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Pensées sur le cours de la révolution prolétarienne

mardi 6 juillet 2010, par Robert Paris

LA REVOLUTION RUSSE DE 1917

Pensées sur le cours de la révolution prolétarienne

LEON TROTSKY

1er mai 1919

I

Jadis l’église avait un dicton : « la lumière brille de l’Est » (« Ex Oriente Lux »). A notre époque, en vérité, la révolution a commencé à l’Est. De la Russie elle est passée en Hongrie, de la Hongrie à la Bavière et, sans doute, progressera-t-elle vers l’ouest à travers l’Europe. Cette marche des événements survient contrairement aux préjugés, prétendument marxistes et assez répandus parmi de larges cercles d’intellectuels et pas seulement ceux de Russie.

La révolution que nous traversons actuellement est prolétarienne, et c’est dans les vieux pays capitalistes que le prolétariat est le plus fort, plus nombreux, mieux organisé, avec une plus grande conscience de classe. Il est apparemment dans la nature des choses de s’attendre à ce que la révolution en Europe doive approximativement suivre la même voie que celles du développement capitaliste : La Grande-Bretagne — le premier-né des pays capitalistes, sera suivi de la France, qui sera suivi par l’Allemagne, l’Autriche et, finalement, tout en bas de liste la Russie.

On peut affirmer que dans cette conception erronée se trouve tout le péché originel du menchevisme, l’assise théorique de sa complète faillite à venir. Conformément à ce « Marxisme », réglé aux horizons petits-bourgeois, tous les pays d’Europe, dans une inexorable succession, doivent traverser deux stades : le stade féodal du servage et le stade bourgeois démocratique, pour atteindre le socialisme. Selon Dan et Potressov l’Allemagne en 1910 procédait seulement à l’accomplissement de sa révolution bourgeoise démocratique, pour qu’ensuite, sur cette fondation, se prépare la révolution socialiste. Ce qu’au juste ces messieurs signifient par « révolution socialiste » ils seraient bien en peine de l’expliquer. D’ailleurs, ils n’ont même pas ressenti le besoin d’une telle explication, vu que la révolution socialiste a été reléguée par eux à l’autre-monde. Il n’y a rien de surprenant qu’ils l’aient confondue... avec une pièce d’insolence bolchevique, quand ils firent sa rencontre sur le chemin de l’histoire. Du point de vue de ce gradualisme plat, rien ne semblait plus monstrueux que l’idée de la révolution russe, parvenue à la victoire, puisse porter le prolétariat au pouvoir ; que le prolétariat victorieux, même s’il l’a tant désiré, serait incapable de maintenir la révolution dans le cadre de la démocratie bourgeoise. En dépit du fait que ce pronostic historique ait presque été atteint une décade et demie avant la révolution d’octobre 1917, les mencheviks sincèrement, d’après leur ligne, considéraient que la conquête du pouvoir politique par le prolétariat n’était qu’un accident et « une aventure ». Tout autant sincèrement ils considéraient le régime soviétique comme un produit du retard et de la barbarie des conditions russes. Le mécanisme de la démocratie bourgeoise était considéré par ces idéologues petit-bourgeois à demi instruits épris d’eux-mêmes comme étant l’expression supérieure de civilisation humaine : ils opposaient l’Assemblée Constituante aux Soviets à peu près de la même manière qu’une automobile peut être opposée à un chariot de paysan.

Pourtant, le cours des événements ultérieurs a continué à aller en dépit du « bon sens » et des préjugés indispensables en société de la classe moyenne ignorante. Pour commencer, en dépit de l’existence de l’Assemblée Constituante de Weimar [1] avec toutes ses gages démocratiques implicites, est apparu en Allemagne un parti qui se renforce de plus et plus et qui a immédiatement aspiré les éléments les plus héroïques que compte le prolétariat — un parti dont la devise inscrite sur sa bannière est : « Tout le pouvoir aux Soviets ». Nul ne prend note des travaux créateurs de l’Assemblée Constituante Scheidemanniste, personne au monde n’y porte le moindre intérêt. Toute l’attention non seulement du peuple allemand mais de toute l’humanité est concentrée sur la lutte gigantesque entre la clique dirigeante de l’Assemblée Constituante et le prolétariat révolutionnaire, une lutte qui s’est immédiatement avérée être à l’extérieur du cadre de la « Démocratie Constituante » légale.

En Hongrie [2] et en Bavière [3] ce processus va déjà bien au-delà : en remplacement de la démocratie formelle, cette empreinte d’hier devenue un frein contre la révolution de demain, est apparue une véritable démocratie sous la forme de la domination du prolétariat victorieux.

Mais pendant que la marche des événements ne procède aucunement en conformité avec l’itinéraire des disciplinés gradualistes, qui simulèrent longtemps, non seulement en public mais aussi en privé, être des marxistes, cette marche même des développements révolutionnaires exige une explication. Le fait est que la révolution ait commencé et amené à la victoire du prolétariat dans le plus arriéré des pays d’Europe — la Russie.

La Hongrie est sans doute la moitié la plus arriérée composant l’ancienne monarchie Austro-hongroise, qui dans l’ensemble, du point de vue du développement capitaliste et politico-culturel, se trouve être l’intermédiaire entre la Russie et l’Allemagne. La Bavière où, à la suite de la Hongrie, le pouvoir soviétique s’est établi, représente en ce qui concerne le développement capitaliste non pas une portion avancée, mais, au contraire, arriérée de l’Allemagne. Ainsi la révolution prolétarienne après avoir débuté dans le pays le plus arriéré d’Europe, continue sa progression, de marche en marche, vers les pays les plus hautement développés économiquement.

Quelle explication donner à cette « incongruité » ?

Le pays capitaliste plus vieux d’Europe et du monde est la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne, particulièrement, au cours de la dernière moitié du siècle, a été du point de vue de la révolution prolétarienne le pays le plus conservateur. Les social-réformistes cohérents, c’est-à-dire, ceux qui essaient de joindre les deux extrêmes, ont tiré de là toutes les conclusions dont ils avaient besoin, affirmant que précisément la Grande-Bretagne était celle qui avait indiqué aux autres pays les chemins possibles du développement politique et que dans l’avenir tout le prolétariat européen renoncerait au programme de la révolution sociale. Pour les Marxistes, cependant, « l’incongruité » entre le développement capitaliste britannique et son mouvement socialiste, comme conditionné par une combinaison provisoire des forces historiques, n’a rien de décourageant. Ce fut la Grande-Bretagne qui de façon précoce prit la voie du développement capitaliste et du pillage du monde qui aménagea une position privilégiée non seulement pour sa bourgeoisie, mais aussi pour une partie de son prolétariat. Sa situation insulaire à directement épargné à la Grande-Bretagne du lourd fardeau qu’est l’entretien d’un militarisme dans le pays. Sa puissante flotte militaire, tout en exigeant des dépenses énormes, s’est néanmoins appuyée numériquement sur de petites unités de mercenaires et n’a jamais exigée le passage vers un service militaire obligatoire. La bourgeoisie britannique a habilement utilisé ces conditions afin de séparer la couche supérieure des travailleurs des couches inférieures, créant une aristocratie ouvrière « qualifiée » et y installant un état d’esprit de caste trade-unioniste. Souple malgré tout son conservatisme, la machinerie parlementaire de la Grande-Bretagne, à l’incessante rivalité entre les deux partis historiques — les Libéraux et les Tories — rivalité qui de temps en temps adopte une forme assez tendue tout en restant creuse dans son contenu, recréant à chaque fois que le besoin s’en fait ressentir, une artificielle soupape de sécurité politique pour le mécontentement des masses laborieuses. Tout cela complété par la dextérité diabolique de la clique bourgeoise dirigeante, qui dans le travail de paralysie spirituelle et de corruption des leaders du prolétariat, œuvre de temps à autre avec beaucoup de délicatesse. Ainsi grâce à son développement capitaliste précoce la bourgeoisie de Grande-Bretagne dispose de ressources qui la rendent capable de contrecarrer systématiquement la révolution prolétarienne. Dans le prolétariat lui-même, ou plus exactement, dans sa couche supérieure, les mêmes conditions ont donné naissance aux tendances conservatrices les plus extrêmes qui se sont manifestées au cours des décennies précédant la guerre mondiale... Si le marxisme nous enseigne que les relations de classes naissent dans le processus de production et que ces relations correspondent à un certain degré des forces productives ; si le marxisme nous enseigne plus loin que toutes les formes d’idéologie, et tout d’abord la politique correspondent aux relations de classe, cela ne signifie pas du tout qu’entre la politique, les regroupements de classe et le la production existent de simples relations mécaniques, calculables par les quatre règles de l’arithmétique. Au contraire, les relations réciproques sont extrêmement complexes. Il est possible d’interpréter dialectiquement le cours du développement d’un pays, y compris son développement révolutionnaire, uniquement à partir de l’action et de l’interaction de tous les facteurs matériels et super-structurels, nationaux et mondiaux, et non au travers de superficielles juxtapositions, ni à partir d’analogies formelles.

L’Angleterre a accompli sa révolution bourgeoise au XVIIe siècle ; la France — à la fin du XVIIIe siècle. La France fut pendant une longue période la plus avancée, le pays le plus « cultivé » du continent européen. Les social-patriotes français encore au début de cette guerre croyaient sincèrement que le tout destin de l’humanité tournait autour de Paris. Mais à nouveau, justement à cause de sa civilisation bourgeoise précoce, la France a développé dans son capitalisme de puissantes tendances conservatrices. La lente croissance organique du capitalisme n’a pas mécaniquement détruit les artisans français, mais les traîne derrière lui, les relègue simplement à différentes positions, leur assignant un rôle de plus en plus subalterne. La révolution, en vendant aux enchères les propriétés féodales à la paysannerie, a créé un village français, extrêmement viable, tenace, obstiné et petit-bourgeois. La Grande Révolution française du XVIIIe siècle, bourgeoise tant dans ses objectifs les plus extrêmes que dans ses résultats, était en même temps profondément nationale — dans le sens où elle rallia autour d’elle la majorité de la nation et, en premier lieu, toutes ses classes créatrices. Depuis cent vingt cinq ans cette révolution a lié à de souvenirs communs et des traditions une partie considérable de la classe ouvrière française aux éléments de gauche de la démocratie bourgeoise. Jaurès était le plus grand et le dernier représentant de cet attachement idéologique conservateur. Dans ces conditions l’atmosphère politique de la France ne pouvait manquer de contaminer de larges couches du prolétariat français, en particulier les petits artisans avec les illusions petites-bourgeoises. A l’opposé, ce fut précisément le riche passé révolutionnaire qui a donné au prolétariat français une inclination à régler les comptes avec la bourgeoisie sur les barricades. Le caractère de la lutte de classe, tout en étant théoriquement obscur, mais extrêmement tendu en pratique, a constamment maintenu en garde la bourgeoisie française et l’a tôt contrainte à l’exportation du capital financier. En séduisant d’une part les masses populaires, incluant les ouvriers, par un affichage dramatique de tendances antidynastiques, anticléricales, républicaines, radicales et autres, la bourgeoisie française, d’autre part, a tiré parti des avantages dû à son origine précoce et à sa position d’usurier mondial afin de confirmer la croissance de formes nouvelles et innovantes de l’industrialisme dans la France elle-même. Seule une analyse des conditions économiques et politiques de l’évolution française et en outre non seulement à l’échelle nationale mais internationale, peut fournir une explication de la raison pour laquelle le prolétariat français, après l’éruption héroïque de la Commune de Paris, se scissionna en groupes et en sectes, anarchistes sur une aile, possibilistes [4] sur l’autre, s’avérant incapable d’engager une franche action révolutionnaire de classe, ou de lutter directement pour le pouvoir d’Etat.

Pour l’Allemagne la période de la vigoureuse fleuraison capitaliste a débuté après les guerres victorieuses de 1864-1866-1871 [5]. Le sol de l’unité nationale, irrigué par la pluie d’or des milliards français, est devenu le lit d’un règne brillant de spéculation sans fin, mais aussi celui d’un développement technique sans précédent. Par contraste avec le prolétariat français, la classe ouvrière de l’Allemagne a grandi dans une proportion extraordinaire et a dépensé la plus grande partie de son énergie à son regroupement, à fusionner, à organiser ses propres rangs. Dans son irrésistible poussée la classe ouvrière d’Allemagne éprouvait l’immense satisfaction de dénombrer constamment des forces en augmentation dans les scrutins des élections parlementaires ou dans les déclarations de trésoreries de syndicat. La compétition victorieuse de l’Allemagne sur le marché mondial créait des conditions également favorables tant à la croissance des syndicats qu’à une amélioration indiscutable de la situation vitale d’une partie de la classe ouvrière. Dans ces circonstances la Sociale-Démocratie allemande devint une vivante — et plus tard de plus en plus moribonde — incarnation d’un fétichisme organisationnel. Profondément enchevêtrée, par ses racines à l’Etat et à l’industrie national allemand, s’étant adaptée à toute la complexité et à l’écheveau des relations politico-sociales allemandes se caractérisant comme une combinaison du capitalisme le plus moderne allié à la barbarie médiévale, la Social-Démocratie allemande ayant sous sa direction les syndicats finalement est devenue la force la plus contre-révolutionnaire du développement politique européen. Le danger d’une telle dégénérescence de la Social-Démocratie allemande qu’avaient jadis indiqué les Marxistes, bien qu’en définitive nous devions reconnaître qu’aucun d’entre-nous n’avait prévu à quel point serait catastrophique le caractère de ce processus. Seulement en jetant le poids mort du vieux parti lui-même que le prolétariat avancé allemand maintenant serait capable d’entrer sur la route de la lutte ouverte pour le pouvoir politique.

Concernant le développement de l’Autriche-Hongrie, il nous est impossible du point de vue qui nous intéresse de mentionner la moindre chose qui également, sous une forme plus explicite, ne s’applique au développement de la Russie. Le développement tardif du capitalisme russe lui à immédiatement assigné un caractère extrêmement concentré. Quand au cours des années quarante du siècle dernier Knopp ** a établi des usines textiles anglaises dans la région centrale de Moscou et quand les Belges, les Français et les Américains ont transplanté dans les steppes vierges d’Ukraine et de Novorussie d’énormes usines métallurgiques construites selon le dernier cri de la technologie européenne et américaine, ils n’ont pas consulté de manuel pour savoir s’ils devaient attendre que l’artisanat russe se développe en manufacture, et que la manufacture à son tour introduise l’usine à grande échelle. Sur ce sol, c’est-à-dire, sur le sol pauvre des manuels économiques appris, autrefois il y eut une célèbre controverse mais pour l’essentiel puérile portant sur le caractère « naturel » ou « artificiel » du capitalisme russe. Si on devait vulgariser Marx et considérer le capitalisme anglais non pas comme le point de départ historique du développement capitaliste, mais plutôt comme un stéréotype impératif, alors le capitalisme russe apparaîtrait comme une formation artificielle, implantée de l’extérieur. Mais si nous analysons le capitalisme dans l’esprit des vrais enseignements de Marx, c’est-à-dire comme un processus économique qui a d’abord élaboré une forme nationale typique, ensuite a dépassé ce cadre national et a élaboré des liens mondiaux ; et qui pour amener les pays arriérés sous sa domination ne voit aucune nécessité à revenir aux instruments et aux usages de ses premiers jours, mais bien au contraire emploie le dernier cri de la technologie de l’exploitation capitaliste et le chantage politique — si nous analysons le capitalisme dans cet esprit, alors le développement de capitalisme russe avec toutes ses particularités semblera complètement « naturel », comme une composante indispensable du processus capitaliste mondial.

Cela ne s’applique pas seulement à la Russie. Les chemins de fer qui ont traversé l’Australie n’étaient pas une excroissance « naturelle » des conditions de vie des aborigènes australiens ou des premières générations de malfaiteurs expédiées à l’époque du début de la révolution française, en Australie par la magnanime métropole anglaise. Le développement capitaliste de l’Australie est naturel seulement du point de vue du processus historique pris à une échelle mondiale. Sur une différente échelle, à l’échelle d’une nation ou d’une province, il est en général impossible d’analyser une seule des principales manifestations sociales de notre époque.

C’est juste parce que la grosse industrie russe a violé l’ordre de la succession « naturelle » du développement économique national, en ayant fait un gigantesque saut économique au-delà des époques transitionnelles, et de cette façon a ainsi préparé non seulement la possibilité, mais l’inévitabilité du saut prolétarien par-dessus l’époque de la démocratie bourgeoise.

L’idéologue de la démocratie, Jaurès [6], représentait la démocratie comme le tribunal suprême de la nation au-dessus des classes en lutte. Pourtant, vu que les classes en lutte — la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat — constituent non seulement les pôles formels dans la nation, mais sont aussi ses éléments principaux et décisifs, ce qui demeure comme le tribunal suprême, ou plus correctement la cour d’arbitrage, ce sont seulement les éléments intermédiaires — la petite bourgeoisie, couronnée avec l’intelligentsia démocratique. En France, avec sa longue histoire séculaire des métiers et sa culture de petit-artisanat urbain, avec ses luttes de communes urbaines et, plus tard, ses combats révolutionnaires de la démocratie bourgeoise et, finalement, avec son conservatisme de type petit-bourgeois, l’idéologie démocratique jusqu’à récemment reposait toujours sur un certain sol historique. Ardent défenseur des intérêts du prolétariat et profondément dévoué au socialisme, Jaurès, tel le tribun d’une nation démocratique, s’est levé contre l’impérialisme. L’impérialisme, cependant, a démontré de façon vraiment convaincante qu’il est plus puissant que « la nation démocratique », la volonté politique avec laquelle il est mesure de falsifier si facilement par l’entremise du mécanisme parlementaire. En juillet de 1914, l’oligarchie impérialiste, dans sa marche vers la guerre, a piétiné le cadavre du parlement ; tandis qu’en mars 1919, par le truchement du « tribunal suprême » de la nation démocratique, il a officiellement disculpé l’assassin de Jaurès, portant de ce fait un coup mortel aux dernières illusions démocratiques de la classe ouvrière française.

En Russie ce genre d’illusions dès le début ne bénéficiaient de la faveur de quiconque. Avec la pesante inertie de son maigre développement notre pays ne disposait pas de temps pour créer une culture de petit-artisanat urbain. La petite-bourgeoise d’une ville de province comme Okourov [7] capable de pogroms qui ont à une occasion tant effrayé Gorki ; mais elle est, à n’en pas douter, incapable de jouer le moindre rôle démocratique indépendant. Car en effet le développement de l’Angleterre s’était déroulé « conformément à Marx, » le développement de la Russie, d’après ce même Marx, devait procéder d’une toute autre manière. Nourri sous la pression du capital financier étranger et appuyé par la technologie étrangère, le capitalisme russe en quelques décades a donné naissance à une classe ouvrière de millions d’hommes, qui s’enfoncent, tel un coin pointu, dans le milieu de la barbarie politique russe. Dénués d’un passé d’importantes traditions derrière eux, les ouvriers russes, par contraste avec le prolétariat européen occidental, ont adopté non seulement des traits de retard culturel et d’ignorance — que les bourgeois citadins à demi-lettrés du pays, n’avaient jamais cessé d’arborer — mais aussi des traits de mobilité, d’initiative et de réceptivité aux conclusions les plus extrêmes provenant de leur situation de classe. Si le retard économique de la Russie a conditionné le développement spasmodique, « catastrophique » du capitalisme, ce dernier a immédiatement acquis le caractère le plus concentré d’Europe, en définitive ce même retard universel du pays dans le développement spasmodique, « catastrophique » du prolétariat russe a offert à ce dernier la possibilité de devenir — bien sûr seulement au cours du segment d’une certaine période historique — le porteur le plus irréconciliable, le plus empli d’abnégation de l’idée de révolution sociale en Europe et dans le monde entier.
II

La production capitaliste dans son évolution « naturelle » développe constamment la reproduction. La technologie continue de progresser, la quantité de biens matériels continue à grandir, la masse de la population est prolétarisée. La production capitaliste développée approfondit des contradictions capitalistes. Le prolétariat grandit numériquement, constitue une proportion toujours plus grande de la population du pays, devient organisé et instruit et forme ainsi une force sans-cesse grandissante. Mais cela ne signifie pas que l’on puisse dire que son ennemi de classe — la bourgeoisie — reste au point mort. Au contraire, la production capitaliste développée présuppose une croissance simultanée de la force économique et politique de la grande bourgeoisie. Elle accumule non seulement une richesse colossale, mais aussi concentre entre ses mains l’appareil administratif de l’Etat, qu’elle subordonne à ses buts. Avec un art sans-cesse plus perfectionné elle œuvre à l’accomplissement de ses buts par une cruauté sans merci, s’alternant avec un opportunisme démocratique. Le capitalisme impérialiste est capable d’utiliser avec plus de savoir-faire les formes démocratiques de telle manière que la dépendance économique des couches petite-bourgeoises de la population au grand capital devienne plus cruelle et insurmontable. De cette dépendance économique la bourgeoisie est capable, au moyen du droit de vote universel, d’en extraire — la dépendance politique.

Une conception mécanique de la révolution sociale réduit le processus historique à une croissance numérique continue et à une constante progression de la force d’organisation du prolétariat jusqu’à ce que comprenant « la majorité écrasante de la population », le prolétariat sans la moindre bataille, ou pratiquement sans lutte, prenne entre ses propres mains l’appareil économique de la bourgeoise et de l’Etat, comme un fruit mûr pour le cueillir. En réalité, pourtant, la croissance du rôle productif du prolétariat égale la croissance de la force de la bourgeoisie. Tandis que le prolétariat de façon organisationnelle fusionnait et politiquement s’instruisait, la bourgeoisie quant à elle est poussée à parfaire son appareil d’Etat et à réveiller sans cesse contre le prolétariat de nouvelles couches de la population, en incluant le soi-disant nouveau troisième état, c’est-à-dire, ces intellectuels professionnels qui jouent le rôle le plus proéminent dans le mécanisme de l’économie capitaliste. Les deux ennemis gagnent en force simultanément.

Selon le mode capitaliste, plus puissant est un pays — toutes autres conditions égales — plus importante est l’inertie des relations de classes « pacifiques » ; d’autant plus puissante doit être l’impulsion nécessaire à sortir les deux classes antagonistes - le prolétariat et la bourgeoisie - de l’état d’équilibre relatif et transformer la lutte de classe en une guerre civile ouverte. Lorsqu’elle s’embrase, la guerre civile — toutes autres conditions étant égales — n’en est que plus acharnée et obstinée, plus élevé est le niveau de développement capitaliste atteint par le pays ; plus forts et plus organisé sont les deux ennemis ; plus grande est la quantité de ressources matérielles et idéologiques à leur disposition.

Les conceptions de la révolution prolétarienne qui autrefois prévalaient dans la Deuxième Internationale n’ont pas dépassé, en réalité, le cadre du capitalisme national autarcique. L’Angleterre, l’Allemagne, la France, la Russie ont été considérées comme des mondes indépendants se déplaçant selon une seule et même orbite vers le socialisme et se trouvant à différents stades de ce parcours. L’heure de la venue du socialisme sonne quand le capitalisme atteint les limites suprêmes de sa maturité et ainsi la bourgeoisie est obligée d’abandonner sa place au prolétariat, en tant que constructeur de socialisme. Cette conception à l’échelon national limitée du développement capitaliste fournit les bases théoriques et psychologiques du social-patriotisme : « les socialistes » de chaque pays jugent qu’il est de leur devoir de défendre l’état national comme la fondation naturelle et autarcique du développement socialiste.

Mais cette conception à sa base est fausse et profondément réactionnaire. En devenant mondial, le développement capitaliste a ainsi rompu ces fils qui dans l’époque passée ont lié le destin de la révolution sociale avec le destin de tel ou tel autre pays capitaliste plus développé. Plus intimement le capitalisme liait ensemble les pays du monde entier en un seul organisme complexe, et d’autant plus inexorablement la révolution sociale, non seulement au sens de son destin commun, mais aussi au sens de son lieu et moment d’apparition, se trouvait dépendante du développement impérialiste, comme facteur mondial, et avant tout de ces conflits militaires que l’impérialisme inévitablement devait provoquer et qui, à leur tour, devaient renverser l’équilibre du système capitaliste jusqu’à sa racine.

La grande guerre impérialiste est cet instrument effroyable par lequel l’histoire a bouleversé le caractère « organique », « évolutif », « pacifique » du développement capitaliste. La croissance du développement capitaliste dans l’ensemble, et en même temps apparaissant devant la conscience nationale de chaque pays capitaliste particulier, comme un facteur externe, l’impérialisme agit comme s’il négligeait la différence des niveaux de développement atteints par les pays capitalistes respectifs. À un seul et même instant, ils furent tous entraînés dans la guerre impérialiste [8], leurs bases productives, leurs relations de classe furent ébranlées simultanément. Étant donné cette condition les premiers pays à être chassés de l’état précaire de l’équilibre capitaliste étaient ceux dont l’énergie sociale intérieure était la plus faible, c’est-à-dire, précisément ces pays les plus jeunes du point de vue du développement capitaliste.

Ici une analogie s’impose pratiquement — l’analogie entre le commencement de la guerre impérialiste et le commencement de la guerre civile. Deux ans avant la grande boucherie mondiale, la guerre balkanique [9] a éclaté. Fondamentalement, les mêmes forces et les tendances en soi opéraient dans les Balkans comme dans le reste de l’Europe. Ces forces conduisaient inexorablement l’humanité capitaliste vers une sanglante catastrophe. Mais dans les grands pays impérialistes en outre il y avait une puissante inertie à la résistance tant dans les relations intérieures qu’étrangères. L’impérialisme a trouvé plus facile de pousser les Balkans dans la guerre précisément parce que dans cette péninsule les états y sont plus petits et plus faibles, avec un niveau de développement capitaliste et culturel beaucoup plus bas — et par conséquent avec moins d’inertie au développement « pacifique ».

La guerre balkanique — qui est survenue comme conséquence du séisme souterrain, non pas des Balkans, mais de l’impérialisme européen, comme le précurseur direct du conflit mondial — reçoit, pourtant, une signification indépendante pendant une certaine période. Sa marche et son issue directe ont été conditionnées par les ressources et les forces disponibles dans la péninsule Balkanique. De là, la durée relativement brève de la guerre balkanique. Quelques mois furent suffisants pour mesurer les forces capitalistes nationales sur la pauvre péninsule. Avec un plus premier début la guerre balkanique a trouvé une solution plus facile étant apparue plus tôt, la guerre balkanique a trouvé plus facilement une solution. La guerre mondiale a commencé plus tard notamment parce que chacun des belligérants sans cesse observaient craintivement le fond de l’abysse vers lequel il était happé par des intérêts de classe débridés. Le pouvoir extraordinairement renforcé de l’Allemagne, en opposition avec l’ancien pouvoir de la Grande-Bretagne, a constitué, comme il est connu de tous, le principal ressort historique de la guerre, mais ce même pouvoir a maintenu longtemps les ennemis de la rupture. Quand la guerre a vraiment éclaté, pourtant, le pouvoir des deux camps a conditionné le caractère prolongé et acharné du conflit.

La guerre impérialiste, à son tour, a poussé le prolétariat sur le chemin de guerre civile. Et ici nous observons un ordre analogue : les pays avec la culture capitaliste la plus jeune sont les premiers à se diriger sur le chemin de guerre civile vu que l’équilibre précaire des forces de classe est plus facilement désorganisé précisément dans ces pays.

Telles sont les raisons générales pour un phénomène qui à première vue semble inexplicable, à savoir, qu’en contradiction à la direction du développement capitaliste d’ouest en est, la révolution prolétarienne se répande d’est en ouest. Mais puisque nous nous occupons d’un processus des plus complexe, il est tout à fait naturel qu’aux causes fondamentales indiquées ci-dessus s’ajoutent des causes secondaires innombrables, dont certaines ont tendance à renforcer et aggraver l’action des facteurs principaux tandis que d’autres à l’affaiblir.

Dans le développement du capitalisme russe le rôle principal a été joué par le capital européen financier et industriel, et tout particulièrement celui de la France. J’ai déjà souligné plus haut, que la bourgeoisie française dans le développement de son impérialisme usuraire n’était pas seulement guidée par des considérations économique, mais aussi par politiques. Effrayée par la croissance du prolétariat français en nombre et en force, la bourgeoisie française a préféré exporter son capital et récolter des profits des entreprises industrielles russes ; la tâche de réduire les ouvriers russes ayant été dévolue au Tsar russe. Ainsi la puissance économique de la bourgeoisie française s’appuyait directement aussi sur le travail du prolétariat russe. Cela a créé une certaine supériorité à la bourgeoisie française dans ses relations avec le prolétariat français et, inversement, ce même fait a engendré une certaine force sociale supplémentaire à l’avantage du prolétariat russe dans ses relations avec la bourgeoisie (non pas mondiale mais) russe. Ce que l’on vient de dire s’applique essentiellement aux vieux pays capitalistes exportant du capital. La force sociale de la bourgeoisie anglaise ne repose pas seulement sur l’exploitation du prolétariat anglais, mais aussi sur celle des masses laborieuses coloniales. Non seulement cela rend la bourgeoisie plus riche et socialement plus forte, mais cela lui assure la capacité d’une plus grande marge de manœuvres, aussi bien au travers de la recherche de concessions toujours plus poussées avec son propre prolétariat qu’en exerçant une pression sur celui-ci au moyen des colonies (importation de matière première et populations actives, transferts d’entreprises dans les colonies, formation de troupes coloniales, etc., etc.).

En raison des précédentes relations réciproques, notre révolution d’Octobre fut une insurrection non seulement contre la bourgeoisie russe, mais aussi contre le capitalisme anglais et français ; et cela, de plus, non seulement au sens commun historique — en tant que début de la révolution européenne — mais au sens le plus direct et immédiat. En expropriant les capitalistes et en refusant de payer les dettes d’Etat des Tsars, le prolétariat russe a ainsi porté le coup le plus cruel au pouvoir social de la bourgeoisie européenne. Cela seul suffit à expliquer la raison pour laquelle l’intervention contre-révolutionnaire de l’Entente impérialiste était inévitable. D’autre part, cette même intervention a été seulement rendue possible parce que le prolétariat russe s’est trouvé placé par l’histoire dans la position de la nécessité d’accomplir sa révolution avant qu’elle ne puisse être accomplie par ses plus puissants frères aînés européens. De là découle ces suprêmes difficultés que le prolétariat russe est contraint de surmonter dès la prise du pouvoir.

Les philistins sociaux-démocrates on été tenté d’en conclure, qu’il ne fallait pas sortir dans les rues en octobre. Sans doute cela serait beaucoup plus « économe » pour nous de débuter notre révolution après les révolutions anglaise, française et allemande. Mais, premièrement, l’histoire n’offre aucunement le loisir de choisir librement ce rapport à la classe révolutionnaire et personne n’a encore apporté la preuve au prolétariat russe qu’il assure un caractère économe à la révolution. Deuxièmement, cette même question de « l’économie » de forces révolutionnaires doit être reconsidérée non pas à l’échelle d’un citoyen, mais du monde. L’initiative de la révolution en vertu de tout le développement précédent, comme nous l’avons vu plus haut, s’est trouvée confiée non au l’ancien prolétariat avec de puissantes organisations politiques et syndicales, avec de pesantes traditions de parlementarisme et syndicalisme, mais au jeune prolétariat d’un pays arriéré. L’histoire progresse selon la ligne de moindre résistance. L’époque révolutionnaire a fait irruption en enfonçant les portes les moins barricadées. Ces difficultés extraordinaires et vraiment surhumaines, qui en conséquence sont tombées sur le prolétariat russe, ont préparé, ont accéléré et, à un certain degré, ont facilité le travail révolutionnaire, qui pour le prolétariat européen occidental reste devant.

Dans notre analyse il n’y a pas un atome de « messianisme ». « La primogéniture » révolutionnaire du prolétariat russe est seulement temporaire. Plus puissant sera le conservatisme opportuniste parmi les sommets du prolétariat allemand, français ou anglais, d’autant plus grandiose sera la force de l’assaut révolutionnaire produite par le prolétariat de ces pays, une force que le prolétariat en Allemagne produit à présent. La dictature de la classe ouvrière russe sera en mesure d’être définitivement consolidée et capable de se consacrer elle-même développer à une véritable construction socialiste approfondie, seulement à partir du moment où la classe ouvrière européenne nous aura libéré du joug économique et tout particulièrement du joug militaire de la bourgeoisie européenne et, ayant renversé cette dernière, elle viendra à notre à notre secours avec son organisation et sa technologie. Simultanément, le principal rôle révolutionnaire délaissera à la classe ouvrière avec le plus grand pouvoir économique et d’organisation. Si aujourd’hui le centre de la Troisième Internationale est à Moscou — et de cela que nous sommes profondément convaincus — alors à l’avenir ce centre se déplacera vers l’ouest : à Berlin, à Paris, à Londres. Pourtant avec joie le prolétariat russe a accueilli les représentants de la classe ouvrière mondiale dans les murs de Kremlin, et avec une plus grande joie encore il enverra ses représentants au Deuxième Congrès de l’Internationale Communiste dans une des capitales européennes occidentales. Car un Congrès Communiste Mondial à Berlin ou à Paris signifierait le triomphe complet de la révolution prolétarienne en Europe et par conséquent à travers le monde entier.

Notes

[1] L’assemblée constituante de Weimar — fut convoquée après la révolution de novembre 1918 en Allemagne Les élections à l’assemblée constituante se déroulèrent après l’insurrection spartakiste, sous l’impression de l’échec de cette insurrection et de la terreur blanche. Les résultats des votes furent : pour les social-démocrates indépendants 2.300.000 voix, soit 22 députés ; les social-démocrates la majorité avec 163 députés ; le parti national et les nationalistes 4.400.000 voix soit 63 députés ; les démocrates et le centre — 11.600.000 voix et 163 députés ; les petits groupes — près de 500.000 voix, soit 10 députés. Les communistes boycottèrent les élections. L’assemblée constituante tint séance non à Berlin qui était le centre des événements révolutionnaires, mais une petite ville provinciale : Weimar. La plupart des Conseils d’Allemagne social-démocrate remirent tout le pouvoir à l’assemblée constituante de Weimar. Le 11 août l’assemblée de Weimar accepta la constitution, selon laquelle l’Allemagne était proclamée république parlementaire.

[2] République Soviétique de Hongrie — La puissante montée révolutionnaire des années d’après-guerre (1914-1918) a trouvé un écho également en Hongrie, où en mars 1919 se format la République Soviétique. En remplacement de l’éphémère gouvernement bourgeois libéral du comte Michel Karolyi vinrent les sociaux-démocrates, qui sous la pression des masses ouvrières proposèrent au Parti Communiste de fusionner en un parti ayant pour base le programme communiste et la déclaration du pouvoir soviétique. Le parti communiste accepta cette proposition, qui, cependant, par la suite fut une des raisons qui servi à la destruction de la République Soviétique Hongroise. Le pouvoir était organisé selon le système soviétique, le gouvernement eut le temps de réaliser une série d’actes révolutionnaire, et la création de l’armée rouge. Pendant ce temps l’Entente ceintura la Hongrie dans un blocus, et la Roumanie, puis la Tchécoslovaquie l’attaquèrent. Sous la pression des troupes blanches, l’armée rouge hongroise recula. La Russie Soviétique, quand à elle, entourée d’un anneau d’ennemis, n’était pas en mesure de porter secours à la Hongrie. De nouvelles difficultés se présentaient à la Hongrie Soviétique. Le gouvernement soviétique dans sa politique à propos de la question agraire commit une grosse erreur. La majorité des terres étaient cédées sous forme de fermes d’Etat, ce qui satisfaisait le prolétariat agricole, mais l’importante masse de paysans pauvre n’en eut pas et naturellement la révolution prolétarienne s’en est vue repoussée. La paysannerie mécontente a réduit fortement l’approvisionnement des villes, dans la population urbaine la famine a commencé à apparaître. En même temps les sociaux-démocrates occupant une partie des postes importants et ayant conservé une influence assez importante dans les masses ouvrières sabotaient la révolution, menant une propagande décomposant et affaiblissant l’énergie révolutionnaire du prolétariat. Ces difficultés internes, en raisons des défaites sur les fronts, ont conduit à la chute du pouvoir Soviétique (début août 1919). En Hongrie s’établit la dictature de l’amiral Horty s’accompagnant d’une terreur blanche enragée.

[3] La République Soviétique de Bavière. — Le mouvement révolutionnaire commencé en 1919 en Allemagne du nord, s’abattit aussi en Bavière. Le gouvernement Bavarois à la tête duquel se trouve Kurt Eisner et Hoffmann provoque contre lui-même le mécontentement du prolétariat, ainsi que de la bourgeoisie, par sa politique hésitante. Le 21 février 1919 le chef du gouvernement Kurt Eisner se rendant au Landtag est assassiné par un fanatique nationaliste, le conte Arco — lieutenant de la garde. Le 17 mars le pouvoir passe aux mains du social-démocrate de droite Hoffmann. Cependant ce gouvernement rencontra une forte résistance de tout le prolétariat, la bourgeoisie quand à elle, se renforçant, mécontente des actions contre le prolétariat qu’elle juge trop molles, réclame des mesures énergiques. La position sociale-démocrate du gouvernement devenait de plus en plus instable, et celui-ci cherchait en vain une sortie à la situation ainsi créée. Pendant ce temps dans la classe ouvrière bavaroise influencée par les révolutions russes et hongroises s’affermit l’idée de la dictature du prolétariat et des conseils ouvriers. Le 3 avril 1919 à Augsbourg au cours d’une réunion à la demande des socialistes de droite, pour la première fut mentionnée la revendication de création d’une république soviétique. A cette revendication, comme seule solution de sortie de la crise gouvernementale, se joignirent les social-démocrates indépendants, et une partie du ministère Hoffmann. Le 4 avril lors d’une conférence secrète des ministres sociaux-démocrates il fut proposé aux communistes et aux indépendants d’entrer dans le prochain gouvernement soviétique. Cette proposition fut radicalement rejetée par les communistes, motivant leur décision par leur volonté de ne pas coopérer avec s-d, et par les indépendants croyant qu’il est impossible de prendre aux décisions d’un gouvernement créé grâce à toutes sortes de combinaisons artificielles et par dessus tout, sans aucune participation des masses. Le 7 avril la Bavière fut, solennellement, proclamée république soviétique par une curieuse coalition dans laquelle figurent indépendants, anarchistes et même le ministre majoritaire Schneppenhorst. Un nouveau gouvernement, composé pour la plupart d’indépendants, qui en phrases se réclama du socialisme et de la dictature du prolétariat n’en persista pas moins à mener la même politique bourgeoise. Pendant ce temps le Parti Communiste mena une propagande dans les usines, en faisant découvrir aux masses l’essence du véritable gouvernement « soviétique ». Le 13 avril, quand à Munich se préparait la contre-révolution, conseil ouvrier révolutionnaire et la garnison de Munich renversèrent le soi-disant gouvernement soviétique et proclamèrent le gouvernement soviétique communiste des ouvriers révolutionnaires. Un nouveau gouvernement soviétique ayant à sa tête le communiste Eugène Lévine procéda à l’installation véritable des bases de la dictature prolétarienne. Il procède à la nationalisation des entreprises et des banques, organise le contrôle par le Conseil ouvrier révolutionnaire des entreprises et prend les mesures nécessaires en vue de la création d’une armée rouge. En outre le gouvernement soviétique élabora toute une série d’autres activités politiques et économiques de premier plan. Entre temps contre le Munich révolutionnaire, ont commencé à se concentrer les troupes blanches au nombre de 10.000 hommes. L’armée rouge remporta un succès, et s’obstina, mais elle fut obligée de reculer. Le 1er mai l’armée blanche entra dans Munich. A partir de ce moment débuta la période de la terreur blanche. D’après les renseignements officiels du 1er au 8 mai 577 personnes furent tuées, 184 fusillées. Pour leur participation au mouvement soviétique la cour condamna 2.209 personnes.

Comme principales raisons de la défaite de la république soviétique de Bavière il faut trouver : l’absence complète de soutien de la paysannerie, la faiblesse du parti communiste, la participation opportuniste des éléments du conseil ouvrier révolutionnaire et l’isolement du Munich révolutionnaire de reste de l’Allemagne.

[4] Possibilistes. — Ainsi s’appelaient les membres du parti socialiste de France, pensant que le parti socialiste devait limiter son activité à des buts réellement concrets, à la réalisation de ce qui demeure possible dans le cadre de la société capitaliste. Partant ce point de vue la tâche principale du parti socialiste était l’acquisition de mandats parlementaires. En 1882 les possibilistes formèrent leur propre parti, se détachant de l’aile marxiste du parti socialiste de France, les Guédistes, à la tête desquels se trouvaient Guesde et Lafargue (les Guédistes minoritaires, formèrent le parti Ouvrier de France). Le leader du nouveau parti dénommé parti ouvrier &socialiste laquo ;révolutionnaire » (sous titré Fédération des travailleurs socialistes de France) était le docteur Paul Brousse. En 1890 au congrès des possibilistes eu lieu une scission, le prétexte direct en fut la question de la désignation du mandat de député, face au comité et face à l’organisation de tout le parti. La première décision fut en faveur de Paul Brousse, et la seconde, plus à gauche, Jean Allemane l’emporta. Finalement les possibilistes s’éclatèrent en deux groupes — la Fédération des travailleurs socialistes avec à sa tête Paul Brousse et le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR) sous la conduite de Jean Allemane. Dans leur tactique de possibilistes furent les prédécesseurs directs des « révisionnistes » tels que Vollmar, Bernstein etc.

[5] Guerres de 1864 — 1866 — 1870. — Dans la première moitié du XIXe siècle le pays était morcelé en une multitude de petits états, presqu’indépendants les uns des autres. Ce morcellement devient le principal obstacle à une voie vers la croissance industrielle du pays, qui dès les années 1830 et plus particulièrement après la révolution de 1848, commence à s’engager sur la voie du développement capitaliste. Gênée par le réseau douanier se trouvant sur ses différentes parties, avec des monnaies différentes, des conditions commerciales et industrielles de toutes sortes, l’Allemagne était privée d’un large marché intérieur — principale condition au développement normal du capitalisme. En vertu des mêmes raisons l’Allemagne était extrêmement mal protégée contre l’importation des marchandises étrangères et ne pouvait écouler avantageusement ses marchandises sur les marchés extérieurs. En même temps le morcellement politique de l’Allemagne la laissait sans défense dans la lutte avec les ennemis extérieurs, puisqu’elle ne possédait pas d’armée ou de flotte puissante. L’unification de l’Allemagne était devenue un besoin urgent.

L’un des chemins menant à cette unité passait par la révolution des masses, par le renversement des rois et des princes et la formation d’une Allemagne commune démocratique. Mais le prolétariat allemand était à cette époque-là encore trop peu nombreux et inorganisé pour mener derrière lui toute l’Allemagne par cette voie alors que la bourgeoisie allemande politiquement amorphe et craignant le prolétariat, ne se décidait pas à prendre la tête du mouvement d’unification nationale. A cela il y avait une autre voie, celle de la création du Reich « par le fer et par le sang », la voie « des révolutions par en haut ». L’exécution de cette tâche échue pour une part à la Prusse des Junkers, impliquée dans le cercle des intérêts capitalistes et présidée par Bismark. La bourgeoisie libérale au départ tenta d’organiser l’opposition contre Bismark, mais bientôt, convaincue par l’essor industriel dû aux succès de la politique extérieure de Bismark, changea d’orientation et commença à le soutenir. Un des principaux moyens par lequel Bismark réalisait ses buts, était une politique extérieure agressive, grâce à laquelle il aspirait à provoquer une série de guerres forçant les états individuels allemands à s’unir autour de la puissance militaire prussienne. Les guerres de 1864 - 1866 - 1871 sont l’expression de cette politique.

La première guerre de 1864 eut lieu entre le Danemark d’une part, et la Prusse et l’Autriche d’autre part, en raison de la possession des provinces du Shleswig-Holstein, à laquelle prétendait le Danemark, bien qu’ils soient peuplés en particulier d’allemands. La guerre dura cinq mois et se termina par la défaite complète du Danemark et le rattachement du Schleswig-Holstein à l’Allemagne. Le premier pas vers l’unification fut ainsi fait. Ensuite survint la question de savoir à qui de la Prusse ou de l’Autriche, reviendrait l’hégémonie du pays en cours d’unification. En 1866 éclate la guerre entre les anciens alliés à propos des accords passés entre eux après la victoire de 1864. Ayant prévu cette guerre à l’avance, et s’étant extrêmement bien préparée à celle-ci la Prusse battit en six semaines l’Autriche à plate couture. A la suite de la défaite l’Autriche sort de l’union des états germaniques et donne son accord à l’adjonction d’une série d’états princiers pour que se forme l’union de l’Allemagne du nord sous la domination de la Prusse. L’union de l’Allemagne du nord, formée en 1867, comprenait tous les états de moyenne importance et l’Allemagne du nord ; en dehors de laquelle il y avait seulement des états du sud — la Bavière et Baden etc. Pour aller jusqu’au regroupement définitif de l’Allemagne il y avait seulement un puissant adversaire — la France. Les difficultés politiques de la France dans les années 1860 poussaient Napoléon III à la guerre avec la Prusse, qui aussi depuis longtemps s’y préparait (voir note 45 œuvre russe). Sur un insignifiant prétexte la guerre commença en juillet 1870 et s’acheva en 1871 par la victoire décisive de la Prusse. Avec le commencement de la guerre les états du sud allemands, comme l’escomptait Bismark, se joignirent à l’union de l’Allemagne du nord. Le 18 janvier Guillaume, roi de Prusse, fut proclamé empereur d’Allemagne. L’union des états germaniques s’achevait ainsi.

Après 1871 débuta en Allemagne une expansion économique sans précédent les 5 milliards de francs-ors de contribution de la France ont ranimés beaucoup la circulation monétaire et le crédit en Allemagne ; les gisements de fer d’Alsace-Lorraine, cédés à l’Allemagne par le traité de paix, qui avec le charbon allemand donnaient une sérieuse impulsion au développement de l’industrie lourde.

** Knopp était à la tête d’une grande société textile anglaise qui a transporté d’Angleterre en Russie cent vingt-deux filatures, dont l’équipement technique était bien supérieur en ce temps-là aux usines de russe existantes. Dans diverses régions de l’industrie textile circulait ce dicton « À l’église c’est le pope ; à la fabrique c’est Knopp ». (L.T. 1905) - Note site Oeuvres LT

[6] Jaurès, Jean (1859-1914) — Célèbre socialiste français et grand tribun. Jaurès a suivi une longue évolution, avant d’adhérer au mouvement socialiste. D’abord Jaurès appartint aux radicaux bourgeois, qui contribuaient à son élection à l’Assemblée nationale en 1885. En 1892 il devient socialiste indépendant et passe à la Chambre des députés déjà des ouvriers. Dès 1902 il compte parmi les membres du parti socialiste de France, leader de son groupe parlementaire. Jaurès ne fut jamais marxiste et adoptait dans bien des cas une ligne opportuniste. En particulier cela s’est vivement manifesté lors de son soutien à Millerand, risquant, contrairement à la tradition socialiste, d’entrer dans le gouvernement bourgeois Waldeck-Rousseau en 1899. Jaurès croyait à la démocratisation graduelle de la société bourgeoise, en divisant les idées principales réformistes. En 1904. Jaurès devient le rédacteur de l’organe central du parti socialiste « L’Humanité », et il le demeure jusqu’à la mort. Les principaux mérites de Jaurès dans le mouvement ouvrier français et international sont sa lutte contre la réaction au cours du procès Dreyfus et sa lutte contre le militarisme. Jaurès combattit ardemment pour le remplacement de l’armée de métier par la milice nationale et la réduction de la durée du service militaire. Étant pacifiste, Jaurès comptait prévenir la déclaration de la guerre mondiale par des moyens pacifiques : par des négociations avec le gouvernement capitaliste, la propagande et en général la pression de l’opinion publique. À la veille de la guerre mondiale il fut traîtreusement abattu par un des agents du gouvernement redoutant la propagande de Jaurès contre la guerre. Jaurès jouissait d’une grande popularité parmi le prolétariat français.

[7]La bourgade d’Okourov — Œuvre de Gorki, ou est décrite une ville provinciale de district perdue et sa population lente d’esprit, enlisée dans le marais de l’existence quotidienne. Le ton général du livre est défini par l’épigraphe de « la solitude bestiale de district » que Gorki emprunte à Dostoïevski. Les personnages sont tous extrêmement négatifs, même ceux des révoltés.

[8] Voici quelques thèses que l’on pourrait proposer pour un exposé du Kautskysme :

« La Russie est intervenue prématurément dans le conflit impérialiste. Elle aurait dû demeurer de côté et consacrer ses énergies au développement de ses forces productives sur la base du capitalisme national. Cela aurait assuré l’opportunité aux relations sociales de mûrir pour la révolution sociale. Le prolétariat serait ainsi parvenu au pouvoir dans le cadre de la démocratie. » Et cela continue ainsi….
Au début de la révolution Kautsky a collaboré en tant que Commissaire dans le Ministère des Affaires étrangères des Hohenzollern. Il est bien dommage que Kautsky n’ai pas collaboré en tant que Commissaire à Dieu, Seigneur Tout puissant, quand ce dernier prédéterminait les sentiers de développement capitaliste (Note de Trotsky).

[9] Guerres Balkaniques — Au début du XXe siècle les puissances européennes aspirent à élargir leur influence sur l’est voisin. Dans les Balkans deux groupes de puissances commencent à agir — d’un côté l’Allemagne et l’Autriche, de l’autre l’Angleterre, la France et la Russie. En 1912 avec l’aide de l’Angleterre, la France et la Russie les petits états balkaniques (regroupés au sein de la Ligue Balkanique) — la Serbie, le Monténégro, la Grèce et la Bulgarie — entrent en guerre avec la Turquie, que soutiennent l’Allemagne et l’Autriche. Le résultat de cette guerre et la destruction complète de la Turquie. La même année, la Serbie et Grèce n’étant pas parvenues à un partage entre elles, déclarent la guerre à la Bulgarie, elle-même soutenue par l’Autriche et l’Allemagne. Cette guerre, nommée deuxième guerre balkanique, a pour résultat le renforcement de la Serbie et tourne ainsi extrêmement au désavantage de l’Allemagne et l’Autriche. Au cours de la guerre balkanique de 1912 les principales contradictions des puissances impérialistes européennes se sont reflétées, et en ce sens la guerre balkanique apparaît comme le prélude de la guerre mondiale de 1914.

Messages

  • Profondément enchevêtrée, par ses racines à l’Etat et à l’industrie national allemand, s’étant adaptée à toute la complexité et à l’écheveau des relations politico-sociales allemandes se caractérisant comme une combinaison du capitalisme le plus moderne allié à la barbarie médiévale, la Social-Démocratie allemande ayant sous sa direction les syndicats finalement est devenue la force la plus contre-révolutionnaire du développement politique européen.

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