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La courbe du développement capitaliste

jeudi 27 mai 2021, par Robert Paris

Léon Trotsky

La courbe du développement capitaliste

21 avril 1923

Engels a écrit, dans son introduction à la "Lutte des classes en France" de Marx :

"Dans l’appréciation d’événements et de suites d’événements empruntés à l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants, il est encore impossible, même en Angleterre de suivre jour par jour le marché de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan d’ensemble de ces facteurs dont la plupart du temps, les plus importants agissent en outre longtemps dans l’ombre avant de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée n’est jamais possible sur le moment même ; on ne peut l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle suit toujours en boitant. Pour l’histoire contemporaine en cours on ne sera donc que trop souvent contraint de considérer ce facteur le plus décisif comme constant, de traiter la situation économique que l’on trouve au début de la période étudiée comme donnée et invariable pour toute celle-ci ou de ne tenir compte que des modifications à cette situation qui résultent des événements, eux-mêmes évidents, et apparaissent donc clairement elles aussi. En conséquence, la méthode matérialiste ne devra ici que trop souvent se borner à ramener les conflits politiques à des luttes d’intérêts entre les classes sociales et les fractions des classes existantes, impliquées par le développement économique, et à montrer que les divers partis politiques sont l’expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et fractions de classes.
Il est bien évident que cette négligence inévitable des modifications simultanées de la situation économique, c’est à dire de la base même de tous les événements à examiner, ne peut être qu’une source d’erreurs."

Ces idées formulées par Engels peu avant sa mort, n’ont pas été développées plus avant depuis. A mon souvenir, elles sont même rarement citées, beaucoup plus rarement qu’elles ne le devraient. Leur sens même semble avoir échappé à nombre de marxistes. L’explication de ce fait réside, une fois de plus, dans les raisons invoquées par Engels lui-même, militant contre toute interprétation définitive de l’histoire immédiate.

C’est une tâche très difficile, impossible même à mener jusqu’au fond, que de mettre à nu les impulsions souterraines que l’économie transmet à la politique du jour ; et l’explication des phénomènes politiques ne saurait être reportée à plus tard, parce que le combat ne saurait attendre. De là découle la nécessité de recourir, dans l’activité politique quotidienne, à des explications si générales qu’elles finissent par devenir des truismes.

Aussi longtemps que la vie politique continue à se dérouler sous les mêmes formes, à couler dans le même lit, à la même vitesse approximative, c’est à dire aussi longtemps que l’accumulation de quantité économique ne s’est pas transformée en qualité politique, ce type d’abstraction ("les intérêts de la bourgeoisie", "l’impérialisme", "le fascisme") remplit plus ou moins bien sa tâche : non pas d’interpréter un fait politique dans tout ce qu’il recèle de concret, mais de le réduire à un type social familier, ce qui est, évidemment, d’une importance inestimable.

Mais quand un changement sérieux intervient dans la situation, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un tournant brusque, des explications aussi générale révèlent leur totale inadéquation, et deviennent effectivement des truismes creux. Dans de tel cas, il devient invariablement nécessaire de sonder analytiquement beaucoup plus en profondeur pour déterminer les aspects qualitatifs et, si possible, pour mesurer quantitativement les impulsions données à la vie politique par l’économie. Ces "impulsions" représentent la forme dialectique des "tâches", ayant pour origine le fondement dynamique, et soumises à la sphère de la superstructure quant à leur solution.

Les oscillations de la conjoncture économique (boom-dépression-crise) constituent déjà en tant que telle des impulsions périodiques donnant lieu ici à des changements quantitatifs, là à des changements qualitatifs et à de nouvelles formations dans le champs politique. Les revenus des classes possédantes, le budget d’Etat, les salaires, le chômage, les proportions du commerce extérieur, etc... sont intimement liés à la conjoncture économique et exercent à leur tour l’influence la plus directe sur la vie politique.

Cela seul suffit à comprendre quelle importance s’attache au suivi, pas à pas, de l’histoire des partis politiques, des institutions d’Etat, etc... en relation avec les cycles de développement capitaliste.

Mais cela ne signifie absolument pas que les cycles économiques expliquent tout : cela est exclu du seul fait que les cycles eux-mêmes ne sont pas des phénomènes économiques fondamentaux, mais dérivés. Ils se déploient à partir du développement des forces productives, à travers la médiation du marché. Mais les cycles permettent d’expliquer beaucoup, constituant à travers une pulsation automatique, le saut dialectique indispensable à la mécanique de la société capitaliste. Le point de rupture de la conjoncture industrielle et commerciale nous amène à la proximité des nœuds critiques de la toile du développement des tendances politiques, de la législation et de toutes les formes de l’idéologie.

Mais le capitalisme ne se caractérise pas seulement par la récurrence périodique des cycles auquel cas aurait lieu une complexe répétition et non un développement dynamique. Les cycles commerciaux et industriels sont de caractère différent au cours de périodes différentes.

La différence majeure entre eux est déterminée par les relations quantitatives entre les périodes de crise et de boom à l’intérieur de chaque cycle. Si la période de boom restaure avec un surplus ce qui avait été détruit par la crise l’ayant précédée, alors le développement capitaliste s’effectue vers le haut. Si la crise, qui signifie la destruction ou, en tous les cas, la contraction des forces productives, surpasse en intensité le boom lui correspondant, on a pour résultat un déclin économique. Finalement si crise et boom se révèlent approximativement égaux en force, on arrive à un temporaire équilibre de stagnation de l’économie. C’est là, en gros, le schéma.

On peut observer que, dans l’histoire, les cycles homogènes se groupent par séries. Durant des périodes entières du développement capitaliste, les cycles se caractérisent par des booms nets et délimités et par des crises courtes et de faible ampleur. Il en résulte un mouvement brutalement ascendant de la courbe du développement capitaliste. Les périodes de stagnation se caractérisent par une courbe qui, tout en connaissant des oscillations cycliques partielles, se maintient au même niveau approximatif pendant des décennies. Finalement, au cours de certaines périodes historiques, la courbe de base, tout en connaissant de même des oscillations cycliques, s’affaisse, signalant ainsi un déclin des forces productives.

Il est d’ores et déjà possible de postuler a priori que les périodes de développement capitaliste énergique doivent posséder des caractéristiques en matière politique, légale, philosophique, poétique, nettement différentes de celles des périodes de stagnation et de déclin. La transition d’une période de ce type à une période divergente doit naturellement produire les plus grandes convulsions dans les relations entre les Etats et les classes. Nous avons dû souligner ce point au 3° Congrès Mondial de l’IC, dans la lutte contre une conception purement mécaniste de la désagrégation capitaliste en cours actuellement.

Si la succession périodique de crises " normales " aux booms " normaux " trouve son reflet dans tous les aspects de la vie sociale, alors la transition d’une période entière de "boom" à une période de déclin, et vice versa, engendre les plus grandes crises historiques, et il ne serait pas difficile de montrer qu’en nombre de cas les révolutions et les guerres marquent la rupture entre deux périodes historiques du développement économique, c’est à dire la jonction deux segments différents de la courbe capitaliste. L’analyse de ce point de vue serait une des tâches les plus gratifiantes du matérialisme historique.

A la suite du 3° Congrès Mondial de l’IC, le professeur Kondratiev s’est penché sur la question en évitant, comme à l’accoutumée, la formulation du problème adoptée par ce congrès et a tenté de poser, à coté du "cycle mineur" de 10 ans, un "cycle majeur" couvrant environ 50 ans. Selon cette construction symétriquement stylisée, un cycle majeur consiste en cinq cycles mineurs, la première moitié d’entre d’eux se caractérisant par un boom, la seconde ayant un caractère de crise, avec toutes les étapes transitoires nécessaires. Les évaluations statistiques des cycles majeurs compilés par Kondratiev devraient être soumises à une investigation critique tant en ce qui concerne tel ou tel pays qu’en ce qui concerne le marché mondial dans son ensemble.

Il est toutefois d’ores et déjà possible de réfuter, par avance, la tentative du professeur Kondratiev d’étudier les périodes qu’il a étiqueté "cycles majeurs", avec la "loi rigide des cycles" observable dans les cycles mineurs ; il s’agit là d’une généralisation fausse à partir d’une analogie formelle. La récurrence périodique des cycles mineurs est conditionnée par la dynamique interne des forces capitalistes et se manifeste partout et toujours une fois venu à l’existence, le marché.

En ce qui concerne les segments de la courbe capitaliste de développement que le professeur Kondratiev propose de désigner également comme des cycles, leur caractère et leur durée sont déterminés non par le jeu interne des forces capitalistes, mais par les conditions externes qui font le lit de leur développement. L’acquisition de nouveaux pays et de continents, la découverte de nouvelles ressources naturelles et, dans leur sillage, les événements d’ordre "super structurels" d’importance aussi essentielle que les guerres et les révolutions, déterminent le caractère et la succession des phases ascendantes, stagnantes ou déclinantes du développement capitaliste.

Quelles sont les perspectives que devrait, en conséquence, se fixer la recherche ? Etablir la courbe du développement capitaliste dans ses phases non périodiques (de base) et périodiques (secondaire) et ses points de rupture, en ce qui concerne les pays auquel nous portons le plus d’intérêt et en ce qui concerne le marché mondial dans son ensemble, telle est la première partie de la tâche. Une fois cette courbe tracée (les méthodes de fixation de cette dernière constituent un problème spécifique appartenant au champ de la technique statistique), il est possible de la décomposer en périodes, dépendant de l’angle d’ascension ou de déclin, relativement à l’axe des abscisses (voir le graphique). Nous obtenons dans cette voie un schéma du développement économique, c’est à dire la caractérisation de la "base réelle de tous les événements" (Engels).

Selon le niveau atteint par la recherche, nous pouvons nous trouver en mesure de produire nombre de schémas relatifs à l’agriculture, à l’industrie lourde, etc... Avec ces schémas au point de départ, leur synchronisation avec les évènements politiques (au sens le plus large du terme) permettant de rechercher la correspondance ou, pour nous exprimer plus prudemment, l’interrelation entre époques délimitées de la vie sociale et les segments les plus nets de la courbe du développement capitaliste, mais également les impulsions souterraines qui provoquent les évènements.

Il est facile, dans cette voie, de plonger dans le plus vulgaire schématisme ; d’ignorer les conditionnements et successions informes des processus idéologiques ; d’oublier que l’économie n’est décisive qu’en dernière analyse : les conclusions caricaturales tirées au nom de la méthode du marxisme ne manquent pas. Mais renoncer de ce fait à la formulation indiquée plus haut ("cela sent l’économisme") serait la démonstration de l’incapacité la plus complète à comprendre l’essence du marxisme qui recherche les causes des changements dans la superstructure sociale dans ceux de leurs fondations économiques, et nulle part ailleurs.

Au risque d’encourir l’ire théorique de nos opposants à "l’économisme" (et, pour une part, avec l’intention de la provoquer), nous présentons ici un diagramme schématique de la courbe du développement capitaliste couvrant une période de 90 ans d’après la perspective tracée plus haut. La direction générale de la courbe est déterminée par le caractère des courbes conjoncturelles qui la composent. Dans notre schéma, trois périodes se démarquent nettement, 20 ans de développement capitaliste très graduel (A-B) ; 40 ans de montée énergique (B-C) ; 30 ans de crise prolongée et de déclin (C-D). Si nous introduisons dans ce diagramme les évènements historiques les plus importants de la période correspondante, la juxtaposition picturale des évènements politiques majeurs et des variations de la courbe est en elle-même suffisante à la démonstration de la valeur de ce point de départ de la recherche.

Le parallélisme des évènements historiques et des changements économiques est évidemment très relatif. En règle générale, la " superstructure" n’enregistre et ne reflète de nouvelles formations dans la sphère économiques qu’après un délai considérable. Mais cette loi doit être mise à nu à travers une investigation concrète de ces interrelations complexes dont nous ne présentons ici qu’une ébauche picturale.

Dans le rapport au 3ième Congrès Mondial, nous avons illustré notre thèse avec des exemples historiques tirés de l’époque des révolutions de 1848, de celle de la première révolution russe (1905) et de celle dont nous sommes en train de sortir (1920-1921). Nous renvoyons le lecteur à ces exemples (voir "Cours nouveau"). Ils n’apportent rien de définitif, mais démontrent assez nettement l’importance extraordinaire de notre approche pour comprendre, avant tout, les bonds les plus critiques de l’histoire, les guerres et les révolutions. Si dans cette lettre nous utilisons un schéma arbitraire, sans chercher à prendre une période historique comme base, nous ne le faisons que pour la simple raison que toute tentative dans ce sens ne ressemblerait que trop à une anticipation imprudente des résultats d’une investigation difficile et douloureuse, encore à effectuer.

A l’heure actuelle, il est impossible de prévoir jusqu’à quel degré telle ou telle section de l’histoire sera illuminée, et quelles seront les lumières jetées, par une investigation matérialiste procédant d’une étude concrète de la courbe capitaliste et de l’interrelation de cette dernière avec tous les aspects de la vie sociale. Les limites qui peuvent être atteintes dans cette voie ne sauraient être déterminées que par les résultats de la recherche elle-même, qui doit être plus systématique et plus ordonnée que les excursions entreprises jusqu’ici.

En tous les cas, une telle approche de l’histoire contemporaine permet d’enrichir le matérialisme historique de conquêtes infiniment plus précieuses que les jongleries spéculatives douteuses, utilisant les termes et les concepts du matérialisme, qui ont transplanté, sous la plume de nos " marxistes ", les méthodes du formalisme dans le domaine du matérialisme dialectique ; qui ont réduit sa tâche à celle de rendre plus précises définitions et classifications, et à diviser les abstractions les plus creuses en quatre parties toutes aussi creuses ; en bref, qui ont prostitué le marxisme au maniérisme élégant des épigones de Kant. Il est d’ailleurs sot d’affûter ou de réaffûter un instrument, avant d’en ébrécher l’acier quand il faut l’appliquer au matériau brut !

D’après nous, ce thème pourrait offrir un sujet d’étude fécond au travail de séminaires sur le matérialisme dialectique. La recherche indépendante, entreprise dans cette sphère ; jetterait à coup sûr de nouvelles lumières, ou, tout du moins, devrait un peut mieux éclairer, les événements isolés aussi bien que des périodes entières. Et l’habitude même de penser dans ces termes faciliterait extrêmement l’orientation politique au jour le jour, dans la période actuelle, qui révèle plus que jamais auparavant la connexion entre l’économie capitaliste ayant atteint le point de saturation et la politique capitaliste désormais totalement débridée.

On avait promis, il y a déjà longtemps, de développer ce thème pour le "Vestnik Sotsialisticheskol Akademii". J’en ai été jusqu’à maintenant empêché par les circonstances. je ne suis pas sûr d’être à même de remplir cette tâche dans le futur proche. Pour cette raison, je me limite pour l’instant à cette lettre.

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