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STALINISME ET "SOCIALISME ETATIQUE"

dimanche 11 octobre 2009, par Robert Paris

Les anarchistes, de leur côté, tentent de voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du "socialisme étatique" en général. Ils consentent à remplacer la patriarcale "fédération des communes libres" de Bakounine par une fédération plus moderne des Soviets libres. Mais ils sont avant tout contre l’Etat centralisé. En effet, une branche du marxisme "étatique", la social-démocratie, une fois arrivée au pouvoir, est devenue une agence déclarée du capital.

Une autre a engendré une nouvelle caste de privilégiés. C’est clair, la source du mal est dans l’Etat. Considéré dans une large perspective historique, on peut trouver un grain de vérité dans ce raisonnement. L’Etat, en tant qu’appareil de contrainte, est incontestablement une source d’infection politique et morale. Cela concerne aussi, comme le montre expérience, l’Etat Ouvrier. Par conséquent, on peut dire que le stalinisme est un produit d’une étape de la société où l’on n’a pas encore pu arracher la camisole de force de l’Etat. Mais cette situation, sans rien donner qui permette d’apprécier le bolchevisme ou le marxisme, caractérise seulement le niveau général de la civilisation humaine, et avant tout le rapport des forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Après nous être mis d’accord avec les anarchistes que l’Etat, même ouvrier, est engendré par la barbarie des classes et que la véritable histoire de l’humanité commencera avec l’abolition de l’Etat, il reste devant nous, dans toute sa force, la question suivante quelles sont les voies et les méthodes qui sont capables de conduire, à la fin des fins, à l’abolition de l’Etat ? L’expérience récente témoigne que ce ne sont pas, en tout cas, les méthodes de l’anarchisme.

Les chefs de la C.N.T. espagnole, la seule organisation anarchiste notable sur la terre, se sont changés, à l’heure critique, en ministres de la bourgeoisie. Ils expliquent leur trahison ouverte de la théorie anarchiste par la pression des "circonstances exceptionnelles". Mais n’est-ce pas le même argument qu’ont avancé, en leur temps, les chefs de la social-démocratie allemande ? Assurément, la guerre civile n’est nullement une circonstance pacifique et ordinaire, mais plutôt une "circonstance exceptionnelle". Mais c’est précisément pour de telles "circonstances exceptionnelles" que se prépare toute organisation révolutionnaire sérieuse. L’expérience de l’Espagne a démontré, une fois de plus, qu’on peut nier l’Etat dans des brochures éditées dans des "circonstances normales", avec la permission de l’Etat bourgeois, mais que les conditions de la révolution ne laissent aucune place pour la négation de l’Etat et en exigent la conquête. Nous n’avons nullement l’intention d’accuser les anarchistes espagnols de ne pas avoir liquidé l’Etat d’un simple trait de plume. Un parti révolutionnaire, même une fois qu’il s’est emparé du pouvoir (ce que les chefs anarchistes espagnols n’ont pas su faire malgré l’héroïsme des ouvriers anarchistes) n’est nullement encore le maître tout-puissant de la société. Mais d’autant plus âprement accusons-nous la théorie anarchiste qui s’est trouvée convenir pleinement pour une période pacifique mais à laquelle il a fallu renoncer en hâte dès que sont apparues les "circonstances exceptionnelles" de la révolution. Dans l’ancien temps on rencontrait des généraux (il s’en trouve sans doute encore maintenant) qui pensaient que ce qui abîme le plus l’armée, c’est la guerre. Les révolutionnaires qui se plaignent que la révolution renverse leur doctrine ne valent guère mieux.

Les marxistes sont pleinement d’accord avec les anarchistes quant au but final, la liquidation de l’Etat. Le marxisme reste "étatique" uniquement dans la mesure où la liquidation de l’Etat ne peut être atteinte en se contentant d’ignorer tout simplement cet Etat. L’expérience du stalinisme ne renverse nullement l’enseignement du marxisme, mais le confirme par la méthode inverse. Une doctrine révolutionnaire, qui enseigne au prolétariat à s’orienter correctement dans une situation et à l’utiliser activement, ne renferme pas en soi, bien entendu, de garantie automatique de sa victoire. Mais, par contre, la victoire n’est possible que grâce à cette doctrine. Il est en outre impossible de se représenter cette victoire sous la forme d’un acte unique. Il faut prendre la question dans la perspective d’une large époque. Le premier état ouvrier, sur une base économique peu développée et dans l’anneau de l’impérialisme, s’est transformée en gendarmerie du stalinisme. Mais le véritable bolchevisme a déclaré à cette gendarmerie une lutte sans merci. Pour se maintenir, le stalinisme est contraint de mener maintenant une guerre civile ouverte contre le bolchevisme qualifié de "trotskysme", non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Espagne. Le vieux parti bolcheviste est mort, mais le bolchevisme relève partout la tête.

Faire procéder le stalinisme du bolchevisme ou du marxisme, est exactement la même chose que faire procéder la contre-révolution de la révolution. C’est sur ce schéma que s’est toujours modelée la pensée des conservateurs que sont les libéraux et ensuite la pensée réformiste.

Les révolutions par suite de la structure de classes de la société, ont toujours engendré des contre-révolutions. Cela ne montre-t-il pas, demande le raisonneur, que dans la méthode révolutionnaire il y a quelque vice interne ? Pourtant, jusqu’à maintenant, ni les libéraux, ni les réformistes n’ont su inventer des méthodes "plus économiques".

Mais s’il n’est pas facile de rationaliser un processus historique vivant, il n’est, par contre, nullement difficile d’interpréter, d’une façon rationaliste, la succession de ces vagues, en faisant procéder logiquement le stalinisme du "socialisme étatique", le fascisme du marxisme, la réaction de la révolution, en un mot l’antithèse de la thèse. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, la pensée anarchiste reste prisonnière du rationalisme libéral. La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique.

L’argumentation des rationalistes prend parfois, du moins extérieurement, un caractère plus concret. Le stalinisme procède, pour eux, non pas du bolchevisme dans son ensemble, mais de ses péchés politiques [Un des représentants les plus typiques de ce genre de pensées est l’auteur français d’un livre sur Staline, Boris Souvarine. Les côtés matériel et documentaire de l’oeuvre de Souvarine représentent le produit d’une longue et consciencieuse recherche. Cependant, la philosophie historique de l’auteur étonne par sa vulgarité. Pour expliquer toutes les mésaventures historiques ultérieures, il recherche les voies internes contenus dans le bolchevisme. L’influence sur le bolchevisme des conditions réelles du processus historique n’existe pas pour lui. M. Taine lui-même, avec sa théorie du "milieu" est plus proche de Marx que Souvarine.]. Les bolcheviks, nous disent Gorter, Pannekoek, les "spartakistes" allemands, etc., ont remplacé la dictature du prolétariat par la dictature du parti. Staline a remplacé la dictature du parti par la dictature de la bureaucratie. Les bolcheviks ont anéanti tous les partis sauf le leur ; Staline a étranglé le parti bolcheviste dans l’intérêt de la clique bonapartiste. Les bolcheviks en sont venus à des compromis avec la bourgeoisie ; Staline est devenu son allié et son soutien. Les bolcheviks ont reconnu la nécessité de participer aux vieux syndicats et au parlement bourgeois ; Staline s’est lié d’amitié avec la bureaucratie syndicale et avec la démocratie bourgeoise. On peut poursuivre de semblables rapprochements aussi longtemps que l’on veut. Malgré l’effet qu’ils peuvent produire extérieurement, ils sont absolument vides.

Le prolétariat ne peut arriver au pouvoir qu’à travers son avant-garde. La nécessité même d’un pouvoir étatique découle du niveau culturel insuffisant des masses et leur hétérogénéité. Dans l’avant-garde révolutionnaire organisée en parti se cristallise la tendance des masses à parvenir à leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l’avant-garde, sans soutien de l’avant-garde par la classe, il ne peut être question de la conquête du pouvoir. C’est dans ce sens que la révolution prolétarienne et la dictature sont la cause de toute la classe, mais pas autrement que sous la direction de l’avant-garde. Les soviets ne sont que la liaison organisée de l’avant-garde avec la classe.

Le contenu révolutionnaire de cette forme ne peut être donné que par le parti. Cela est démontré par l’expérience positive de la Révolution d’Octobre et par l’expérience négative des autres pays (Allemagne, Autriche, Espagne), enfin personne non seulement n’a montré pratiquement, mais n’a même tenté d’expliquer précisément sur le papier comment le prolétariat peut s’emparer du pouvoir sans la direction politique d’un parti qui sait ce qu’il veut. Si le parti soumet politiquement les soviets à sa direction, en lui-même, ce fait change aussi peu le système soviétique que la domination d’une majorité conservatrice change le système du parlementarisme britannique.

Quant à l’interdiction des autres partis soviétiques, elle ne découlait nullement de quelque "théorie" bolcheviste, mais fut une mesure de défense de la dictature dans un pays arriéré et épuisé, entouré d’ennemis de toutes parts. Il était clair pour les bolcheviks, dès le début même, que cette mesure, complétée ensuite par l’interdiction des fractions à l’intérieur du parti dirigeant lui-même, contenait les plus grands dangers. Cependant, la source du danger n’était pas dans la doctrine ou la tactique, mais dans la faiblesse matérielle de la dictature dans les difficultés de la situation intérieure et extérieure. Si la révolution avait vaincu, ne fût-ce qu’en Allemagne, du même coup le besoin de l’interdiction des autres partis soviétiques aurait disparu. Que la domination d’un seul parti ait juridiquement servi de point de départ au régime totalitaire staliniste, c’est absolument indiscutable. Mais la cause d’une telle évolution n’est pas dans le bolchevisme, ni même dans l’interdiction des autres partis, comme mesure militaire temporaire, mais dans la série des défaites du prolétariat en Europe et en Asie.

Il en est de même avec la lutte contre l’anarchisme. A l’époque héroïque de la révolution, les bolcheviks marchèrent la main dans la main avec les anarchistes véritablement révolutionnaires. Le parti absorba beaucoup d’entre eux dans ses rangs. L’auteur de ces lignes a, plus d’une fois, examiné, avec Lénine, la question de la possibilité de laisser aux anarchistes certaines parties du territoire pour qu’ils y mènent avec le consentement de la population, leurs expériences de suppression immédiate de l’Etat. Mais les conditions de la guerre civile, du blocus et de la famine laissèrent trop peu d’aisance pour de pareils plans. L’insurrection de Kronstadt ? Mais le gouvernement révolutionnaire ne pouvait, bien entendu, "faire cadeau" aux marins insurgés d’une forteresse qui commandait la capitale, uniquement parce qu’à la rébellion des soldats paysans s’étaient joints quelques anarchistes douteux. L’analyse historique concrète des événements ne laisse aucune place pour les légendes qui furent créées par l’ignorance et le sentimentalisme autour de Kronstadt, de Makno et d’autres épisodes de la révolution.

Il reste seulement le fait que les bolcheviks, dès le début même, employèrent non seulement la conviction mais aussi la coercition, parfois sous une forme assez rude. Il est incontestable aussi que la bureaucratie sortie de la révolution a monopolisé dans ses mains le système de coercition. Chaque étape de l’évolution, même quand il s’agit d’étapes aussi catastrophiques que la révolution et la contre-révolution, sort de l’étape précédente, a en elle ses racines et porte certains de ses traits.

Les libéraux, y compris le couple Webb, ont toujours affirmé que la dictature bolcheviste représente une nouvelle édition du tsarisme. Par là, ils ferment les yeux sur les détails tels que l’abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l’expropriation du capital, l’introduction de l’économie planifiée, l’éducation athéiste, etc. Exactement de même, la pensée libérale anarchiste ferme les yeux sur le fait que la révolution bolcheviste, avec toutes ses mesures de répression, signifiait la subversion des rapports sociaux dans l’intérêt des masses, alors que le coup d’Etat de Staline accompagne le remaniement de la société soviétique dans l’intérêt d’une minorité privilégiée. Il est clair que dans les identifications du stalinisme au bolchevisme, il n’y a pas une trace de critère socialiste.

Extraits de "Bolchevisme et stalinisme" de Léon Trotsky

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