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Les rapports de Lénine et de Trotsky à l’époque de la NEP
samedi 8 juillet 2023, par
Les rapports de Lénine et de Trotsky à l’époque de la NEP
« Je me rapproche de la dernière période de mon travail fait en commun avec Lénine. Période qui a aussi son importance parce qu’on y trouve déjà certains éléments de la victoire que devaient remporter les épigones après Lénine.
Quand Lénine fut mort, on créa une sorte d’organisation complexe et à multiples ramifications historico-littéraires, pour créer une légende sur nos rapports mutuels. Le principal procédé employé est de choisir dans tout le passé les moments où nous n’étions pas d’accord et, en s’appuyant sur certaines expressions de polémique ou bien, plus souvent encore, sur de véritables inventions, de tracer le tableau d’une lutte incessante entre les deux « principes ». L’histoire de l’Eglise telle qu’elle est écrite par les apologistes du Moyen Age est un modèle de science quand on la compare avec les fantaisies historiques de l’école des épigones. La tâche de ces derniers a été facilitée dans une certaine mesure parce que, lorsque j’étais en désaccord avec Lénine, je le déclarais hautement et, lorsque je le jugeais indispensable, je faisais appel au parti. En ce qui concerne les épigones d’aujourd’hui, dans les cas, beaucoup plus fréquents, où ils ne s’entendaient pas avec Lénine, ils gardaient d’ordinaire le silence ou bien, comme Staline par exemple, boudaient et allaient se cacher quelques jours dans quelque village aux environs de Moscou. Dans l’immense majorité des cas, les décisions auxquelles nous arrivions, chacun de notre côté, Lénine et moi, coïncidaient dans tout l’essentiel. Nous nous comprenions à demi-mot. Lorsqu’il me semblait qu’une décision du bureau politique ou du conseil des commissaires du peuple pouvait être rédigée inexactement, j’envoyais à Lénine un billet sur un petit bout de papier. Il me répondait « Absolument juste. Faites une proposition. » Parfois, lui aussi me questionnait de la même façon, voulant savoir si j’étais d’accord avec sa proposition et me demandant de le soutenir. Il arrivait constamment qu’il cherchât à s’entendre avec moi par téléphone sur la direction à donner aux affaires, et, quand la question était importante, il répétait avec insistance :
— Il faut absolument, absolument que vous veniez.
Lorsque nous nous prononcions tous les deux ensemble —et il en était ainsi sur l’immense majorité des questions de principe— ceux qui étaient mécontents de la décision adoptée, et dans ce nombre les épigones actuels, se taisaient tout simplement. Combien de fois n’est-il pas arrivé que Staline, Zinoviev ou bien Kaménev aient été en conflit avec moi sur une question de toute première importance, mais qu’ils se soient tus immédiatement dès qu’il était clair que Lénine était entièrement d’accord avec moi. On peut considérer comme on voudra cette disposition des « disciples » à renier leur opinion pour adopter celle de Lénine. Par là, rien ne garantissait qu’ils fussent capables d’arriver d’eux-mêmes aux décisions de Lénine... sans Lénine... Les dissentiments que j’ai pu avoir avec Lénine occupent dans ce livre une place qu’ils n’ont jamais eue dans la vie réelle. Cela s’explique de deux façons. Nos désaccords ne furent que des cas exceptionnels, et c’est précisément pour cela qu’ils ont attiré l’attention. Ensuite, après la mort de Lénine, de tels dissentiments, poussés par les épigones jusqu’à des dimensions astronomiques, ont pris le caractère d’un facteur politique indépendant qui n’avait plus rien de commun ni avec Lénine ni avec moi.
Dans un chapitre précédent, j’ai exposé, avec le plus grand détail, le fond et le développement de mes démêlés avec Lénine au sujet de la paix de Brest. Maintenant, il faut insister sur un autre dissentiment qui nous a opposés l’un à l’autre pendant deux mois, lors de la brisure de 1920 à 1921, à la veille de l’adoption de la nouvelle politique économique.
Il est hors de doute que ce que l’on a appelé la discussion sur les syndicats a assombri pendant quelque temps nos rapports. Nous étions tous deux trop révolutionnaires et trop hommes politiques pour savoir ou vouloir distinguer l’individuel du général. Pendant cette discussion, Staline et Zinoviev obtinrent, pour ainsi dire, la possibilité légale de transférer la lutte menée contre moi du milieu des coulisses à celui de la scène. Ils firent tout ce qu’ils purent pour tirer parti de la situation. Ce fut pour eux une répétition de la campagne qu’ils allaient mener contre le « trotskysme ». Mais c’était justement ce côté-là qui inquiétait le plus Lénine et il prit toutes mesures pour le paralyser.
Le fond politique de la discussion est tellement couvert d’ordures que je n’envie pas l’historien qui plus tard voudra creuser jusqu’à la racine des choses. Avec l’esprit de l’escalier, après la mort de Lénine, les épigones ont découvert qu’alors je « sous-estimais la classe paysanne » et, même que j’aurais été presque hostile à la nouvelle politique économique. C’est, au fond, sur ces deux points que porta toute la lutte ultérieure. Dans la réalité, les motifs de la discussion devaient être recherchés d’un tout autre côté. Pour les découvrir, il faut remonter un peu plus haut.
Pendant l’automne de 1919, lorsque le nombre des locomotives en mauvais état s’éleva jusqu’à soixante pour cent du total, on pensa qu’il était absolument sûr qu’au printemps suivant la proportion serait de soixante-qinze pour cent. C’est ce qu’affirmaient les meilleurs spécialistes. Dans ces conditions, le mouvement ferroviaire n’avait plus aucun sens : en effet, s’il ne restait plus que vingt-cinq pour cent du contingent des locomotives, et en assez mauvais état, on ne pouvait plus desservir que les voies ferrées qui subsistaient au moyen d’un combustible encombrant, le bois de chauffage. L’ingénieur Lomonossov qui, en fait, dirigea pendant ces mois le transport, présenta et expliqua au gouvernement le diagramme de l’épidémie qui atteignit les locomotives. Marquant avec l’exactitude du mathématicien un certain point de l’année 1920, il déclara :
— Ici, c’est la mort.
— Que faut-il donc faire ? demanda Lénine.
— On ne fait pas de miracles, répondit Lomonossov. Les bolcheviks non plus ne peuvent faire des miracles.
Nous nous regardâmes entre nous. Nous nous sentions d’autant plus écrasés que pas un d’entre nous ne connaissait la technique du transport et n’était au courant de calculs si pessimistes.
— Eh bien, dit Lénine sèchement, entre les dents, nous essaierons de faire un miracle.
Cependant, au cours des mois qui suivirent, la situation continuait d’empirer. Les causes objectives étaient pour cela très suffisantes. Mais il est fort probable que certains ingénieurs arrangèrent artificiellement, pour les besoins de leur diagramme à eux, la situation vraie des transports.
Je passai les mois d’hiver de 1919-1920 dans l’Oural où je dirigeai le travail économique. Lénine me proposa, par télégramme, de prendre la direction des transports et d’essayer de les relever au moyen de mesures d’exception. Je lui répondis, en cours de route, que j ’acceptais.
De l’Oural, je revins avec une provision considérable d’observations économiques qui, toutes, pouvaient se résumer dans une seule conclusion générale : il fallait renoncer au communisme de guerre. Par la pratique, j’avais vu clairement que les méthodes du communisme de guerre, qui nous avaient été imposées par toutes les circonstances de la guerre civile, s’étaient épuisées d’elles-mêmes et que, pour le relèvement de l’économie, il était indispensable de réintroduire, à tout prix, l’élément de l’intérêt individuel, c’est-à-dire de rétablir à tel ou tel degré le marché intérieur. Je présentai au comité central un projet d’après lequel on devait substituer à la répartition forcée du ravitaillement, un impôt sur les céréales et la faculté des échanges commerciaux... « La politique actuelle de réquisition égalisatrice d’après les normes d’approvisionnement, de responsabilité mutuelle à la livraison et de répartition égalisatrice des produits de l’industrie mène à une réduction de l’agriculture, à une pulvérisation du prolétariat industriel et menace de briser définitivement la vie économique du pays. »
C’est ainsi que je parlais dans la déclaration que je donnai, en février 1920 au comité central.
Et je continuais ainsi :
« Les ressources de l’approvisionnement peuvent bientôt s’épuiser ; c’est une menace contre laquelle ne peut agir aucun appareil de réquisition, même perfectionné. On peut combattre de telles tendances de dégradation économique par les méthodes suivantes :
« 1° En remplaçant le prélèvement fait sur les excédents par une certaine défalcation (%) —quelque chose comme un impôt progressif sur le revenu prélevé en nature— et en calculant ainsi que la culture la plus étendue ou la mieux menée présentent quand même un avantage ;
« 2° En établissant une plus exacte correspondance entre les produits industriels fournis aux paysans et la quantité de céréales versées par eux, non seulement par cantons et bourgs, mais même par ménages. »
Ces propositions étaient, comme on le voit, extrêmement circonspectes. Mais il ne faut pas oublier que l’on n’est pas allé plus loin, dans les principes de la nouvelle politique économique, qui furent adoptés pour les premiers temps, un an plus tard.
Au début de 1920, Lénine se prononça résolument contre cette résolution, laquelle fut rejetée, au comité central, par onze voix contre quatre. Comme l’a montré la suite, la décision du comité central était erronée. Je ne portai pas la question devant le congrès qui, d’un bout à l’autre, se passa sous la marque du communisme de guerre. L’économie, pendant une année tout entière encore, se débattit dans une impasse. Mes dissentiments avec Lénine sortirent de cette impasse. Du moment que l’on rejetait des rapports basés sur les conditions du marché, j’exigeais une application juste et systématique des méthodes « de guerre », pour arriver à des succès réels dans l’économie. Dans le système du communisme de guerre, où toutes les ressources, du moins en principe, étaient nationalisées et distribuées d’après les indications de l’Etat, je n’apercevais pas de place pour un rôle indépendant des syndicats. Si l’industrie s’appuie sur l’assurance donnée par l’Etat aux ouvriers qu’ils obtiendront les produits indispensables, les syndicats doivent être inclus dans le système étatiste qui préside à l’industrie et à la répartition des produits. Là était le fond de la question de l’étatisation des syndicats qui procédait nécessairement du système du communisme de guerre et qui, dans ce sens, était défendue par moi.
D’après les principes qui ont été adoptés par le IXe congrès du parti, sur le communisme de guerre, j’avais construit tout mon travail sur l’organisation des transports. Le syndicat des cheminots était lié de la façon la plus étroite avec l’appareil administratif dirigeant. Les méthodes de pure discipline militaire avaient été étendues à tout l’appareil du transport. Je fis un rapprochement étroit entre l’administration de la guerre qui était la plus forte et la plus disciplinée de ce temps-là avec l’administration du transport. Cela présentait de sérieux avantages d’autant plus que les expéditions militaires, depuis que la guerre de Pologne était déclarée, avaient de nouveau pris la première place dans les travaux ferroviaires. Chaque jour, j’allais, des services de la guerre qui détruisaient par leur travail les voies ferrées, au commissariat des communications, où j’essayais non seulement de sauver les voies d’une destruction définitive, mais même de les relever.
Un an de travail dans les transports —ce fut pour moi personnellement une grande année d’école. Toutes les questions de principe de l’organisation socialiste de l’économie reçurent, dans le domaine du transport, l’expression la plus concentrée. Une énorme quantité de locomotives et de wagons, de toute espèce, encombraient les voies et les ateliers. La normalisation du transport qui, jusqu’à la révolution, avait à moitié appartenu à l’Etat, à moitié à des particuliers, devint l’objet de grands travaux préparatoires. Les locomotives furent classées par séries, les réparations se firent d’après un plan plus net, les ateliers reçurent des ordres précis où il était tenu compte de l’outillage. On calcula que les transports pourraient être ramenés au niveau d’avant-guerre en quatre ans et demi. Les mesures prises donnèrent des résultats indiscutables. Au printemps et pendant l’été de 1920, le transport commença à se délivrer de sa paralysie. Lénine ne manquait jamais l’occasion de noter que les chemins de fer étaient en plein réveil. Si la guerre, commencée par Pilsudski qui comptait d’abord sur la destruction de nos moyens de transport, n’a pas apporté à la Pologne les résultats attendus, c’est précisément parce que la courbe du mouvement des chemins de fer, soudain, s’est fortement relevée. De tels résultats ont été obtenus par des mesures administratives extrêmes qui s’imposaient forcément par suite de la pénible situation des transports et par suite du système même du communisme de guerre.
Cependant la masse ouvrière, qui avait fait trois ans de guerre civile, consentait de moins en moins à subir les méthodes du commandement militaire. Lénine sentit l’arrivée d’un moment critique avec son instinct politique qui ne se trompait jamais. Au moment où, partant de considérations purement économiques sur les bases du communisme de guerre, j’essayais d’obtenir des syndicats une tension persévérante des forces, Lénine, guidé par des considérations politiques, allait dans le sens d’un affaiblissement de la pression exercée par notre front militaire.
A la veille du Xe congrès, nos lignes de conduite se coupèrent en sens opposés. Une discussion éclata dans le parti. La discussion ne portait pas du tout sur le sujet. Le parti se demandait à quel rythme devait marcher l’étatisation des syndicats, alors qu’il s’agissait du pain quotidien, du combustible, des matières premières pour l’industrie. Le parti discuta fiévreusement de « l’école du communisme » alors qu’en réalité il s’agissait d’une catastrophe économique qui approchait de tout près. Les soulèvements à Cronstadt et dans le gouvernement de Tambov intervinrent dans la discussion comme un dernier avertissement. Lénine formula les premières thèses, très circonspectes, concernant l’adoption d’une nouvelle politique économique. Je me joignis immédiatement à lui. Pour moi ce n était que la répétition des invites faites par moi-même un an auparavant. La discussion sur les syndicats perdit aussitôt toute signification. Au congrès, Lénine, dans ce débat, n’a pris aucune part, laissant à Zinoviev la faculté de s’amuser avec la douille d’une cartouche qui avait été tirée.
Aux débats, au congrès, je prévins que la résolution adoptée par la majorité dans les syndicats ne subsisterait pas jusqu’au prochain congrès, car la nouvelle orientation économique exigerait une révision complète de la stratégie professionnelle. Et, en effet, quelques mois après, Lénine avait élaboré des principes tout à fait nouveaux sur le rôle et les tâches des syndicats, d’après les bases de la nouvelle politique économique. J’adhérai entièrement à sa résolution. La solidarité entre nous était refaite. Lénine craignait, cependant, qu’en résultat du débat qui avait duré deux mois, des groupes résistants ne se formassent dans le parti, qui empoisonneraient les rapports et gêneraient le travail. Mais, dès le temps du congrès, j’avais cessé de conférer de toutes façons avec ceux qui pensaient comme moi sur la question syndicale. Quelques semaines après le congrès, Lénine put constater que, non moins que lui, je me souciais de liquider les petits groupes temporaires sous lesquels il ne restait aucune base de principe. Lénine en eut aussitôt le coeur plus léger. Il profita d’une remarque assez insolente, à mon adresse, de Molotov qui venait d’être élu au comité central pour l’accuser de zèle irraisonnable et pour ajouter :
« La loyauté du camarade Trotsky dans les rapports à l’intérieur du parti est absolument irréprochable. »
Il répéta cette phrase avec insistance. Il était clair qu’il repoussait ainsi non seulement Molotov, mais encore quelques autres. C’est un fait que Staline et Zinoviev tentèrent de faire durer artificiellement les circonstances dans lesquelles pouvait se produire la discussion.
Staline, justement au Xe congrès, fut présenté, sur l’initiative de Zinoviev et contre la volonté de Lénine, comme candidat au poste de secrétaire général du parti. Le congrès croyait bien qu’il s’agissait d’une candidature posée par l’ensemble du comité central. Personne, d’ailleurs, n’accordait trop d’importance à cette élection. Les fonctions de secrétaire général, qui furent créées pour la première fois au Xe congrès, ne pouvaient avoir, du temps de Lénine, qu’un caractère technique ; non pas un caractère politique. Et, néanmoins, Lénine éprouvait des craintes au sujet de Staline :
— Le dit cuisinier, affirmait-il, ne préparera que des plats épicés.
C’est précisément pour cela qu’à une des premières séances du comité central qui suivirent le congrès, Lénine souligna avec tant d’insistance « la loyauté de Trotsky » : il contrebattait les impatiences des intrigants.
La parole de Lénine n’était pas une simple observation jetée en passant. Pendant la guerre civile, Lénine montra un jour, non par des mots mais par des faits, quelle confiance il avait en moi : confiance morale poussée à un tel degré que l’on ne saurait en demander plus ni en donner davantage. Ce fut encore à l’occasion de cette opposition militaire que dirigeait, dans la coulisse, Staline. Pendant la guerre, j’ai eu, concentré entre mes mains, un pouvoir que, pratiquement, l’on pouvait dire illimité. Dans mon train siégeait un tribunal révolutionnaire ; les fronts m’étaient subordonnés ; l’arrière était subordonné aux fronts ; et, en certaines périodes, presque tout le territoire de la république qui n’avait pas été saisi par les Blancs n’était en réalité qu’un arrière-front, avec des régions fortifiées. Ceux qui tombaient sous la roue du char de la guerre avaient des parents et des amis qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour alléger le sort de leurs proches. Par différentes voies, les requêtes, les plaintes, les protestations affluaient à Moscou, surtout au bureau du comité exécutif central. Les premiers faits de cet ordre eurent lieu à l’occasion de ce qui se passa à Sviiajsk. J’ai raconté plus haut comment je traduisis devant le tribunal le commandant du IVe régiment letton, parce qu’il avait menacé de lâcher les positions avec son régiment. Le tribunal condamna le coupable à cinq années d’emprisonnement. Mais, déjà, au bout de quelques mois, arrivèrent des demandes d’élargissement en sa faveur. On fit une pression particulière sur Sverdlov. Il porta la question au bureau politique. J’exposai brièvement quelle avait été la situation au moment où le commandant de régiment m’avait menacé de « conséquences dangereuses pour la révolution ». Tandis que j’exposais les faits, le visage de Lénine s’assombrissait de plus en plus. A peine avais-je terminé qu’il s’exclamait, d’une voix étouffée, avec cet enrouement qui caractérisait chez lui la plus extrême émotion :
— Que cet homme reste en prison, qu’il y reste !...
Sverdlov jeta un coup d’oeil sur Lénine, un autre sur moi, et dit :
— Je suis du même avis.
Il y eut un autre incident d’une signification bien plus considérable lorsque l’on fusilla un commandant et un commissaire qui avaient abandonné les positions, emmenant leur régiment, s’étaient emparé, les armes à la main, d’un vapeur et se disposaient à partir ainsi pour Nijni-Novgorod. Ce régiment avait été formé à Smolensk où la direction des affaires appartenait à des adversaires de ma politique de guerre qui en devinrent ensuite les plus chauds partisans. Mais, à ce moment-là, ils firent du bruit. Une commission du comité central, désignée sur ma demande, reconnut à l’unanimité que les actes des autorités militaires avaient été absolument justes, c’est-à-dire qu’ils avaient été nécessités par toute la situation. Cependant, les racontars équivoques ne cessaient pas. Il me sembla à plusieurs reprises que l’origine en était toute voisine, tout à côté du bureau politique. Mais je n’avais pas le temps d’enquêter et de débrouiller les intrigues. Une fois seulement, dans une séance du bureau politique, je fis observer que si des mesures draconiennes n’avaient pas été prises sous Sviiajsk, nous ne serions pas là à siéger.
— Absolument juste, s’écria Lénine, et, immédiatement, vite vite comme toujours, il se mit à écrire à l’encre rouge, au bas d’une feuille à en-tête du conseil des commissaires du peuple. La séance fut interrompue, étant donné que c’était Lénine le président. Deux minutes après, il me passait le papier qui était ainsi libellé :
R.S.F.S.R.
LE PRESIDENT DU CONSEIL DES COMMISSAIRES DU PEUPLE.
Moscou, Kremlin
...juillet 1919.
Camarades,
Connaissant le caractère rigoureux des prescriptions du camarade Trotsky, je suis tellement persuadé au degré absolu, de la justesse, de la nécessité rationnelle, pour la cause, de l’ordre donné par le camarade Trotsky que je soutiens intégralement cette décision.
V. OULIANOV LENINE.
— Je vous donnerai, me dit Lénine, autant de blancs-seings comme cela que vous en voudrez.
Dans les très dures circonstances de la guerre civile, alors qu’il fallait prendre en hâte des résolutions sans retour, parmi lesquelles il pouvait y en avoir d’erronées, Lénine apposait d’avance sa signature sous toute décision que je trouverais nécessaire de prendre plus tard. Cependant, de telles résolutions dépendait la vie ou la mort de bien des hommes. La confiance de quelqu’un à l’égard d’autrui peut-elle être plus grande ?
L’idée même de me délivrer un document si extraordinaire ne put naître en Lénine que parce qu’il connaissait mieux que moi ou soupçonnait les sources de l’intrigue et estimait indispensable de s’y opposer avec la plus grande fermeté. Mais il ne pouvait se décider à cette démarche qu’en étant persuadé, jusqu’au fond de l’âme, de l’impossibilité d’une action déloyale ou d’un abus de pouvoir de mon côté. Il avait exprimé cette assurance en peu de lignes avec le maximum d’énergie.
C’est en vain que les épigones. rechercheraient dans leurs papiers un document du même genre. Staline ne pourrait guère tomber dans ses archives que sur le Testament de Lénine que l’on cache au parti et où il est dit de Staline lui-même que c’est un homme déloyal, capable d’abuser du pouvoir.
Il suffit de comparer les deux textes : celui par lequel Lénine me délivre une procuration morale illimitée et, d’autre part, l’attestation déshonorante pour Staline du Testament ; on connaîtra ainsi, dans toute leur étendue, les rapports de Lénine avec moi et avec Staline.