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La pensée anarchiste

jeudi 18 juin 2009, par Robert Paris

IL NE S’AGIT ICI PAS DU POINT DE VUE DE MATIERE ET REVOLUTION MAIS DE LA PENSEE ANARCHISTE EXPOSEE PAR DES ANARCHISTES

L’anarchisme et les discontinuités de l’Histoire

L’histoire de la pensée et du projet libertaire est homologue au problème que ce livre voudrait traiter. À travers ses nombreux et insolites développements, - de la « gymnastique » des grèves au végétalisme, des bombes à l’espéranto, du naturisme au Grand Soir, de l’action syndicale à la reprise individuelle, du nietzschéisme à la non-violence, de l’amour libre à l’éducation rationnelle -, cette histoire est placée sous le signe du multiple, du disparate et du singulier, de la discontinuité et de la répétition du différent, mais dans un rapport où chacune de ses manifestations inclut, annonce et répète toutes les autres. C’est ainsi, - chronologiquement et à vaste échelle, comme événements dotés d’un début et d’une fin, mais porteurs d’une multitude infinie d’autres événements -, que l’on peut distinguer trois grandes périodes ou trois grands déploiements de l’anarchisme.

La naissance de la pensée libertaire

Le premier est celui de son apparition comme courant de philosophie politique. Il est lié aux transformations et à la situation explosive de l’Europe du milieu du XIXe siècle, et plus particulièrement aux événements et aux mouvements révolutionnaires de 1848. Au cours de cette période, - du début des années 1840 à la création, vingt-cinq ans plus tard, de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) -, l’anarchisme n’existe pas comme courant politique effectif, identifiable dans des organisations, des groupes ou des symboles de manifestations publiques. Sa réalité est principalement philosophique et journalistique, mais une philosophie et un journalisme intimement mêlés à l’ébullition théorique et politique d’alors comme aux bouleversements matériels et sociaux que connaît l’Europe. De manières diverses, faisant appel à de nombreuses formes littéraires, la pensée anarchiste prend corps en quelques années, du mémoire de Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? (1840), à son livre posthume De la Capacité politique des classes ouvrières (1865), en passant par L’Unique et sa Propriété de Stirner (1845), les premiers textes de Bakounine, ceux de Joseph Déjacques, d’Ernest Coeuderoy, mais aussi les tableaux et les conceptions artistiques de Gustave Courbet par exemple ou encore une multitude d’expressions, de proclamations, d’utopies et de notations éparses dans tout ce qui se dit et s’écrit au cours de cette période. Les principaux inventeurs de l’anarchisme, - Proudhon, Bakounine, Déjacques, Coeuderoy -, ont pu se lire et se sont lus, se sont rencontrés parfois, mais ils ne se sont jamais concertés, n’ont jamais essayé de constituer un groupe ou une école politique. Ils se sont influencés les uns les autres, et Proudhon, par le nombre de ses livres, et surtout la force de ses conceptions sociales et philosophiques, occupe sans aucun doute une place prépondérante dans la naissance de la pensée libertaire. Mais, - et on n’en attendait pas moins d’eux -, aucun de ces auteurs n’est le maître ou le théoricien des autres. Chacun élabore l’essentiel de ses conceptions à partir de lui-même, à partir de ce qu’il perçoit et du monde (parfois très particulier) où il vit ; dans une mystérieuse unité où toute une dimension de l’époque et de ses possibles s’exprime spontanément dans chacun de leurs écrits.

C’est seulement un siècle et demi plus tard, à la lumière de son renouveau de la fin du XXe siècle, qu’il est devenu enfin possible de saisir l’originalité de cette pensée libertaire en train de naître, une originalité qui tient à son étrange référence : l’anarchie. Comme aujourd’hui, l’anarchie a toujours été une notion à la fois négative et familière, synonyme de chaos et de pagaille. Avec Proudhon, Déjacques, Coeuderoy, Courbet, Bakounine et quelques autres, elle acquiert pour la première fois une signification positive [1]. Contrairement à ce que l’on croit parfois, cette référence positive n’est pas d’abord une provocation. Et elle ne relève pas non plus d’une autre erreur que l’on commet souvent à son propos et qui, d’une autre manière, cherche également à désamorcer la bombe théorique et pratique que constitue le concept d’anarchie. En effet, en acceptant, du bout des lèvres, de sortir cette notion de la vulgarité et du mépris réprobateur qui l’entourent, les sciences politiques veulent bien, éventuellement, accepter d’en faire une sorte de modèle constitutionnel théorique, à côté d’autres beaucoup plus empiriques : la monarchie, l’oligarchie, la dictature, la démocratie par exemple. L’anarchie serait un système politique utopique qui se caractériserait par l’absence de gouvernement, un système politique qui (pourquoi pas si des gens veulent y croire et tenter, démocratiquement, d’en convaincre les autres), pourrait arriver un jour, peut-être, dans un avenir aussi lointain que le jugement dernier. Mais comme le montre justement le renouveau de la pensée libertaire de ces trente dernières années, l’anarchie positive qui apparaît au milieu du XIXe siècle n’est ni une provocation, ni une utopique notion de sciences politiques. L’anarchie n’est pas non plus un idéal, une société parfaite que les rêveurs auraient dans la tête, au temps où l’on rêve, quand on est jeune donc, une belle idée, mais irréalisable comme toutes les idées parfaites, vers laquelle on se contenterait de tendre, et dont la possible réalisation s’éloignerait au fur et à mesure que l’on devient vieux. Pour ses inventeurs, l’anarchie est un concept éminemment empirique et concret, le seul capable de rendre compte de ce qui nous constitue présentement, et alors même que les injonctions et les mises en ordre réalistes de l’économie, des constitutions politiques et des religions, ne sont que des formes illusoires et trompeuses dans ce qu’elles se donnent à voir, d’autant plus contraignantes et visibles qu’elles sont illusoires et trompeuses, qu’elles dénient l’anarchie des choses et des êtres. Dans la pensée libertaire naissante, anarchie et réalité sont synonymes. L’anarchie n’est pas d’abord en aval, dans un avenir indéterminé, mais en amont et comme déjà là, et ceci à travers deux visages distincts et pourtant indissociables.

L’anarchie renvoie tout d’abord à sa signification à la fois la plus ordinaire, celle de désordre et de confusion, mais aussi la plus savante, celle d’absence de principe premier (an-arkhé). L’anarchie c’est le multiple, la multiplicité infinie et la transformation incessante des êtres, le fait que toute chose est constituée d’une multitude infinie de forces et de points de vue en perpétuel changement, d’une multitude infinie de modes d’être et de possibles qui s’entrechoquent, se composent, se défont et se détruisent sans cesse, en aveugles, et qui exigent sans cesse des mises en ordre oppressives et coercitives où certains dévorent, exploitent et asservissent les autres, se dressent au-dessus d’eux, à la manière du Capital, de l’Etat et de la Religion, en provoquant de nouveaux troubles, de nouvelles révoltes et de nouveaux combats, le plus souvent tout aussi aveugles et désespérés. Bref, l’anarchie dans sa première acception, c’est cette histoire pleine de bruits et de fureurs, racontée par des fous à des idiots, dont parle Shakespeare, l’histoire que chacun vit tous les jours, qu’il constate sans cesse en lui et autour de lui et que les mises en ordre de la science, des livres d’histoire, des cartes d’identité, de la morale et des prescriptions religieuses, malgré leurs mensonges, leurs simplifications et leur violence, ne parviennent jamais à masquer complètement.
Mais la notion d’anarchie, si réaliste dans le pessimisme de ce qu’elle dit, possède également une seconde signification intimement liée à la première, que l’on ne peut pas séparer d’elle. Et c’est là que réside l’originalité et l’intuition philosophique des premiers théoriciens de l’anarchisme. Que disent-ils ? Ils disent que cette anarchie première et réaliste de ce qui est, des choses et des êtres, cette affirmation du multiple au dépend de l’un, de la transformation incessante au dépend de l’identique, du désordre au dépend de l’ordre, du discontinu au dépend du continu, de la différence au dépend du même, est justement la condition et la chance, non seulement d’une émancipation des êtres humains mais de l’affirmation d’un monde et d’une vie libérés des mutilations et des pertes de possibles qu’entraînent le hasard des heurts et des associations destructives, mais aussi toutes les tentatives autoritaires pour maîtriser ce hasard, unifier le multiple et ordonner l’inordonnable. Comme Spinoza et Leibniz avaient pu déjà l’affirmer et le pressentir, l’anarchie du réel offre la possibilité de construire, de façon volontaire, de l’intérieur des choses et des situations, un monde pluraliste où les êtres, en s’associant, et sans jamais renoncer à leur autonomie première (pourtant si fragile et éphémère), ont la capacité de se libérer de la servitude, de libérer et d’exprimer la puissance et les possibles qu’eux, les autres et le monde portent en eux-mêmes.

En d’autres termes encore, l’anarchie de Proudhon, de Déjacque, de Coeuderoy ou de Bakounine, c’est principalement deux choses, d’égale importance et qui vont toujours ensembles. 1. L’anarchie c’est un concept philosophique, un concept majeur dont seul le caractère radicalement explosif, au regard d’un grand nombre d’autres notions, peut expliquer le dédain ou l’ignorance dont il a fait l’objet dans le champ philosophique ; un concept qu’avec Deleuze on peut, non définir bien sûr, mais caractériser ainsi : « l’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du multiple » [2]. 2. Mais l’anarchie n’est pas seulement une notion philosophique. Comme tous les vrais concepts c’est également une Idée particulièrement puissante, une idée pratique et matérielle, un mode d’être de la vie et des relations entre les êtres qui naît tout autant de la pratique que de la philosophie ; ou pour être plus précis qui naît toujours de la pratique, la philosophie n’étant elle-même qu’une pratique, importante mais parmi d’autres.

Anarchisme et mouvements ouvriers

La seconde manifestation de la pensée et du projet libertaire éclaire plus particulièrement cette dimension pratique de l’Idée anarchiste. Elle se cristallise à Londres, en 1864, avec la création de la première internationale, et disparaît assez précisément à Barcelone, en mai 1937, lorsque, à l’ombre des fascismes (rouges et bruns) et leur servant de répondants, l’Etat républicain et l’Internationale communiste mettent un terme aux mouvements révolutionnaires espagnols et catalans. Sa durée est importante, un peu plus de soixante-dix ans, - cinq à six générations ouvrières concernées environs [3] -, et elle est elle-même composée d’un grand nombre de moments ou de modes d’être spécifiques, à la fois historiques et géographiques, qui se chevauchent, s’enchaînent ou resurgissent après un temps et un vide plus ou moins grands, avec, par exemple, la première internationale anti-autoritaire, de 1871 à 1881, les attentats et les tentatives d’insurrection de la propagande par le fait de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, le syndicalisme révolutionnaire français, l’illégalisme, le forisme argentin [4], l’anarcho-syndicalisme espagnol, etc., avec chaque fois, pour chacun d’entre eux ou les traversant, un grand nombre d’autres expérimentations singulières et discontinues plus ou moins éphémères et plus ou moins vastes, dispersées ou incluses les unes dans les autres au fil du temps et de leur émergence ici ou là. Malgré ou en raison de son caractère composite et éclaté, ce second déploiement du projet et de la pensée libertaire peut être rapporté à trois grandes caractéristiques.

Première caractéristique. Le projet libertaire s’identifie principalement aux différents mouvements ouvriers révolutionnaires qui apparaissent alors un peu partout dans les failles et à la périphérie du capitalisme industriel naissant. Cette caractéristique est importante, car elle éclaire les critiques et les incompréhensions dont l’anarchisme de cette seconde période a pu faire l’objet de la part de ses adversaires politiques comme des rares historiens qui se sont intéressés à son existence. Contrairement à ce que l’on affirme encore parfois, l’anarchisme comme projet et comme pensée sociale et philosophique, a bien été étroitement et intimement lié aux mouvements ouvriers, aux classes ouvrières de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, que ce soit en Espagne bien sûr, là où il fut le plus puissant, mais aussi en France, en Italie, aux USA, au Canada, en Suisse, dans la plupart des pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili et Uruguay principalement), en Bulgarie, en Hollande, en Suède et, dans les périodes les plus révolutionnaires, en Russie (en 1905 et 1917) et en Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale. Mais en même temps, et comme ses adversaires n’ont pas manqué de le pressentir, cette identification (historiquement indiscutable) ne va effectivement pas de soi alors même qu’elle est la plus éclatante ; et ceci pour deux principales raisons.

1. Une raison théorique tout d’abord qui tient à la nature même du projet et de la pensée libertaires. Sans doute, par ce qui le constitue, l’anarchisme est-il toujours du côté des mouvements que l’on peut qualifier d’émancipateurs, du côté des révoltes contre toute forme de domination ou d’exploitation, contre toute mutilation des possibles. Et c’est bien pour cette raison qu’il a pu si longtemps et dans autant d’endroits se développer au sein des mouvements ouvriers, mais aussi, paradoxalement, donner sans cesse le sentiment de leur être en partie étranger, ailleurs, disponible pour d’autres luttes, et sans illusions exagérées sur les capacités émancipatrices de la classe ouvrière. Pour l’anarchisme en effet, et contrairement à ce que la transposition des illusions religieuses et scientifiques dans le champ social et politique a longtemps voulu nous faire croire, les rapports de domination et les possibilités d’émancipation ne se limitent en rien à la seule condition ouvrière, à cette situation humaine particulière dont on perçoit mieux, au fil du temps, le caractère éphémère. Pour la pensée libertaire, la condition ouvrière et salariale, comme toute situation de domination (coloniale, de sexe, d’âge, etc.), est circonstancielle et changeante, porteuse d’une multitude de devenirs possibles. Il s’agit d’une réalité multiple, parmi une multitude d’autres, qui se transforme sans cesse et peut même disparaître, sans que le projet ou l’idée anarchiste ne perde aucune de ses raisons de se déployer. C’est ici, historiquement, que l’on peut saisir l’originalité sociale et politique de la pensée libertaire. Pour l’anarchisme, l’émancipation humaine, la puissance, les désirs et les aspirations que nous percevons parfois en nous et autour de nous avec tant de force et d’intensité, ne sont pas déterminés par un moment et une condition de l’histoire. Par définition pourrait-on dire, ils ne dépendent en rien d’une détermination extérieure hypostasiée et historiquement orientée, dont la dimension religieuse et providentielle mais aussi les oripeaux à prétention scientifiques masquent mal la naïveté et les simplifications. Puissances d’émancipation et puissances d’oppression traversent toute chose, en tout temps et en tout lieu, voilà ce qu’affirme l’anarchisme à partir d’une perception pratique et théorique dont on aurait tort de simplifier les implications.

2. D’où une seconde raison, - empirique et historique cette fois -, de la complexité des relations entre l’anarchisme et la condition ouvrière. Si l’anarchisme, au cours de son second et long déploiement, s’est massivement identifié aux mouvements ouvriers dans leurs dimensions les plus émancipatrices, il n’a été lui-même, du même coup, au regard de la nature et des devenirs de la condition ouvrière et salariale, qu’un aspect ou une des manifestations le plus souvent minoritaire ou éphémère de ces mouvements, que ce soit en France, en Suisse, en Italie ou en Amérique Latine, sans rien dire des mouvements ouvriers anglais et allemands, massivement dominés par le réformisme du travaillisme et de la social-démocratie. Même en Espagne où l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme ont été particulièrement et durablement puissants, il leur a fallu coexister (et donc composer) avec des partis et des organisations syndicales socialistes largement aussi influentes. En d’autres termes, si le projet émancipateur de l’anarchisme ne s’identifie pas à la seule histoire ouvrière, mais à toute possibilité de transformation émancipatrice, à toute faille dans l’ordre existant, quelle que soit sa nature, ses formes, ses acteurs et ses possibilités ; à l’inverse, l’histoire et la condition ouvrière et salariale sont très loin d’obéir aux seules logiques révolutionnaires que la tradition marxiste a bien voulu leur prêter. Comme l’avait déjà montré Proudhon, la classe ouvrière ou plutôt les classes ouvrières ne sont pas révolutionnaires par essence ou par détermination structurelle et historique. C’est plutôt l’inverse (dans l’hypothèse où, sur ce terrain comme sur un autre, les simplifications du déterminisme aient un sens). Sous ses formes diverses, les mouvements ouvriers ont montré historiquement qu’ils étaient profondément dépendants du monde qui les a produits, et le plus souvent incapables d’exprimer les possibles dont ils étaient porteurs par ailleurs, autrement que sous la forme d’un réformisme intégrateur et aliénant. Un réformisme apolitique et sans perspective émancipatrice comme en Amérique du Nord. Un réformisme socialiste et social-démocrate, en Allemagne et Grande-Bretagne par exemple, là où les classes ouvrières étaient les plus nombreuses et les plus modernes. Mais aussi, paradoxe apparent, le réformisme communiste qui devait, pendant près de cinquante ans, se développer sur les ruines des mouvements ouvriers libertaires, lorsque désertant les réalités et les luttes sociales immédiates, l’Idée révolutionnaire s’est travestie quelque temps dans le mythe de la révolution russe, en justifiant ainsi l’existence d’appareils et de régimes politiques particulièrement oppressifs, exploiteurs et totalitaires.

Seconde caractéristique. Elle découle en partie de la première. L’étrangeté ou la singularité de l’expression ouvrière libertaire, au regard des formes dominantes des mouvements ouvriers et de ce qu’ils devaient devenir par la suite, se retrouve dans l’hétérogénéité interne de cette expression, dans son extrême diversité. Comme le souligne Jacy Alves de Seixas à propos du seul Brésil [5], le paradoxe des mouvements ouvriers libertaires réside dans la contradiction entre « une insistante et déconcertante unité » [6] et une hétérogénéité et une discontinuité presque invraisemblables : hétérogénéité et discontinuité des sigles et des formes de groupement, hautement et explicitement revendiquées par des militants qui considèrent que « le temps ne peut pas être un élément de discussion », que « l’organisation aura la durée d’une seconde ou d’un siècle, conformément aux besoins » [7] ; hétérogénéité des projets et des références mises en oeuvres dans un renouvellement incessant de journaux et de périodiques éphémères ; hétérogénéité de la classe ouvrière brésilienne elle-même, composée d’anciens esclaves noirs, d’indiens, de femmes et d’enfants (en particulier dans le textile) et que vient rejoindre un flux ininterrompu d’immigrants italiens, portugais, espagnols, russes, canadiens, anglais, grecs, en autorisant ainsi les anarchistes de cette région du monde à se réjouir d’un internationalisme et d’un cosmopolitisme présents dès le départ, au cœur même des pratiques émancipatrices les plus immédiates [8].

« Nous sommes unis parce que nous sommes divisés » s’écriait un délégué au cours d’une rencontre anarchiste internationale tenue à Genève en août 1882. Parce qu’on peut effectivement la caractériser comme une « étrange unité qui ne se dit que du multiple », l’anarchie des mouvements ouvriers libertaires, - de l’interaction la plus immédiate à ses compositions et ses figures les plus larges -, se diffracte ainsi dans une multitude de différences, mais toutes capables d’exprimer les autres, de leur faire écho, d’utiliser chaque fois de manière singulière des références, des symboles et des textes certes communs mais tout aussi hétéroclites, échevelés et désordonnés que les mouvements qui les utilisent et les réutilisent dans des contextes et des agencements toujours nouveaux. Qui y a-t-il de commun en effet, entre d’un côté la très sérieuse et cultivée Fédération Jurassienne de la première internationale, avec sa mono-industrie horlogère, sa tradition protestante, son travail à domicile, ses tarifs, ses nombreuses associations techniques, et de l’autre côté, au même moment, les syndicats du sud de l’Espagne et leurs ouvriers agricoles arabo-judéo-catholiques, illettrés, millénaristes et le plus souvent sans travail et sans ressources ? Comment expliquer la diversité de formes d’un mouvement se réclamant du même projet, se référant aux mêmes textes, et pourtant aussi différent que les actions itinérantes des I.W.W. des Etats-Unis, les associations culturelles et révolutionnaires de l’East End juif de Londres, les ouvriers et les paysans ukrainiens et leur armée insurrectionnelle, les bourses du travail françaises, ou encore les groupes anarchistes tatars, russes, arméniens, juifs, ukrainiens, géorgiens d’Odessa décrits par Michaël Confino [9], puisant dans leurs langues et leurs traditions une profusion d’images et de notions capables de dire de façon toujours nouvelle leurs colères et leurs espérances, toutes les nuances de l’oppression et des possibles émancipateurs ? [10]. Comment expliquer que deux centres ouvriers aussi proches que Rio de Janeiro et Sao Paulo, puissent, au même moment (au tournant du XIXe et du XXe siècles), se réclamer tous les deux de l’anarchisme, animer avec la même énergie de vastes et durs conflits sociaux, des organisations et des initiatives ouvrières nombreuses, alors que l’un (Sao Paulo) se reconnaît dans les conceptions et le modèle organisationnel communiste libertaire de Malatesta, tandis que l’autre (Rio de Janeiro), tout aussi actif et puissant, est largement issu de l’individualisme de Nietzsche, de Stirner, et n’hésite pas à inviter les militants des unions de métier, des sociétés de secours mutuels, des coopératives de consommation et de production, des commissions d’usine, des ligues de quartier, des délégués et autres coordinations ou commissions techniques, à s’identifier à Zarathoustra, à promouvoir l’apparition de surhommes, d’hommes-dieux capables de sortir le peuple de sa léthargie et de son abrutissement, de libérer les forces et les possibles révolutionnaires dont il est porteur [11] ?

Ce sont bien ces questions auxquelles la pensée et le projet libertaires prétendent répondre. Théoriquement, à partir de l’effervescence philosophique et littéraire du milieu du XIXe siècle. Mais pratiquement également, à travers plus de soixante-dix ans d’expérimentations ouvrières et libertaires, à travers l’évidence de leurs combats, de leur diversité et, sinon de leur unité, tout au moins de cette attraction commune que l’anarchisme appelle analogie et affinité. C’est ainsi, parce qu’ils relèvent de la discontinuité, de la différence mais aussi de la répétition, que les événements et les situations constitutifs des mouvements ouvriers libertaires, quelle que soit leur échelle, justifient tous l’appréciation de J.A. de Seixas lorsqu’elle parle du mouvement ouvrier brésilien : « L’histoire ouvrière [...] se produit, s’exprime sous des formes baroques : discontinuités, mouvements brusques et inattendus, vides, chocs entre zones de lumière et d’ombre ; mais aussi continuité, harmonie et unité qui ne se dégagent que du conflit. Et si la comparaison ne s’avère pas trop impertinente, je dirais que le premier mouvement ouvrier brésilien garde en lui quelque chose des prophètes du maître Aleijadinho [12] qui avec leurs formes tordues et expressives, lourdement plantées sur des socles de pierre, tournent leurs regards visionnaires vers l’horizon. [13] ».

Troisième caractéristique : Anarchisme théorique et anarchisme ouvrier et pratique se succèdent sans hiatus, avec même une transition particulièrement éloquente dans la personne et l’action de Bakounine qui, pendant presque dix ans (de 1864 à 1873) et d’un même mouvement, produit la majeure partie de ses écrits théoriques et contribue à jeter les bases d’un certain nombre des modèles organisationnels et idéologiques des mouvements ouvriers libertaires en train de naître. Il ne faudrait pas penser cependant que le second moment du projet libertaire n’est finalement que la mise en œuvre pratique du premier, son application. Si Bakounine joue un rôle déterminant dans la cristallisation de l’anarchisme ouvrier, en Suisse, en France, en Italie et en Espagne principalement, c’est d’abord en raison de son activisme incessant, de sa personnalité, de sa capacité à fédérer et à intensifier, dans l’intimité affective de ses sociétés secrètes, l’énergie contagieuse d’une poignée de convaincus. Bakounine écrit beaucoup au cours de cette période, mais la plupart de ses écrits les plus théoriques restent alors inédits et cachés. La puissance de l’Idée qu’il exprime par tout ce qui le constitue (sa grande taille, ses lettres, ses entretiens, ce que l’on dit de lui, etc.) et qui se déploie un peu partout en Europe, n’a besoin que d’une infime rencontre pour produire tous ses effets dans des situations et des contextes autosuffisants et prêts à l’accueillir, portant tout en eux-mêmes, à la manière de « l’état pré-révolutionnaire » dont parle Simondon, un « état de sursaturation [...] où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir », parfois même à l’occasion de simples « rencontres de hasard. [14] »

L’introduction de l’Idée libertaire en Espagne est ainsi un bon révélateur de la nature du lien que les deuxgrands moments del’anarchisme(théoriqueet pratique) ont entretenu, mais aussi du problème que ce livre voudrait élucider. Nous suivons ici l’interprétation de Brenan [15]. En 1868, après avoir vainement tenté d’envoyer Elisée Reclus dans ce pays pour y faire connaître les positions de l’Alliance de la Démocratie Sociale (le courant anarchiste au sein de la première internationale), Bakounine confie cette « mission » à l’ingénieur Giuseppe Fanelli qui, non sans mal, parvient à trouver l’argent nécessaire au voyage et se rend à Barcelone où il erre quelque temps sans connaître personne, puis à Madrid où il rencontre les adhérents d’un club culturel ouvrier principalement composé de typographes et d’imprimeurs. Fanelli ne parle pas l’espagnol. Des ouvriers présents, à l’exception de l’un d’entre eux qui possède quelques rudiments de français, aucun ne comprend une langue étrangère. Personne n’a pensé faire venir un interprète et soumettre ainsi la rencontre à un dispositif de « traduction ». C’est donc directement, sans se comprendre, - du point de vue de la langue et de ses logiques si spécifiques -, que le premier noyau anarchiste espagnol s’empare immédiatement et de manière durable, d’une pensée et d’un projet dont manifestement il possédait déjà toute la puissance et tous les prérequis, et qui trouve dans l’étrangeté de la langue l’expression de cet autre qu’il portait en lui-même. Écoutons le récit qu’en donne Anselmo Lorenzo, un des participants de la réunion.
« Fanelli était grand ; il avait l’air bon et sérieux, portait une épaisse barbe brune et ses grands yeux noirs et expressifs lançaient des éclairs, ou reflétaient la plus grande commisération selon les sentiments qui l’animaient. Sa voix qui avait une sonorité métallique était capable de prendre toutes les inflexions qui convenaient à son propos, passant rapidement de la colère et de la menace, quand il fulminait contre les tyrans et les oppresseurs, aux accents de la pitié, du regret, de la consolation, pour évoquer les souffrances des opprimés, soit qu’il les comprit sans les avoir subies, soit qu’en véritable altruiste il prit plaisir à présenter un idéal ultra-révolutionnaire de paix et de fraternité. Il parlait en français et en italien, mais nous comprenions sa mimique expressive et nous suivions son exposé [...] “ Cosa orribile ! Spaventosa ! ” » [16].
Après trois ou quatre rencontres de ce type, Fanelli part répéter sa performance à Barcelone qu’il doit très vite quitter faute de ressources, en laissant quelques textes en viatique : les statuts de l’Alliance de la démocratie sociale, le règlement d’une société de travailleurs genevois, quelques numéros de la revue d’Herzen La Cloche, et des comptes-rendus de journaux des discours de Bakounine. Comme l’écrit Brenan : « c’étaient là les textes sacrés sur lesquels devait se fonder le mouvement nouveau [...] en moins de trois mois, sans connaître un seul mot de la langue, et en ne rencontrant que rarement un espagnol qui comprit son français et son italien, [Fanelli] avait donné naissance à un mouvement qui, avec des fortunes diverses, devait durer soixante-dix ans, et affecter profondément les destinées de l’Espagne ». [17] La relative ironie de Brenan (« textes sacrés ») ne doit pas masquer l’importance de sa remarque. Il s’agit bien pour lui comme pour nous, de saisir la puissance mystérieuse et magique des rares et pauvres documents laissés par Fanelli. Dans le vocabulaire de Simondon, on pourrait dire qu’il s’agit effectivement de comprendre en quoi consiste leur « capacité » mystérieuse et explosive « [à] structurer un domaine, [à] se propager à travers lui, [à] l’ordonner », ou encore, autre formule de Simondon, à « traverser, animer et structurer », « par réverbération intérieure », « un domaine varié, des domaines de plus en plus variés et hétérogènes », à les rendre, par un « principe analogique », « homogènes les uns par rapport aux autres » [18].
L’exemple espagnol, là où l’anarchisme devait connaître sa plus grande extension, est particulièrement significatif. En Espagne comme ailleurs, les mouvements ouvriers libertaires n’ont jamais cessé d’entretenir des liens avec la pensée libertaire des années précédentes. Mais ces liens revêtent un double caractère, apparemment contradictoire. À la fois fugitifs et intimes dirait Bakounine [19], ils passent par des points de rencontre étroits, discontinus et hasardeux, imprévus et sans lendemains propres, excluant tout développement, toute permanence et toute institutionnalisation communicationnels ou pédagogiques. Mais en même temps il s’agit de rencontres extrêmement intenses et sensibles, - des journaux, des statuts manuscrits, les yeux de Fanelli, le son métallique de sa voix, la couleur de sa barbe, un mot étrange et étranger sans cesse répété, « spaventoza ! » - ; qui permettent à des expériences multiples mais aussi une expérience ouvrière et révolutionnaire commune (espagnole ou catalane en l’occurrence) de faire sienne, - à partir d’elles mêmes et à l’occasion de presque rien, en un instant -, la charge physique et symbolique accumulée ailleurs et autrement au cours des années précédentes. Le paradoxe du lien qu’entretiennent les expérimentations ouvrières de l’anarchisme avec ses élaborations théoriques antérieures pourrait se formuler en trois points ou trois étapes. 1. Ces expérimentations tirent tout d’elles-mêmes, de leur propre fond, de leur propre puissance, de la charge d’expériences et de significations qu’elles possèdent déjà ; 2. du même coup et pour cette raison, elles ont la possibilité de saisir au vol des significations et des possibles élaborés ailleurs et autrement, qui révèlent ce qu’elles peuvent et qu’elles ignoraient jusqu’ici, qui, à la manière d’une révélation ou d’un coup de foudre amoureux, leur donnent brusquement sens et devenir, les exaltent et les transforment ; 3. mais ceci à partir d’un autre fond que le leur, auquel elles n’ont pas besoin d’avoir accès pour développer d’autres possibles, analogues mais autres (ou propres), à travers seulement une affinité immédiate, fugitive et intense du même et du différent qui non seulement autorise les mouvements ouvriers libertaires à s’emparer de ce qu’ils n’ont pas produit et qui leur arrive de façon si ponctuelle et discontinue, mais encore à se transformer et à le transformer complètement en le faisant leur, en l’investissant de la qualité et de la singularité de leur propre puissance, en le répétant autrement sans l’avoir connu, en le multipliant et en le portant à une puissance autre.
De cette rencontre mystérieuse que l’on peut étendre à tous les êtres et que ce livre voudrait explorer, découle une conséquence importante pour comprendre la discontinuité de l’histoire du mouvement et de la pensée libertaire, mais surtout pour comprendre l’importance du troisième moment de l’anarchisme, non seulement de sa résurrection philosophique à la fin du XXe siècle, mais également de sa nouvelle invention, de sa capacité à répéter les deux moments précédents, à non seulement leur redonner sens et puissance, mais à multiplier ce sens et cette puissance, à les autoriser à se redire l’un à l’autre ce qu’ils s’étaient déjà dit mais aussi ce qu’ils avaient tu, ignoré ou seulement pressenti et que seule une résurrection pouvait faire surgir, en attendant la série des renaissances et des répétitions à venir.

Le renouveau de la pensée anarchiste à la fin du XXe siècle

Pour bien comprendre la force éruptive de cette troisième période il faut faire un effort d’imagination, remonter trente ou quarante ans en arrière, à une époque où un peu partout dans le monde renaissaient pour quelque temps les espérances d’une transformation radicale de l’ordre des choses. Dans la tristesse et l’angoisse des temps présents, on a du mal à concevoir, le bonheur, la force et les aspirations qui, minoritaires ou non, - des universités aux usines, des quartiers des grandes villes aux plus petits villages, mais aussi au cœur des âpres combats de la décolonisation -, ont pu traverser la plupart des pays et des sociétés de cette époque. Mais à l’inverse, on a du mal également à imaginer la pauvreté de la pensée capable de donner sens à cette force et à ces aspirations, d’entrer en phase avec elles et d’augmenter et de prolonger ainsi leur puissance. Au milieu du désert et du rétrécissement philosophique de l’époque, aucun Fanelli (et il y en avait beaucoup) n’était capable de transmettre le feu d’une pensée émancipatrice oubliée depuis longtemps, enfouie dans les archives et les bibliothèques. Les théories à prétention révolutionnaire étaient alors entièrement dominées par la suffisance et la langue de bois du marxisme des décennies précédentes, ces longues années de dictature du socialisme d’Etat mais aussi de soumission et d’intégration à l’ordre social et économique des forces ouvrières antérieures. Hégémonique, ce marxisme recouvrait tout de ses multiples visages, avec le marxisme rudimentaire, autoritaire et pontifiant des appareils communistes inféodés à l’État russe ; le marxisme néophyte et de stricte observance des prêtres-ouvriers, des chrétiens de gauche mais aussi d’un certain nombre de libertaires à la recherche de certitudes politiques et théoriques ; le marxisme diffus, intéressé et sommaire des nationalistes anti-colonialistes ; le marxisme entêté mais tout aussi rudimentaire des opposants et des dissidents du trotskysme et de l’ultra-gauche ; ou encore et pour ne s’en tenir qu’à la France, le marxisme structuraliste et savant des élites de gauche et des normaliens de la rue d’Ulm qui, - à la suite d’Althusser, et les casquettes sulpiciennes de Pékin remplaçant les chapeaux mous de Moscou -, devait imposer quelque temps son terrorisme théorique stérile et étouffant.

C’est à l’intérieur de ce contraste et de cette tension entre une immense et multiforme explosion de vie et de révoltes et un carcan idéologique mortifère prétendant l’enfermer dans ses codes et ses directives qu’il faut situer l’événement Deleuze, mais aussi, de manière diverse et fragmentaire, un grand nombre d’autres philosophes et théoriciens, de Scherer à Foucault et Derrida, en passant par Castoriadis, Blanchot, Klossowski et bien d’autres. Avec Deleuze et Foucault principalement, surgissait dans la situation émancipatrice des années soixante et soixante-dix du siècle précédent, une conception philosophique qui n’était pas nouvelle, mais qui, oubliée, revêtait alors tous les traits d’une foudroyante nouveauté. En transformant la formule de l’ancien secrétaire des bourses du travail Fernand Pelloutier, face à la social-démocratie de son temps, on pourrait caractériser l’originalité de cette pensée de la façon suivante : pas moins révolutionnaire que la scolastique et la vulgate marxistes, - c’est le moins qu’on puisse dire -, cette philosophie, en se référant d’abord principalement à Nietzsche, en inventant un « Nietzsche de gauche », rompait radicalement avec les représentations issues de Marx et du marxisme. De façon très proche des conditions d’apparition de l’anarchisme un siècle plus tôt, la pensée libertaire de la fin du XXe siècle retrouvait la dimension ouverte d’un projet émancipateur éclaté et multiforme, sans lien direct avec des mouvements ou des organisations politiques ou sociales particulières, mais capables de dire ou d’exprimer les situations d’alors, les possibles qui, pendant deux décennies environ, devaient traverser la plupart des régions du monde.
Il est vrai que le lien entre Nietzsche et l’anarchisme ne date pas des années soixante et soixante-dix du siècle précédent. Comme on l’a vu à propos du Brésil, mais comme le montre également l’exemple français et comme pourraient sans doute le montrer beaucoup d’autres régions du monde [20], c’est dès la fin du XIXe siècle, dès les premières traductions de Nietzsche, qu’un certain nombre d’anarchistes ou d’ouvriers révolutionnaires, - souvent les plus impliqués dans l’action collective -, se sont reconnus en lui, dans ses livres, sur le terrain des mots, du style et des représentations, mais aussi (au-delà d’une interprétation individualiste simpliste) dans leurs propres pratiques, leur propre façon de déconstruire et de recomposer les grandes distinctions modernes (entre individu et collectif, théorie et pratique, dominants et dominés, mort et vie, économie et culture), et de pressentir ainsi des formes de pensée homologues à leurs manières d’agir, de combattre et de concevoir le monde. Cette reconnaissance n’est pas unilatérale. On sait maintenant que Nietzsche avait lu Stirner. Et ses amis les plus proches et les plus perspicaces, comme Overbeck, n’ont pas manqué d’observer comment, malgré son anti-socialisme et son anti-anarchisme affirmés, Nietzsche était proche de Proudhon [21]. Mais c’est pourtant un siècle plus tard, avec la redécouverte d’un Nietzsche émancipateur, que cette rencontre improbable a pu enfin rendre explicite la force de ses raisons, donner sens à une histoire ouvrière longtemps réduite à des péripéties énigmatiques, insignifiantes et dérisoires, rendre perceptibles la radicalité, l’ampleur et la nouveauté passées de ses pratiques et de ses projets.

Mieux encore, avec le renouveau de la pensée libertaire de la fin du XXe siècle, il devenait également possible de relire ou de lire Proudhon, Bakounine, Déjacques et Coeuderoy, de mettre à jour l’idée philosophique dont l’histoire ouvrière était elle-même le répondant et la répétition. Par-delà une idéologie anarchiste trop longtemps fermée à son inspiration première, réduite à un bricolage de substitution, au bon sens utilitaire de l’école de Jules Ferry, à un humanisme, un individualisme et un rationalisme étroits et scientistes, il devenait enfin possible non seulement de saisir la nature des affinités entre Nietzsche et les mouvements libertaires, mais aussi de ressaisir l’analogie entre ces mouvements et une pensée philosophique et politique antérieure largement oubliée, alors même qu’elle avait contribué si fortement à leur naissance et à leur affirmation. Et c’est ainsi que l’Idée anarchiste, à travers la redécouverte de sa double et successive inflexion, - théorique et pratique -, pouvait à son tour intensifier l’expression philosophique qui les rendait visibles, une expression philosophique née ailleurs et plus tard, dans d’autres circonstances, à partir d’autres mouvements et d’autres conditions. À son tour l’Idée anarchiste pouvait donner sens à une affirmation commune de la vie, à une critique radicale de la science et de la modernité, à une même perception de la transformation incessante et de la subjectivité irréductible des forces et des êtres, à une conception du monde, de l’oppression et de l’émancipation, qui ruinait radicalement les vieilles distinctions entre individu et société, subjectivité et objectivité, unité et multitude, éternité et devenir, réel et symbolique. À son tour, l’Idée anarchiste pouvait réaffirmer une conception du monde où tout chose est rapportée à une pluralité infinie de forces et de points de vue en lutte pour leur affirmation, une conception où, comme l’avait affirmé Proudhon, tout groupe est un "individu", doté de subjectivité, puisque tout individu est lui-même un groupe, une résultante (et donc un foyer subjectif), un composé de puissances et de volontés.

Cette redécouverte de la pensée libertaire du XIXe siècle, comme la prise en compte de l’histoire et des expérimentations de l’anarchisme ouvrier mais aussi la mise à jour de la puissance et de l’intimité des relations entre ces deux premiers moments de l’anarchisme, ne constituent cependant qu’un aspect de son renouveau philosophique. En effet, en redécouvrant un Nietzsche émancipateur, Deleuze ou Foucault ne se contentent pas de rendre perceptible ce que l’histoire proprement libertaire avait déjà brièvement affirmé et expérimenté : l’affinité de l’anarchisme avec une pensée et une expérience humaines beaucoup plus larges, qui débordent de partout les limites historiques et géographiques de la modernité européenne. Cette affinité, Deleuze et un certain nombre d’autres philosophes de la fin du XXe siècle contribuent, dans un contexte nouveau, à la rendre particulièrement perceptible et ceci de deux façons :
1. En l’inscrivant tout d’abord dans une longue tradition philosophique, certes sans cesse déniée et déformée par un savoir dominant et réducteur, mais pourtant insistante et tenace, cachée et le plus souvent peu perceptible, mais porteuse d’incessantes menaces pour les représentations et les pratiques de l’ordre existant. Des pré-socratiques et des cyniques de la Grèce ancienne aux apparences bourgeoises de Gabriel Tarde ou de Bergson, en passant par les plus ou moins inquiétants Spinoza, Bakounine et Nietzsche, mais aussi les inclassables Proudhon, Déjacques et Simondon, ou encore le conformisme faussement rassurant de Leibniz, le renouveau de la pensée libertaire de la fin du XXe siècle met à jour et intensifie des conceptions du monde, de la vie et de ce que peuvent les êtres humains certes issues de la philosophie occidentale, présentes dans son histoire, ne serait ce qu’à ses marges, mais dont les détracteurs les plus perspicaces, en les qualifiant parfois d’orientales, n’ont pas manqué de percevoir avec acuité combien ces conceptions du monde pouvaient, dans la singularité et la discontinuité de leurs répétitions, ignorer les frontières et l’architecture de la pensée dite moderne, combien elles pouvaient assumer et reprendre à leur compte un rapport au monde beaucoup plus large et divers dans ses expérimentations comme dans les espaces géographiques et historiques de leurs déploiements. En effet, le renouveau de la pensée libertaire de ces trente dernières années, si malignement et si faussement désignée de post-moderne, ne s’inscrit pas seulement dans une longue et ancienne tradition de la pensée européenne, qui contribue à lui donner sa force et son sens. Par l’ampleur des problèmes qu’elle assume, par la richesse des possibles qu’elle met à jour, cette pensée peut enfin sortir de l’étroit canton de l’Europe et de ses dérivés d’outre-atlantique. Elle peut, par exemple, redonner vie et renouveler sa propre puissance aux sources (cousines et non moins occidentales) de la pensée arabo-persane, ou encore comprendre et répéter des traditions de pensée apparemment aussi différentes que les cultures de l’Inde ou de la Chine ; ces cultures que seules les perceptions dominantes, étroites et aveugles, de la philosophie européenne avaient pu transformer en énigmes et en étrangeté radicale.

2. Mais cet élargissement et cette multiplication d’expressions et d’expérimentations à caractère libertaire, - là où, suivant la formule de Jacy Alves de Seixas, discontinuités et formes baroques, vides et mouvements brusques et inattendus, ombres et lumières, vont de paire avec continuité, harmonie et unité -, ne concernent pas seulement les domaines de la pensée et de la philosophie. Ils affectent d’autres plans d’expérimentations pratiques tout aussi larges. Les mouvements collectifs de révolte et d’affirmations collectives par exemple, enfouis dans la multitude des grèves, des insurrections et des conflits minuscules et oubliés ou passés à la postérité par leur ampleur. Mais aussi et de manière complètement différente, cette multitude d’événements et de situations mal ou peu enregistrés dans les sources officielles, mais dont on peut retrouver les traces, pour peu que l’on s’attache, par exemple avec Foucault et Arlette Farge, à la vie des hommes infâmes, ou à tous les détails (si longtemps insignifiants) mis à jour par l’archéologie contemporaine. Ou encore, de façon beaucoup plus implicite parce que quotidienne et de tout temps, la multiplication et la répétition incessante des désirs, des rêves, des gestes, des élans, des volontés et des actes le plus souvent imperceptibles mais qui nous parlent pourtant, à partir de rien ou de presque rien, et que la littérature et la poésie parviennent si souvent à nous rendre sensibles, sans lesquels aucun ordre, aucune domination, aussi oppressive et mutilante qu’elle fut, ne pourrait subsister un instant.

De manière partielle et limitée, c’est à l’intérieur de cet élargissement, de cette différenciation et de cette répétition des expérimentations libertaires que ce livre voudrait prendre effet. Et ceci à travers trois études à la fois singulières dans leur objet et communes dans leur approche comme dans la façon dont elles sont étroitement liées du point de vue de leur exposition logique et démonstrative. Islam et histoire tout d’abord, Hannah Arendt et les brèches du temps dans une second temps, et enfin événements et traditions des mouvements révolutionnaires européens, les trois parties de ce livre, constituent trois entités distinctes, trois points de départ particuliers, mais étroitement articulés entre eux. D’autres auraient été possibles, le taoïsme chinois par exemple ou l’histoire technique de la métallurgie en Europe, mais aussi l’histoire de la piraterie, ou encore les courants religieux minoritaires du Moyen-Orient, le phénomène hacker, la dimension politique de la figure du serviteur dans la littérature mise à jour par Alain Brossat [22], l’approche de tel ou tel mouvement ouvrier et paysan libertaire en Europe ou dans les Amériques, et bien d’autres choses encore qui toutes autorisent la prise en compte des discontinuités de l’histoire, en bien comme en mal, en forces émancipatrices comme en forces oppressives, mais aussi, le plus souvent, comme mélanges instables, incertains et indécis : ces "composés" proudhoniens auxquels aucun être n’échappe, même lorsqu’on croit, à un moment donné et avec certitude, pouvoir le qualifier.

Sans doute la première partie de ce livre (Islam et Histoire) risque t elle de dérouter ou de rebuter le lecteur, moins familier de la pensée arabo-persane que de la philosophie politique d’Hannah Arendt ou de l’histoire révolutionnaire européenne. Elle est pourtant essentielle pour la suite, y compris dans ses références à de nombreux concepts arabes, forcément étranges et étrangers mais dont les deux autres parties ne manqueront pas de faire usage. En effet, grâce au livre (difficile mais passionnant) d’Abdallah Laroui qui sert ici de point de départ [23], on ne découvre pas seulement combien les traditions philosophiques et scientifiques de l’Europe et du monde arabo-persan participent d’une même histoire intellectuelle, issue à la fois de la tradition grecque et du berceau des trois monothéismes. Comme l’affirme la pensée anarchiste et en raison de leur spécificité et de leurs origines communes, Europe et Moyen-Orient ne se font pas seulement écho. Ils se donnent l’un à l’autre les concepts qui manquent à chacun et qu’ils pressentent pourtant au fond de ce qui les constitue. Des concepts suffisamment proches et éloignés pour permettre dès maintenant une association émancipatrice plus riche et plus puissante. En attendant d’autres rencontres et d’autres compositions (avec les pensées chinoise ou indienne par exemple), mais surtout la multitude infinie des révoltes, des luttes et des désirs capables de donner corps à l’anarchie positive que Proudhon et les théoriciens libertaires du XIXe siècle avaient perçue et pensée avec tant de force et d’intensité.

© Éditions Lignes & Manifeste, 2004.

Notes
[1] Sur le surgissement de cette signification positive, voir, a contrario ou par défaut pourrait-on dire, M. Deleplace, L’Anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850), histoire d’une appropriation polémique, Lyon, ENS Éditions, 2000.

[2] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 196.

[3] Sur les modifications d’ensemble des classes ouvrières correspondant à la fin de cette seconde période, pour ce qui concerne la France, voir G. Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, XIXe siècle - XXe siècle, Paris, Seuil, 1986.

[4] Du nom de la Fédération Ouvrière Régionale Argentine et de l’originalité de son mode de composition à la fois syndical et politique.

[5] J.A. de Seixas, Mémoire et oubli, Anarchisme et syndicalisme révolutionnaire au Brésil, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1989.

[6] Ibid., p. 181.

[7] Neno Vasco, 1913, cité ibid., p. 183.

[8] Ibid., p. 16.

[9] M. Confino, « Idéologie et sémantique : le vocabulaire politique des anarchistes russes », dans Cahiers du monde russe et soviétique, n° 3-4, juillet-décembre 1989.

[10] Sur ce renouvellement incessant du vocabulaire anarchiste, en particulier au regard du caractère stéréotypé du discours bolchevique et social démocrate, ibid. p. 259.

[11] E. Carvalho, Asgarda, n° 1, 18/03/1902, dans ibid., p. 66.

[12] Un sculpteur brésilien baroque connu sous le nom de l’ « Estropié ».

[13] Ibid., p. 188.

[14] G. Simondon, L’Individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 63.

[15] G. Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Paris, Ruedo Ibérico, 1962. (Le livre a été écrit pendant et immédiatement après la guerre civile).

[16] A. Lorenzo, El Prolétariado militante, vol I, in G. Brenan, ibid., p. 103.

[17] Ibid.

[18] G. Simondon, op. cit., pp. 54, 53 et 65.

[19] M. Bakounine, Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, Oeuvres, Paris, Stock, 1908, t. III, p. 393.

[20] Sur ce point, voir D. Colson « Nietzsche et l’anarchisme », dans Lignes, n° 7, Paris, Éditions Léo Scheer, février 2002.

[21] F. Overbeck, Souvenirs sur Nietzsche (1906), Paris, Allia, 1999.

[22] A. Brossat, Le Serviteur et son maître, Essai sur le sentiment plébéien, Paris, Lignes & Manifeste, Éditions Léo Scheer, 2003.

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