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Andres Nin/Trotsky : débat sur la révolution espagnole

vendredi 9 août 2019, par Robert Paris

Trotsky et Andres Nin sur la question de la révolution en Espagne, des points de vue divergents

Léon Trotsky : Les tâches des communistes en Espagne, mai 1930 :

Lettre à Contra la Corriente [1], 25 mai 1930

Je salue la parution du premier numéro de votre journal. L’Opposition communiste d’Espagne entre dans l’arène à un moment aussi propice que décisif. La crise que traverse l’Espagne se développe actuellement avec une régularité remarquable, qui laisse à l’avant-garde prolétarienne quelque temps pour se préparer. Mais il est douteux que ce temps soit bien long.

La dictature de Primo de Rivera est tombée toute seule sans révolution [2] . En d’autres termes, cette première étape est le résultat des maladies de la vieille société et non des forces révolutionnaires d’une société nouvelle. Ce n’est pas par hasard. Le régime de la dictature, qui, ne se justifiait plus, aux yeux des classes bourgeoises, par la nécessité d’écraser immédiatement les masses prolétariennes représentait en même temps un obstacle aux yeux de bourgeoisie dans les domaines économique, financier, politique et culturel. Mais la bourgeoisie a évité la lutte jusqu’au bout : elle a laissé la dictature pourrir et tomber comme un fruit gâté.

La bourgeoisie et la dictature.

Après quoi, les classes différentes, en la personne de leurs groupements politiques, se sont vues forcées quand même de prendre une position nette face aux masses populaires. Et nous observons alors ce phénomène paradoxal : les mêmes partis bourgeois qui, en raison de leur conservatisme, avaient renoncé à toute lutte quelque peu sérieuse contre la dictature militaire, rejettent aujourd’hui la responsabilité de cette dictature sur la monarchie et se déclarent républicains. On devrait croire que la dictature s’est tout le temps trouvée suspendue par un fil au balcon du Palais royal, qu’elle ne s’appuyait pas sur le soutien, mi-actif, mi-passif, des couches les plus solides de la bourgeoisie, lesquelles paralysaient de toutes leurs forces l’activité de la petite bourgeoisie et opprimaient les travailleurs des villes et des campagnes...

Or, que voyons-nous ? Alors que non seulement les travailleurs, les paysans, le petit peuple des villes, mais les jeunes intellectuels et presque toute la grande bourgeoisie sont républicains ou se déclarent tels, la monarchie continue d’exister et d’agir. Si Primo ne tenait que grâce au soutien de la monarchie, quel est donc le soutien de la monarchie elle-même, dans un pays si "républicain" ? A première vue, cela apparaît comme une énigme insoluble. Mais la solution n’est pas si compliquée : la même bourgeoisie qui prétendait "subir" Primo de Rivera le soutenait en fait, comme elle soutient actuellement la monarchie par les seuls moyens qui lui restent, c’est-à-dire en se déclarant républicaine et en s’adaptant ainsi à la psychologie de la petite bourgeoisie, pour la tromper et la paralyser de son mieux [3] .
A qui l’observe du dehors, cette scène, malgré son caractère profondément dramatique, n’est pas dépourvue d’un certain aspect comique. La monarchie est installée sur le dos de la bourgeoisie républicaine, laquelle n’est nullement pressée de se débarrasser de sa charge. Se faufilant avec son précieux fardeau parmi les masses populaires en effervescence, elle s’écrie d’une voix de bateleur en réponse aux protestations, réclamations et imprécations : "Voyez cette créature sur mon dos, c’est mon pire ennemi ! Je vais vous énumérer ses crimes : regardez-le bien !", etc. Et quand la foule, amusée par leur accouplement, se met à rire, la bourgeoisie en profite pour porter sa charge un peu plus loin. Si cela représente une lutte contre la monarchie, qu’est-ce que ce serait donc qu’une lutte en faveur de la monarchie ?

Les manifestations d’étudiants [4] ne sont qu’une tentative de la jeune génération de la bourgeoisie, surtout de la petite bourgeoisie, pour trouver une solution à la situation d’équilibre instable dans lequel s’est trouvé le pays après qu’il eut été soi-disant libéré de la dictature de Primo de Rivera, dont on a intégralement conservé l’héritage, dans ses éléments essentiels. Lorsque la bourgeoisie refuse consciemment et obstinément de résoudre, les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, et que le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent le devant de la scène. Au cours de la première révolution russe, nous avons maintes fois observé ce phénomène. Il a toujours eu pour nous une grande signification : cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire implique que la société bourgeoise traverse une crise profonde. La jeunesse petite-bourgeoise, sentant qu’une force explosive s’accumule au sein des masses, cherche à sa manière à trouver une issue à cette impasse en faisant progresser la situation politique.

La bourgeoisie considère le mouvement -des étudiants moitié avec méfiance, moitié avec approbation : que la jeunesse assène quelques bourrades à la bureaucratie monarchique, ce n’est pas mauvais ; pourvu que les "enfants" n’aillent pas trop loin et qu’ils n’entraînent pas dans leur élan les masses laborieuses.

En épaulant le mouvement estudiantin, les ouvriers espagnols ont donc fait montre d’un sûr instinct révolutionnaire. Mais ils doivent bien sûr mener leur action sous leur propre drapeau et sous la direction de leur propre organisation prolétarienne. C’est le communisme espagnol qui doit l’assurer et il lui faut pour cela une ligne politique juste. La parution de votre journal, comme je le disais plus haut, coïncide donc avec un moment extraordinairement important et critique de la crise, précisément avec le moment où elle est en train de se transformer en révolution.

Le mouvement de grève des ouvriers, la lutte contre la "rationalisation" et le chômage acquièrent une résonance toute différente, incomparablement plus profonde, au sein d’un mécontentement général des masses petites-bourgeoises et d’une crise aiguë de tout le système. Cette lutte ouvrière doit restée étroitement liée à toutes les questions qui procèdent de la crise nationale. Cette participation des ouvriers aux manifestations des étudiants est le premier pas, même s’il est encore insuffisant et mal assuré, sur le chemin de la lutte de l’avant-garde prolétarienne pour l’hégémonie révolutionnaire.
Les mots d’ordre démocratiques.

Ce chemin suppose, de la part des communistes, une lutte résolue, audacieuse et énergique en faveur des mots d’ordre démocratiques. Ne pas le comprendre serait commettre la plus grande des fautes sectaires. A l’étape actuelle de la révolution, dans le domaine des mots d’ordre politiques, le prolétariat se distingue de tous les autres groupements "gauchistes" de la petite bourgeoisie, non parce qu’il combat la démocratie, comme le font les anarchistes et les syndicalistes, mais parce qu’il lutte résolument et ouvertement en faveur de ce mot d’ordre, tout en dénonçant sans relâche les hésitations de la petite bourgeoisie.

En proclamant les mots d’ordre démocratiques, le prolétariat ne veut pas dire par là que l’Espagne doit passer par une révolution bourgeoise. Seuls pourraient poser la question dans ces termes de froids pédants nourris de formules toutes faites. L’Espagne a déjà dépassé le stade de la révolution bourgeoise.

Si la crise révolutionnaire se transforme en révolution, elle débordera fatalement des limites bourgeoises et, en cas de victoire, elle devra donner le pouvoir au prolétariat ; mais le prolétariat ne peut diriger la révolution au stade actuel, c’est-à-dire rassembler autour de lui les plus larges masses de travailleurs et d’opprimés, et devenir leur guide, qu’à condition de développer, en même temps que ses revendications de classe, et en rapport avec elles, toutes les revendications démocratiques, intégralement et jusqu’au bout.

Cela aura d’abord une importance décisive en ce qui concerne la paysannerie. Celle-ci ne saurait accorder au prolétariat sa confiance a priori sans la garantie du mot d’ordre de dictature du prolétariat. A un certain stade, la paysannerie, classe nombreuse et opprimée, voit forcément dans le mot d’ordre de démocratie la possibilité de donner aux opprimés la prépondérance sur les oppresseurs. La paysannerie liera le mot d’ordre de la démocratie politique à la répartition radicale des terres. Le prolétariat assume ouvertement le soutien de ces deux revendications. Au moment opportun, les communistes expliqueront à l’avant-garde prolétarienne par quelle voie elles peuvent être réalisées, semant ainsi les graines du système soviétique à venir.

Même dans les questions nationales, le prolétariat défend jusqu’au bout le mot d’ordre de la démocratie déclarant qu’il est prêt à appuyer par la voie révolutionnaire le droit des différents groupements nationaux à la libre disposition d’eux-mêmes, autonomie comprise.
La question nationale.

L’avant-garde prolétarienne fait-elle sien le mot d’ordre de la partition de la Catalogne ? S’il est l’expression de la majorité de la population, oui. Mais comment cette volonté peut-elle s’exprimer ? Par un plébiscite libre, ou, par une assemblée de représentants de la Catalogne, ou par la voix des principaux partis que suivent les masses, ou enfin par un soulèvement national de la Catalogne. Cela nous démontre de nouveau, notons-le en passant, quelle erreur réactionnaire ce serait de la part du prolétariat que de renoncer aux mots d’ordre démocratiques. Jusqu’au moment où la volonté de la minorité nationale ne s’est pas exprimée, le prolétariat ne fera pas sien le mot d’ordre de partition, mais il garantit d’avance, ouvertement, son appui intégral et sincère à ce mot d’ordre dans la mesure où il exprimerait la volonté avérée de la Catalogne.

Il est évident que les ouvriers catalans auront leur mot à dire sur cette question. S’ils arrivaient à la conclusion qu’il serait inopportun de disperser leurs forces, dans les conditions de la crise actuelle qui ouvre au prolétariat espagnol les voies les plus larges et les plus prometteuses, les ouvriers catalans devraient mener une propagande en faveur du maintien de la Catalogne, sur des bases à déterminer, au sein de l’Espagne ; quant à moi, je pense que le sens politique suggère une telle solution. Elle serait provisoirement acceptable, même pour les séparatistes les plus acharnés, puisqu’il est clair qu’en cas de victoire de la révolution, il serait infiniment plus facile qu’aujourd’hui de parvenir à l’autodétermination de la Catalogne, ainsi d’ailleurs que des autres régions.

En appuyant tout mouvement réellement démocratique et révolutionnaire des masses populaires, l’avant-garde communiste mène une lutte sans compromis contre la bourgeoisie soi-disant républicaine, démasquant sa perfidie, son double jeu et son caractère réactionnaire, et résistant à ses efforts pour soumettre à son influence les classes laborieuses.

Quelles que soient les conditions extérieures, les communistes ne renoncent jamais à leur liberté de mouvement. Pendant une révolution, ne l’oublions pas, de telles tentations ne manquent pas : l’histoire tragique de la révolution chinoise en est une preuve accablante. Mais, tout en sauvegardant la pleine indépendance de leur organisation et de leur propagande, les communistes appliquent sans réserve la politique de front unique, à quoi la révolution ouvre un large champ.
Le rôle de l’Opposition de gauche.

L’Opposition de gauche engagera l’application de la politique de front unique avec le parti communiste officiel. Il ne faut pas permettre aux bureaucrates de créer cette impression que l’Opposition de gauche voit d’un mauvais œil les ouvriers. qui suivent le parti communiste officiel. Au contraire, l’Opposition est prête à prendre part à toute action révolutionnaire du prolétariat et à lutter à ses côtés. Si les bureaucrates refusent de mener l’action avec l’Opposition, la responsabilité doit, aux yeux de la classe ouvrière, en retomber sur eux.

Le développement de la crise espagnole implique le réveil révolutionnaire de millions d’hommes parmi les masses laborieuses. Rien ne permet de penser qu’ils s’enrôleront d’emblée sous le drapeau du communisme. Il est très probable au contraire qu’ils renforceront d’abord le parti du radicalisme petit-bourgeois, c’est-à-dire en premier lieu le parti socialiste, surtout son aile gauche, dans l’esprit, par exemple, des Indépendants allemands au cours de la révolution de 1918-1919 [5] .

C’est dans cette tendance que la radicalisation effective et profonde des masses trouvera son expression, et nullement dans une croissance du "social-fascisme" [6]. Le fascisme ne pourrait de nouveau triompher - et, cette fois, sous une forme plus "sociale" que "militaire", c’est-à-dire par exemple à la manière de Mussolini - qu’à la suite de la défaite de la révolution et de la déception des masses trompées qui avaient cru en elle. Néanmoins, si l’on tient compte du développement régulier des événements actuels, une défaite ne pourrait se produire qu’à la suite d’erreurs extraordinaires de la direction communiste.
Il faut discréditer politiquement la social-démocratie aux yeux des masses, mais ce n’est pas par des injures qu’on y parviendra. Les masses n’ont foi qu’en leur propre expérience collective. Il faut leur donner la possibilité, pendant la période préparatoire de la révolution, de comparer dans les faits la politique du communisme avec celle de la social-démocratie.

Je sens bien à quel point toutes ces considérations restent peu concrètes. Il est très probable, et même, vraisemblable, que j’ai omis une série d’éléments d’une extrême importance. Vous le verrez vous-mêmes. Armés de la théorie de Marx et de la méthode révolutionnaire de Lénine, vous trouverez vous-mêmes votre chemin. Vous saurez saisir les pensées et les sentiments de la classe ouvrière et leur donner une expression politique claire. Le but de ces lignes est seulement de rappeler dans leurs traits généraux les principes de stratégie révolutionnaire qu’a. vérifiés l’expérience de trois révolutions russes.

NOTES

[1] Le fondateur de l’Opposition de gauche espagnole à travers les "groupes communistes" de Belgique et du Luxembourg, Francisco Garcia Lavid, dit Henri Lacroix, revenu en Espagne depuis le début de 1930, avait réussi à regrouper autour de lui un certain nombre de militants, dont d’anciens dirigeants du P.C.E. comme Juan Andrade. Leur premier objectif était la publication d’un bulletin. Cet objectif semble près d’avoir été atteint puisque La Vérité du 30 mai 1930 annonce la parution à partir du 1° juin, du bi-mensuel, Contra la Corriente, publié à Valence. Le 13 juin, elle publie la lettre de Trotsky à ce dernier, mais révèle le 20 que le journal n’a pas été autorisé et n’a pu paraître. C’est seulement après la chute de la monarchie que la revue Communismo paraîtra enfin comme organe de l’Opposition de gauche.

[2] L’ancien président du Conseil, J. Sanchez Guerra, avait en janvier 1929 tenté d’organiser un pronunciamento dans les préparatifs duquel avaient notamment trempé les généraux Queipo de Llano et Lopez Ochoa. Justement alarmé, Primo de Rivera avait esquissé une "libéralisation" de la dictature. Le 31 décembre 1929, il constatait que "les classes aristocratiques, les conservateurs, les banques et les industriels, les fonctionnaires, la presse" ne l’appuyaient plus. Fin janvier à la suite d’un nouveau complot militaire - où l’un des premiers rôles était joué par le général Goded -, le roi congédiait le dictateur. Le général Lopez Ochoa devait, pendant le bienio negro diriger la répression contre les ouvriers asturiens ; Queipo de Llano et Goded feront partie des généraux insurgés en 1936 derrière Franco et Sanjurjo.

[3] En avril 1930, dans un discours prononcé à Valence, l’ancien ministre libéral de la monarchie Niceto AlcaIà Zamora se déclare républicain conservateur, et promet que le nouveau régime pourra être servi par des hommes situés encore plus à droite que lui.

[4] L’agitation étudiante qui se déroulait depuis le l" mai avait conduit les autorités à fermer plusieurs universités.

[5] Trotsky formule ici, à propos de la révolution allemande, une remarque qu’il généralise ailleurs comme une leçon des révolutions du XX° siècle : c’est vers les partis traditionnels que se dirigent, dans la première phase de la révolution, les masses qui s’éveillent à la vie politique.

[6] L’I.C. et, après elle, les P.C. appellent "social-fascisme" à cette époque la social-démocratie et les partis socialistes.

Léon Trotsky, La révolution espagnole et les dangers qui la menacent, 28 mai 1931 :

La direction de l’Internationale communiste en face des événements d’Espagne

La révolution espagnole monte [1]. Dans le processus de la lutte, ses forces internes grandissent aussi. Mais, en même temps, s’accroissent les dangers. Nous ne parlons pas de ces dangers dont les foyers sont constitués par les classes dominantes et leur domesticité politique républicains et socialistes. Ce sont là des ennemis déclarés et la conduite à suivre à leur égard s’impose de toute évidence. Mais il existe aussi des dangers internes.

Les ouvriers espagnols se tournent avec confiance vers l’Union soviétique née de la révolution d’Octobre. Cet état d’esprit constitue un capital précieux pour le communisme. La défense de l’Union soviétique est le devoir de tout ouvrier révolutionnaire. Mais il ne faut pas permettre que l’on abuse de la fidélité des ouvriers à la révolution d’Octobre pour leur imposer une politique qui va à l’encontre de toutes les leçons et enseignements légués par Octobre.

Il faut parler clairement. Il faut parler de façon à se faire entendre de l’avant-garde du prolétariat espagnol et international un danger immédiat menace la révolution prolétarienne en Espagne, qui vient de la direction actuelle de l’Internationale Communiste. Toute révolution peut être anéantie, même la plus prometteuse : cela a été démontré par l’expérience de la révolution allemande de 1923 et, d’une façon encore plus éclatante, par celle de la révolution chinoise de 1925-1927. Dans ces deux cas, la débâcle eut pour cause immédiate une direction erronée. Aujourd’hui, c’est le tour de l’Espagne. Les dirigeants de l’Internationale communiste n’ont tiré aucun enseignement de leurs erreurs. Pis encore, pour les dissimuler, ils sont obligés de les justifier et de les aggraver. Dans la mesure où cela dépend d’eux, ils préparent à la révolution espagnole le sort de la révolution chinoise.

Durant deux années, on a trompé les ouvriers avancés avec cette malheureuse théorie de la "troisième période", qui a affaibli et démoralisé l’Internationale communiste. La direction a enfin battu en retraite. Mais quand ? Précisément au moment où la crise mondiale marquait un changement radical de la situation et faisait apparaître les premières possibilités d’une offensive révolutionnaire. Pendant ce temps, l’Internationale communiste ne s’apercevait même pas de ce qui se passait en Espagne. Manouilsky déclara - et Manouilsky remplit aujourd’hui les fonctions de dirigeant de l’Internationale communiste - que les événements d’Espagne ne méritaient aucune attention
Dans l’étude sur la révolution espagnole que nous avions écrite avant les événements d’avril, nous avons estimé que la bourgeoisie, tout en se parant des diverses nuances du républicanisme, ferait tous ses efforts, jusqu’au dernier moment, polir préserver son alliance avec la monarchie. "A vrai dire, écrivions-nous, on ne saurait exclure l’idée d’un concours de circonstances dans lesquelles les classes possédantes se verraient obligées de sacrifier la monarchie pour se sauver elles-mêmes (exemple l’Allemagne)". Ces lignes ont donné aux staliniens l’occasion - après coup, bien entendu - de parler de pronostic faux [2]. Des gens qui n’ont eux-mêmes jamais rien prévu exigent des autres non pas des pronostics marxistes, mais des prédictions théosophiques concernant le jour où se produiront les événements et la tournure qu’ils prendront : ainsi, des malades ignorants et superstitieux exigent-ils de la médecine des miracles. Un pronostic marxiste a pour objet d’aider à orienter l’opinion sur la direction générale des faits et à voir clair dans leurs développements "inattendus". Que la bourgeoisie espagnole se soit décidée à se séparer de la monarchie, cela s’explique par deux raisons également importantes. Le débordement impétueux de la colère des masses a contraint la bourgeoisie à essayer de faire d’Alphonse, que le peuple avait en horreur, un bouc émissaire. Mais cette manœuvre, qui comportait des risques sérieux, n’a pu réussir à la bourgeoisie espagnole que grâce à la confiance que les masses avaient dans les républicains et les socialistes et parce que, dans ce changement de régime, on n’avait pas à compter avec un danger communiste. La variante historique qui s’est réalisée en Espagne est, par conséquent, le résultat de la force de la poussée populaire d’une part, et de la faiblesse de l’Internationale communiste d’autre part. C’est par la constatation de ces faits qu’il faut commencer. Une règle générale de la tactique est de ne pas surestimer ses propres forces si l’on veut se renforcer. Mais c’est une règle qui ne compte pas pour la bureaucratie des épigones. Si, à la veille des événements, Manouilsky prédisait que rien de sérieux ne se produirait, au lendemain du coup d’Etat, l’irremplaçable Péri, le fournisseur de fausses informations sur les pays latins, commença à envoyer sans interruption des dépêches affirmant que le prolétariat espagnol soutenait presque exclusivement le parti communiste et que les paysans espagnols créaient des soviets [3].
La Pravda publiait ces fadaises en y ajoutant d’autres stupidités, prétendant que les "trotskistes" se traînaient à la remorque du gouvernement de Zamora, alors que Zamora mettait et met toujours en prison les communistes de gauche [4]... Enfin, le 14 mai, la Pravda publiait un éditorial-programme "L’Espagne en feu", où l’on retrouve, condensées dans des propos qui s’appliquent à la révolution espagnole, toutes les aberrations et les bévues des épigones.
Quelle attitude prendre à l’égard des Cortès ?

La Pravda cherche à partir de cette vérité incontestable que la propagande à elle seule ne suffit pas. "Le parti communiste doit dire aux masses ce qu’elles doivent faire aujourd’hui". Que propose donc la Pravda ? Grouper les ouvriers "pour le désarmement de la réaction, pour l’armement du prolétariat, pour l’élection des comités d’usine, pour imposer par l’action directe la journée de sept heures, etc." "Etc." - le mot y est. Les mots d’ordre énumérés sont indiscutables, quoiqu’ils ne soient pas nécessairement liés les uns aux autres et manquent de la logique conséquente que réclame le développement des masses. Mais, ce qui est surprenant, c’est que l’éditorial de la Pravda ne mentionne même pas les élections aux Cortès, comme si cet événement politique dans la vie de la nation espagnole n’existait pas, ou comme si les ouvriers n’avaient pas à s’en occuper. Que signifie ce mutisme ?
Selon toute apparence, la révolution républicaine a eu lieu, comme on sait à travers des élections municipales [5]. Bien entendu, cette révolution procédait de causes beaucoup plus profondes et nous en avons parlé bien avant la chute du ministère Berenguer. Mais la liquidation de la monarchie par des procédés "parlementaires" s’est faite intégralement au profit des républicains bourgeois et de la démocratie petite-bourgeoise. Nombreux sont en Espagne les ouvriers qui se figurent aujourd’hui que les questions essentielles de la vie sociale peuvent être résolues par des bulletins de vote. Cette illusion ne peut être dissipée que par l’expérience. Il reste à faciliter cette expérience. Comment ? En tournant le dos aux Cortès ou, au contraire, en participant aux élections ? Il faut répondre à cela.
Outre l’éditorial cité plus haut, le même journal publie un article "théorique" (nos des 7 et 10 mai) qui prétend donner une analyse marxiste des forces internes de la révolution espagnole et une définition bolchevique de sa stratégie. Cet article ne mentionne pas non plus les Cortès une seule fois ; faut-il boycotter les élections ou y participer ? D’une façon générale, la Pravda se tait sur les mots d’ordre et les tâches de la démocratie politique, quoiqu’elle caractérise la révolution comme démocratique. Que signifie cette réticence ? On peut participer aux élections, on peut les boycotter. Mais peut-on les passer sous silence ?

Vis-à-vis des Cortès de Berenguer, la tactique du boycottage était entièrement juste. Il était clair d’avance, ou bien qu’Alphonse réussirait pour une certaine période à revenir dans la voie de la dictature militaire, ou bien que le mouvement déborderait Berenguer et ses Cortès. Dans ces conditions, les communistes devaient prendre l’initiative de la lutte pour le boycottage des Cortès. C’est précisément ce que nous avons essayé de faire comprendre par les faibles moyens à notre disposition [6]. Si les communistes espagnols s’étaient prononcés à temps et d’une manière ferme pour le boycottage, en diffusant dans le pays des tracts, même très courts, à ce sujet, leur autorité, au moment du renversement du gouvernement Berenguer, serait considérablement accrue. Les ouvriers avancés se seraient dit : "Ces gens sont capables de prévoir". Malheureusement, les communistes espagnols, désorientés par la direction de l’Internationale communiste, n’ont pas compris la situation et étaient prêts à participer aux élections, bien que sans conviction. Les événements les ont débordés et la première victoire de la révolution n’a guère augmenté l’influence communiste.

Actuellement, c’est le gouvernement Zamora qui se charge de la convocation des Cortès constituantes. Y a-t-il lieu de croire que la convocation de ces Cortès sera entravée par une deuxième révolution ? Aucunement. De puissants mouvements des masses sont parfaitement possibles ; mais, sans programme, sans parti, sans direction, ces mouvements ne peuvent aboutir à une deuxième révolution. Le mot d’ordre de boycottage serait actuellement la formule d’un parti pris d’isolement. Il faut prendre la part la plus active aux élections.

Le crétinisme parlementaire des réformistes et le crétinisme antiparlementaire des anarchistes

Le crétinisme parlementaire est une maladie détestable, mais le crétinisme antiparlementaire ne vaut pas beaucoup mieux. C’est ce que nous démontre le plus clairement le sort des anarcho-syndicalistes espagnols. La révolution pose carrément les questions politiques, et au stade actuel, elle leur donne la forme parlementaire. L’attention de la classe ouvrière doit nécessairement se porter sur les Cortès et les anarcho-syndicalistes voteront en catimini pour les socialistes et même pour les républicains. En Espagne moins que partout ailleurs on ne peut lutter contre les illusions parlementaires sans lutter contre la métaphysique antiparlementaire des anarchistes.

Dans une série d’articles et de lettres, nous avons démontré l’importance considérable des mots d’ordre démocratiques pour le développement ultérieur de la révolution espagnole. L’aide aux chômeurs, la journée de sept heures, la révolution agraire, l’autonomie nationale, toutes ces questions vitales et profondes se rattachent, d’une manière ou d’une autre, dans l’esprit de l’écrasante majorité des ouvriers espagnols, y compris des anarcho-syndicalistes, aux Cortès de demain. Pendant la période de Berenguer, il fallait boycotter les Cortès gracieusement octroyées par Alphonse, pour obtenir des Cortès révolutionnaires constituantes. La propagande devait d’abord poser la question du droit électoral ! La démocratie soviétique, cela va de soi, est incomparablement supérieure à la démocratie bourgeoise. Mais les soviets ne tombent pas du ciel. Il faut aller les y chercher.

Il se trouve en ce monde de soi-disant marxistes qui professent un superbe mépris, par exemple pour le suffrage universel, égalitaire, direct et secret accordé à tous les hommes et à toutes les femmes à partir de dix-huit ans. Si les communistes espagnols avaient exprimé en temps opportun ce mot d’ordre, en le défendant par des discours, des articles, des tracts et des papillons, ils se seraient acquis une immense popularité. C’est précisément parce qu’en Espagne les masses populaires sont enclines à surestimer les facultés créatrices des Cortès que chaque ouvrier éduqué, chaque paysan révolutionnaire veut participer aux élections. Nous ne nous solidarisons pas un instant avec les illusions des masses ; mais, ce qui se cache de progressiste sous ces illusions, nous devons l’utiliser jusqu’au bout ; autrement, nous ne serions pas des révolutionnaires mais de méprisables pédants. Si l’on accorde le droit électoral aux plus jeunes, des milliers et des milliers d’ouvriers, d’ouvrières, de paysans et de paysannes y seront directement intéressés. Et lesquels ? Les jeunes, les actifs, ceux qui sont appelés à faire la deuxième révolution. Opposer ces jeunes générations aux socialistes, qui s’appuient sur les ouvriers plus âgés, est du devoir tout à fait élémentaire et incontestable de l’avant-garde communiste.

Continuons. Le gouvernement Zamora veut faire adopter par les Cortès une Constitution instituant deux Chambres. Les masses révolutionnaires, qui viennent de renverser la monarchie et qui sont pénétrées d’une aspiration passionnée, quoique très confuse encore, à l’égalité et la justice, répondront avec ardeur à une agitation que mèneraient les communistes contre une bourgeoisie dont le dessein est d’une "Chambre des pairs". Cette question de détail peut prendre dans l’agitation, une importance énorme : elle peut jeter les socialistes dans le plus grand embarras, ouvrir une brèche entre les socialistes et les républicains, c’est à dire diviser, tout au moins pour un temps, les ennemis du prolétariat, et, ce qui est mille fois plus important, séparer les masses ouvrières et les socialistes.

La revendication de sept heures formulée par la Pravda est tout à fait juste, extrêmement importante et urgente. Mais peut-on poser cette revendication de façon abstraite, sans tenir compte de la situation politique et des tâches révolutionnaires démocratiques ? La Pravda parle uniquement de la journée de sept heures, des comités d’usine, et de l’armement des ouvriers ; elle ignore délibérément la "politique", et, dans tous ses articles, ne trouve pas un mot à dire sur les élections aux Cortès : ainsi la Pravda va-t-elle tout à fait à la rencontre de l’anarcho-syndicalisme, elle l’alimente, elle le couvre. Cependant, le jeune ouvrier, à qui les républicains et les socialistes refusent le droit de vote, bien que la législation bourgeoise le juge assez mûr pour l’exploitation capitaliste, ou bien celui à qui l’on prétend imposer une Chambre haute, se décideront demain à combattre contre de telles friponneries en tournant le dos aux anarchistes et en empoignant les fusils.

Quand on lance le mot d’ordre de l’armement des ouvriers en dépit des réalités de la vie politique qui atteignent au plus profond des masses, on s’isole soi-même des masses et, en même temps, on les détourne de l’emploi des armes.

Le mot d’ordre du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes est maintenant devenu, en Espagne, d’une importance exceptionnelle. Cependant, ce mot d’ordre est aussi du domaine de la pensée démocratique. Il ne s’agit pas pour nous, bien entendu, d’engager les Catalans et les Basques à se séparer de l’Espagne ; mais notre devoir est de militer pour que le droit de séparation leur soit reconnu, s ils désirent en faire usage. Comment savoir s’ils ont ce désir ? C’est très simple. Il faut organiser un plébiscite des provinces intéressées, sur la base du suffrage universel, égalitaire, direct et secret. Il n’existe pas actuellement d’autres procédés. Par la suite, les questions de nationalités, comme toutes les autres questions, seront réglées par des soviets qui seront les organes de la dictature du prolétariat. Mais nous ne pouvons demander aux ouvriers qu’ils instituent des soviets à n’importe quel moment. Nous ne pouvons que les diriger vers cette solution. Encore moins pouvons-nous imposer à un peuple entier les soviets que le prolétariat ne constituera que plus tard. Pourtant, il est indispensable de donner une réponse à la question actuelle. En mai dernier, les municipalités de Catalogne ont été invitées à élire des représentants pour l’élaboration d’une Constitution provisoire, particulière à cette province, c’est-à-dire pour déterminer quels seraient les rapports de la Catalogne avec le reste de l’Espagne. Se peut-il que les ouvriers catalans aient pu voir avec indifférence la démocratie petite-bourgeoise, soumise comme toujours au grand capital, tenter, au moyen d’élections, de décider du sort du peuple catalan ? Le mot d’ordre du droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes, dépourvu de son complément, séparé d’autres mots d’ordre qui lui donnent un sens concret - ceux de la démocratie politique - est une formule vide de sens, ou, pis encore, c’est de la poudre aux yeux.

Pendant un certain temps, toutes les questions de la révolution espagnole se réfracteront, d’une façon ou d’une autre, dans le prisme parlementaire. Les paysans attendront avec anxiété la réponse des Cortès à la question agraire. Ne voit-on pas clairement l’importance qu’aurait dans les conditions actuelles un programme communiste agraire développé à la tribune des Cortès ? Pour cela, il faut avoir un programme agraire et il faut conquérir un accès à la tribune parlementaire. Ce ne sont pas les Cortès qui résoudront la question de la terre, nous le savons ; il y faut l’initiative hardie des masses paysannes. Mais, pour prendre cette initiative, les masses ont besoin de la tribune des Cortès afin de se lier aux masses. De là naîtra une action qui dépassera de loin celle des Cortès. C’est là que se révèle la justesse de l’action de la dialectique révolutionnaire à l’égard du parlementarisme.

Comment expliquer alors que la direction de l’Internationale communiste se taise sur cette question ? Uniquement parce qu’elle reste prisonnière de son propre passé. Les staliniens ont trop bruyamment rejeté le mot d’ordre d’une Assemblée constituante pour la Chine. Le 6° congrès a stigmatisé officiellement comme "opportunistes" les mots d’ordre d’une démocratie politique pour les pays coloniaux. L’exemple de l’Espagne, pays incomparablement plus avancé que la Chine ou l’Inde démontre toute l’inconsistance des décisions du 6° congrès. Mais les staliniens sont pieds et poings liés. N’osant pas appeler à boycotter le parlementarisme, ils se taisent, tout simplement. Périsse la révolution, mais vive la réputation d’infaillibilité des leaders ! [7]

Que sera la révolution en Espagne ?

Après l’article théorique cité ci-dessus, qui semble avoir été spécialement écrit pour le bourrage des crânes, après diverses tentatives pour définir le caractère de classe de la révolution espagnole, il est écrit textuellement : "Tout cela étant admis (!), il serait pourtant (!) faux de caractériser la révolution espagnole, dès l’étape actuelle, comme une révolution socialiste" (Pravda, 10 mai). Il suffit d’avoir lu cette phrase pour apprécier toute l’analyse. - Voyons, se demandera le lecteur, existe-t-il donc des gens capables d’imaginer, sans courir le risque de se faire interner, qu’"à l’étape actuelle la révolution espagnole puisse être considérée comme socialiste ?" Où donc la Pravda a-t-elle découvert qu’il lui fallait absolument établir cette "délimitation", et encore en des termes si modérés, si conventionnels : "Tout cela étant admis, il serait pourtant faux..." C’est que les épigones ont déniché, pour leur malheur, une phrase de Lénine sur I’ "hypertrophie" de la révolution bourgeoise-démocratique qui se transforme en une révolution socialiste. N’ayant pas compris Lénine et ayant oublié ou travesti les leçons de la révolution russe, ils ont pris cette conception de l’"hypertrophie" comme base des plus grossières erreurs opportunistes. Il ne s’agit nullement - disons-le tout de suite - de subtilités académiques :c est une question de vie ou de mort pour la révolution prolétarienne. Voici peu de temps encore, les épigones espéraient voir la dictature du Kuomintang trouver son "hypertrophie" en une dictature ouvrière et paysanne, laquelle se transformerait en une dictature socialiste du prolétariat. Et ils s’imaginaient - Staline développait ce thème avec une profondeur particulière - que d’un côté de la révolution se détacheraient petit à petit les "éléments de droite", tandis que l’aile gauche serait renforcée ; c’est en cela que devait consister le processus organique de l’"hypertrophie".

Malheureusement, la splendide théorie de Staline-Martynov est totalement contraire à la théorie des classes de Marx. Le caractère du régime social et, par conséquence le caractère de chaque révolution sont déterminés par le caractère de la classe qui détient le pouvoir. Le pouvoir ne peut passer des mains d’une classe aux mains d’une autre classe que par un coup d’Etat révolutionnaire et non point par une "hypertrophie" organique. Cette vérité fondamentale a été brutalement niée par les épigones, d’abord en ce qui concernait la Chine et à présent en ce qui concerne l’Espagne. Et nous voyons dans la Pravda les princes de la science coiffer leurs bonnets et prendre la température de Zamora, se demandant si l’on peut admettre que le processus de l’"hypertrophie" a déjà amené la révolution espagnole à la phase socialiste. Et ces sages - rendons justice à leur sagesse - concluent non, on ne peut pas l’admettre.

Après nous avoir donné une expertise sociologique aussi précieuse, la Pravda se lance dans le domaine des pronostics et des directives. "En Espagne, dit-elle, la révolution socialiste ne peut pas être la tâche immédiate. La tâche immédiate (!) consiste dans la révolution ouvrière-paysanne contre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie" (Pravda, 10 mai). Que la révolution socialiste ne soit pas en Espagne "la tâche immédiate", c’est incontestable. Il serait pourtant meilleur et plus exact de dire que c’est l’insurrection armée en vue de la prise du pouvoir par le prolétariat qui n’est pas en Espagne "une tâche immédiate". Pourquoi ? Parce que l’avant-garde, morcelée, du prolétariat n’entraîne pas derrière elle les masses paysannes opprimées. Dans ces conditions, la lutte pour le pouvoir serait une entreprise d’aventuriers. Mais que signifie alors cette phrase complémentaire : "La tâche immédiate consiste en une révolution ouvrière-paysanne contre les propriétaires fonciers et contre la bourgeoisie" ? Y aurait-il donc entre le régime bourgeois républicain actuel et la dictature du prolétariat une révolution spéciale "ouvrière-paysanne" ? Et faudrait-il croire que cette révolution spéciale, intermédiaire, "ouvrière-paysanne", contrairement à ce que peut être la révolution socialiste, est, en Espagne, une "tâche immédiate" ? On mettrait donc à l’ordre du jour une nouvelle révolution ? Par l’insurrection armée ou par un autre moyen ? En quoi précisément la révolution "ouvrière et paysanne" "contre les propriétaires fonciers et contre la bourgeoisie" se distinguerait-elle d’une révolution prolétarienne ? Quelle combinaison de classes se trouvera à la base ? Quel parti dirigera la première révolution, se distinguant ainsi de la deuxième ? Quelles peuvent être les différences de programmes et de méthodes entre ces deux révolutions ? On chercherait en vain des réponses à ces questions. On a effacé ou embrouillé les idées, les dissimulant sous ce vocable d’ "hypertrophie" ; quelles que soient leurs réticences et leurs contradictions, ces gens rêvent toujours d’une évolution de la révolution bourgeoise vers la révolution socialiste, par une suite de modifications organiques sous différents pseudonymes : Kuomintang, "dictature démocratique", "révolution ouvrière et paysanne", "révolution populaire", et dans ce processus le motif essentiel, celui d’une classe arrachant le pouvoir à une autre classe, est subtilement dilué.

Le problème de la révolution permanente

Bien entendu, la révolution prolétarienne est en même temps une révolution paysanne ; mais concevoir une révolution paysanne en dehors de la révolution prolétarienne est impossible actuellement. Nous avons parfaitement le droit de dire aux paysans que notre but est de créer une république ouvrière et paysanne, de même, que nous avons appelé le gouvernement de la dictature prolétarienne, après la révolution d’Octobre, "gouvernement ouvrier et paysan". Mais, loin d’opposer la révolution ouvrière et paysanne à la révolution prolétarienne, nous les assimilons l’une à l’autre. C’est la seule façon de poser la question comme il convient.

Ici, nous retombons en plein dans le problème dit de la "révolution permanente". Combattant cette théorie, les épigones en sont arrivés à rompre complètement avec le point de vue de classe. Il est vrai qu’après l’expérience du "bloc des quatre classes" en Chine ils sont devenus plus prudents. Mais leur confusionnisme n’a pu que s’accroître et ils font tout pour le communiquer à autrui.

Heureusement, par suite des événements, cette question est sortie du domaine des profondes méditations des professeurs en révolution qui travaillent sur les textes anciens. Il ne s’agit plus de souvenirs historiques, ni d’un choix de citations ; il s’agit d’une nouvelle expérience historique, grandiose, qui se développe sous les yeux de tous. Ici, deux points de vue s’affrontent sur le champ de la lutte révolutionnaire.

Les événements auront le dernier mot. On ne peut échapper à leur contrôle. Le communiste espagnol qui ne se rendra pas compte en temps utile de l’essentiel des questions liées à la lutte contre le "trotskisme" sera théoriquement désarmé devant les questions fondamentales de la révolution espagnole.

Qu’est-ce que l’ "hypertrophie" d’une révolution ?

Oui, Lénine a émis en 1905, à titre d’hypothèse, la formule d’une "dictature bourgeoise-démocratique du prolétariat et de la paysannerie". S’il existait un pays où l’on pouvait s’attendre a une révolution agraire démocratique spontanée précédant la conquête du pouvoir par le prolétariat, c’est bien la Russie, où le problème agraire dominait toute la vie nationale, où les soulèvements de paysans duraient depuis des dizaines d’années, où existait un parti agraire-révolutionnaire indépendant possédant une longue tradition et une large influence dans les masses. Et pourtant, même en Russie, il n’y eut pas de place pour une révolution intermédiaire entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne. En avril 1917, Lénine ne cessait de répéter à Staline, Kamenev et d’autres qui s’accrochaient encore à l’ancienne formule bolchevique de 1905 : "Il n’existe pas et il n’y aura pas d’autre "dictature démocratique" que celle de Milioukov-Tseretelli-Tchernov : la dictature démocratique est, par son essence même, une dictature de la bourgeoisie sur le prolétariat ; seule la dictature du prolétariat peut prendre la place de la "dictature démocratique". Quiconque invente des formules intermédiaires mitigées est un pauvre visionnaire ou un charlatan. Telle est la conclusion qu’a tirée Lénine de l’expérience vivante des révolutions de Février et d’Octobre. Nous nous maintenons intégralement sur la base de cette expérience et de ces conclusions.

Que signifie donc chez Lénine l’ "hypertrophie" de la révolution démocratique devenant une révolution socialiste ? Nullement ce que croient y discerner les épigones et les phraseurs de l’espèce des professeurs rouges. Il faut comprendre que la dictature du prolétariat ne coïncide pas du tout de façon mécanique avec la notion d’une révolution socialiste. La conquête du pouvoir par la classe ouvrière a lieu dans un milieu national déterminé, dans une période déterminée, et pour la solution de tâches déterminées. Dans les nations arriérées, certaines de ces tâches immédiates ont un caractère démocratique : émancipation de toute la nationalité échappant à l’esclavage impérialiste et révolution agraire, comme en Chine ; révolution agraire et émancipation des nationalités opprimées, comme en Russie. Nous voyons actuellement en Espagne la même chose, quoique dans une autre disposition. Lénine disait même que le prolétariat russe était arrivé au pouvoir en octobre 1917 avant tout comme agent de la révolution démocratique-bourgeoise. Le prolétariat vainqueur a commencé par résoudre des problèmes démocratiques et ce n’est que peu à peu, par la logique de son pouvoir, qu’il est parvenu à envisager les problèmes du socialisme : il n’a commencé sérieusement à résoudre la question de la collectivisation de l’économie agraire qu’à la deuxième année de sa venue au pouvoir. C’est ce que Lénine appela la transforma de la révolution démocratique en révolution socialiste. Ce n’est pas le pouvoir bourgeois qui se transforme par hypertrophie en pouvoir ouvrier-paysan, et ensuite prolétarien ; non, le pouvoir d’une classe ne se "transforme" pas en pouvoir d’une autre classe, on l’arrache les armes à la main. Mais, après que la classe ouvrière a conquis le pouvoir, les tâches démocratiques du régime prolétarien s’agrandissent inévitablement en tâches socialistes. Le passage organique, et par évolution, de la démocratie au socialisme n’est possible que sous la dictature du prolétariat. Voilà l’idée centrale de Lénine. Les épigones ont dénaturé tout cela, tout embrouillé, tout falsifié et empoisonnent aujourd’hui de leurs idées erronées la conscience du prolétariat international.

Deux variantes : l’opportunisme ou l’aventurisme

Il s’agit ici, répétons-le, non de subtilités académiques, mais des questions vitales de la stratégie révolutionnaire du prolétariat. Il est faux de dire qu’en Espagne se pose actuellement "la question d’une révolution ouvrière-paysanne". Il est faux de dire qu’en Espagne le moment est venu d’entreprendre une nouvelle révolution, c’est-à-dire une lutte immédiate pour la conquête du pouvoir. Non, la question qui se pose, c’est celle de la conquête des masses, dans le dessein de les affranchir de leurs illusions républicaines et de la confiance qu’elles accordent aux socialistes, afin de les grouper pour un mouvement révolutionnaire. La deuxième révolution viendra, mais ce sera la révolution du prolétariat entraînant à sa suite les paysans pauvres. Entre le régime bourgeois et la dictature du prolétariat il n’y aura de place pour aucune sorte de "révolution ouvrière-paysanne" comprise dans un sens particulier. Compter sur une telle révolution et y adapter sa politique, c’est ramener le prolétariat à un régime de Kuomintang, c’est-à-dire ruiner la révolution.

Les formules confusionnistes de la Pravda ouvrent deux voies que l’on a suivies, répétons-le, jusqu’au bout en Chine : la voie opportuniste et la voie de l’aventure.

Si aujourd’hui la Pravda ne se décide pas encore à "caractériser" la révolution espagnole comme une révolution ouvrière-paysanne, qui sait si ce ne sera pas fait demain quand Zamora-Tchang-Kaï-chek sera remplacé par le "fidèle" Wang-Jing-Weï - disons par cet homme de gauche qu’est Lerroux. Les sages professeurs, les Martynov, les Kuusinen [8] et compagnie ne décideront-ils pas que c’est bien là une république ouvrière et paysanne que "nous devons soutenir à condition que... " (formule de Staline en mars 1917) ou "soutenir entièrement" (formule de même Staline à propos du Kuomintang en 1925-1927) ?
Mais il existe encore une possibilité pour les aventuriers qui répond peut-être mieux à l’état d’esprit centriste d’aujourd’hui. L’éditorial de la Pravda dit que les masses espagnoles "commencent à diriger également leurs coups contre le gouvernement". Le parti communiste espagnol peut-il cependant lancer comme urgent le mot d’ordre du renversement du gouvernement actuel ? Dans sa savante étude, la Pravda déclare - nous l’avons entendu - qu’il s’agit avant tout d’accomplir une révolution ouvrière et paysanne. Si l’on comprend cette formule, non point comme une hypertrophie, mais comme un renversement du pouvoir, une nouvelle perspective apparaît, celle d’une aventure. Le faible parti communiste peut se dire à Madrid comme il s’est dit (ou comme on lui a commandé de se dire) en décembre 1927 à Canton : "Pour une dictature prolétarienne, nous ne sommes, bien entendu, pas encore mûrs ; mais, puisqu’il s’agit d’un degré intermédiaire, d’une dictature ouvrière et paysanne, essayons, même avec nos faibles forces, de provoquer un soulèvement peut-être en sortira-t-il quelque chose ! " En effet, il n’est pas difficile de le prévoir : quand on constatera qu’on a laissé criminellement échapper la première année de la révolution espagnole, les responsables de cette perte de temps fustigeront tant et plus leur personnel "exécutif" et pourront les lancer dans une tragique aventure du genre de celle de Canton [9].

Des " journées de juillet " en perspective

Dans quelle mesure ce danger est-il réel ? Au plus haut degré. Il tient aux conditions intrinsèques de la révolution même, qui donnent un caractère particulièrement sinistre aux réticences et au confusionnisme des chefs. La situation espagnole actuelle comporte la possibilité d’une nouvelle explosion des masses qui corresponde plus ou moins aux combats livrés en 1917 à Petrograd, combats qui sont entrés dans l’histoire sous le nom de "journées de juillet" ; si ces batailles n’ont pas abouti à la défaite de la révolution, c’est uniquement parce que la politique des bolcheviks était correctement tracée. Il est indispensable d’insister sur cette question brûlante pour l’Espagne.

Nous retrouvons le prototype des "journées de juillet" dans toutes les anciennes révolutions, à commencer par la Grande Révolution française, qui eurent des issues malheureuses, souvent catastrophiques. C’est une phase à prévoir dans le mécanisme d’une révolution bourgeoise, dans la mesure où la classe qui se sacrifie le plus pour faire réussir cette révolution, et qui en espère te plus, en reçoit le moins. La légitimité de ce processus est tout à fait claire. La classe possédante, ayant accédé au pouvoir par la révolution, tend à croire que celle-ci a ainsi accompli toute sa mission et ne se soucie plus que de prouver ses bonnes dispositions aux réactionnaires. La bourgeoisie "révolutionnaire" provoque l’indignation des masses populaires en prenant des mesures qui ont pour objet d’obtenir l’assentiment des classes dépossédées du pouvoir. Les masses sont rapidement déçues, bien avant que leur avant-garde ait eu le temps de se calmer après l’ardeur de la bataille révolutionnaire. Ceux qui sont à la tête du mouvement s’imaginent pouvoir, en portant un nouveau coup, parachever ou réparer ce qu’ils n’ont pas fait auparavant avec suffisamment de résolution. De là un élan vers une nouvelle révolution, non préparée, dépourvue de programme, qui ne connaît point de réserves, qui ne réfléchit pas aux conséquences possibles, D’un autre côté, la bourgeoisie parvenue au pouvoir semble attendre une montée brutale d’en bas pour tâcher d’en finir avec le peuple. Telle est la base sociale et psychologique d’une demi-révolution complémentaire qui, plus d’une fois dans l’histoire, a été le point de départ d’une contre-révolution victorieuse.

En 1848, les "journées de juillet" tombaient en France au mois de juin et prirent un caractère incomparablement plus grandiose et plus tragique qu’à Petrograd en 1917. Ce que l’on appela les "journées de juin" du prolétariat parisien était sorti avec une force irrésistible de la révolution de février. Les ouvriers de Paris qui s’étaient saisis du fusil en février ne pouvaient s’empêcher de réagir devant le contraste existant entre un programme mirifique et la pitoyable réalité, contraste intolérable qui, tous les jours, les atteignait au cœur comme au ventre. Le prolétariat n’avait ni plan établi, ni programme, ni direction : aussi les journées de juin 1848 ressemblèrent-elles à un réflexe, puissant, inévitable. Les ouvriers insurgés furent impitoyablement écrasés. Ainsi les démocrates frayèrent-ils la voie au bonapartisme.

L’explosion gigantesque de la Commune était, par rapport au coup d’Etat de septembre 1870, ce que furent les journées de juin à la révolution de février 1848. L’insurrection du prolétariat parisien en mars 1871 était moins que tout affaire de calcul stratégique. Elle était née d’une tragique combinaison de circonstances, complétée par une de ces provocations dans lesquelles la bourgeoisie française se montre si ingénieuse, quand la peur stimule sa malveillance. Avec la Commune de Paris, le réflexe de protestation du prolétariat contre le mensonge de la révolution bourgeoise s’est élevé pour la première fois au niveau d’une révolution prolétarienne, mais pour être abattu aussitôt après.

Actuellement, la révolution non sanglante, paisible, glorieuse, en train de se produire (cette série d’épithètes est toujours la même) prépare en Espagne, sous nos yeux, ses "journées de juin". Si l’on s’en tient au calendrier de la France, ou ses "journées de juillet", si l’on se reporte aux éphémérides de la Russie. Le gouvernement de Madrid, nageant dans une phraséologie qui semble souvent traduite du russe, promet de larges mesures contre le chômage et contre la misère des agriculteurs, mais n’ose toucher à aucun des vieilles plaies sociales. Les socialistes du gouvernement de coalition aident les républicains à saboter les tâches de la révolution. Le chef de la Catalogne, qui est la partie la plus industrialisée et la plus révolutionnaire de l’Espagne, annonce dans ses sermons le royaume millénaire d’une société où il n’y aura plus ni nations ni classes opprimées, mais ne lèverait pas le petit doigt pour aider le peuple à se débarrasser effectivement des chaînes anciennes les plus odieuses. Macia [10] se cache derrière le gouvernement de Madrid qui, à son tour, se cache derrière l’Assemblée constituante. Comme si la vie s’était arrêtée en attendant la réunion de cette assemblée ! Et comme s’il n’était pas clair d’avance que les prochaines Cortès ne seront que la reproduction en plus grand du Bloc républicain-socialiste, lequel ne se soucie que de maintenir toutes choses telles qu’elles étaient auparavant ! Est-il difficile de prévoir la montée fiévreuse de l’indignation des ouvriers et des paysans ? Un désaccord entre la marche des masses dans le cours de la révolution et la politique des nouvelles classes dirigeantes, telle sera la source du conflit insoluble qui, dans son développement ultérieur, ruinera la première révolution, celle d’avril, ou en amènera une autre.

Si le parti bolchevique s’était obstiné à considérer comme "inopportun" le mouvement qui se produisit à Petrograd en juillet, s’il avait tourné le dos aux masses, cette demi-insurrection serait inévitablement tombée sous la direction fragmentée et non concertée des anarchistes, d’aventuriers, de ceux qui n’expriment que par hasard la révolte des masses ; et, baignant son sang, elle se serait épuisée en convulsions stériles. Mais si, en revanche, le parti, s’étant mis à la tête du mouvement, avait renoncé à juger de la situation dans son ensemble et s’était laissé entraîner dans la voie des batailles décisives, l’insurrection, sans aucun doute, eût pris une audacieuse ampleur ; soldats et paysans, sous la direction des bolcheviks, en juillet, se seraient emparés pour quelque temps du Pouvoir à Petrograd : ils n’auraient réussi ainsi qu’à préparer l’écrasement de la révolution ! C’est seulement grâce à une direction juste que le parti bolchevique a su écarter les fatals dangers qui se présentaient sous ces deux aspects : les journées de juin 1848 ou bien celles que vécut la Commune de Paris en 1871. Le coup porté aux masses et au parti en juillet 1917 fut très sensible, mais il ne fut pas décisif. On compta les victimes par dizaines, mais non point par dizaines de milliers. La classe ouvrière sortit de l’épreuve sans avoir été décapitée de sa direction, sans avoir trop versé son sang. Elle conservait intacts ses cadres de militants. Ceux-ci avaient beaucoup appris et devaient, en octobre, conduire le prolétariat à la victoire.

C’est précisément du point de vue des "journées de juillet" qu’apparaît l’extrême péril de cette conception fictive d’une révolution "transitoire", mitigée, qui, prétend-on, s’imposerait pour l’instant en Espagne.
La lutte pour la conquête des masses et des juntes ouvrières
L’opposition de gauche a le devoir de déceler, de dénoncer impitoyablement et de déconsidérer à tout jamais, dans la conscience de l’avant-garde prolétarienne, la formule d’une certaine "révolution ouvrière et paysanne" qui se distinguerait de la révolution bourgeoise comme de la révolution prolétarienne. Communistes d’Espagne, n’y croyez pas ! Il n’y a là qu’illusion et tromperie. C’est un subterfuge diabolique au moyen duquel on vous mettrait demain la corde au cou. N’y croyez point, Espagnols appartenant à l’avant-garde ouvrière ! Méditez les leçons de la révolution russe et celles que vous ont données, par leurs défaites, les épigones. La perspective qui s’ouvre à vous est celle d’une lutte pour la dictature du prolétariat. Pour venir à bout de cette tâche, vous devez grouper étroitement autour de vous la classe ouvrière et soulever, à l’aide de cette classe, des millions de paysans pauvres. C’est une besogne de géants. Vous tous, communistes d’Espagne, portez l’incalculable responsabilité de la révolution. Vous n’avez pas à fermer les yeux sur votre faiblesse ni à vous bercer d’illusions. La révolution ne fait nul cas des phrases. Elle met tout à l’épreuve et elle éprouve par le sang. Pour renverser la domination de la bourgeoisie, il ne peut y avoir que la dictature du prolétariat. Il n’est pas, il n’y aura pas, il ne peut y avoir de révolution "transitoire", plus "simple", plus "économique", plus accessible, compte tenu de vos forces. L’histoire n’imaginera pas pour vous une dictature intermédiaire, une dictature de deuxième qualité, une dictature au rabais. Quand on vous parle de cette dictature-là, on vous trompe. Préparez-vous pour la dictature du prolétariat, préparez-vous sérieusement, obstinément, infatigablement !

Cependant, la tâche immédiate des communistes espagnols n’est pas de s’emparer du pouvoir ; elle est de conquérir les masses ; cette lutte, pour la période la plus proche, va se dérouler sur la base de la république bourgeoise et, dans une très large mesure, sous des mots d’ordre démocratiques. La création de juntes ouvrières (soviets) s’impose avant tout, sans aucun doute. Mais il serait absurde d’opposer les juntes aux mots d’ordre démocratiques. La lutte engagée contre les privilèges de l’Eglise, contre la puissance abusive des ordres religieux et des couvents - lutte purement démocratique - a provoqué en mai, dans les masses, une effervescence [11] dont on aurait pu profiter pour élire des députés ouvriers ; malheureusement, on a laissé échapper l’occasion.

Les juntes, dans la phase actuelle, se présentent comme la forme organisée d’un front unique prolétarien, tant pour les grèves que pour l’expulsion des jésuites et pour la participation. aux élections des Cortès, pour établir la liaison avec les soldats comme pour soutenir le mouvement paysan. C’est seulement par des juntes englobant les formations essentielles du prolétariat que les communistes peuvent assurer leur hégémonie sur cette classe et, par conséquent, dominer la révolution. C’est seulement dans la mesure où grandira l’influence des communistes sur la classe ouvrière que les juntes deviendront des organes de lutte pour la conquête du pouvoir. A l’une des étapes ultérieures - nous ne savons encore laquelle -, les juntes, devenues les organes du pouvoir du prolétariat, se trouveront en conflit déclaré avec les institutions démocratiques de la bourgeoisie. Alors seulement sonnera la dernière heure de la démocratie bourgeoise.
Chaque fois que les masses sont entraînées dans une lutte, elles ressentent invariablement - elles ne peuvent se dispenser de ressentir - le pressant besoin d’une organisation autorisée, qui s’élève au-dessus des partis, des fractions, des sectes, et qui soit capable d’unir tous les ouvriers dans une seule et même action. C’est sous cette forme que doivent se manifester les juntes élues par les ouvriers. Il faut que l’on sache suggérer ce mot d’ordre à la masse au moment opportun ; or, les moments favorables, au temps présent, s’offrent à chaque pas. Mais si l’on oppose le mot d’ordre des soviets, compris en tant qu’organes de la dictature du prolétariat, aux réalités de la lutte actuelle, on place ce mot d’ordre, comme une chose sacrée, au-dessus de l’histoire, on le suspend comme une icône au-dessus de la révolution ; les dévots pourront se prosterner devant la Sainte image ; les masses révolutionnaires ne la suivront jamais.

Du rythme de la révolution espagnole

Mais reste-t-il assez de temps pour appliquer la bonne tactique ? Ne serait-il pas trop tard ? N’aurait-on pas laissé passer tous les délais ?
Il est extrêmement important de définir exactement le rythme sur lequel se développe la révolution - sinon pour fixer la grande ligne stratégique, du moins pour déterminer la tactique. Car, si la tactique est mauvaise, la meilleure des stratégies peut conduire à une catastrophe. Bien entendu, il est impossible de conjecturer du rythme en question pour une longue période. C’est au cours de la lutte qu’il convient de procéder aux vérifications, et d’après les symptômes les plus divers. D’ailleurs, au cours des événements, le rythme peut se modifier brusquement. Encore faut-il avoir sous les yeux une certaine perspective pour y apporter les retouches indispensables, au fur et à mesure de l’expérience.

La Grande Révolution française a eu besoin de plus de trois années pour parvenir à son point culminant : la dictature des jacobins. La révolution russe est arrivée en huit mois à la dictature des bolcheviks. En ceci nous constatons une énorme différence de rythmes. Si, en France, les événements s’étaient développés d’une façon plus rapide, les jacobins n’auraient pas eu le temps de former leur parti, étant donné qu’ils n’existaient pas à la veille de la révolution. Voilà un des facteurs qui règlent le rythme. Mais il en est d’autres qui sont probablement plus décisifs.

La révolution russe de 1917 a été précédée par celle de 1905, que Lénine appelait une répétition générale. Tous les éléments de la deuxième révolution et de la troisième étaient depuis longtemps préparés, de sorte que ceux qui prirent part à la lutte n’eurent plus à avancer que comme sur une piste toute tracée dans la neige. Ainsi fut extrêmement accélérée la montée de la révolution vers son point culminant.

Quoi qu’il en soit, on doit penser que, en 1917, ce qui décida du rythme de la révolution, ce fut la guerre. La question agraire aurait pu être différée de quelques mois, voire d’un an ou deux. Mais la question de la mort dans les tranchées ne permettait plus d’atermoiements. Les soldats disaient : "Que ferais-je de la terre si je n’existe plus ?" La poussée de douze millions de soldats accéléra de façon formidable la révolution. Sans la guerre, malgré la répétition générale de 1905, malgré l’existence du parti bolchevique, la période d’ouverture de la révolution, avant l’intervention des nôtres, aurait pu durer plus de huit mois, peut-être un an, peut-être deux ans et même davantage.
Ces considérations générales sont importantes pour tenter de prévoir le rythme possible du développement des événements en Espagne. La jeune génération de ce pays n’a point connu de révolution, n’a pas procédé à une "répétition générale". Le parti communiste était très faible quand il a commencé à prendre part aux événements. L’Espagne n’est pas en guerre et ses paysans ne s’entassent pas par millions dans des casernes et des tranchées, n’ont pas à craindre d’être massacrés. L’ensemble de ces circonstances nous force à prévoir un cours plus lent et nous permet par conséquent d’espérer que le parti disposera de plus de temps pour se préparer à la conquête du pouvoir.
Mais certains facteurs agissent en sens contraire et sont susceptibles de provoquer des tentatives prématurées de bataille décisive, lesquelles signifieraient la défaite de la révolution : le parti communiste est faible et la poussée de l’élément populaire n’en est que plus forte, les traditions anarcho-syndicalistes agissent dans le même sens, et enfin l’orientation erronée de l’Internationale communiste ouvre toutes les issues à des manifestations brutales de l’esprit d’aventure.
La conclusion à tirer de ces analogies historiques est claire : si la situation en Espagne (où il n’existe pas de traditions révolutionnaires toutes neuves, où il n’y a pas de parti communiste solide et qui n’est pas en guerre) exige, selon toute vraisemblance, que la dictature du prolétariat n’apparaisse normalement que bien plus tard qu’en Russie, il est des circonstances qui aggravent singulièrement, pour la révolution, le risque d’avorter.

La faiblesse du communisme espagnol, qui résulte d’une politique officielle erronée, le rend tout à fait capable d’adopter les conclusions les plus dangereuses sur la base de directives trompeuses. Le faible n’aime guère constater sa faiblesse, il craint toujours de prendre du retard, s’exaspère et cherche à prendre les devants. En particulier, les communistes espagnols peuvent avoir à redouter les Cortès.
En Russie, l’Assemblée constituante, dont la bourgeoisie avait différé la convocation, se réunit après le dénouement définitif de la crise et fut dissoute sans peine. Les Cortès constituantes se réunissent à un stade moins avancé de la révolution. Les communistes, en supposant qu’ils aient accédé aux Cortès, n’y seront qu’une minorité insignifiante. De cette réflexion, il n’y a pas loin à l’idée qu’il faut tenter de renverser le plus tôt possible les Cortès, en utilisant n’importe quelle initiative des masses populaires. Ce serait se lancer dans l’aventure ; on ne résoudrait pas ainsi le problème du pouvoir ; au contraire, on refoulerait bien loin en arrière la révolution, et il est probable qu’elle en aurait la colonne vertébrale brisée. Le prolétariat ne pourra arracher le pouvoir à la bourgeoisie que si la majorité des ouvriers s’adonne passionnément à cette tâche et si les exploités, dans l’ensemble de la population, font en majorité confiance au prolétariat.

En ce qui concerne précisément les institutions parlementaires de la révolution, les camarades espagnols doivent moins tenir compte de l’expérience russe que de la Grande Révolution française. La dictature des jacobins a été précédée par trois assemblées parlementaires. Ce furent trois degrés par lesquels les masses montèrent jusqu’à la dictature des jacobins. Il est stupide d’imaginer - comme le font les républicains et les socialistes de Madrid - que les Cortès mettront un point final à la révolution. Non. Effectivement, elles ne peuvent que donner une nouvelle impulsion au mouvement révolutionnaire, lui assurant en même temps une évolution mieux réglée. Cette perspective est d’une extrême importance pour quiconque veut s’orienter dans le cours des événements et éviter les accès de nervosité comme l’esprit d’aventure.

Bien entendu, il ne s’agit pas, pour les communistes de freiner la révolution. Il est encore moins question pour eux de se tenir à l’écart des mouvements et des manifestations de masses dans les villes et dans les campagnes. Pareille politique reviendrait à ruiner le parti, dont la tâche n’est encore que de conquérir la confiance des masses révolutionnaires. C’est uniquement en se plaçant à la tête des ouvriers et des soldats en lutte que les bolcheviks ont réussi, en juillet, à épargner aux masses une catastrophe.

Si les circonstances objectives et la perfidie de la bourgeoisie avaient imposé au prolétariat une bataille décisive dans des conditions défavorables, les communistes auraient, certes, pris leur place aux premiers rangs des combattants. Un parti révolutionnaire préférera toujours s’exposer à une défaite avec sa classe plutôt que de rester à l’écart, en s’occupant de donner des leçons de morale et en laissant les ouvriers sans direction face aux baïonnettes de la bourgeoisie. Un parti écrasé dans la bataille trouvera son refuge au fin fond des cœurs, dans les masses, et, tôt ou tard, prendra sa revanche ; mais un parti qui se serait écarté de sa classe à l’heure du danger ne ressusciterait jamais. Les communistes espagnols ne se trouvent cependant pas devant ce dilemme tragique. Au contraire, il y a toute raison de penser que la honteuse politique du socialisme au pouvoir et le pitoyable affolement de l’anarcho-syndicalisme pousseront de plus en plus les ouvriers vers le communisme ; on peut estimer que le parti - si sa politique est juste - aura assez de temps pour se préparer et pour conduire le prolétariat à la victoire.

Pour la cohésion des rangs communistes

Un des crimes les plus pernicieux de la bureaucratie stalinienne a été de provoquer systématiquement la scission dans les rangs peu nombreux des communistes espagnols, scission que n’imposaient point les événements de la révolution en Espagne, mais qui indiquaient d’avance les directives de ladite bureaucratie, seulement préoccupée de sauvegarder ses propres positions. Toute révolution pousse le prolétariat vers l’extrême-gauche. En 1917, toutes les tendances, tous les groupes proches des bolcheviks, même ceux qui les avaient précédemment combattus, fusionnèrent avec ces derniers. Le parti grandit rapidement ; mais ; en outre, il avait une vie interne intense. D’avril à octobre, et plus tard, pendant les années de guerre civile, la lutte des tendances et des groupements dans le parti bolchevique atteignit, à certains moments, la plus grande acuité. Mais pas de scissions ; même pas d’exclusions individuelles. La puissante pression des masses donna de la cohésion au parti. La lutte qui se livra à l’intérieur fut pour lui éducative, elle lui découvrit les voies qu’il devait suivre. A travers ces conflits, tous les membres du parti acquirent de l’assurance, furent profondément convaincus de la justesse de la politique appliquée par les leurs et de la sûreté de la direction révolutionnaire. C’est uniquement cette conviction des militants bolcheviques de base, acquise par l’expérience et la lutte idéologique, qui permit aux dirigeants de jeter dans la bataille l’ensemble du parti au moment opportun. Et c’est seulement quand le parti est absolument sûr de sa politique qu’il peut inspirer de la confiance aux masses. Des groupements artificiellement formés d’après des exigences de l’extérieur, l’impossibilité de mener ouvertement et honnêtement une discussion idéologique, les amis traités en ennemis, la création de légendes qui favorisent la scission dans les rangs communistes, tels sont les obstacles qui paralysent actuellement le parti communiste espagnol. Ce parti doit s’arracher à l’emprise bureaucratique qui le condamne à l’impuissance.

Il convient de rassembler les rangs communistes sur la base d’une discussion ouverte et honnête. Il faut préparer un congrès d’unification du parti communiste espagnol.

La situation est compliquée par ce fait que la bureaucratie officielle de Staline, peu nombreuse et faible, mais aussi les groupements organisés d’opposition, exclus formellement de l’Internationale communiste - fédération catalane et groupe autonome de Madrid -, sont dépourvus d’un clair programme d’action. Pis encore, ils ont été gagnés par les préjugés qu’ont si largement répandus en ces dernières années, en huit ans, les épigones du bolchevisme. Sur la question d’une révolution "ouvrière et paysanne", d’une "dictature démocratique", et même d’un "parti ouvrier et paysan", les oppositionnels de Catalogne ne répondent point avec la netteté souhaitable. Le danger n’en est que plus grand. Si l’on veut refaire l’unité des rangs communistes, il faut combattre la corruption idéologique et les falsifications du stalinisme.

Telle est la tâche de l’opposition de gauche. Mais encore faut-il dire ici la vérité : l’Opposition ne s’est presque pas encore occupée de résoudre ce problème. Il faut constater que les camarades espagnols qui adhèrent à l’opposition de gauche n’ont même pas créé encore leur organe de presse ; cette omission est impardonnable et la révolution ne laissera certainement pas cette faute impunie. Nous savons dans quelles conditions difficiles se sont trouvés nos camarades d’idées : ils ont connu d’incessantes poursuites policières du temps de Primo de Rivera, puis sous Berenguer et sous Zamora. Le camarade Lacroix, par exemple, ne sort de prison que pour y retourner [12] . L’appareil de l’internationale communiste, impuissant quand il s’agit de diriger la révolution, s’entend fort bien à persécuter et à calomnier. Tout cela gêne beaucoup notre travail. Cependant, nous devons nous acquitter de notre tâche. Il faut rassembler les forces de l’opposition de gauche dans tout le pays, créer une revue et un bulletin, grouper la jeunesse ouvrière, fonder des cercles et militer pour l’unification des communistes sur la base d’une politique marxiste.

Notes

[1] Cette brochure est tout entière consacrée aux "dangers intérieurs" dans le mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire à la politique du P.C. espagnol. Une semaine auparavant - mais Trotsky ne le savait pas encore - l’exécutif de l’I.C. avait adressé aux communistes espagnols une "lettre ouverte" qui établissait leurs tâches pour la période. Elle leur reprochait notamment de n’avoir pas compris "le caractère démocratique-bourgeois" de la révolution et le "rôle dirigeant" du P.C.E. Elle appelait les communistes espagnols à lutter pour la construction de soviets en utilisant la résistance qu’opposeraient dirigeants socialistes et anarcho-syndicalistes, "afin de démontrer le caractère contre-révolutionnaire de l’anarcho-syndicalisme et du réformisme espagnol". Elle précisait que "dans aucune circonstance", le P.C.E. ne devait conclure d’alliances, "même momentanées" avec aucune autre force politique.

[2] Ce sont les staliniens américains qui font le plus de zèle. Il est difficile d’imaginer quelle colonnes d’Hercule atteignent la vulgarité et la bêtise des fonctionnaires payés pour dire de telles sottises sans être contrôlés par personne. (Note de Trotsky).

[3] Envoyé spécial en Espagne pendant quelques semaines, le dirigeant communiste français Gabriel Péri s’était distingué en effet par le ton et le contenu des dépêches qu’il adressait notamment en tant que correspondant à l’Humanité et à la Pravda. Ainsi, dans cette dernière, le 1° avril : "Selon des informations de Londres, des soviets révolutionnaires se sont créés à Barcelone. Les organisations révolutionnaires ont décrété la grève générale".

[4] Le 15 mai, 17 militants de l’Opposition avaient été arrêtés à Madrid.

[5] Le relatif succès républicains lors des élections municipales, malgré la préparation soigneuse des monarchistes, avait précipité le départ du roi.

[6] L’opposition de gauche ne possède pas de presse quotidienne. Nous en sommes réduits à développer dans des lettres privées des idées qui devraient former le contenu d’articles quotidiens. Nous donnons en appendice à cette étude, dans l’ordre chronologique, des extraits de nos lettres-articles. (Note de Trotsky)

[7] Le groupe italien Prometeo (bordiguiste) repousse globalement les mots d’ordre démocratiques-révolutionnaires pour tous les pays et tous les peuples. Ce doctrinarisme de sectaires, qui coïncide pratiquement avec la position des staliniens, n’a rien de commun avec la position des bolcheviks-léninistes. L’opposition internationale de gauche doit rejeter toute apparence de responsabilité pour cet ultra-gauchisme infantile. L’expérience toute récente de l’Espagne montre que les mots d’ordre de la démocratie politique joueront sans aucun doute un rôle extrêmement important dans la ruine du régime de la dictature fasciste en Italie. Entrer dans révolution espagnole ou italienne avec le programme de Prometeo, c’est la même chose que de se lancer à l’eau les mains liées derrière le dos : le nageur risque fort de se noyer. (Note de Trotsky)

[8] En Chine, après la "défection" de Tchang Kai-chek, les théoriciens de l’Internationale avaient aussitôt reconnu la nouvelle "direction" de la révolution chinoise en son rival, chef de file du "Kuomintang de gauche", Wang-Jing-Wei, lequel devait d’ailleurs suivre son exemple à quelques mois d’intervalle. Lerroux était le chef du parti radical en Espagne, et Kuusinen un communiste finlandais membre de la direction de l’I.C.

[9] L’insurrection de Canton, en décembre 1927, télécommandée par l’Internationale communiste au terme de plusieurs années de collaboration avec le mouvement bourgeois nationaliste et en plein reflux du mouvement révolutionnaire, avait permis d’héroïques communiqués mais constitué en fait une sanglante défaite.
[10] Le colonel Macia était un dirigeant catalaniste et chef du gouvernement de la Généralité catalane.

[11] Le 11 mai 1931, à la suite de rumeurs concernant un complot monarchiste, des manifestations de rue à Madrid, puis dans d’autres villes, avaient abouti à des incendies d’églises et de couvents.

[12] Lacroix, secrétaire général de l’Opposition de gauche espagnole avait été libéré en avril après 10 mois d’emprisonnement. Il faisait partie des militants incarcérés le 15 mai.

Léon Trotsky, Pour un manifeste de l’Opposition sur la révolution espagnole, 18 juin 1931 :

Chers Camarades [1] ,

Le cours des événements place aujourd’hui à l’ordre du jour une question grandiose sur laquelle l’opposition de gauche peut et doit dire son mot je veux parler de la révolution espagnole. Cette fois, il ne s’agit pas d’une critique après coup [2] ; il s’agit, pour l’opposition de gauche internationale, d’intervenir activement dans les événements afin d’éviter la catastrophe.

Les forces dont nous disposons sont minces. Mais l’avantage d’une situation révolutionnaire consiste précisément en ce qu’un groupe, même peu nombreux, peut, dans un court laps de temps, devenir une grande force à condition de savoir formuler des pronostics exacts et lancer à temps des mots d’ordre justes. Je ne fais pas allusion ici seulement à notre section espagnole, directement entraînée par les événements, mais à l’ensemble de nos sections, car plus la révolution progressera et plus elle attirera l’attention des ouvriers du monde entier. La vérification des lignes politiques se fera sous les yeux de l’avant-garde prolétarienne mondiale [3] . Si nous sommes vraiment l’aile gauche, si notre force provient véritablement de notre conception révolutionnaire juste, nous devrons la montrer de façon particulièrement claire dans le cadre d’une situation révolutionnaire. Si nous sommes vraiment des internationalistes, c’est à l’échelle internationale que nous devons accomplir ce travail.

Il nous faut poser nettement deux questions fondamentales

1. la question du caractère général de la révolution espagnole et la ligne stratégique qui en découle,

2. la question de l’utilisation tactique juste des mots d’ordre démocratique et des possibilités parlementaires et révolutionnaires.
J’ai essayé de dire l’essentiel sur ces deux questions dans mon dernier travail sur l’Espagne. Je ne veux ici que me prononcer brièvement sur l’ensemble des questions sur lesquelles nous devons passer à l’offensive contre toute la ligne de l’Internationale communiste.
Faut-il s’attendre en Espagne à une révolution intermédiaire entre la révolution républicaine déjà accomplie et la future révolution prolétarienne, une prétendue "révolution ouvrière et paysanne" avec "une dictature démocratique" ? Oui ou non ? Toute la ligne stratégique est déterminée par la réponse que l’on donne à cette question. Le parti espagnol officiel est enfoncé jusqu’au cou dans une confusion idéologique totale sur cette question, confusion qui a été répandue et l’est encore par les épigones et qui trouve son expression dans le programme de l’Internationale communiste [4]. Nous tenons là la possibilité de démasquer au jour le jour, devant l’avant-garde prolétarienne, à la lumière des faits vivants, tout le vide, tout le non-sens et en même temps l’effroyable danger que constitue cette fiction d’une révolution mixte et intermédiaire.

Les camarades dirigeants de toutes les sections doivent avoir constamment à l’esprit que c’est nous, précisément en tant que gauche, qui devons nous placer sur une base scientifique solide. Le dilettantisme avec les idées, le charlatanisme journalistique dans le style des Landau et compagnie, sont contraires à l’essence même de ce que doit être une fraction révolutionnaire prolétarienne. Il nous faut étudier les questions fondamentales de la révolution de la même façon que les ingénieurs étudient la résistance des matériaux, ou les médecins l’anatomie et la pathologie [5]. Le problème de la révolution permanente est devenu actuellement, grâce aux événements d’Espagne, le problème central de l’opposition internationale de gauche.

Les questions des mots d’ordre démocratiques, de l’utilisation des élections puis des Cortès, sont des questions de tactique révolutionnaire qui sont subordonnées à la question générale de la stratégie. Mais les meilleures formules stratégiques ne valent rien. Si l’on ne trouve pas à chaque moment une solution tactique pour elles. Sous cet angle, les choses se présentent très mal en Espagne. Les journaux français donnent une information suivant laquelle le dirigeant de la fédération catalane, Maurin, aurait déclaré, lors de sa conférence à Madrid, que son organisation ne participerait pas aux élections, parce qu’elle ne croyait pas à leur "sincérité". Est-il possible que ce soit vrai ? Cela signifierait que Maurin aborde les problèmes de la tactique révolutionnaire non du point de vue de la mobilisation des forces du prolétariat, mais du point de vue de la morale et du sentimentalisme petit-bourgeois. Il y a deux semaines, j’aurais pensé que la presse bourgeoise racontait des bêtises, mais, après avoir pris connaissance de la plate-forme de la fédération catalane, je suis bien obligé d’admettre que cette information, si énorme soit-elle, n’est tout de même pas impossible et qu’il ne faut pas l’exclure d’emblée.
Sur cette ligne, il faut déclencher dans nos propres rangs une lutte impitoyable. Il est tout à fait absurde et indigne de se quereller avec différents groupes au sujet des fonctions, des droits, des prérogatives du Secrétariat au moment où nous n’avons avec les groupes en question aucune base commune sur le terrain des principes. Je pense avant tout au groupe Prometeo qui est en désaccord avec les bolcheviks-léninistes sur toutes les questions fondamentales de la stratégie et de la tactique. Il ne faut permettre à personne de dissimuler ces divergences profondes sous de tapageuses querelles sur le terrain de l’organisation et grâce à des alliances sans principes qui dégénèrent inévitablement en intrigues de couloirs [6] .

Après l’expérience russe, la question des mots d’ordre démocratiques dans la révolution a été de nouveau posée dans le cours de la lutte en Chine. Mais les sections européennes n’ont pas toutes eu la possibilité de suivre chaque étape de la lutte. De ce fait, la discussion sur ces questions a revêtu pour certains camarades et mêmes pour certains groupes un caractère presque académique. Mais ces questions sont aujourd’hui l’incarnation même de la lutte, de la vie. Pouvons-nous permettre qu’on nous lie pieds et poings pendant que s’opère un tournant historique de cette importance ? De même qu’au cours du conflit sino-russe qui menaçait de déclencher la guerre nous ne pouvions nous perdre en discussions sur la question de savoir s’il fallait soutenir l’Union soviétique ou Tchang Kaï-chek, de même, aujourd’hui, face aux événements espagnols, nous ne pouvons admettre de porter une responsabilité, même indirecte, pour les superstitions sectaires et semi-bakouniniennes de certains groupes [7].

Mes propositions pratiques se résument ainsi :

1. Toutes les sections doivent placer à l’ordre du jour les problèmes de la révolution espagnole.

2. Les directions de nos sections doivent créer des commissions spéciales qui auraient pour tâche de recueillir des matériaux afin d’approfondir ces questions, et surtout de suivre attentivement l’activité des partis officiels et la façon dont ils posent les problèmes de la révolution espagnole.

3. Tous les documents importants du communisme espagnol - de toutes ses tendances - doivent être régulièrement communiqués, au moins sous forme d’extraits, à la connaissance de toutes nos sections nationales [8].

4. Après une préparation nécessaire, chaque section nationale de l’Opposition doit déclencher l’attaque contre la politique de l’Internationale communiste dans la révolution espagnole. Cette offensive peut revêtir des formes diverses : articles de journaux, résolutions, critiques, lettres ouvertes, interventions dans les réunions, travail individuel et par groupes, etc. Mais toutes ces formes doivent être rigoureusement coordonnées.

5. A la suite d’un certain travail préparatoire, tant des sections nationales que du Secrétariat international, il est indispensable d’élaborer un Manifeste de la gauche internationale sur la révolution espagnole, qui doit être réalisé de la manière la plus concrète et en collaboration étroite avec la section espagnole [9]. Il faudra donner à ce manifeste la diffusion la plus large possible.

Telles sont mes propositions concrètes- Je vous prie de les discuter et d’envoyer en même temps copie de cette lettre à toutes les sections nationales afin que la discussion se poursuive simultanément dans toutes les sections.

Notes

[1] Lettre publiée d’abord dans The Militant, 18 juillet 1931 La Révolution espagnole au jour le jour. Cette lettre, adressée au secrétariat international, constitue la première d’une série de lettres du même type faisant le point sur la situation espagnole et les tâches. Désormais suffisamment éclairé grâce à la correspondance avec Nin, Trotsky pense qu’il faut passer à l’action.

[2] Allusion à la révolution chinoise, où ce n’est qu’à la veille des événements décisifs que l’opposition de gauche russe s’était décidée à faire connaître sa position, et seulement parmi les cadres du parti. La réalité de la politique stalinienne en Chine ne sera connue qu’après coup des militants, à travers les écrits de l’opposition de gauche.

[3] Trotsky pense que si l’opposition de gauche internationale développe largement, partout, sa ligne pour l’Espagne, les militants auront la possibilité de comparer les deux lignes, celle de l’Opposition et celle de l’I.C. et choisiront en fonction des résultats.

[4] Voir la "Critique du projet de programme de l’I C.". Grâce à l’imagination et à l’habileté d’oppositionnels russes, ce texte avait été distribué aux délégués du 6° congrès de l’I.C. C’est ainsi que l’Américain James P. Cannon et le Canadien Maurice Spector, dirigeants de leurs P. C. respectifs, devaient être gagnés aux idées de l’opposition de gauche.

[5] Trotsky oppose ici la méthode "journalistique", impressionniste, à la méthode "scientifique". Malheureusement, il ne disposait, pour une étude "scientifique", que de matériaux d’origine "journalistique" d’où son insistance pour que ses camarades espagnols rassemblent et élaborent une documentation permettant un travail sérieux.

[6] Trotsky fait ici allusion aux séquelles de la scission de la section allemande et à la polémique avec K. Landau, ainsi qu’avec les bordiguistes italiens de la "fraction de gauche", qui occupaient une grande place dans les bulletins intérieurs de l’Opposition.

[7] C’est sur la question du "chemin de fer mandchourien" et du conflit sino-russe que Trotsky devait rompre avec Hugo Urbahns, ancien dirigeant du P. C. allemand, animateur, depuis son exclusion, du Leninbund qui constitua pendant quelque temps une véritable organisation communiste d’opposition en Allemagne.

[8] Le Bulletin intérieur international, n° 9-10 d’août 1931, allait être presque intégralement consacré aux questions espagnoles, avec des documents émanant de la C.N.T., du P.C.E., etc.

[9] Ce manifeste ne devait jamais voir le jour et Trotsky devait tenir rigueur à ses camarades espagnols de n’avoir pas créé les conditions de son élaboration, ainsi qu’à Mill, du S.I., qui n’avait pris aucune initiative en ce sens.

Léon Trotsky, Le confusionnisme de Maurin et la question catalane [1], 8 juillet 1931 :

Le plus nuisible, le plus dangereux et même le plus néfaste, serait que dans l’esprit des ouvriers de Catalogne, d’Espagne et du monde entier, se renforce l’idée que nous sommes solidaires de la politique de la Fédération catalane, que nous en portons la responsabilité, ou, du moins, que nous sommes plus proches d’elle que du groupe centriste [2]. Les staliniens s’emploient de toutes leurs forces à présenter les choses de cette façon. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas combattu là-dessus avec assez de vigueur. Il est d’autant plus urgent et important de dissiper ce malentendu qu’il nous compromettrait terriblement et entraverait le succès des ouvriers catalans et espagnols.

Bien entendu, c’est d’abord à nos partisans en Catalogne même qu’il revient de dénoncer la Fédération catalane. Ils doivent se manifester par une critique claire, ouverte, précise, une critique qui ne taise rien sur la politique de Maurin, ce mélange de préjugés petits-bourgeois, d’ignorance, de "science" provinciale et de coquinerie politique.
Aux élections aux Cortès, la Fédération a recueilli près de 10 000 voix. Ce n’est pas beaucoup, mais, au cours d’une période révolutionnaire, une organisation véritablement révolutionnaire est capable de grandir vite. Il y a pourtant une circonstance qui amoindrit considérablement le poids de ces 10 000 voix : la Fédération catalane a obtenu moins de voix aux élections aux Cortès qu’aux élections municipales à Barcelone, le centre le plus important. Ce fait, à première vue mineur, a en tant que symptôme une signification énorme. Il démontre que, pendant que se manifeste encore dans les coins les plus retirés du pays un afflux, d’ailleurs faible, des ouvriers vers la Fédération, à Barcelone, la confusion de Maurin n’attire pas les ouvriers, mais au contraire les éloigne. Bien entendu, la faillite inévitable de Macia peut bénéficier à Maurin en tant que failli de seconde zone. Mais l’impuissance même de l’actuelle direction de la Fédération est totalement démontrée par les élections aux Cortès : il faut vraiment un talent particulier pour parvenir à ne pas accroître son influence à Barcelone pendant les trois premiers mois de la révolution !

Que représente la Fédération dans le langage de la politique révolutionnaire ? Est-ce une organisation communiste ? Et quelle organisation communiste : de droite, de gauche, ou du centre ? Il est hors de doute que ce sont des ouvriers révolutionnaires, des communistes en puissance, qui votent pour la Fédération. Mais ils n’ont dans la tête aucune clarté. D’où leur viendrait-elle, puisqu’ils sont dirigés par des confusionnistes ? Dans ces conditions, les ouvriers les plus hardis, les plus décidés, les plus conséquents, ne peuvent, inévitablement, que se précipiter du côté du parti officiel. Ce dernier n’a obtenu à Barcelone que 170 voix et un peu moins de 1 000 pour l’ensemble de la Catalogne. Mais il ne faut pas croire que ce sont les plus mauvais éléments. Au contraire, la plupart pourraient être avec nous, et le seront quand nous déploierons notre drapeau.

Au début de la révolution de 1917, la majorité des organisations social-démocrates russes étaient encore communes et comprenaient dans leurs rangs bolcheviks, mencheviks, conciliateurs, etc [3]. La tendance à l’unification était si forte qu’à la conférence du parti bolchevique, fin mars, Staline, quelques jours avant l’arrivée de Lénine, se prononça pour l’unification avec les mencheviks [4]. Certaines organisations de province restèrent communes jusqu’à la révolution d’Octobre. Je me figure la Fédération catalane comme une sorte d’organisation commune de ce type, une organisation non délimitée, qui comprend de futurs bolcheviks et de futurs mencheviks. Cela justifie une politique qui cherche à provoquer une différenciation politique dans les rangs de la Fédération. Le premier pas dans cette voie doit être la dénonciation de la vulgarité politique du maurinisme. Ici, il faut être sans pitié. Pourtant, la comparaison entre cette Fédération et les organisations unifiées de Russie exige d’importantes réserves. Les organisations unifiées n’excluaient aucun groupement social-démocrate existant. Tous avaient le droit de lutter pour leurs opinions à l’intérieur de l’organisation unifiée. Il en va tout autrement à l’intérieur de la Fédération catalane. Là, le "trotskisme" est mis à l’index. N’importe quel confusionniste a le droit d’y défendre sa confusion, mais le bolchevik-léniniste ne peut y élever ouvertement la voix [5]. Ainsi, dès le début, cette organisation unifiée éclectique se coupe de l’aile gauche. Mais, par cela même, elle devient un bloc chaotique de tendances centristes et droitières. Le centrisme peut se développer soit à gauche, soit à droite. Le centrisme de la Fédération catalane, qui se sépare de l’aile gauche pendant la révolution, est voué à une destruction honteuse. La tâche de l’opposition de gauche consiste à précipiter cette destruction par une critique impitoyable.

Mais il existe une autre circonstance à laquelle il faut accorder une importance exceptionnelle. Officiellement, la Fédération catalane est en faveur de l’unification de toutes les organisations et groupements communistes. Il est certain que ses membres, à la base, veulent sincèrement et loyalement cette unité, bien qu’ils attachent à ce mot d’ordre toutes sortes d’illusions. Nous sommes tout à fait étrangers à ces illusions. Nous luttons pour l’unité parce que, dans les cadres d’un parti unifié, nous espérons effectuer avec succès un travail progressif de délimitation idéologique sur la base des questions et des tâches, non pas imposées du dehors, mais découlant du développement de la révolution espagnole même. De toute façon, nous soutenons la lutte pour l’unification des communistes. La condition fondamentale de cette unification est pour nous le droit à la possibilité de lutter pour nos mots d’ordre, pour nos points de vue, dans les cadres de l’organisation unifiée. Nous pouvons et nous devons promettre une totale loyauté dans cette lutte, mais cette condition fondamentale est refusée dès le début par la Fédération elle-même tout en luttant sous le drapeau de l’unité, elle bannit les bolcheviks-léninistes de ses propres rangs. Dans ces conditions, conférer un rôle dirigeant à la Fédération catalane dans la lutte pour l’unité du P.C. constituerait de notre part la pire ineptie. Au congrès d’unification, Maurin s’apprête à jouer les premiers violons. Pouvons-nous tolérer en silence cette dégoûtante hypocrisie ? En luttant contre l’opposition de gauche, Maurin imite la bureaucratie stalinienne afin de gagner ses faveurs. En réalité, il dit aux staliniens : "Donnez-moi votre bénédiction et avant tout vos subsides, et je vous promets de lutter contre les bolcheviks-léninistes, non pas par crainte, mais pour des raisons idéologiques." L’activité de Maurin en faveur de l’unification n’est qu’une forme de chantage vis-à-vis des staliniens. Si nous nous taisions là-dessus, nous ne serions pas des révolutionnaires, mais les auxiliaires passifs d’un chantage politique. Nous devons dénoncer sans relâche le rôle de Maurin, c’est-à-dire son charlatanisme "unificateur", sans affaiblir un seul instant notre effort en faveur de l’unification réelle des rangs communistes, sans affaiblir notre lutte pour que les rangs communistes se rangent sous notre drapeau.
Le travail de la gauche internationale doit être aujourd’hui concentré pour les neuf dixièmes sur l’Espagne. Il faut restreindre toutes les dépenses pour avoir la possibilité de mettre sur pied un hebdomadaire en espagnol avec des éditions régulières en catalan, tout en distribuant en même temps des tracts en quantité considérable. Il faut envisager de restreindre toutes les autres dépenses, sans exception, afin de donner à l’Opposition espagnole l’aide la plus grande possible [6].

Le Secrétariat International doit, à mon avis, consacrer les neuf dixièmes de ses forces aux questions de la révolution espagnole. Il faut tout simplement oublier qu’il existe de par le monde toutes sortes de Landau. Il faut tourner le dos à toutes leurs querelles, à toutes les intrigues et à tous les intrigants, sans leur consacrer désormais une minute de plus. La révolution espagnole est à l’ordre du jour. Il faut sans retard traduire les documents les plus importants et les soumettre à la critique nécessaire. Le prochain numéro du Bulletin international doit être entièrement consacré à la révolution espagnole. Il faut également prendre toute une série de mesures d’organisation. Pour cela, il faut des hommes et des moyens. Il faut trouver les uns et les autres.

Il n’y a pas, et il ne peut y avoir de crime plus grand que de perdre du temps.

Notes

[1] Lettre au Secrétariat International. Il semble, et Pierre Naville le confirmera, que les positions de Trotsky vis-à-vis de Maurin, et de la Fédération catalane n’étaient pas comprises par tous, et pas seulement dans les rangs de l’Opposition espagnole,.
[2] Le " groupe centriste " désigne ici l’équipe stalinienne qui dirige le P. C. E. C’est seulement à partir de 1933 que Trotsky réservera l’épithète de "centriste" aux groupes se trouvant entre les II° et III° Internationale d’une part et le mouvement pour la IV° de l’autre : Maurin deviendra alors à ses yeux un "centriste".
[3] La plupart des organisations social-démocrates russes qui s’étaient reconstituées avant 1917 l’avaient été sur une base "unitaire". Nombreuses étaient encore celles qui adhéraient sous cette forme au parti bolchevique au mois d’août de cette année.
[4] Pour faciliter la fusion, Staline proposait le 1° avril que les bolcheviques ne présentent aucune plate-forme politique propre.
[5] Il semble - tant par la lecture de la presse contemporaine que selon le témoignage de Joaquin Maurin lui-même - que la Fédération catalane ait plutôt employé la dissuasion que l’exclusion. En tout cas, les amis politiques de Nin qui y avaient adhéré ne devaient y rester que quelques mois ; ce fut le cas notamment de Molins y Fabrega, Franciso De Cabo et Carlotta Duran. Reste que Nin, de son côté, parle bien d’ "exclusions".
[6] Raymond Molinier, dirigeant et "financier" de la Ligue française, se rendra peu après en Espagne pour régler la question de l’hebdomadaire.

Lettre de Trotsky au Secrétariat International (de la IVe Internationale) en 1931, suivie d’une réponse de Andres Nin à Léon Trotsky :

Chers camarades,

1. J’ai devant moi un journal turc (en langue française) du 1 er juillet contenant les premières informations sur les élections espagnoles. Vraiment, tout se passe en attendant dans l’ordre strictement « prévu ». Le glissement à gauche s’est produit avec une régularité particulière. Espérons que nos camarades espagnols analyseront les résultats des élections très soigneusement, sur la base des matériaux. Il faut arriver à savoir comment ont voté les ouvriers, en particulier les anarcho-syndicalistes. Dans certaines régions, la réponse doit découler d’une façon nette de la statistique électorale. Il est extrêmement important, bien entendu, de savoir comment ont voté les paysans dans différentes provinces. En même temps, il faut rassembler tous les « programmes agraires » qui furent présentés par les différents partis dans tous les coins du pays. Tout cela est un travail urgent et un travail très important.

2. Comme il fallait s’y attendre, les socialistes ont emporté une grande victoire. C’est le moment central de la situation parlementaire. Les chefs socialistes se considèrent heureux du fait qu’ils n’ont pas la majorité aux Cortès et que leur coalition avec la bourgeoisie se justifie ainsi par la statistique parlementaire. Les socialistes ne veulent pas prendre le pouvoir parce qu’ils craignent, non sans raison, que le gouvernement socialiste ne devienne une étape vers la dictature du prolétariat.

Il découle du discours de Prieto que les socialistes sont décidés à appuyer la coalition jusqu’à ce qu’on arrive à brider le prolétariat pour qu’ensuite quand la pression des ouvriers deviendra trop forte, passer dans l’opposition sous un prétexte radical quelconque.

En d’autres termes nous nous trouvons devant une variante des Ebert et Tzeretelli. Souvenons-nous que la ligne de Ebert a réussi tandis que celle de Tzeretelli a échoué et que dans les deux cas la force du parti communiste et sa politique jouèrent un rôle décisif.

3. Nous devons immédiatement dénoncer le plan des socialistes (ce jeu politique de reculade) en les confondant dans chaque question. Ceci se rapporte bien entendu et avant tout à l’opposition espagnole de gauche. Mais cela ne suffit pas. Il faut avoir un mot d’ordre politique clair qui correspond au caractère de l’étape actuelle de la révolution espagnole. Les résultats des élections rendent ce mot d’ordre absolument clair : les ouvriers doivent briser la coalition avec la bourgeoisie et obliger les socialistes à prendre le pouvoir. Les paysans doivent aider les ouvriers s’ils veulent avoir la terre.

4. Les socialistes diront qu’ils ne peuvent pas renoncer à la coalition parce qu’ils n’ont pas la majorité aux Cortès. Notre conclusion doit être d’exiger l’élection aux Cortès véritablement démocratiques sur la base du droit électoral véritablement universel et direct pour les hommes et les femmes à partir de 18 ans. En d’autres mots : aux Cortès non démocratiques et trichés nous devons au stade actuel opposer les Cortès populaires véritablement démocratiques et honnêtement élus.

5. Si les communistes avaient essayé aujourd’hui de tourner le dos aux Cortès en leur opposant le mot d’ordre de Soviets et de la dictature du prolétariat, ils démontreraient seulement qu’on ne doit pas les prendre au sérieux. Il n’y a pas un seul communiste aux Cortès (d’après les journaux turques). Il est évident que l’aile révolutionnaire est beaucoup plus forte dans l’action, dans la lutte que dans la représentation parlementaire. Néanmoins, il existe un certain rapport entre la force d’un parti révolutionnaire et sa représentation parlementaire. La faiblesse du parti communiste espagnol s’est révélée complètement. Dans ces conditions, parler du renversement du parlementarisme bourgeois par la dictature du prolétariat signifierait tout simplement jouer le rôle des nigauds et des bavards. La tâche consiste à devenir plus fort sur la base du stade parlementaire de la révolution, et à rassembler les masses autour de soi. Ce n’est que comme cela qu’on peut vaincre le parlementarisme. Mais c’est précisément cela qu’il est indispensable de développer actuellement, une agitation violente sous les mots d’ordre de la démocratie la plus décisive et la plus extrême.

6. Quels sont les critères pour mettre en avant ces mots d’ordre ? D’une part, il faut avoir en vue la direction générale du développement révolutionnaire qui détermine notre ligne ; d’autre part il faut tenir compte de l’état de conscience des masses. Le communiste qui ne compte pas avec ce dernier facteur, risque de se casser le cou. Réfléchissons un peu sur la question à savoir comment les ouvriers espagnols, les masses, se représentent la situation actuelle. Leurs chefs, les socialistes, sont au pouvoir. Cela augmente les exigences et l’intransigeance des ouvriers. Chaque ouvrier gréviste croira qu’il ne faut non seulement avoir peur du gouvernement, mais au contraire qu’il faut attendre une aide de lui. Les communistes doivent diriger la pensée des ouvriers précisément dans ce sens : « exiger tout du gouvernement puisque vos chefs se trouvent dans ce gouvernement ». Les socialistes répondront aux délégations ouvrières qu’ils n’ont pas la majorité. La réponse est claire : si l’on obtient le suffrage véritablement démocratique et si l’on rompt la coalition avec la bourgeoisie, la majorité sera assurée. Mais c’est bien ce que les socialistes ne veulent pas. Leur position les met en contradiction avec les mots d’ordre démocratiques hardis. Si nous opposons simplement la dictature du prolétariat aux Cortès, nous arriverons à grouper les ouvriers autour des socialistes, parce que les uns et les autres diront : les communistes veulent nous commander. Tandis que par les mots d’ordre démocratiques et par la rupture entre les socialistes et la bourgeoisie nous enfonçons un coin entre les ouvriers et les socialistes et nous préparons ainsi l’étape suivante de la révolution.

7. Toutes les considérations mentionnées plus haut resteraient lettre morte si nous nous bornions seulement aux mots d’ordre démocratiques dans le sens parlementaire. Il ne peut pas être question de cela. Les communistes participent dans toutes les grèves, dans toutes les manifestations de plus en plus nombreuses. Les communistes sont avec les masses et en tête des masses dans tous les combats. Sur la base de ces combats les communistes mettent en avant le mot d’ordre de soviets et construisent des soviets à la première occasion comme organisation de front unique prolétarien. Dans le stade actuel les soviets ne peuvent être autre chose que cela. Mais si ils surgissent comme organisations de combat du front unique prolétarien, ils deviendront inévitablement, sous la direction des communistes, des organes de l’insurrection et ensuite aussi des organes de pouvoir.

8. En développant hardiment le programme agraire il ne faut en aucun cas oublier le rôle indépendant des ouvriers agricoles. C’est le levier le plus important de la révolution prolétarienne à la campagne. Avec les paysans, les ouvriers font l’union, tandis que les ouvriers agricoles font partie du prolétariat lui-même. Il ne faut jamais oublier cette différence profonde.

9. J’apprends par la « Vérité » que les staliniens accusent soit l’opposition de gauche tout entière soit moi personnellement d’être contre la confiscation immédiate des propriétés foncières. Vraiment il est difficile de prévoir dans quel sens tourneront les bureaucrates démagogiques. Que signifie confiscation immédiate de la terre ? Par qui ? Par quelles organisations ? Il est vrai que l’incomparable Péri affirmait encore en avril que les paysans espagnols construisaient les soviets et que les ouvriers suivaient en masse les communistes. Bien entendu nous sommes d’accord pour que les soviets (ou les unions et les comités paysans) prennent immédiatement la terre des gros propriétaires en leurs mains. Mais il faut seulement soulever les paysans. Et pour cela il faut arracher les ouvriers de l’influence des socialistes. L’un ne va pas sans l’autre. Les staliniens veulent-ils peut-être dire que nous favorisons la propriété foncière ? Mais même dans la calomnie il faut de la logique. Comment la défense de la propriété foncière découle-t-elle de la révolution permanente ? Qu’ils essayent de nous le démontrer. Quant à nous, nous leur rappellerons que quand les staliniens menaient en Chine, la politique des 2 classes, le Bureau politique sous la direction de Staline envoyait des télégrammes au Comité central du PC chinois en exigeant le freinage du mouvement paysan pour ne pas repousser les généraux « révolutionnaires » ! Staline et Molotov ont apporté une petite restriction dans le programme-agraire : la confiscation des terres des gros propriétaires sauf celles des officiers. Mais puisque tous les pomietchikis et les fils et les neveux des pomietchikis (gros propriétaires) entraient dans l’armée de Tchan-Kaï-Chek, l’union des officiers « révolutionnaires » est devenue une assurance pour la propriété des pomietchikis. On ne peut effacer ce chapitre honteux de l’histoire de la direction stalinienne. L’opposition trouve la copie du télégramme dans les procès-verbaux du Bureau politique, elle dénonce la honte cette trahison de la révolution agraire. Maintenant ces messieurs essayent de nous attribuer en Espagne les crimes qu’ils ont commis en Chine. Cela ne leur réussira pas ; maintenant l’opposition a presque dans chaque pays sa section qui ne permettra pas de répandre impunément le mensonge et la confusion. L’opposition de gauche éclaircira toutes les questions litigieuses ou fondamentales. A la lumière de la révolution espagnole, elle fera un pas gigantesque en avant. Ce n’est pas pour rien que la révolution est la locomotive de l’histoire.

Lettre d’Andres Nin à Trotsky (Barcelone, avril 1931) :

… Je partage entièrement vos inquiétudes en ce qui concerne l’inactivité de l’opposition de gauche dans notre pays. Mais je tiens à signaler que je n’y suis pour rien, bien au contraire. L’opposition espagnole n’a jamais travaillé d’une façon organisée et systématique. On avait commencé à faire quelque chose sous l’impulsion de Lacroix, qui est un excellent militant ouvrier, intelligent et extrêmement solidaire. Comme vous savez sûrement, on arrêta el camarade et le travail resta paralysé. Hors de lui, nous avons eu bien peu d’éléments avec la capacité nécessaire et la suffisante initiative pour entreprendre un travail sérieux et énergique d’organisation… Lorsque je suis arrivé il n’y avait absolument rien. Pendant plus de deux mois j’ai fait des efforts inouïs pour établir une liaison. Je n’y ai pas réussi, sauf en ce qui concerne Lacroix, avec lequel j’ai soutenu une correspondance régulière. Entreprendre personnellement le travail de direction et d’organisation je ne pouvais pas le faire, étant donné que je n’avais pas ici un noyau sur lequel m’appuyer et que ma direction n’aurait eu, à cause de cela, ni la base ni le prestige nécessaires. Vers la moitié de décembre, quelques jours avant mon arrestation , Andrade m’envoya toutes les circulaires et autres que le Secr. Intern. lui remettait pour la section espagnole, accompagnées d’une lettre dans laquelle il me disait qu’à Madrid personne ne faisait rien, qu’aucun organisme existait, que lui, trop occupé par ses affaires éditoriales, ne voulait pas prendre une participation active dans le travail et que moi j’étais le plus indiqué pour faire tout. Moi, j’ai répondu que j’étais prêt à faire le possible et l’impossible pour contribuer à créer le mouvement de l’opposition, mais que je ne pouvais pas centraliser tout le travail, prendre tout sur moi.
Déjà vers la fin janvier j’ai reçu une lettre d’un groupe de camarades de Madrid me communiquant qu’ils voulaient se constituer en comité (illisible) qu’ils élaboreraient une plateforme politique et prépareraient la publication de la revue. J’ai salué cette initiative et promis toute ma collaboration.

Ce comité ne m’a remis qu’il y a quelques jours le projet, ou, pour mieux dire, la première partie du projet de plateforme dont l’élaboration comme vous voyez, a exigé trois mois. Et cela avec des camarades dont l’activité politique, à cause de leur isolement, est presque nulle et que, par conséquent, disposant d’un temps dont je ne dispose pas du tout, absorbé que je suis par une nouvelle classe différente. (Nin était instituteur)

Quant à la revue, elle est en préparation et va paraître sûrement dans le courant d’avril.

Pour vous persuader de ma bonne volonté, je dois vous dire que je (illisible) malgré mon excès de travail, je me charge de la publication de la revue et même d’un bulletin, ou d’une des deux choses. Mais ils ont rejeté ma (illisible).

Maintenant, passons aux fameuses divergences avec les camarades français, allemands, italiens qui m’ont écrit à ce sujet. Mais dont je n’ai rien (illisible). A ce qu’il paraît, c’est sur la question de ma soit disante entrée sans conditions dans la Fédération Catalane (illisible). étant donné que les camarades de Madrid ne m’ont rien dit à ce sujet, je ne peux pa spréciser en quoi consistent ces différences. Je vous en donnerai des détails une prochaine fois. Quant aux cam. de Madrid je dois aller à la capitale vers la fin du mois pour y donner une conférence (illisible) en quoi consistent nos différences.

J’ai été mis au courant, aussi par des camarades d’autres pays, d’une position, à ce qu’il paraît, très grave (?) concernant la publication de votre brochure sur la révolution espagnole. D’après cette version, j’aurais donné votre brochure à un éditeur privé sans consulter ni mentionner l’opposition. La réalité est celle-ci : à la suite de notre mauvaise liaison j’ai traduit la brochure en même temps, que, sans le savoir, à Madrid on la traduisait. Lorsque j’en ai eu connaissance, j’ai écrit au comité de Madrid leur disant voir la nécessité de ne faire qu’une seule édition. Les cam. de Madrid ont répondu dans le sens qu’ils préféraient laisser mon édition. Tout ça sans exprimer le moindre mécontentement ou protestation. Ajoutons encore qu’il ne s’agit pas d’un éditeur privé, mais d’une Bibliothèque de brochures que j’ai contacté en accord avec un ami imprimeur, et qu’en outre, la brochure porte l’indication « Documents de l’opposition communiste ». Voilà tout. Y-avait-il motif pour faire tant d’histoires ?

Je dois vous avouer que tout ça m’a empoisonné, car je n’ai agi qu’avec le désir d’impulser la divulgation des publications de l’opposition et suppléer par mon initiative personnelle le manque d’initiative collective. Faut-il encore ajouter que j’ai indiqué au Comité de Madrid que j’étais tout prêt à faire mes publications sous leur contrôle direct ?
Ce qui est le plus désagréable dans toute cette histoire c’est le fait que l’on crie sur tous les toits à propos d’elle sans me dire un mot à moi. J’avoue que ces mesures me paraissent détestables et inadmissibles parmi les camarades. Il faut entre nous un minimum d’honnêteté, de sincérité et de franchise.

Je crois que tout ça est un résultat de l’esprit d’intrigue qui a existé toujours à Madrid. Et je vous prie de ne pas voir dans ces mots une manifestation de chauvinisme catalan. La chose est compréhensible. Madrid est un centre bureaucratique et petit-bourgeois, sans prolétariat industriel, et l’absence de contact avec les masses se laisse profondément sentir. A Madrid on vit dans les cafés et les petits cercles et bien souvent on n’y comprend pas le mouvement ouvrier catalan ou de Biscaye. Cela est la source profonde de beaucoup de malentendus et de conflits. Je vois le mouvement en grand, et ces vétilles, ces (illisible) m’irritent et me dégoûtent.

Je ferai, quand même, tout le possible pour me mettre en accord avec les camarades de Madrid et trouver une base pour une action commune féconde.

Nous allons publier la revue. Il faudra encore lancer le bulletin puis les brochures. Et surtout, il est nécessaire d’organiser une petite conférence nationale. J’ai formulé déjà plusieurs fois cette proposition aux camarades de Madrid ; mais jusqu’à présent je n’ai pas eu la chance d’avoir une réponse. Je veux bien espérer que nous pourrons nous mettre d’accord sur tous les points à l’occasion de mon prochain voyage à Madrid.

Léon Trotsky, La question nationale en Catalogne [1] 13 juillet 1931 :

Encore au sujet des questions actuelles de la révolution espagnole

1. Ainsi Maurin, le "chef" du Bloc ouvrier et paysan, partage le point de vue du séparatisme. Après quelques hésitations, il s’est détermine en tant qu’aile gauche du nationalisme petit-bourgeois. J’ai déjà écrit que le nationalisme petit-bourgeois catalan est, au stade actuel, progressif. Mais à une condition : qu’il développe son activité hors des rangs du communisme, et qu’il se trouve toujours ainsi sous les coups de la critique des communistes. Au contraire, permettre au nationalisme petit-bourgeois de se manifester sous le masque communiste signifie en même temps porter un coup perfide à l’avant-garde prolétarienne et tuer la signification progressive du nationalisme petit-bourgeois.

2. Que signifie le programme du séparatisme ? Le démembrement économique et politique de l’Espagne ou, en d’autres termes, la transformation de la péninsule ibérique en une sorte de péninsule balkanique, avec des Etats indépendants, divisés par des barrières douanières, ayant des armées indépendantes et menant des guerres hispaniques "indépendantes". Bien entendu, le sage Maurin dira que ce n’est pas cela qu’il veut. Mais les programmes ont leur logique, ce dont manque Maurin...

3. Les ouvriers et les paysans des différentes parties de l’Espagne sont-ils intéressés au démembrement économique du pays ? En aucun cas. C’est pourquoi identifier la lutte décisive pour le droit à l’autodétermination avec la propagande pour le séparatisme constitue un travail néfaste. Notre programme est la Fédération hispanique avec le maintien indispensable de l’unité économique. Nous n’avons pas l’intention d’imposer ce programme aux nationalités opprimées de la péninsule à l’aide des armes de la bourgeoisie. En ce sens, nous sommes sincèrement pour le droit à l’autodétermination [2]. Si la Catalogne se séparait du reste de l’Espagne, la minorité communiste de Catalogne, comme celle d’Espagne, devrait combattre pour une Fédération.

4. Dans les Balkans, c’est encore la vieille social-démocratie d’avant guerre qui a mis en avant le mot d’ordre de Fédération balkanique démocratique, comme issue à la situation de fous créée par le morcellement des Etats. Aujourd’hui, le mot d’ordre communiste dans les Balkans est celui de la Fédération balkanique des soviets (à propos, l’I.C. a adopté le mot d’ordre de la Fédération soviétique balkanique, mais a rejeté en même temps ce mot d’ordre pour l’Europe !). Pouvons-nous, dans ces conditions, faire nôtre le mot d’ordre de la balkanisation de la péninsule ibérique ? N’est-ce pas monstrueux ?

5. Les syndicalistes - tout au moins certains de leurs chefs - ont déclaré qu’ils lutteront contre le séparatisme, au besoin les armes à la main. Dans ce cas, communistes et syndicalistes se trouveraient chacun d’un côté de la barricade, parce que, sans partager les illusions séparatistes et tout en les critiquant au contraire, les communistes doivent s’opposer impitoyablement aux bourreaux de l’impérialisme et à ses laquais syndicalistes.

6. Si la petite bourgeoisie en arrivait - contre les conseils et la critique des communistes - à démembrer l’Espagne, les résultats négatifs d’un tel régime ne tarderaient pas à se manifester. Les ouvriers et les paysans des différentes parties de la péninsule arriveraient vite à cette conclusion : oui, les communistes avaient raison. Mais cela signifie précisément que nous ne devons pas assumer la moindre parcelle de responsabilité dans le programme de Maurin.

7. Monatte espère que les syndicalistes espagnols créeront un nouvel Etat syndicaliste [3]. Au lieu de cela, les amis espagnols de Monatte s’intègrent avec succès dans l’Etat bourgeois [4]. C’est l’histoire de cette malheureuse poule qui couve des oeufs de cane ! Aujourd’hui, il est très important de suivre de près tout ce que disent et font les syndicalistes espagnols. Cela ouvrira à l’opposition de gauche en France des possibilités pour porter un bon coup à l’anarcho-syndicalisme français. On ne peut douter un seul instant que, dans les conditions de la révolution, les anarcho-syndicalistes se compromettront à chaque pas.
L’idée géniale des syndicalistes consiste à contrôler les Cortès sans y participer ! Employer la violence révolutionnaire, lutter pour le pouvoir, s’emparer du pouvoir, rien de cela n’est permis. A la place, on recommande de "contrôler" la bourgeoisie au pouvoir. Magnifique tableau : la bourgeoisie prend son petit déjeuner, elle déjeune, elle dîne et le prolétariat dirigé par les syndicalistes, le ventre creux, contrôle les opérations.

Notes

[1] Lettre au Secrétariat International.

[2] Trotsky développe ici la position défendue par Lenine et le parti bolchevique à l’égard des diverses nationalités de l’empire des tsars.

[3] Dans La Révolution prolétarienne n0 117, 5 mai 1931, Pierre Monatte s’étonnait de l’orientation réformiste des dirigeants de la C. N. T. Il appelait les anarchistes et les anarcho-syndicalistes espagnols à se mettre à l’école de la réalité et à accepter la nécessité d’une "dictature du prolétariat" qui ne soit pas, comme en Russie, celle d’un parti ; il suggérait que cette "dictature" pourrait, étant donné les conditions espagnoles, etre assurée par les syndicats, qui donneraient ainsi naissance à un nouvel "Etat ouvrier" et à une forme "syndicale" de la dictature du prolétariat.

[4] Allusion au noyau dirigeant de la C. N. T., avec Angel Pestana, Juan Peiro, etc., qui se compromettait alors ouvertement avec les dirigeants républicains et s’orientait vers un plat réformisme.

Léon Trotsky, La trahison du "Parti Ouvrier d’Unification Marxiste" espagnol, 22 janvier 1936 :

[1] L’organisation espagnole des " communistes de gauche ", qui a toujours été une organisation confuse, a fini, après bien des oscillations à droite et à gauche, par s’unifier, sur un programme centriste, avec la fédération catalane de Maurin, au sein du parti d’"unification marxiste" (!)

Induites en erreur par ce nom, certaines de nos publications ont écrit de ce nouveau parti qu’il se rapprochait de la IVème Internationale [2] . Rien n’est plus dangereux que d’exagérer ses propres forces sur la base d’une trop crédule imagination. La réalité ne tarde jamais à apporter une désillusion cruelle.

Les journaux nous informent qu’en Espagne l’ensemble des partis " de gauche ", tant bourgeois qu’ouvriers, ont constitué un bloc électoral sur Ia base d’un programme commun, qui bien entendu, ne se distingue en rien du programme de " Front populaire " français ni de tous les autres programmes charlatanesques du même genre. Nous y trouvons et " la reforme du tribunal des garanties constitutionnelles ", et Ie maintien rigoureux du " principe d’autorité " (!), et l’ "affranchissement de la justice de tous soucis d’ordre politique ou économique" (l’affranchissement de la justice capitaliste de l’influence du capital !), et d’autres choses du même genre. Le programme constate le refus, par les bourgeois républicains qui participent au bloc de la nationalisation de la terre, mais, " en revanche ", à côté des habituelles promesses à bon marché pour les paysans (crédits, revalorisation des produits de la terre, etc.), il proclame (comme un de ses objectifs) l’ "assainissement (!) de l’industrie", et la " protection de la petite industrie et du commerce " ; suit l’inévitable " contrôle sur les banques " ; cependant, puisque les républicains bourgeois, selon le texte de ce programme, repoussent Ie contrôle ouvrier, il s’agit du contrôle sur les banques ..... par les banquiers eux-mêmes, par L’intermédiaire de leurs agents parlementaires dans le genre d’Azana et de ses pareils. Enfin, la politique extérieure de l’Espagne devra suivre " les principes et les méthodes de la Société des Nations " [3]. Et quoi encore ?
Ont signé, au bas de ce honteux document, les représentants des deux grands partis bourgeois de gauche [4], le parti socialiste, l’Union générale des travailleurs, le parti communiste (évidemment !), la Jeunesse socialiste - hélas ! -, le " parti syndicaliste " (Pestana) [5] et enfin Ie " parti ouvrier d’unification marxiste " (Juan Andrade). La majorité de ces partis s’est trouvée à la tête de la révolution espagnole pendant les années de son ascension, et ils ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour la trahir et l’épuiser. La nouveauté, c’est la signature du parti de Maurin-Nin-Andrade. Les anciens " communistes de gauche " espagnols sont tout simplement devenus la queue de la bourgeoisie " de gauche ". II est difficile de concevoir chute plus humiliante !

ll y a quelques mois est paru a Madrid un livre de Juan Andrade, La Bureaucratie réformiste et Ie mouvement ouvrier, dans Iequel sont analysées, au moyen de citations de Marx, Engels, Lénine et autres auteurs, les causes de Ia corruption des bureaucrates ouvriers. Juan Andrade m’a adressé son livre par deux fois, les deux fois avec des dédicaces très chaleureuses, où il m’appelait son " chef et maître ". Ce geste, qui dans d’autres circonstances n’aurait assurément pu que me réjouir, m’oblige maintenant à déclarer avec d’autant plus de fermeté que je n’ai jamais enseigné, jamais enseigné à personne, la trahison politique. Or, Ia conduite d’Andrade n’est rien d’autre qu’une trahison du prolétariat dans l’intérêt d’une alliance avec la bourgeoisie [6].
II n’est pas superflu de rappeler à ce propos que les " communistes de gauche " espagnols, comme l’indique leur nom même, se sont durci les traits afin d’apparaitre, dans chaque occasion propice, comme des révolutionnaires intransigeants. Ils ont en particulier sévèrement condamné les bolcheviks-Iéninistes français pour leur entrée dans Ie parti socialiste ; jamais et en aucun cas ! Entrer de façon temporaire dans une organisation politique de masse pour lutter implacablement dans ses rangs contre ses chefs réformistes sous le drapeau de la révolution prolétarienne, c’est de l’opportunisme, mais conclure une alliance politique avec les chefs du parti réformiste sur la base d’un programme que l’on sait malhonnête et qui sert à tromper les masses et à couvrir la bourgeoisie, c’est du courage ! Peut-on ravaler et prostituer davantage le marxisme ?

Le " parti d’unification marxiste " appartient à la fameuse association de Londres des " partis socialistes révolutionnaires " (ex-I.A.G.). La direction de cette dernière se trouve actuellement entre les mains de Fenner Brockway [7], secrétaire de l’Independant Labour Party [8]. Nous avons déjà écrit qu’en dépit des préjugés pacifistes surannés et vraisemblablement incurables de Maxton et autres, l’I.L.P.à pris dans la question de la Société des Nations et de ses sanctions une position révolutionnaire honnête, et chacun de nous a lu avec satisfaction une série d’articles excellents à ce sujet dans le New Leader. Lors des dernières élections parlementaires, l’Independant Labour Party s’est même refusé à soutenir sur Ie plan électoral les travaillistes, précisément parce que ces derniers soutenaient la Société des Nations. En soi, ce refus constituait une erreur tactique : là où l’Independant Labour Party ne pouvait présenter ses propres candidats, il devait soutenir les travaillistes contre Ies conservateurs. Mais c’est malgré tout un détail. En tout cas, on ne pouvait être question d’un quelconque " programme commun " avec les travaillistes. Les internationalistes devaient lier Ie soutien électoral (des travaillistes) avec Ia dénonciation de la façon dont les social-patriotes britanniques rampent devant la Société des Nations et ses " sanctions".

Nous nous permettons de poser à Fenner Brockway la question suivante : qu’admet au juste l’"Internationale " dont il est Ie secrétaire ? La section anglaise de cette " Internationale " se refuse à un simple soutien électoral de candidats ouvriers, s’ils sont partisans de la Société des Nations. La section espagnole conclut un bloc avec des partis bourgeois sur un programme commun de soutien à la Société des Nations. Est-il possible d’aller plus loin dans le domaine des contradictions, de la confusion, de la faillite ? Il n’y a pas encore la guerre, et les sections de l’ " Internationale " de Londres tendent dès maintenant vers des directions diamétralement opposées. Qu’adviendra- t-il donc d’elles quand se produiront des évènements décisifs ?

Mais revenons au parti espagnol d’ " unification marxiste " avec la bourgeoisie ! Les "communistes de gauche " espagnols - Andres Nin, Juan Andrade, etc. - ont plus d’une fois rejeté notre critique de leur politique conciliatrice en invoquant notre incompréhension des " conditions particulières " de l’Espagne. Argument habituel de tous Ies opportunistes, car Ie premier devoir du véritable révolutionnaire prolétarien consiste à traduire les conditions particulières de son pays dans Ie langage international du marxisme, compréhensible aussi à l’intérieur des frontières de son propre pays [*]. Mais pour l’heure il n’est pas besoin de ces arguments théoriques. Le bloc espagnol des sommets de la classe ouvrière avec la bourgeoisie de gauche n’a rien en lui-même de " national ", car il ne diffère en rien du " Front populaire " en France, en Tchécoslovaquie, au Brésil et en Chine. Le " parti ouvrier d’unification marxiste " ne fait rien d’autre que mener servilement la politique que le 7ème congrès de l’Internationale communiste a imposée à toutes ses sections, tout à fait indépendamment de leurs " particularités nationales ". La véritable originalité de la politique espagnole réside cette fois uniquement dans Ie fait qu’au bloc avec la bourgeoisie a aussi adhéré la section de l’Internationale de Londres... Tant pis pour elle ! Quant à nous, nous préférons la clarté [9]. Il se trouvera certainement en Espagne de véritables révolutionnaires pour démasquer impitoyablement la trahison de Maurin, Nin, Andrade et consorts, et poser les éléments d’une section espagnole de la IVème Internationale.

[*] A la recherche de justifications pour leur politique, Maurin et Nin invoquent le système électoral espagnol qui rend extrêmement difficile les candidatures indépendantes pour le jeune parti (voir la résolution du C. C., La Batalla, n° 234). Mais cet argument est dénué de valeur. La technique électorale ne peut justifier la politique de trahison que constitue le lancement d’un programme commun avec la bourgeoisie. (Note de Trotsky.)

Notes de P. Broué

[1] Ce texte constitue le premier texte public consacré à l’Espagne par Trotsky depuis son article sur le mouvement de Sanjurjo et les commentaires de La Pravda en 1932. Après la rupture personnelle avec Nin, en 1932, avait éclaté le conflit avec l’organisation espagnole en 1933. Mais, contrairement à ce qui a souvent été dit et écrit, la fusion de la Gauche communiste au sein du P.O.U.M. n’avait pas consacré une rupture, ainsi que l’attestaient les entretiens de Barcelone entre Andres Nin et Jean Rous en septembre 1935. Depuis cette date cependant, les anciens B.-L. espagnols n’avaient pas donné signe de vie, et Trotsky devait apprendre par la presse la nouvelle de la signature par Andrade, au nom du P.O.U.M., du programme électoral des gauches. Ce développement pouvait paraître inattendu. Le 4 novembre, dans La Batalla, le P.O.U.M. s’adressait aux autres partis ouvriers en leur proposant le principe d’une " Alliance ouvrière nationale " dans les élections. Le 22, tout en n’excluant pas la possibilité d’un " accord purement circonstanciel " avec les bourgeois républicains, La Batalla rappelait l’attachement du P.O.U.M. au " front ouvrier " et affirmait qu’il ne pouvait en aucun cas se rallier à la formule du " Front populaire préconisé aujourd’hui par Moscou ". Mais la victoire de Prieto sur Caballero dans le parti socialiste et sa détermination d’arriver à un accord avec les républicains, le désir du P. C. E. de marcher au plus vite vers un " front populaire " allaient placer le P.O. U. M. le dos au mur. Au comité central du 5 janvier 1936, après un rapport présenté par Nin, une résolution unanime engageait le parti dans ce qu’il appelait " le front ouvrier-républicain ", formule qui recouvrait l’acceptation pure et simple du texte élaboré entre socialistes et républicains en vue des élections. La résolution du C. C. insistait sur la nécessité pour le P.O.U.M. d’obtenir une représentation parlementaire, soulignant que la loi électorale lui enlevait tout espoir d’y parvenir en allant seul à la bataille, rappelait enfin que, dans l’hypothèse d’une " candidature de parti, le P.O.U.M. risquait de faire triompher les candidats de droite. " Sans considérant comme décisifs pour le cours général de la politique les résultats électoraux ", la résolution soulignait que les " élections auraient un sens hautement politique ", puisque s’y résoudrait, avant tout, " la question de l’amnistie " des 30 000 ouvriers arrêtés après l’insurrection d’octobre aux Asturies. Andrade signataire du pacte électoral au nom du P.O.U.M., Nin rapporteur sur cette question devant le C. C. du P.O.U.M., les deux anciens dirigeants de la Gauche communiste portaient donc une responsabilité évidente, aux yeux de Trotsky, dans cette initiative politique.

L’article de Trotsky ne semble pas avoir connu une large diffusion. Il a paru initialement dans New Militant, hebdomadaire trotskiste américain, le 15 février, et en France, seulement sous la forme d’une traduction dans le bulletin intérieur du G.B.L., n° 7-8 de mai 1936

[2] La constitution du P.O.U.M. était bien accueillie non seulement par les groupes ou militants ayant déjà rompu avec Trotsky et l’organisation internationale pour la IVème, comme Kurt Landau et Alfred Rosmer, ou le Belge Vereecken, mais aussi par des compagnons de route comme Victor Serge, qui revenait d’U. R. S. S. début 1936, et aussi par des militants responsables de sections du mouvement pour la IVème Internationale comme le Hollandais Sneevliet. En France, Revolution, organe des jeunesses socialistes révolutionnaires, à l’époque également porte-parole des Bolcheviks-Léninistes, écrivait le 7 octobre 1935 : " Depuis octobre, par la fusion de la Gauche communiste et du Bloc ouvrier et paysan, est crée le nouveau parti ouvrier d’unification marxiste. Ce parti propose le regroupement révolutionnaire sur de nouvelles bases afin de tenir compte, non seulement de l’Octobre asturien, mais de toute l’expérience du mouvement ouvrier mondial. Le nouveau parti lutte pour la nouvelle Internationale par son organe La Batalla, qui, dans l’illégalité, tire à 10 000 exemplaires. La Batalla ouvre ses colonnes aux militants des jeunesses socialistes d’Espagne et de la Gauche socialiste en vue de la discussion sur les problèmes de l’unité révolutionnaire. Nous adressons notre meilleur salut au nouveau parti marxiste espagnol. Nous espérons qu’il deviendra par la netteté révolutionnaire et la vigueur dans l’action l’instrument de la victoire du prolétariat espagnol. "

[3] Les expressions entre guillemets choisies par Trotsky pour faciliter sa démonstration figurent effectivement dans le texte du programme signé par le P.O.U.M.

[4] Il s’agissait de la Gauche républicaine de Manuel Azana et de l’Union républicaine de Martinez Barrio. Trotsky ne mentionne pas ici l’Esquerra catalane de Companys, qui signa un peu plus tard.

[5] C’était en avril 1933 que l’ancien dirigeant de la C. N. T. Angel Pestana avait fondé le parti syndicaliste, couronnant ainsi une longue évolution vers la droite. Il allait à ce titre être élu député de Cadix sur le programme commun des gauches.

[6] Les dirigeants du P.O.U.M. n’ont jamais cessé d’être préoccupés par la réponse à ces arguments. Au lendemain des élections, Andres Nin écrivait qu’il s’était agi, pour le P.O.U.M., " de barrer la route à la réaction vaticane, aux sinistres héros de la répression d’octobre, d’obtenir l’amnistie pour les 30 000 emprisonnés " (Nueva Era, n° 8, février 1936). A cette époque, le P.O.U.M. avait déjà fait connaitre son hostilité au maintien de l’accord, et dénoncait la politique de Front populaire (certains auteurs font remarquer que le terme de " Front populaire " ne figurait pas dans l’accord des gauches, mais le P.O.U.M. lui-même l’a employé pour le designer). Le manifeste du P.O.U.M., à la veille de la guerre civile, allait plus loin dans la justification : " Le Front Populaire fut une nécessité historique - provoquée par les erreurs passées des partis socialiste et communiste qui liquidèrent après octobre les Alliances ouvrières et laissèrent aux républicains la direction des masses pendant la période électorale, - et avait un double objectif : chasser du pouvoir la réaction et libérer les 30 000 détenus " (La Batalla, 17 juillet 1936). Plus d’un an après, Gorkin reprend les arguments contenus dans la résolution du 5 janvier, conclut qu’agir autrement eût été " une impardonnable erreur de tactique ", et explique : " Nous avons adapté la tactique réaliste qui répondait aux circonstances ; nous sommes entrés, en nous limitant à la campagne électorale, dans le Front populaire, lequel nous a permis de nous adresser aux masses et de faire devant eux la critique du " front -popularisme " au nom de la lutte de classes " (La Batalla, 20 avril 1937). Juan Andrade, trente-cinq ans plus tard, affirme qu’en signant le programme en question le P.O.U.M. répondait d’abord au désir unanime des masses, partagé même par les " anti-politiques " de la C. N. T.- F.A. I., qui s’abstinrent de lancer leur traditionnel appel au boycottage (Préface de A. Nin, Los Problemas de la revolucion espanola).
Cependant, cette appréciation de Trotsky allait soulever un tollé. Dans un texte écrit en août 1937, Kurt Landau devait écrire ; " Flétrir des camarades comme "traitres", c’était un crime politique impardonnable. On s’imagine facilement de quels moyens Trotsky se servirait s’il disposait du pouvoir et non pas seulement d’une plume. De la calomnie à l’anéantissement des "traitres", Il n’y a qu’un pas, tout petit. Nous croyons que Trotsky, dans cette question, a rompu définitivement avec les principes de la morale révolutionnaire préconisée par le mouvement ouvrier. " (Juin 36, 26 mai 1939). Notons seulement que le militant autrichien fut le seul, dans les rangs du P.O.U.M., à faire l’amalgame entre l’emploi d’un qualificatif et l’usage de la répression. Vereecken, qui défendit le P.O.U.M. au sein du mouvement pour la IVème Internationale, écrivait de son côté en réponse à Trotsky : " Objectivement, la participation électorale du P.O. U. M. au Front populaire était une trahison, mais n’importe quelle erreur ou faute politique en est une. Une pareille trahison n’a rien de commun des individus ou des groupes qui se joignent, en conscience, au camp adverse. Il est évidemment très difficile de discerner là où la trahison objective se mue en trahison subjective. C’est pour cela qu’il est malhabile de coller, sans preuves irréfutables, le qualificatif de traitre sur les militants révolutionnaires ou un mouvement." ( La Révolution espagnole ", Bulletin intérieur du P. S. R. belge, n° 9, 1937)

[7] Le député de l’Independant Labour Party britannique, secrétaire du Bureau de Londres, Fenner Brockway (aujourd’hui, Lord Brockway), était une des cibles " centristes " favorites de Trotsky.

[8] Au lendemain de la révolution russe, la majorité de l’I. L. P. avait refusé d’adhérer l’Internationale communiste et. repoussé les 21 conditions. Le Bloc ouvrier et paysan de Maurin était résolument hostile à la création d’une Internationale nouvelle, forcément artificielle à ses yeux, et s’était prononcé pour une réunification de la IIème et de la IIIème qui aurait permis d’ en réaliser la " synthèse ".

[9] Quelques jours plus tard, le Secrétariat international publiait la mise au point suivante : " Le Secrétariat international, tout en enregistrant la rupture de fait opérée avec lui par la Gauche communiste espagnole lors de la fusion avec le Bloc ouvrier et paysan (Maurin) sur une base typiquement centriste (phraséologie révolutionnaire dissimulant son contenu opportuniste), tout en estimant que ce dernier pas accompli par la Gauche communiste espagnole n’était que la conséquence fatale d’une longue série de divergences avec la Ligue des communistes internationalistes (B.L.) au cours de la révolution espagnole, a décidé, d’accord avec les membres du plénum, de surseoir à toute mesure d’organisation afin de faire apparaitre par l’ expérience des faits le contenu opportuniste véritable du P.O.U.M. . Des qu’il eut connaissance des premières informations concernant l’adhésion du P.O.U.M. au bloc électoral des gauches le S. I. a tenu à se désolidariser publiquement d’une telle politique. Le S. I. estime qu’aujourd’hui, en présence de l’adhésion du P.O.U.M. au bloc électoral des gauches et des considérants "électoralistes " invoqués par les dirigeants du P.O.U.M., une telle expérience se révèle pleinement révélatrice, et ses prévisions confirmées : que, dans ces conditions, il y a lieu de dénoncer publiquement l’attitude des membres de la Gauche communiste qui ont couvert cette opération de trahison. Il fait appel aux ouvriers révolutionnaire espagnols et à tous les militants resté fidèles à la Ligue des communistes internationalistes et à sa politique pour fonder la section espagnole de la IVème. Intemationale " (Bulletin intérieur du G. B. L., n° 7-8, mai 1936, p. 11). En fait, il n’existait pas en Espagne de militants prêts à suivre Trotsky dans cette entreprise. Ils avaient été moins d’une demi-douzaine, l’année précédente, à tenter d’entrer au parti socialiste et aux J. S. avec Esteban Bilbao et Fetsen, lesquels avaient depuis cette date rompu toute relation avec le Secrétariat international, qui ne reconnaissait d’ ailleurs aucune " section espagnole " et ne s’y décidera qu’ en novembre 1936.

Léon Trotsky : Que doivent faire les bolcheviks léninistes en Espagne, 12 avril 1936 :

La situation en Espagne est de nouveau révolutionnaire.
La révolution espagnole s’est développée sur un rythme très lent. Les révolutionnaires ont ainsi bénéficié d’un délai relativement important pour rassembler autour d’eux l’avant-garde afin d’être à la hauteur de leur tâche au moment décisif. Aujourd’hui, nous devons dire ouvertement que les « communistes de gauche » espagnols ont complètement laissé passer ce délai très favorable et qu’ils ne se sont en rien révélés meilleurs que les traîtres socialistes et communistes [1]. Les avertissements ne leur ont pourtant pas manqué ! Et la culpabilité d’un Andrés Nin ou d’un Andrade [2] n’en est que plus grande. Avec une politique juste, la Gauche communiste aurait pu se trouver aujourd’hui, en tant que section de la IV° Internationale, à la tête du prolétariat espagnol. Au lieu de cela, elle végète dans l’organisation confusionniste d’un Maurín [3], sans programme, sans perspective, sans aucune importance politique. L’action des marxistes en Espagne commence par la condamnation de l’ensemble de la politique des Andrés Nin et Andrade, qui était et qui demeure non seulement erronée mais criminelle.

Que signifie la destitution du président Alcalà Zamora [4] ? Elle signifie que l’évolution politique est de nouveau entrée dans une phase aiguë. Zamora constituait pour ainsi dire le pôle stable des sommets dirigeants. Bien que dans des conditions différentes, il jouait le rôle qui fut pendant un certain temps celui d’Hindenburg [5] en Allemagne, à l’époque où la réaction - nazis compris - d’une part, et la social-démocratie de l’autre plaçaient leurs espoirs en lui. Le bonapartisme des temps modernes est l’expression de l’extrême exacerbation des contradictions de classe dans une période où elles n’ont pas encore conduit à la lutte ouverte. Le bonapartisme peut trouver son point d’appui dans un gouvernement quasi-parlementaire ou dans un président « au-dessus des partis » : cela ne dépend que des circonstances. Alcalà Zamora était le représentant de cet équilibre bonapartiste. L’exacerbation des contradictions a conduit les deux camps à chercher d’abord à l’utiliser, puis à se débarrasser de lui. Les droites n’ayant pas réussi en leur temps, c’est maintenant le Front populaire qui y est parvenu. Mais cela signifie le début d’une période révolutionnaire aiguë. La profonde effervescence dans les masses, les explosions incessantes de violence, démontrent que les ouvriers des villes et des campagnes, ainsi que les paysans pauvres, si souvent dupés, poussent de toutes leurs forces, encore et toujours, vers la solution révolutionnaire. Quel est, face à ce puissant mouvement, le rôle du Front populaire ? Celui d’un gigantesque frein, construit et manié par des traîtres et de fieffées canailles. Et, hier encore, Juan Andrade a signé le programme particulièrement infâme de ce Front populaire [6] !

Après la destitution d’Alcalà Zamora, c’est Azaña [7] qui, la main dans la main du nouveau président de la République, va avoir à assumer le rôle du pôle bonapartiste stable, c’est-à-dire essayer de s’élever au-dessus des deux camps afin de mieux diriger les armes de l’État contre les masses révolutionnaires qui l’ont hissé au pouvoir. Mais les organisations ouvrières demeurent parfaitement prisonnières des filets du Front populaire. Dans ces conditions, les convulsions des masses révolutionnaires - sans programme et sans direction digne de leur confiance - risquent d’ouvrir toute grande la porte à la dictature contre-révolutionnaire.

Que les ouvriers poussent dans la direction de la révolution, c’est prouvé par le développement de toutes leurs organisations, en particulier par celui du parti socialiste et des jeunesses socialistes. Il y a deux ans, nous avons posé la question de l’entrée des bolcheviks léninistes dans le parti socialiste [8]. Les Andrés Nin et Andrade ont repoussé cette proposition avec le mépris de philistins conservateurs : ils tenaient avant tout à leur « indépendance » parce qu’elle leur assurait leur tranquillité et ne les engageait à rien. L’adhésion au parti socialiste en Espagne aurait pourtant abouti, dans les conditions données, à des résultats infiniment meilleurs qu’en France par exemple à condition toutefois que l’on ait réussi à éviter les énormes erreurs commises par les camarades de la direction française, bien entendu. Depuis, Nin et Andrade ont fusionné avec le confusionniste Maurín pour courir avec lui derrière le Front populaire [9]. Cependant les ouvriers socialistes qui aspirent à la clarté révolutionnaire ont été victimes des escrocs staliniens. La fusion des deux organisations de jeunesse signifie que les mercenaires de l’Internationale communiste vont abuser des meilleures énergies révolutionnaires et les détruire [10]. Et les « grands » révolutionnaires Andrés Nin et Andrade se tiennent à l’écart, afin de mener avec Maurín une propagande parfaitement inopérante en faveur de la « révolution démocratique-socialiste », c’est-à-dire en faveur de la trahison social démocrate [11].

Personne ne peut prévoir l’aspect que revêtira en Espagne la prochaine période. Le flux qui a porté la clique du Front populaire est trop puissant en tout cas pour pouvoir reculer à brève échéance et pour abandonner à la réaction le champ de bataille. Les éléments authentiquement révolutionnaires disposent encore d’un certain délai, vraisemblablement assez bref, pour prendre conscience, pour se rassembler, pour préparer l’avenir. Et cela concerne au premier chef les partisans espagnols de la IV° Internationale. Leurs tâches sont claires comme le jour :

1. Condamner et dénoncer impitoyablement devant les masses la politique de tous les dirigeants qui font partie du Front populaire.

2. Comprendre à fond et placer clairement sous les yeux des ouvriers avancés le rôle pitoyable joué par la direction du « parti ouvrier d’unification marxiste », en particulier celui des anciens « communistes de gauche » comme Andrés Nin, Andrade, etc.

3. Se rassembler autour du drapeau de la IV° Internationale sur la base de la « Lettre ouverte ».

4. Adhérer au parti socialiste et à la jeunesse unifiée, afin d’y travailler en tant que fraction dans l’esprit du bolchevisme.

5. Créer des fractions et des cellules dans les syndicats et autres organisations de masses.

6. Diriger l’essentiel de leur attention vers les mouvements spontanés ou semi spontanés, étudier leurs traits généraux, c’est à dire se préoccuper de la température des masses, et non de celle des cliques parlementaires.

7. Etre présents dans toutes les luttes, afin de leur donner une expression claire.

8. Insister toujours pour que les masses constituent leurs comités d’action ad hoc (juntes, soviets) et les élargissent toujours plus.

9. Opposer le programme de la conquête du pouvoir, de la dictature du prolétariat et de la révolution sociale à tous les programmes hybrides à la Caballero ou à la Maurín.

Telle est l’unique voie réelle de la révolution prolétarienne. Il n’en existe pas d’autre.

Notes

[1] C’est en 1932 que l’Opposition de gauche espagnole avait pris le nom de « Gauche communiste » (Izquierda comunista) ce que Trotsky n’avait guère apprécié : c’était le terme de « bolchevik léniniste » qui avait en effet été prévu pour toutes les sections, et en revanche celui de « Gauche communiste » était le nom d’une organisation dissidente en France.

[2] Andrés Nin Pérez (1892-1937), ancien instituteur catalan, secrétaire national de la C.N.T. en 1920, avait été son délégué à Moscou où il était resté comme secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge. Membre du parti bolchevique, du soviet de Moscou il avait rejoint en 1923 l’Opposition de gauche et avait été membre de la « commission internationale » de l’Opposition unifiée en 1926-27. Expulsé d’U.R.S.S. en 1930, il avait entretenu avec Trotsky une abondante correspondance jusqu’en 1933 où la rupture personnelle entre les deux hommes avait été couronnée par un texte de Trotsky sur « Les Méthodes inadmissibles de Nin ». Contrairement à une interprétation très répandue, la participation de la I.C.E. à la création du P.O.U.M. en septembre 1935 et l’adhésion de ce dernier au bureau de Londres n’avait pas provoqué de rupture entre les Espagnols et le S.I. La rupture fut consommée seulement quand le P.O.U.M. signa le pacte électoral des gauches, Trotsky répliquant par son article « La Trahison du P.O.U.M. » (OEuvres, 8, p. 132-137). Juan Andrade Rodríguez (né en 1897), dirigeant des J.S. après la guerre, avait fondé le premier P.C. en Espagne. Exclu en 1927, il avait rejoint l’Opposition de gauche. Très connu sur le plan international, auteur de bons livres et excellent journaliste, il était l’un des dirigeants du P.O.U.M. à Madrid - un des bastions de sa « gauche ».

[3] Trotsky ne considère pas le P.O.U.M. comme une organisation nouvelle, mais comme le « Bloc » de Maurín sous une étiquette nouvelle.

[4] Niceto Alcalá Zamora y Torres (1877-1949), politicien monarchiste sous la monarchie, fut le premier président du conseil de la République, puis le premier président de la République, sans pour autant cesser d’être attaché au catholicisme et au conservatisme. Il avait cependant provoqué la colère de l’extrême-droite en empêchant certaines de ses initiatives, bien qu’il ait contribué à tout l’arsenal répressif. Quand les gauches votèrent sa déposition, le 7 avril, la droite s’abstint, et il fut donc déposé par 238 voix contre 3. Dans La Batalla du 1° mai, un ancien militant de la I.C.E., José Luis Arenillas, analysait sa déposition non comme un signe du mûrissement de la crise révolutionnaire, mais comme « une farce ».

[5] Paul von Beneckendorff und von Hindenburg (1847-1934), Feldmarschall, ancien chef de l’Armée impériale pendant la guerre avait été élu président du Reich en 1925 et réélu en 1932.

[6] Cf. Œuvres, 7, p. 115-120.

[7] En fait, Azaña chef parlementaire indiscuté du Front populaire, allait lui-même succéder à Alcalà Zamora à la présidence.

[8] Cf. Œuvres, 4, passim. La direction de la I.C.E. avait une première fois repoussé la proposition de Trotsky à la quasi unanimité en septembre 1934, sur un rapport de Enrique Fernandez Sendón, dit Fersen. Mais ce dernier, emprisonné à Madrid après les journées d’Octobre avec de jeunes militants socialistes, s’était convaincu de son erreur et avait repris les propositions qu’il avait fait repousser. La direction notamment Nin avait proposé un compromis : « regroupement révolutionnaire » en Catalogne, c’est à dire participation au P.O.U.M., mais, partout ailleurs, entrée dans le P.S.O.E. et les J.S. Ces propositions se heurtèrent à l’opposition des militants de Madrid qui exigèrent une solution « unitaire », identique pour tous les militants.

C’est ainsi que les non catalans de la I.C.E. entrèrent également au P.O.U.M.

[9] Allusion à la fondation du P.O.U.M. le 25 septembre 1935 au cours d’une conférence clandestine à Barcelone, et à la signature, le 15 janvier 1936, du programme électoral des gauches par le P.O.U.M.
« Le tournant de La Batalla à l’égard du Front populaire ne peut nous inspirer aucune confiance. On ne peut pas dire le lundi que la Société des Nations est une bande de brigands et inviter le mardi les électeurs à voter pour le programme de la S.D.N., pour expliquer le mercredi qu’il ne s’agissait la veille que d’une manoeuvre électorale et qu’on va reprendre son véritable programme. L’ouvrier sérieux doit se demander : que vont dire ces gens jeudi ou vendredi ? Maurín semble l’incarnation du petit bourgeois révolutionnaire agile, versatile et superficiel. Il n’étudie rien, comprend peu et sème la confusion ». (Note de Trotsky.)

[10] La fusion entre les jeunesses communistes et les jeunesses socialistes d’Espagne s’était effectuée à partir d’une conférence commune le 11 avril 1936 sur la base des recommandations d’une « commission d’unification » et sans que les congrès des deux organisations aient été réunis avant. En fait, la clé de l’opération était détenue par les dirigeants des J.S. autour de Santiago Carrillo. Ce dernier était il déjà organisé en secret dans le P.C. ? Il était en tout cas acquis à la politique de Moscou et allait être le grand « stalinisateur » des jeunesses.

[11] Marx écrivait en 1876 que le terme de « social démocrate » n’était pas correct : on ne peut placer le socialisme sous le contrôle de la démocratie. Le socialisme ou le communisme nous suffit ; la « démocratie » n’a rien à y voir. Depuis, la révolution d’Octobre a démontré avec vigueur que la révolution socialiste ne peut s’effectuer dans le cadre de la démocratie. La révolution « démocratique » et la révolution socialiste se trouvent des deux côtés opposés de la barricade La III° Internationale a confirmé cette expérience et l’a théorisée. La révolution « démocratique » est déjà faite en Espagne. Elle ressuscite avec le Front populaire. C’est Azaña, avec ou sans Caballero qui personnifie en Espagne, la « révolution démocratique ». La révolution socialiste se fera au cours d’une lutte implacable contre la « révolution démocratique » avec son Front populaire. Que veut dire cette « synthèse » de « révolution démocratique socialiste » ? Rien. Seulement un galimatias éclectique. (Note de Trotsky.) Les notes 9 et 11, de Trotsky, sont reproduites du texte de la lettre adressée par lui le 8 avril à Leonetti (cf. p. 158-160).

Léon Trotsky, Un rapprochement est-il possible avec Nin ? (Extraits de lettres à Victor Serge) :}}

3 juin 1936

Cher Victor Lvovitch,

(...) Si j’ai bien compris votre lettre de Paris, vous êtes mécontent de notre comportement à l’égard d’Andrés Nin, comportement que vous trouvez « sectaire ». Vous ne connaissez pas et ne pouvez connaître l’histoire politique et personnelle de ces relations.

Vous pouvez imaginer sans peine combien je me suis réjoui à l’époque de la venue de Nin à l’étranger. Pendant plusieurs années, j’ai correspondu avec lui très régulièrement. Certaines de mes lettres étaient de véritables « traités » : c’est qu’il s’agissait de la révolution vivante dans laquelle Nin pouvait et devait jouer un rôle actif. Je pense que mes lettres à Nin pendant deux ou trois ans pourraient constituer un volume de plusieurs centaines de pages : cela suffit à vous montrer quelle importance j’accordais à Nin et à des relations amicales avec lui. Dans ses réponses, Nin affirmait tant et plus son accord théorique, mais évitait absolument les problèmes pratiques. Il me posait des questions abstraites sur les soviets, la démocratie, etc., mais ne disait pas un mot des grèves générales qui secouaient la Catalogne.
Bien entendu, personne n’est obligé d’être un révolutionnaire. Mais Nin était à la tête de l’organisation bolchevique-léniniste en Espagne, et par là même, il avait pris des engagement sérieux auxquels il se dérobait en pratique tout en me jetant par lettre de la poudre aux yeux. Croyez, cher ami, que, dans ce domaine, j’ai un certain flair. Si l’on peut m’accuser de quelque chose par rapport à Nin, c’est d’avoir trop longtemps nourri des illusions sur son compte et de lui avoir donné par là même la possibilité d’entretenir sous le drapeau du bolchevisme-léninisme la passivité et la confusion qui sont déjà bien suffisantes comme cela dans le mouvement ouvrier espagnol, je veux dire, dans ses sommets. S’il y avait eu en Espagne, à la place de Nin, un révolutionnaire ouvrier sérieux, comme Lesoil ou Vereecken [1], il aurait été possible pendant ces années de révolution d’y accomplir une œuvre grandiose.

Poussé par l’ambiguïté de sa position, Nin soutenait systématiquement, dans chaque pays, tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, entreprenaient la lutte contre nous et finissaient généralement en purs et simples renégats. Comment la rupture se produisit-elle ? Nin proclama qu’il était absolument opposé à l’entrée tactique de nos camarades dans le parti socialiste français, puis, après de longues hésitations, il déclara que les Français avaient raison et qu’il fallait agir de la même façon en Espagne. Mais, au lieu de cela, il s’allia à l’organisation provinciale de Maurin, qui n’a aucune perspective mais lui permet de mener une existence tranquille. Notre Secrétariat international lui écrivit une lettre de •critiques. Nin répondit en rompant les relations et publia quelque chose à ce sujet dans un bulletin spécial [2].

Si je ne craignais pas d’abuser de votre temps, je vous enverrais le paquet de ma correspondance avec Nin : j’ai gardé des doubles de toutes mes lettres. Je suis sûr que, comme l’ont fait d’autres camarades qui ont pris connaissance de cette correspondance, vous m’accuseriez d’avoir fait preuve d’une patience excessive, d’un « esprit de conciliation », et non de sectarisme.

(...) 5 juin 1936

(...) Dans ma dernière lettre, il y a des oublis. Commençons par Nin. Si vous pensez qu’il est susceptible de revenir à nous, pourquoi n’essayeriez-vous pas de le faire revenir ? Je ne nourris personnellement aucun espoir de voir Nin redevenir un révolutionnaire, mais je peux me tromper. Vérifiez par vous-même si vous le jugez nécessaire. Je ne pourrai qu’approuver cette démarche [3].
Bien entendu, on ne saurait attendre de Nin des assurances verbales (dont il est très prodigue), mais des actes bien précis. En ce moment, Nin est l’allié des ennemis acharnés de la IVème Internationale qui cachent leur haine petite-bourgeoise du marxisme révolutionnaire derrière des phrases creuses au sujet de divergences « organisationnelles », comme si des gens sérieux pouvaient rompre avec les révolutionnaires et s’allier aux opportunistes à cause de divergences secondaires [4].

Si Nin veut revenir à nous, il lui faut déployer ouvertement en Espagne le drapeau de la IVème Internationale. Les prétextes qu’il invoque pour le refuser sont du même ordre que ceux que Blum invoque à propos de la lutte des classes, qui, selon lui, tout en étant une bonne chose de façon générale, n’est pas adaptée à notre époque. La politique de Blum consiste en une collaboration de classes, alors que, sur le plan « théorique », il reconnaît la lutte de classes. Nin reconnaît en paroles la IVème Internationale, mais, en fait, il aide Maurin, Walcher, Maxton et ses autres alliés à mener contre la IVème Internationale une lutte acharnée, tout à fait du même type que celle que les pacifistes à la Longuet et à la Ledebour [5] ont menée durant la dernière guerre contre les internationalistes révolutionnaires partisans de la IIIème Internationale (...).

30 juillet 1936

Examinons encore la question de Nin. Certains - dont Rosmer - considèrent ma vigoureuse critique de sa politique comme du sectarisme. S’il en est ainsi, le marxisme tout entier n’est que sectarisme, puisqu’il est la doctrine de la lutte des classes, et non de la collaboration de classes. Les événements actuels en Espagne montrent en particulier à quel point était criminel le rapprochement de Nin avec Azana [6] : les travailleurs espagnols vont maintenant payer de milliers de vies la lâcheté réactionnaire du Front populaire qui a continué à entretenir avec l’argent du peuple une armée commandée par les bourreaux du prolétariat [7]. Il n’est pas question ici, mon cher Victor Lvovitch, de légères nuances, mais de l’essence même du socialisme révolutionnaire. Si Nin aujourd’hui se ressaisit et comprend combien il s’est discrédité devant les travailleurs, nous l’accueillerons comme un camarade, mais nous ne pouvons pas admettre l’ " esprit de copinage " en politique.

J’ai retenu, des amendements que vous avez faits à mes thèses sur la montée révolutionnaire [8], l’idée que des groupes importants se détacheront sur la gauche des partis socialiste et communiste (j’y faisais allusion, mais de façon trop succincte). Je n’ai malheureusement pas pu retenir les autres, car je les crois erronés. Remarquable historien de la révolution russe, vous vous refusez, je ne sais pourquoi, à en appliquer les leçons essentielles aux autres pays. Tout ce que vous dites du Front populaire est vrai de l’union des mencheviks et des S.R. avec les cadets (les radicaux russes). Or, nous avons mené contre ce Front populaire-là une lutte implacable et c’est seulement grâce à cette lutte que nous avons vaincu [9].

Vos propositions pratiques sur l’Espagne sont excellentes et répondent tout à fait à notre ligne [10]. Mais essayez de trouver, en dehors de notre organisation « sectaire », une dizaine d’hommes susceptibles d’accepter vos propositions, non en paroles, mais en actes ! Le fait que vous fassiez ces excellentes propositions pratiques prouve à mes yeux que nous avons bien un terrain commun, et j’attendrai patiemment que vous ayez confronté vos idées a priori à l’expérience politique vivante et que vous en ayez tiré les conclusions nécessaires. Je ne doute pas un instant que ces conclusions seront les mêmes que les nôtres, formulées collectivement, dans différents pays, selon l’expérience de grands événements (...).

Je vous serre la main fort et cordialement.

Votre

L. Trotsky.

Notes de P. Broué

[1] Léon Lesoil était né en Belgique en 1902. Engagé volontaire, soldat en Russie en 1916, il était devenu communiste pendant la révolution. Un des fondateurs du P.C. belge, membre de son comité central en 1921, dirigeant de la Fédération de Charleroi, il avait été exclu en 1927 et était devenu l’un des dirigeants de l’opposition de gauche belge. Dirigeant - élu - de la grève des mineurs de Charleroi en 1932, cet homme au caractère indépendant - il avait conservé des relations amicales avec Rosmer pendant ces années - s’était en 1934 prononcé pour l’entrisme dans le parti ouvrier belge où il était devenu, avec Walter Dauge, issu, lui, des rangs socialistes, l’un des principaux animateurs de la tendance « Action socialiste révolutionnaire », qui était à l’époque sur le point d’être exclue. Georges Vereecken, né en 1896, chauffeur de taxi, était également un vétéran du communisme belge, membre du P.C. depuis 1922, de son comité central en 1925. Il avait été exclu en 1927 et était depuis lors l’un des dirigeants de l’opposition de gauche, membre du Secrétariat international. Trotsky l’appréciait beaucoup personnellement depuis que sa traversée de la France, au cours du voyage vers Copenhague, leur avait permis de faire connaissance. Mais il s’était déclaré adversaire résolu de l’ « entrisme » dès l’été 1934, et, .refusant en 1935 l’entrée de ses camarades, avait fondé le groupe « Spartacus . Les deux ailes étaient en train de se rapprocher et allaient fusionner 1936 dans le nouveau « parti socialiste révolutionnaire « . Trotsky, tout en jugeant Vereecken « sectaire » , et parce qu’il avait pour lui estime et amitié, comptait bien le convaincre et le regagner à ses vues.

[2] Ces documents, notamment la résolution du C.E. de la I.C.E. d’avril 1935 préconisant l’entrisme dans le P.S. et les J.S. à l’exception de la Catalogne, la lettre du S.I., signée de Martin, et la réponse de Nin, ont été publiés dans les bulletins intérieurs de l’ I.C.E.

[3] Au cours d’un débat dans le C. C. du P.S.R. en novembre 1936, Vereecken devait affirmer : « L. D. a mis le couteau dans le plaie et a écrit que le P.O.U.M. avait trahi la classe ouvrière. Evidemment, on n’a rien à redire à cela. Serge était en rapport avec L. D., Nin et les anarchos. Il correspondait avec le "Vieux". Dans une lettre du "Vieux" à Victor Serge, le "Vieux" dit en somme qu’il s’était exprimé trop violemment ’" (Bulletin intérieur, du P.S.R. n° 1). Nous avons vainement cherché dans les lettres de Trotsky à Serge le passage qui permettrait une telle interprétation. C’est celui-ci qui s’y prêtait le mieux : Serge peut penser que, du moment que Trotsky approuve son idée de tenter auprès de Nin une nouvelle démarche, c’est qu’il admet « en somme » avoir été trop violent.. Mais Georges Vereecken interrogé par nous, maintient qu’une autre lettre existe, bien qu’elle ne figure pas dans le dossier des archives. A l’appui de son affirmation, le fait que. lors de ce débat, Erwin Wolf, porte-parole du S. I, laisse passer sans la discuter son affirmation. D’autre part, lors de la session du Bureau élargi du mouvement pour la IVème Internationale, à Amsterdam, en janvier 1937, Sneevliet, retour de Barcelone, déclare que Nin voulait connaître « la lettre de L. D. à Victor Serge corrigeant ses fautes ». Là non plus, il n’est pas démenti, alors que les membres du S.I. sont présents.
[4] Allusion au fait que le P.O.U.M. était membre du Bureau de Londres, mais aussi au fait que Nin trouvait juste que les partisans de la IV°, en tant que tels, fassent partie de ce bureau.

[5] Jean Longuet au sein du parti socialiste en France, Georg Ledebour, dans le parti social-démocrate puis le parti indépendant U. S. P. D., avaient fait partie de l’aile « centriste », dite aussi « pacifiste », « longuettiste » ou encore « reconstructeurs ». L’un et l’autre, adversaires de la droite pendant la guerre, avaient combattu la scission et refusé de rejoindre l’Internationale communiste, s’opposant à l’adhésion de leurs partis respectifs.

[6] Allusion à la signature par le P.O.U.M. du programme électoral des gauches.

[7] Le général Franco, qui avait en 1934 conduit la répression contre l’insurrection ouvrières des Asturiens avait été simplement déplacé par le gouvernement du Front populaire, pourtant informé de son rôle dans le complot, et exerçait un commandement aux Canaries.
[8] Ces thèses, adoptées en juillet lors de la conférence dite de Genève, devaient paraître dans le n° I de Quatrième Internationale sous le titre « La montée révolutionnaire ». il faut donc admettre qu’au moment où elles étaient discutées dans le mouvement international Trotsky en avait adressé un exemplaire à Victor Serge.

[9] Nous ne possédons pas la ou les lettres de Serge, qui ne conservait pas de double. On peut supposer, par le contexte, qu’il avait sur le Front populaire une position plus nuancée que Trotsky et qu’il y voyait des « aspects positifs », comme ceux des B.•L. qui réclamaient un « Front populaire de combat ».

[10] Nous ne savons pas avec certitude de quelles propositions pratiques il s’agit. Cependant, le 8 août 1936, Victor Serge avait adressé à Léon Sédov, pour le S. I. une lettre dans laquelle il proposait des initiatives pour une « réconciliation « et une « alliance » avec les anarchistes, par une déclaration très nette sur la signification de la démocratie ouvrière dans le cadre de la dictature du prolétariat. Victor Serge y fait allusion dans ses Carnets : « J’eus avec Trotsky une correspondance au sujet des anarchistes espagnols que Léon Sédov disait « destinés à poignarder la révolution ». Je pensais qu’ils joueraient un rôle capital dans la guerre civile et je conseillai à Trotsky et à la IVème Internationale de publier une déclaration de sympathie envers eux dans laquelle les marxistes révolutionnaires se seraient engagés à combattre pour la liberté. L. D. me donna raison, me promit que cela se ferait, mais rien ne fut fait en ce sens. En écrivant ces lignes, Victor Serge ignorait la lettre écrite par Trotsky le 16 août.

Léon Trotsky, Déclaration sur le meurtre d’Andreu Nin, 8 août 1937 :

Quand Nin, le dirigeant du POUM, a été arrêté à Barcelone, il ne pouvait y avoir le moindre doute : les agents de la Guépéou ne le laisseraient pas vivant. Les intentions de Staline avaient été démontrées avec un cynisme exceptionnel quand la Guépéou, qui tient entre ses griffes la police espagnole, a lancé une déclaration dans laquelle elle accusait Nin et toute la direction du POUM d’être des agents de Franco.
Le caractère absurde de cette affirmation est évident pour tous ceux qui connaissent les données élémentaires de la révolution espagnole. Le fondateur et le dirigeant du POUM, J.Maurín, a été fait prisonnier et fusillé par le général Franco, au début de la guerre civile. Les militants du POUM se sont héroïquement battus contre les fascistes sur tous les fronts d’Espagne. Nin est un vétéran et un révolutionnaire incorruptible. Il défendait les intérêts du peuple espagnol et combattait les agents de la bureaucratie soviétique. C’est justement pour cela que les agents de la Guépéou se sont débarrassés de lui, grâce à une opération bien calculée, dans la prison de Barcelone. En ce qui concerne le rôle joué dans cette affaire par les autorités espagnoles officielles, nous ne pouvons qu’émettre des suppositions.

L’information envoyée, et inspirée par la Guépéou, qualifie Nin de trotskyste. Le révolutionnaire disparu a fréquemment protesté contre cette qualification. Et avec raison. Le POUM a toujours eu une attitude hostile envers la IV° Internationale, tant sous la direction de Maurín que sous celle de Nin. Il est certain que pendant les années 1931-33, Nin, qui à cette époque était en dehors du POUM maintenait une correspondance amicale avec moi. Mais depuis les débuts de 1933, des divergences sur des questions essentielles ont provoqué la rupture totale entre nous. Tout au long de ces quatre dernières années nous n’avons plus échangé que des articles polémiques. Le POUM a exclu les trotskystes de ses rangs. Mais pour faciliter sa tâche, la Guépéou appelle trotskystes tous ceux qui s’opposent à la bureaucratie soviétique. Ce qui facilite la répression sanglante.

Malgré les divergences qui me séparent du POUM, je dois reconnaître que, dans la lutte que Nin portait contre la bureaucratie soviétique, la justice était complètement de son côté. Il s’efforçait de défendre l’indépendance du prolétariat espagnol contre les machinations bureaucratiques de la bande au pouvoir à Moscou. Il a refusé de collaborer avec la Guépéou pour ruiner les intérêts du prolétariat espagnol. C’est son seul crime. Et il l’a payé de sa vie.

L. Trotsky, Leçons d’Espagne : dernier avertissement. 17 décembre 1937 :

Menchévisme et bolchévisme en Espagne.

Les opérations militaires d’Abyssinie et d’Extrême-Orient sont soigneusement étudiées par tous les états-­majors militaires qui préparent la future grande guerre. Les combats du prolétariat espagnol, ces éclairs avant-coureurs de la future révolution internationale, doivent être étudiés avec non moins d’attention par les états-majors révolutionnaires ; c’est à cette seule condition que les évènements qui approchent ne nous prendront pas au dépourvu [1].

Trois conceptions se sont affrontées, avec des forces inégales, dans le camp dit républicain : le menchévisme, le bolchévisme, l’anarchisme. En ce qui concerne des partis républicains bourgeois, ils n’ont ni idées ni importance politique indépendantes, et n’ont fait que se maintenir sur le dos des réformistes et des anarchistes [2]. En outre, ce ne serait nullement une exagération de dire que les chefs de l’anarcho-syndicalisme espagnol ont tout fait pour désavouer leur doctrine et réduire pratiquement leur importance à zéro [3]. En fait dans le camp républicain, deux doctrines se sont affrontées : le bolchévisme et le menchévisme.

Selon la conception des socialistes et des staliniens, c’est-à-dire les menchéviks de la première et de la seconde levée, la révolution espagnole ne devait résoudre que des tâches démocratiques ; c’est pourquoi il était nécessaire de constituer un front unique avec la bourgeoisie « démocratique ». Toute tentative du prolétariat de sortir des cadres de la démocratie bourgeoise était, de ce point de vue, non seulement prématurée, mais encore funeste. D’ailleurs, ce qui était à l’ordre du jour n’était pas la révolution, mais la lutte contre Franco [4]. Le fascisme, c’est la réaction, non féodale, mais bourgeoise : que, contre cette réaction bourgeoise, on ne puisse lutter avec succès que par les forces et les méthodes de la révolution prolétarienne, c’est là une motion que le menchévisme, lui-même rameau de la pensée bourgeoise, ne veut ni ne peut faire sienne.

Le point de vue bolchévique, exprimé seulement aujourd’hui par la jeune section de la IV° Internationale, procède de la théorie de la révolution permanente, à savoir que même des tâches purement démocratiques, telles que la liquidation de la propriété foncière semi-féodale, ne peuvent être résolues sans la conquête du pouvoir par le prolétariat ; cela, à son tour, met à l’ordre du jour la révolution socialiste. D’ailleurs, les ouvriers espagnols eux-mêmes, dès les premiers pas de la révolution, s’assignèrent dans la pratique non seulement des tâches démocratiques, mais encore purement socialistes [5]. Exiger de ne pas sortir des limites de la démocratie bourgeoise, c’est, en fait, non pas jouer à la révolution démocratique, mais y renoncer [6]. C’est seulement par le renversement des rapports sociaux à la campagne qu’on peut faire du paysan, masse principale de la population, un rempart puissant contre le fascisme. Mais les propriétaires fonciers sont attachés par des liens indissolubles à la bourgeoisie bancaire, industrielle, et commerciale et à l’intelligentsia bourgeoise qui dépend d’elle. Le parti du prolétariat se trouvait ainsi devant la nécessité de choisir - ou bien avec les masses paysannes ou bien avec la bourgeoisie libérale. Inclure dans une même coalition à la fois les paysans et la bourgeoisie libérale, cela ne pouvait avoir qu’un seul but : aider la bourgeoisie à tromper les paysans et à isoler les ouvriers. La révolution agraire ne pouvait se réaliser que contre la bourgeoisie, par conséquent seulement par les mesures de la dictature du prolétariat. Il n’existe aucun régime moyen intermédiaire.

Du point de vue de la théorie, ce qui frappe avant tout dans la politique espagnole de Staline, c’est un oubli complet de l’ABC du léninisme. Avec un retard de quelques dizaines d’années - et quelles années ! - l’Internationale communiste a complètement rétabli dans ses droits la doctrine du menchévisme. Plus encore, elle s’est efforcée de donner à cette doctrine une expression plus « conséquente » et par là même plus absurde. Dans la Russie tsariste, au début de 1905, la formule de la « révolution purement démocratique » avait pour elle, en tout cas, infiniment plus d’arguments qu’en 1937 en Espagne. Rien d’étonnant à ce que, dans l’Espagne contemporaine, la politique « ouvrière libérale » du menchévisme soit devenue la politique anti-ouvrière, réactionnaire, du stalinisme. Du coup, la doctrine du menchévisme, cette caricature du marxisme, a été à son tour caricaturée.
La théorie du Front populaire.

Il serait pourtant naïf de penser qu’à la base de la politique du Comintern en Espagne se trouvaient quelques « erreurs » théoriques. Le stalinisme ne se guide pas sur la théorie marxiste, ni sur quelque théorie que ce soit, mais, empiriquement, sur les intérêts de la bureaucratie soviétique. Entre eux, les cyniques de Moscou se moquent bien de la « philosophie » du Front populaire à la Dimitrov. Mais ils ont à leur disposition, pour tromper les masses, des cadres nombreux de propagandistes de cette formule sacrée, sincères ou filous, naïfs ou charlatans. Louis Fischer [7], avec son ignorance et sa suffisance, son état d’esprit de raisonneur provincial organiquement sourd à la révolution, est Ie représentant le plus répugnant de cette confrérie peu attrayante. L’« union des forces progressistes », le « triomphe des idées du Front populaire », l’« atteinte portée par les trotskistes à l’unité des rangs antifascistes »... Qui croirait qu’il v a quatre-vingt-dix ans que le Manifeste communiste a été écrit ? [8]

Les théoriciens du Front populaire ne vont au fond pas plus loin que la première règle d’arithmétique, celle de l’addition : la somme des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libéraux est supérieure à chacun de ses termes. Pourtant, l’arithmétique ne suffit pas dans l’affaire. Il faut au moins la mécanique : la loi du parallélogramme des forces se vérifie, même en politique. La résultante, est, comme on sait, d’autant plus courte que les forces divergent davantage entre elles. Quand des alliés politiques tirent dans des directions opposées, la résultante égale à zéro. Le bloc des différents groupements politiques de la classe ouvrière est absolument nécessaire pour résoudre les tâches communes. Dans certaines circonstances historiques où un tel bloc est capable d’attirer à lui les masses petites-bour­geoises opprimées dont les intérêts sont proches de ceux du prolétariat, la force commune d’un tel bloc peut se trouver beau­coup plus grande que la résultante des forces constituantes. Au contraire, l’alliance du prolétariat avec la bourgeoisie, dont les intérêts, à l’heure actuelle, dans les questions fondamentales, font un angle de 180 degrés, ne peut, en règle générale, que paralyser la force révolutionnaire du prolétariat.

La guerre civile, où la force de la seule violence a peu d’action exige de ses participants un dévouement suprême. Les ouvriers et les paysans ne sont capables d’assurer la victoire que quand ils mènent la lutte pour leur propre émancipation. Les soumettre dans ces conditions à la direction de la bourgeoisie, c’est assurer d’avance leur défaite dans la guerre civile.

Ces vérités ne sont d’aucune manière le fruit d’une analyse purement théorique. Au contraire, elles représentent la conclusion irréfutable de toute l’expérience historique, au moins à partir de 1848 [9]. L’histoire moderne des sociétés bourgeoises est pleine de Fronts populaires de toutes sortes, c’est­-à-dire de combinaisons politiques les plus diverses pour tromper les travailleurs. L’expérience espagnole n’est qu’un nouvel anneau tragique de cette chaîne de crimes et de trahisons.
L’alliance avec l’ombre de la bourgeoisie.

Le fait le plus étonnant politiquement est que, dans le Front populaire espagnol, il n’y avait pas au fond de parallélogramme des forces : la place de la bourgeoisie était prise par son ombre [10]. Par l’intermédiaire des staliniens, des socialistes et des anarchistes, la bourgeoisie espagnole s’est subordonné le prolétariat sans même se donner la peine de participer au Front Populaire : la majorité écrasante des exploiteurs de toutes nuances politiques était passée dans le camp de Franco [11]. Sans aucune théorie de la révolution permanente, la bourgeoisie espagnole a compris, dès le début du mouvement révolutionnaire des masses, que, quel que soit son point de départ, ce mouvement était dirigé contre la propriété privée de la terre et des moyens de production, et qu’il était absolument impossible d’en venir à bout par les moyens de la démocratie.

C’est pourquoi il n’est resté dans le camp républicain que des débris insignifiants de la classe possédante, MM. Azana [12], Companys [13] et leurs semblables, avocats politiques de la bourgeoisie, mais nullement la bourgeoisie elle-même. Ayant tout misé sur la dictature militaire, les classes possédantes surent en même temps utiliser leurs représentants politiques de la veille pour paralyser, désagréger, puis étouffer le mouvement socialiste des masses sur le territoire « républicain ».

Ne représentant plus à aucun titre la bourgeoisie espagnole, les républicains de gauche représentaient bien moins encore les ouvriers et les paysans : ils ne représentaient rien en dehors d’eux-mêmes. Pourtant, grâce à leurs alliés socialistes, staliniens et anarchistes, ces fantômes politiques ont joué dans la révolution un rôle décisif. Comment ? Très simplement en tant qu’incarnation du principe de la révolution démocratique, c’est-à-dire de l’inviolabilité de la propriété privée.
Les staliniens dans le Front populaire.

Les causes de l’apparition du Front populaire espagnol et sa mécanique interne sont parfaitement claires. La tâche des chefs en retraite de l’aile gauche de la bourgeoisie consistait à stopper la révolution des masses et à regagner la confiance perdue des exploiteurs : pourquoi Franco si nous, les républicains, pouvons faire la même chose ? Sur ce plan essentiel, les intérêts d’Azaòa et de Companys coïncidaient pleinement avec ceux de Staline, pour lequel il était nécessaire de gagner la confiance des bourgeoisies anglaise et française en montrant qu’il était capable de protéger l’ordre contre l’anarchie. Azana et Companys servaient nécessairement de couverture à Staline face aux ouvriers : lui-même, Staline, est évidemment pour le socialisme, mais il ne peut pas repousser la bourgeoisie républicaine. Staline est nécessaire à Azaòa et Companys en tant que bourreau expérimenté jouissant d’une autorité de révolutionnaire [14]. Sans lui, réduits à être un ramassis de zéros, ils n’auraient pu ni osé attaquer les ouvriers.

Les réformistes traditionnels de la II° Internationale, depuis longtemps affolés par le cours de la lutte de classe, reçurent un regain d’assurance du fait du soutien de Moscou. Ce soutien fut d’ailleurs accordé non à tous les réformistes, mais seulement aux plus réactionnaires : Caballero représentait la face du parti socialiste tournée vers l’aristocratie ouvrière, tandis que Negrin [15] et Prieto [16] tournaient toujours leur regard vers la bourgeoisie [17]. Negrin a vaincu Caballero grâce à l’aide de Moscou [18]. Les socialistes de gauche et les anarchistes, prisonniers du Front populaire, se sont efforcés, il est vrai, de sauver de la démocratie ce qui pouvait en être sauvé. Mais comme ils n’ont pas su mobiliser les masses contre les gendarmes du Front populaire, leurs efforts se sont enfin de compte réduits à de pitoyables lamentations [19]. Les staliniens se sont ainsi trouvés alliés à l’aile la plus droitière, la plus ouvertement bourgeoise du parti socialiste. Ils ont dirigé leurs coups à gauche, contre le P.O.U.M., les anarchistes et les socialistes de gauche, c’est-à-dire contre les groupements centristes qui, quoique imparfaitement, reflétaient la pression des masses révolutionnaires.

Ce fait politique, significatif en lui-même, donne aussi la mesure de la dégénérescence du Comintern au cours des dernières années. Nous avions autrefois défini le stalinisme comme un centrisme bureaucratique ; les événements ont donné un certain nombre de preuves de la justesse de cette affirmation, mais elle est actuellement dépassée. Les intérêts de la bureaucratie bonapartiste ne correspondent plus au caractère hybride du centrisme. Dans sa recherche d’accommodements avec la bourgeoisie, la clique stalinienne est capable de s’allier seulement aux éléments les plus conservateurs de l’aristocratie ouvrière dans le monde : par là, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme dans l’arène mondiale est définitivement établi [20].
Les avantages contre-révolutionnaires du stalinisme.

Nous arrivons là au cœur de la solution de l’énigme : comment et pourquoi le parti communiste espagnol, insignifiant tant par son nombre que par ses dirigeants, a-t-il été capable de concentrer entre ses mains tous les leviers du pouvoir, en dépit de la présence d’organisations socialistes et anarchistes incomparablement plus puissantes ? L’explication courante suivant laquelle les staliniens ont tout simplement troqué le pouvoir en échange des armes soviétiques reste superficielle. Pour prix de ses armes, Moscou a reçu de l’or espagnol. Cela suffisait, selon les lois du marché capitaliste. Comment Staline a-t-il réussi à obtenir également le pouvoir dans ce marché ? A cela, on répond d’ordinaire : en accroissant son autorité aux yeux des masses par des fournitures militaires, le gouvernement soviétique a pu exiger, comme condition de son aide, des mesures décisives contre les révolutionnaires et écarter ainsi de sa route de dangereux adversaires. C’est indiscutable, mais c’est seulement un aspect de la question, et le moins important. En dépit de l’« autorité » acquise grâce aux fournitures soviétiques, le parti communiste espagnol est demeuré une petite minorité, et il a rencontré, de la part des ouvriers, une haine toujours plus grande [21]. Il ne suffisait pas d’autre part que Moscou posât des conditions encore fallait-il que Valence les acceptât. C’est là le fond du problème. Car non seulement Companys et Negrin, mais aussi Caballero, quand il était président du Conseil, tous sont allés, de plus ou moins bon gré, au-devant des exigences de Moscou. Pourquoi ? Parce que ces messieurs eux-mêmes voulaient maintenir la révolution dans le cadre bourgeois.

Ni les socialistes, ni même les anarchistes ne se sont sérieusement opposés au programme stalinien. Ils avaient eux-mêmes peur de la rupture avec la bourgeoisie. Ils étaient mortellement effrayés devant chaque offensive révolutionnaire des ouvriers. Grâce à ses armes et à son ultimatum contre-révolutionnaire, Staline a été pour tous ces groupes le sauveur. Il leur assurait en effet ce qu’ils espéraient, la victoire militaire sur Franco, et, en même temps, les affranchissait de toute responsabilité pour le cours de la révolution. Ils se sont donc empressés de mettre au rencart leurs masques socialistes et anarchistes, avec l’espoir de les utiliser de nouveau quand Moscou aurait rétabli pour eux la démocratie bourgeoise. Pour comble de commodité, ces messieurs pouvaient justifier leur trahison envers le prolétariat par la nécessité de l’entente militaire avec Staline ; de son côté, ce dernier justifiait sa politique contre-révolutionnaire par la nécessité de l’entente avec la bourgeoisie républicaine.

C’est seulement de ce point de vue plus large que devient claire pour nous l’angélique patience dont ont fait preuve, vis-à-vis des représentants du G.P.U., ces champions du droit et de la liberté que sont Azana, Companys, Negrin, Caballero, Garcia Oliver [22] et autres. S’ils n’ont pas eu le choix, comme ils l’ont affirmé, ce n’est nullement parce qu’ils n’avaient pas les moyens de payer avions et tanks autrement que par des « têtes » révolutionnaires et les droits des ouvriers, c’est parce qu’il leur était impossible de réaliser leur propre programme « purement démocratique », c’est-à-dire antisocialiste, autrement que par la terreur. Quand les ouvriers et les paysans s’engagent dans la voie de la révolution, c’est-à-dire s’emparent des usines, des grandes propriétés, et chassent les anciens propriétaires, prennent localement le pouvoir, alors, la contre-révolution, bourgeoise-démocratique, stalinienne ou fasciste - tout se tient - n’a plus d’autre moyen d’arrêter le mouvement que par la violence sanglante, le mensonge et la tromperie. L’avantage de la clique stalinienne dans cette voie consistait en ce qu’elle a immédiatement entrepris d’appliquer des méthodes qui dépassaient Azana, Companys, Negrin et leurs autres alliés de « gauche ».
Staline confirme à sa manière la théorie de la révolution perma­nente.

Ainsi, sur le territoire de l’Espagne, se sont affrontés deux programmes. D’une part, celui de la sauvegarde à tout prix de la propriété privée contre le prolétariat, et, si possible, de la sauvegarde de la démocratie contre Franco. De l’autre, le programme d’abolition de la propriété privée grâce à la conquête du pouvoir par le prolétariat. Le premier exprimait le programme du Capital par l’intermédiaire de l’aristocratie ouvrière, des sommets de la petite bourgeoisie et surtout de la bureaucratie soviétique. Le second traduisait, en langage marxiste, les tendances, pas pleinement conscientes, mais puissantes, du mouvement révolutionnaire des masses. Pour le malheur de la révolution, il y avait, entre la poignée de bolcheviks et le prolétariat révolutionnaire, la cloison contre-révolutionnaire du Front populaire.

La politique du Front populaire, à son tour, ne fut nullement déterminée par le chantage de Staline en tant que fournisseur d’armes. Assurément, le chantage est compris dans les conditions internes de la révolution elle-­même. Le fond social de celle-ci avait été, au cours des six dernières années, l’offensive croissante des masses contre la propriété semi-féodale et bourgeoise. C’est précisément la nécessité de défendre cette propriété qui a jeté la bourgeoisie dans les bras de Franco. Le gouvernement républicain avait promis à la bourgeoisie de défendre la propriété par des mesures « démocratiques », mais il enregistra, surtout en juillet 1936, une faillite complète. Quand la situation sur le front de la propriété devint encore plus menaçante que sur le front militaire, les démocrates de tout poil, y compris les anarchistes, s’inclinèrent devant Staline, et ce dernier n’a trouvé dans son arsenal d’autres méthodes que celles de Franco.

Sans les persécutions contre les trotskistes, les poumistes, les anarchistes révolutionnaires et les socialistes de gauche, les calomnies fangeuses, les documents forgés, les tortures dans les prisons staliniennes, les assassinats dans le dos, sans tout cela, le drapeau bourgeois, sous le drapeau républicain, ne se serait pas maintenu deux mois. Le G.P.U. ne s’est trouvé maître de la situation que parce qu’il a défendu de façon plus conséquente que d’autres, c’est-à-dire avec plus de fourberie et de cruauté, les intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.

Au cours de sa lutte contre la révolution socialiste, le démocrate Kérensky avait d’abord cherché un appui dans la dictature militaire de Kornilov, puis il avait tenté de rentrer à Petrograd dans les fourgons du général monarchiste Krasnov ; d’autre part, les bolcheviks, pour mener la révolution démocratique jusqu’au bout, ont été contraints de renverser le gouvernement des charlatans et des bavards démocratiques. Ce faisant, ils ont mis fin en passant à toutes les tentatives de dictature militaire ou fasciste.

La révolution espagnole montre une nouvelle fois qu’il est impossible de défendre la démocratie contre les masses révolutionnaires autrement que par des méthodes de la réaction fasciste. Et, inversement, il est impossible de mener une véritable lutte contre le fascisme autrement que par les méthodes de la révolution prolétarienne. Staline a lutté contre le trotskisme (la révolution prolétarienne) en détruisant la démocratie par les mesures bonapartistes et le G.P.U. Cela réfute une nouvelle fois, et définitivement, la vieille théorie menchévique que s’est appropriée le Comintern, théorie qui fait de la révolution socialiste deux chapitres historiques indépendants, séparés l’un de l’autre dans le temps. L’œuvre des bourreaux de Moscou confirme à sa manière la justesse de la théorie de la révolution permanente.
Le rôle des anarchistes.

Les anarchistes n’ont eu, dans la révolution espagnole, aucune position indépendante. Ils n’ont fait qu’osciller entre menchévisme et bolchévisme. Plus exactement, les ouvriers anarchistes tendaient instinctivement à trouver une issue dans la voie bolchévique (19 juillet 1936, journées de mai 1937), alors que les chefs, au contraire, repoussaient de toute leur force les masses dans le camp du Front populaire c’est-à-dire du régime bourgeois [23].

Les anarchistes ont fait preuve d’une incompréhension fatale des lois de la révolution et de ses tâches lorsqu’ils ont tenté de se limiter aux syndicats, c’est-à-dire à des organisations de temps de paix, imprégnées de routine et ignorant ce qui se passait en dehors d’eux, dans la masse, dans les partis politiques et dans l’appareil d’Etat. Si les anarchistes avaient été des révolutionnaires, ils auraient avant tout appelé à la création de soviets réunissant tous les représentants de la ville et du village, y compris ceux des millions d’hommes les plus exploités qui n’étaient jamais entrés dans les syndicats. Dans les soviets, les ouvriers révolutionnaires auraient naturellement occupé une position dominante. Les staliniens se seraient trouvés en minorité insignifiante. Le prolétariat se serait convaincu de sa force invincible. L’appareil de l’Etat bourgeois n’aurait plus été en prise sur rien. Il n’aurait pas fallu un coup bien fort pour que cet appareil tombât en poussière. La révolution socialiste aurait reçu une impulsion puissante. Le prolétariat français n’aurait pas permis longtemps à Léon Blum de bloquer la révolution prolétarienne au-delà des Pyrénées.

La bureaucratie de Moscou n’aurait pu se permettre un tel Iuxe. Les questions les plus difficiles se seraient résolues d’elles-mêmes.

Au lieu de cela, les anarcho-syndicalistes qui tentaient de se réfugier dans la politique des syndicats se sont retrouvés, au grand étonnement de tout le monde et d’eux-mêmes, la cinquième roue du carrosse de la démocratie bourgeoise [24]. Pas pour longtemps, car la cinquième roue ne sert à personne. Après que Garcia Oliver et Cie eurent bien aidé Staline et ses acolytes à enlever le pouvoir aux ouvriers, les anarchistes furent eux-mêmes chassés du gouvernement de Front populaire. Ils dissimulèrent la frayeur du petit bourgeois devant le grand bourgeois, du petit bureaucrate devant le grand bureaucrate, sous des discours pleurnichards sur la sainteté du front unique (des victimes avec les bourreaux) et sur l’impossibilité d’admettre toute dictature, y compris la leur propre. « Nous aurions pu prendre le pouvoir en juillet 1936... Nous aurions pu prendre le pouvoir en mai 1937... » C’est ainsi que les anarchistes imploraient Negrin et Staline de reconnaître et de récompenser leur trahison de la révolution. Tableau repoussant.

Cette seule autojustification : « Nous n’avons pas pris le pouvoir, non parce que nous n’avons pas pu, mais parce que nous n’avons pas voulu, parce que nous sommes contre toute dictature » [25], etc., renferme une condamnation de l’anarchisme en tant que doctrine complètement contre-révolutionnaire. Renoncer à la conquête du pouvoir, c’est le laisser volontairement à ceux qui l’ont, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. Personne n’aurait pu empêcher les anarchistes d’établir, après la prise du pouvoir, le régime qui leur aurait semblé bon, en admettant évidemment qu’il fût réalisable. Mais les chefs anarchistes eux-mêmes avaient perdu foi en lui. Ils se sont éloignés du pouvoir, non pas parce qu’ils sont contre toute dictature - en fait, bon gré, mal gré... - mais parce qu’ils avaient complètement abandonné leurs principes et perdu leur courage, s’ils eurent jamais l’un et l’autre. Ils avaient peur. Ils avaient peur de tout, de l’isolement, de l’intervention, du fascisme, ils avaient peur de Staline, ils avaient peur de Negrin. Mais, ce dont ces phraseurs avaient peur avant tout, c’était des masses révolutionnaires.

Le refus de conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la bourgeoisie ; il ne peut en être autrement, vu la structure de classe de la société [26].

Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution. Les chefs de la C.N.T. et de la F.A.I. ont aidé la bourgeoisie, non seulement à se maintenir à l’ombre du pouvoir en juillet 1936, Mais encore à rétablir morceau par morceau ce qu’elle avait perdu d’un seul coup. En mai 1937, ils ont saboté l’insurrection des ouvriers et ont sauvé par là la dictature de la bourgeoisie. Ainsi l’anarchiste, qui ne voulait être qu’antipolitique, s’est trouvé en fait antirévolutionnaire et, dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire.

Les théoriciens anarchistes qui, après le grand examen des années 1931 à 1937, répètent les vieilles sornettes réactionnaires sur Cronstadt et affirment : le stalinisme est le produit inévitable du marxisme et du bolchévisme, ne font que démontrer par là qu’ils sont à jamais morts pour la révolution.

Vous dites que le marxisme est violence en soi et que le stalinisme est sa descendance légitime. Alors pourquoi donc nous, marxistes révolutionnaires, nous trouvons-nous en lutte mortelle contre le stalinisme dans le monde entier ? Pourquoi donc la clique stalinienne voit-elle dans le trotskisme son ennemi principal ? Pourquoi toute proximité avec nos conceptions ou notre d’action (Durruti [27], Andrés Nin, Landau et autres [28]) force-t-elle les gangsters du stalinisme à recourir à une répression sanglante ? Pourquoi, d’autre part, les chefs de l’anarchisme espagnol, au moment des crimes du G.P.U. à Moscou et à Madrid, étaient-ils des ministres de Caballero-Negrin [29] », c’est-à-dire les serviteurs de la bourgeoisie et de Staline ? Pourquoi, même maintenant, sous le prétexte de lutter contre le fascisme, les anarchistes restent-ils prisonniers volontaires de Staline-Negrin, c’est-à-dire des bourreaux de la révolution, par leur incapacité à lutter contre le fascisme ?

Les avocats de l’anarchisme qui prêchent pour Cronstadt et pour Makhno ne trompent personne [30]. Dans l’épisode de Cronstadt et dans la lutte contre Makhno, nous avions défendu la révolution prolétarienne contre la contre-révolution paysanne. Les anarchistes espagnols ont défendu et défendent encore la contre-révolution bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Aucun sophisme ne fera disparaître de l’histoire le fait que l’anarchisme et le stalinisme se sont trouvés du même côté de la barricade, les masses révolutionnaires et les marxistes de l’autre. Telle est la vérité qui entrera pour toujours dans la conscience du prolétariat.
Le rôle du P.O.U.M.

Il n’en va guère mieux avec le P.O.U.M. Certes, il a théori­quement tenté de s’appuyer sur la formule de la révolution per­manente (c’est pour cela que les staliniens ont traité les poumistes de trotskistes), mais la révolution ne se contente pas de simples reconnaissances théoriques. Au lieu de mobiliser les masses contre les chefs réformistes, y compris les anarchistes, le P.O.U.M. cherchait à convaincre ces messieurs de l’avantage du socialisme sur le capitalisme [31]. C’est sur ce diapason qu’étaient accordés tous les articles et discours des leaders du P.O.U.M. Pour ne pas se détacher des chefs anarchistes, ils n’organisèrent pas leurs propres cellules dans la C.N.T., et en général n’y firent aucun travail [32]. Eludant les conflits aigus, ils ne menèrent aucun travail dans l’armée républicaine [33]. Au lieu de cela, ils édifièrent leurs « propres syndicats » [34] et leurs « propres milices » [35] qui défendaient leurs propres édifices ou s’occupaient de leurs propres secteurs du front. En isolant l’avant-garde révolutionnaire de la classe, le P.O.U.M. affaiblissait l’avant-garde et laissait les masses sans direction. Politiquement, le P.O.U.M. est resté incomparablement plus près du Front populaire, dont il couvrait l’aile gauche, que du bolchévisme. Si le P.O.U.M. est tombé victime d’une répression sanglante et fourbe, c’est que le Front populaire ne pouvait remplir sa mission d’étouffer la révolution socialiste autrement qu’en abattant morceau par morceau son propre flanc gauche.

En dépit de ses intentions, le P.O.U.M. s’est trouvé être, en fin de compte, le principal obstacle sur la voie de la construction d’un parti révolutionnaire. C’est une très grande responsabilité qu’ont pris sur eux les partisans platoniques ou diplomatiques de la IV° Internationale, tel que le chef du parti socialiste révolutionnaire hollandais Sneevliet, qui ont démonstrativement soutenu le P.O.U.M. dans son caractère hybride, son indécision, sa tendance à écarter les questions brûlantes, en un mot, son centrisme. La révolution ne s’accorde pas avec le centrisme. Elle le démasque, et l’anéantit. En passant, elle compromet les avocats et les amis du centrisme [36]. Telle est une des plus importantes leçons de la révolution espagnole.
Le problème de l’armement.

Les socialistes et les anarchistes qui tentent de justifier leur capitulation devant Staline par la nécessité de payer de l’abandon de toute conscience et de tout principe les armes de Moscou, mentent tout simplement, et mentent bêtement. Assurément, beaucoup d’entre eux auraient préféré s’en tirer sans assassinats ni falsifications. Mais chaque fin impose ses moyens. Dès avril 1931, c’est-à-dire longtemps avant l’intervention militaire de Moscou, les socialistes et les anarchistes ont fait ce qu’ils ont pu pour freiner la révolution prolétarienne. Staline leur a appris comment mener ce travail jusqu’au bout. Ils ne sont devenus les complices de Staline que parce qu’ils poursuivaient les mêmes objectifs politiques.

Si les chefs anarchistes avaient été tant soit peu des révolutionnaires, ils auraient pu répondre, dès le premier chantage de Moscou, non seulement par la continuation de l’offensive socialiste, mais encore par la divulgation, devant la classe ouvrière mondiale, des conditions contre-­révolutionnaires posées par Staline [37]. Ce faisant, ils auraient placé la dictature de Moscou entre la révolution socialiste et la dictature de Franco. La bureaucratie the­rmidorienne craint la démocratie et la hait. Mais elle craint aussi d’être étouffée dans l’anneau fasciste. Elle dépend en outre des ouvriers. Tout permet de croire que Moscou se serait trouvé obligée de fournir les armes, et peut-être bien à un prix plus modéré.

Mais le monde entier ne se ramène pas au Moscou de Staline. En un an et demi de guerre civile, on pouvait développer l’industrie de guerre espagnole, en adaptant aux besoins de la guerre une série d’usines civiles. Si ce travail n’a pas été accompli, c’est uniquement parce que les initiatives des organisations ouvrières ont été combattues par Staline comme par ses alliés espagnols. Une forte industrie de guerre serait devenue un puissant instrument dans les mains des ouvriers. Les chefs du Front populaire préfèrent dépendre de Moscou.

C’est précisément dans cette question qu’apparaît d’une façon particulièrement claire le rôle perfide du Front populaire, qui imposait aux organisations ouvrières prolétariennes la responsabilité des transactions traîtres de la bourgeoisie avec Staline.

Dans la mesure où les anarchistes étaient en minorité, ils ne pouvaient évidemment pas empêcher le bloc dirigeant de prendre les engagements qui lui semblaient bons devant Moscou et les maîtres de Moscou, Londres et Paris, mais ils pouvaient et devaient, sans cesser d’être les meilleurs combattants du front, se distinguer nettement des trahisons et des traîtres, expliquer la véritable situation aux masses, les mobiliser contre le gouvernement bourgeois, accroître de jour en jour leurs forces pour, en fin de compte, s’emparer du pouvoir et, avec lui, des armes de Moscou.

Mais que se serait-il passé si Moscou, en raison de l’absence du Front populaire, s’était refusé à donner des armes ? Et que se serait-il passé, répondons-nous, si l’Union soviétique n’avait pas existé du tout ? Les révolutions n’ont pas vaincu jusqu’à présent grâce à des protections étrangères qui leur fournissaient des armes. Les protecteurs étrangers se sont ordinairement trouvés du côté de la contre-révolution. Est-il nécessaire de rappeler les interventions française, anglaise et américaine contre les soviets ? Le prolétariat de Russie a vaincu la réaction intérieure et les interventionnistes étrangers sans soutien militaire de l’extérieur. Les révolutions sont avant tout victorieuses grâce à un programme social qui donne aux masses la possibilité de s’emparer des armes se trouvant sur leur territoire et de désagréger l’armée ennemie. L’armée rouge s’est emparée des réserves militaires françaises, anglaises, américaines, et a jeté à la mer les corps expéditionnaires étrangers. Cela serait-il déjà oublié ?

Si, à la tête des ouvriers et des paysans armés, c’est-à-dire à la tête de l’Espagne républicaine, il y avait eu des révolutionnaires et non des agents poltrons de la bourgeoisie, le problème de l’armement n’aurait jamais joué un rôle de premier plan. L’armée de Franco, y compris les Riffains coloniaux et les soldats de Mussolini, n’était nullement assurée contre la contagion révolutionnaire [38]. Entourés de toutes parts des flammes de la révolution socialiste, les soldats fascistes se seraient réduits à une quantité insignifiante. Ce ne sont pas les armes qui manquaient à Madrid et à Barcelone, ni les « génies » militaires. Ce qui manquait, c’était le parti révolutionnaire.
Les conditions de la victoire.

Les conditions de la victoire des masses dans la guerre civile contre les oppresseurs sont au fond très simples.

Les combattants de l’armée révolutionnaire doivent avoir pleine conscience qu’ils se battent pour leur complète émancipation sociale et non pour le rétablissement de l’ancienne forme (démocratique) d’exploitation.
La même chose doit être comprise par les ouvriers et les paysans aussi bien à l’arrière de l’armée révolutionnaire qu’à l’arrière de l’armée ennemie.
La propagande sur son propre front, sur le front de l’adversaire et à l’arrière des deux armées, doit être complètement imprégnée de l’esprit de la révolution sociale. Le mot d’ordre « D’abord la victoire, ensuite les réformes », c’est la formule de tous les oppresseurs et exploiteurs, à commencer par les rois bibliques et à finir par Staline.
La victoire est déterminée par les classes et couches qui participent à la lutte. Les masses doivent avoir un appareil étatique qui exprime directement et immédiatement leur volonté. Un tel appareil ne peut être construit que par les soviets des députés des ouvriers, des paysans et des soldats.
L’armée révolutionnaire doit non seulement proclamer, mais réaliser immédiatement, dans les provinces conquises, les mesures Ies plus urgentes de la révolution sociale : expropriation et remise aux besogneux des réserves existantes des produits alimentaires, manufacturés et autres, redistribution des logements au profit des travailleurs, et surtout des familles des combattants, expropriation de la terre et des instruments agricoles au profit des paysans, établissement du contrôle ouvrier sur la production et du pouvoir soviétique à la place de l’ancienne bureaucratie.
De l’armée révolutionnaire doivent être impitoyablement chassés les ennemis de la révolution socialiste, c’est-à-dire les éléments exploiteurs et leurs agents, même s’ils se couvrent du masque de « démocrate », de « républicain », de « socialiste » ou d’ « anarchiste ».
A la tête de chaque division doit se trouver un commissaire d’une autorité irréprochable, comme révolutionnaire et comme combattant.
Dans chaque division militaire, il doit y avoir un noyau bien soudé des combattants les plus dévoués, recommandés par des organisations ouvrières. Les membres de ce noyau ont un privilège, celui d’être les premiers au feu.
Le corps de commandement comprend nécessairement dans les premiers temps beaucoup d’éléments. étrangers et peu sûrs. Leur vérification et leur sélection doivent se faire sur la base de l’expérience militaire, des attestations fournies par les commissaires et des avis émanant des combattants du rang. En même temps, des efforts doivent être entrepris en vue de la préparation de commandants venant des rangs des ouvriers révolutionnaires.
La stratégie de la guerre civile doit combiner les règles de l’art militaire avec les tâches de la révolution sociale. Non seulement dans la propagande, mais aussi dans les opérations militaires, il est nécessaire de compter avec la composition sociale des différentes parties de l’armée adverse (volontaires bourgeois, paysans mobilisés ou, comme chez Franco, esclaves coloniaux) et, lors du choix des lignes d’opération, de tenir compte strictement de la culture sociale des régions correspondantes du pays (régions industrielles, paysannes, révolutionnaires ou réactionnaires, régions de nationalités opprimées, etc.). En bref, la politique révolutionnaire domine la stratégie.
Le gouvernement révolutionnaire, en tant que comité exécutif des ouvriers et paysans, doit savoir conquérir la confiance de l’armée et de la population laborieuse.
La politique extérieure doit avoir pour principal d’éveiller la conscience révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des nationalités opprimées du monde entier.

Staline a assuré les conditions de la défaite.

Les conditions de la victoire sont, nous le voyons, tout à fait simples. Leur ensemble s’appelle la révolution socialiste. Aucune de ces conditions n’a existé en Espagne. La principale raison en est qu’il n’y avait pas de parti révolutionnaire. Staline, certes, a tenté de transporter sur le terrain de l’Espagne les procédés extérieurs du bolchévisme : bureau politique, commissaires, cellules, G.P.U., etc. Mais il avait vidé ces formes de leur contenu socialiste. Il avait rejeté le programme bolchévique et, avec lui, les soviets en tant que forme nécessaire de l’initiative des masses. Il a mis la technique du bolchévisme au service de la propriété bourgeoise. Dans son étroitesse bureaucratique, il s’imaginait que des commissaires étaient capables par eux-mêmes d’assurer la victoire. Mais les commissaires de la propriété privée ne se sont trouvés capables que d’assurer la défaite.

Le prolétariat a manifesté des qualités combatives de premier ordre. Par son poids spécifique dans l’économie du pays, par son niveau politique et culturel, il se trouvait, dès le premier jour du la révolution, non au-dessous, mais au-dessus du prolétariat ruisse du commencement de 1917 [39]. Ce sont ses propres organisations qui furent les principaux obstacles sur la voie de la victoire. La clique qui commandait, en accord avec la contre-révolution, était composée d’agents payés, de carriéristes, d’éléments déclassés et de rebuts sociaux de toutes sortes. Les représentants des autres organisations ouvrières, réformistes invétérés, phraseurs anarchistes, centristes incurables du P.O.U.M., grognaient, hésitaient, soupiraient, manœuvraient, mais en fin de compte s’adaptaient aux staliniens. Le résultat de tout leur travail fut que le camp de la révolution sociale (ouvriers et paysans), se trouva soumis à la bourgeoisie, plus exactement à son ombre, perdit son caractère, perdit son sang. Ni l’héroïsme des masses, ni le courage des révolutionnaires isolés ne manquèrent. Mais les masses furent abandonnées à elles-mêmes et les révolutionnaires laissés à l’écart, sans programme, sans plan d’action. Les chefs militaires se soucièrent plus de l’écrasement de la révolution sociale que des victoires militaires. Les soldats perdirent confiance en leurs commandants, les masses dans le gouvernement ; les paysans se tinrent à l’écart, les ouvriers se lassèrent, les défaites se succédaient, la démoralisation croissait. Il n’était pas difficile de prévoir tout cela dès le début de la guerre civile. Se fixant comme tâche le salut du régime capitaliste, le front populaire était voué à la défaite militaire. Mettant le bolchévisme la tête en bas, Staline a rempli avec succès le rôle principal de fossoyeur de la révolution [40].

L’expérience espagnole, soit dit en passant, démontre de nouveau que Staline n’a rien compris à la révolution d’Octobre ni à la guerre civile. Son lent esprit provincial est resté en retard sur la marche impétueuse des événements de 1917 à 1921. Tous les discours et articles de 1917 où il exprimait une pensée propre contiennent déjà sa toute dernière doctrine thermidorienne. Dans ce sens, le Staline de l’Espagne de 1937 est le continuateur du Staline de la conférence de mars 1917 [41]. Mais, en 1917, il était seulement effrayé par les ouvriers révolutionnaires et, en 1937, il les a étranglés ; l’opportuniste s’est fait bourreau.
La guerre civile à l’arrière.

« Mais, pour obtenir la victoire sur les gouvernements Caballero-­Negrin, il aurait fallu la guerre civile à l’arrière des armées républicaines ! » s’écrie avec effroi le philosophe démocrate. Comme si, sans cela, il n’y aurait pas eu au sein de l’Espagne républicaine une guerre civile, la plus fourbe et la plus malhonnête, la guerre des propriétaires et des exploiteurs contre les ouvriers et les paysans ! Cette guerre incessante se traduisit par des arrestations et des assassinats de révolutionnaires, le désarmement des ouvriers, l’armement de la police bourgeoise, l’abandon au front, sans armes ni secours, des détachements ouvriers enfin, dans l’intérêt prétendu du développement de l’industrie de guerre. Chacun de ces actes constitue un coup cruel pour le front, une trahison militaire avérée, dictée par les intérêts de classe de la bourgeoisie. Cependant, le philistin « démocrate », et il peut être stalinien, socialiste ou anarchiste, juge la guerre civile de la bourgeoisie contre le prolétariat, même à l’arrière immédiat du front, comme une guerre naturelle et inévitable qui a pour but « d’assurer l’unité du Front populaire ». Par contre, la guerre civile du prolétariat contre la contre-révolution républicaine est, aux yeux du même philistin, une guerre criminelle, « fasciste », « trotskiste », qui détruit l’unité des forces antifascistes. Des dizaines de Norman Thomas, de major Attlee, de Otto Bauer, de Zyromski, de Malraux, et de petits trafiquants de mensonge dans le genre de Duranty et de Louis Fischer répandent cette sagesse à travers le monde entier. Entre-temps, le gouvernement de Front populaire se déplace de Madrid à Valence et de Valence à Barcelone.

Si, comme l’attestent les faits, la révolution socialiste est seule capable d’écraser le fascisme, d’un autre côté l’insurrection du prolétariat n’est concevable que si la classe dominante tombe dans l’étau de grandes difficultés. Pourtant, les philistins démocrates invoquent précisément ces difficultés pour démontrer que l’insurrection prolétarienne est inadmissible. Si le prolétariat attend que les philistins démocrates lui annoncent l’heure de son émancipation, il restera éternellement esclave. Apprendre aux ouvriers à reconnaître les philistins réactionnaires sous tous leurs masques et à les mépriser, quels que soient ces masques, telle est la tâche première et la principale obligation révolutionnaire.
Le dénouement.

La dictature du stalinisme dans le camp républicain, par sa nature, ne sera pas de longue durée. Si les défaites provoquées par la politique du Front populaire jetaient encore une fois le prolétariat espagnol dans une offensive révolutionnaire, cette fois victorieuse, la clique stalinienne serait marquée au fer rouge. Mais si, ce qui est plus vraisemblable, Staline réussit à mener son travail de fossoyeur de la révolution jusqu’au bout, même dans ce cas, il n’en tirera pas de reconnaissance. La bourgeoisie espagnole a eu besoin de lui comme bourreau, mais il ne lui est nullement utile comme protecteur et précepteur. Londres et Paris d’une part, Berlin et Rome de l’autre, sont à ses yeux beaucoup plus sérieux que Moscou. Il est possible que Staline veuille se retirer lui-même de l’Espagne avant la catastrophe définitive. Il espérerait faire retomber ainsi la responsabilité de la défaite sur ses propres alliés. Après quoi Litvinov solliciterait de Franco le rétablissement des relations diplomatiques. C’est une chose que nous avons vue déjà plusieurs fois [42].

Pourtant, la victoire complète de l’armée républicaine sur Franco ne signifierait pas le triomphe de la démocratie. Les ouvriers et les paysans ont porté deux fois les républicains au pouvoir, ainsi que leurs agents : en avril 1931, et en février 1936. Les deux fois, les héros du Front populaire ont cédé la victoire du peuple aux représentants les plus réactionnaires de la bourgeoisie. La troisième victoire remportée par les généraux du Front populaire signifierait leur accord inévitable avec la bourgeoisie fasciste sur le dos des ouvriers et des paysans. Un tel régime ne serait qu’une autre forme de la dictature militaire, peut-être sans monarchie ni domination ouverte de l’Eglise catholique.

Enfin, il est possible que les victoires partielles des républicains soient utilisées par des intermédiaires anglo-français « désintéressés » pour réconcilier les belligérants. Il n’est pas difficile de comprendre qu’au cours d’une semblable variante les derniers restes de la démocratie seraient étouffés dans les embrassades fraternelles des généraux, Miaja (communiste) et Franco (fasciste) [43]. Encore une fois, seul peut vaincre, soit la révolution socialiste, soit le fascisme.

Il n’est pas encore exclu d’ailleurs que la tragédie donne lieu, au dernier moment, à une farce. Quand les héros du Front populaire devront abandonner leur dernière capitale, avant de monter sur le bateau ou dans l’avion, ils proclameront bien une série de réformes socialistes pour laisser d’eux un bon souvenir au peuple. Cela ne leur servira pourtant à rien. Les ouvriers du monde entier se souviendront avec haine et avec mépris des partis qui ont conduit à sa perte une population héroïque.

L’expérience tragique de l’Espagne est un avertissement menaçant, peut-­être le dernier avertissement avant des événements encore plus grandioses, adressé à tous les ouvriers du monde entier. Les révolutions, selon les paroles de Marx, sont les locomotives de l’histoire, elles avancent plus vite que la pensée des partis à moitié ou au quart révolutionnaires. Celui qui s’arrête sous les roues de la locomotive. D’un autre côté, et c’est le principal danger, la locomotive elle-même déraille souvent. Le problème de la révolution doit être pénétré jusqu’au fond, jusqu’à ses dernières conséquences concrètes. Il faut conformer la politique aux lois fondamentales de la révolution, c’est-à-dire au mouvement des classes en lutte, et non aux craintes et aux préjugés superficiels des groupes petits-bourgeois qui s’intitulent Front populaire et un tas d’autres choses. La ligne de moindre résistance s’avère, dans la révolution, la ligne de la pire faillite. La peur de s’isoler de la bourgeoisie conduit à s’isoler des masses L’adaptation aux préjugés conservateurs de l’aristocratie ouvrière signifie la trahison des ouvriers et de la révolution. L’excès de prudence est l’imprudence la plus funeste. Telle est la principale leçon de l’effondrement de l’organisation politique la plus honnête de l’Espagne, le P.O.U.M., parti centriste. Les troupes du Bureau de Londres ne veulent ou ne savent manifestement pas tirer les conclusions nécessaires du dernier avertissement de l’Histoire. Par là même ils se vouent eux-mêmes à leur perte.

En revanche, il existe maintenant une nouvelle génération de révolutionnaires qui s’éduquent aux leçons des défaites. Elle a vérifié dans les faits la réputation d’ignominie de la II° Internationale. Elle a mesuré la profondeur de la chute de la III° Internationale. Elle a appris à juger les anarchistes, non pas sur leurs paroles, mais sur leurs actes. Grande école, inappréciable, payée du sang d’innombrables combattants. Les cadres révolutionnaires rassemblent maintenant sous le seul drapeau de la IV° Internationale. Elle est née sous le grondement des défaites pour mener les travailleurs à la victoire.

Coyoacàn, 17 décembre 1937.

[1] Il est incontestable que l’un des aspects de l’« aide » apportée au gouvernement républicain espagnol par l’Union Soviétique, l’envoi de « conseillers militaires », répondait au souci de former des cadres et d’assimiler les « leçons » de la guerre en vue du conflit mondial qui approchait. Un mystère a longtemps plané autour de l’identité réelle des officiers généraux russes servant en Espagne - qu’on y appelait « mexicanos » ou encore « gallegos » et qui furent en Russie les « espagnols »... D’abord parce que leur présence fut longtemps tenue secrète en raison de la politique de « non-intervention », ensuite parce que, du côté russe, après la fin de la guerre civile, on n’avait aucun intérêt à faire savoir - étant donné l’utilisation faite du mythe espagnol - que, comme l’a souligné Roy Medvedev, « Staline a tué plus de combattants [russes] de la guerre d’Espagne que ne l’ont fait en Espagne les balles fascistes » (R. Medvedev, Let History judge, p. 248) Les « conseillers militaires » principaux furent successivement les généraux Berzine, Stern et « Maximov ». lan Berzine, vieux-bolchévik letton, était l’ancien chef des services de renseignements soviétiques ; connu en Espagne sous le nom de général Grichine, il a été rappelé et fusillé en 1937, pour être réhabilité sous Khrouchtchev en même temps que son collaborateur Richard Sorge. Le général Grigori Stern - en Espagne, général Grigorevitch - a été souvent confondu avec Manfred Stern, plus connu encore en Espagne sous le nom de général Kléber, des brigades internationales, officier de l’armée rouge comme lui. Il ne devait être fusillé qu’en 1941, en même temps que le général Jakov Smoutchkiévitch, dit général Douglas, qui avait commandé l’aviation russe en Espagne, et le général Dimitri Pavlov, dit général de Pablo, chef des tankistes. L’attaché militaire officiel de l’ambassade, le général de brigade Vladimir Goriev, a joué un rôle capital dans la défense de Madrid et laissé le souvenir d’un homme courageux, compétent et d’une réelle droiture : lui aussi, rappelé en 1937, a été fusillé en même temps que deux de ses principaux collaborateurs, les colonels Rainer et Lvovitch, dit Loti, cependant que son ancien secrétaire, le professeur hispano-arnéricain José Robles, ami de John Dos Passos, accusé d’être « poumiste », disparaissait, vraisemblablement éliminé en Espagne même par le G.P.U. Le général Grigori Kulik, dit Kupper, peut-être un haut responsable de la N.K.V.D., a laissé, lui, le souvenir d’un chef aussi incapable que brutal : il était conseiller du général Pozas. Lui aussi devait être fusillé en 1941, après les premiers revers de l’armée rouge. Le futur général Kiril Meretzkov était, en Espagne, le colonel Pétrovitch ; arrêté lors de son retour en U.R.S.S., il devait finalement être libéré, physiquement et moralement brisé par sa détention, ce qui ne l’a pas empêché d’accéder au maréchalat. Ses Mémoires récemment publiés ne mentionnent l’Espagne qu’en quelques mots et ne font pas allusion à son emprisonnement ultérieur. Parmi les « rescapés » de la guerre d’Espagne - c’est-à-dire les combattants d’Espagne ayant échappé au massacre à leur retour en Union soviétique -, citons les futurs maréchaux Votonov - le colonel Volter - et Malinovski - colonel Malino ou Manolito -, le futur général Pavel Batov - Fritz Pablo, conseiller des Brigades internationales, notamment auprès du général hongrois Lukàcs, le futur général Hadji Mainsourov - conseiller de Durruti sous le nom de Xanti ? - le futur amiral Kournetzov - connu sous le nom de Nicolas ou Kolia - le futur maréchal Rodimtsev - capitaine Pablito. Nous n’avons aucune information sur le destin de certains d’entre eux, dont le rôle fut important, comme le colonel Valois, de son vrai nom Boris Simonov, et nous ignorons tout d’autres, souvent cités, comme le général Maximov. Rien n’atteste la présence en Espagne, affirmée par certains auteurs, des futurs maréchaux Rokossovski, Joukov et Koniev. Aujourd’hui encore, il est impossible de savoir si les militaires « espagnols » ont été exécutés en U.R.S.S. dans le cadre de la purge de l’armée (affaire Toukhatchevski) ou s’ils l’ont été en tant qu’« espagnols », témoins gênants de la politique stalinienne en Espagne, comme l’ont été les « politiques », journalistes ou diplomates comme Michel Koltsov, Marcel Rosenberg, Antonov-Ovseenko, Arthur Stachevski, ou les « policiers » Sloutski, Spiegelglass, etc. (P. Broué)

[2] L’organe de la J. C. I. de Madrid, La Antorcha, avait déjà exprimé la même idée : « La petite bourgeoisie était incapable à elle seule de militariser le prolétariat. Il lui fallait, pour y parvenir, le prestige de quelques partis prolétariens. Telle fut la signification de la crise du gouvernement Giral et de l’exercice du pouvoir au nom de la démocratie bourgeoise par des organisations prolétariennes » (« Militarizacion ? No, disciplina ! », La Antorcha, 17 octobre 1936). (P. Broué)

[3] Ce phénomène est décrit dans l’ouvrage de César M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir. La sympathie de l’auteur, qui appartient à une famille de militants libertaires, ne dissimule aucunement la faillite des dirigeants anarchistes, reniant leur doctrine et balayant leurs propres enseignements au nom de « circonstances exceptionnelles ». (P. Broué)

[4] L’ancien dirigeant des J.S., devenu dirigeant des J.S.U. et membre du P.C., Federico Melchor, affirmait par exemple en janvier 1937 : « Nous ne faisons pas une révolution sociale aujourd’hui : nous sommes en train de développer une révolution démocratique » (Organicemos la produccion, pp. 6-8). Et Antonio Mije, membre du bureau politique du P.C.E., écrivait : « Quand certains avaient peur même de mentionner la république démocratique, nous, communistes, n’étions pas opposés à expliquer à des éléments impatients, qui ne comprenaient pas la situation, qu’il était politiquement juste de la défendre contre le fascisme » (Mundo obrero, 18 mai 1938). Cette politique, anticipation de la lutte contre le « gauchisme » ou tout ce qui est prétendu tel, trouvait son expression la plus simplifiée dans la célèbre formule : « Vaincre Franco d’abord ! ». (P. Broué)

[5] La plus claire illustration de cette affirmation se trouve dans l’œuvre réalisée au lendemain du 19 juillet, notamment dans les vastes mesures d’expropriation et de collectivisation prises dans toute l’Espagne à une grande échelle. (P. Broué)

[6] Un exemple en est le décret du gouvernement Largo Caballero, pris à l’initiative du ministre communiste de l’agriculture Vicente Uribe, concernant « l’expropriation sans indemnité et en faveur de l’Etat » des propriétés foncières appartenant à des propriétaires liés à la rébellion militaire. Le critère de la saisie des terres n’était plus social, mais politique, et par conséquent sujet à contestation de la part de tous les propriétaires qui avaient survécu ou ne se trouvaient pas dans le camp franquiste. Parce qu’il se situait dans le cadre de la légalité bourgeoise de respect de la propriété privée, le décret Uribe permettait ainsi la restitution des terres saisies par les paysans pauvres à des propriétaires prudents, chanceux, voire simplement acquittés par les tribunaux. Il eut comme principale conséquence politique de saper la confiance des paysans dans la solidité de leurs acquis. (P. Broué)

[7] Journaliste américain correspondant de presse à Moscou pendant de nombreuses années, « ami de l’Union soviétique », Louis Fischer était l’une des cibles favorites de Trotsky, qui le traitait de type représentatif des libéraux bourgeois pro-staliniens. (P. Broué)

[8] Dans sa « Note quotidienne », de La Batalla du 6 février 1937, Juan Andrade signale que les censeurs staliniens de Madrid étaient allés jusqu’à censurer des passages du... Manifeste communiste reproduits dans l’organe des milices du P.O.U.M. de Madrid, El Combatiente rojo. (P. Broué)

[9] Trotsky s’appuie ici solidement sur la tradition marxiste. En ce qui concerne 1848, Karl Marx, dans La Lutte de classes en France, s’était réjoui de façon presque provocante de l’éclatement du « Front populaire » avant la lettre que constituait le regroupement des ouvriers derrière des chefs démocrates comme Ledru-Rollin, et de l’apparition, contre lui, du « parti ouvrier », avec la candidature de Raspail aux élections présidentielles de décembre. « Ledru-Rollin et Raspail étaient les noms propres, celui-là de la démocratie bourgeoise, celui-ci du prolétariat révolutionnaire. Les voix pour Raspail - les prolétaires et les porte-parole socialistes le déclarèrent bien haut - devaient être (...) une démonstration, (…) autant de voix contre Ledru­-Rollin, le premier acte par lequel le prolétariat se détachait en tant que parti politique indépendant du Parti démocratique. » Notons que Marx était parfaitement indifférent, aussi bien aux résultats de cette élection, en définitive secondaires, qu’aux réactions d’« hostilité » de l’« opinion publique » démocratique face à cette candidature de « division » : l’important était selon lui qu’elle contribuât au rassemblement des ouvriers, de leur classe, sur une base de classe. (P. Broué)

[10] Une partie de cette « ombre » était évidemment constituée par la bourgeoisie internationale dont les exigences en matière de paiements, échanges, etc., pesaient dans le sens d’une mise en sommeil des revendications révolutionnaires. La nécessité de ne pas s’aliéner les « gouvernements démocratiques » constituait un des arguments les plus utilisés par les défenseurs de la politique du Front populaire. C’est ainsi que Comorera, le leader du P.S.U.C. en Catalogne, déclarait au cours d’un meeting : « Dans le bloc des puissances démocratiques, le facteur décisif n’est pas la France, mais l’Angleterre. Il est essentiel que nos camarades de parti le réalisent afin de modérer les mots d’ordre. (...) Nous devons comprendre que les grands capitalistes d’Angleterre sont capables d’en venir à un accord, à n’importe quel moment, avec les capitalistes italiens et allemands, s’ils arrivent à la conclusion qu’ils n’ont pas d’autre choix en ce qui concerne l’Espagne. Nous devons à tout prix gagner la neutralité bienveillante de ce pays, sinon son aide directe » (Treball, 2 février 1937) (P. Broué)

[11] Le célèbre financier Juan Match avait été l’un des principaux instigateurs et bailleurs de fond du soulèvement militaire. La totalité des hommes d’affaires espagnols étaient dans le camp franquiste : le directeur d’Hispano-Suiza, sauvé en 1936 par l’intervention de Léon Blum, devait être nommé par Franco maire de Barcelone en 1939. (P. Broué)

[12] Manuel Azaña (1880-1940) : Avocat et journaliste, fonde en 1925, l’Action Républicaine (« gauche libérale »). Ministre de la guerre dans le premier gouvernement de la II° République. En janvier 1936, il est l’un des principaux dirigeants du Frente Popular et devient président de la République en mai. Il émigre en France après la défaite où il décède rapidement.

[13] Lluís Companys i Jover (1882 – 1940) : avocat, journaliste et homme politique catalan. Gouverneur de Barcelone à la proclamation de la République, il devint en 1934 président de la généralité de Catalogne. Il proclama la souveraineté de la Catalogne au sein de la République fédérale espagnole (octobre 1934). Vaincu par les forces gouvernementales et condamné à trente années de détention, il fut amnistié à l’arrivée au pouvoir du Front populaire (1936) et retrouva ses fonctions, qu’il conserva pendant toute la guerre civile. Après la chute de la Catalogne aux mains des armées franquistes (février 1939), il se réfugia en France avec son gouvernement ; il y fut arrêté par la Gestapo en septembre 1940 et livré aux franquistes, qui le fusillèrent.

[14] On peut faire remarquer cependant qu’au cours de l’été 1937 un ministre catholique basque, le petit industriel Manuel de Irujo, prenait ses distances vis-à-vis des crimes staliniens commis sous sa juridiction et dans le cadre de son ministère, et contribuait, quoique de façon limitée, à les faire connaître. (P. Broué)

[15] Juan Negrin (1892-1956). Socialiste de droite, proche de Prieto. Remplace Largo Caballero comme premier ministre en 1937. Emigre en France puis en Grande-Bretagne après la défaite.

[16] Indalecio Prieto (1883-1962) : dirigeant de la droite du P.S.O.E., ministre du gouvernement Cabalero et Negrin. Emigre au Mlexique après la défaite d’où il dirige le P.S.O.E. en exil.

[17] Largo Caballero avait derrière lui, une longue carrière de responsable syndical, comme dirigeant de l’U.G.T., au sein de laquelle il avait toujours disposé d’une base solide - notamment parmi les travailleurs les plus qualifiés et les mieux payés. Prieto, homme d’affaires et propriétaire de journal, et le Dr Negrin, médecin et professeur, étaient surtout liés à la bourgeoisie libérale et jouissaient d’une grande estime dans les milieux politiques républicains. (P. Broué)

[18] Ce fut du parti communiste espagnol, et notamment des représentants de l’I.C. en Espagne, comme Togliatti, que vinrent les premières initiatives contre Largo Caballero, ainsi que les préparatifs de son renversement. (P. Broué)

[19] Après la scission de l’U.G.T., dont les militants du P.C.E. furent le moteur, sous la couverture protectrice de socialistes de droite comme Ramon Gonzàlez Peña, Largo Caballero tenta de monter une campagne publique qui devait en définitive se réduire à une seule réunion, d’ailleurs retentissante, tenue à Madrid le 17 octobre 1937. C’est après ce succès initial que le gouvernement le fait garder à vue. Largo Caballero, désormais, se tait et réduit son activité à la lutte - limitée - contre la répression, intervenant par exemple comme témoin de la défense dans le procès des dirigeants du P.O.U.M. (P. Broué)

[20] Dans le Programme de transition, adopté en 1938 à la conférence de fondation de la IV° Internationale, Trotsky fait remonter à la défaite allemande et à la prise du pouvoir par Hitler le « passage définitif » de l’Internationale communiste « du côté de l’ordre bourgeois ». (P. Broué)

[21] Dans un ouvrage paru en 1971, G. Hermet, sur la base des sources du P.C.E. écrit que « le parti compte en mars 1937, 55 % de paysans, dont une majorité de petits exploitants, et près de 10 % de membres des classes moyennes et des professions libérales, contre seulement 35 % d’ouvriers d’industrie ». Il ajoute que « 53 % des membres se trouvent dans l’armée » et parle de « ruralisation » et d’ « embourgeoisement des effectifs communistes » pendant la guerre civile (Les Communistes en Espagne, pp. 46-49). Il semble incontestable que le P.C.E., devenu « parti de l’ordre », servit de refuge aux partisans de l’« ordre » qui ne se recrutaient pas particulièrement en milieu ouvrier. (P. Broué)

[22] Juan Garcia Oliver (1901- ??) : Membre de la C.N.T. anarcho-syndicaliste. D’abord chef de file des « anarcho-bolchéviks », il devient ministre de la Justice du gouvernement de J. Giral à partir de septembre 1936.

[23] En juillet 1936 comme en mai 1937, non seulement la masse des ouvriers influencés par l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme, mais la majorité de leurs cadres organisateurs au sein de la classe ouvrière se lancèrent dans la lutte sur une ligne révolutionnaire qui tendait plus ou moins consciemment chez eux à la prise du pouvoir par les travailleurs. Ce sont les combats de Barcelone en juillet qui ont achevé de dessiner la légende de Durruti, intrépide lutteur. En revanche, pendant toute cette période, le rôle d’Horacio Prieto secrétaire du comité national de la C.N.T., fur décisif chaque fois qu’il s’est agi de la collaboration entre la C.N.T. et le gouvernement. juan Garcia Oliver, l’ancien chef de file de ceux que l’on appelait les « anarcho-bolcheviks », joua un rôle déter­minant aussi bien en juillet 1936, en utilisant son autorité pour préserver les institutions de la Généralité de Catalogne, le président Companys en tête, qu’en arrêtant les combats au mois de mai 1937 à Barcelone. (P. Broué)

[24] Le ministre anarchiste Juan Peiro, membre du gouvernement de Largo Caballero, écrivait dans Politica du 23 février 1937 : « Notre victoire dépendait et dépend encore de l’Angleterre et de la France, mais à condition de faire la guerre et non la révolution. (...) La voie à suivre est celle-ci : faire la guerre et, tout en faisant la guerre, nous limiter à la préparation de la révolution. » (P. Broué)

[25] Dressant un bilan de cette époque, l’anarchiste Santillàn écrit après la défaite : « Nous pouvions être seuls, imposer notre volonté absolue, déclarer caduque la Généralité et imposer à sa place un véritable pouvoir du peuple ; mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et nous ne la désirions pas quand nous pouvions nous-mêmes l’exercer aux dépens des autres » (Santillàn, Por qué perdimos la guerra, p. 169). (P. Broué)

[26] Après avoir évoqué dans La Velada de Benicarlo le « soulèvement prolétarien » ripostant au coup des généraux, Azaòa écrit : « Une révolution a besoin de s’emparer du commandement, de s’installer au gouvernement, de diriger le pays selon ses vues. Elle ne l’a pas fait. (...) L’ancien ordre pouvait être remplacé par un autre, révolutionnaire. Il n’en a rien été, il n’en est sorti qu’impuissance et désordre » (op. cit. p. 96). (P. Broué)

[27] La mention de Durruti dans cette parenthèse semble suggérer que Durruti se rapprochait des conceptions marxistes, et qu’il fut assassiné par les staliniens, La version de son assassinat par le G.P.U. circula longtemps parmi les révolutionnaires, mais elle n’a jamais été prouvée. Ce point d’histoire est discuté avec soin dans la dernière partie de Durruti, Le peuple en armes par Abel Paz, qui conteste nos conclusions. La propagande stalinienne s’efforça de récupérer à son profit la popularité de Durruti, lui attribuant notamment la phrase suivant laquelle il fallait être prêt à renoncer « à tout, sauf à la victoire ». Les Izvetija du 23 novembre 1936 affirmaient qu’il s’était rapproché du P.C. et faisaient écho à une rumeur selon laquelle il y aurait adhéré en secret... Les nombreux témoignages recueillis par Abel Paz, l’interview donnée par Durruti à Pierre Van Paasen (Toronto Star, 18 août 1936), le texte de sa lettre aux travailleurs soviétiques (C.N.T., 2 novembre 1936 in extenso dans Paz, op. cit., pp. 403-404) tendraient à prouver le contraire : Durruti était très conscient de la nécessité de mener de front la guerre et la révolution : il avait refusé la « militarisation », tout en faisant régner dans sa colonne une réelle discipline. Ce furent certains de ses compagnons les plus proches comme l’instituteur Francisco Car­ qui devaient au printemps 1937 former le groupe des « Amis de Durruti », hostiles tant à l’anti-étatisme traditionnel et simpliste des anarchistes qu’au ministérialisme des dirigeants anarchistes espagnols. En mai 1937, les Amis de Durruti travaillèrent avec Moulin et le groupe bolchévique-léniniste. (P. Broué)

[28] La première traduction française porte : « Tout rapprochement vers nos conceptions » - au lieu de « proximité » - ce qui est insou­tenable, car Trotsky ne pouvait supposer qu’à cette date Nin et moins encore Landau se « rapprochaient » de ses conceptions. En revanche, la remarque est intéressante au regard de la vive polémique entre lui et ces militants qu’il considérait bel et bien comme politiquement « proches » de ses conceptions. On sait que Nin fut assassiné par le G.P.U. Il ne fait aucun doute que Kurt Landau, arrêté deux mois plus tard, connut le même sort (voir Katia Landau, Le Stalinisme en Espagne). (P. Broué)

[29] Ou la formule « Caballero-Negrin » est volontairement ambiguë, ou Trotsky se trompe. Il y avait en effet dans le gouvernement Largo Caballero - où Negrin était ministre des finances - quatre ministres anarchistes au moment des deux premiers procès de Moscou, de la répression contre le P.O.U.M. de Madrid et lors des journées de mai de Barcelone : Juan Peiro, Juan Lopez, Federica Montseny, et Juan Garcià Oliver. En revanche, après la démission de Largo Caballero, à la fin de mai 1937, la C.N.T. refusa d’entrer dans le gouvernement formé par Negrin ; elle n’était donc pas représentée au gouvernement au moment où furent assassinés Andrés Nin, Kurt Landau, Erwin Wolf et les autres. C’est au mois de juin suivant qu’elle quitte également le gouvernement de la Généralité de Catalogne. Toutefois, ce départ ne correspond pas à un changement d’attitude de la part des dirigeants de la C.N.T. César M. Lorenzo - que l’on peut soupçonner d’hostilité à leur égard - résume leur politique à l’égard du gouvernement Negrin et Companys de cette période par une formule cruelle : « Les anarchistes supplient Negrin et Companys » (p. 302). Quinze jours après leur éviction du gouvernement, un plénum péninsulaire semble revendiquer leur retour. Au début de l’année suivante, la C.N.T. puis la F.A.I. adhèrent au Front populaire, et, le 2 avril 1938, la C.N.T. entre dans un gouvernement Negrin remanié. (P. Broué)

[30] Le rôle joué par Trotsky au cours de la guerre civile en Russie dans la répression de l’insurrection paysanne de Makhno, puis, en mars 1921, de celle de Cronstadt, deux mouvements revendiqués par les anarchistes, servait et sert toujours de base aux attaques des anarchistes contre Trotsky et le trotskisme, assimilé à une variante du stalinisme. (P. Broué)

[31] En règle générale, il est évident que la presse du P.O.U.M. s’est adressée aux dirigeants anarchistes avec beaucoup d’humilité. Juan Andrade avait, par exemple, consacré ses « notes quotidiennes » des 22 et 23 janvier à l’attitude de la C.N.T., écrivant notamment le 22 : « Contrairement à ce qui s’est produit pour l’anarchisme dans les révolutions d’autres pays, en Espagne, du fait de sa force exceptionnelle, il constitue la clé de voûte de l’orientation de la révolution. Nous ne savons si les camarades anarcho-syndicalistes eux-mêmes se sont bien rendu compte de leur responsabilité sur ce terrain : ils sont la force décisive du mouvement ouvrier espagnol, et c’est d’eux que dépend en très grande partie le sort de la révolution. (...) La C.N.T. a un poids suffisant pour changer en un sens ou un autre le cours des événements. (...) Depuis le premier moment, convaincus de ne pas disposer de la force suffisante pour changer complètement le rythme des choses, nous avons tenté de faire ressortir pour nos camarades anarchistes la fonction qui leur incombe. (...) Il s’agit des intérêts du prolétariat avant tout, et c’est pour cela qu’il vaut la peine d’insister sur ce thème. » Après ces précautions oratoires, Andrade concluait que la C.N.T. faisait, « dans les faits, le jeu du réformisme ». Or Solidaridad obrera allait se fâcher tout rouge, ce qui contraignait Andrade à la contrition dans une « contre-réplique » du 26 janvier : « je me suis borné à souligner le comportement contradictoire de la Confédération et la nécessité que cette façon abstraite de se situer devant la gravité des événements acquière une expression plus cohérente dans l’intérêt même de la révolution. (...) Nous sentons que notre intention a été mal interprétée par le quotidien confédéral. Nous en sommes peinés, non parce que nous chercherions à tirer partie d’un changement d’attitude, mais parce que, ce qui est en jeu, ce sont les intérêts de la révolution. La preuve de l’innocence (bondad) de notre proposition est que nous avons commencé par déclarer que notre influence dans le cadre du mouvement ouvrier n’était pas assez forte pour orienter le cours des événements sur la voie qui nous paraissait la meilleure pour les intérêts de la révolution. Nous avons également reconnu le poids spécifique énorme dont jouit la C.N.T. dans les masses ouvrières d’un grand instinct révolutionnaire. » Le même Andrade, un mois plus tard, commentant l’article de Peiro mentionné plus haut, écrit : « Le ministre de la C.N.T. - nous ne disons pas la C.N.T. - s’identifie pleinement avec la position réformiste », précisant qu’il ne veut qu’« attirer l’attention sur le divorce, la divergence dans les critères qui semble se produire entre la C.N.T. et les membres qui la représentent dans le gouvernement central », « un avertissement plein de cordialité (...) à tous les camarades de la C.N.T. » (La Batalla, 26 février 1937). Il ne s’agit bien entendu pas là d’une attitude personnelle. Un éditorial du 3 mars dans La Batalla affirme : « La responsabilité des dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. est énorme. Ils détiennent la clé de la situation. Plus, ils sont ceux qui peuvent décider du cours de la révolution. » La remise aux dirigeants de la C.N.T. de la clé de l’avenir - même verbale était évidemment dans la logique d’une politique dont l’axe demeurait, comme le déclarait Nin au C.C. de décembre 1936, son « pacte secret » avec la direction de la C.N.T. Sur ce point, la critique de l’opposition de gauche du P.O.U.M. rejoint celle de Trotsky, la cellule 72 écrivant dans ses « contre-thèses » : « L’absence d’une critique fraternelle, mais sévère, de la C.N.T. par le P.O.U.M., a empêché les masses de la C.N.T. et la classe ouvrière en général d’établir une différence, pourtant essentielle, entre l’une et l’autre et a permis de confondre, de façon générale, leurs positions et mots d’ordre respectifs. » (P. Broué)

[32] Dans La Batalla du 26 janvier 1937, Andrade rappelle l’existence passée de la F.O.U.S. et les conditions de son autodissolution et de l’adhésion de ses militants à l’U.G.T., « pour entrer dans une des centrales existantes, c’est-à-dire précisément dans celle à l’intérieur de laquelle les organisations qui constituaient la F.O.U.S. espéraient pouvoir le mieux travailler en faveur de l’unité syndicale, puisqu’elle était dirigée par le réformisme qui est toujours l’ennemi principal ». Ainsi le P.O.U.M. manifestait-il une fois de plus par ces propos son désir d’éviter tout incident avec la C.N.T. Là encore, bien des militants du P.O.U.M. exprimaient des critiques. Au C.C. élargi de décembre 1936, le représentant de Madrid déclare, à propos de ce qu’il appelle « le rapprochement avec la C.N.T. », que l’un des dangers de cette orientation apparaît dans la décision d’entrer à l’U.G.T. : il souligne que, du coup, les rapports avec la C.N.T. sont seulement des rapports au sommet, et non, comme ce serait souhaitable, des rapports noués "au sein des masses confédérales". » De son côté, José Rebull écrit, dans la résolution qu’il présente au C.C. d’octobre 1937, qu’on doit reprocher à la direction du P.O.U.M. d’avoir « dissous la F.O.U.S. sous le mot d’ordre syndical erroné de « C.N.T.-U.G.T. » au lieu d’avoir (...) mis en avant le mot d’ordre « Ni C.N.T., ni U. G. T., centre syndical unique ». Il ajoute : « Avec un tel mot d’ordre, non seulement il aurait subsisté de bonnes raisons de maintenir la F.O.U.S. - quoiqu’elle ait été déjà pratiquement dissoute dans de nombreuses localités mais encore nous, serions apparus comme les champions de l’unité syndicale. »
José Rebull (1906- ??) : Responsable du P.O.U.M. dès sa fondation, administrateur de sa presse. Animateur d’une tendance de gauche au sein du parti en 1936-1937. Emigre en France en 1939, participe à la résistance socialiste, arrêté par la Gestapo. (P. Broué)

[33] C’est sur la base des informations envoyées directement du front d’Aragon que le trotskiste américain Felix Morrow écrit qu’il n’y eut pas d’élection de conseils de soldats sur le front d’Aragon, dans les milices du P.O.U.M., et que la direction de ce dernier les interdisait en fait (Revolution and Counter-revolution in Spain, p. 71). Orwell ne mentionne pas l’existence de tels conseils. Dans sa résolution au C.C. d’octobre 1937, José Rebull reproche à la direction du P.O.U.M. d’avoir permis à « des membres du parti, chefs de la division Lénine, de saboter toute action politique auprès des miliciens de ses rangs ». Il semble en effet que le P.O.U.M. n’ait cherché ni à recruter dans ses milices pour ses propres rangs, ni même à donner à ses miliciens une formation politique (Orwell. op. cit., p. 263). Sans doute faut-il faire ici exception pour l’organisation madrilène du P.O.U.M. : le quotidien des milices du P.O.U.M. de ce front, El Combatiente rojo, est en effet un organe politique très combatif. En outre, il milite inlassablement en faveur de l’élection, dans les rangs des milices, de « comités de combattants » - expression d’ailleurs systématiquement supprimée par la censure, mais clairement suggérée par le contexte. (P. Broué)

[34] A moins que Trotsky ne fasse ici allusion à la politique générale du P.O.U.M. depuis sa fondation, la formule utilisée par lui est fausse, ou tout au moins anachronique : depuis le début de la guerre civile, le P.O.U.M., nous le savons, n’avait plus « ses propres syndicats », organisés dans la F.O.U.S. en mai 1936, avec d’ailleurs l’objectif proclamé de promouvoir la réalisation de l’unité syndicale. (P. Broué)

[35] Il ne semble pas possible d’affirmer que le P.O.U.M. ait eu la volonté délibérée de constituer « ses propres milices ». D’ailleurs, la question était discutée dans les rangs mêmes des partisans de la IV° Internationale : en France, en 1934, les B.-L. avaient lancé le mot d’ordre de « milices du peuple » auquel, précisément, Trotsky lui-même aurait préféré celui de « milices des syndicats et partis » - formule qui devait prévaloir en Espagne en 1936 (Le Mouvement communiste en France, n. 318, p. 482). En réalité, le P.O.U.M. s’est trouvé pris dans l’engrenage, car chaque organisation ouvrière constitua, dès les premières heures du soulèvement, ses propres unités miliciennes. Cette situation avait pour le P.O.U.M. plus d’inconvénients que d’avantages, car il ne pouvait s’attendre à aucune faveur dans la répartition des armes et des munitions, et le fait d’avoir au front ses « propres secteurs » le rendait particulièrement vulnérable et tragiquement dépendant. A Madrid, les milices du P.O.U.M. n’obtinrent des armes que parce que le parti syndicaliste leur céda celles qu’il avait reçues en trop, pour des effectifs très réduits. Ce n’est pas non plus par hasard que les pertes du P.O.U.M. sur le front de Madrid furent considérables, neuf miliciens sur dix étant tombés en l’espace de six mois. Parmi d’autres, George Orwell a témoigné de la façon dont le manque d’armes et de munitions, les ordres d’attaques-suicides sans protection d’artillerie ou d’aviation, permirent, sur le front d’Aragon l’extermination systématique des militants du P.O.U.M. combattant dans ses « propres milices » (Orwell, op. cit., pp. 19, 21, 29). Toutefois, La Batalla du 21 janvier publie une résolution du comité exécutif qui constitue un effort pour sortir de cette situation, puisqu’elle affirme : « Sauf dans le cas où il est possible de constituer sous notre contrôle direct et avec nos propres cadres une division entière de la nouvelle armée, nos militants et sympathisants doivent être répartis dans différentes unités. » Enfin, les conditions de la guerre civile - agressions répétées des militants et des locaux - rendaient nécessaire la garde des immeubles par des miliciens sûrs, et il peut paraître abusif de la part de Trotsky de reprocher au P.O.U.M. d’avoir fait garder ses locaux par ses propres miliciens ; le contraire eût constitué une grave preuve d’irresponsabilité. (P. Broué)

[36] Le développement de « partis centristes » dans une période de crise des organisations traditionnelles, et comme étape de « transition » pour leurs anciens militants, constituait, selon Trotsky, une voie pratiquement inévitable en même temps que très dangereuse pour la formation rapide des partis authentiquement révolutionnaires qu’il voulait constituer. (P. Broué)

[37] On peut remarquer que Trotsky fait dans une certaine mesure ici ce qu’il reproche au P.O.U.M. de faire en montrant ce que les anarchis­tes « auraient pu faire ». Mais il est évident que le P.O.U.M. - résultat, sans doute de sa propre division interne - fit preuve sur ce plan d’une grande timidité. Ainsi La Batalla du 28 janvier 1937 souligne-t-elle la modération qu’elle avait manifestée, le 24 novembre 1936, quand elle avait élevé une protestation contre le refus dicté par les conseillers russes de l’ambassade et les dirigeants du P.C. d’inclure un représentant du P.O.U.M. dans la junte de défense de la capitale. Là aussi, le contraste est vif avec El Combatiente rojo, qui écrivait le 2 septembre 1937 : « Ce n’est pas par hasard (...) qu’aujourd’hui, dans le procès de Zinoviev-Kamenev, on tente d’impliquer Trotsky. L’antagonisme entre la bourgeoisie libérale et le marxisme révolutionnaire se vérifie une fois de plus. Léon Trotsky, fondateur avec Lénine de la III° Internationale, organisateur génial de l’armée rouge, continue d’être fidèle au drapeau de l’internationalisme prolétarien. Ce n’est pas de la faute des bolcheviks-léninistes si le stalinisme a remplacé le drapeau rouge du prolétariat par les drapeaux tricolores des républicains démocratiques. (...) La bureaucratie stalinienne, qui a effacé de son programme le devoir de lutter pour la victoire de la révolution mondiale et qui se dévoue à la tâche plus modeste de défendre la démocratie bourgeoise, a de nouveau déchaîné sa fureur antitrotskiste, c’est-à-dire toute la haine de son impuissance face aux vrais révolutionnaires, les bolcheviks-léninistes du monde entier. C’est pour tenter de couvrir sa capitulation qu’elle bâtit de semblables « affaires », qu’elle organise des procès et ordonne de fusiller les vieux-bolcheviks ». Le lien entre les procès de Moscou et la lutte contre­-révolutionnaire du stalinisme ne sera fait explicitement par Nin qu’au début de 1937, après le début de l’offensive terroriste et, en particulier, les premières mesures contre la section de Madrid. (P. Broué)

[38] De la débâcle des « volontaires » italiens, sous les coups d’une propagande révolutionnaire intense, au moins autant que sur le plan purement militaire, l’observateur américain Herbert Matthews a écrit qu’elle avait été pour le fascisme italien ce que Bailen avait été pour l’armée napoléonienne, l’événement le plus considérable en tout cas depuis 1918 (Matthews, Two Wars and More to Come, p. 264). Quant aux pourparlers avec les nationalistes marocains en vue d’une telle propagande en direction des soldats marocains de Franco, ils échouèrent par suite du refus des gouvernements de Front populaire de proclamer l’indépendance du Maroc, refus qu’ils justifiaient ici encore par la nécessité de ne pas mécontenter les gouvernements de Paris, au premier chef, et de Londres. (P. Broué)

[39] Témoignage précieux de la part de l’auteur de l’Histoire de la révolution russe, dont il avait été l’un des principaux acteurs, c’est là une opinion partagée par Andrés Nin qui connut la révolution russe dans ses premières années. (P. Broué)

[40] Natalia Trotsky raconte, à propos de l’année 1927, les circonstances dramatiques dans lesquelles Trotsky qualifia pour la première fois Staline de « fossoyeur de la révolution » : « Mouralov, Ivan Smirnov et les autres se réunirent un après-midi chez nous, au Kremlin, attendant que Léon Davidovitch rentrât d’une réunion du Bureau politique. Piatakov revint le premeir, très pâle, bouleversé. Il se versa un verre d’eau, but avidement, et dit : « J’ai vu le feu, vous le savez, mais ça, ça ! C’était pire que tout ! Et pourquoi Léon Davidovitch a-t-il dit ça ? Staline ne le pardonnera pas à ses arrière-neveux ! » Piatakov, accablé, ne put même pas nous expliquer clairement ce qui s’était passé. Quand Léon Davidovitch entra enfin dans la salle à manger, Piatakov se précipita vers lui : « Mais pourquoi avez-vous dit ça ? » Léon Davidovitch écarta de la main les questions. Il était épuisé et calme. Il avait crié à Staline : « Fossoyeur de la révolution ! » Le secrétaire général s’était levé, se dominant avec peine, et s’était jeté hors de la salle en faisant claquer la porte. Nous comprîmes tous que cette rupture était irréparable » (Victor Serge, Vie et mort de Trotsky, pp. 180-181.) Bien qu’il n’ait pas toujours à l’époque exactement mesuré la capacité contre-révolutionnaire du stalinisme, Trotsky avait depuis des années compris son rôle, alors que bien des révolutionnaires authentiques sous-estimaient cette capacité, quand ils ne nourrissaient pas encore des illusions à son sujet. (P. Broué)

[41] Le 28 mars 1917, avant le retour de Lénine, s’était tenue à Petrograd une conférence panrusse des bolcheviks. Staline, récemment revenu de Sibérie, et Kamenev orientaient le parti vers une politique de conciliation. Dans le rapport, Staline déclarait : « Le pouvoir s’est divisé entre deux organes dont aucun n’exerce la plénitude du pouvoir. Entre eux existent et doivent exister des frictions, une lutte. Les rôles se sont partagés entre eux. Le Soviet a pris en fait l’initiative des transformations révolutionnaires, le Soviet est le chef révolutionnaire du peuple insurgé, l’organe qui contrôle le gouvernement provisoire. Le gouvernement provisoire a pris en fait le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire. Le Soviet mobilise les forces, contrôle. Le gouvernement provisoire, en trébuchant, en s’embrouillant, prend le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple déjà réalisées. » Il appelait à « gagner du temps en freinant le processus de rupture avec la moyenne bourgeoisie » et contestait qu’il soit opportun de poser le problème du pouvoir, précisant : « Le gouvernement provisoire n’est pas si faible que ça. Sa force repose sur le soutien que lui apporte le capital anglo-français, sur l’inertie de la province, sur les sympathies qu’il éveille. » Cette ligne, la même qui était défendue en Espagne par le P.C.E. et les autres partisans du Front populaire, devait être mise en pièces par les Thèses d’avril de Lénine. (« Procès-verbaux de la conférence... » Voprosy Istorii K.P.S.S., n°5, 1962, p. 112.) (P. Broué)

[42] Au cours des dernières années, les livraisons de charbon polonais à l’Espagne ont bien aidé Franco à briser les grèves des mineurs asturiens... (P. Broué)

[43] Le général Miaja abandonna le P.C. avant la fin de la guerre civile, acceptant de présider la junte créée par le général Casado, vraisemblablement avec l’appui britannique, afin d’éliminer les dirigeants du P.C. et Negrin et de négocier la fin de la guerre civile. L’un de ses principaux collaborateurs, le général Rojo, devait retourner après la guerre dans l’Espagne franquiste. (P. Broué)

Léon Trotsky, La vérification des idées et des individus à travers l’expérience de la révolution espagnole, 24 août 1937 :

La révolution espagnole [1] revêt aux yeux des ouvriers avancés une signification énorme, non seulement en tant qu’événement historique d’une importance primordiale, mais aussi comme école supérieure de stratégie révolutionnaire. Les idées et les individus sont soumis à une vérification exceptionnellement importante et, pourrait on dire, infaillible. C’est une obligation pour tout marxiste sérieux que d’étudier non seulement les événements de la révolution, mais aussi les positions politiques que divers groupements et des militants isolés prennent, dans notre sein même, face aux événements espagnols.
Le camarade Vereecken et le camarade Sneevliet.
Je voudrais dans cette lettre m’arrêter sur un exemple particulier mais au plus haut degré instructif, à savoir la position du camarade Vereecken, l’un des militants dirigeants de notre section belge. Vereecken fut rapporteur sur la question espagnole à la séance du comité central du parti socialiste révolutionnaire [2] de la fin de juillet de cette année. Le compte rendu de son rapport, reproduit dans le bulletin intérieur de la section belge de juin juillet, est fort bref, dans les vingt cinq lignes au plus, mais donne néanmoins un tableau suffisamment clair des erreurs du camarade Vereecken, erreurs très dangereuses tant pour notre section belge que pour toute l’Internationale [3].
Le camarade Sneevliet, chef du R.S.A.P. hollandais, s’est, comme on le sait, complètement solidarisé avec la politique du P.O.U.M. [4] et a ainsi clairement révélé combien il s’est éloigné du marxisme révolutionnaire. En ce qui concerne le camarade Vereecken, les choses sont quelque peu différentes. Vereecken est plus prudent. Ses raisonnements, tant passés que présents, sont parsemés de réserves : " d’une part... ", " d’autre part... ". Il a à l’égard du P.O.U.M. une position " critique " qui emprunte de nombreux arguments à notre arsenal commun. Mais, au fond, sa position centriste risque beaucoup plus que celle du camarade Sneevliet d’apporter du trouble dans nos rangs . C’est pourquoi il est nécessaire de soumettre les conceptions de Vereecken à une critique attentive.
Le fatalisme optimiste, caractéristique du centrisme.
Vereecken a présenté son rapport avant l’écrasement du P.O.U.M. et avant l’assassinat scélérat de son chef par les agents de Staline en Espagne, Antonov Ovseenko et autres. Nous défendrons implacablement la mémoire de Nin et de ses compagnons contre les calomnies des canailles de Moscou et d’ailleurs. Mais le sort tragique de Nin ne peut modifier nos appréciations politiques, dictées par les intérêts historiques du prolétariat et non par des considérations sentimentales. Depuis longtemps, le camarade Vereecken a apprécié le P.O.U.M. de façon totalement erronée, pensant que, sous la pression des événements, ce parti devrait pour ainsi dire, évoluer " automatiquement " à gauche, et que notre politique en Espagne devrait se borner à un " soutien critique " du P.O.U.M. Les événements n’ont absolument pas confirmé ce pronostic fataliste et optimiste, tout à fait caractéristique de la pensée centriste, mais nullement de la pensée marxiste.
Il suffit de rappeler ici que c’est du même optimisme fataliste qu’était imprégnée toute la politique du P.O.U.M. dont la direction s’est adaptée aux chefs anarchistes dans l’espoir qu’ils entreraient automatiquement dans la voie de la révolution prolétarienne , tout comme Vereecken s’est adapté aux chefs du P.O.U.M. Toutes ces espérances ont été cruellement déçues : les événements ont rejeté à droite les chefs anarchistes, de même que les chefs du P.O.U.M. Au lieu de reconnaître ouvertement le caractère erroné de sa politique, Vereecken veut passer subrepticement sur une nouvelle position, qui ne se distingue de celle de la veille que par une confusion plus grande encore.
Caractérisation du P.O.U.M.
A la différence de la C.N.T. et de la F.A.I. qui existent depuis des années ainsi Vereecken commence t il son rapport , " le P.O.U.M. est récent, hétérogène, la gauche y est faible. " Cette caractérisation constitue une condamnation radicale, non seulement de la position de Sneevliet, mais aussi de la politique antérieure de Vereecken lui même. Car où est l’évolution à gauche que l’on nous avait promise ? En même temps, cette caractérisation du P.O.U.M. se distingue par une imprécision voulue. " L’aile gauche " ? Le mot " gauche " ne signifie rien ici. S’agit-il de la fraction marxiste du P.O.U.M. ou de sa fraction centriste de gauche ? [5] Consciemment, Vereecken refuse de répondre à cette question. Nous répondrons donc pour lui : aucune fraction marxiste conséquente n’existe dans le P.O.U.M. après l’exclusion des trotskistes. Mais même la fraction centriste de gauche est faible, et, sur ce point, Vereecken a raison. Toutefois, cela signifie seulement qu’après six années d’expérience de la révolution, la politique du P.O.U.M. est déterminée par les centristes de droite . Telle est la vérité, sans fard.
Le camarade Vereecken " critique " le P.O.U.M.
Ecoutons maintenant la façon dont Vereecken critique le P.O.U.M. :
" Fautes du P.O.U.M. : ralliement au Front populaire lors des élections. Il répara cette erreur le 19 juillet par la lutte armée. Autre faute : participation au gouvernement et dissolution des comités. Mais, après sa sortie du gouvernement, une clarification s’opéra dans le P.O.U.M. "
Tout cela rappelle à première vue une critique marxiste. En fait, Vereecken utilise des fragments stérilisés de la critique marxiste, non pour dévoiler, mais au contraire pour dissimuler la politique opportuniste du P.O.U.M. la sienne. Et, d’abord, il saute aux yeux que, pour notre critique, il s’agit d’ " erreurs " isolées du P.O.U.M., non d’une caractérisation marxiste de l’ensemble de sa politique. Toute organisation peut commettre des " erreurs " : Marx a commis des erreurs, Lénine a commis des erreurs et le parti bolchevique dans son ensemble en commit également. Mais elles furent corrigées à temps, grâce à une ligne fondamentale correcte. Dans le cas du P.O.U.M., il ne s’agit pas d’ " erreurs " isolées, mais d’une ligne fondamentalement non révolutionnaire, centriste, c’est à dire, au fond, opportuniste. Autrement dit, pour un parti révolutionnaire, les erreurs sont l’exception ; pour le P.O.U.M., l’exception, ce sont des positions correctes.
Le 19 juillet 1936.
Vereecken nous rappelle que le P.O.U.M., le 19 juillet 1936 a participé à la lutte armée. Evidemment ! Seule une organisation contrerévolutionnaire pouvait ne pas participer à cette lutte qui embrasait tout le prolétariat ; et aucun de nous n’a traité le P.O.U.M. d, "organisation contre révolutionnaire " ! Mais en quoi sa participation à la lutte des masses qui, au cours de ces journées, ont imposé leur politique et aux anarchistes et aux socialistes et aux poumistes, pouvait elle " réparer " l’ " erreur " d’avoir participé au Front populaire ? Le P.O.U.M. a t il modifié l’orientation politique fondamentale qui est la sienne ? Nullement.
La lutte du 19 juillet, bien qu’elle se soit soldée par la victoire réelle des ouvriers, s’est terminée sur une équivoque de dualité de pouvoirs, . uniquement parce qu’il n’existait pas d’organisation aux idées suffisamment claires et au courage nécessaire pour mener la lutte jusqu’au bout. La participation du P.O.U.M. au Front populaire n’a pas été une " erreur " fortuite, mais le signe infaillible de son opportunisme. Au cours des journées de juillet, c’était la situation extérieure qui avait changé, non le caractère centriste du parti. Le P.O.U.M. s’est adapté à l’insurrection ouvrière de la même façon que, quelques mois auparavant, il s’était adapté à la mécanique électorale du Front populaire. Le zigzag à gauche du centrisme complète son zigzag à droite mais ne le " répare "en rien. Pendant son zigzag à droite, le P.O.U.M. a conservé intégralement sa position hybride et ainsi préparé la catastrophe à venir.
La participation au gouvernement.
" L’autre faute, écrit Vereecken, fut la participation au gouvernement et la dissolution des comités. " Mais d’où a bien pu provenir cette " autre faute ", si la participation à l’insurrection de juillet avait " réparé " la politique erronée de la période précédente ? En fait, la participation au gouvernement a constitué un nouveau zigzag qui découlait de la nature centriste du parti. Le camarade Sneevliet a écrit qu’il " comprenait " cette participation. Cette formule ambiguë, hélas, ne fait que démontrer que Sneevliet ne comprend pas les lois de la lutte des classes à l’époque de la révolution. Les journées de juillet 1936 à un moment où le prolétariat catalan, avec une direction juste, aurait pu, sans efforts ni sacrifices supplémentaires, s’emparer de tout le pouvoir et ouvrir dans toute l’Espagne l’ère de la dictature du prolétariat se sont terminées, en grande partie par la faute du P.O.U.M., par un régime de dualité de pouvoir, c’est à dire un partage provisoire du pouvoir entre le prolétariat les comités et la bourgeoisie représentée par ses laquais, dirigeants staliniens, anarchistes et socialistes. L’intérêt des ouvriers était d’en finir au plus vite avec cette équivoque dangereuse en faisant passer tout le pouvoir aux comités, c’est à dire aux soviets espagnols. En revanche, la tâche de la bourgeoisie était d’anéantir les comités au nom de l’" unité du pouvoir ". La participation de Nin au gouvernement a constitué une partie du plan de la bourgeoisie contre le prolétariat. Si Sneevliet " comprend " pareille chose, tant pis pour lui. Vereecken, lui, est plus prudent ; il écrit que la participation au gouvernement a été l’" autre faute ". Pas mal, cette " faute " qui consistait à soutenir directement le gouvernement de la bourgeoisie contre les comités ouvriers !
" Mais, s’empresse d’ajouter Vereecken pour briser la pointe de sa propre critique, après sa sortie du gouvernement, une clarification s’est opérée dans le P.O.U.M. "
C’est là une contre vérité manifeste, déjà réfutée, par Vereecken lui même, dans sa caractérisation déjà citée du P.O.U.M. comme un " parti hétérogène " dans lequel la gauche était faible. Qu’est ce donc que cette " clarification " après laquelle le centrisme de gauche lui même continue à n’être dans ce parti qu’une petite minorité ? Ou peut être faut il entendre que la " clarification " a pris la forme de... l’exclusion des bolcheviks-léninistes ?
La critique du Secrétariat international.
Mais Vereecken va encore plus loin dans sa défense avocassière du centrisme. Enumérant les " fautes " du P.O.U.M., il s’empresse, tout de suite après, sans doute par souci de symétrie, d’énumérer celles du Secrétariat international. Citons le une fois de plus littéralement :
" Fautes du S.I. : dix jours après le 19 juillet, à Paris, on n’avait pas de position. On ne voyait pas l’importance des événements. On n’a pas assisté à la conférence de Bruxelles ; on a appliqué trop à la lettre la résolution de Paris. On aurait dû profiter de cette occasion pour pousser le P.O.U.M. vers une politique révolutionnaire. On s’est coupé de Nin en publiant la lettre de Trotsky. "
On ne peut en croire ses yeux à la lecture de cette somme d’ " accusations " : évidemment, le S.I. a pu commettre telle ou telle négligence pratique, voire telle ou telle faute politique. Mais les mettre sur le même plan que la politique du P.O.U.M. ne serait possible qu’à un homme en position d’arbitre entre un parti qui nous combat et notre propre organisation internationale. Le camarade Vereecken révèle ici et ce n’est pas la première fois - une absence de sens des proportions désespérante. Examinons pourtant de plus près ses accusations.
" Dix jours " après le 19 juillet, le S.I. n’avait pas de position Admettons que ce soit vrai. Quelle en est la cause ? Le manque d’informations ? Une excessive prudence ? Vereecken ne le dit pas. Bien entendu, il vaut mieux avoir " immédiatement " une position juste. Le S.I. est l’institution administrative suprême Il se devait d’être très prudent avant de prendre position politiquement, d’autant plus qu’il ne dirigeait pas directement et ne pouvait pas diriger la lutte en Espagne. Mais si le S.I., " dix jours plus tard ", n’avait pas de position, le camarade Vereecken, pour sa part, un an après le 19 juillet, défend une position erronée. C’est bien pire.
La conférence de Bruxelles.
Il fallait, voyez vous, participer encore une fois à la pitoyable et insignifiante conférence des centristes à Bruxelles, pour " pousser " le P.O.U.M. " vers la politique révolutionnaire ". Il s’avère qu’il fallait agir sur le P.O.U.M. non à Barcelone, mais à Bruxelles. Non devant les masses révolutionnaires, mais dans la salle close d’une conférence. Comme si c’était la première fois que nous rencontrions les dirigeants du P.O.U.M. ! Comme si, au cours des six dernières années, nous n’avions pas essayé de les " pousser " dans la voie de la politique révolutionnaire ! Toutes les méthodes, toutes les voies possibles, nous les avons utilisées : correspondance abondante, articles nombreux et des brochures entières, liens d’organisation, envois de délégués, et enfin critique publique. Cependant, au lieu d’entrer dans la voie de la politique marxiste, les dirigeants du P.O.U.M., effrayés devant les exigences inexorables de la révolution, se sont définitivement engagés dans la voie du centrisme. Tout cela n’est évidemment pour Vereecken qu’un hasard sans importance. En revanche, c’est une énorme importance que devait revêtir... la conférence centriste de Bruxelles, où Vereecken, en présence d’un ou deux dirigeants du P.O.U.M., aurait fait un discours lequel, dans le meilleur des cas, n’aurait pu que répéter ce qui avait été dit et écrit des centaines de fois avant la conférence. Cette fois encore, chez le camarade Vereecken, le centriste se double d’un sectaire. Pour le sectaire, le moment suprême dans l’existence est celui où il s’exhibe à sa mille-et-unième conférence !
La lettre de Trotsky.
Enfin, dernière accusation, la publication de la lettre de Trotsky [6]. Cette dernière, autant que je sache, n’était pas destinée à publication. Mais il faut véritablement avoir perdu les derniers restes de sens politique pour voir dans sa publication un facteur important dans la détermination de nos rapports avec le P.O.U.M. La lettre qualifiait la participation à l’alliance avec la bourgeoisie de " trahison " du prolétariat . Est-ce juste, oui ou non ? Nous n’avons jamais soupçonné la pureté des intentions de Nin. Mais l’appréciation politique portée sur sa participation au Front populaire comme un acte de trahison était parfaitement juste. Comment, dans ces conditions, la publication de cette lettre pouvait-elle nous " couper " de Nin ? Même avant cette publication, nous étions passablement coupés de lui, et pas par hasard : toute sa politique allait en sens contraire de la nôtre. Ce n’est pas à la suite d’un caprice que Nin a rompu avec nous, trois ans avant la publication de la lettre de Trotsky. A moins que Vereecken ne veuille dire qu’au lendemain des élections Nin évoluait vers nous et que la publication de cette lettre a arrêté cette évolution ?
Les paroles de Vereecken, en admettant qu’elles aient l’ombre d’une signification, ne peuvent en avoir une autre. En fait, nous le savons, Nin et ses amis ont continué à penser qu’ils avaient eu raison de participer au Front populaire, puis au gouvernement, et ils ont même revendiqué le renouvellement de cette participation. Et là, ce n’était pas d’une " erreur " qu’il s’agissait, mais de toute une ligne politique. Enfin, même si l’on admet que le P.O.U.M. ait compris l’ " erreur " que constituait sa participation au Front populaire, comment la publication de cette lettre, même si elle contenait une caractérisation très vive de cette erreur, pouvait-elle empêcher l’évolution du P.O.U.M.? Vereecken veut-il dire - en admettant qu’il veuille vraiment dire quelque chose - que Nin fut à ce point offensé par cette lettre que cela le décida à revenir vers sa position antérieure erronée ? C’est une hypothèse fort injurieuse pour Nin, qui était guidé par des idées politiques et non par d’étroites considérations d’amour-propre personnel.
Telles sont les " fautes " du S.I. que Vereecken place sur le même plan que la politique centriste du P.O.U.M. Ce faisant, il ne fait que démontrer qu’il se situe lui-même dans une position d’ " arbitre " entre le marxisme et le centrisme.
La préparation aux journées de mai 1937.
Vereecken en vient ensuite aux événements de mai de cette années : " On constate, dit-il, que le P.O.U.M. s’y attendait et s’armait. L’ampleur des événements surprit le parti. Mais n’importe quel parti aurait été surpris. "
Pas une phrase ici qui ne constitue une erreur - et non une erreur fortuite, mais le produit d’une ligne politique erronée. " Prévoir " les événements de mai et s’y préparer, on ne pouvait le faire que d’une seule façon : en déclarant une guerre implacable aux gouvernements de Catalogne et d’Espagne, en leur refusant toute collaboration politique, en opposant son parti à tous les autres, c’est-à-dire à leurs directions, en particulier et avant tout à la direction de la C.N.T. Ne pas permettre un seul instant aux masses de confondre les dirigeants révolutionnaires avec les laquais de la bourgeoisie ! Une politique intransigeante de ce type, avec, bien entendu, une participation active à la lutte militaire et aux mouvements révolutionnaires des masses, aurait assuré au P.O.U.M. une autorité inébranlable parmi les ouvriers anarchistes qui constituent la grande majorité du prolétariat catalan. Au lieu de cela, le P.O.U.M. réclamait le retour de ses dirigeants au sein du gouvernement contre révolutionnaire et, dans le même temps, assurait dans chaque numéro de La Batalla que les ouvriers pouvaient prendre le pouvoir sans combat [7]. C’est même dans ce but que le P.O.U.M. a lancé le projet d’un congrès spécifique convoqué par le gouvernement bourgeois afin de... transmettre le pouvoir aux ouvriers et aux paysans . C’est précisément la raison pour laquelle le P.O.U.M. a été surpris et pour quoi les événements de mai n’ont constitué pour lui qu’une nouvelle étape sur le chemin de la catastrophe. " Mais, s’écrie Vereecken, n’importe quel parti aurait été surpris ! " Cette phrase invraisemblable démontre une fois encore que Vereecken ignore la différence entre un parti centriste et un parti marxiste. On peut certes admettre qu’une insurrection jaillie véritablement des masses dépasse, dans une plus ou moins grande mesure, n’importe quel parti révolutionnaire. Mais toute la différence réside précisément dans cette mesure. Là aussi la quantité se change en qualité. Un parti centriste est emporté par les événements et s’y noie, tandis qu’un parti révolutionnaire, à la fin des fins, les domine et assure la victoire.
" Défensive, et non offensive ".
" Les 4 et 5 mai, continue Vereecken, sa politique (celle du P.O.U.M.) fut juste : défensive et non offensive. Marcher à la prise du pouvoir, c’était une aventure dans les circonstances du moment. La grande erreur du P.O.U.M. fut de créer des illusions pendant la retraite et de faire passer la défaite pour une victoire. "
On voit avec quelle précision d’apothicaire Vereecken pèse et balance les actions " justes " et les " fautes " du P.O.U.M. Cependant, l’ensemble de son raisonnement est faux. Qui a dit et où qu’aller en mai à la prise du pouvoir était une aventure ? Telle n’était pas, avant tout, l’opinion du P.O.U.M. lui-même. La veille encore, il assurait aux ouvriers que, si seulement ils le voulaient, ils s’empareraient du pouvoir sans combat. Les ouvriers ont " voulu ". Où est ici l’aventure ? L’élément fourbe de provocation de la part des staliniens n’a, du point de vue qui nous intéresse, qu’une importance secondaire. Tous les comptes rendus publiés après les événements montrent qu’avec une direction tant soit peu sérieuse et ayant confiance en elle même la victoire de l’insurrection de mai était assurée. C’est en ce sens que le P.O.U.M. avait raison de dire que les ouvriers pouvaient prendre le pouvoir s’ils le " voulaient ". Il oubliait seulement d’ajouter : " Malheureusement, nous n’avons pas de direction révolutionnaire. " Le P.O.U.M. ne pouvait mener le prolétariat catalan à l’offensive révolutionnaire parce que et seulement parce que toute sa politique antérieure l’avait rendu incapable d’une telle initiative.
Les " journées de juillet " 1917 et les " journées de mai " 1937.
Ici le camarade Vereecken peut cependant nous rétorquer " Mais même les bolcheviks, en juillet 1917, ne se sont pas décidés à s’emparer du pouvoir, et se sont bornés à la défensive en faisant sortir les masse du feu avec le moins de victimes possible. Pourquoi donc cette politique ne pouvait elle pas convenir au P.O.U.M. ? " Examinons l’argument. Les camarades Sneevliet et Vereecken aiment beaucoup nous rappeler que " l’Espagne n’est pas la Russie ", etc. D’abstraites homélies de ce genre ne font pas très sérieux. Bien ou mal, nous nous sommes efforcés, au cours des six années écoulées, d’analyser les conditions concrètes de la révolution espagnole. Dès son début, nous avons averti qu’il ne fallait pas s’attendre à un rythme rapide de développement des événements à la manière russe de 1917. Au contraire, nous avons utilisé l’analogie avec la Grande Révolution française qui, commencée en 1789, est passée par une série d’étapes avant d’atteindre son point culminant en 1793. Mais c’est précisément parce que nous ne sommes nullement enclins à schématiser les événements historiques que nous ne jugeons pas possible d’appliquer la tactique des bolcheviks en juillet 1917 à Pétersbourg aux événements de mai 1937 en Catalogne. " L’Espagne n’est pas la Russie. " Les différences sont trop évidentes.
La manifestation armée du prolétariat pétersbourgeois éclata quatre mois après le début de la révolution, trois mois après que le parti bolchevique eut lancé un programme véritablement bolchevique, les Thèses d’avril de Lénine. La masse écrasante de la population de ce gigantesque pays commençait à peine à se dégager des illusions de février. Au front, se trouvait une armée de douze millions d’hommes qui commençaient seulement à entendre parler des bolcheviks. Dans ces conditions, l’insurrection du prolétariat de Pétersbourg isolé l’aurait immanquablement conduit à l’écrasement. Il fallait gagner du temps. C’est cette circonstance qui détermina la tactique des bolcheviks.
En Espagne, les événements de mai eurent lieu, non pas après quatre mois, mais après six ans de révolution. Les masses du pays tout entier ont fait une gigantesque expérience. Elles ont depuis longtemps perdu leurs illusions de 1931, tout comme les illusions réchauffées du Front populaire. Elles ont pu, à maintes reprises, dans toutes les régions du pays, démontrer qu’elles étaient prêtes à aller jusqu’au bout. Si le prolétariat de Catalogne s’était emparé du pouvoir en mai 1937, il aurait trouvé un soutien dans l’Espagne entière. La réaction bourgeoise stalinienne n’aurait même pas trouvé deux régiments pour écarter les ouvriers catalans.
Dans le territoire occupé par Franco, non seulement les ouvriers, mais aussi les paysans, se seraient tournés du côté de la Catalogne prolétarienne, auraient isolé l’armée fasciste et y auraient introduit une, désagrégation irrésistible. On peut douter que quelque ’gouvernement étranger se serait dans de telles conditions risqué à jeter des régiments sur le sol brûlant de l’Espagne. L’intervention serait devenue matériellement impossible, ou, au moins, extrêmement dangereuse.
Bien entendu, dans toute insurrection il existe un élément d’imprévu et de risque, mais tout le cours ultérieur des événements a démontré, que, même en cas de défaite, la situation du prolétariat espagnol aurait été incomparablement plus favorable que maintenant, sans compter que le parti révolutionnaire aurait assuré à tout jamais son avenir.
Mais sur quoi Vereecken fonde t il l’affirmation catégorique selon laquelle la prise du pouvoir en Catalogne aurait dans les circonstances du moment, constitué une " aventure " ? Absolument sur rien, sinon... le désir de justifier l’impotence du centrisme et en même temps sa propre politique, qui fut et reste seulement l’ombre gauche du centrisme.
Vereecken défend l’exclusion des bolcheviks léninistes.
Les lignes de conclusion du compte rendu sont du niveau de tout le rapport : " Il n’y a pas de démocratie dans le P.O.U.M., dit on, et pourtant, si les bordiguistes voulaient entrer chez nous, réplique Vereecken, nous les accepterions sans doute, mais sans droit de fraction. " Qui dit cela ? Un avocat du centrisme, ou un révolutionnaire qui se compte parmi les bolcheviks-léninistes ? Pas facile à comprendre... La démocratie du P.O.U.M. satisfait pleinement Vereecken. Les opportunistes excluent de leur parti les révolutionnaires : Vereecken dit : les opportunistes ont raison, car les méchants révolutionnaires construisent des fractions. Rappelons encore une fois ce que Vereecken a dit du P.O.U.M. au commencement : c’est un parti " récent ", " hétérogène ", " la Gauche y est faible ". De ce parti hétérogène, au fond entièrement constitué de fractions et de sous-fractions, le P.O.U.M. exclut, non pas les réformistes avérés, ni les nationalistes petits bourgeois catalans, ni, bien entendu, les centristes, mais seulement les bolcheviks léninistes [8]. Cela semblerait pourtant clair. Cependant le " bolchevik-léniniste " Vereecken approuve les actes de répression réactionnaire des centristes. Il est préoccupé, voyez vous, par la question juridique du droit des fractions, et non par la question politique de leur programme et de leur tactique. Aux yeux du marxiste, l’existence de la fraction révolutionnaire à l’intérieur d’un parti centriste est un fait positif ; celle de la fraction sectaire ou opportuniste dans le parti révolutionnaire est un fait négatif. Que Vereecken réduise la question au simple droit des fractions à l’existence, cela démontre seulement qu’il a complètement effacé la ligne de démarcation entre le centrisme et le marxisme. Voici ce que dirait un véritable marxiste : " On prétend que, dans le ,P.O.U.M., il n’existe pas de démocratie. C’est faux. La démocratie y existe, pour les droitiers, pour les centristes, pour les confusionnistes. Mais non pour les bolcheviks léninistes. " En d’autres termes, l’étendue de la démocratie du P.O.U.M. est déterminée par le contenu réel de la politique centriste, radicalement hostile au marxisme révolutionnaire.
Sortie impardonnable.
Mais Vereecken ne s’en tient pas là. Dans l’intérêt de la défense du P.O.U.M., il recourt à une calomnie directe impossible de qualifier cela autrement contre nos camarades d’idées en Catalogne. " La section B. L. de Barcelone, dit il, était formée de carriéristes et d’aventuriers " . On ne croit pas ses yeux quand on lit cette phrase ! Qui écrit cela ? Un social démocrate ? Un stalinien ? Un ennemi bourgeois ? Non, cette phrase est écrite par un militant responsable de notre section belge.
Voilà ce qu’il en coûte de persévérer dans des erreurs que tout le cours des événements a révélées ! Demain, si le bulletin belge tombe entre leurs mains, les agents du G.P.U. à Barcelone diront : " De l’aveu même de Vereecken, les B. L. sont des carriéristes et des aventuriers. Il faut en finir avec eux par les moyens appropriés ! " J’estime que toutes nos sections ont le devoir, de déclarer que nous rejetons avec indignation cette sortie inadmissible du camarade Vereecken et que nous soutenons de toute notre autorité internationale notre jeune organisation barcelonaise. J’ajoute ceci : comme le démontre leur appel programmatique du 19 juillet dernier, nos camarades de Barcelone ont compris les tâches de la révolution avec une profondeur et un sérieux infiniment plus grands que Vereecken. La " faute " véritable du Secrétariat international consiste plutôt en ce qu’il n’a pas jusqu’à maintenant condamné la déclaration de Vereecken et n’a pas exigé de la section belge qu’elle la condamne.
Il faut encore une fois aider le camarade Vereecken à revenir dans la voie juste.
Nous n’avons pas le moins du monde l’intention d’envenimer les désaccords. Nous avons rencontré le camarade Vereecken dans diverses circonstances et à diverses étapes du développement de la section belge et de l’organisation internationale. Nous avons tous appris à apprécier le dévouement du camarade Vereecken à la cause de la classe ouvrière, son énergie, son empressement à donner, avec désintéressement, toutes ses forces à cette cause. Les jeunes ouvriers doivent apprendre cela chez le camarade Vereecken. Mais, en ce qui concerne sa position politique, elle se trouve malheureusement le plus souvent plusieurs mètres à droite ou plusieurs mètres à gauche de la ligne marxiste, cc qui ne l’incite pas pour autant à épargner ses coups à ceux qui, eux se tiennent sur cette ligne. Il a fallu dans le passé combattre surtout les tendances sectaires du camarade Vereecken, qui ont fait pas mal de tort à la section belge. Mais, même alors, ce n’était pas pour nous un secret que le sectarisme n’est qu’un bouton où peut s’épanouir la fleur de l’opportunisme. Nous avons maintenant sous les yeux une confirmation exceptionnellement claire de cette loi de la botanique politique. Le camarade Vereecken a fait preuve de sectarisme dans des questions secondaires ou dans des questions formelles d’organisation pour tomber dans l’opportunisme sur une question politique d’une gigantesque importance historique.
La vie interne de la IVº Internationale repose sur les principes de la démocratie. Le camarade Vereecken fait de cette démocratie un large emploi, et de façon même anarchique, parfois, Mais la supériorité du régime démocratique consiste en ce que l’écrasante majorité, prenant appui sur l’expérience et la discussion amicale, peut formuler librement son opinion autorisée et rappeler opportunément à l’ordre une minorité qui s’engage dans une voie dangereuse. Tel est le plus grand service que l’on puisse actuellement rendre à notre section belge, et du même coup à la section hollandaise .

Notes

[1] Ce texte a paru pour la première fois dans le Bulletin intérieur du parti socialiste révolutionnaire belge, nº 9, novembre 1937, avec les mentions " A ne pas publier. Seulement pour les membres de l’organisation ", et " A toutes les organisations adhérant à la Quatrième Internationale ". Dans ce bulletin, le texte, signé Crux, est précédé d’une déclaration du C.C. du P.S.R. indiquant que le retard de sa publication est dû au fait que les éditeurs ont attendu la réponse de Vereecken ;mentionné sous la forme abrégée de " Ver. ", comme dans le texte - qui n’a pu en rédiger que la première partie. Celle ci est reproduite à la fin du bulletin sous le titre " La Vérification des individus, des idées, des moyens et des méthodes pour faire triompher les idées, à travers l’expérience de la révolution espagnole ".

[2] Le P.S.R., fondé en octobre 1936 par la fusion de l’Action socialiste révolutionnaire, de Walter Dauge tendance exclue du parti socialiste où se trouvaient les trotskistes " entrés " de Léon Lesoil et du groupe Spartacus de Vereecken, qui avaient scissionné au moment de l’adoption de la politique entriste, était adhérent au Centre pour la IVº Internationale.

[3] Il ne nous a pas été possible de nous reporter au texte de ce compte-rendu.

[4] Dès le mois de septembre 1936, La Batalla publie des extraits de Nieuwe Fakkel, organe du R.S.A.P., et un article de Sneevliet (21 septembre 1936).

[5] Par " fraction marxiste ", Trotsky ne peut entendre que " fraction trotskiste " ; il entend vraisemblablement par " fraction centriste de gauche " ce qu’on appelle généralement " la gauche " du P.O.U.M., à savoir Juan Andrade et peut-être les dirigeants de la J.C.I., autour de Wilebaldo Solano.

[6] D’après le texte de Trotsky, il s’agirait de la lettre au S.I. publiée dans La Lutte ouvrière du 15 août 1936

[7] Le prolétariat, dans les circonstances actuelles, peut prendre le pouvoir sans avoir recours à l’insurrection armée " (14 mars) ; " La classe ouvrière, avec les positions qu’elle conserve encore, peut s’en prendre au pouvoir sans recourir à la violence " (21 mars).

[8] Julián Gorkin écrivait dans La Batalla du 24 avril 1937 que, si les trotskistes réussissaient à entrer par la porte, grande ouverte, du P.O.U.M., ils seraient " jetés par la fenêtre ".

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