nouveau type de protectionnisme et menacent d’exercer des représailles.

La géopolitique intervient également ailleurs dans les pratiques bancaires. Les banques russes essayent d’acquérir des actifs en Europe centrale et en Europe de l’Est. Les banques européennes jouent un rôle bien moins important dans le financement du commerce international asiatique. Les banques chinoises sont poussées à étendre leur activité au commerce international. De nombreux pays envisagent de recourir au protectionnisme financier pour accroître leur influence politique.

Dans cette logique, l’étape suivante consiste à envisager la manière de mettre la puissance financière au service de l’intérêt national en cas de conflit diplomatique. On recourt entre autres à des sanctions (pas très efficaces) pour faire pression sur des États voyous, comme l’Iran ou la Corée du Nord. Mais la pression financière peut être beaucoup plus forte si elle s’applique à des pays très impliqués dans l’économie mondiale.

En 1907, après une crise financière marquante qui a failli entraîner un effondrement complet du système, plusieurs pays ont commencé à penser la finance avant tout comme un instrument du pouvoir brut qui peut et doit être mis au service de l’intérêt national. Ce genre d’idée a conduit à la guerre de 1914. Un siècle plus tard, en 2007-2008, le monde a subi un choc financier encore plus important qui a enflammé les passions nationalistes. Les stratégies destructrices ne sont peut-être pas loin derrière.

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