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Que proposaient le réformisme, le stalinisme et le trotskysme face à la montée fasciste en Allemagne ?

mercredi 18 novembre 2009, par Robert Paris

" L’arrivée au pouvoir des " nationaux-socialistes " signifierait avant tout l’extermination de l’élite du prolétariat allemand, la destruction de ses organisations, et la perte de sa confiance en ses propres forces et en son avenir. Comme les contradictions et les antagonismes ont atteint en Allemagne un degré extrême de gravité, le travail infernal du fascisme italien apparaîtra comme une expérience bien pâle et presque humanitaire en comparaison des crimes dont le national-socialisme allemand sera capable. Reculer ? - dites-vous, prophètes d’hier de la " troisième période ". Les chefs et les institutions peuvent battre en retraite. Des personnes isolées peuvent se cacher. Mais la classe ouvrière ne saura ni où reculer ni où se cacher face au pouvoir fasciste. En effet, si on admet comme possibles le monstrueux et l’incroyable, c’est-à-dire que le parti se détourne effectivement du combat et livre ainsi le prolétariat à son ennemi mortel, cela ne peut signifier qu’une chose : des combats sauvages éclateront non pas avant l’arrivée des fascistes au pouvoir, mais après, c’est-à-dire dans des conditions cent fois plus favorables au fascisme qu’aujourd’hui. La lutte du prolétariat, trahi par sa propre direction, pris au dépourvu, désorienté et désespéré, contre le régime fasciste se transformerait en une série de terribles convulsions, sanglantes et irréparables. Dix soulèvements prolétariens, dix défaites successives affaibliraient et épuiseraient moins la classe ouvrière allemande que son recul aujourd’hui devant le fascisme, alors que la question de savoir qui doit être le maître en Allemagne n’est pas encore résolue."

Léon Trotsky

extrait de "La clef de la situation mondiale est en Allemagne" (novembre 1931)

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Une série de textes de Trotsky de 1030 à 1933

Œuvres - septembre 1930

Léon Trotsky


Le tournant de l’Internationale Communiste et la situation en Allemagne

26 septembre 1930

1. Les origines du dernier tournant

A notre époque, les tournants tactiques, même très importants, sont absolument inévitables. Ils sont le résultat de tournants abrupts dans la situation objective (instabilité des rapports internationaux ; fluctuations brusques et irrégulières de la conjoncture ; répercussions brutales des fluctuations économiques au niveau politique ; mouvements impulsifs des masses qui ont le sentiment de se trouver dans une situation sans issue, etc.). L’étude attentive des changements dans la situation objective est aujourd’hui une tâche beaucoup plus importante et en même temps infiniment plus difficile qu’avant la guerre, à l’époque du développement "organique" du capitalisme. La direction du parti se trouve maintenant dans la situation d’un chauffeur qui conduit sa voiture sur une route de montagne en lacets. Un tournant pris à contretemps, une trop grande vitesse, font courir aux voyageurs et à la voiture de très graves dangers, qui peuvent être mortels.

La direction de l’Internationale Communiste nous a donné, ces dernières années, des exemples de tournants très brusques. Le dernier en date, nous l’avons observé au cours des derniers mois. Quelle est la raison des tournants de l’Internationale Communiste depuis la mort de Lenine ? Est-ce dû à des changements de la situation objective ? Non. On peut affirmer en toute certitude qu’à partir de 1923, l’Internationale Communiste n’a pris à temps aucun tournant tactique fondé sur une analyse correcte des changements intervenus dans les conditions objectives. Au contraire, chaque tournant est en fait le résultat d’une aggravation insupportable de la contradiction entre la ligne de l’Internationale Communiste et la situation objective. Et nous le constatons encore une fois aujourd’hui.

Le IX° plenum du Comité exécutif de l’Internationale Communiste, le VI° Congrès et surtout le X° plenum s’étaient orientés vers un essor brusque et linéaire de la révolution ("la troisième période"), essor que la situation objective à cette époque excluait totalement, après les sévères défaites en Angleterre et en Chine, l’affaiblissement des partis communistes dans le monde entier, et surtout dans les conditions d’expansion commerciale et industrielle que connaissait toute une série de pays capitalistes. Le tournant tactique de l’Internationale Communiste à partir de février 1928 était ainsi en totale contradiction avec le cours réel de l’histoire. Cette contradiction a donné naissance à des tendances aventuristes, à l’isolement prolongé des partis, à leur affaiblissement organisationnel, etc. La direction de l’Internationale Communiste n’a effectué un nouveau tournant qu’en février 1930, lorsque ces phénomènes avaient déjà un caractère nettement menaçant ; ce tournant était en retrait et à droite par rapport à la tactique de la "troisième période". Par une ironie du sort, sans pitié pour le suivisme, ce nouveau tournant tactique de l’Internationale Communiste coïncida dans le temps avec un nouveau tournant dans la situation objective. La crise internationale d’une gravité sans précédent ouvre sans doute de nouvelles perspectives de radicalisation des masses et de bouleversements sociaux. C’est précisément dans ces conditions qu’un tournant à gauche était possible et nécessaire : il fallait impulser un rythme rapide à la montée révolutionnaire. Cela aurait été tout à fait correct et nécessaire si, pendant ces trois dernières années, la direction de l’Internationale Communiste avait mis à profit, comme il se devait, la période de reprise économique, doublée du reflux du mouvement révolutionnaire, pour renforcer les positions du parti dans les organisations de masse, et principalement dans les syndicats. Dans ces conditions, le chauffeur aurait pu et aurait dû en 1930 passer de seconde en troisième ou, du moins, se préparer à le faire dans un avenir proche. En fait, on assista au processus inverse. Pour ne pas tomber dans le précipice, le chauffeur dut rétrograder de la troisième qu’il avait passée trop tôt, en seconde ; s’il avait suivi une ligne stratégique juste, il aurait été obligé d’accélérer.

Telle est la contradiction flagrante entre les nécessités tactiques et les perspectives stratégiques, dans laquelle, conséquence logique des erreurs de leur direction, se retrouvent aujourd’hui les partis communistes de toute une série de pays.

C’est en Allemagne que cette contradiction se manifeste sous la forme la plus nette et la plus dangereuse. En effet, les dernières élections y ont révélé un rapport de forces tout à fait original, qui est le résultat non seulement des deux périodes de stabilisation en Allemagne depuis la guerre, mais aussi des trois périodes d’erreurs de l’Internationale Communiste.
2. La victoire parlementaire du parti communiste à la lumière des tâches révolutionnaires

Aujourd’hui la presse officielle de l’Internationale Communiste présente les résultats des élections en Allemagne comme une grandiose victoire du communisme ; cette victoire mettrait le mot d’ordre "l’Allemagne des Soviets" à l’ordre du jour. Les bureaucrates optimistes refusent de réfléchir sur la signification du rapport de forces que révèlent les statistiques électorales. Ils analysent l’augmentation des voix communistes indépendamment des tâches révolutionnaires et des obstacles nés de la situation objective.

Le parti communiste a obtenu environ 4 600 000 voix contre 3 300 000 en 1928. Ce gain de 1 300 000 voix est énorme si l’on se place du point de vue de la mécanique parlementaire "normale", compte tenu de l’augmentation générale du nombre des électeurs. Mais les gains du parti communiste paraissent bien pâles face à la progression fulgurante des fascistes qui passent de 800 000 voix à 6 400 000. Le fait que la social-démocratie, malgré des pertes importantes, ait gardé ses principaux cadres et récolté plus de voix ouvrières que le parti communiste, a une tout aussi grande importance dans l’appréciation des élections.

Pourtant, si l’on cherche quelles sont les conditions intérieures et internationales susceptibles de faire basculer avec le plus de force la classe ouvrière du côté du communisme, on ne peut donner un exemple meilleur que celui de la situation actuelle en Allemagne : le nœud coulant du plan Young, la crise économique, la décadence des dirigeants, la crise du parlementarisme, la façon effrayante dont la social-démocratie au pouvoir se démasque elle-même. La place du Parti Communiste allemand dans la vie sociale du pays, malgré le gain de 1 300 000 voix, demeure faible et disproportionnée du point de vue des conditions historiques concrètes.

La faiblesse des positions du communisme est indissolublement liée à la politique et au fonctionnement interne de l’Internationale Communiste ; elle se révèle de manière encore plus criante si nous comparons le rôle social actuel du parti communiste et ses tâches concrètes et urgentes dans les conditions historiques présentes.

Il est vrai que le parti communiste lui-même ne comptait pas sur un tel accroissement. Mais cela prouve qu’avec ses erreurs et ses défaites répétées, la direction du parti communiste a perdu l’habitude des perspectives et des objectifs ambitieux. Hier, elle sous-estimait ses propres possibilités, aujourd’hui elle sous-estime de nouveau les difficultés. Un danger est ainsi multiplié par un autre.

La première qualité d’un authentique parti révolutionnaire est de savoir regarder la réalité en face.
3. Les hésitations de la grande bourgeoisie

A chaque tournant de la route de l’histoire, à chaque crise sociale, il faut encore et toujours réexaminer le problème des rapports existant entre les trois classes de la société actuelle : la grande bourgeoisie avec à sa tête le capital financier, la petite bourgeoisie oscillant entre les deux principaux camps, et, enfin, le prolétariat.

La grande bourgeoisie qui ne constitue qu’une fraction infime de la nation ne peut se maintenir au pouvoir sans appui dans la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne, c’est-à-dire parmi les derniers représentants des anciennes couches moyennes, et dans les masses qui constituent aujourd’hui les nouvelles couches moyennes. A l’heure actuelle, cet appui revêt deux formes principales, politiquement antagoniques, mais historiquement complémentaires : la social-démocratie et le fascisme. En la personne de la social-démocratie, la petite bourgeoisie, qui est à la remorque du capital financier, entraîne derrière elle des millions de travailleurs.

Divisée, la grande bourgeoisie allemande hésite aujourd’hui. Les désaccords internes ne portent que sur le choix du traitement à appliquer aujourd’hui à la crise sociale. La thérapeutique sociale-démocrate rebute une partie de la grande bourgeoisie, parce que ses résultats ont un caractère incertain et qu’elle risque d’entraîner de trop grands frais généraux (impôts, législation sociale, salaires). L’intervention chirurgicale fasciste apparaît à l’autre partie trop risquée et non justifiée par la situation. En d’autres termes, la bourgeoisie financière dans son ensemble hésite quant à l’appréciation de la situation, car elle ne trouve pas encore de raisons suffisantes pour proclamer l’avènement de sa "troisième période", où la social-démocratie doit céder impérativement la place au fascisme ; de plus, chacun sait que lors du règlement de comptes général, la social-démocratie sera récompensée pour les services rendus par un pogrome général. Les hésitations de la grande bourgeoisie - vu l’affaiblissement de ses principaux partis - entre la social-démocratie et le fascisme sont le symptôme le plus manifeste d’une situation pré-révolutionnaire. Il est évident que ces hésitations cesseraient sur-le-champ, dès l’apparition d’une situation réellement révolutionnaire.
4. La petite bourgeoisie et le fascisme

Pour que la crise sociale puisse déboucher sur la révolution prolétarienne, il est indispensable, en dehors des autres conditions, que les classes petites bourgeoises basculent de façon décisive du côté du prolétariat. Cela permet au prolétariat de prendre la tête de la nation, et de la diriger.

Les dernières élections révèlent une poussée inverse, et c’est là que réside leur valeur symptomatique essentielle. Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat.

La croissance gigantesque du national-socialisme traduit deux faits essentiels : une crise sociale profonde, arrachant les masses petites bourgeoises à leur équilibre, et l’absence d’un parti révolutionnaire qui, dès à présent, jouerait aux yeux des masses un rôle de dirigeant révolutionnaire reconnu. Si le parti communiste est le parti de l’espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire. Lorsque l’espoir révolutionnaire s’empare de la masse entière du prolétariat, ce dernier entraîne immanquablement à sa suite, sur le chemin de la révolution, des couches importantes et toujours plus larges de la petite bourgeoisie. Or, dans ce domaine, les élections donnent précisément l’image opposée : le désespoir contre-révolutionnaire s’est emparé de la masse petite bourgeoise avec une force telle qu’elle a entraîné à sa suite des couches importantes du prolétariat.

Comment peut-on expliquer cela ? Dans le passé nous avons observé (Italie, Allemagne) un brusque renforcement du fascisme, victorieux ou du moins menaçant, à la suite d’une situation révolutionnaire épuisée ou manquée, à l’issue d’une crise révolutionnaire, au cours de laquelle l’avant-garde prolétarienne avait révélé son incapacité à prendre la tête de la nation, pour transformer le sort de toutes les classes, y compris celui de la petite bourgeoisie. C’est précisément cela qui a fait la force énorme du fascisme en Italie. Mais aujourd’hui en Allemagne, il ne s’agit pas de l’issue d’une situation révolutionnaire mais de son approche. Les fonctionnaires dirigeants du parti, optimistes par fonction, en tirent la conclusion que le fascisme arrivé "trop tard" est condamné à une défaite rapide et inévitable (Die Rote Fahne). Ces gens ne veulent rien apprendre. Le fascisme arrive "trop tard", si l’on se réfère aux crises révolutionnaires passées. Mais il apparaît assez tôt - à l’aube - pour la nouvelle crise révolutionnaire.

Qu’il ait eu la possibilité d’occuper une position de départ aussi forte à la veille d’une période révolutionnaire, et non à son terme, ne constitue pas le point faible du fascisme mais le point faible du communisme. La petite bourgeoisie, par conséquent, n’a pas besoin de nouvelles désillusions quant à la capacité du parti communiste à améliorer son sort ; elle s’appuie sur l’expérience du passé, elle se souvient des leçons de l’année 1923, des bonds capricieux du cours ultra-gauche de Maslow-Thaelmann, l’impuissance opportuniste du même Thaelmann, le bavardage de la "troisième période", etc. Enfin, et c’est l’essentiel, sa méfiance pour la révolution prolétarienne se nourrit de la méfiance que des millions d’ouvriers sociaux-démocrates éprouvent à l’égard du parti communiste. La petite bourgeoisie, même si les événements l’ont complètement arrachée à l’ornière conservatrice, ne peut se tourner du côté de la révolution sociale que si cette dernière a la sympathie de la majorité des ouvriers. Cette condition très importante fait précisément défaut en Allemagne, et ce n’est pas par hasard.

La déclaration programmatique du Parti Communiste allemand avant les élections était entièrement et uniquement consacrée au fascisme en tant qu’ennemi principal. Cependant le fascisme est sorti vainqueur des élections, ayant rassemblé non seulement des millions d’éléments semi-prolétariens, mais aussi des centaines de milliers d’ouvriers de l’industrie. Cela montre que, malgré la victoire parlementaire du parti communiste, la révolution prolétarienne a subi globalement dans ces élections une grave défaite, qui n’est évidemment pas décisive, mais qui est préliminaire, et qui doit servir d’avertissement et de mise en garde. Elle peut devenir décisive, et le deviendra inévitablement, si le parti communiste n’est pas capable d’apprécier sa victoire parlementaire partielle en liaison avec cette défaite "préliminaire" de la révolution, et d’en tirer toutes les conclusions nécessaires.

Le fascisme est devenu en Allemagne un danger réel ; il est l’expression de l’impasse aiguë du régime bourgeois, du rôle conservateur de la social-démocratie face à ce régime, et de la faiblesse accumulée du parti communiste, incapable de renverser ce régime. Qui nie cela est un aveugle ou un fanfaron.

En 1923, Brandler, en dépit de tous nos avertissements, surestimait monstrueusement les forces du fascisme. De cette appréciation fausse du rapport des forces est née une politique défensive, faite d’attente, de dérobade et de lâcheté. C’est ce qui a perdu la révolution. De tels événements ne sont pas sans laisser de traces dans la conscience de toutes les classes de la nation. La surestimation du fascisme par la direction communiste a créé l’une des causes du renforcement ultérieur du fascisme. L’erreur inverse, c’est-à-dire la sous-estimation du fascisme par la direction actuelle du parti communiste, peut mener la révolution à une défaite encore plus grave pour de longues années.

La question du rythme de développement qui, évidemment, ne dépend pas uniquement de nous, confère à ce danger une acuité particulière. Les poussées de fièvre enregistrées par la courbe des températures politiques et révélées lors des élections, permettent de penser que le rythme du développement de la crise nationale peut être très rapide. En d’autres termes, le cours des événements peut, dans un avenir très proche, faire resurgir en Allemagne, à une nouvelle hauteur historique, la vieille contradiction tragique entre la maturité de la situation révolutionnaire d’une part, la faiblesse et la carence stratégique du parti révolutionnaire d’autre part. Il faut le dire clairement, ouvertement et, surtout, suffisamment tôt.
5. Le parti communiste et la classe ouvrière.

Ce serait une erreur monstrueuse de se consoler en se disant que le parti bolchevique qui, en avril 1917, après l’arrivée de Lenine, commençait à se préparer à la conquête du pouvoir, avait moins de 80 000 membres et entraînait à sa suite, même à Pétrograd, à peine le tiers des ouvriers et une partie encore plus faible des soldats. La situation en Russie était tout à fait différente. Ce n’est qu’en mars que les partis révolutionnaires étaient sortis de la clandestinité, après trois années d’interruption de la vie politique, même étouffée, qui existait avant la guerre. Pendant la guerre la classe ouvrière s’était renouvelée approximativement pour 40%. La masse écrasante du prolétariat ne connaissait pas les bolcheviks, n’avait même jamais entendu parler d’eux. Le vote pour les mencheviks et les socialistes révolutionnaires, en mars et en juin, était simplement l’expression de ses premiers pas hésitants après son réveil. Dans ce vote, il n’y avait pas l’ombre d’une déception à l’égard des bolcheviks ou d’une méfiance accumulée, qui ne peut être que le résultat des erreurs du parti, vérifiées concrètement par les masses. Au contraire, chaque jour de l’expérience révolutionnaire de 1917 détachait les masses des conciliateurs et les poussait du côté des bolcheviks. D’où la croissance tumultueuse, irrésistible du parti et surtout de son influence.

Fondamentalement, la situation en Allemagne diffère sur ce point et sur beaucoup d’autres. L’apparition sur la scène politique du Parti Communiste allemand ne date pas d’hier, ni d’avant-hier. En 1923, la majorité de la classe ouvrière était derrière lui, ouvertement ou non. En 1924, dans une période de reflux, il recueillit 3 600 000 voix, c’est-à-dire un pourcentage de la classe ouvrière supérieur à celui d’aujourd’hui. Ce qui signifie que les ouvriers qui sont restés avec la social-démocratie, comme ceux qui ont voté cette fois-ci pour les nationaux-socialistes, ont agi ainsi non par simple ignorance, non parce que le réveil date seulement d’hier, non parce qu’ils ne savent pas encore ce qu’est le parti communiste, mais parce qu’ils ne croient pas en lui sur la base de leur propre expérience de ces dernières années.

Il ne faut pas oublier qu’en février 1928 le IX° plenum du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste a donné le signal d’une lutte renforcée, extraordinaire et implacable, contre les "sociaux-fascistes". La social-démocratie allemande, durant presque toute cette période, était au pouvoir, et chacune de ses actions révélait aux masses son rôle criminel et infâme. Une crise économique gigantesque couronna le tout. Il est difficile d’imaginer des conditions plus favorables à l’affaiblissement de la social-démocratie. Pourtant, cette dernière a dans l’ensemble maintenu ses positions. Comment expliquer ce fait surprenant ? Par le seul fait que la direction du parti communiste a aidé par toute sa politique la social-démocratie, en la soutenant sur sa gauche.

Cela ne signifie nullement que le vote de cinq à six millions d’ouvriers et d’ouvrières pour la social-démocratie exprime leur confiance pleine et entière à son égard. Il ne faut pas prendre les ouvriers sociaux-démocrates pour des aveugles. Ils ne sont pas si naïfs quant à leurs dirigeants, mais ils ne voient pas d’autre issue dans la situation actuelle. Nous parlons, évidemment, des simples ouvriers, et non de l’aristocratie et de la bureaucratie ouvrières. La politique du parti communiste ne leur inspire pas confiance, non parce que le parti communiste est un parti révolutionnaire, mais parce qu’ils ne croient pas qu’il puisse remporter une victoire révolutionnaire et ne veulent pas risquer leur tête en vain. En votant, le cœur serré, pour la social-démocratie, ces ouvriers ne lui manifestent pas leur confiance ; par contre ils expriment leur méfiance envers le parti communiste. C’est en cela que réside l’énorme différence entre la situation des communistes allemands et celle des bolcheviks russes en 1917.

Mais, les difficultés ne se limitent pas à ce problème. Une méfiance sourde à l’égard de la direction s’est accumulée à l’intérieur du parti et surtout chez les ouvriers qui le soutiennent ou simplement votent pour lui. Ce qui accroît ce qu’on appelle la "disproportion" entre l’influence du parti et ses effectifs ; en Allemagne, une telle disproportion existe sans aucun doute, elle est particulièrement nette au niveau du travail dans les syndicats. L’explication officielle de la disproportion est à ce point erronée que le parti n’est pas en mesure de "renforcer" au niveau organisationnel son influence. La masse y est considérée comme un matériau purement passif, dont l’adhésion ou la non-adhésion au parti dépend uniquement de la capacité du secrétaire à forcer la main à chaque ouvrier. Le bureaucrate ne comprend pas que les ouvriers ont leur propre pensée, leur propre expérience, leur propre volonté et leur propre politique active ou passive à l’égard du parti. En votant pour le parti, l’ouvrier vote pour son drapeau, pour la Révolution d’Octobre, pour sa révolution future. Mais, en refusant d’adhérer au parti communiste ou de le suivre dans la lutte syndicale, il exprime sa méfiance envers la politique quotidienne du parti. Cette "disproportion" est en fin de compte un des canaux par où s’exprime la méfiance des masses envers la direction actuelle de l’Internationale Communiste. Et cette méfiance, créée et renforcée par les erreurs, les défaites, le bluff et les tromperies cyniques des masses de 1923 à 1930, représente l’un des principaux obstacles sur la route de la victoire de la révolution prolétarienne.

Sans confiance en soi, le parti ne gagnera pas la classe. S’il ne gagne pas le prolétariat, il n’arrachera pas les masses petites bourgeoises au fascisme. Ces deux faits sont indissolublement liés.
6. Retour à la "deuxième période" ou en avant, une nouvelle fois, vers la "troisième période" ?

Si l’on adopte la terminologie officielle du centrisme, il faut formuler le problème de la manière suivante. La direction de l’Internationale Communiste a imposé aux sections nationales la tactique de la "troisième période", c’est-à-dire la tactique de soulèvement révolutionnaire immédiat, à une époque (1928) qui se caractérisait essentiellement par des traits de la "deuxième période" : stabilisation de la bourgeoisie, reflux et déclin de la révolution. Le tournant qui s’est opéré en 1930 marquait le refus de la tactique de la "troisième période" et un retour à la tactique de la "deuxième période". Alors que ce tournant faisait son chemin dans l’appareil bureaucratique, des symptômes très importants témoignaient clairement, au moins en Allemagne, du rapprochement effectif de la "troisième période". Cela ne prouve-t-il pas la nécessité d’un nouveau tournant vers la tactique de la "troisième période", qui vient juste d’être abandonnée ?

Nous recourons à ces termes pour rendre plus accessible l’énoncé du problème à ceux dont la conscience est encombrée par la méthodologie et la terminologie de la bureaucratie centriste. Mais en aucun cas nous ne faisons nôtre cette terminologie qui masque la combinaison du bureaucratisme stalinien avec la métaphysique boukharinienne. Nous rejetons la conception apocalyptique de la "troisième" période en tant que dernière : leur nombre jusqu’à la victoire du prolétariat est une question de rapport de forces et de changements dans la situation ; tout ceci ne peut être vérifié qu’au travers de l’action. Mais nous rejetons l’essence même du schématisme stratégique, avec ses périodes numérotées. Il n’y a pas de tactique abstraite, mise au point à l’avance, que ce soit pour la "deuxième" ou la "troisième" période. Naturellement on ne peut arriver à la victoire et à la conquête du pouvoir sans soulèvement armé. Mais comment arriver au soulèvement ?

Les méthodes et le rythme de mobilisation des masses dépendent non seulement de la situation objective en général, mais aussi et avant tout, de l’état dans lequel se trouve le prolétariat au début de la crise sociale dans le pays, des rapports entre le parti et la classe, entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, etc. L’état du prolétariat au seuil de la "troisième période" dépend à son tour de la tactique appliquée par le parti dans la période précédente.

Le changement tactique normal et naturel, correspondant au tournant actuel dans la situation en Allemagne, aurait dû être une accélération du rythme, une progression des mots d’ordre et des méthodes de lutte. Mais ce tournant tactique n’aurait été normal et naturel que si le rythme et les mots d’ordre de la lutte d’hier avaient correspondu aux conditions de la période précédente. Mais il n’en était pas question. La contradiction aiguë entre la politique ultra-gauche et la stabilisation de la situation est l’une des causes du tournant tactique. C’est pourquoi, au moment où le nouveau tournant de la situation objective, parallèlement au regroupement général défavorable des forces politiques, a apporté au communisme un fort gain de voix, le parti s’avère stratégiquement et tactiquement plus désorienté, embarrassé et dérouté qu’il ne l’a jamais été.

Pour expliquer la contradiction dans laquelle est tombé le Parti Communiste allemand, comme la majorité des autres sections de l’Internationale Communiste, mais beaucoup plus profondément qu’elles, prenons la comparaison la plus simple. Pour sauter une barrière, il faut d’abord prendre son élan en courant. Plus la barrière est haute, plus il importe de commencer à courir à temps, ni trop tard ni trop tôt, pour atteindre l’obstacle avec la force nécessaire. Cependant, depuis février 1928, et surtout depuis juin 1929, le Parti communiste allemand n’a fait que prendre son élan. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le parti ait commencé à s’essouffler et à traîner des pieds. L’Internationale Communiste donna enfin un ordre :"ralentissez !". Mais à peine le parti hors d’haleine avait-il retrouvé une allure plus normale, qu’apparemment surgissait devant lui une barrière non imaginaire, bien réelle, qui risquait d’exiger un saut révolutionnaire. La distance suffirait-elle pour prendre de l’élan ? Fallait-il renoncer au tournant et le remplacer par un contre-tournant ? - telles sont les questions tactiques et stratégiques qui se posent au parti allemand dans toute leur acuité.

Pour que les cadres dirigeants du parti soient à même de trouver une réponse correcte à ces questions, ils doivent avoir la possibilité d’apprécier le chemin à suivre, en liaison avec l’analyse de la stratégie des dernières années et de ses conséquences, telles qu’elles sont apparues aux élections. Si, faisant contrepoids à cela, la bureaucratie réussissait par ses cris de victoire à étouffer la voix de l’autocritique politique, le prolétariat serait inévitablement entraîné dans une catastrophe plus effroyable que celle de 1923.
7. Les variantes possibles du développement ultérieur

La situation révolutionnaire, qui pose au prolétariat le problème immédiat de la conquête du pouvoir, est composée d’éléments objectifs et subjectifs, qui sont liés entre eux et se conditionnent mutuellement dans une large mesure. Mais cette interdépendance est relative. La loi du développement inégal s’applique aussi entièrement aux facteurs de la situation révolutionnaire. Le développement insuffisant de l’un d’eux peut conduire à l’alternative suivante : soit la situation révolutionnaire ne parviendra même pas à l’explosion et se résorbera, soit, parvenue à l’explosion, elle se terminera par la défaite de la classe révolutionnaire. Quelle est, à cet égard, la situation en Allemagne aujourd’hui ?

1 . Nous sommes indubitablement en présence d’une crise nationale profonde (économie, situation internationale). La voie normale du régime parlementaire bourgeois n’offre aucune issue.

2 . La crise politique de la classe dominante et de son système de gouvernement est absolument incontestable. Ce n’est pas une crise parlementaire mais la crise de la domination de classe de la bourgeoisie.

3 . Cependant la classe révolutionnaire est encore profondément divisée par des contradictions internes. Le renforcement du parti révolutionnaire au détriment du parti réformiste en est à son tout début et se produit, pour le moment encore, à un rythme qui est loin de correspondre à la profondeur de la crise.

4 . Dés le début de la crise, la petite bourgeoisie a occupé une position qui menace le système actuel de domination du capital, mais qui est en même temps mortellement hostile à la révolution prolétarienne.

En d’autres termes, nous sommes en présence des conditions objectives fondamentales de la révolution prolétarienne ; une de ses conditions politiques existe (l’état de la classe dirigeante) ; l’autre condition politique (l’état du prolétariat) ne fait que commencer à évoluer dans le sens de la révolution, mais, du fait de l’héritage du passé, ne peut pas évoluer rapidement ; enfin, la troisième condition politique (l’état de la petite bourgeoisie) penche non du côté de la révolution prolétarienne mais du côté de la contre-révolution bourgeoise. Cette dernière condition n’évoluera dans un sens favorable que si des changements radicaux interviennent au sein même du prolétariat, c’est-à-dire si la social-démocratie est liquidée politiquement Nous sommes confrontés ainsi à une situation profondément contradictoire. Certaines de ses composantes mettent à l’ordre du jour la révolution prolétarienne ; mais d’autres excluent toute possibilité de victoire dans une période très proche, car elles impliquent une profonde modification préalable du rapport des forces politiques.

Théoriquement, on peut imaginer certaines variantes dans l’évolution ultérieure de la situation actuelle en Allemagne ces variantes dépendent autant de causes objectives, dont la politique des ennemis de classe, que de l’attitude du parti communiste lui-même. Indiquons schématiquement quatre variantes possibles du développement.

1 . Le parti communiste effrayé par sa propre stratégie (la troisième période), avance à tâtons, avec la plus grande prudence, en cherchant à éviter toute action risquée ; il laisse échapper sans combat une situation révolutionnaire. Ce sera, la répétition sous une autre forme de la politique de Brandler en 1921-1923. Les brandlériens et les semi-brandlériens l’intérieur et à l’extérieur du parti pousseront dans cette direction, qui reflète la pression de la social-démocratie.

2 . Sous l’influence de son succès aux élections, le parti effectue, au contraire, un tournant brutal à gauche, se lançant dans une lutte directe pour le pouvoir et, devenu le parti d’une minorité active, subit une défaite catastrophique. Le fascisme, l’agitation criarde et imbécile de l’appareil, qui n’élève en rien la conscience des masses, mais au contraire l’obscurcit, le désespoir et l’impatience d’une partie de la classe ouvrière, et surtout de la jeunesse en chômage, tout cela pousse dans cette direction.

3 . Il est possible aussi que la direction, sans renoncer à quoi que ce soit, s’efforce de trouver empiriquement une voie intermédiaire entre les deux premières variantes et accomplisse ainsi une nouvelle série d’erreurs ; mais elle mettra tant de temps à surmonter la méfiance des masses prolétariennes et semi-prolétariennes que, pendant ce même temps, les conditions objectives auront le temps d’évoluer dans un sens défavorable pour la révolution, cédant la place à une nouvelle période de stabilisation. Le parti allemand est poussé avant tout dans cette direction éclectique, qui allie un suivisme général à un aventurisme dans des cas particuliers, par la direction stalinienne de Moscou qui redoute de prendre une position claire et se prépare à l’avance un alibi, c’est-à-dire la possibilité de rejeter sur les "exécutants" la responsabilité, à droite ou à gauche selon les résultats. C’est une politique que nous connaissons bien, qui sacrifie les intérêts historiques internationaux du prolétariat aux intérêts de "prestige" de la direction bureaucratique. Les présupposés théoriques d’une telle orientation sont déjà donnés dans la Pravda du 16 septembre.

4 . Terminons par la variante la plus favorable ou plus exactement la seule favorable : grâce à l’effort de ses éléments les meilleurs et les plus conscients, le parti allemand se rend pleinement compte de toutes les contradictions de la situation actuelle. Par une politique juste, audacieuse et souple, le parti a encore le temps, à partir de la situation actuelle, d’unir la majorité du prolétariat et d’obtenir que les masses semi-prolétariennes et les couches les plus exploitées de la petite bourgeoisie changent de camp. L’avant-garde prolétarienne en tant que dirigeant de la nation des travailleurs et des opprimés, accède à la victoire. La tâche des bolcheviks-léninistes (de l’Opposition de gauche) est d’aider le parti à orienter sa politique dans cette voie.

Il serait tout à fait inutile de chercher à deviner laquelle de ces variantes a le plus de chances de se réaliser dans une proche période. C’est en luttant et non en se livrant à des conjectures qu’on résout de telles questions.

Une lutte idéologique implacable contre la direction centriste de l’Internationale Communiste est un élément indispensable de ce combat. Moscou a déjà donné le signal d’une politique de prestige bureaucratique, qui couvre les erreurs passées et prépare les erreurs de demain, par ses cris hypocrites sur le nouveau triomphe de la ligne.

Tout en exagérant de façon invraisemblable la victoire du parti, en minimisant de façon non moins invraisemblable les difficultés et en interprétant même le succès des fascistes comme un facteur positif de la révolution prolétarienne, la Pravda émet cependant une petite réserve. "Les succès du parti ne doivent pas lui tourner la tête." La politique perfide de direction stalinienne est ici encore fidèle à elle-même. L’analyse de la situation est faite dans l’esprit de l’ultra-gauchiste non critique. Ce qui pousse consciemment le parti sur la voie de l’aventurisme. En même temps, Staline se prépare un alibi avec la phrase rituelle sur "le vertige du succès". C’est précisément cette politique à courte vue et sans scrupule qui peut perdre la révolution allemande.
8. Où est l’issue ?

Ci-dessus, nous avons donné une analyse sans aucune enjolivure ni indulgence des difficultés et des dangers qui relèvent entièrement de la sphère politique subjective ; ils découlent principalement des erreurs et des crimes de la direction des épigones et, aujourd’hui, compromettent manifestement la nouvelle situation révolutionnaire qui, à notre avis, est en train de se créer. Les fonctionnaires soit ignoreront notre analyse, soit renouvelleront leurs stocks d’injures. Mais il ne s’agit pas de ces fonctionnaires incurables, mais du sort du prolétariat allemand. Dans le parti, y compris dans l’appareil, il y a bon nombre de gens qui observent et réfléchissent, et que le caractère aigu de la situation forcera à réfléchir demain avec une intensité redoublée. C’est à eux que nous destinons notre analyse et nos conclusions.

Toute situation de crise contient des facteurs importants d’indétermination. Les états d’esprit, les opinions et les forces, aussi bien hostiles qu’alliées, se forment dans le processus même de la crise. Il est impossible de les prévoir à l’avance de façon mathématique. Il faut les mesurer dans la lutte, par la lutte, et apporter à sa politique les corrections nécessaires en se fondant sur ces mesures tirées de la vie.

Peut-on estimer à l’avance la force de la résistance conservatrice des ouvriers sociaux-démocrates ? Non. A la lumière des événements des dernières années cette force apparaît gigantesque. Mais le fond du problème est que la politique erronée du parti, qui a trouvé son expression la plus achevée dans la théorie absurde du social-fascisme, est ce qui a le plus favorisé la cohésion de la social-démocratie. Pour mesurer la capacité réelle de résistance de la social-démocratie, il faut trouver un autre instrument de mesure, c’est-à-dire que les communistes se donnent une tactique correcte. Si cette condition est remplie - et ce n’est pas une mince condition - on découvrira à relativement court terme, à quel point la social-démocratie est rongée de l’intérieur.

Ce qui a été dit ci-dessus s’applique également au fascisme, mais sous une autre forme. Il s’est développé dans des conditions différentes, grâce au levain de la stratégie zinovievo-stalinienne. Quelle est sa force offensive ? Quelle est sa stabilité ? A-t-il atteint son point culminant, comme nous l’affirment les optimistes de profession, ou en est-il seulement à ses premiers pas ? Il est impossible de le prédire mécaniquement. On ne peut le déterminer qu’à travers l’action. C’est précisément à l’égard du fascisme, qui est un rasoir dans les mains de l’ennemi de classe, qu’une politique erronée du parti communiste peut, dans un délai très court, conduire à un résultat fatal. Par ailleurs, une politique juste peut - il est vrai à beaucoup plus long terme - miner les positions du fascisme.

Lors des crises du régime, le parti révolutionnaire est beaucoup plus fort dans la lutte de masse extra-parlementaire, que dans le cadre du parlementarisme. A une seule condition cependant : qu’il comprenne correctement la situation et qu’il soit capable de lier pratiquement les besoins réels des masses aux tâches de la conquête du pouvoir. Actuellement, tout se ramène à cela.

Aussi ce serait une très grave erreur de ne voir dans situation allemande actuelle que des difficultés et des dangers. Non, la situation offre également d’énormes possibilités à condition qu’elle soit analysée en profondeur et utilisée directement.

Que faut-il pour cela ?

1 . Un tournant forcé "à droite", alors que la situation évolue "à gauche", demande un examen attentif, consciencieux et habile de l’évolution ultérieure des autres composantes de la situation.

Il faut rejeter immédiatement l’opposition abstraite entre méthodes de la deuxième et de la troisième période. Il faut prendre la situation comme elle est, avec toutes ses contradictions et dans la dynamique vivante de son développement. Il faut s’adapter attentivement aux changements réels de cette situation, et agir sur elle dans le sens de son développement effectif et non par complaisance pour les schémas de Molotov ou Kuusinen.

S’orienter dans la situation est la tâche la plus difficile la plus importante. On ne peut s’en acquitter par des méthodes bureaucratiques. Les statistiques, aussi importantes soient-elles sont insuffisantes pour cet objectif. Il faut être quotidiennement à l’écoute en profondeur du prolétariat et des travailleurs en général. Il faut non seulement mettre en avant des mots d’ordre vitaux et entraînants, mais aussi se soucier de la manière dont ils sont repris par les masses. Seul un parti qui a partout des dizaines de milliers d’antennes, qui recueille leurs témoignages, qui examine tous les problèmes et qui élabore activement une position collective, peut atteindre un tel objectif.

2 . Le fonctionnement interne du parti est indissolublement lié à ce problème. Des gens désignés par Moscou indépendamment de la confiance ou de la méfiance du parti à leur égard, ne peuvent mener les masses à l’assaut de la société capitaliste. Plus le régime actuel du parti est artificiel, plus profonde sera la crise au jour et à l’heure de la décision. De tous les "tournants", le plus urgent et le plus nécessaire concerne le régime interne du parti. C’est une question de vie ou de mort.

3 . Le changement du régime du parti est une condition mais aussi une conséquence du changement d’orientation. L’un est impensable sans l’autre. Le parti doit s’arracher à cette atmosphère hypocrite, conventionnelle, où l’on passe sous silence les idéaux réels et où l’on glorifie des valeurs fictives, en un mot à l’atmosphère pernicieuse du stalinisme, qui est le résultat non pas d’une influence idéologique et politique, mais d’une grossière dépendance matérielle de l’appareil et des méthodes de commandement qui en découlent.

Pour arracher le parti à sa prison bureaucratique, il est indispensable de vérifier globalement la "ligne générale" de la direction allemande, depuis 1923 et même depuis les journées de mars 1921. L’opposition de gauche a donné, dans une série de documents et de travaux théoriques, son appréciation sur toutes les étapes de la politique officielle funeste de l’Internationale Communiste. Cette critique doit devenir un des acquis du parti. Il ne réussira pas à l’éluder ni à la passer sous douce. Le parti ne s’élèvera pas à la hauteur de ses tâches grandioses sans une libre appréciation de son présent à lumière de son passé.

4 . Si le parti communiste, malgré des conditions extraordinairement favorables, s’est révélé impuissant à ébranler sérieusement l’édifice social-démocrate avec la formule du "social-fascisme", par contre le fascisme réel menace maintenant ce même édifice non avec les formules purement verbales d’un radicalisme fictif, mais avec les formules chimiques des explosifs. Pour vraie que soit l’affirmation selon laquelle la social-démocratie a préparé par toute sa politique l’épanouissement du fascisme, il n’en reste pas moins vrai que le fascisme une menace mortelle surtout pour cette même social-démocratie, dont toute la splendeur est indissolublement liée aux formes et aux méthodes de l’état démocratique, parlementaire et pacifiste.

Il ne fait aucun doute que les dirigeants de la social-démocratie et une mince couche de l’aristocratie ouvrière préfère en dernière instance une victoire du fascisme à la dictature révolutionnaire du prolétariat. Mais précisément, l’imminence de ce choix est à l’origine des immenses difficultés que connaît la direction social-démocrate face à ses propres ouvriers La politique de front unique des ouvriers contre le fascisme découle de toute la situation. Elle offre au parti communiste d’énormes possibilités. Mais la condition du succès réside dans l’abandon de la pratique et de la théorie du "social-fascisme" dont la nocivité devient dangereuse dans les conditions actuelles.

La crise sociale provoquera inévitablement de profondes fissures dans l’édifice social-démocrate. La radicalisation des masses touchera également les ouvriers sociaux-démocrates bien avant qu’ils cessent d’être des sociaux-démocrates. Il nous faudra inévitablement conclure avec les différentes organisations et fractions sociales-démocrates des accords contre le fascisme, en posant aux dirigeants des conditions précises devant les masses. Seuls des opportunistes apeurés, alliés de Tchang-Kaï-Chek et Wan-Jing-Weï, peuvent se lier les à l’avance contre ces accords par une obligation formelle. Il faut abandonner les déclarations creuses des fonctionnaires contre le front unique, pour revenir à la politique unique telle qu’elle fut formulée par Lenine et toujours appliquée par les bolcheviks, et tout particulièrement en 1917.

5 . Le problème du chômage est l’un des éléments les plus importants de la crise politique actuelle. La lutte contre la capitaliste et pour la journée de travail de 7 heures reste toujours à l’ordre du jour. Mais seul le mot d’ordre de coopération large et systématique avec l’URSS peut porter cette lutte à la hauteur des tâches révolutionnaires. Dans sa déclaration programmatique pour les élections, le Comité central du parti allemand déclare qu’après leur arrivée au pouvoir les communistes mettront au point une coopération avec l’URSS. Cela ne fait aucun doute. Mais il faut pas opposer la perspective historique aux tâches politiques de l’heure. C’est dès aujourd’hui qu’il faut mobiliser ouvriers et, en premier lieu, les chômeurs, sous le mot de large coopération économique avec la République des Soviets. Le Gosplan de l’URSS doit élaborer avec la participation des communistes et des spécialistes allemands, un plan de coopération économique qui, partant du chômage se développe en une coopération générale, englobant les principales branches de l’économie. Le problème n’est pas de promettre une réorganisation de l’économie après la prise du pouvoir, mais d’arriver au pouvoir. Le problème n’est pas promettre une coopération entre l’Allemagne soviétique mais de gagner aujourd’hui les masses à cette coopération en la liant étroitement à la crise et au chômage et en développant en un plan gigantesque de réorganisation sociale des deux pays.

6 . La crise politique en Allemagne remet en question le régime que le traité de Versailles a instauré en Europe. Le Comité central du Parti Communiste allemand dit qu’une fois au pouvoir, le prolétariat allemand liquidera les documents de Versailles. Et c’est tout ? L’abolition du traité Versailles serait ainsi la plus haute conquête de la révolution prolétarienne ! Par quoi sera-t-il remplacé ? Cette manière négative de poser le problème rapproche le parti des nationaux-socialistes. Etats unis soviétiques d’Europe, voilà le seul mot d’ordre correct apportant une solution au morcellement de l’Europe, qui menace non seulement l’Allemagne mais aussi l’Europe entière d’une décadence économique et culturelle totale.

Le mot d’ordre d’unification prolétarienne de l’Europe en même temps une arme très importante dans la lutte contre le chauvinisme abject des fascistes, contre leur croisade contre la France. La politique la plus dangereuse et la plus incorrecte est celle qui consiste à s’adapter passivement à l’ennemi, à se faire passer pour lui. Aux mots d’ordre de désespoir national et de folie nationale, il faut opposer les mots d’ordre qui proposent une solution internationale. Mais pour cela, il est indispensable de nettoyer le parti du poison du national-socialisme dont l’élément essentiel est la théorie du socialisme dans seul pays.

Pour condenser tout ce qui a été dit ci-dessus en une formule simple, posons la question de la manière suivante : la tactique du Parti Communiste allemand doit-elle, dans la période immédiate, être placée sous le signe de l’offensive ou la défensive ? A cela nous répondons : de la défensive.

Si l’affrontement avait lieu aujourd’hui, conséquence de l’offensive du parti communiste, l’avant-garde prolétarienne se briserait contre le bloc constitué par l’Etat et le fascisme, la majorité de la classe ouvrière se cantonnant dans une neutralité craintive et perplexe, la petite bourgeoisie, quant à elle soutenant dans sa majorité directement le fascisme.

Une position défensive implique une politique de rapprochement avec la majorité de la classe ouvrière allemande et le front unique avec les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti contre le danger fasciste.

Nier ce danger, le minimiser, le traiter à la légère est le plus grand crime que l’on puisse commettre aujourd’hui contre la révolution prolétarienne en Allemagne.

Que va "défendre" le parti communiste ? La constitution de Weimar ? Non, nous laissons ce soin à Brandler. Le parti communiste doit appeler à la défense des positions matérielles et intellectuelles que la classe ouvrière a déjà conquises dans l’Etat allemand. C’est le sort de ses organisations politiques et syndicales, de ses journaux et de ses imprimeries, de ses clubs et de ses bibliothèques, qui est en jeu. L’ouvrier communiste doit dire à l’ouvrier social-démocrate : "La politique de nos partis est inconciliable ; mais si les fascistes viennent cette nuit détruire le local de ton organisation, je viendrai à ton aide, les armes à la main. Promets-tu au cas où ce même danger menacerait mon organisation d’accourir à mon aide ?" Telle est la quintessence de la politique de la période actuelle. Toute l’agitation doit être menée dans cet esprit.

Plus nous développerons cette agitation avec persévérance, avec sérieux, avec réflexion, sans les hurlements et les forfanteries dont les ouvriers sont si las, plus les mesures organisationnelles défensives que nous allons proposer dans chaque usine, dans chaque quartier ouvrier, seront pertinentes, moins grand sera le danger que l’attaque des fascistes nous prenne au dépourvu, plus grande sera l’assurance que cette attaque soudera et non divisera les rangs des ouvriers.

En effet, les fascistes, du fait de leur succès vertigineux, du fait du caractère petit bourgeois, impatient et indiscipliné de leur armée, seront enclins à passer à l’attaque dans une proche période. Chercher à les concurrencer actuellement dans cette voie serait une mesure non seulement désespérée mais aussi mortellement dangereuse. Au contraire, plus les fascistes apparaîtront aux yeux des ouvriers sociaux-démocrates et à l’ensemble des masses travailleuses comme le camp qui attaque, plus nous aurons de chances non seulement d’écraser l’offensive des fascistes, mais aussi de passer à une contre-offensive victorieuse. La défense doit être vigilante, active et courageuse. L’état-major devra couvrir du regard tout le champ de bataille et tenir compte de tous les changements pour pas laisser passer un nouveau retournement de la situation lorsqu’il s’agira de donner le signal de l’assaut général.

Il y a des stratèges qui se prononcent toujours et dans n’importe quelles circonstances pour la défensive. Les brandlériens, par exemple, sont de ceux-là. S’étonner de ce qu’aujourd’hui encore ils parleront de défensive, serait tout à fait puéril ils le font toujours. Les brandlériens sont un des porte-voix la social-démocratie. Nous devons par contre nous rapprocher des ouvriers sociaux-démocrates sur le terrain de la défensive pour les entraîner ensuite dans une offensive décisive. Les brandlériens en sont tout à fait incapables. Lorsque le rapport de forces se modifiera de façon radicale en faveur de révolution prolétarienne, les brandlériens apparaîtront une nouvelle fois comme un poids mort et comme un frein de la révolution. C’est la raison pour laquelle une politique défensive visant au rapprochement avec les masses sociales-démocrates ne doit en aucun cas impliquer une atténuation des contradictions avec l’état-major brandlérien, derrière lequel il n’y pas et il n’y aura jamais les masses.

Dans le cadre du regroupement de forces, caractérisé ci-dessus, et les tâches de l’avant-garde prolétarienne, les méthodes de répression physique appliquées par la bureaucratie stalinienne en Allemagne et dans d’autres pays contre les bolcheviks-léninistes, prennent une signification toute particulière. C’est un service direct rendu à la police sociale-démocrate et aux troupes de choc du fascisme. En contradiction totale avec les traditions du mouvement révolutionnaire prolétarien, ces méthodes répondent parfaitement à la mentalité des bureaucrates petits bourgeois, qui tiennent à leur salaire garanti d’en haut et qui craignent de le perdre avec l’irruption de la démocratie à l’intérieur du parti. Les infamies des staliniens doivent faire l’objet d’un large travail d’explication, le plus concret possible, visant à démasquer le rôle des fonctionnaires les plus indignes de l’appareil du parti. L’expérience de l’URSS et d’autres pays prouve que ceux qui luttent avec la plus grande frénésie contre l’opposition de gauche, sont de tristes sires qui ont absolument besoin de dissimuler à la direction leurs fautes et leurs crimes : dilapidation des fonds communs, abus de fonction, ou tout simplement incapacité totale. Il est tout à fait clair que la dénonciation des exploits brutaux de l’appareil stalinien contre les bolcheviks-léninistes sera d’autant plus couronnée de succès que nous développerons plus largement notre agitation générale sur la base des tâches exposées ci-dessus.

Si nous avons examiné le problème du tournant tactique de l’Internationale Communiste uniquement à la lumière de la situation allemande c’est parce que la crise allemande place le Parti communiste allemand une nouvelle fois au centre de l’attention de l’avant-garde prolétarienne mondiale, et parce qu’à la lumière de cette crise tous les problèmes apparaissent avec le plus grand relief. Il ne serait pas difficile de montrer que ce qui est dit ici s’applique, plus moins, aussi aux autres pays.

En France, toutes les formes prises par la lutte des classes depuis la guerre ont un caractère infiniment moins aigu et décisif qu’en Allemagne. Mais les tendances générales du développement sont les mêmes, sans parler, bien évidemment, de la dépendance directe qui lie le sort de la France à celui de l’Allemagne. Les tournants de l’Internationale Communiste ont en tout cas un caractère universel. Le Parti Communiste français, proclamé par Molotov dès 1928 premier candidat pouvoir, a mené ces deux dernières années une politique tout à fait suicidaire. Il n’a pas vu en particulier l’essor économique. Un tournant tactique fut annoncé en France au moment où la remontée économique cédait la place à une crise. Ainsi les mêmes contradictions, les mêmes difficultés et les mêmes tâches, dont nous avons parlé à propos de l’Allemagne, sont aussi à l’ordre du jour en France.


EN QUOI LA POLITIQUE ACTUELLE DU PARTI COMMUNISTE ALLEMAND EST-ELLE ERRONÉE ?

(Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand)
8 décembre 1931

L’Allemagne vit aujourd’hui une de ses plus grandes heures historiques ; le destin du peuple allemand, le destin de l’Europe et, dans une large mesure, le destin de toute l’humanité pour les décennies à venir en dépendent. Quand on place une boule au sommet d’une pyramide, une faible poussée suffit à la faire rouler soit à droite soit à gauche. Telle est la situation dont l’Allemagne se rapproche d’heure en heure. Certaines forces veulent que la boule roule à droite et brise les reins de la classe ouvrière. D’autres veulent maintenir la boule au sommet. C’est une utopie. La boule ne peut se maintenir sur la pointe de la pyramide. Les communistes voudraient que la boule roule à gauche et casse les reins du capitalisme. Il ne suffit pas de vouloir, il faut en être capable. Essayons une nouvelle fois d’examiner calmement la situation : la politique que mène actuellement le Comité central du Parti communiste allemand est-elle juste ou fausse ?

Que veut Hitler ?
Les fascistes augmentent très rapidement. Les communistes augmentent aussi mais beaucoup plus lentement. Cette croissance des deux pôles extrêmes prouve que la boule ni se maintenir au sommet de la pyramide. La croissance rapide des fascistes implique que la boule peut rouler à droite. Cela constitue un immense danger.

Hitler cherche à persuader qu’il est contre un coup d’Etat. Pour étrangler une bonne fois pour toutes la démocratie, il prétend arriver au pouvoir par la seule voie démocratique Peut-on réellement le croire sur parole ?

Il est clair que, si les fascistes étaient sûrs d’obtenir par la voie pacifique la majorité absolue des mandats aux prochaines élections, ils préféreraient peut-être cette voie. En fait elle leur est fermée. Il serait stupide de penser que les nazis se développeront pendant une longue période au même rythme qu’aujourd’hui. Tôt ou tard, leur réservoir social sera à sec.

Le fascisme renferme de si terribles contradictions que le moment est proche où le flux cessera de compenser le reflux. Ce moment peut arriver bien avant que les fascistes aient réussi à rassembler plus de la moitié des voix. Il leur sera impossible de s’arrêter car ils n’auront plus rien à espèrer. Ils seront obligés d’en venir au coup d’Etat.

Mais même sans parler de cela, la voie démocratique est barrée aux fascistes. La croissance formidable des antagonismes politiques dans le pays et, surtout, l’agitation des bandits fascistes auront forcément pour conséquence que plus les fascistes seront près de la majorité, plus l’atmosphère sera chauffée à blanc et plus les escarmouches et les combats se multiplieront. Dans cette perspective, la guerre civile est absolument inévitable. La question de la prise du pouvoir par les fascistes se résoudra non par un vote mais par la guerre civile que les fascistes préparent et provoquent.

Peut-on imaginer un seul instant qu’Hitler et ses conseillers ne le comprennent pas et ne le prévoient pas ? Ce serait les prendre pour des imbéciles. Il n’y a pas de plus grand crime en politique que de compter sur la bêtise d’un ennemi puissant. Puisque Hitler ne peut pas ne pas comprendre que le chemin du pouvoir passe par une guerre civile très dure, ses discours sur la voie démocratique et pacifique ne sont donc qu’une couverture, c’est-à-dire une ruse de guerre. Il faut d’autant plus être sur ses gardes.

Que cache la ruse de guerre d’Hitler ?
Son calcul est tout à fait clair et évident : il cherche à endormir l’adversaire avec la perspective plus lointaine de la croissance parlementaire des nazis, pour porter au moment favorable un coup mortel à l’adversaire que l’on aura endormi. Il est tout à fait possible que l’admiration d’Hitler pour le parlementarisme démocratique doive l’aider à réaliser dans un proche avenir une coalition où les fascistes occuperont les postes les plus importants et qu’ils s’en serviront... pour un coup d’Etat. En effet, il est plus qu’évident que la coalition du centre avec les fascistes serait non une étape vers la solution " démocratique " de la question, mais servirait de tremplin à un coup d’Etat dans les conditions les plus favorables pour le fascisme.

Il faut viser près
Tout prouve que le dénouement, même indépendamment de la volonté de l’état-major fasciste, se produira dans le courant des prochains mois, si ce n’est des prochaines semaines. Cette circonstance a une énorme importance pour l’élaboration d’une politique juste. Si on admet que les fascistes vont prendre le pouvoir dans deux ou trois mois, il sera dix fois plus difficile de se battre contre eux l’année prochaine, que cette année. Les plans révolutionnaires de toutes sortes, élaborés pour deux, trois ou cinq ans à l’avance, ne sont qu’un bavardage pitoyable et honteux, si la classe ouvrière laisse les fascistes arriver au pouvoir dans les deux, trois ou cinq prochains mois. Le facteur temps dans les opérations militaires, comme en politique lors des crises révolutionnaires, a une importance décisive. Pour illustrer cette idée, prenons un exemple. Hugo Urbahns qui se considère comme un " communiste de gauche ", déclare que le Parti communiste allemand a fait faillite, qu’il est mort politiquement, et il propose de construire un nouveau parti. Si Urbahns avait raison, cela signifierait que la victoire des fascistes est assurée, car il faut des années pour créer un nouveau parti (de plus, il n’est absolument pas prouvé que le parti d’Urbahns sera meilleur que celui de Thaelmann : quand Urbahns était à la tête du parti, il n’y avait pas moins d’erreurs).

Si le fascisme conquérait effectivement le pouvoir, cela signifierait non seulement la liquidation physique du Parti communiste, mais aussi sa faillite politique complète. Les millions d’ouvriers qui forment le prolétariat ne pardonneraient jamais à l’Internationale communiste et à sa section allemande une défaite honteuse, infligée par des bandes de poussières humaines. C’est pourquoi l’arrivée des fascistes au pouvoir rendrait, selon toute vraisemblance, nécessaire la création d’un nouveau parti révolutionnaire et d’une nouvelle internationale. Ce serait une effroyable catastrophe historique. Seuls de véritables liquidateurs, ceux qui, se réfugiant derrière des phrases creuses, se préparent en fait à capituler lâchement avant le combat, considèrent dès maintenant que tout cela est inévitable. Nous, bolcheviks-léninistes, que les staliniens qualifient de " trotskystes ", n’avons rien de commun avec ces gens-là. Nous sommes fermement persuadés que la victoire sur les fascistes est possible non après leur arrivée au pouvoir, non après cinq, dix ou vingt ans de leur domination, mais aujourd’hui, dans la situation actuelle, dans les mois ou les semaines à venir.

Thaelmann considère que la victoire du fascisme est inévitable.
Pour vaincre, il faut une politique juste. Cela implique en particulier qu’il faut une politique adaptée à la situation présente, au regroupement actuel des forces, et non calculée pour une situation qui doit arriver dans un, deux ou trois ans, quand la question du pouvoir sera depuis longtemps résolue.

Tout le malheur vient de ce que la politique du Comité central du Parti communiste allemand est fondée, en partie consciemment, en partie inconsciemment, sur la reconnaissance du caractère inévitable de la victoire du fascisme. En effet, dans son appel pour le " front unique rouge ", publié le 29 novembre, le Comité central du Parti communiste allemand part de l’idée qu’il est impossible de vaincre le fascisme, sans avoir vaincu au préalable la social-démocratie allemande.

Cette idée, Thaelmann la répète sur tous les tons dans son article. Cette idée est-elle juste ? A l’échelle historique, elle est absolument vraie. Mais cela ne signifie pas du tout que l’on peut résoudre les questions à l’ordre du jour grâce à elle, c’est-à-dire en se contentant de la répéter. Cette idée, juste du point de vue de la stratégie révolutionnaire dans son ensemble, devient un mensonge, et même un mensonge réactionnaire une fois traduite dans le langage de la tactique. Est-il vrai que pour faire disparaître le chômage et la misère il faut détruire au préalable le capitalisme ? C’est vrai. Mais seul le dernier des imbéciles en tirera la conclusion que nous ne devons pas nous battre aujourd’hui de toutes nos forces contre les mesures qui permettent au capitalisme d’augmenter la misère des ouvriers.

Peut-on espérer que le Parti communiste renversera la social-démocratie et le fascisme dans les prochains mois ? Aucun homme de bon sens, qui sait lire et compter, ne se risquerait à une telle affirmation. Politiquement, la question se pose ainsi : peut-on aujourd’hui, dans le courant des prochains mois, c’est-à-dire malgré la présence de la social-démocratie, malheureusement encore très puissante bien qu’affaiblie, opposer une résistance victorieuse à l’attaque du fascisme ? Le Comité central du Parti communiste allemand répond négativement. En d’autres termes, Thaelmann considère la victoire du fascisme comme inévitable.

Revenons sur l’expérience russe !
Pour présenter mon idée le plus clairement et le plus concrètement possible, je vais reprendre l’expérience du soulèvement de Kornilov. Le 26 août 1917 (ancien calendrier, le général Komilov lance un détachement de cosaques et une division sauvage sur Pétrograd. Au pouvoir il y avait Kérenski commis de la bourgeoisie et pour les trois quarts allié de Kornilov. Lénine se trouvait dans la clandestinité, accusé d’être au service des Hohenzollem ; à cette époque, j’étais enfermé sous la même accusation dans une cellule de la " Kresty ". Quelle fut alors l’attitude des bolcheviks ? Ils acaient aussi le droit de dire : " pour vaincre la bande à Kornilov, il faut vaincre la bande à Kérensky ". Ils le dirent plus d’une fois, car c’était correct et nécessaire pour propagande future. Mais c’était absolument insuffisant pour résister à Kornilov le 26 août et les jours qui suivirent, et l’empêcher d’égorger le prolétariat de Pétrograd. C’est pourquoi les bolcheviks ne se contentèrent pas de lancer un appel général aux ouvriers et aux soldats : " Rompez avec les conciliateurs, et soutenez le front unique rouge des bolcheviks ! " Non, les bolcheviks proposèrent aux socialistes révolutionnaires et aux mencheviks un front unique de combat, et créèrent avec eux des organisations communes pour la lutte. Cela était-il correct ou incorrect ? Que Thaelmann me réponde. Pour montrer encore plus clairement comment se présentait le front unique, j’évoquerai l’épisode suivant : libéré de prison grâce à une caution versée par les organisations syndicales, je me rendis directement de ma cellule à une session du Comité de défense populaire, où avec le menchevik Dan et le socialiste révolutionnaire Gots, qui étaient les alliés de Kérensky et qui m’avaient maintenu en prison, j’examinai et résolus les problèmes de la lutte contre Kornilov. Cela était-il correct ou incorrect ? Que Remmele me réponde.

Brüning est-il un " moindre mal " ?
La social-démocratie soutient Brüning, vote pour lui, assume la responsabilité de sa politique devant les masses, en se fondant sur l’affirmation que le gouvernement Brüning est un " moindre mal ". C’est ce point de vue que le Rote Fahne essaie de m’attribuer, sous prétexte que j’ai protesté contre la participation stupide et honteuse des communistes au référendum d’Hitler. Mais est-ce que l’opposition de gauche allemande, et moi en particulier, avons demandé que les communistes votent pour Brüning et lui apportent leur soutien ? Nous, marxistes, considérons Brüning et Hitler ainsi que Braun comme les représentants d’un seul et même système. La question de savoir qui d’entre eux est un " moindre mal " est dépourvue de sens, car leur système, contre lequel nous nous battons, a besoin de tous ses éléments. Mais aujourd’hui, ces éléments sont en conflit, et le parti du prolétariat doit absolument utiliser ce conflit dans l’intérêt de la révolution.

Dans une gamme il y a sept notes. Se demander quelle note est la " meilleure ", do, ré ou sol, n’a pas de sens. Cependant, le musicien doit savoir quand et sur quelle touche frapper. Se demander abstraitement qui, de Brüning ou Hitler est le moindre mal est tout aussi dépourvu de sens. Mais il faut savoir sur laquelle de ces touches frapper. C’est clair ? Pour ceux qui ne comprennent pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par derrière, j’arracherais d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un " moindre mal " en comparaison du revolver.

Le malheur veut que les chefs du Parti communiste allemand se soient placés sur le même terrain que la social-démocratie, en se contentant d’inverser les signes : la social-démocratie vote pour Brüning, en le qualifiant de moindre mal ; les communistes qui refusent absolument de faire confiance à Brüning et à Braun (et ils ont tout à fait raison), sont descendus dans la rue pour soutenir le référendum d’Hitler, c’est-à-dire la tentative des fascistes pour renverser Brüning. Par là, ils ont reconnu qu’Hitler était un moindre mal, car une victoire au référendum amènerait au pouvoir Hitler et non le prolétariat. A vrai dire, on est un peu gêné d’expliquer une chose aussi élémentaire ! Il est mauvais, très mauvais que des musiciens comme Remmele, au lieu de distinguer les notes, jouent du piano avec leurs bottes.

Il ne s’agit pas des ouvriers qui ont quitté la social-démocratie mais de ceux qui y restent
Des milliers -et des milliers de Noske, de Wels et d’Hilferding préféreront en fin de compte le fascisme au communisme. Mais pour cela ils doivent rompre définitivement avec les ouvriers - ce qu’ils n’ont pas encore fait aujourd’hui. La social-démocratie avec tous ses antagonismes internes entrent aujourd’hui dans un conflit aigu avec les fascistes. Notre tâche est d’utiliser ce conflit et non de réconcilier au moment crucial les deux adversaires contre nous.

Maintenant, il faut se retourner contre le fascisme en formant un seul front. Et ce front de lutte directe contre le fascisme, commun à tout le prolétariat, il faut l’utiliser pou une attaque de flanc, mais d’autant plus efficace contre la social-démocratie.

Il faut montrer dans les faits le plus grand empressement à conclure avec les sociaux-démocrates un bloc contre les fascistes partout où ils sont prêts à adhérer à ce bloc. Quand on dit aux ouvriers sociaux-démocrates : " Abandonnez vos chefs et rejoignez notre front unique en dehors de tout parti ", on ne fait qu’ajouter une phrase creuse à des milliers d’autres. Il faut savoir détacher les ouvriers de leurs chefs dans l’action. Et l’action maintenant, c’est la lutte contre le fascisme.

Il ne fait aucun doute qu’il y a et qu’il y aura des ouvriers sociaux-démocrates prêts à se battre contre le fascisme au coude à coude avec les ouvriers communistes, et cela indépendamment et même contre la volonté des organisations sociales-démocrates. Evidemment, il faut établir les liens les plus étroits possibles avec ces ouvriers d’avant-garde. Mais pour le moment, ils sont peu nombreux. L’ouvrier allemand est éduqué dans un esprit d’organisation et de discipline. Cela a ses côtés forts et ses côtés faibles. La majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates veut se battre contre les fascistes mais, pour le moment encore, uniquement avec son organisation. Il est impossible de sauter cette étape. Nous devons aider les ouvriers sociaux-démocrates à vérifier dans les faits - dans une situation nouvelle et exceptionnelle -, ce que valent leurs organisations et leurs chefs, quand il s’agit de la vie ou de la mort de la classe ouvrière.

Il faut imposer à la social-démocratie le bloc contre les fascistes
Le malheur veut qu’il y ait dans le Comité central du Parti communiste de nombreux opportunistes terrorisés. Ils ont entendu dire que l’opportunisme, c’était l’amour pour les blocs.

C’est pourquoi ils sont contre les blocs. Ils ne comprennent pas la différence qui peut exister entre un arrangement au niveau parlementaire et un accord de combat, même le plus modeste, à propos d’une grève ou de la protection des ouvriers typographes contre les bandes fascistes.

Les accords électoraux, les marchandages parlementaires conclus par le parti révolutionnaire avec la social-démocratie servent, en règle générale, la social-démocratie. Un accord pratique pour des actions de masse, pour des buts militants, se fait toujours au profit du parti révolutionnaire. Le Comité anglo-russe était une forme inadmissible de bloc entre deux directions, sur une plate-forme politique commune, imprécis trompeuse et qui n’obligeait à aucune action. Maintenir ce bloc pendant la grève générale où le Conseil général jouait le rôle de briseur de grève, revenait pour les staliniens à mener une politique de trahison.

Aucune plate-forme commune avec la social-démocratie ou les dirigeants des syndicats allemands, aucune publication, aucun drapeau, aucune affiche commune ! Marcher séparément, frapper ensemble ! Se mettre d’accord uniquement sur la manière de frapper, sur qui et quand frapper ! On peut se mettre d’accord sur ce point avec le diable, sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski. A la seule condition de ne pas se lier les mains.

Enfin, il faut rapidement mettre au point un ensemble pratique de mesures, non dans le but de " démasquer " la social-démocratie (devant les communistes), mais dans le but de lutter effectivement contre le fascisme. Ce programme doit porter si la protection des usines, la liberté d’action des comités d’usine, sur l’intangibilité des organisations et des institutions ouvrières, la question des dépôts d’armes dont peuvent s’emparer les fascistes, sur les mesures à prendre en cas de danger, c’est-à-dire sur les actions militantes des détachements communistes sociaux-démocrates, etc.

Dans la lutte contre le fascisme une place immense revient aux comités d’usine. Il faut sur ce point un programme d’action particulièrement soigné. Chaque usine doit se transformer en une forteresse antifasciste avec son commandant et ses équipes de combat. Il faut se procurer le plan des casernes et des autres foyers fascistes dans chaque ville, dans chaque district. Les fascistes essaient d’encercler les foyers révolutionnaires. Il faut encercler l’encercleur. L’accord sur ce terrain avec les organisations sociales-démocrates et syndicales est non seulement admissible mais encore obligatoire. Le refuser au nom de considérations " de principe " (en fait, par bêtise bureaucratique ou, pire encore, par lâcheté) revient à aider directement le fascisme.

Nous proposions dès novembre 1930, c’est-à-dire il y a un an, un programme pratique d’accord avec les ouvriers sociaux-démocrates. Qu’a-t-il été fait dans cette direction ? Presque rien. Le Comité central du Parti communiste s’occupa de tout sauf de ce qui constituait sa tâche immédiate. Que de temps précieux a-t-on perdu ! A vrai dire, il n’en reste pas beaucoup. Le programme d’action doit être purement pratique, purement concret, sans aucune " exigence " artificielle, sans aucune arrière-pensée, pour que tout ouvrier social-démocrate moyen puisse se dire : ce que proposent les communistes est absolument indispensable pour la lutte contre le fascisme. Sur cette base, il faut entraîner par l’exemple les ouvriers sociaux-démocrates et critiquer leurs chefs qui, inévitablement, s’opposeront et freineront le mouvement. C’est seulement sur cette voie qu’est possible la victoire.

Une bonne citation de Lénine
Les épigones actuels, c’est-à-dire les très mauvais disciples de Lénine, aiment à combler leurs lacunes à tout propos par des citations qui, bien souvent, ne sont pas du tout appropriées. Pour un marxiste, ce n’est pas la citation mais la méthode correcte qui permet de résoudre la question. Mais à l’aide d’une méthode correcte, il n’est pas difficile de trouver aussi la citation qui convient. En introduisant tout à l’heure l’analogie avec le soulèvement de Kornilov, je me suis dit : on peut certainement trouver dans Lénine une interprétation théorique de notre bloc avec les conciliateurs dans la lutte contre Kornilov. Et effectivement, dans la deuxième partie du tome XIV de l’édition russe, j’ai trouvé les lignes suivantes dans une lettre de Lénine au Comité central, datant du début de septembre 1917 :

Même maintenant, nous ne devons pas soutenir le gouvernement de Kérensky. Ce serait manquer à nos principes.On demandera : ne faut-il donc pas se battre contre Kornilov. Evidemment que si. Mais ce n’est pas la même chose, il y a une limite entre les deux ; et cette limite, certains bolcheviks la franchissent, en cédant à l’esprit de " conciliation ", et en se laissant entraîner par le flot des événements.
Nous faisons et nous continuerons à faire la guerre à Kornilov, mais nous ne soutenons pas Kérensky, nous dévoilons au contraire sa faiblesse. Il y a lé une différence. Une différence assez subtile, mais tout à fait essentielle, et qu’on ne doit oublier.
En quoi consiste donc la modification de notre tactique après la révolte de Kornilov ?
En ce que nous modifions la forme de notre lutte contre Kérensky. Sans atténuer le moins du monde notre hostilité envers lui, sans rétracter aucune des paroles que nous avons dites contre, sans renoncer à le renverser, nous disons : il faut tenir compte du moment, nous n’essaierons pas de le renverser tout de suite, nous le combattrons maintenant d’une autre façon et plus précisément en soulignant aux yeux du peuple (qui combat Kornilov) la faiblesse et les hésitations de Kérensky.
Nous ne proposons rien d’autre : totale indépendance de l’organisation communiste et de sa presse, complète liberté de la critique communiste, même en ce qui concerne la social-démocratie et les syndicats. Seuls les opportunistes les plus méprisables peuvent admettre l’aliénation de la liberté du Parti communiste (par exemple, par l’adhésion au Kuomintang).

Nous n’en faisons pas partie.

Nous ne devons rien retirer à notre critique de la social-démocratie. Nous ne devons rien oublier du passé. Nous réglerons en temps voulu tous nos comptes historiques, et, parmi eux, notre compte pour Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. De la même manière, nous, bolcheviks russes, avons finalement présenté une note globale aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires pour les persécutions, les calomnies, les arrestations, les meurtres des ouvriers, des soldats et des paysans.

Mais nous avons présenté cette note deux mois apres avoir utilisé les règlements de compte particuliers entre Kérensky et Kornilov, entre les " démocrates " et les fascistes, pour repousser plus sûrement les fascistes. C’est seulement grâce à cela que nous avons vaincu.

Si le Comité central du Parti communiste allemand fait sienne la position qui est exprimée dans la citation de Lénine, toute l’attitude envers les masses sociales-démocrates et les organisations syndicales, changera immédiatement : au lieu des articles et des discours qui ne sont convaincants que pour ceux qui sont déjà convaincus par ailleurs, les agitateurs trouveront m langage commun avec de nouvelles centaines de milliers et de millions d’ouvriers. La différenciation au sein de la social-démocratie s’accélérera. Les fascistes sentiront bientôt qu’il ne s’agit plus de tromper Brüning, Braun et Wels, mais d’accepter la lutte ouverte avec toute la classe ouvrière. Une profonde différenciation au sein du fascisme se produira inévitablement sur cette base. Seule cette voie rend la victoire possible.

Mais il faut vouloir cette victoire. Or, parmi les fonctionnaires communistes il y a pas mal, hélas, de carriéristes peureux et de bonzes, qui chérissent leur petite place, leur salaire, et encore plus leur peau. Ces individus sont très enclins à faire parade de phrases ultra-gauches, qui dissimulent un fatalisme pitoyable et méprisable. " On ne peut pas se battre contre le fascisme, sans avoir vaincu la social-démocratie ! " - dit le farouche révolutionnaire et.., il se prépare un passeport pour l’étranger.

Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n’avez nulle part où aller, il n’y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans une lutte sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps !

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janvier 1932

Léon Trotsky


La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

Problèmes vitaux du prolétariat allemand

Le tournant de l’Internationale Communiste, en liaison avec le tournant de la situation, place l’Opposition communiste de gauche devant des tâches nouvelles et extrêmement importantes. Ses forces sont réduites. Mais chaque courant se développe parallèlement à ses tâches. Les comprendre clairement, c’est posséder un des gages les plus importants de la victoire.

Préface

Du fait de son retard extrême, le capitalisme russe s’est avéré être le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. Le capitalisme allemand apparaît dans la crise actuelle comme le maillon le plus faible pour la raison opposée : c’est le capitalisme le plus avancé dans une Europe qui se trouve dans une situation sans issue. Plus s’affirme le caractère dynamique des forces productives en Allemagne, plus ces dernières étouffent dans le système étatique de l’Europe, semblable au "système" de cages d’une minable ménagerie provinciale. Chaque tournant de la conjoncture place le capitalisme allemand devant les tâches qu’il s’était efforcé de résoudre au moyen de la guerre. Au moyen du gouvernement des Hohenzollern, la bourgeoisie allemande s’apprêtât à "organiser l’Europe". Au moyen du gouvernement Brüning-Curtius elle a tenté de réaliser... l’union douanière avec l’Autriche. Quelle effrayante réduction des tâches, des possibilités, des perspectives ! Mais il fallut renoncer aussi à cette union. Le système européen a des pieds d’argile. Si quelques millions d’Autrichiens s’unissent à l’Allemagne, la grande hégémonie salvatrice de la France peut s’écrouler.

L’Europe et surtout l’Allemagne ne peuvent progresser dans la voie capitaliste. Si la crise actuelle était surmontée temporairement grâce au jeu automatique des forces du capitalisme lui-même - sur le dos des ouvriers - cela impliquerait la renaissance à brève échéance de toutes les contradictions sous une forme encore plus concentrée.

Le poids de l’Europe dans l’économie mondiale ne peut que diminuer. Les étiquettes américaines : plan Dawes, plan Young, moratoire Hoover adhèrent solidement au front de l’Europe. L’Europe est mise à la ration américaine.

Le pourrissement du capitalisme implique le pourrissement social et culturel. La voie de la différenciation systématique des nations, de la croissance du prolétariat au prix d’une diminution des classes moyennes, est barrée. Un freinage ultérieur de la crise sociale ne peut signifier qu’une paupérisation de la petite bourgeoisie et une dégénérescence de couches toujours plus grandes du prolétariat en lumpen. Ce danger, qui est le plus grave, prend à la gorge l’avant-garde allemande.

La bureaucratie sociale-démocrate est la partie la plus pourrie de l’Europe capitaliste pourrissante. Elle a commencé son chemin historique sous le drapeau de Marx et Engels. Elle s’était fixé comme objectif le renversement de la domination de la bourgeoisie. La puissante montée du capitalisme l’a aspirée et l’a entraînée à sa suite. Au nom de la réforme, elle a renoncé à la révolution, d’abord dans les faits puis en paroles. Kautsky, évidemment, a défendu encore pendant longtemps la phraséologie révolutionnaire, en l’adaptant aux besoins du réformisme. Bernstein au contraire a exigé que l’on renonce à la révolution : le capitalisme entre dans une période de prospérité pacifique, sans crise ni guerre. Prédiction exemplaire. Il peut sembler qu’entre Kautsky et Bernstein, il y ait une contradiction irréductible. En fait, ils se complétaient l’un l’autre symétriquement, comme la botte gauche et la botte droite du réformisme.

La guerre éclata. La social-démocratie soutint la guerre au nom de la prospérité future. Au lieu de la prospérité, ce fut le déclin. Aujourd’hui il ne s’agit déjà plus de faire découler la nécessité de la révolution de la faillite du capitalisme ; ni de réconcilier les ouvriers avec le capitalisme au moyen de réformes. La nouvelle politique de la social-démocratie consiste à sauver la société bourgeoise en renonçant aux réformes.

Mais la déchéance de la social-démocratie ne s’arrêta pas là. La crise actuelle du capitalisme agonisant a contraint la social-démocratie à renoncer aux fruits d’une longue lutte économique et politique et à ramener les ouvriers allemands au niveau de vie de leurs pères, de leurs grands-pères et même de leurs arrière-grands-pères. Il n’y a pas de tableau historique plus tragique et en même temps plus repoussant que le pourrissement pernicieux du réformisme au milieu des débris de toutes ses conquêtes et de tous ses espoirs. Le théâtre est à la recherche du modernisme. Qu’il mette donc en scène plus souvent Les Tisserands de Hauptmann, la plus actuelle de toutes les pièces. Mais que le directeur du théâtre n’oublie pas de réserver les premiers rangs aux chefs de la social-démocratie.

D’ailleurs, ils n’ont rien à faire des spectacles : ils sont arrivés à la limite extrême de leur faculté d’adaptation. Il y a un seuil au-dessous duquel la classe ouvrière d’Allemagne ne peut accepter de descendre pour longtemps. Cependant le régime bourgeois qui se bat pour son existence ne veut pas reconnaître ce seuil. Les décrets d’exception de Brüning ne sont qu’un début pour tâter le terrain. Le régime de Brüning se maintient grâce au soutien lâche et perfide de la bureaucratie sociale-démocrate, qui, elle-même, s’appuie sur la confiance mitigée et maussade d’une partie du prolétariat. Le système des décrets bureaucratiques est instable, incertain et peu viable. Le capital a besoin d’une autre politique plus décisive. Le soutien de la social-démocratie qui ne peut oublier ses propres ouvriers, est non seulement insuffisant pour qu’il puisse réaliser ses objectifs, mais il commence même déjà à le gêner. La période des demi-mesures est passée. Pour essayer de trouver une issue, la bourgeoisie doit se libérer définitivement de la pression des organisations ouvrières, elle doit les balayer, les briser, les disperser.

Ici commence la mission historique du fascisme. Il remet en selle des classes qui se trouvent immédiatement au-dessus du prolétariat et craignent d’être précipitées dans ses rangs ; il les organise, les militarise grâce aux moyens du capital financier, sous la couverture de l’Etat officiel, et les envoie écraser les organisations prolétariennes, des plus révolutionnaires aux plus modérées.

Le fascisme n’est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d’Etat particulier qui est fondé sur l’extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n’est pas seulement d’écraser l’avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d’atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d’exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d’appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois-quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats. Car c’est sur ce travail qu’en dernière analyse s’appuie le Parti communiste.

La social-démocratie a préparé toutes les conditions pour la victoire du fascisme. Mais par là même elle a préparé les conditions de sa propre liquidation politique. Il est tout à fait juste de faire porter à la social-démocratie la responsabilité de la législation d’exception de Brüning ainsi que la menace de la barbarie fasciste. Mais il est absurde d’identifier la social-démocratie au fascisme.

Par sa politique pendant la Révolution de 1848 la bourgeoisie libérale a préparé le triomphe de la contre-révolution, qui, par la suite, réduisit le libéralisme à l’impuissance. Marx et Engels fustigèrent la bourgeoisie libérale allemande, tout aussi violemment que Lassalle et de façon plus approfondie que ce dernier. Mais lorsque les lassalliens mirent dans le "même sac réactionnaire" la contre-révolution féodale et la bourgeoisie libérale, Marx et Engels s’indignèrent à juste titre de cet ultra-gauchisme erroné. La position fausse des lassalliens les rendit, à certaines occasions, complices de la monarchie en dépit du caractère globalement progressiste de leur travail, infiniment plus important que le travail des libéraux.

La théorie du "social-fascisme" reproduit l’erreur fondamentale des lassalliens sur des bases historiques nouvelles. En collant aux nationaux-socialistes et aux sociaux-démocrates la même étiquette fasciste, la bureaucratie stalinienne est entraînée dans des actions comme le soutien au référendum d’Hitler : cela ne vaut pas mieux que les combinaisons des lassalliens avec Bismarck.

Dans leur lutte contre la social-démocratie, les communistes allemands doivent s’appuyer à l’étape actuelle sur deux positions distinctes :
a) la responsabilité politique de la social-démocratie en ce qui concerne la puissance du fascisme,
b) l’incompatibilité absolue qui existe entre le fascisme et les organisations ouvrières sur lesquelles s’appuie la social-démocratie.

Les contradictions du capitalisme allemand ont atteint aujourd’hui une tension telle qu’une explosion est inévitable. La capacité d’adaptation de la social-démocratie a atteint le seuil qui précède l’auto-liquidation. Les erreurs de la bureaucratie stalinienne ont atteint les limites de la catastrophe. Tels sont les trois termes de l’équation qui caractérise la situation en Allemagne. Tout tient sur le fil d’un rasoir.

Lorsqu’on suit la situation allemande dans les journaux qui arrivent avec un retard de presque une semaine, lorsqu’il faut à un manuscrit une nouvelle semaine pour franchir la distance séparant Constantinople de Berlin, et lorsqu’il faut encore des semaines pour qu’une brochure arrive jusqu’au lecteur, on se dit involontairement : est-ce qu’il ne sera pas trop tard ? Et on répond à chaque fois : non, les armées qui participent à ce combat sont trop gigantesques pour que l’on ait à craindre une décision simultanée et foudroyante. Les forces du prolétariat allemand ne sont pas épuisées. Elles ne se sont même pas encore mises en marche. La logique des faits parlera chaque jour de façon plus impérative. Cela justifie la tentative de l’auteur de faire entendre sa voix, même avec un retard de plusieurs semaines, c’est-à-dire de toute une période historique.

La bureaucratie stalinienne a décidé qu’elle accomplirait plus tranquillement son travail, si elle enfermait l’auteur de ces lignes à Prinkipo. Elle a obtenu du social-démocrate Hermann Müller qu’on refuse son visa à... un "menchevik" : le front unique fut à cette occasion réalisé sans hésitations ni atermoiements. Aujourd’hui les staliniens déclarent dans les journaux soviétiques officiels, que je "défends" le gouvernement de Brüning en accord avec la social-démocratie qui se démène pour qu’on m’accorde le droit d’entrer en Allemagne. Plutôt que de s’indigner de cette bassesse, il vaut mieux rire de cette stupidité. Mais ne rions pas trop longtemps, car nous avons peu de temps.

Il ne fait aucun doute que l’évolution de la situation démontrera la justesse de ce que nous affirmons. Mais par quelle voie l’Histoire administrera-t-elle cette preuve : par la faillite de la fraction stalinienne ou par la victoire de la politique marxiste ? Toute la question est là. Il s’agit du destin du peuple allemand, et pas seulement de lui.

Les questions qui sont examinées dans cette brochure ne datent pas d’hier. Voici déjà neuf ans que la direction de l’Internationale communiste s’occupe de réviser les valeurs et s’efforce de désorganiser l’avant-garde internationale du prolétariat, par des convulsions tactiques, dont la somme est ce qu’on appelle la "ligne générale". L’opposition de gauche russe (les bolcheviks-léninistes) s’est formée sur la base non seulement des problèmes russes, mais aussi des problèmes internationaux. Et les problèmes du développement révolutionnaire de l’Allemagne n’étaient pas la dernière de leur préoccupation. Des désaccords sérieux dans ce domaine apparurent dés 1923. L’auteur de ces pages s’est exprimé à plusieurs reprises sur les questions débattues. Une partie importante de ses ouvrages critiques est même éditée en allemand. La présente brochure se situe dans la lignée du travail théorique et politique de l’opposition de gauche. Beaucoup de ce qui n’est ici que mentionné au passage a fait en son temps l’objet d’une étude détaillée. Il me faut renvoyer le lecteur en particulier à mes livres : "La révolution internationale et l’Internationale communiste", "La révolution permanente", etc. Maintenant que les désaccords apparaissent à tous sous l’aspect d’un grand problème historique, on peut apprécier mieux et plus en profondeur leur origine. Pour un révolutionnaire sérieux, pour un marxiste authentique, cela est absolument nécessaire. Les éclectiques vivent de pensées épisodiques, d’improvisations qui surgissent sous la poussée des événements. Les cadres marxistes, capables de diriger la révolution prolétarienne, s’éduquent par une étude approfondie, permanente et suivie des tâches et des divergences.

Prinkipo, 27 janvier 1932.

1. La social-démocratie

Le "front de fer" est à l’origine le bloc qu’ont constitué les organisations syndicales sociales-démocrates, puissantes par leurs effectifs, avec les groupes impuissants des "républicains" bourgeois, qui ont perdu tout appui dans le peuple et toute assurance. Si les cadavres ne valent rien pour la lutte, ils sont assez bons pour empêcher les vivants de se battre. Les chefs sociaux-démocrates utilisent leurs alliés bourgeois pour brider les organisations ouvrières. La lutte, la lutte... on ne parle que de ça. Mais pourvu que l’on puisse finalement se passer de combat. Les fascistes se décideront-ils vraiment à passer des paroles aux actes ? Quant aux sociaux-démocrates, ils ne s’y sont jamais décidés, et pourtant ils ne sont pas plus mauvais que les autres.

En cas de danger réel, la social-démocratie place ses espoirs non pas dans le "front de fer" mais dans la police prussienne. Mauvais calcul ! Le fait que les policiers ont été choisi pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore c’est l’existence qui détermine la conscience. L’ouvrier, devenu policier au service de l’Etat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. Au cours des dernières années, ces policiers ont dû affronter beaucoup plus souvent les ouvriers révolutionnaires que les étudiants nationaux-socialistes. Une telle école n’est pas sans laisser de trace. Et l’essentiel c’est que tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste.

Un article du numéro du Nouvel An de l’organe de discussion de la social-démocratie, Das freie Wort (quel journal minable !) explique le sens profond de la politique de "tolérance". Face à la police et à la Reichswehr, Hitler, semble-t-il, ne pourra jamais arriver au pouvoir. En effet, la Reichswehr, selon la constitution, dépend directement du président de la République. Par conséquent, le fascisme n’est pas dangereux tant qu’il y aura à la tête de l’Etat un président fidèle à la constitution. Il faut soutenir le gouvernement Brüning jusqu’aux élections présidentielles, pour élire, en s’alliant avec la bourgeoisie parlementaire, un président constitutionnel, et barrer ainsi pour sept ans la route du pouvoir à Hitler. Nous reproduisons très exactement le contenu de l’article [1].Un parti de masse, qui entraîne à sa suite des millions de personnes (vers le socialisme !) estime que la question de savoir quelle classe sera au pouvoir dans l’Allemagne d’aujourd’hui, ébranlée de fond en comble, dépend non de la combativité du prolétariat allemand, non des colonnes d’assaut du fascisme, ni même de la composition de la Reichswehr, mais du fait que le pur esprit de la constitution de Weimar (avec la quantité indispensable de camphre et de naphtaline) sera ou non installé au palais présidentiel. Et que se passera-t-il si, dans une certaine situation, l’esprit de Weimar admet, en accord avec Bettmann-Hollweg, que "nécessité fait loi". Et que se passera-t-il si l’enveloppe fragile de l’esprit de Weimar, malgré le camphre et la naphtaline, se déchire au moment le moins propice ? Et que se passera-t-il si.., mais il n’y a pas de fin à de telles questions.

Les politiciens du réformisme, ces affairistes habiles, ces vieux routiers de l’intrigue et du carriérisme, ces hommes expérimentés dans les combines parlementaires et ministérielles, s’avèrent - on ne peut trouver d’expression plus tendre - de parfaits imbéciles, dès que la marche des événements les projette hors de leur sphère habituelle et les confronte à des faits importants.

Placer son espoir dans un président, c’est aussi placer son espoir dans l’ "Etat". Face au prochain affrontement entre le prolétariat et la petite bourgeoisie fasciste - ces deux camps constituent l’écrasante majorité de la nation allemande - les marxistes de Vorwärts appellent à l’aide le veilleur de nuit. "Etat, interviens !" (Staat, greif zu !). Cela signifie :

"Brüning, ne nous oblige pas à nous défendre avec les forces des organisations ouvrières, car cela mettra en branle tout le prolétariat, et alors le mouvement dépassera les crânes chauves du gouvernement : à l’origine mouvement antifasciste, il se terminera en mouvement communiste."

A cela Brüning, s’il ne préférait pas se taire, pourrait répondre : "Je ne pourrais pas venir à bout du fascisme avec les forces de police, même si je le voulais ; mais je ne le voudrais pas, même si je le pouvais. Mettre en marche la Reichswehr contre les fascistes signifierait couper en deux la Reichswehr, si ce n’est la mettre en marche dans sa totalité contre moi ; et ce qui est plus important encore : tourner l’appareil bureaucratique contre les fascistes reviendrait à laisser les mains libres aux ouvriers, leur rendre une totale liberté d’action : les conséquences seraient les mêmes que celles que vous, sociaux-démocrates, vous redoutez, et que moi, pour cette raison, je crains doublement." Les appels de la social-démocratie produiront sur l’appareil d’Etat, sur les juges, sur la Reichswehr, sur la police, l’effet contraire de l’effet escompté. Le fonctionnaire le plus "loyal", le plus "neutre", le moins lié aux nationaux-socialistes fait le raisonnement suivant : "Les sociaux-démocrates ont des millions de personnes derrière eux ; ils ont entre leurs mains d’immenses moyens : la presse, le parlement, les municipalités ; il s’agit de leur propre peau, l’appui des communistes dans la lutte contre les fascistes leur est assuré ; et pourtant, ces messieurs tout-puissants s’adressent à moi, simple fonctionnaire, pour que je les sauve de l’attaque d’un parti qui compte plusieurs millions de membres, et dont les dirigeants peuvent être demain mes chefs : les affaires de messieurs les sociaux-démocrates doivent être bien mauvaises et sans aucune perspective... Il est temps pour moi, fonctionnaire, de penser à ma propre peau." Le résultat est que le fonctionnaire "loyal", "neutre" qui hésitât jusqu’à hier, prendra obligatoirement des mesures de précaution, c’est-à-dire se liera avec les nationaux-socialistes pour assurer son avenir. C’est ainsi que les réformistes qui se survivent à eux-mêmes travaillent pour les fascistes du fait de leur ligne bureaucratique.

Parasite de la bourgeoisie, la social-démocratie est condamnée à un misérable parasitisme idéologique. Tantôt elle reprend les idées des économistes bourgeois, tantôt elle s’efforce d’utiliser des bribes de marxisme. Ayant repris dans ma brochure des considérations contre la participation du Parti communiste au référendum d’Hitler, Hilferding conclut : "A vrai dire, il n’y a rien à ajouter à ces lignes pour expliquer la tactique de la social-démocratie par rapport au gouvernement Brüning." Et Remmele et Thalheimer de déclarer : "Regardez, Hilferding s’appuie sur Trotsky". Et un torchon fasciste de rajouter : dans cette affaire on paie Trotsky avec une promesse de visa. Un journaliste stalinien entre en scène et télégraphie à Moscou la déclaration du journal fasciste. La rédaction des Izvestia, où se trouve le malheureux Radek, imprime le télégramme. Cette chaîne mérite d’être notée avant de passer à autre chose.

Revenons à des questions plus sérieuses. Hitler peut se payer le luxe d’une lutte contre Brüning uniquement parce que le régime bourgeois dans sa totalité s’appuie sur le dos de la moitié de la classe ouvrière, celle qui est dirigée par Hilferding et Cie. Si la social-démocratie n’avait pas mené une politique de trahison de classe, Hitler, sans parler du fait qu’il n’aurait jamais acquis la force qu’il a aujourd’hui, se serait accroché au gouvernement de Brüning comme à une bouée de sauvetage. Si les communistes avaient renversé Brüning avec la social-démocratie, cela aurait été un fait d’une importance politique énorme. Ses conséquences en tout cas auraient dépassé les dirigeants sociaux-démocrates. Hilferding essaie de trouver une justification à sa trahison dans notre critique où nous exigions des communistes qu’ils considèrent la trahison d’Hilferding comme un fait.

Bien qu’Hilferding n’ait "rien à ajouter" aux paroles de Trotsky, il ajoute quand même quelque chose : les rapports des forces, dit-il, est tel que, même si des actions communes des ouvriers communistes et sociaux-démocrates avaient lieu, il serait impossible "même en intensifiant la lutte, de renverser l’adversaire et de s’emparer du pouvoir". Le centre de gravité de la question est dans cette remarque jetée en passant, sans preuve à l’appui. Selon Hilferding, dans l’Allemagne contemporaine où le prolétariat constitue la majorité de la population et la force productive décisive de la société, la lutte commune de la social-démocratie et du Parti communiste ne pourrait pas donner le pouvoir au prolétariat ! Mais alors à quel moment le pouvoir est-il susceptible de passer aux mains du prolétariat ? Avant la guerre il y avait la perspective de la croissance automatique du capitalisme, de la croissance du prolétariat et de la croissance parallèle de la social-démocratie. La guerre a mis fin à ce processus et désormais aucune force au monde n’est susceptible de la rétablir. Le pourrissement du capitalisme implique que la question du pouvoir doit être résolue sur la base des forces productives actuelles. En prolongeant l’agonie du régime capitaliste, la social-démocratie conduit seulement à la décadence ultérieure de l’économie, à la désintégration du prolétariat, à la gangrène sociale. Elle n’a pas d’autres perspectives ; et demain ce sera pire qu’aujourd’hui, et après-demain, pire que demain. Mais déjà les dirigeants de la social-démocratie n’osent plus regarder l’avenir en face. Ils possèdent toutes les tares d’une classe dirigeante condamnée à disparaître : insouciance, paralysie de la volonté, tendance à se détourner des événements et à espérer des miracles. Si l’on réfléchit, les recherches économiques de Tarnov remplissent la même fonction que les révélations consolatrices d’un quelconque Raspoutine...

Les sociaux-démocrates, alliés aux communistes, ne pourraient pas s’emparer du pouvoir. Le voilà bien le petit bourgeois cultivé (gebildet), infiniment lâche et orgueilleux, plein de la tête aux pieds de méfiance et de mépris pour les masses. La social-démocratie et le Parti communiste ont à eux deux environ 40 % des voix, sans tenir compte du fait que les trahisons de la social-démocratie et les erreurs du Parti communiste rejettent des millions d’ouvriers dans le camp de l’indifférence ou même dans celui du national-socialisme. Le seul fait pour ces deux partis de mener des actions communes accroîtrait considérablement la force politique du prolétariat, tout en offrant de nouvelles perspectives aux masses. Mais partons des 40 %. Il se peut que Brüning ou Hitler en ait plus. Mais seuls ces trois groupes : le prolétariat, le parti du centre ou les fascistes, peuvent diriger l’Allemagne. Le petit bourgeois cultivé est pénétré jusqu’à la moelle des os de cette vérité : le représentant du capital n’a besoin que de 20 % des voix pour gouverner, car la bourgeoisie possède les banques, les trusts, les cartels, les chemins de fer. Il est vrai que notre petit bourgeois cultivé se préparait, il y a douze ans, à "socialiser" tout cela. Tout peut arriver ! Programme de socialisation - oui, expropriation des expropriateurs - non, car c’est déjà le bolchevisme.

Nous avons analysé ci-dessus le rapport des forces en faisant une coupe au niveau parlementaire. Mais c’est un miroir déformant. La représentation parlementaire d’une classe opprimée est considérablement en dessous de sa force réelle, et inversement, la représentation de la bourgeoisie, même un jour avant sa chute, sera toujours la mascarade de sa force imaginaire. Seule la lutte révolutionnaire met à nu, en balayant tout ce qui peut le cacher, le véritable rapport des forces. Dans la lutte directe et immédiate pour le pouvoir, le prolétariat développe une force infiniment supérieure à son expression au parlement, à condition toutefois qu’un sabotage interne, l’austro-marxisme ou d’autres formes de trahison, ne le paralyse pas. Rappelons encore une fois la leçon incomparable de l’histoire : alors que les bolcheviks s’étaient emparés, et solidement emparés du pouvoir, ils ne disposaient à l’Assemblée constituante que d’un tiers des voix, ce qui avec les S.R. de gauche faisait moins de 40 %. Et malgré l’effroyable destruction économique, la guerre, la trahison de la social-démocratie européenne et surtout celle de la social-démocratie allemande, malgré la réaction de lassitude qui avait suivi la guerre, malgré le développement d’un état d’esprit thermidorien, le premier Etat ouvrier tient depuis quatorze ans. Que faut-il donc dire de l’Allemagne ? Lorsque l’ouvrier social-démocrate se soulèvera avec l’ouvrier communiste pour prendre le pouvoir, la tâche sera au neuf-dixièmes résolue.

Et pourtant, déclare Hilferding, si la social-démocratie avait voté contre le gouvernement Brüning et ainsi l’avait renversé, cela aurait eu pour conséquence l’arrivée des fascistes au pouvoir. Certes, au niveau parlementaire l’affaire se présente de cette manière ; mais le niveau parlementaire ne nous intéresse pas ici. Refuser son soutien à Brüning, la social-démocratie le pouvait seulement si elle s’engageait sur la voie de la lutte révolutionnaire. Soit le soutien à Brüning, soit la lutte pour la dictature du prolétariat. Il n’y a pas de troisième solution. Le vote de la social-démocratie contre Brüning aurait immédiatement modifié le rapport de forces, non sur l’échiquier parlementaire, dont les pions se seraient soudain retrouvés sous la table, mais dans l’arène de la lutte de classe révolutionnaire. Avec un tel tournant, les forces de la classe ouvrière n’auraient pas été multipliées par deux mais par dix, car le facteur moral n’occupe pas la dernière place dans la lutte de classe, surtout lors des grands tournants historiques. Un courant moral à haute tension aurait traversé toutes les strates du peuple. Le prolétariat se serait dit avec assurance qu’il était le seul à pouvoir donner aujourd’hui une autre orientation, supérieure, à la vie de cette grande nation. La désagrégation et la démoralisation de l’armée d’Hitler auraient commencé avant même les combats décisifs. Certes les affrontements n’auraient pu être évités ; mais la ferme volonté de l’emporter et une offensive hardie auraient rendu la victoire infiniment plus facile que ne se l’imagine aujourd’hui le révolutionnaire le plus optimiste.

Pour cela il ne manque qu’une chose : le tournant de la social-démocratie sur la voie de la révolution. Après l’expérience des années 1914-1932, ce serait une illusion ridicule que d’espérer un tournant volontaire de la part des dirigeants. En ce qui concerne la majorité des ouvriers sociaux-démocrates, c’est une autre affaire : ils peuvent prendre le tournant et ils le feront, il faut seulement les y aider. Mais ce sera un tournant non seulement contre l’Etat bourgeois, mais aussi contre les sphères dirigeantes de leur propre parti.

Et là, notre austro-marxiste qui "n’a rien à ajouter" à nos paroles, tentera une nouvelle fois de nous opposer des citations tirées de nos propres travaux : n’avons-nous pas écrit, en effet, que la politique de la bureaucratie stalinienne se présentait comme une suite d’erreurs, n’avons-nous pas flétri la participation du Parti communiste au référendum d’Hitler ?

Nous l’avons écrit et nous l’avons flétrie. Mais nous luttons contre la direction de l’Internationale communiste précisément parce qu’elle est incapable de faire éclater la social-démocratie, d’arracher les masses à son influence et de libérer la locomotive de l’histoire de son frein rouillé. Par ses errements, par ses erreurs, par son ultimatisme bureaucratique, la bureaucratie stalinienne permet à la social-démocratie de se maintenir et de retomber chaque fois sur ses pieds.

Le Parti communiste est un parti prolétarien, antibourgeois, même s’il est dirigé de façon erronée. La social-démocratie, malgré sa composition ouvrière, est un parti entièrement bourgeois, dirigé dans des conditions "normales" de façon très habile du point de vue des objectifs de la bourgeoisie ; mais ce parti ne vaut rien dans des conditions de crise sociale. Les dirigeants sociaux-démocrates sont bien forcés, même contre leur gré, d’admettre le caractère bourgeois de leur parti. A propos de la crise et du chômage, Tarnov répète les phrases usées sur la "honte de la civilisation capitaliste", de la même manière qu’un pasteur protestant parle du péché de richesse ; Tarnov parle du socialisme comme un curé parle de la récompense dans l’au-delà ; mais c’est tout à fait différemment qu’il s’exprime sur les questions concrètes : "Si le 14 septembre ce spectre (du chômage) ne s’était pas dressé derrière les urnes, cette journée aurait eu dans l’histoire de l’Allemagne une toute autre physionomie" (rapport au congrès de Leipzig). La social-démocratie a perdu des électeurs et des mandats parce que le capitalisme a révélé dans la crise son véritable visage. La crise n’a pas renforcé le parti du "socialisme", mais au contraire elle l’a affaibli, de la même manière qu’elle a réduit la circulation des marchandises, l’argent dans les caisses des banques, la suffisance de Hoover et de Ford, les revenus du prince de Monaco, etc. Les appréciations les plus optimistes de la conjoncture, il faut les chercher maintenant non dans les journaux bourgeois mais dans les journaux sociaux-démocrates. Peut-il y avoir de démonstration plus indiscutable du caractère bourgeois de ce parti ? Si maladie du capitalisme implique maladie de la social-démocratie, la mort prochaine du capitalisme ne peut que signifier la mort prochaine de la social-démocratie. Un parti qui s’appuie sur les ouvriers mais qui est au service de la bourgeoisie ne peut pas, dans une période d’extrême exacerbation de la lutte de classe, ne pas sentir le souffle du tombeau.

Notes

[1]L’article est modestement signé des initiales E. H. Il faut les reproduire pour nos descendants. Des générations d’ouvriers de différents pays n’ont pas travaillé pour rien. Les grands penseurs et combattants révolutionnaires ne sont pas passés sur terre sans laisser de trace. E.H. existe, il veille et indique au prolétariat allemand la voie à suivre.
Les mauvaises langues affirment que E.H. est apparenté à E. Heilmann, qui s’est déshonoré pendant la guerre par un chauvinisme particulièrement crapuleux. C’est difficile à croire : un esprit aussi brillant !

2. Démocratie et fascisme

Le XIe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste a admis la nécessité d’en finir avec les vues erronées qui se fondent sur la "construction libérale de la contradiction entre le fascisme et la démocratie bourgeoise, entre les formes parlementaires de la dictature de la bourgeoisie et ses formes ouvertement fascistes...". Le fond de cette philosophie stalinienne est très simple : partant de la négation marxiste d’une contradiction absolue, elle en tire une négation de la contradiction en général, même relative. C’est l’erreur typique du gauchisme vulgaire. Car s’il n’existe aucune contradiction entre la démocratie et le fascisme, même au niveau des formes que prend la domination de la bourgeoisie, ces deux régimes doivent tout simplement coïncider. D’où la conclusion : social-démocratie = fascisme. Mais pourquoi alors appelle-t-on la social-démocratie social-fascisme ? Que signifie à proprement parler dans cette liaison le terme "social", nous n’avons jusqu’à présent reçu aucune explication [1].

Cependant, les décisions des plénums du Comité exécutif de l’Internationale communiste ne modifient en rien la nature des choses. Il existe une contradiction entre le fascisme et la démocratie. Elle n’est pas "absolue" ou, pour utiliser le langage du marxisme, elle n’exprime pas la domination de deux classes irréductibles. Mais elle désigne deux systèmes différents de domination d’une seule et même classe. Ces deux systèmes : parlementaire démocratique et fasciste, s’appuient sur différentes combinaisons des classes opprimées et exploitées et entrent immanquablement en conflit aigu l’un avec l’autre.

La social-démocratie, aujourd’hui principale représentante du régime parlementaire bourgeois, s’appuie sur les ouvriers. Le fascisme s’appuie sur la petite bourgeoisie. La social-démocratie ne peut avoir d’influence sans organisation ouvrière de masse. Le fascisme ne peut instaurer son pouvoir qu’une fois les organisations ouvrières détruites. Le parlement est l’arène principale de la social-démocratie. Le système fasciste est fondé sur la destruction du parlementarisme. Pour la bourgeoisie monopoliste, les régimes parlementaire et fasciste ne sont que les différents instruments de sa domination : elle a recours à l’un ou à l’autre selon les conditions historiques. Mais pour la social-démocratie comme pour le fascisme, le choix de l’un ou de l’autre instrument a une signification indépendante, bien plus, c’est pour eux une question de vie ou de mort politique.

Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens "normaux", militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. A travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail achevé : puisqu’elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut avoir le calme pour de longues années. Et les agents du fascisme utilisant la petite bourgeoisie comme bélier et détruisant tous les obstacles sur leur chemin, mèneront leur travail à bonne fin. La victoire du fascisme aboutit à ce que le capital financier saisit directement dans ses tenailles d’acier tous les organes et institutions de domination, de direction et d’éducation : l’appareil d’Etat avec l’armée, les municipalités, les universités, les écoles, la presse, les organisations syndicales, les coopératives. La fascisation de l’Etat n’implique pas seulement la "mussolinisation" des formes et des méthodes de gouvernement - dans ce domaine les changements jouent en fin de compte un rôle secondaire - mais avant tout et surtout, l’écrasement des organisations ouvrières : il faut réduire le prolétariat à un état d’apathie complète et créer un réseau d’institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C’est précisément en cela que réside l’essence du régime fasciste.

Ce qui vient d’être dit ne contredit en rien le fait qu’il puisse exister durant une période déterminée un régime de transition entre le système démocratique et le système fasciste, combinant les traits de l’un et de l’autre : telle est la loi générale du remplacement d’un système par un autre, même s’ils sont irréductiblement hostiles l’un à l’autre. Il y a des moments où la bourgeoisie s’appuie sur la social-démocratie et sur le fascisme, c’est-à-dire qu’elle utilise simultanément ses agents conciliateurs et ses agents terroristes. Tel était, dans un certain sens, le gouvernement de Kérensky pendant les derniers mois de son existence : il s’appuyait à moitié sur les Soviets et en même temps conspirait avec Kornilov. Tel est le gouvernement de Brüning dansant sur une corde raide entre les deux camps irréductibles, avec le balancier des décrets d’exception dans les mains. Mais une telle situation de l’Etat et du gouvernement ne peut avoir qu’un caractère temporaire. Elle est caractéristique de la période de transition : la social-démocratie est sur le point de voir expirer sa mission, alors que ni le communisme ni le fascisme ne sont encore prêts à s’emparer du pouvoir.

Les communistes italiens qui depuis longtemps se sont heurtés au problème du fascisme, ont plus d’une fois protesté contre l’utilisation très répandue mais erronée de ce concept. A l’époque du VIe Congrès de l’Internationale communiste, Ici Ercolidéveloppait encore des positions sur la question du fascisme qui sont considérées maintenant comme " trotskystes ". Définissant le fascisme comme le système le plus conséquent et le plus achevé de la réaction, Ercoli expliquait : "Cette affirmation ne se fonde ni sur les actes terroristes et cruels, ni sur le grand nombre d’ouvriers et de paysans tués, ni sur la férocité des différents types de torture largement employées, ni sur la sévérité des condamnations ; elle est motivée par la destruction systématique de toutes les formes d’organisation autonome des masses." Ici Ercoli a tout à fait raison : l’essence et le rôle du fascisme visent à liquider totalement toutes les organisations ouvrières et à empêcher toute renaissance de ces dernières. Dans la société capitaliste développée cet objectif ne peut être atteint par les seuls moyens policiers. La seule voie pour y arriver consiste à opposer à la pression du prolétariat - lorsqu’elle .se relâche - la pression des masses petites bourgeoises en proie au désespoir. C’est précisément ce système particulier de la réaction capitaliste qui est entré dans l’histoire sous le nom de fascisme.

"Le problème des relations existant entre le fascisme et la social-démocratie- écrivait Ercoli - relève précisément de ce domaine (c’est-à-dire de l’opposition irréductible entre le fascisme et les organisations ouvrières). De ce point de vue, le fascisme se distingue nettement de tous les autres régimes réactionnaires qui ont été instaurés jusqu’à présent dans le monde capitaliste contemporain. Il rejette tout compromis avec la social-démocratie, il la poursuit férocement ; il lui a enlevé toute possibilité d’existence légale ; il l’a forcée à émigrer." Voilà ce que déclarait cet article, imprimé dans l’organe dirigeant de l’Internationale communiste ! Par la suite Manouilsky souffla à Molotov l’idée géniale de la "troisième période". La France, l’Allemagne, la Pologne furent placées au "premier rang de l’offensive révolutionnaire". La conquête du pouvoir fut proclamée tâche immédiate. Et comme face à l’insurrection prolétarienne tous les partis, à l’exception du Parti communiste, étaient contre-révolutionnaires, il ne fut plus nécessaire d’opérer une distinction entre le fascisme et la social-démocratie. La théorie du social-fascisme fut entérinée. Les bureaucrates de l’Internationale communiste changèrent leur fusil d’épaule. Ercoli se hâta de démontrer que si la vérité lui était chère, Molotov lui était encore plus cher, et... écrivit un rapport défendant la théorie du social-fascisme. "La social-démocratie italienne- déclarait-il en février 1930 - se fascise avec une extrême facilité." Hélas, c’est avec une plus grande facilité encore que les fonctionnaires du communisme officiel se servilisent.

Notre critique de la théorie et de la pratique de la " troisième période " fut, on pouvait s’y attendre, déclarée contre-révolutionnaire. L’expérience cruelle, qui coûta si cher à l’avant-garde prolétarienne, rendit nécessaire un tournant à ce niveau également. La " troisième période " ainsi que Molotov furent licenciés de l’Internationale communiste. Mais la théorie du social-fascisme demeura comme le seul fruit arrivé à maturité de la troisième période. Ici il ne peut y avoir de changements : seul Molotov s’était lié à la troisième période ; par contre, Staline s’était enferré en personne dans la théorie du social-fascisme.

En exergue de ses études sur le social-fascisme, le Rote Fahne a placé ces paroles de Staline : "Le fascisme est l’organisation de combat de la bourgeoisie qui s’appuie sur le soutien actif de la social-démocratie. La social-démocratie est objectivement l’aile modérée du fascisme." Comme cela arrive généralement à Staline lorsqu’il s’efforce de généraliser, la première phrase contredit la seconde. Que la bourgeoisie s’appuie sur la social-démocratie et que le fascisme soit l’organisation de combat de la bourgeoisie, c’est tout à fait indiscutable et a été dit depuis longtemps. Mais de cela découle seulement le fait que la social-démocratie comme le fascisme sont les instruments de la grande bourgeoisie. Mais il est impossible de comprendre pourquoi de surcroît la social-démocratie s’avère être "l’aile" du fascisme. Une deuxième définition du même auteur n’est en rien plus profonde : la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des adversaires mais au contraire des jumeaux... Des jumeaux peuvent être de cruels adversaires ; par ailleurs, il n’est pas du tout nécessaire que des alliés naissent le même jour de la même mère. Dans la construction de Staline non seulement la logique formelle fait défaut, mais aussi la dialectique. La force de cette formule réside dans le fait que personne n’ose la critiquer.

Entre la démocratie et le fascisme il n’y a pas de différence du point de vue du "contenu de classe" nous enseigne à la suite de Staline, Werner Hirsch (Die Internationale, janvier 1932). Le passage de la démocratie au fascisme peut prendre le caractère d’un "processus organique", c’est-à-dire se produire "progressivement et à froid". Ce raisonnement pourrait surprendre si les épigones ne nous avaient pas appris à ne plus nous étonner.

Entre la démocratie et le fascisme il n’y a pas de "différence de classe". Cela doit signifier, évidemment, que la démocratie comme le fascisme ont un caractère bourgeois. Nous n’avions pas attendu janvier 1932 pour le deviner. Mais la classe dominante ne vit pas en vase clos. Elle se trouve dans des rapports déterminés avec les autres classes. Dans le régime " démocratique " de la société capitaliste développée, la bourgeoisie s’appuie en premier lieu sur la classe ouvrière apprivoiser par les réformistes. C’est en Angleterre que ce système trouve son expression la plus achevée, aussi bien sous un gouvernement travailliste que sous un gouvernement conservateur. En régime fasciste, dans un premier stade du moins, le capital s’appuie sur la petite bourgeoisie pour détruire les organisations du prolétariat. L’Italie par exemple ! Existe-t-il une différence dans le " contenu de classe " de ces deux régimes ? Si l’on ne pose la question qu’à propos de la classe dominante, il n’y a pas de différence. Mais si l’on prend la situation et les rapports réciproques entre toutes les classes du point de vue du prolétariat, la différence est très grande.

Au cours de plusieurs dizaines d’années les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne : les syndicats, les partis, les clubs de formation, les organisations sportives, les coopératives, etc. Le prolétariat peut arriver au pouvoir non dans le cadre formel de la démocratie bourgeoise mais par la voie révolutionnaire : ceci est démontré aussi bien par la théorie que par l’expérience. Mais c’est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d’appui de démocratie prolétarienne à l’intérieur de l’Etat bourgeois. C’est à la création de telles bases que s’est réduit le travail de la IIème Internationale à l’époque où elle remplissait encore un rôle historique progressiste.

Le fascisme a pour fonction principale et unique de détruire tous les bastions de la démocratie prolétarienne jusqu’à leurs fondements. Est-ce que cela a ou non une "signification de classe" pour le prolétariat ? Que les grands théoriciens se penchent sur ce problème. Ayant qualifié le régime de bourgeois - ce qui est indiscutable - Hirsch, comme ses maîtres, oublie un détail : la place du prolétariat dans ce régime. Ils substituent au processus historique une abstraction sociologique aride. Mais la lutte des classes se mène sur la terre de l’histoire et non dans la stratosphère de la sociologie. Le point de départ de la lutte contre le fascisme n’est pas l’abstraction de l’Etat démocratique mais les organisations vivantes du prolétariat, où est concentrée toute son expérience et qui préparent l’avenir.

Le fait que le passage de la démocratie au fascisme puisse avoir un caractère "organique" ou "progressif" ne signifie évidemment rien d’autre si ce n’est qu’il est possible d’enlever au prolétariat sans secousse ni combat non seulement ses conquêtes matérielles - un certain niveau de vie, une législation sociale, des droits civiques et politiques - mais aussi l’instrument principal de ces conquêtes, c’est-à-dire ses organisations. Ainsi, ce passage "à froid" au fascisme présuppose la plus effroyable capitulation politique du prolétariat qu’on puisse imaginer.

Les raisonnements théoriques de Werner Hirsch ne sont pas dus au hasard : tout en développant les proclamations de Staline, ils sont en même temps la généralisation de toute l’agitation actuelle du Parti communiste. Ses efforts principaux visent à démontrer qu’entre le régime d’Hitler et celui de Brüning il n’y a pas de différence. Thaelmann et Remmele y voient actuellement la quintessence de la politique bolchevique.

L’affaire n’est pas limitée à l’Allemagne. L’idée que la victoire des fascistes n’apportera rien de nouveau est propagée avec zèle dans toutes les sections de l’Internationale communiste. Dans le numéro de janvier de la revue française Les Cahiers du bolchevisme, nous lisons : "Les trotskystes qui agissent dans la pratique comme Breitscheid acceptent la célèbre théorie sociale-démocrate du moindre mal, selon laquelle Brüning n’est pas aussi mauvais qu’Hitler, selon laquelle il est moins désagréable de mourir de faim sous Brüning que sous Hitler, et infiniment préférable d’être fusillé par Groener que par Frick. " Cette citation n’est pas la plus stupide, même si, il faut lui rendre cette justice, elle est assez stupide. Cependant, elle exprime, hélas, l’essence même de la philosophie politique des dirigeants de l’Internationale communiste.

Le fait est que les staliniens comparent deux régimes du point de vue de la démocratie vulgaire. De fait, si l’on applique au régime de Brüning le critère "démocratique" formel, la conclusion que l’on tire est indiscutable : il ne reste que les os et la peau de la fière constitution de Weimar. Mais pour nous la question n’est pas pour autant résolue. Il faut considérer la question du point de vue de la démocratie prolétarienne. C’est le seul critère sûr quand il s’agit de savoir où et quand le régime fasciste remplace la réaction policière " normale " du capitalisme pourrissant.

Brüning est-il "meilleur" qu’Hitler (serait-il plus sympathique ?), cette question, il faut bien l’avouer, ne nous préoccupe guère. Mais il suffit de regarder la carte des organisations ouvrières pour dire : le fascisme n’a pas encore remporté la victoire en Allemagne. Des obstacles et des forces gigantesques se trouvent encore sur le chemin de la victoire.

Le régime actuel de Brüning est un régime de dictature bureaucratique, plus exactement : de dictature de la bourgeoisie, réalisée par des moyens militaires et policiers. La petite bourgeoisie fasciste et les organisations prolétariennes s’équilibrent pour ainsi dire l’une l’autre. Si les organisations ouvrières étaient réunies en soviets, si les comités d’usine se battaient pour le contrôle de la production, on pourrait parler de double pouvoir. Du fait de la dispersion du prolétariat et de l’impuissance tactique de son avant-garde, cela n’est pas encore possible. Mais le fait même qu’il existe des organisations ouvrières puissantes capables dans certaines conditions d’opposer une riposte foudroyante au fascisme, ne permet pas à Hitler d’accéder au pouvoir et confère à l’appareil bureaucratique une certaine "indépendance".

La dictature de Brüning est une caricature du bonapartisme. Cette dictature est instable, peu solide et provisoire. Elle ne marque pas le début d’un nouvel équilibre social mais annonce la fin prochaine de l’ancien équilibre. En ne s’appuyant directement que sur une faible minorité de la bourgeoisie, Brüning, toléré par la social-démocratie contre la volonté des ouvriers, menacé par le fascisme, est capable de lancer des foudres sous forme de décrets, mais non dans la réalité. Dissoudre le parlement avec l’accord de ce dernier, promulguer quelques décrets contre les ouvriers, décider une trêve pour Noël, en profiter pour régler quelques petites affaires, disperser une centaine de réunions, fermer une dizaine de journaux, échanger avec Hitler des lettres dignes d’un épicier de province, - voilà ce à quoi suffit Brüning. Pour ce qui est plus élevé, il a les bras trop courts.

Brüning est obligé de tolérer l’existence des organisations ouvrières, dans la mesure où il n’est pas encore décidé à remettre le pouvoir à Hitler et où il n’a pas la force indépendante nécessaire pour les liquider. Brüning est obligé de tolérer les fascistes et de les protéger, dans la mesure où il craint mortellement la victoire des ouvriers. Le régime de Brüning est un régime de transition, qui ne peut pas durer longtemps et qui annonce la catastrophe. Le gouvernement actuel ne se maintient que parce que les principaux camps n’ont pas encore mesuré leurs forces. Le véritable combat ne s’est pas encore engagé. Il est encore devant nous. C’est une dictature de l’impuissance bureaucratique qui remplit la pause avant le combat, avant l’affrontement ouvert des deux camps.

Les sages qui se vantent je ne pas voir la différence "entre Brüning et Hitler", disent en fait : peu importe que nos organisations existent encore ou qu’elles soient déjà détruites. Sous ce bavardage pseudo-radical se cache la passivité la plus ignoble : de toute manière nous ne pouvons pas éviter la défaite ! Relisez attentivement la citation de la revue des staliniens français : tout le problème est de savoir s’il vaut mieux avoir faim avec Brüning ou avec Hitler. Nous ne posons pas la question de savoir comment et dans quelles conditions il vaut mieux mourir, mais comment se battre et vaincre. Notre conclusion est la suivante : il faut engager le combat général, avant que la dictature bureaucratique de Brüning ne soit remplacée par le régime fasciste, c’est-à-dire avant que les organisations ouvrières ne soient écrasées. Il faut se préparer au combat général en développant, en élargissant et en accentuant les combats particuliers. Mais pour cela, il faut avoir une perspective juste et, avant tout, ne pas proclamer vainqueur un ennemi qui est encore loin de la victoire.

Nous touchons au cœur du problème : là est la clé stratégique de la situation, la position de départ pour la lutte. Tout travailleur conscient, et à plus forte raison tout communiste, doit se rendre compte du vide, de la nullité, de la pourriture des discussions de la bureaucratie stalinienne où l’on affirme que Brüning et Hitler c’est la même chose. Vous mélangez tout ! - leur répondons-nous. Vous embrouillez honteusement tout parce que vous avez peur des difficultés, des tâches importantes. Vous capitulez avant le combat, vous proclamez que nous avons déjà subi une défaite. Vous mentez ! La classe ouvrière est divisée, affaiblie par les réformistes, désorientée par les errements de sa propre avant-garde, mais elle n’est pas encore battue, ses forces ne sont pas encore épuisées... Non, le prolétariat d’Allemagne est encore puissant. Les calculs les plus optimistes s’avéreront complètement dépassés le jour où l’énergie révolutionnaire se fraiera un chemin dans l’arène de l’action.

Le régime Brüning est un régime préparatoire. A quoi ? Soit à la victoire du fascisme, soit à la victoire du prolétariat. Ce régime est préparatoire parce que les deux camps se préparent au combat décisif. Tirer un trait d’égalité entre Brüning et Hitler, c’est identifier la situation avant le combat à la situation après la défaite ; cela veut dire considérer à l’avance la défaite comme inévitable, cela signifie appeler à capituler sans combat. La majorité écrasante des ouvriers, particulièrement des communistes, n’en veut pas. La bureaucratie stalinienne, naturellement, n’en veut pas non plus. Il ne faut pas s’en tenir à de bonnes résolutions dont Hitler se servira pour paver son enfer, mais comprendre le sens objectif de la politique, son orientation, ses tendances. Il faut dévoiler jusqu’au bout le caractère passif, lâche, attentiste, capitulard et déclamatoire de la politique de Staline - Manouilsky - Thaelmann - Remmele. Il faut que les ouvriers révolutionnaires comprennent que c’est le Parti communiste qui détient la clé de la situation ; mais avec cette clé la bureaucratie stalinienne s’efforce de fermer les portes donnant sur l’action révolutionnaire.

Notes

[1] Chez les métaphysiciens (gens qui pensent de façon antidialectique) la même abstraction remplit deux, trois ou plus encore de fonctions, souvent totalement opposées. La "démocratie" en général et le "fascisme" en particulier, comme nous l’avons vu, ne diffèrent en rien l’un de l’autre. Mais cela n’empêche pas qu’il doit exister encore sur terre "la dictature des ouvriers et des paysans" (pour la Chine, l’Inde, l’Espagne). Dictature du prolétariat ? Non. Dictature capitaliste ? Non. Alors laquelle ? Démocratique ! Il s’avère que sur terre existe encore une démocratie à l’état pur, au-dessus des classes. Et pourtant le XIème plénum a expliqué que la démocratie ne diffère en rien du fascisme. Est-ce que dans ce cas la "dictature démocratique" se distingue de la.., dictature fasciste ?
Seul un individu très naïf peut attendre des staliniens une réponse honnête et sérieuse sur cette question de principe. Il n’y aura en fait que quelques injures supplémentaires, un point c’est tout. Et pourtant le tort de la révolution en Orient est lié à cette question.

3. L’ultimatisme bureaucratique

Lorsque les journaux du nouveau Parti socialiste ouvrier (SAP) dénoncent "l’égoïsme de parti" de la social-démocratie et du Parti communiste ; lorsque Seydewitz affirme que pour lui "les intérêts de classe sont au-dessus des intérêts de parti" - ils tombent dans le sentimentalisme politique ou, ce qui est pire, dissimulent sous des phrases sentimentales les intérêts de leur propre parti. C’est une voie qui ne mène à rien. Lorsque la réaction exige que les intérêts de la nation soient placés au-dessus des intérêts des classes, nous, marxistes, expliquons que sous le couvert des intérêts du "tout", la réaction défend les intérêts de la classe exploiteuse. On ne peut pas formuler les intérêts d’une nation autrement que du point de vue de la classe dominante ou de la classe qui prétend occuper la place dominante. On ne peut pas formuler les intérêts d’une classe autrement que sous la forme d’un programme ; on ne peut pas défendre un programme autrement qu’en fondant un parti.

Une classe, prise en elle-même, n’est qu’un matériau pour l’exploitation. Le prolétariat commence à jouer un rôle indépendant à partir du moment où d’une classe sociale en soi il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se produire que par l’intermédiaire du parti ; le parti est l’organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe. Dire : "La classe est au-dessus du parti" - revient à affirmer : la classe dans son état brut est supérieure à la classe accédant à la prise de conscience. C’est non seulement incorrect, mais aussi réactionnaire. Pour fonder la nécessité du front unique, on n’a nullement besoin de cette théorie petite bourgeoise.

La progression de la classe vers la prise de conscience, c’est-à-dire le résultat du travail du parti révolutionnaire qui entraîne à sa suite le prolétariat, est un processus complexe et contradictoire. La classe n’est pas homogène. Ses différentes parties accéderont à la prise de conscience par des chemins différents et à des rythmes différents. La bourgeoisie prend une part active dans ce processus. Elle crée ses organes dans la classe ouvrière ou utilise ceux qui existent déjà, pour opposer certaines couches d’ouvriers à d’autres. Différents partis agissent simultanément dans le prolétariat. C’est pourquoi, il reste politiquement divisé durant une grande partie de son chemin historique. Cela explique qu’apparaisse à certaines périodes particulièrement graves, le problème du front unique.

Lorsqu’il suit une politique juste, le Parti communiste exprime les intérêts historiques du prolétariat. Sa tâche consiste à gagner la majorité du prolétariat : c’est seulement ainsi qu’est possible la révolution socialiste. Le Parti communiste ne peut remplir sa mission qu’en conservant une complète et totale indépendance politique et organisationnelle à l’égard des autres partis et organisations, qu’ils agissent au sein de la classe ouvrière ou à l’extérieur. Ne pas respecter cette exigence fondamentale de la politique marxiste est le plus grave de tous les crimes contre les intérêts du prolétariat en tant que classe. La révolution chinoise de 1925-1927 a été perdue précisément parce que l’Internationale communiste dirigée par Staline et Boukharine obligea le Parti communiste chinois à entrer dans le Kuomintang, parti de la bourgeoisie chinoise, et à se soumettre à sa discipline. L’expérience de la politique stalinienne en ce qui concerne le Kuomintang entrera pour toujours dans l’histoire comme l’exemple du sabotage catastrophique d’une révolution par ses dirigeants. La théorie stalinienne "des partis à deux composantes, ouvrière et paysanne" appliquée à l’Orient est la généralisation et la légitimation de la pratique à l’égard du Kuomintang ; l’application de cette théorie au Japon, en Inde, en Indonésie, en Corée a sapé l’autorité du communisme et a retardé le développement révolutionnaire du prolétariat pour de longues années. La même politique perfide a été menée, bien que moins cyniquement, aux Etats-Unis, en Angleterre et dans tous les pays d’Europe jusqu’en 1928.

La lutte de l’opposition de gauche pour l’indépendance complète et inconditionnelle du Parti communiste et de sa politique, dans toutes les conditions historiques et à toutes les étapes du développement du prolétariat, provoqua une tension extrême des rapports entre l’opposition et la fraction de Staline au moment où il fit bloc avec Tchang Kaï-chek, Wan Tin-wei, Purcell, Raditch, Lafollette, etc. Il est inutile de rappeler qu’aussi bien Thaelmann et Remmele que Brandler et Thalheimer, furent tous dans cette lutte entièrement du côté de Staline contre les bolcheviks-léninistes. C’est pourquoi, nous n’avons pas à recevoir de leçons de Staline et de Thaelmann en ce qui concerne l’indépendance de la politique du Parti communiste !

Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire, mais à travers la lutte de classe, qui ne souffre pas d’interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l’unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d’une entreprise, que pour les combats politiques "nationaux", tel que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique de front unique n’est pas quelque chose d’occasionnel et d’artificiel, ni une manœuvre habile, - non, elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat. Le passage du Manifeste du Parti communiste, où il est dit que les communistes ne s’opposeront pas au prolétariat, qu’ils n’ont pas d’autres objectifs et d’autres tâches que celles du prolétariat, exprime l’idée que la lutte du parti pour gagner la majorité de la classe ne doit, en aucun cas, entrer en contradiction avec le besoin que ressentent les ouvriers d’unir leurs rangs dans le combat.

Le Rote Fahne condamne avec raison l’affirmation selon laquelle "les intérêts de classe sont au-dessus des intérêts du parti". En fait, il y a coïncidence entre les intérêts bien compris de la classe et les tâches correctement formulées du parti. Tant que l’affaire se limite à cette affirmation historico-philosophique, la position du Rote Fahne est inattaquable. Mais les conclusions politiques qu’il en tire, bafouent directement le marxisme.

L’identité de principe des intérêts du prolétariat et des tâches du Parti communiste ne signifie pas que le prolétariat dans son ensemble est dès aujourd’hui conscient de ses intérêts, ni que le parti les formule correctement dans n’importe quelles conditions. La nécessité même du parti découle précisément du fait que le prolétariat ne naît pas avec une compréhension toute faite de ses intérêts historiques. La tâche du parti consiste à apprendre, à démontrer au prolétariat son droit à la direction sur la base de l’expérience des luttes. Cependant, la bureaucratie stalinienne considère qu’on peut exiger tout simplement du prolétariat qu’il se soumette à la seule vue du passeport du parti, portant le cachet de l’Internationale communiste.

Tout front unique, qui n’est pas placé d’avance sous la direction du Parti communiste, répète le Rote Fahne, est dirigé contre les intérêts du prolétariat. Celui qui ne reconnaît pas la direction du Parti communiste, est par-là même un "contre-révolutionnaire". L’ouvrier est obligé de croire l’organisation communiste sur parole et à l’avance. Partant de l’identité de principe des tâches du parti et de la classe, le fonctionnaire s’arroge le droit de donner des ordres à la classe. La tâche historique, que le Parti communiste doit encore remplir : l’unification sous son drapeau de la majorité écrasante des ouvriers, le bureaucrate la transforme en ultimatum, en revolver appuyé contre la tempe de la classe ouvrière. La pensée dialectique est remplacée par une pensée formaliste, administrative et bureaucratique.

La tâche historique qu’il faut accomplir, est considérée comme déjà accomplie. La confiance qu’il faut gagner, est considérée comme déjà gagnée. Il est évident que c’est une solution de facilité. Mais, cela ne fait pas beaucoup avancer l’affaire. En politique, il faut partir de ce qui existe et non de ce qu’on souhaite qu’il y ait, ni de ce qui sera. Si on la pousse jusqu’au bout, la position de la bureaucratie stalinienne est, au fond, la négation du parti. En effet, à quoi se réduit tout son travail historique, si le prolétariat doit reconnaître à l’avance la direction de Thaelmann et Remmele ?

De l’ouvrier qui veut rejoindre les rangs des communistes le parti a le droit d’exiger : tu dois accepter notre programme, nos statuts et la direction de nos organismes élus. Mais il est absurde et criminel de poser à priori la même exigence, ou même une partie de cette exigence, aux masses ouvrières ou aux organisations ouvrières, alors qu’il s’agit d’actions communes pour des tâches militantes bien déterminées. Cela signifie saper les fondements mêmes du parti, qui ne peut remplir sa fonction que dans le cadre de rapports corrects avec la classe. Au lieu de lancer un ultimatum unilatéral qui irrite et offense les ouvriers, il faut proposer un programme précis d’actions communes : c’est la voie la plus sûre pour conquérir la direction effective.

L’ultimatisme est une tentative pour violer la classe ouvrière, quand on n’arrive pas à la convaincre : si vous, les ouvriers, ne reconnaissez pas la direction de Thaelmann-Remmele-Neumann, nous ne vous permettrons pas de faire le front unique. Un ennemi perfide n’aurait pas pu imaginer de situation plus désavantageuse que celle dans laquelle se placent les chefs du Parti communiste. Sur cette voie ils courent à leur perte.

La direction du Parti communiste allemand ne fait que souligner plus clairement son ultimatisme, lorsque dans ses appels elle fait machine arrière de façon purement casuistique : "Nous ne vous demandons pas d’accepter à l’avance nos conceptions communistes." Cela sonne comme une excuse pour une politique qui n’a aucune excuse. Quand le parti déclare qu’il se refuse à engager quelques négociations que ce soit avec les autres organisations, mais qu’il permet aux ouvriers sociaux-démocrates de rompre avec leur organisation et de se placer sous la direction du Parti communiste, sans se dire communistes, cela relève du plus pur ultimatisme. Le recul en ce qui concerne "les conceptions communistes" est tout à fait ridicule : le fait de se dire communiste n’arrête pas l’ouvrier qui est prêt à rompre dès aujourd’hui avec son parti, pour prendre part à la lutte sous la direction communiste. L’ouvrier est étranger aux subterfuges diplomatiques et au jeu des étiquettes. Il juge la politique et l’organisation sur le fond. Il reste à la social-démocratie tant qu’il ne fait pas confiance à la direction communiste. On peut dire sans risque de se tromper que la majorité des ouvriers sociaux-démocrates restent encore aujourd’hui dans leur parti, non pas parce qu’ils font confiance à la direction réformiste, mais uniquement parce qu’ils n’ont pas encore confiance dans la direction communiste. Mais, dès aujourd’hui, ils veulent se battre contre le fascisme. Si on leur indique la prochaine étape de la lutte commune, ils exigeront de leur organisation qu’elle s’engage sur cette voie. S’ils sentent une résistance de la part de leur organisation, ils peuvent aller jusqu’à rompre avec elle.

Au lieu d’aider les ouvriers sociaux-démocrates à trouver leur voie par l’expérience, le Comité central du Parti communiste aide les chefs de la social-démocratie contre les ouvriers. Leur répugnance à se battre, leur peur de la lutte, leur incapacité à se battre, les Wels et les Hilferding les dissimulent aujourd’hui avec succès, en se référant à la volonté du Parti communiste de ne pas participer à une lutte commune. Le refus obstiné, stupide, absurde de la politique de front unique de la part du Parti communiste est devenu dans les conditions actuelles, la ressource politique primordiale de la social-démocratie. C’est précisément pourquoi, la social-démocratie, avec le parasitisme qui la caractérise, s’accroche ainsi à notre critique de la politique ultimatiste de Staline-Thaelmann.

Les dirigeants officiels de l’Internationale communiste pérorent aujourd’hui d’un air pénétré sur l’élévation du niveau théorique du parti et sur l’étude de "l’histoire du bolchevisme". En fait, "le niveau" ne fait que baisser, les leçons du bolchevisme sont oubliées, déformées, foulées aux pieds. Toutefois, il est très facile de trouver dans l’histoire du parti russe le précurseur de la politique actuelle du Comité central du parti allemand : c’est le défunt Bogdanov, fondateur de l’ultimatisme (ou otzovisme). Dès 1905, il pensait qu’il était impossible aux bolcheviks de participer au Soviet de Pétersbourg, si le Soviet ne reconnaissait pas au préalable la direction sociale-démocrate. Sous l’influence de Bogdanov, le bureau de Pétersbourg du Comité central des bolcheviks adopta en octobre 1905 la résolution suivante : présenter au Soviet de Pétersbourg une motion exigeant qu’il reconnaisse la direction du parti ; sinon, quitter le Soviet. Le jeune avocat Krassikov, membre en ce temps-là du Comité central des bolcheviks, présenta cet ultimatum à la séance plénière du Soviet. Les députés ouvriers, parmi lesquels se trouvaient aussi des bolcheviks, se regardèrent avec étonnement, puis passèrent à l’ordre du jour. Personne ne quitta le Soviet. Bientôt, Lénine arriva de l’étranger et passa un vigoureux savon aux ultimatistes : on ne peut pas, dit-il, obliger par des ultimatums la masse à sauter les étapes nécessaires de son propre développement politique.

Bogdanov, cependant, ne renonça pas à sa méthodologie et créa par la suite une fraction "ultimatiste" ou "otzoviste" : nom qui leur avait été attribué, car ils avaient tendance à faire quitter aux bolcheviks toutes les organisations qui refusaient d’accepter l’ultimatum qu’ils leur présentaient d’en haut : "reconnais par avance notre direction". Leur politique, les ultimatistes ont essayé de l’appliquer non seulement au Soviet, mais aussi dans le domaine du parlementarisme, dans les organisations professionnelles, et, en général dans toutes les organisations légales ou semi-légales de la classe ouvrière.

La lutte de Lénine contre l’ultimatisme était une lutte pour l’établissement de rapports corrects entre le parti et la classe. Dans l’ancien parti bolchevique, les ultimatistes n’ont jamais réussi à jouer un rôle tant soit peu important : sinon, la victoire du bolchevisme aurait été impossible. Le bolchevisme tirait sa force de son attitude attentive et pleine de finesse à l’égard de la classe. Quand il fut au pouvoir, Lénine poursuivit la lutte contre l’ultimatisme, en particulier et surtout, en ce qui concerne les syndicats. "Si aujourd’hui en Russie, écrivait-il, après deux ans et demi de victoires extraordinaires sur la bourgeoisie de la Russie et de l’Entente, nous posions comme condition d’adhésion aux syndicats "la reconnaissance de la dictature", nous ferions une bêtise, nous entamerions notre influence sur les masses, nous aiderions les mencheviks. En effet, toute la tâche des communistes consiste à savoir convaincre les retardataires, à savoir travailler parmi eux, et non à s’en couper avec des mots d’ordre "de gauche" puérils".(La maladie infantile du communisme, le gauchisme.) Cela est d’autant plus impératif pour les partis communistes de l’Ouest, qui ne représentent qu’une minorité de la classe ouvrière.

Cependant, la situation a radicalement changé en URSS pendant la dernière période. Le Parti communiste, armé du pouvoir, développe déjà un autre type de rapport entre l’avant-garde et la classe : dans ce rapport entre un élément de contrainte. La lutte de Lénine contre le bureaucratisme du parti et des Soviets impliquait fondamentalement une lutte non pas contre la mauvaise organisation des bureaux, les lenteurs administratives, la négligence, etc., mais contre l’assujettissement de la classe à l’appareil, contre la transformation de la bureaucratie du parti en une nouvelle couche "dirigeante". Le conseil de Lénine avant sa mort : créer une commission de contrôle prolétarienne, indépendante du Comité central, et écarter Staline et sa fraction de l’appareil du parti, était dirigé contre la dégénérescence bureaucratique du parti. Pour une série de raisons, dans lesquelles nous ne pouvons pas entrer ici, le parti a négligé ce conseil. La dégénérescence bureaucratique du parti a été poussée à l’extrême ces dernières années. L’appareil stalinien ne fait que commander. Le langage du commandement est le langage de l’ultimatisme. Tout ouvrier doit reconnaître par avance que toutes les décisions du Comité central passées, présentes et futures, sont infaillibles. Les prétentions à l’infaillibilité ont d’autant plus crû que la politique devenait plus erronée.

Ayant pris en main l’appareil de l’Internationale communiste, la fraction stalinienne exporta naturellement ses méthodes dans les sections étrangères, c’est-à-dire dans les partis communistes des pays capitalistes. La politique de la direction allemande est le reflet de la politique de la direction moscovite.

Thaelmann voit comment la bureaucratie stalinienne commande en proclamant contre-révolutionnaires tous ceux qui ne reconnaissent pas son infaillibilité. En quoi Thaelmann est-il pire que Staline ? Si la classe ouvrière ne se place pas humblement sous sa direction, c’est parce que la classe ouvrière est contre-révolutionnaire. Ceux qui signalent à Thaelmann le caractère désastreux de l’ultimatisme sont doublement contre-révolutionnaires. Les œuvres complètes de Lénine sont parmi les œuvres les plus contre-révolutionnaires. Ce n’est pas en vain que Staline les a censurées sans pitié, particulièrement en ce qui concerne les éditions en langues étrangères.

Si l’ultimatisme est néfaste dans n’importe quelles conditions ; si, en URSS, il signifie le gaspillage du capital moral du parti, il est doublement injustifié dans les partis occidentaux, qui en sont seulement à accumuler leur capital moral. En Union soviétique, la révolution victorieuse a au moins créé les conditions matérielles pour l’ultimatisme bureaucratique sous la forme de l’appareil de répression. Dans les pays capitalistes, y compris en Allemagne, l’ultimatisme se transforme en une caricature impuissante qui est un obstacle à la marche du Parti communiste vers le pouvoir. L’ultimatisme de Thaelmann-Remmele est avant tout ridicule. Et le ridicule tue, particulièrement quand il s’agit du parti de la révolution.

Transportons pour une minute le problème dans l’arène politique de l’Angleterre, où le Parti communiste (par suite des erreurs funestes de la bureaucratie stalinienne) continue à ne représenter encore qu’une infime partie du prolétariat. Si on admet que toute forme de front unique, sauf s’il est communiste, est "contre-révolutionnaire", il devient évident que le prolétariat britannique doit remettre la lutte jusqu’à ce que le Parti communiste soit à sa tête. Mais le Parti communiste ne peut prendre la tête de la classe autrement que sur la base de l’expérience révolutionnaire de cette dernière. Or, l’expérience ne peut prendre un caractère révolutionnaire que si le parti entraîne dans la lutte des millions d’ouvriers. Et, il n’est possible d’entraîner dans la lutte des masses non communistes et, à plus forte raison, organisées, que sur la base de la politique de front unique. Nous tombons dans un cercle vicieux dont l’ultimatisme bureaucratique ne permet pas de trouver la sortie. Mais la dialectique révolutionnaire a depuis longtemps indiqué la sortie, en se fondant sur une multitude d’exemples dans les domaines les plus divers : combinaison de la lutte pour le pouvoir et de la lutte pour des réformes ; indépendance complète du parti mais unité des syndicats ; lutte contre le régime bourgeois, tout en utilisant ses institutions ; critique implacable du parlementarisme du haut de la tribune parlementaire ; lutte sans pitié contre le réformisme, tout en concluant avec les réformistes des accords pratiques pour des tâches partielles.

En Angleterre, l’inconsistance de l’ultimatisme saute aux yeux, vue la faiblesse extraordinaire du Parti communiste. En Allemagne, le caractère désastreux de l’ultimatisme est quelque peu masqué par les effectifs importants du parti et par leur croissance. Mais le parti allemand croît sous la pression des circonstances et non grâce à la politique de la direction ; non pas grâce à l’ultimatisme, mais malgré lui. De plus, la croissance numérique n’est pas décisive : c’est les rapports politiques entre le parti et la classe qui sont décisifs. Sur cette ligne fondamentale, la situation ne s’améliore pas, car le parti allemand a élevé entre lui et la classe les barbelés de l’ultimatisme.

4. Les zigzags des staliniens dans la question du front unique

L’ancienne sociale-démocrate Torchors (Düsseldorf), qui est passée au Parti communiste, dit dans un rapport officiel qu’elle prononça au nom du parti à Francfort vers la mi-janvier :

"Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués, et manœuvrer en ce sens en leur proposant l’unité au sommet n’est qu’un gaspillage d’énergie." Nous citons d’après le journal communiste de Francfort qui couvre de louanges ce rapport. "Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués." Suffisamment pour l’oratrice, qui est passée de la social-démocratie au Parti communiste (ce qui, bien sûr, est tout à son honneur), mais insuffisamment pour les millions d’ouvriers qui votent pour la social-démocratie et tolèrent à leur tête la bureaucratie réformiste des syndicats.

Cependant, il est inutile de se référer à un rapport isolé. Dans le dernier des appels du Rote Fahne (28 janvier) qui m’est parvenu, il est à nouveau démontré qu’il n’est admissible de créer le front unique que contre les chefs de la social-démocratie et sans eux. Pourquoi ? Parce que "personne de ceux qui ont vécu et supporté les actions de ces "chefs" pendant ces huit dernières années ne les croira". Mais que faire, demandons-nous avec ceux qui sont venus à la politique depuis moins de dix-huit ans et même depuis moins de dix-huit mois ? Depuis le début de la guerre de nouvelles générations politiques ont grandi ; elles doivent faire elles-mêmes l’expérience de la génération aînée, ne serait-ce qu’à une échelle extrêmement réduite. "Il s’agit justement, enseignait Lénine aux ultra-gauches, de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses." Mais l’ancienne génération sociale-démocrate, qui a fait l’expérience de ces dix-huit années, n’a absolument pas rompu avec ses chefs. Au contraire, c’est précisément dans la social-démocratie que restent beaucoup de "vieux", liés au parti par de fortes traditions. Il est regrettable, évidemment, que les masses mettent tant de temps à faire leur apprentissage. Mais dans une large mesure la faute en incombe aux "pédagogues" communistes, qui n’ont pas su démasquer concrètement la nature criminelle du réformisme. Il faut, au moins, tirer profit de la nouvelle situation, alors que l’attention des masses est concentrée au plus haut point sur le danger mortel, pour soumettre les réformistes à une nouvelle épreuve qui sera, peut-être, cette fois-ci décisive.

Sans cacher ni modérer en rien notre opinion sur les chefs de la social-démocratie, nous pouvons et nous devons dire aux ouvriers sociaux-démocrates : "Comme, d’un côté, vous êtes d’accord pour vous battre avec nous, et que, de l’autre, vous ne voulez pas encore rompre avec vos chefs, voilà ce que nous vous proposons : obligez-les à entreprendre une lutte commune avec nous pour telles et telles tâches pratiques, par tels et tels moyens ; en ce qui nous concerne, nous, communistes, sommes prêts." Que peut-il y avoir de plus simple, de plus clair, de plus convaincant que cela ?

C’est précisément dans ce sens que j’écrivais - avec l’intention délibérée de susciter l’effroi sincère ou l’indignation feinte des imbéciles et des charlatans, - que, dans la lutte contre le fascisme, nous étions prêts à conclure des accords pratiques militants avec le diable, avec sa grand-mère, et même avec Noske et Zörgiebel [1].

Le parti officiel viole lui-même à chaque pas sa position figée. Dans ses appels à un "front unique rouge" (avec lui-même), il avance invariablement la revendication de "liberté illimitée des manifestations, des réunions, des coalitions et de la presse prolétariennes". C’est un mot d’ordre absolument juste. Mais dans la mesure où le Parti communiste parle de journaux, de réunions, etc., prolétariens et non pas seulement communistes, il avance en fait le mot d’ordre de front unique avec la social-démocratie elle-même, qui édite des journaux ouvriers, convoque des assemblées, etc. Le comble de l’absurdité est d’avancer des mots d’ordre politiques, qui contiennent l’idée de front unique avec la social-démocratie, et de refuser les accords pratiques pour se battre sur ces mots d’ordre.

Münzenberg, chez qui se disputent la ligne générale et le bon sens mercantile, écrivait en novembre dans Der rote Aufbau : "Il est vrai que le national-socialisme est l’aile la plus réactionnaire, la plus chauvine et la plus féroce du mouvement fasciste en Allemagne, et qu’effectivement, tous les cercles de gauche (!) ont le plus grand intérêt à s’opposer au renforcement de l’influence et de la puissance de cette aile du fascisme allemand." Si le parti d’Hitler est l’aile "la plus réactionnaire, la plus féroce", le gouvernement Brüning est donc moins féroce et moins réactionnaire. Münzenberg en arrive ici à pas de loup à la théorie du "moindre mal". Pour sauver les apparences d’orthodoxie, Münzenberg distingue différentes sortes de fascisme : le léger, le moyen et le fort, comme s’il s’agissait de tabac turc. Mais si tous les "cercles de gauche" (et quels sont leurs noms ?) sont intéressés à la victoire sur le fascisme, ne serait-il pas nécessaire de soumettre ces "cercles de gauche" à une épreuve pratique ?

N’est-il pas clair qu’il fallait s’emparer immédiatement de la proposition diplomatique et équivoque de Breitscheid, en avançant de notre côté un programme pratique, concret et bien élaboré, de lutte commune contre le fascisme, et en exigeant une réunion commune des directions des deux partis, avec la participation de la direction des syndicats libres ? En même temps, il fallait diffuser énergiquement ce programme, à tous les niveaux des deux partis et dans les masses. Les négociations auraient dû se dérouler sous les yeux du peuple entier : la presse aurait dû en donner un compte rendu quotidien, sans exagérations ni inventions absurdes. Les ouvriers sont infiniment plus réceptifs à une telle agitation concrète qui frappe juste, qu’aux glapissements continuels sur le thème du "social-fascisme". Si on avait posé le problème de cette manière, la social-démocratie n’aurait pas pu, même un seul instant, se cacher derrière le décor en carton du "front de fer".

Relisez La maladie infantile du communisme, le gauchisme : c’est aujourd’hui le livre le plus actuel. C’est précisément à propos de situations analogues à celle que nous avons aujourd’hui en Allemagne que Lénine parle - nous citons textuellement - de la "nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromissions avec les différents groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants... Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre." Or quelle est l’attitude du Parti communiste ? Dans ses journaux, il répète quotidiennement que pour lui seul est acceptable " le front unique qui sera dirigé contre Brüning, Severing, Leipart, Hitler et leurs semblables". Face au soulèvement prolétarien, il n’y a pas de doute qu’il n’y aura aucune différence entre Brüning, Severing, Leipart et Hitler. Les socialistes révolutionnaires et les mencheviks se sont alliés aux cadets et aux korniloviens contre le soulèvement des bolcheviks en octobre : Kérensky conduisait sur Pétrograd le général cosaque cent-noirs, Krasnov, les mencheviks soutenaient Kornilov et Krasnov, les socialistes révolutionnaires organisaient le soulèvement des Junkers sous la direction d’officiers monarchistes.

Mais cela ne signifie absolument pas que Brüning, Severing, Leipart et Hitler appartiennent toujours et dans toutes les conditions au même camp. Maintenant, leurs intérêts divergent. Pour la social-démocratie, la question est, en ce moment, moins de défendre les fondements de la société capitaliste contre la révolution prolétarienne, que de défendre le système bourgeois semi-parlementaire contre le fascisme. Ce serait une très grande bêtise que de refuser d’utiliser cet antagonisme.

"Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale..., écrivait Lénine dans la Maladie infantile, et renoncer à priori à louvoyer, à exploiter les oppositions d’intérêts (fussent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fussent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels), n’est-ce pas d’un ridicule achevé ?" Nous citons à nouveau textuellement : les mots entre parenthèses soulignés par nous sont de Lénine.

Et plus loin : "On ne peut triompher d’un adversaire plus puissant qu’au prix d’une extrême tension des forces et à la condition expresse d’utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre "fissure" entre les ennemis." Que font Thaelmann et Remmele dirigés par Manouilsky ? La fissure entre la social-démocratie et le fascisme - et quelle fissure ! - ils essaient de toutes leurs forces de la colmater à l’aide de la théorie du social-fascisme et de la pratique de sabotage du front unique.

Lénine exigeait qu’on utilise chaque "possibilité de s’assurer un allié numériquement fort, fût-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a rien compris au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain". Regardez, prophètes de la nouvelle école stalinienne : il est dit ici clairement et précisément, que vous n’avez rien compris au marxisme. Cela, c’est Lénine qui l’a dit de vous : accusez réception !

Mais sans victoire sur la social-démocratie, rétorquent les staliniens, il ne peut y avoir de victoire sur le fascisme. Cela est-il vrai ? Dans un certain sens c’est vrai. Mais le théorème inverse est également vrai : la victoire sur la social-démocratie italienne est impossible sans victoire sur le fascisme italien. Le fascisme de même que la social-démocratie sont les instruments de la bourgeoisie. Tant que dominera le capital, la social-démocratie et le fascisme continueront à exister dans différentes combinaisons. Ainsi tous les problèmes se réduisent à un seul dénominateur : le prolétariat doit renverser le régime bourgeois.

Mais c’est précisément aujourd’hui, alors que ce régime chancelle en Allemagne, que le fascisme vient à sa rescousse. Pour mettre à bas ce défenseur, il faut, nous dit-on, en finir au préalable avec la social-démocratie... Un schématisme aussi figé nous place dans un cercle vicieux. On ne peut en sortir que sur le terrain de l’action. Le caractère de l’action est déterminé non par le jeu de catégories abstraites, mais par les rapports réels des forces historiques vivantes.

Non, rabâchent les fonctionnaires, liquidons "d’abord" la social-démocratie. Par quel moyen ? C’est très simple : en donnant l’ordre aux organisations du parti de recruter dans tel délai cent mille nouveaux membres. De la pure propagande au lieu de la lutte politique, un plan de bureaucrate à la place d’une stratégie dialectique. Et si le développement réel de la lutte de classe posait dès aujourd’hui à la classe ouvrière la question du fascisme, comme une question de vie ou de mort ? Il faut alors que la classe ouvrière tourne le dos au problème, il faut l’endormir, il faut la convaincre que la lutte contre le fascisme est une tâche secondaire, que cette tâche peut attendre, qu’elle se résoudra d’elle-même, que le fascisme domine déjà en fait, qu’Hitler n’apportera rien de nouveau, qu’il ne faut pas avoir peur d’Hitler, qu’Hitler fraye seulement la voix aux communistes.

C’est peut-être une exagération ? Non, c’est l’idée directrice véritable et évidente des chefs du Parti communiste. Ils ne la poussent pas toujours jusqu’au bout. Lorsqu’ils sont confrontés aux masses, ils font souvent machine arrière sur leurs dernières conclusions, amalgamant différentes positions, embrouillant les ouvriers et s’embrouillant eux-mêmes ; mais chaque fois qu’ils essaient de s’en sortir, ils partent de la victoire inévitable du fascisme.

Le 14 octobre de l’année dernière, Remmele, l’un des trois chefs officiels du Parti communiste, déclarait au Reichstag : "C’est M. Brüning lui-même qui a dit très clairement : quand ils (les fascistes) seront au pouvoir, le front unique du prolétariat se réalisera et balayera tout" (bruyants applaudissements sur les bancs communistes). Que Brüning cherche à effrayer la bourgeoisie et la social-démocratie par une telle perspective, c’est compréhensible : il défend son pouvoir. Que Remmele console les ouvriers avec cette perspective, c’est une honte : il prépare le pouvoir d’Hitler, car toute cette perspective est radicalement fausse et témoigne d’une incompréhension totale de la psychologie des masses et de la dialectique de la lutte révolutionnaire. Si le prolétariat d’Allemagne, qui est aujourd’hui le témoin direct de tous les événements, laisse les fascistes accéder au pouvoir, c’est-à-dire fait preuve d’un aveuglement et d’une passivité absolument criminelles, il n’y a décidément aucune raison de compter sur le fait qu’après l’arrivée des fascistes au pouvoir, le même prolétariat secouera sa passivité et "balayera tout" : en tous les cas ce n’est pas ce qui s’est passé en Italie. Remmele raisonne entièrement dans l’esprit des phraseurs français petit bourgeois du XIXe siècle, qui faisaient preuve d’une incapacité totale à entraîner les masses à leur suite, mais qui, par contre, étaient fermement convaincus que, lorsque Louis Bonaparte prendrait la tête de la République, le peuple se lèverait sans attendre pour les défendre et "balayerait tout". Cependant le peuple, qui avait laissé l’aventurier Louis Bonaparte accéder au pouvoir, s’avéra, évidemment, incapable de le balayer ensuite. Il fallut pour cela de nouveaux événements importants, des secousses historiques, y compris la guerre.

Le front unique du prolétariat, pour Remmele, n’est réalisable, nous l’avons vu, qu’après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Peut-il y avoir d’aveu plus pitoyable de sa propre carence ? Puisque nous, Remmele et Cie, sommes incapables d’unir le prolétariat, nous chargeons Hitler de cette tâche. Quand il aura uni pour nous le prolétariat, nous nous montrerons dans toute notre force. Puis vient une déclaration fanfaronne : "Nous sommes les vainqueurs de demain, et la question n’est déjà plus : qui écrasera qui ? Cette question est déjà résolue (applaudissements sur les bancs communistes). Il n’y a plus qu’une seule question : à quel moment renverserons-nous la bourgeoisie ?" Rien que ça ! On appelle cela en russe, toucher le ciel du doigt. Nous sommes les vainqueurs de demain. Pour cela, il ne nous manque plus aujourd’hui que le front unique.

Hitler nous le donnera demain, quand il arrivera au pouvoir. Donc le vainqueur de demain ne sera pas Remmele, mais Hitler. Mais alors, mettez-vous ça dans la tête : l’heure de la victoire des communistes n’est pas prés de sonner.

Remmele sent lui-même que son optimisme boite de la jambe gauche, et il essaie de la consolider. "Ces messieurs les fascistes ne nous effraient pas, ils s’useront plus vite que n’importe quel autre gouvernement ("tout à fait vrai", sur les bancs des communistes)". La preuve : les fascistes veulent l’inflation du papier monnaie, et c’est la ruine pour les masses populaires ; par conséquent, tout s’arrangera on ne peut mieux. C’est ainsi que l’inflation verbale de Remmele égare les ouvriers allemands.

Nous avons ici le discours programmatique d’un chef officiel du parti, édité en un grand nombre d’exemplaires et qui doit servir à la campagne d’adhésions du Parti communiste : un formulaire tout prêt d’adhésion au parti est imprimé à la fin du discours. Ce discours programmatique est entièrement construit sur la capitulation devant le fascisme. "Nous ne craignons pas" la venue d’Hitler au pouvoir. Mais c’est en fait une formule inversée de lâcheté. "Nous" ne nous considérons pas comme capable d’empêcher Hitler d’arriver au pouvoir ; pire : nous, bureaucrates, sommes tellement pourris, que nous n’osons pas envisager sérieusement la lutte contre Hitler. C’est pourquoi, "nous n’avons pas peur". De quoi n’avez-vous pas peur : de la lutte contre Hitler ? Non, ils n’ont pas peur... de la victoire d’Hitler. Ils n’ont pas peur de se soustraire au combat. Ils n’ont pas peur de reconnaître leur propre lâcheté. Honte, trois fois honte ! Dans l’une de mes dernières brochures, j’écrivais que la bureaucratie stalinienne se préparait à tendre un piège à Hitler..sous la forme du pouvoir d’Etat. Les plumitifs communistes, qui vont de Münzenberg à Ullstein et de Mosse à Münzenberg, déclarèrent immédiatement : "Trotsky calomnie le Parti communiste." N’est-ce pas clair : par hostilité pour le communisme, par haine pour le prolétariat allemand, par désir ardent de sauver le capitalisme allemand, Trotsky attribue à la bureaucratie stalinienne un plan de capitulation. En fait, je n’ai fait que résumer le discours programmatique de Remmele et l’article théorique de Thaelmann. Où est donc la calomnie ?

Thaelmann et Remmele restent en cela pleinement fidèles à l’évangile stalinien. Rappelons encore une fois ce que Staline enseigna à l’automne 1923, alors qu’en Allemagne tout se tenait, comme aujourd’hui, sur le fil du rasoir : "Les communistes, écrivait Staline à Zinoviev et Boukharine, doivent-ils s’efforcer (au stade actuel) de s’emparer du pouvoir sans la social-démocratie, sont-ils déjà mûrs pour cela, - voilà, d’après moi, le fond de la question... Si aujourd’hui en Allemagne le pouvoir tombe, pour ainsi dire, et que les communistes le ramassent, ils s’effondreront avec éclat. Cela "dans le meilleur" des cas. Et dans le pire, ils seront mis en pièces et rejetés... Evidemment, les fascistes veillent, mais il est plus avantageux pour nous que les fascistes attaquent les premiers : cela rassemblera toute la classe ouvrière autour des communistes... A mon avis, il faut retenir les Allemands, et non les encourager. "

Dans sa brochure sur la Grève de masse, Langner écrit : "L’affirmation (de Brandler), selon laquelle la lutte d’octobre (1923) aurait amené une "défaite décisive", n’est rien d’autre qu’une tentative d’enjoliver les erreurs opportunistes et la capitulation opportuniste sans combat" (p. 101). C’est tout à fait vrai. Mais qui fut donc l’instigateur de "la capitulation sans combat" ? Qui "retenait" au lieu d’"encourager" ? En 1931, Staline ne fit que développer sa formule de 1923 : que les fascistes prennent le pouvoir, ils ne feront que nous frayer la route. Evidemment, il est beaucoup moins dangereux d’attaquer Brandler que Staline : les Langner le savent bien...

Il est vrai que ces deux derniers mois - et les protestations résolues de la gauche n’y sont pas pour rien - un certain changement est intervenu : le Parti communiste ne dit plus qu’Hitler doit prendre le pouvoir pour s’épuiser rapidement ; aujourd’hui, il insiste plus sur l’aspect opposé de la question : il ne faut pas remettre la lutte contre le fascisme à l’arrivée d’Hitler au pouvoir ; il faut mener la lutte maintenant, en soulevant les ouvriers contre les décrets de Brüning, en élargissant et en approfondissant la lutte dans l’arène économique et politique. C’est tout à fait juste. Tout ce que disent les représentants du Parti communiste dans ce cadre est incontestable. Sur ce point il n’y a pas de désaccord entre nous. Mais il reste tout de même la question principale : comment passer des paroles aux actes ?

La majorité écrasante des membres du parti et une partie importante de l’appareil - nous n’en doutons nullement veulent sincèrement la lutte. Mais il faut regarder la réalité en face : cette lutte n’existe pas, on ne la voit pas venir. Les décrets de Brüning sont passés impunément. La trêve de Noël ne fut pas rompue. La politique de grèves partielles improvisées, à en juger les comptes rendus qu’en donne le Parti communiste lui-même, n’a pas donné de résultat sérieux jusqu’à maintenant. Les ouvriers le voient. On ne peut pas les convaincre par un seul cri.

Le Parti communiste rejette sur la social-démocratie la responsabilité de la passivité des masses. Historiquement, c’est incontestable. Mais nous ne sommes pas des historiens, mais des militants politiques révolutionnaires. Il ne s’agit pas de recherches historiques, mais des moyens permettant de sortir de l’impasse.

Le SAP, qui au début de son existence posait de manière formelle (particulièrement dans les articles de Rosenfeld et de Seydewitz) la question de la lutte contre le fascisme et faisait coïncider la contre-attaque avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, a fait un certain pas en avant. Sa presse exige maintenant qu’on organise rapidement la résistance au fascisme, en soulevant les ouvriers contre la famine et le joug policier. Nous reconnaissons volontiers que le changement dans la position du SAP s’est produit sous l’influence de la critique communiste : l’une des tâches du communisme consiste à faire avancer le centrisme en critiquant son caractère hybride. Mais cela est insuffisant : il faut utiliser politiquement les fruits de cette critique, en proposant au SAP de passer des paroles aux actes. Il faut soumettre le SAP à une épreuve pratique, publique et claire : non en interprétant des citations isolées - cela ne saurait suffire - mais en proposant de se mettre d’accord sur des moyens pratiques précis de résistance. Si le SAP révèle sa carence, l’autorité du Parti communiste en sortira renforcée, et le parti intermédiaire sera rapidement liquidé. Qu’y a-t-il à craindre ?

Il n’est cependant pas vrai que le SAP ne veut pas se battre sérieusement. Il y a en lui plusieurs tendances. Aujourd’hui, dans la mesure où l’affaire se résume à une propagande abstraite pour le front unique, les contradictions internes sommeillent. Quand on passera à la lutte, elles resurgiront. Seul le Parti communiste peut y gagner.

Mais il reste encore la question principale : celle de la social-démocratie (SPD). Si elle rejette les propositions pratiques que le SAP a acceptées, cela créera une nouvelle situation. Les centristes, qui voudraient se maintenir à égale distance du Parti communiste et de la social-démocratie, récriminer contre l’un ou contre l’autre et se renforcer sur le compte des deux (telle est la philosophie que développe Urbahns), se retrouveraient immédiatement suspendus dans le vide, car il deviendrait manifeste que c’est précisément la social-démocratie qui sabote la lutte révolutionnaire. N’est-ce pas un sérieux avantage ? Les ouvriers du SAP tourneraient alors résolument leurs regards du côté du Parti communiste.

Mais le refus de Wels et Cie d’accepter le programme d’action accepté par le SAP, ne passerait pas impunément même pour la social-démocratie. Le Vorwärts perdrait immédiatement la possibilité de se plaindre de la passivité du Parti communiste. L’attraction pour le front unique grandirait aussitôt chez les ouvriers sociaux-démocrates. Et cela équivaudrait à une attraction pour le Parti communiste. N’est-ce pas clair ?

A chacune de ces étapes et à chacun de ces tournants, le Parti communiste découvrirait de nouvelles possibilités. Au lieu de la répétition monotone des mêmes formules toutes faites, devant le même auditoire, il gagnerait la possibilité de mobiliser de nouvelles couches, de les instruire sur la base de l’expérience vivante, de les tremper et de renforcer son hégémonie dans la classe ouvrière.

Il ne peut y avoir de discussion sur le fait que le Parti communiste renonce dans le même temps à la direction indépendante de grèves, de manifestations, de campagnes politiques. Il garde sa pleine liberté d’action. Il n’attend personne.

Mais sur la base de ses actions, il manœuvre activement en direction des autres organisations ouvrières, détruit le cloisonnement parmi les ouvriers, fait apparaître au grand jour les contradictions du réformisme et du centrisme, fait progresser la cristallisation révolutionnaire dans le prolétariat.

Notes

[1] La revue française Les Cahiers du bolchevisme, la plus stupide et la plus ignorante de toutes les productions de la bureaucratie stalinienne, s’est emparée avidement de l’allusion à la grand-mère du diable, évidemment sans se douter le moins du monde qu’elle a dans la littérature marxiste une très longue histoire. L’heure est proche, espérons-le, où les ouvriers révolutionnaires expédieront à la grand-mère mentionnée ci-dessus leurs professeurs ignares et de mauvaise foi, pour qu’ils y fassent leur apprentissage.

5. Rappel historique sur la question du front unique

Les considérations sur la politique de front unique découlent des nécessités à ce point fondamentales et impératives de la lutte classe contre classe (dans le sens marxiste et non bureaucratique de ces mots), qu’il est impossible de lire sans rougir d’indignation et de honte, les objections de la bureaucratie stalinienne. On peut expliquer quotidiennement les idées les plus simples aux ouvriers ou aux paysans les plus arriérés et les plus ignorants, et n’éprouver en faisant cela aucune lassitude ; dans ce cas, il s’agit de mettre en mouvement des couches nouvelles. Mais quel malheur, lorsqu’il faut démontrer et expliquer des idées élémentaires à des gens dont le cerveau a été laminé par la presse bureaucratique1 Que faire avec les "chefs", qui n’ont pas d’arguments logiques à leur disposition, mais qui ont, par contre, sous la main un répertoire d’injures internationales ? Les positions fondamentales du marxisme sont qualifiées à l’aide d’un seul et unique terme : "contre-révolution" ! Ce mot est terriblement dévalué dans la bouche de ceux qui jusqu’à présent, en tout cas, n’ont démontré en rien leur capacité à faire la révolution. Mais, qu’en est-il des décisions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste ? La bureaucratie stalinienne les reconnaît-elle, oui ou non ?

Les documents sont bien vivants et ont conservé toute leur signification jusqu’à ce jour. J’en extrais, - car ils sont très nombreux, - les thèses que j’avais élaborées entre le IIIe et le IVe Congrès pour le Parti communiste français. Elles avaient été adoptées par le Bureau politique du Parti communiste russe et le Comité exécutif de l’Internationale communiste, et publiées à cette époque en différentes langues dans les organes communistes. Nous reproduisons textuellement la partie des thèses qui est consacrée à l’argumentation et à la défense de la politique de front unique :

" ... Il est tout à fait évident que l’activité du prolétariat en tant que classe ne cesse pas pendant la période préparatoire à la révolution. Les conflits avec les patrons, avec la bourgeoisie, avec le pouvoir d’Etat, à l’initiative de l’un ou de l’autre camp, se succèdent. Dans ces conflits, dans la mesure où ils concernent les intérêts vitaux de toute la classe ouvrière, ou de sa majorité, ou de l’une ou l’autre de ses parties, les masses ouvrières ressentent la nécessité de l’unité d’action... Le parti qui s’oppose mécaniquement à cette nécessité... sera inévitablement condamné dans la conscience des ouvriers.
Le problème du front unique naît de la nécessité d’assurer à la classe ouvrière la possibilité d’un front unique dans la lutte contre le capital, malgré la scission inévitable à notre époque des organisations politiques qui s’appuient sur la classe ouvrière. Celui qui ne comprend pas cette tâche considère le parti comme une association propagandiste, et non comme une organisation d’actions de masse.
Si le Parti communiste n’avait pas rompu radicalement et définitivement avec la social-démocratie, il ne serait jamais devenu le parti de la révolution prolétarienne. Si le Parti communiste n’avait pas cherché les moyens organisationnels afin de rendre possibles à chaque instant des actions communes et coordonnées entre les masses ouvrières communistes et non communistes (y compris sociales-démocrates), il aurait par là même manifesté son incapacité à gagner la majorité de la ’classe ouvrière sur la base d’actions de masse.
Il ne suffit pas de séparer les communistes des réformistes, ni de les lier par une discipline organisationnelle ; il faut que cette organisation apprenne à diriger toutes les actions collectives du prolétariat dans tous les domaines de sa lutte réelle.
C’est la deuxième lettre de l’ABC du communisme.
Le front unique s’étend-il seulement aux masses ouvrières ou inclut-il également les chefs opportunistes ? Le fait même de poser cette question est le fruit d’un malentendu. Si nous pouvions rassembler simplement les masses ouvrières autour de notre drapeau... sans passer par les organisations réformistes, partis ou syndicats, ce serait mieux évidemment. Mais alors, la question même du front unique ne se poserait pas sous sa forme actuelle.
En dehors de toutes autres considérations, nous avons intérêt à attirer les réformistes hors de leurs repaires et à les placer à côté de nous, face aux masses combattantes. En appliquant cette tactique juste, nous ne pouvons qu’y gagner. Le communiste qui a des doutes ou des appréhensions sur ce point est semblable au nageur qui a adopté les thèses sur la meilleure façon de nager, mais qui n’ose pas se jeter à l’eau.
En concluant un accord avec d’autres organisations, nous nous imposons, évidemment, une certaine discipline d’action.
Mais cette discipline ne peut avoir un caractère absolu. Au cas où les réformistes freinent la lutte au détriment évident du mouvement pour contrebalancer la situation et l’état d’esprit des masses, nous conservons toujours, en tant qu’organisation indépendante, le droit de mener la lutte jusqu’au bout et sans nos demi-alliés temporaires.
On ne peut voir dans cette politique un rapprochement avec les réformistes, qu’en se plaçant du point de vue du journaliste qui pense s’éloigner du réformisme, quand, sans sortir de sa salle de rédaction, il le critique toujours dans les mêmes termes, et qui craint de l’affronter devant les masses ouvrières et de donner à ces dernières la possibilité de juger les communistes et les réformistes dans des conditions d’égalité, celles de la lutte de masse. Cette peur soi-disant révolutionnaire du " rapprochement " dissimule fondamentalement une passivité politique qui s’efforce de conserver un ordre des choses, où les communistes et les réformistes ont leurs sphères d’influence nettement délimitées, leurs habitués à leurs réunions, leur presse, et où tout cela crée l’illusion d’une lutte politique sérieuse.
Sur la question du front unique nous voyons se dessiner une tendance passive et indécise, masquée par une intransigeance verbale. Dès l’abord, le paradoxe suivant saute aux yeux : les éléments droitiers du parti avec leurs tendances centristes et pacifistes... apparaissent comme les adversaires les plus irréductibles du front unique, en se dissimulant derrière le drapeau de l’intransigeance révolutionnaire. Inversement, les éléments qui... dans les moments les plus difficiles étaient entièrement sur les positions de la IIIe Internationale, interviennent aujourd’hui en faveur du front unique. En fait, aujourd’hui ce sont les partisans d’une tactique passive et attentiste qui interviennent sous le masque d’une intransigeance pseudo-révolutionnaire" (Trotsky, Les cinq premières années de l’internationale communiste ; pp. 345-378 de l’édition russe).

Ne dirait-on pas que ces lignes ont été écrites aujourd’hui contre Staline, Manouilsky, ,Thaelmann, ,Remmele, ,Neumann ? En fait, elles ont été écrites il y a dix ans contre Frossard, Cachin, Charles Rappoport, Daniel Renoult et d’autres opportunistes français qui se cachaient derrière des formules ultragauches. Est-ce que les thèses citées - cette question nous la posons carrément à la bureaucratie stalinienne - étaient déjà "contre-révolutionnaires", lorsqu’elles étaient l’expression de la politique du Bureau politique russe, dirigé par Lénine, et qu’elles définissaient la politique de l’Internationale communiste ? Qu’on n’essaye pas de nous répondre que depuis les conditions ont changé : il ne s’agit pas de question conjoncturelle mais, comme il est dit dans les textes mêmes, de l’abc du communisme.

Il y a dix ans, l’Internationale communiste expliquait ainsi le fond de la politique de front unique : le Parti communiste montre dans les faits aux masses et à leurs organisations, qu’il est prêt à lutter avec elles même pour les objectifs les plus modestes, à condition qu’ils aillent dans le sens du développement historique du prolétariat ; le Parti communiste dans cette lutte tient compte, à chaque moment, de l’état d’esprit réel de la classe ; il s’adresse non seulement aux masses, mais aussi aux organisations dont la direction est reconnue par les masses ; devant les masses, il oblige les organisations réformistes à prendre publiquement position sur les tâches réelles de la lutte des classes. La politique de front unique accélère la prise de conscience révolutionnaire de la classe, en découvrant dans les faits que ce n’est pas la volonté de scission du Parti communiste, mais le sabotage conscient des chefs de la sociale-démocratie qui sape la lutte commune. Il est évident que ces idées n’ont en rien vieilli.

Comment donc expliquer que l’Internationale communiste a renoncé à la politique de front unique ? Par les échecs et les fiascos qu’a connus cette politique dans le passé. Si ces échecs, dont les causes résident non dans la politique mais dans les hommes politiques, avaient été en leur temps mis en évidence, analysés, étudiés, le Parti communiste allemand aurait été parfaitement armé face à la situation actuelle, tant d’un point de vue stratégique que tactique. Mais la bureaucratie stalinienne a agi comme le singe atteint de myopie dans la fable : .ayant mis ses lunettes sur la queue et les ayant nettoyées sans résultat, il décida qu’elles ne servaient à rien et les brisa contre une pierre. Chacun agit comme il l’entend, mais ce n’est pas la faute des lunettes.

Les erreurs dans la politique de front unique étaient de deux sortes. Le plus souvent, les organes dirigeants du Parti communiste s’adressaient aux réformistes, en proposant une lutte commune sur des mots d’ordre radicaux, ne découlant pas de la situation et ne correspondant pas au niveau de conscience des masses. Ces propositions étaient des coups tirés à blanc. Les masses restaient extérieures, les dirigeants réformistes interprétaient la proposition des communistes comme une intrigue visant à détruire la social-démocratie. Dans tous ces cas, il s’agissait d’une application purement formelle de la politique de front unique, et qui ne dépassait pas le stade des déclarations ; de fait, dans son essence même, elle ne peut donner de résultats que sur la base d’une appréciation réaliste de la situation et de l’état des masses. L’arme des "lettres ouvertes", trop fréquemment et mal utilisée, s’est enrayée et il a fallu y renoncer.

Un autre type de déformation a pris un caractère beaucoup plus fatal. Entre les mains de la direction stalinienne, la politique de front unique se transformait en une recherche d’alliances au prix de l’abandon de l’indépendance du Parti communiste. En s’appuyant sur Moscou et se croyant tout-puissants, les bureaucrates de l’Internationale communiste ont cru sérieusement qu’ils pouvaient commander aux masses, leur imposer un itinéraire, freiner le mouvement agraire et les grèves en Chine, acheter l’alliance avec Tchang Kai-Chek au prix de l’abandon de la politique indépendante du Parti communiste, rééduquer la bureaucratie des trade-unions, principaux supports de l’impérialisme britannique, derrière une table de banquet à Londres ou dans les stations thermales du Caucase, transformer les bourgeois croates, comme Raditch, en communistes, etc., etc. De plus, cela partait des meilleures intentions du monde : accélérer le développement en faisant à la place des masses ce pour quoi elles n’étaient pas encore mûres. Il n’est pas inutile de rappeler que dans toute une série de pays, en particulier en Autriche, les bureaucrates de l’Internationale communiste se sont efforcés dans la dernière période de créer à partir du sommet, de façon artificielle, une social-démocratie "de gauche" qui devait servir de pont vers le communisme. Cette mascarade n’a également conduit qu’à des échecs. Les résultats de toutes ces expériences et aventures ont été invariablement catastrophiques. Le mouvement révolutionnaire mondial a été rejeté en arrière de plusieurs années.

C’est alors que Manouilsky décida de briser les lunettes, et Kuusinen, pour ne plus se tromper, proclama tout le monde fasciste à l’exception de lui-même et de ses amis. Aujourd’hui, l’affaire est plus simple et plus claire, et désormais, il ne peut plus y avoir d’erreurs. Quel front unique peut-il y avoir avec des "sociaux-fascistes" contre des nationaux-fascistes, ou avec des "sociaux-fascistes de gauche" contre des "sociaux-fascistes de droite" ? Ayant ainsi décrit au-dessus de nos têtes un virage à 180 degrés, la bureaucratie stalinienne s’est vue forcée de déclarer contre-révolutionnaires les résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale.

6 Les leçons de l’expérience russe

Dans un de nos précédents ouvrages, nous nous sommes référés à l’expérience bolchevique dans la lutte contre Kornilov : les dirigeants officiels nous répondirent par des grognements de désapprobation. Rappelons une nouvelle fois le fond de l’affaire, pour montrer de façon plus précise et plus détaillée comment l’école stalinienne tire les leçons du passé.

En juillet-août 1917, le chef du gouvernement, Kérensky, réalisa pratiquement le programme du commandant en chef Kornilov : il rétablit sur le front les tribunaux militaires de campagne et la peine de mort pour les soldats, enleva aux Soviets conciliateurs toute influence sur les affaires de l’Etat, réprima les paysans, fit doubler le prix du pain (dans le cadre du monopole d’Etat sur le commerce du blé), prépara l’évacuation de Pétrograd révolutionnaire et rassembla aux abords de la capitale, en accord avec Kornilov, des troupes contre-révolutionnaires, promit aux alliés une nouvelle offensive sur le front, etc. Telle était la situation politique générale.

Le 26 août, Kornilov rompait avec Kérensky à cause des hésitations de ce dernier et lançait ses troupes sur Pétrograd. Le parti bolchevique était dans une situation semi-légale. Ses chefs, à commencer par Lénine, se cachaient dans la clandestinité ou étaient en prison, accusés de liaison avec l’état-major des Hohenzollern. Les journaux bolcheviques étaient interdits. Les poursuites venaient du gouvernement de Kérensky, qui était soutenu sur sa gauche par les conciliateurs SR et mencheviques.

Que fit le parti bolchevique ? Il n’hésita pas une minute à conclure un accord pratique avec ses geôliers, Kérensky, Tseretelli, Dan, pour lutter contre Kornilov. Partout furent créés des comités de défense révolutionnaire, où les bolcheviks étaient minoritaires. Ce qui ne les empêcha pas de jouer un rôle dirigeant : lors d’accords visant à développer l’action révolutionnaire des masses, le parti révolutionnaire le plus conséquent et le plus hardi y gagne toujours. Les bolcheviks étaient au premier rang, détruisant les barrières qui les séparaient des ouvriers mencheviques et surtout des soldats SR, et les entraînaient à leur suite.

Peut-être que les bolcheviks ont agi de cette manière uniquement parce qu’ils avaient été pris au dépourvu ? Non, les bolcheviks ont des dizaines, des centaines de fois au cours des mois précédents, exigé des mencheviks une lutte commune contre la contre-révolution qui se mobilisait. Dès le 27 mai, alors que Tseretelli réclamait des mesures de répression contre les marins bolcheviques, Trotsky déclara à une réunion du Soviet de Pétrograd : "Si un général contre-révolutionnaire s’efforce de passer un nœud coulant au cou de la révolution, les cadets savonneront la corde, mais les marins de Cronstadt viendront combattre et mourir avec nous." Ceci se confirma entièrement. Pendant les journées où Kornilov avançait, Kérensky s’adressa aux marins du croiseur Aurore, leur demandant de prendre sur eux la défense du Palais d’hiver. Les marins étaient tous des bolcheviks. Ils haïssaient Kérensky. Mais cela ne les empêcha pas de protéger avec vigilance le Palais d’hiver. Leurs représentants se rendirent à la prison "Kresty" pour y rencontrer Trotsky qui y était enfermé, et lui demandèrent : ne faut-il pas arrêter Kérensky ? Mais la question était un peu une plaisanterie : les marins comprenaient qu’il fallait d’abord écraser Kornilov et ensuite régler son compte à Kérensky. Grâce à une direction politique juste, les marins de l’Aurore avaient une meilleure compréhension que le Comité central de Thaelmann.

Le Rote Fahne qualifie notre mise au point historique "d’erronée". Pour quelle raison ? C’est une question inutile. Peut-on vraiment attendre de ces gens-là des objections sensées ? Ils ont reçu l’ordre de Moscou, sous la menace d’être licenciés, d’aboyer au seul nom de Trotsky. Ils exécutent l’ordre comme ils peuvent. Selon eux, Trotsky "a fait une comparaison erronée entre la lutte actuelle de Brüning "contre" Hitler et la lutte des bolcheviks lors du soulèvement réactionnaire de Kornilov au début de septembre 1917 : confrontés immédiatement à une situation révolutionnaire aiguë, les bolcheviks se battaient contre les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets, et armés dans la lutte contre Kornilov, ils attaquaient simultanément Kérensky sur ses côtés. Trotsky présente ainsi le soutien à Brüning et au gouvernement prussien comme un moindre mal" (Rote Fahne, 22 décembre).

Il est difficile de réfuter tout ce fatras de paroles. Je compare, soi-disant, la lutte des bolcheviks contre Kornilov avec la lutte de Brüning contre Hitler. Je ne surestime pas les capacités intellectuelles de la rédaction du Rote Fahne, mais ces gens-là ne pouvaient pas ne pas comprendre ma pensée. La lutte des bolcheviks contre Kornilov, je la compare avec celle du Parti communiste allemand contre Hitler. En quoi cette comparaison est-elle "erronée" ? Les bolcheviks, écrit le Rote Fahne, combattaient à cette époque les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets. Mais le Parti communiste allemand, lui aussi, combat la social-démocratie pour gagner la majorité dans la classe ouvrière. En Russie, nous étions à la veille d’ "une situation révolutionnaire aiguë". Tout à fait juste1 Cependant, si les bolcheviks avaient adopté en août la position de Thaelmann, c’est une situation contre-révolutionnaire qui aurait pu s’instaurer à la place de la situation révolutionnaire.

Au cours des dernières journées d’août, Kornilov fut écrasé, en fait non par la force des armes, mais par la seule unité des masses. Le lendemain du 3 septembre, Lénine proposa dans la presse aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires, le compromis suivant : "vous avez la majorité dans les Soviets, leur disait-il, prenez le pouvoir, nous vous soutiendrons contre la bourgeoisie. Garantissez-nous une totale liberté d’agitation et nous vous promettons une lutte pacifique pour la majorité dans les Soviets". Voilà l’opportuniste qu’était Lénine ! Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires rejetèrent le compromis, c’est-à-dire une nouvelle proposition de front unique contre la bourgeoisie. Ce refus devint entre les mains des bolcheviks une arme puissante pour la préparation du soulèvement armé qui, sept semaines plus tard, balaya les mencheviks et les socialistes révolutionnaires.

Jusqu’à présent, dans le monde, il n’y a eu qu’une révolution prolétarienne victorieuse. En aucun cas, je ne considère que nous n’avons commis aucune erreur sur le chemin de la victoire ; toutefois, je pense que notre expérience présente pour le Parti communiste allemand une certaine importance. Je développe une analogie historique entre deux situations très proches et apparentées. Que répondent les dirigeants du Parti communiste allemand ? Des injures.

Seul le groupe ultra-gauche du Roter Kämpfer, armé de toute sa science, s’est efforcé de critiquer sérieusement notre comparaison. Il estime que les bolcheviks ont agi en août de façon correcte, "car Kornilov était le représentant de la contre-révolution tsariste. Ce qui signifie que sa lutte était celle de la réaction féodale contre la révolution bourgeoise. Dans ces conditions, un accord tactique des ouvriers avec la bourgeoisie et son appendice SR et menchevique était non seulement nécessaire mais inévitable, car les intérêts des deux classes coïncidaient pour repousser la contre-révolution féodale. " Mais comme Hitler représente la contre-révolution bourgeoise et non féodale, la social-démocratie qui soutient la bourgeoisie, ne peut s’engager contre Hitler. C’est pour cette raison qu’il n’existe pas de front unique en Allemagne et que la comparaison de Trotsky est erronée.

Tout cela a l’air très solide. Mais en fait, il n’y a pas un seul mot de juste. La bourgeoisie russe en août 1917 ne s’est nullement opposée à la réaction féodale : tous les propriétaires soutenaient le parti cadet, qui s’opposait à l’expropriation des propriétaires fonciers. Kornilov se proclamait républicain, "fils de paysan" et partisan d’une réforme agraire et de l’Assemblée constituante. Toute la bourgeoisie soutenait Kornilov. L’accord des bolcheviks avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks était devenu possible uniquement parce que les conciliateurs avaient temporairement rompu avec la bourgeoisie : c’est la peur de Kornilov qui les y avait poussés. Les conciliateurs avaient compris qu’à partir du moment où Kornilov remporterait une victoire, la bourgeoisie cesserait d’avoir besoin d’eux et permettrait à Kornilov de les écraser. Dans ces limites, on voit qu’il y a une totale analogie avec les rapports qui existent entre la social-démocratie et le fascisme.

La différence ne commence pas du tout là où la voient les théoriciens du Roter Kämpfer. En Russie, les masses petites bourgeoises, surtout paysannes, penchaient non vers la droite mais vers la gauche. Kornilov ne s’appuyait pas sur la petite bourgeoisie. C’est précisément pour cette raison que son mouvement n’était pas fasciste. C’était une contre-révolution bourgeoise - et absolument pas féodale - dirigée par un général comploteur. C’est en cela que résidait sa faiblesse. Kornilov s’appuyait sur la sympathie de toute la bourgeoisie et sur le soutien militaire des officiers, des junkers, c’est-à-dire de la jeune génération de cette même bourgeoisie. Cela s’avéra insuffisant. Mais dans le cas d’une politique erronée des bolcheviks, la victoire de Kornilov n’était pas du tout exclue.

Nous voyons que les arguments du Roter Kämpfer contre le front unique en Allemagne sont fondés sur le fait que ses théoriciens ne comprennent ni la situation russe, ni la situation allemande [1].

Se sentant peu assuré sur la glace de l’histoire russe, le Rote Fahne essaie d’aborder la question d’un autre côté. Pour Trotsky, seuls les nationaux-socialistes sont des fascistes. "Une situation d’exception, l’abaissement dictatorial du salaire, l’interdiction de fait des grèves... tout ceci n’est pas le fascisme pour Trotsky. Mais tout cela notre parti doit le supporter. " La hargne impuissante de ces gens-là est désarmante. Où et quand ai-je proposé de "supporter" le gouvernement Brüning ? Et que veut dire : "supporter" ? S’il s’agit d’un soutien parlementaire ou extra-parlementaire du gouvernement Brüning, c’est une honte pour des communistes d’en parler. Mais dans un autre sens plus large, historique, vous, messieurs les braillards, vous êtes bien obligés de "supporter" le gouvernement Brüning, car vous êtes trop faibles pour le renverser.

Tous les arguments que le Rote Fahne dirige contre moi à propos des affaires allemandes pourraient tout aussi bien être dirigés contre les bolcheviks en 1917. On pouvait dire : "Pour les bolcheviks, la politique de Kornilov commence avec Kornilov. Mais, en fait, Kérensky n’est-il pas korniloviste ? Sa politique ne vise-t-elle pas à écraser la révolution ? Ne menace-t-il pas les paysans d’expéditions punitives ? N’organise-t-il pas les lock-out ? Lénine n’est—il pas dans la clandestinité ? Et tout cela, nous devons le supporter ? "

Pour autant que je m’en souvienne, il ne s’est pas trouvé un seul bolchevik pour se risquer à une telle argumentation. Mais s’il s’en était trouvé un, il lui aurait été répondu approximativement ceci : "Nous accusons Kérensky de préparer et de faciliter l’arrivée de Kornilov au pouvoir. Mais cela nous décharge-t-il de l’obligation de répliquer à l’offensive de Kornilov ? Nous accusons le portier d’avoir ouvert à moitié les portes au pillard. Mais est-ce que cela implique qu’il nous faut négliger la porte ? " Comme le gouvernement Brüning, grâce à la bienveillance de la social-démocratie, a enfoncé le prolétariat jusqu’aux genoux dans la capitulation devant le fascisme, vous en concluez : jusqu’aux genoux, jusqu’à la ceinture ou totalement, n’est-ce pas la même chose ? Non, ce n’est pas la même chose. Celui qui s’est enfoncé dans le marais jusqu’aux genoux peut encore en sortir. Mais pour celui qui s’y est enfoncé jusqu’à la tête, il n’y a plus d’espoir d’en revenir.

Lénine écrivait au sujet des ultra-gauches : "Ils disent beaucoup de bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur dire : si vous nous adressiez moins de louanges, vous comprendriez mieux la tactique des bolcheviks et vous la connaîtriez davantage ! "

Notes

[1] Toutes les autres positions de ce groupe sont du même niveau et se présentent comme une répétition des erreurs les plus grossières de la bureaucratie stalinienne, accompagnée de grimaces encore plus ultra-gauches. Le fascisme triomphe déjà, Hitler n’est pas un danger indépendant, les ouvriers ne veulent pas se battre. S’il en est ainsi et s’il reste assez de temps, il faut que les théoriciens du Roter Kämpfer utilisent ce répit et lisent de bons livres, au lieu d’écrire de mauvais articles. Il y a déjà longtemps, Marx expliquait à Weitling que l’ignorance ne pouvait conduire à de bons résultats.

7. Les leçons de l’expérience italienne

Le fascisme italien est issu directement du soulèvement du prolétariat italien, trahi par les réformistes. Depuis la fin de la guerre, le mouvement révolutionnaire en Italie allait en s’accentuant et, en septembre 1920, déboucha sur la prise des fabriques et des usines par les ouvriers. La dictature du prolétariat était une réalité, il fallait seulement l’organiser et en tirer toutes les conclusions. La social-démocratie prit peur et fit marche arrière. Après des efforts audacieux et héroïques, le prolétariat se retrouva devant le vide. L’effondrement du mouvement révolutionnaire fut la condition préalable la plus importante de la croissance du fascisme. En septembre, l’offensive révolutionnaire du prolétariat s’arrêtait ; dés novembre, se produisait la première attaque importante des fascistes (la prise de Bologne).

A vrai dire, le prolétariat était encore capable après la catastrophe de septembre de mener des combats défensifs. Mais la social-démocratie n’avait qu’un souci : retirer les ouvriers de la bataille au prix de concessions continuelles. Les sociaux-démocrates espéraient qu’une attitude soumise de la part des ouvriers dresserait "l’opinion publique" bourgeoise contre les fascistes. De plus, les réformistes comptaient même sur l’aide de Victor Emmanuel. Jusqu’au dernier moment, ils dissuadèrent de toutes leurs forces les ouvriers de lutter contre les bandes de Mussolini. Mais cela ne fut d’aucun secours. A la suite de la haute bourgeoisie, la couronne se rangea du côté fasciste. S’étant convaincus au dernier moment qu’il était impossible d’arrêter le fascisme par la docilité, les sociaux-démocrates appelèrent les ouvriers à la grève générale. Mais cet appel fut un fiasco. Les réformistes avaient si longtemps mouillé la poudre, craignant qu’elle ne s’enflamme, que, lorsqu’ils approchèrent enfin d’une main tremblante une allumette enflammée, la poudre ne prit pas feu.

Deux ans après son apparition, le fascisme était au pouvoir. Il renforça ses positions grâce au fait que la première période de sa domination coïncida avec une conjoncture économique favorable, qui succédait à la dépression de 1921-1922. Les fascistes utilisèrent la force offensive de la petite bourgeoisie pour écraser le prolétariat qui reculait. Mais cela ne se produisit pas immédiatement. Déjà installé au pouvoir, Mussolini avançait sur sa voie avec une certaine prudence : il n’avait pas encore de modèle tout prêt. Les deux premières années, même la constitution ne fut pas modifiée. Le gouvernement fasciste était une coalition. Les bandes fascistes, pendant ce temps, jouaient du bâton, du couteau et du revolver. Ce n’est que progressivement que fut créé l’Etat fasciste, ce qui impliqua l’étranglement total de toutes les organisations de masse indépendantes.

Mussolini atteignit ce résultat au prix de la bureaucratisation du parti fasciste. Après avoir utilisé la force offensive de la petite bourgeoisie, le fascisme l’étrangla dans les tenailles de l’Etat bourgeois. Il ne pouvait agir autrement, car le désenchantement des masses qu’il avait rassemblées, devenait le danger le plus immédiat pour lui. Le fascisme bureaucratisé se rapprocha extraordinairement des autres formes de dictature militaire et policière. Il n’a déjà plus la base sociale d’autrefois. La principale réserve du fascisme, la petite bourgeoisie, est épuisée. Seule l’inertie historique permet à l’Etat fasciste de maintenir le prolétariat dans un état de dispersion et d’impuissance. Le rapport des forces se modifie automatiquement en faveur du prolétariat. Ce changement doit conduire à la révolution. La défaite du fascisme sera l’un des événements les plus catastrophiques dans l’histoire européenne. Mais les faits prouvent que tous ces processus demandent du temps. L’Etat fasciste est en place depuis dix ans. Combien de temps se maintiendra-t-il encore ? Sans se risquer à fixer des délais, on peut dire avec assurance que la victoire d’Hitler en Allemagne signifierait un nouveau long répit pour Mussolini. L’écrasement d’Hitler marquera pour Mussolini le début de la fin.

Dans sa politique à l’égard d’Hitler, la social-démocratie allemande n’a pas inventé un seul mot : elle ne fait que répéter plus pesamment ce qu’ont accompli en leur temps avec plus de tempérament les réformistes italiens. Ces derniers expliquaient le fascisme comme une psychose de l’après-guerre ; la social-démocratie allemande y voit une psychose "de Versailles", ou encore une psychose de la crise. Dans les deux cas, les réformistes ferment les yeux sur le caractère organique du fascisme, en tant que mouvement de masse, né du déclin impérialiste.

Craignant la mobilisation révolutionnaire des. ouvriers, les réformistes italiens mettaient tous leurs espoirs dans l’ "Etat". Leur mot d’ordre était : "Victor Emmanuel, interviens !". La social-démocratie allemande n’a pas une ressource aussi démocratique qu’un monarque fidèle à la constitution. Eh bien, il faut se contenter d’un président. "Hindenburg, interviens ! "

Dans la lutte contre Mussolini, c’est-à-dire dans la reculade devant lui, Turati lança la formule géniale : "Il faut avoir le courage d’être un lâche." Les réformistes allemands sont moins frivoles dans leurs mots d’ordre. Ils exigent "du courage pour supporter l’impopularité" (Mut zur Unpopularität). C’est la même chose. Il ne faut pas craindre l’impopularité, lorsqu’on s’accommode lâchement de l’ennemi.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Si le cours des choses dépendait seulement de la direction du parti social-démocrate, la carrière d’Hitler serait assurée.

Toutefois, il faut reconnaître que, de son côté, le Parti communiste allemand n’a pas appris grand-chose de l’expérience italienne.

Le Parti communiste italien est apparu presque en même temps que le fascisme. Mais les mêmes conditions de reflux révolutionnaire, qui portaient le fascisme au pouvoir, freinaient le développement du Parti communiste. Il ne se rendait pas compte des dimensions du danger fasciste, se berçait d’illusions révolutionnaires, était irréductiblement hostile à la politique de front unique, bref, souffrait de toutes les maladies infantiles. Rien d’étonnant à cela : il avait seulement deux ans. Il ne voyait dans le fascisme que "la réaction capitaliste". Le Parti communiste ne discernait pas les traits particuliers du fascisme, qui découlent de la mobilisation de la petite bourgeoisie contre le prolétariat. D’après les informations de mes amis italiens, à l’exclusion du seul Gramsci, le Parti communiste ne croyait pas possible la prise du pouvoir par les fascistes. Puisque la révolution prolétarienne subit une défaite, puisque le capitalisme a tenu bon, et que la contre-révolution a triomphé, quel coup d’Etat contre-révolutionnaire peut-il encore y avoir ? La bourgeoisie ne peut pas se soulever contre elle-même ! Telle était l’orientation politique fondamentale du Parti communiste italien. Cependant, il ne faut pas oublier que le fascisme italien était alors un phénomène nouveau, qui se trouvait seulement en cours de formation : il aurait été difficile même pour un parti plus expérimenté de discerner ses traits spécifiques.

La direction du Parti communiste allemand reproduit aujourd’hui presque littéralement la position initiale du communisme italien : le fascisme est seulement la réaction capitaliste ; les différences entre les diverses formes de la réaction capitaliste n’ont pas d’importance du point de vue du prolétariat. Ce radicalisme vulgaire est d’autant moins excusable que le parti allemand est beaucoup plus vieux que ne l’était le parti italien à l’époque correspondante ; en outre, le marxisme s’est enrichi aujourd’hui de l’expérience tragique de l’Italie. Affirmer que le fascisme est déjà en place ou nier la possibilité même de son accession au pouvoir, revient au même politiquement. Ignorer la nature spécifique du fascisme ne peut que paralyser la volonté de lutte contre lui.

La faute principale incombe évidemment à la direction de l’Internationale communiste. Les communistes italiens plus que tous les autres auraient dû élever leur voix pour mettre en garde contre ces erreurs. Mais Staline et Manouilsky les ont obligés à renier les leçons les plus importantes de leur propre défaite. Nous avons vu avec quel empressement Ercoli s’est dépêché de passer sur les positions du social-fascisme, c’est-à-dire sur les positions d’attente passive de la victoire fasciste en Allemagne.

La social-démocratie internationale s’est longtemps consolée en se disant que le bolchevisme n’était concevable que dans un pays arriéré. Elle appliqua ensuite la même affirmation au fascisme. La social-démocratie allemande doit maintenant comprendre à ses propres dépens la fausseté de cette consolation : ses compagnons de route petits bourgeois sont passés et passent encore dans le camp du fascisme, les ouvriers la quittent pour le Parti communiste. Seuls se développent en Allemagne le fascisme et le bolchevisme. Bien que la Russie d’une part et l’Italie d’autre part soient des pays infiniment plus arriérés que l’Allemagne, l’une et l’autre ont néanmoins servi d’arène au développement des mouvements politiques, caractéristiques du capitalisme impérialiste. L’Allemagne avancée doit reproduire les processus qui, en Russie et en Italie, sont déjà achevés. Le problème fondamental du développement allemand peut aujourd’hui être formulé ainsi : suivre la voie russe ou la voie italienne ?

Evidemment, cela ne signifie pas que la structure sociale hautement développée de l’Allemagne n’a pas d’importance pour le destin futur du bolchevisme et du fascisme. L’Italie est, dans une mesure plus large que l’Allemagne, un pays petit bourgeois et paysan. Il suffit de rappeler qu’en Allemagne il y a 9,8 millions de personnes travaillant dans l’agriculture et l’économie forestière, et 18,5 millions dans l’industrie et le commerce, c’est-à-dire presque deux fois plus. En Italie, pour 10,3 millions de personnes travaillant dans l’agriculture et l’économie forestière, il y a 6,4 millions de personnes travaillant dans l’industrie et le commerce. Ces chiffres bruts, globaux, sont encore loin de donner une image du poids spécifique élevé du prolétariat dans la vie de la nation allemande. Même le chiffre gigantesque des chômeurs est une preuve à l’envers de la puissance sociale du prolétariat allemand. Le tout est de traduire cette puissance en termes de politique révolutionnaire.

La dernière grande défaite du prolétariat allemand, que l’on peut mettre sur le même plan historique que les journées de septembre en Italie, remonte à 1923. Pendant les huit années qui ont suivi, beaucoup de blessures se sont cicatrisées, une génération nouvelle s’est levée. Le Parti communiste de l’Allemagne représente une force infiniment plus grande que les communistes italiens en 1922. Le poids spécifique du prolétariat ; la période assez longue qui s’est écoulée depuis sa dernière défaite ; la force considérable du Parti communiste tels sont les trois avantages qui ont une énorme importance dans l’appréciation générale de la situation et des perspectives.

Mais pour utiliser ces avantages, il faut les comprendre. Ce qui n’est pas le cas. La position de Thaelmann en 1932 reproduit la position de Bordiga en 1922. C’est sur ce point que le danger devient particulièrement grave. Mais ici aussi, il y a un avantage complémentaire qui n’existait pas il y a dix ans. Dans les rangs des révolutionnaires allemands se trouve une opposition marxiste qui s’appuie sur l’expérience de la dernière décennie. Cette opposition est numériquement faible, mais les événements donnent à sa voix une force exceptionnelle. Dans certaines conditions, une légère poussée peut déclencher une avalanche. L’impulsion critique de l’opposition de gauche peut contribuer à un changement opportun de la politique de l’avant-garde prolétarienne. C’est à cela que se résume aujourd’hui notre tâche !

8. Par le front unique - vers les Soviets, organes supérieurs du front unique

La vénération en paroles des Soviets est aussi répandue dans les cercles "de gauche" que l’incompréhension de leur fonction historique. Les Soviets sont définis le plus souvent comme les organes de la lutte pour le pouvoir, les organes du soulèvement et enfin les organes de la dictature. Ces définitions sont formellement correctes. Mais elles n’épuisent pas la fonction historique des Soviets. Et surtout, elles n’expliquent pas pourquoi ce sont précisément les Soviets qui sont nécessaires dans la lutte pour le pouvoir. La réponse à cette question est la suivante : de même que le syndicat est la forme élémentaire du front unique dans la lutte économique, de même le Soviet est la forme la plus élevée du front unique, quand arrive pour le prolétariat l’époque de la lutte pour le pouvoir.

Le Soviet en lui-même ne possède aucune force miraculeuse. Il n’est que le représentant de classe du prolétariat avec tous ses côtés forts et ses côtés faibles. Mais c’est précisément cela, et seulement cela, qui fait que le Soviet offre la possibilité organisationnelle aux ouvriers des différentes tendances politiques et qui sont à des niveaux différents de développement, d’unir leurs efforts dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Dans la situation actuelle pré-révolutionnaire, les ouvriers allemands d’avant-garde doivent avoir une idée très claire de la fonction historique des Soviets en tant qu’organes du front unique.

Si, au cours de la période préparatoire, le Parti communiste avait réussi à éliminer complètement des rangs du prolétariat tous les autres partis, et à rassembler sous son drapeau, tant politiquement qu’organisationnellement, l’écrasante majorité des ouvriers, les Soviets ne seraient d’aucune nécessité.

Mais, comme le prouve l’expérience historique, rien ne permet de croire que le Parti communiste, dans quelque pays que ce soit - dans les pays de vieille culture capitaliste encore moins que dans les pays arriérés -, réussisse à y occuper une position aussi totalement hégémonique au sein de la classe ouvrière, surtout avant la révolution prolétarienne.

L’Allemagne d’aujourd’hui nous montre précisément que la tâche de la lutte directe et immédiate pour le pouvoir se pose au prolétariat bien avant qu’il soit entièrement rassemblé sous le drapeau du Parti communiste. La situation révolutionnaire, au niveau politique, se caractérise précisément par le fait que tous les groupes et toutes les couches du prolétariat, ou du moins leur écrasante majorité, aspirent à unir leurs efforts pour changer le régime existant. Toutefois, cela ne signifie pas que tous comprennent comment procéder et encore moins qu’ils soient prêts à rompre avec leurs partis et à passer dans les rangs du Parti communiste. La conscience politique ne mûrit pas de façon aussi linéaire et uniforme, de profondes différences internes subsistent même à l’époque révolutionnaire quand tous les processus se font par bonds. Mais parallèlement, le besoin d’une organisation au-dessus des partis, englobant toute la c1asse, se fait particulièrement pressant. Donner forme à ce besoin, telle est la mission historique des Soviets. Tel est leur rôle immense. Dans les conditions d’une situation révolutionnaire, ils sont la plus haute expression organisationnelle de l’unité du prolétariat. Qui n’a pas compris cela n’a rien compris à la question des Soviets. Thaelmann, Neumann, Remmele peuvent prononcer tous les discours et écrire tous les articles qu’ils veulent sur la future "Allemagne soviétique". Par leur politique actuelle ils sabotent la création des Soviets en Allemagne.

Etant très loin des événements, ne sachant pas directement ce que ressentent les masses, et n’ayant pas la possibilité de prendre chaque jour le pouls de la classe ouvrière, il m’est très difficile de prévoir les formes transitoires qui conduiront en Allemagne à la création des Soviets. Par ailleurs, j’ai émis l’hypothèse que les Soviets pourraient être l’extension des comités d’usine : en disant cela, je m’appuyais essentiellement sur l’expérience de 1923. Mais il est clair que ce n’est pas la seule voie. Sous la pression du chômage et de la misère d’une part, sous la poussée fasciste d’autre part, le besoin d’unité révolutionnaire peut prendre directement la forme des Soviets, laissant de côté les comités d’usine. Mais quelle que soit la voie par laquelle on arrivera aux Soviets, ils ne seront rien d’autre que l’expression organisationnelle des points forts et des points faibles du prolétariat, de ses différences internes et de son aspiration générale à les dépasser, en un mot, les organes du front unique de classe.

En Allemagne, la social-démocratie et le Parti communiste se partagent l’influence sur la majorité de la classe ouvrière. La direction sociale-démocrate fait ce qu’elle peut pour écarter d’elle les ouvriers. La direction du Parti communiste s’oppose de toutes ses forces à l’afflux des ouvriers. Cela a pour résultat l’apparition d’un troisième parti, qui s’accompagne d’une modification relativement lente du rapport des forces en faveur des communistes. Même si le Parti communiste menait une politique correcte, le besoin d’unité révolutionnaire de la classe croîtrait parmi les ouvriers infiniment plus vite que la prépondérance du Parti communiste à l’intérieur de la classe. La nécessité de la création des Soviets garderait ainsi toute son ampleur.

La création des Soviets présuppose l’accord des différents partis et organisations de la classe ouvrière, en commençant par les usines ; cet accord doit porter autant sur la nécessité des Soviets que sur le moment et le mode de leur formation. Cela signifie : les Soviets sont la forme achevée du front unique à l’époque révolutionnaire et leur apparition doit être précédée par la politique de front unique dans la période préparatoire.

Est-il nécessaire de rappeler encore une fois qu’au cours des six premiers mois de 1917 en Russie, c’étaient les conciliateurs, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, qui détenaient la majorité dans les Soviets ? Le parti des bolcheviks, sans renoncer un seul instant à son indépendance révolutionnaire en tant que parti, respectait parallèlement, dans le cadre de l’activité des Soviets, la discipline organisationnelle par rapport à la majorité. Il est clair qu’en Allemagne, le Parti communiste occupera dès l’apparition du premier Soviet une place beaucoup plus importante que celle des bolcheviks dans les Soviets en mars 1917. Il n’est pas du tout exclu que les communistes gagnent très rapidement la majorité dans les Soviets. Ce qui n’enlèvera nullement à ceux-ci leur signification d’instruments de front unique, car, au début, la minorité les sociaux-démocrates, les sans-parti, les ouvriers catholiques, etc. - se comptera encore par millions, et le meilleur moyen pour se casser le cou, même dans la situation la plus révolutionnaire, est de ne pas tenir compte d’une telle minorité. Mais tout cela c’est la musique de l’avenir. Aujourd’hui, c’est le Parti communiste qui est la minorité. C’est de là qu’il faut partir.

Ce qui a été dit ne signifie pas, bien évidemment, que le chemin menant aux Soviets passe obligatoirement par un accord préalable avec Wels, Hilferding, Breitscheid, etc. En 1918, Hilferding se demandait comment inclure les Soviets dans la constitution de Weimar, sans nuire à cette dernière ; on peut penser qu’actuellement son esprit est occupé par le problème suivant : comment inclure les casernes fascistes dans la constitution de Weimar sans nuire à la social-démocratie ? Il faut passer à la création des Soviets au moment où l’état général du prolétariat le permet, même si cela se fait contre la volonté des sphères dirigeantes de la social-démocratie. Pour cela, il est nécessaire de détacher la base sociale-démocrate du sommet : mais on ne peut atteindre cet objectif, en faisant comme s’il était déjà réalisé. Pour détacher des millions d’ouvriers sociaux-démocrates de leurs chefs réactionnaires, il faut précisément montrer à ces travailleurs que nous sommes prêts à entrer dans les Soviets même avec ces "chefs".

Cependant, on ne peut considérer comme exclu à priori le fait que même la couche supérieure de la social-démocratie se verra obligée de monter sur la plaque chauffée à blanc des Soviets, pour tenter de répéter la manœuvre d’Ebert, Scheidemann, Haase et Cie en 1918-1919 : tout dépendra, alors, moins de la mauvaise volonté de ces messieurs que de la force et des conditions dans lesquelles l’histoire les saisira dans ses tenailles.

L’apparition du premier Soviet local important où les ouvriers sociaux-démocrates et communistes seraient présents non en tant qu’individus mais en tant qu’organisations, produirait un effet considérable sur l’ensemble de la classe ouvrière allemande. Non seulement les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti, mais aussi les ouvriers libéraux et catholiques ne pourraient résister longtemps à cette force centripète. Toutes les parties du prolétariat allemand, le plus enclin et le plus apte à l’organisation, seraient attirées par les Soviets comme la limaille par l’aimant. Le Parti communiste trouverait dans les Soviets un nouveau terrain de lutte, exceptionnellement favorable, pour conquérir un rôle dirigeant dans la révolution prolétarienne. On peut considérer comme certain que la majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates et même une partie non négligeable de l’appareil social-démocrate seraient dès maintenant entraînées dans le cadre des Soviets, si la direction du Parti communiste ne mettait pas tant de zèle à aider les chefs sociaux-démocrates à stopper la pression des masses.

Si le Parti communiste juge inacceptable tout accord avec les comités d’usine, les organisations sociales-démocrates, les syndicats, etc., sur un programme précis de tâches pratiques, cela signifie uniquement qu’il juge inacceptable de créer des Soviets avec la social-démocratie. Comme il ne peut y avoir de Soviets strictement communistes, car ils ne seraient utiles à personne, le rejet par le Parti communiste des accords et des actions communes avec les autres partis de la classe ouvrière, ne signifie rien d’autre que le rejet des Soviets.

Le Rote Fahne répondra, vraisemblablement, à ce raisonnement par une bordée d’injures et prouvera, comme deux et deux font quatre, que je suis l’agent électoral de Brüning, l’allié secret de Wels, etc. Je suis prêt à assumer la responsabilité de tous ces articles, mais à une seule condition : que le Rote Fahne, de son côté, explique aux ouvriers allemands comment, à quel moment et sous quelle forme les Soviets peuvent être créés en Allemagne sans la politique de front unique en direction des autres organisations ouvrières.

Pour éclairer la question des Soviets, en tant qu’organes du front unique, les réflexions qu’émet à ce sujet un des journaux de province du Parti communiste, le Klassenkampf (HalleMersenburg), sont très instructives. "Toutes les organisations ouvrières- ironise le journal -, sous leur forme actuelle, avec toutes leurs erreurs et leurs faiblesses, doivent être réunies dans de larges unions antifascistes défensives. Qu’est-ce à dire ? Nous pouvons nous passer de longues explications théoriques ; l’histoire a été dans cette question le dur professeur de la classe ouvrière allemande : l’écrasement de la révolution de 1918-1919 fut le prix que paya la classe ouvrière allemande, pour le front unique de toutes les organisations ouvrières, qui n’était qu’un magma informe. " Nous avons ici un exemple inégalé de bavardage superficiel !

Le front unique en 1918-1919 se réalisa essentiellement au travers des Soviets. Les spartakistes devaient-ils, oui ou non, entrer dans les Soviets. Si l’on prend cette citation au pied de la lettre, ils devaient rester à l’écart des Soviets. Mais comme les spartakistes représentaient une faible minorité de la classe ouvrière et ne pouvaient absolument pas substituer leurs propres Soviets à ceux des sociaux-démocrates, leur isolement par rapport aux Soviets aurait tout simplement signifié leur isolement par rapport à la révolution. Si le front unique avait cet aspect de "magma informe", la faute n’en incombait pas aux Soviets en tant qu’organes du front unique, mais à l’état politique de la classe ouvrière elle-même, c’est-à-dire à la faiblesse de l’Union spartakiste et à la force extraordinaire de la social-démocratie. D’une manière générale, le front unique ne saurait remplacer un puissant parti révolutionnaire. Il peut seulement l’aider à se renforcer. Ceci vaut pleinement pour les Soviets. La crainte qu’avait la faible Union spartakiste de laisser passer une situation exceptionnelle, l’a poussée à des actions ultra-gauches et à des interventions prématurées. Par contre, si les spartakistes étaient restés à l’extérieur du front unique, c’est-à-dire des Soviets, ces traits négatifs se seraient manifestés sans aucune doute encore plus nettement.

Ces gens-là n’ont-ils vraiment rien tiré de l’expérience de la révolution allemande de 1918-1919 ? Ont-ils lu ne serait-ce que La maladie infantile ? Le régime stalinien a vraiment causé des ravages dans les esprits ! Après avoir bureaucratisé les Soviets en URSS, les épigones les considèrent comme un simple instrument technique entre les mains de l’appareil du parti. On a oublié que les Soviets furent créés en tant que parlements ouvriers, et qu’ils attiraient les masses parce qu’ils offraient la possibilité de réunir côte à côte toutes les fractions de la classe ouvrière, indépendamment des différences de parti ; on a oublié que c’est précisément en cela que résidait la gigantesque force éducatrice et révolutionnaire des Soviets. Tout est oublié, confondu, défiguré. Oh, épigones trois fois maudits ! Le problème des rapports entre le parti et les Soviets a une importance décisive pour une politique révolutionnaire. Le cours actuel du Parti communiste vise de fait à substituer le parti aux Soviets ; par contre, Hugo Urbahns, qui ne rate pas une occasion d’augmenter la confusion, s’apprête à substituer les Soviets au parti. D’après le compte rendu donné par le S.A.Z. , Urbahns a déclaré au cours d’une réunion tenue en janvier à Berlin, en critiquant les prétentions du Parti communiste à diriger la classe ouvrière : "La direction sera entre les mains des Soviets, élus par les masses elles-mêmes et non choisis selon la volonté et le bon plaisir d’un seul parti" (approbation massive). Il est tout à fait compréhensible que l’ultimatisme du Parti communiste irrite les ouvriers qui sont portés à applaudir toute protestation contre la forfanterie bureaucratique. Mais cela ne change rien au fait que la position d’Urbahns sur cette question aussi, n’a rien de commun avec le marxisme. Il est indiscutable que les ouvriers "eux-mêmes" éliront les Soviets. Toute la question est de savoir qui ils éliront. Nous devons entrer dans les Soviets avec les autres organisations, quelles qu’elles soient, avec "toutes leurs erreurs et leurs faiblesses". Mais penser que les Soviets peuvent "par eux-mêmes" diriger la lutte du prolétariat pour le pouvoir, revient à propager un grossier fétichisme du Soviet. Tout dépend du parti qui dirige les Soviets. C’est pourquoi, contrairement à Urbahns, les bolcheviks-léninistes ne refusent nullement au Parti communiste le droit de diriger les Soviets, au contraire, ils déclarent : ce n’est que sur la base du front unique, ce n’est qu’à travers les organisations de masse, que le Parti communiste peut conquérir une position dirigeante dans les futurs Soviets, et conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir.

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11. La contradiction entre les succès économiques de l’URSS et la bureaucratisation du régime

Il est impossible d’élaborer les bases d’une politique révolutionnaire dans un "seul pays". Le problème de la révolution allemande est actuellement indissolublement lié à la question de la direction politique en URSS. Ce lien il faut le comprendre dans toutes ses conséquences.

La dictature du prolétariat est la réponse à la résistance des classes possédantes. La limitation apportée aux libertés découle du régime militaire de la révolution, c’est-à-dire des conditions de la guerre des classes. De ce point de vue, il est tout à fait clair que la consolidation intérieure de la République des Soviets, sa croissance économique, l’affaiblissement de la résistance de la bourgeoisie, et surtout le succès de la "liquidation" de la dernière classe capitaliste, les koulaks, devraient mener à l’épanouissement de la démocratie dans le parti, les syndicats et les Soviets.

Les staliniens ne se lassent pas de répéter que "nous sommes déjà entrés dans le socialisme", que la collectivisation actuelle marque en elle-même la liquidation des koulaks en tant que classe, et que le prochain plan quinquennal doit amener ces processus à leur terme. S’il en est ainsi, pourquoi ce processus a-t-il conduit à l’écrasement total du parti, des syndicats et des Soviets par l’appareil bureaucratique qui, à son tour, a pris le caractère du bonapartisme publicitaire ? Pourquoi à l’époque de la famine et de la guerre civile le parti vivait-il d’une vie intense, pourquoi ne venait-il à l’idée de personne de demander si l’on pouvait ou non critiquer Lénine ou le comité central dans son ensemble, alors que, maintenant, la moindre divergence avec Staline entraîne l’exclusion du parti et des mesures administratives de répression ?

Le danger de guerre venant des Etats impérialistes ne peut en aucun cas expliquer et encore moins justifier le développement du despotisme bureaucratique. Lorsque dans une société socialiste nationale les classes sont plus ou moins liquidées, cela marque le début du dépérissement de l’Etat. Si une société socialiste peut opposer une résistance victorieuse à un ennemi extérieur, c’est en tant que société socialiste et non pas en tant qu’Etat de la dictature du prolétariat et encore moins en tant qu’Etat de la dictature de la bureaucratie.

Mais nous ne parlons pas du dépérissement de la dictature : c’est encore trop tôt car nous ne sommes pas encore "entrés dans le socialisme". Nous parlons d’autre chose. Nous demandons : qu’est-ce qui explique la dégénérescence bureaucratique de la dictature ? D’où vient cette contradiction criante, monstrueuse, effroyable, entre les succès de l’édification socialiste et le régime de dictature personnel qui s’appuie sur un appareil impersonnel, qui tient à la gorge la classe dirigeante du pays Comment expliquer que la politique et l’économie se développent dans des directions totalement opposées ?

Les succès économiques sont très importants. Dès maintenant la Révolution d’octobre s’est pleinement justifiée d’un point de vue économique. Les coefficients élevés de la croissance économique sont l’expression irréfutable du fait que les méthodes socialistes présentent un avantage immense, et cela même pour l’accomplissement des tâches de production qui, à l’Ouest, ont été résolues par des méthodes capitalistes. Les avantages de l’économie socialiste dans les pays avancés ne seront-ils pas grandioses ?

Toutefois, la question posée par la Révolution d’octobre n’est pas encore résolue même au brouillon.

La bureaucratie stalinienne qualifie l’économie de "socialiste" en partant de ses prémisses et de ses tendances. Mais cela ne suffit pas. Les succès économiques de l’Union soviétique se produisent sur une base économique encore peu développée. L’industrie nationalisée passe par les stades que les nations capitalistes avancées ont déjà franchi depuis longtemps. L’ouvrière qui fait la queue a son critère du socialisme, et ce critère du "consommateur", pour reprendre l’expression méprisante du fonctionnaire, est en réalité tout à fait décisif. Dans le conflit entre le point de vue de l’ouvrière et celui du bureaucrate, nous, opposition de gauche, sommes avec l’ouvrière contre le bureaucrate qui exagère les réalisations, escamote les contradictions qui s’accumulent, et met un couteau sous la gorge de l’ouvrière pour l’empêcher de critiquer.

L’année dernière, on est passé brusquement du salaire égal au salaire différencié (aux pièces). Il est indiscutable que le principe d’égalité dans le paiement du travail est irréalisable, quand le niveau des forces productives et par conséquent de la culture en général est bas. Cela implique également que le problème du socialisme ne se résout pas uniquement au niveau des formes sociales de propriété, mais présuppose une certaine puissance technique de la société. Cependant, la croissance de la puissance technique fait déborder automatiquement les forces productives hors des frontières nationales.

En revenant au salaire aux pièces qui avait été supprimé prématurément, la bureaucratie a qualifié le salaire égal de principe "koulak". C’est une absurdité évidente qui montre dans quelles impasses d’hypocrisie et de mensonge les staliniens s’enfoncent. En fait, il fallait dire : "Nous avons avancé trop vite avec les méthodes égalitaires de rétribution du travail ; nous sommes encore loin du socialisme ; nous sommes encore pauvres et il nous faut revenir en arrière, à des méthodes semi-capitalistes ou koulak." Répétons qu’il n’y a pas ici de contradiction avec l’objectif socialiste. Il n’y a qu’une contradiction irréductible avec les falsifications bureaucratiques de la réalité.

Le retour au salaire aux pièces fuit le résultat de la résistance opposée par le sous-développement économique. De tels reculs, il y en aura encore beaucoup, surtout dans l’agriculture où l’on a fait un trop grand bond administratif en avant.

L’industrialisation et la collectivisation sont menées avec des méthodes de commandement unilatéral, incontrôlé et bureaucratique, qui passe par-dessus la tête des masses travailleuses. Les syndicats sont privés de toute possibilité d’influer sur le rapport entre consommation et accumulation. La différenciation au sein de la paysannerie a été liquidée provisoirement moins économiquement qu’administrativement. Les mesures sociales prises par la bureaucratie en ce qui concerne la liquidation des classes sont terriblement en avance sur le processus fondamental que constitue le développement des forces productives.

Cela conduit à une augmentation des prix de revient industriels, à la basse qualité de la production, à l’augmentation des prix, à la pénurie de biens de consommation, et laisse se profiler à l’horizon la menace d’une réapparition du chômage.

L’extrême tension de l’atmosphère politique dans le pays est le résultat des contradictions entre la croissance de l’économie soviétique et la politique économique de la bureaucratie qui, tantôt est monstrueusement en retard sur les besoins de l’économie (1923-1928), tantôt est effrayée par son propre retard et se lance dans une fuite en avant, pour rattraper par des mesures purement administratives ce qu’elle a laissé passer (1928-1932). Là aussi, un zigzag à gauche succède à un zigzag à droite. Avec ces deux zigzags la bureaucratie se trouve chaque fois en contradiction avec les réalités de l’économie et par conséquent avec l’état d’esprit des travailleurs. Elle ne peut tolérer leurs critiques, ni lorsqu’elle est en retard, ni lorsqu’elle fonce en avant.

La bureaucratie ne peut exercer sa pression sur les ouvriers et les paysans autrement qu’en privant les travailleurs de la possibilité de participer à la solution des problèmes de leur propre travail et de tout leur avenir. C’est là que se trouve le plus grand danger. La peur constante de la résistance des masses provoque au niveau politique un "court-circuit" de la dictature personnelle et bureaucratique.

Cela implique-t-il qu’il faille ralentir les rythmes de l’industrialisation et de la collectivisation ? Pour une certaine période, c’est indiscutable. Mais cette période peut être de courte durée. La participation des ouvriers à la direction du pays, de sa politique et de son économie, un contrôle réel sur la bureaucratie, la croissance du sentiment de responsabilité des dirigeants à l’égard des dirigés, tout cela ne peut avoir qu’une influence bénéfique sur la production, diminuera les frictions internes, réduira au minimum les coûteux zigzags économiques, assurera une répartition plus saine des forces et des moyens et, en fin de compte, augmentera le coefficient général de la croissance. La démocratie soviétique est une nécessité vitale surtout pour l’économie. Au contraire, le bureaucratisme recèle de tragiques surprises économiques.

Si l’on examine globalement l’histoire de la période des épigones dans le développement de l’URSS, il n’est pas difficile d’arriver à la conclusion que la prémisse politique fondamentale de la bureaucratisation du régime a été la lassitude des masses à la suite des bouleversements de la révolution et de la guerre civile. La famine et les épidémies faisaient rage dans le pays. Les questions politiques passèrent au second plan. Toutes les pensées étaient fixées sur un morceau de pain. Pendant le communisme de guerre, tout le monde recevait la même ration de famine. Le passage à la NEP amena les premiers succès économiques. La ration devint plus abondante, mais tout le monde n’y avait pas droit. L’instauration de l’économie marchande conduisit au calcul des prix de revient, à une rationalisation élémentaire, au départ des usines des ouvriers en surnombre. Les succès économiques s’accompagnèrent durant une longue période de la croissance du chômage.

Il ne faut pas oublier un seul instant que le renforcement de la puissance de l’appareil s’appuyait sur le chômage. Après des années de famine, l’armée de réserve des chômeurs effrayait tous les prolétaires aux machines. L’éloignement hors des entreprises des ouvriers indépendants et critiques, les listes noires d’oppositionnels devinrent un des instruments les plus importants et les plus efficaces dans les mains de la bureaucratie stalinienne. Sans cette circonstance, elle n’aurait pas réussi à étouffer le parti de Lénine.

Les succès économiques ultérieurs amenèrent progressivement la liquidation de l’armée de réserve des ouvriers industriels (la surpopulation cachée des villages, masquée par la collectivisation, garde encore toute son acuité). L’ouvrier industriel n’a désormais plus peur d’être mis à la porte de l’usine. Son expérience quotidienne lui enseigne que l’imprévoyance et l’arbitraire de la bureaucratie ont considérablement compliqué la solution de ses problèmes. La presse soviétique dénonce certains ateliers et entreprises où l’on ne laisse pas assez de place à l’initiative des ouvriers, à leur esprit d’invention, etc. : comme si on pouvait enfermer l’initiative du prolétariat dans les ateliers, comme si les ateliers pouvaient être des oasis de démocratie productive, alors que le prolétariat est écrasé dans le parti, les Soviets et les syndicats.

L’état général du prolétariat est aujourd’hui tout à fait différent de ce qu’il était dans les années 1922-1923. Le prolétariat a crû numériquement et culturellement. Après avoir accompli un travail gigantesque, qui est à l’origine de la régénération et de la croissance de l’économie, les ouvriers sentent renaître et croître leur assurance. Cette assurance accrue commence à se transformer en mécontentement à l’égard du régime bureaucratique.

L’étouffement du parti, l’épanouissement du régime personnel et de l’arbitraire peuvent donner l’impression d’un affaiblissement du système soviétique. Mais tel n’est pas le cas. Le système soviétique s’est considérablement renforcé. Parallèlement, la contradiction entre ce système et l’étau bureaucratique s’est nettement aggravée. L’appareil stalinien voit avec terreur que les succès économiques ne renforcent pas mais au contraire sapent sa position. Dans la lutte pour maintenir ses positions, il est déjà obligé de resserrer la vis, d’interdire toute forme d’ "autocritique" autre que les louanges byzantines à l’adresse de ses chefs.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que le développement économique entre en contradiction avec la situation politique dans laquelle il s’est produit. Mais il faut comprendre clairement quelles conditions précisément engendrent le mécontentement. La vague oppositionnelle qui s’avance, n’est en rien dirigée contre l’Etat socialiste, les formes soviétiques ou le Parti communiste. Le mécontentement est dirigé contre l’appareil et sa personnification, Staline. Ce qui explique que récemment se soit déclenchée une campagne forcenée contre la soi-disant "contrebande trotskyste".

L’adversaire risque d’être insaisissable, il est partout et nulle part. Il surgit dans les ateliers, dans les écoles, se faufile dans les revues historiques et dans tous les manuels. Cela signifie que les faits et les documents confondent la bureaucratie, en révélant ses flottements et ses erreurs. On ne peut rappeler le passé tranquillement et objectivement, il faut refaire le passé, il faut boucher toutes les fissures par lesquelles peut s’insinuer un soupçon quant à l’infaillibilité de l’appareil et de son chef. Nous avons devant nous tous les traits caractéristiques d’une couche dirigeante qui a perdu la tête. Iaroslavsky, Iaroslavsky lui-même, s’est révélé peu sûr ! Ce ne sont pas des incidents dus au hasard, de simples détails, des conflits de personnes : le fond de l’affaire est que les succès économiques, qui, dans un premier temps, ont renforcé la bureaucratie, sont, aujourd’hui, en opposition avec la bureaucratie, du fait de la dialectique de leur développement. C’est pour cette raison qu’à la dernière conférence du parti, c’est-à-dire au congrès de l’appareil stalinien, le trotskysme, trois fois battu et écrasé, a été déclaré "avant-garde de la contre-révolution bourgeoise".

Cette résolution stupide et dérisoire du point de vue politique lève le voile sur certains plans très "pratiques" de Staline dans le domaine des règlements de comptes personnels. Ce n’est pas pour rien que Lénine avait mis en garde le parti contre la désignation de Staline comme secrétaire général : "ce cuisinier ne peut cuire que des plats épicés..." Et ce cuisinier n’a pas encore totalement épuisé sa science culinaire.

Malgré le resserrement de vis théoriques et administratives, la dictature personnelle de Staline approche visiblement de son déclin. L’appareil est totalement fissuré. La fissure nommée Iaroslavsky n’est qu’une des centaines de fissures qui aujourd’hui n’ont pas encore de nom. Le fait que la nouvelle crise politique mûrit sur la base des succès manifestes et incontestables de l’économie soviétique, de la croissance des effectifs du prolétariat et des premiers succès de l’agriculture collectivisée, est une garantie suffisante pour que la liquidation du despotisme bureaucratique coïncide non avec un ébranlement du système soviétique, comme on pouvait le redouter il y a encore trois ou quatre ans, mais au contraire avec sa libération, son essor, son épanouissement.

Mais c’est précisément dans sa dernière période que la bureaucratie stalinienne est capable de faire le plus de mal. La question de son prestige est devenue pour elle la question politique centrale. Si l’on exclut du parti des historiens apolitiques uniquement parce qu’ils n’ont pas su célébrer les exploits de Staline en 1917, le régime plébiscitaire peut-il admettre la reconnaissance des erreurs commises en 1931-1932 ? Peut-il renoncer à la théorie du social-fascisme ? Peut-il désavouer Staline qui a résumé le fond du problème allemand dans la formule suivante : que les fascistes arrivent d’abord au pouvoir, notre tour viendra ensuite ?

Les conditions objectives en Allemagne sont en elles-mêmes à ce point impératives que si la direction du Parti communiste allemand disposait de la liberté d’action indispensable, elle se serait déjà, sans aucun doute, tournée vers nous. Mais elle n’est pas libre. Alors que l’opposition de gauche met en avant les idées et les mots d’ordre du bolchevisme, vérifiés par la victoire de 1917, la clique stalinienne ordonne par télégramme de lancer une campagne internationale contre le "trotskysme". La campagne se mène non sur la base des problèmes de la révolution allemande, qui est une question de vie ou de mort peur le prolétariat mondial, mais sur la base d’un article minable et falsificateur de Staline sur des questions d’histoire du bolchevisme. Il est difficile d’imaginer une disproportion plus grande entre les tâches de l’heure d’une part, les maigres ressources idéologiques de la direction officielle de l’autre. Telle est la situation humiliante, indigne et en même temps profondément tragique de l’Internationale communiste.

Le problème du régime stalinien et le. problème de la révolution allemande sont liés par un lien indestructible. Les prochains événements le dénoueront ou le trancheront dans les intérêts tant de la révolution russe que de la révolution allemande.

13. La stratégie des grèves

Dans la question syndicale, la direction communiste a définitivement embrouillé le parti. Le cours général de la "troisième période" visait à créer des syndicats parallèles. On partait de l’hypothèse que le mouvement de masse déborderait les anciennes organisations et que les organes du RGO (l’Opposition Syndicale Révolutionnaire) deviendraient les comités d’initiative pour la lutte économique. Pour réaliser ce plan, il ne manquait qu’un tout petit détail : le mouvement de masse. Pendant les crues de printemps, l’eau entraîne un grand nombre de palissades. Essayons d’enlever la palissade, décida Lozovsky, peut-être que les eaux de printemps se mettront à couler.

Les syndicats réformistes ont résisté. Le Parti communiste s’est exclu lui-même des usines. A la suite de quoi, il fut décidé d’apporter à la politique syndicale des corrections partielles. Le Parti communiste refusa d’appeler les ouvriers inorganisés à entrer dans les syndicats réformistes. Mais il se prononça également contre la sortie des syndicats. Tout en créant des organisations parallèles, il a redonné vie au mot d’ordre de lutte au sein des organisations réformistes pour y gagner de l’influence. La mécanique dans l’ensemble est un modèle d’auto-sabotage.

Le Rote Fahne se plaint que beaucoup de communistes considèrent comme inutile de participer aux syndicats réformistes. "A quoi bon redonner vie à cette boutique ?" déclarent-ils. Et en effet : dans quel but ? S’il s’agit de lutter sérieusement pour s’emparer des anciens syndicats, il faut alors appeler les inorganisés à y entrer : ce sont les couches nouvelles qui peuvent créer une base pour une aile gauche. Mais dans ce cas, il ne faut pas créer des syndicats parallèles, c’est-à-dire une agence concurrente pour recruter les travailleurs.

La direction dans sa politique à l’égard des syndicats réformistes atteint les mêmes sommets de confusion que dans les autres questions. Le Rote Fahne du 28 janvier critiquait les militants communistes du syndicat des métallos de Düsseldorf pour avoir mis en avant le mot d’ordre de "lutte impitoyable contre la participation des dirigeants syndicaux" au soutien du gouvernement Brüning. Ces revendications opportunistes sont inacceptables, car elles présupposent (!) que les réformistes sont susceptibles de renoncer à soutenir Brüning et ses lois d’exception. A vrai dire, cela a tout l’air d’une mauvaise plaisanterie ! Le Rote Fahne estime qu’il est suffisant de couvrir d’injures les dirigeants, mais inacceptable de les soumettre à l’épreuve politique des masses.

Or, actuellement les syndicats réformistes offrent un champ d’action extraordinairement favorable. Le parti social-démocrate a encore la possibilité de tromper les ouvriers avec son tapage politique ; par contre, l’impasse du capitalisme se dresse devant les syndicats comme un mur de prison. Les 200 ou 300000 ouvriers organisés dans les syndicats rouges indépendants peuvent devenir un précieux ferment à l’intérieur des syndicats réformistes.

Fin janvier, une conférence communiste des comités d’entreprise de tout le pays s’est tenue à Berlin. Le Rote Fahne. en donne le compte rendu suivant : "Les comités d’entreprise forgent le front ouvrier rouge" (2 février). On y chercherait en vain des renseignements sur la composition de la conférence, sur le nombre d’ouvriers et d’entreprises représentés. A la différence des bolcheviks qui notaient soigneusement et publiquement toute modification du rapport de forces au sein de la classe ouvrière, les staliniens allemands, imitant en cela ceux de Russie, jouent à cache-cache. Ils ne veulent pas reconnaître que les comités d’entreprise communistes ne représentent que 4 % du total contre 84 % aux sociaux-démocrates ! Le bilan de la politique de la "troisième période" est contenu dans ce rapport. Le fait de baptiser " front unique rouge " l’isolement des communistes dans les entreprises, fera-t-il avancer les choses ?

La crise prolongée du capitalisme trace à l’intérieur du prolétariat la ligne de partage la plus douloureuse et la plus dangereuse : entre ceux qui travaillent et les chômeurs. Le fait que les réformistes soient prépondérants dans les entreprises, et les communistes parmi les chômeurs, paralyse les deux parties du prolétariat. Ceux qui ont du travail peuvent attendre plus longtemps. Les chômeurs sont plus impatients. Aujourd’hui, leur impatience a un caractère révolutionnaire. Mais, si le Parti communiste ne réussit pas à trouver les formes et les mots d’ordre de lutte qui, unissant les chômeurs et ceux qui travaillent, ouvriront la perspective d’une issue révolutionnaire, l’impatience des chômeurs se retournera immanquablement contre le Parti communiste.

En 1917, malgré la politique correcte du parti bolchevique et le rapide développement de la révolution, les couches les plus défavorisées et les plus impatientes du prolétariat commençaient même à Petrograd, dès septembre-octobre, à détourner leurs regards du bolchevisme et à se tourner vers les syndicalistes et les anarchistes. Si la Révolution d’octobre n’avait pas éclatée à temps, la désagrégation du prolétariat aurait pris un caractère aigu et aurait amené le pourrissement de la révolution. En Allemagne, les anarchistes sont inutiles : les nationaux-socialistes peuvent occuper leur place, combinant la démagogie anarchiste avec leurs objectifs ouvertement réactionnaires.

Les ouvriers ne sont nullement immunisés une fois pour toutes contre l’influence des fascistes. Le prolétariat et la petite bourgeoisie se présentent comme des vases communicants, surtout dans les conditions présentes, lorsque l’armée de réserve du prolétariat ne peut pas ne pas fournir des petits commerçants, des colporteurs, etc., et la petite bourgeoisie enragée, des prolétaires et des lumpen-prolétaires.

Les employés, les personnels techniques et administratifs, certaines couches de fonctionnaires constituaient dans le passé un des supports importants de la social-démocratie. Aujourd’hui, ces éléments sont passés ou passent aux nationaux-socialistes. Ils peuvent entraîner à leur suite, s’ils n’ont pas déjà commencé à le faire, l’aristocratie ouvrière. Selon cette ligne le national-socialisme pénètre par en haut dans le prolétariat.

Toutefois, sa pénétration éventuelle par en bas, c’est-à-dire par les chômeurs, est beaucoup plus dangereuse. Aucune classe ne peut vivre longtemps sans perspective et sans espérance. Les chômeurs ne sont pas une classe mais ils constituent déjà une couche sociale très compacte et très stable, qui cherche en vain à s’arracher à des conditions de vie insupportables. S’il est vrai, en général, que seule la révolution prolétarienne peut sauver l’Allemagne du pourrissement et de la désagrégation, cela est vrai en premier lieu pour les millions de chômeurs.

Etant donné la faiblesse du Parti communiste dans les entreprises et les syndicats, sa croissance numérique ne résout rien. Dans une nation ébranlée par la crise, minée par ses contradictions, un parti d’extrême-gauche peut trouver des dizaines de milliers de nouveaux partisans, surtout si tout l’appareil du parti est, dans un but de "compétition", exclusivement tourné vers le recrutement individuel. Ce qui est décisif, ce sont les rapports entre le parti et la classe. Un ouvrier communiste élu à un comité d’usine ou à la direction de son syndicat a plus d’importance que des milliers de nouveaux membres, recrutés ici et là, entrant aujourd’hui dans le parti pour le quitter demain.

Mais cet afflux individuel de nouveaux membres ne durera pas éternellement. S’il persiste à repousser la lutte jusqu’au moment où il aura définitivement évincé les réformistes, le Parti communiste comprendra vite qu’à partir d’un certain moment la social-démocratie cesse de perdre de l’influence au profit du Parti communiste et que, par contre, les fascistes commencent à démoraliser les chômeurs, principale base du Parti communiste. Un parti politique ne peut impunément s’abstenir de mobiliser ses forces pour les tâches qui découlent de la situation. Le Parti communiste s’efforce de déclencher des grèves sectorielles pour frayer la voie à une lutte de masse. Les succès dans ce domaine sont maigres. Comme toujours les staliniens s’occupent d’autocritique : "Nous ne savons pas encore organiser... ", "nous ne savons pas encore entraîner... ", de plus "nous" signifie toujours "vous". La théorie de triste mémoire des journées de mars 1921 fait sa réapparition ; "électriser" le prolétariat par des actions offensives minoritaires. Mais les ouvriers n’ont nul besoin d’être "électrisés". Ils veulent qu’on leur donne des perspectives claires et qu’on les aide à créer les prémisses d’un mouvement de masse.

Dans la stratégie des grèves, il est clair que le Parti communiste s’appuie sur des citations isolées de Lénine dans l’interprétation qu’en donnent Lozovsky et Manouilsky. Certes, il y eut des périodes où les mencheviks luttaient contre la "grévomanie", alors que les bolcheviks prenaient la tête de chaque nouvelle grève, entraînant dans le mouvement des masses toujours plus importantes. Cela correspondait à une période d’éveil de nouvelles couches de la classe. Telle fut la tactique des bolcheviks en 1905, dans la période d’essor industriel qui précéda la guerre, dans les premiers mois de la révolution de février.

Mais dans la période précédant directement Octobre, à partir du conflit de juillet 1917, la tactique des bolcheviks fut différente : ils ne poussaient pas aux grèves, ils les freinaient car chaque grande grève avait tendance à se transformer en un affrontement décisif, alors que les prémisses politiques n’étaient pas encore mûres.

Ce qui ne les empêcha pas, au cours de ces mois, de prendre la tête de toutes les grèves qui éclataient malgré leurs mises en garde, essentiellement dans les secteurs les plus retardataires de l’industrie (textiles, cuirs, etc.).

Si, dans certaines conditions, les bolcheviks déclenchaient hardiment des grèves dans l’intérêt de la révolution, dans d’autres conditions, toujours dans l’intérêt de la révolution, ils retenaient les ouvriers d’entrer en grève. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il n’y a pas de recette toute prête. La tactique des grèves pour chaque période s’intégrait toujours dans une stratégie globale et le lien entre la partie et le tout était clair pour les travailleurs d’avant-garde.

Qu’en est-il actuellement en Allemagne ? Les ouvriers qui ont du travail n’opposent pas de résistance à la baisse des salaires, parce qu’ils ont peur des chômeurs. Il n’y a là rien d’étonnant : lorsqu’il existe plusieurs millions de chômeurs, la grève traditionnelle, organisée par les syndicats, est une lutte sans espoir. Elle est doublement condamnée quand il existe un antagonisme politique entre les chômeurs et ceux qui ont un emploi. Ce qui n’exclut pas les grèves sectorielles, particulièrement dans les secteurs les plus retardataires de l’industrie. Par contre, ce sont les ouvriers des secteurs les plus importants, qui, dans une telle situation, sont le plus portés, à écouter la voix des dirigeants réformistes. Les tentatives du Parti communiste pour déclencher une grève, sans que la situation générale au sein du prolétariat ne soit modifiée, se réduisent à de petites opérations de partisans qui, même en cas de succès, n’ont pas de suite.

D’après les récits des ouvriers communistes (cf. ne serait-ce que Der rote Aufbau), beaucoup d’ouvriers dans les entreprises déclarent que les grèves sectorielles n’ont actuellement aucun sens, que seule la grève générale peut arracher les ouvriers à la misère. "Grève générale" signifie ici "perspectives de lutte ". Les ouvriers sont d’autant moins enthousiasmés par les grèves sectorielles qu’ils sont directement confrontés au pouvoir d’Etat : le capital monopoliste parle aux ouvriers le langage des lois d’exception de Brüning [1].

A l’aube du mouvement ouvrier, les agitateurs se sont souvent abstenus de développer des perspectives révolutionnaires et socialistes pour ne pas effrayer les ouvriers qu’ils cherchaient à entraîner dans une grève. Aujourd’hui la situation se présente de façon totalement opposée. Les couches dirigeantes des ouvriers allemands ne peuvent décider de participer à une lutte économique que si les perspectives générales de la lutte à venir leur sont claires. Ces perspectives, elles ne les trouvent pas auprès de la direction communiste.

A propos de la tactique des journées de mars 1921 en Allemagne ("électriser" la minorité du prolétariat au lieu d’en gagner la majorité), l’auteur de ces lignes déclarait au IIIe Congrès : "Lorsque la majorité écrasante de la classe ouvrière ne se retrouve pas dans le mouvement, ne sympathise pas avec lui ou encore doute de son succès, lorsque la minorité, par contre, se rue en avant et s’efforce mécaniquement de pousser les ouvriers à la grève, dans ce cas cette minorité, impatiente peut, en la personne du parti, entrer en conflit avec la classe ouvrière et s’y briser la tête. "

Faut-il donc renoncer à la grève comme forme de lutte ? Non, non pas y renoncer mais créer les prémisses politiques et organisationnelles indispensables. Le rétablissement de l’unité syndicale en est un. La bureaucratie réformiste n’en veut pas, naturellement. Jusqu’à présent la scission lui a assuré la meilleure position possible. Mais la menace directe du fascisme modifie la situation dans les syndicats au grand désavantage de la bureaucratie. L’aspiration à l’unité grandit. La clique de Leipart peut toujours essayer, dans la situation actuelle, de refuser de rétablir l’unité : cela multipliera par deux ou par trois l’influence des communistes à l’intérieur des syndicats. Si l’unité se réalise, tant mieux, un large champ d’activité s’ouvrira devant les communistes. Il ne faut pas de demi-mesures mais un tournant radical !

Sans une large campagne contre la vie chère, pour la réduction de la semaine de travail, contre la diminution des salaires, sans la participation des chômeurs à cette lutte, sans l’application de la politique de front unique, les petites grèves improvisées ne feront jamais déboucher le mouvement sur une lutte d’ensemble.

Les sociaux-démocrates de gauche parlent de la nécessité, "en cas d’arrivée au pouvoir des fascistes", de recourir à la grève générale. Il est fort possible que Leipart lui-même affiche de telles menaces lorsqu’il est entre quatre murs. Le Rote Fahne parle à ce sujet de luxemburgisme. C’est calomnier la grande révolutionnaire. Si Rosa Luxemburg a surestimé l’importance propre de la grève générale dans la question du pouvoir, elle a très bien compris qu’il ne faut pas appeler arbitrairement à la grève générale, qu’elle est préparée par tout l’itinéraire antérieur du mouvement ouvrier, par la politique du parti et des syndicats. Dans la bouche des sociaux-démocrates de gauche, la grève générale est avant tout un mythe consolant qui leur permet de s’évader de la triste réalité.

Pendant de longues années les sociaux-démocrates français ont promis de recourir à la grève générale en cas de guerre. Le Congrès de Bâle de 1912 promettait même de recourir au soulèvement révolutionnaire. Mais la menace de grève et de soulèvement n’était dans ces deux cas qu’un coup de tonnerre d’opérette. Il ne s’agit nullement de l’opposition entre grève et soulèvement mais d’une attitude abstraite, formelle, purement verbale tant à l’égard de la grève que du soulèvement. Le social-démocrate bebelien d’avant-guerre était un réformiste, armé du concept abstrait de révolution ; le réformiste d’après-guerre, brandissant la menace de grève générale, est déjà une véritable caricature.

L’attitude de la direction communiste à l’égard de la grève générale est, évidemment, beaucoup plus sérieuse. Mais la clarté lui fait défaut, même dans cette question. Pourtant la clarté est nécessaire. La grève générale est un moyen de lutte très important mais il n’est pas un remède universel. Il y a des situations où la grève générale risque d’affaiblir plus les ouvriers que leur ennemi direct. La grève doit être un élément important du calcul stratégique, mais non une panacée dans laquelle se noie toute stratégie.

De façon générale la grève générale est l’instrument de lutte du plus faible contre le plus fort, ou, plus exactement, de celui qui, au début de la lutte, se sent le plus faible contre celui qu’il considère comme le plus fort : quand personnellement je ne peux pas utiliser un instrument important, j’essaie du moins d’éviter que l’ennemi ne s’en serve ; si je ne peux pas tirer avec un canon, je lui retirerai au mois son percuteur. Telle est l’"idée" de la grève générale.

La grève générale est toujours apparue comme un instrument de lutte contre un pouvoir d’Etat établi qui dispose des chemins de fer, du télégraphe, de forces militaires et policières, etc. En paralysant l’appareil d’Etat la grève générale, soit "effrayait" le pouvoir, soit créait les prémisses à une solution révolutionnaire de la question du pouvoir.

La grève générale s’avère être un moyen de lutte particulièrement efficace, quand seul l’enthousiasme révolutionnaire unit les masses travailleuses, l’absence d’organisation et d’un état-major de combat ne leur permettant ni d’apprécier à l’avance le rapport des forces ni d’élaborer le plan des opérations. On peut penser que la révolution antifasciste en Italie, dont le début sera marqué par un certain nombre de conflits localisés, passera inévitablement par le stade de la grève générale. Ce n’est que par cette voie que la classe ouvrière d’Italie, aujourd’hui atomisée, aura de nouveau conscience de former une seule classe et mesurera la force de résistance de l’ennemi qu’elle doit renverser.

La grève générale serait une forme appropriée de lutte contre le fascisme en Allemagne, seulement si ce dernier était déjà au pouvoir et tenait fermement l’appareil d’Etat. Mais le mot d’ordre de grève générale n’est qu’une formule creuse s’il s’agit d’écraser le fascisme dans sa tentative pour s’emparer du pouvoir.

Lors de la marche de Kornilov sur Petrograd, ni les bolcheviks ni les Soviets dans leur ensemble ne songeaient à déclencher une grève générale. Dans les chemins de fer les ouvriers luttaient pour transporter les troupes révolutionnaires et retenir les convois de Kornilov. Les usines ne s’arrêtaient que dans la mesure où les ouvriers devaient partir au front. Les entreprises qui travaillaient pour le front révolutionnaire redoublaient d’activité.

Il ne fut pas question de la grève générale pendant la Révolution d’octobre. A la veille de la révolution, les usines et les régiments dans leur immense majorité s’étaient déjà ralliés à la direction du Soviet bolchevique. Appeler les usines à la grève générale dans ces conditions signifiait s’affaiblir soi-même et non affaiblir l’adversaire. Dans les chemins de fer, les ouvriers s’efforçaient d’aider le soulèvement ; les employés, tout en affectant un air de neutralité, aidaient la contre-révolution. La grève générale des chemins de fer n’avait aucun sens ; la question fut résolue quand les ouvriers prirent le dessus.

Si, en Allemagne, la lutte éclate à partir de conflits localisés, dus à une provocation des fascistes, il est peu probable qu’un appel à la grève générale réponde aux exigences de la situation. La grève générale signifierait avant tout : couper une ville d’une autre, un quartier d’un autre et même une usine d’une autre. Il serait plus difficile de trouver et de rassembler les chômeurs. Dans ces conditions les fascistes qui ne manquent pas d’état-major, peuvent gagner une certaine supériorité, grâce à leur direction centralisée. Certes, leurs troupes sont à ce point atomisées que même alors, la tentative des fascistes peut être repoussée. Mais c’est déjà un autre aspect du problème.

La question des communications ferroviaires doit être abordée non du point de vue du "prestige" de la grève générale qui implique que tous fassent grève, mais du point de vue de son utilité dans le combat : pour qui et contre qui les voies de communications serviront-elles pendant l’affrontement ?

En conséquence, il faut se préparer non à la grève générale mais à résister aux fascistes. Cela implique : créer partout des bases de résistance, des détachements de choc, des réserves, des états-majors locaux et des centres de direction, une liaison effective, des plans très simples de mobilisation.

Ce qu’ont fait les organisations locales dans un coin de province, à Bruchsal ou à Klingental, où les communistes avec la SAP et les syndicats ont créé une organisation de défense, malgré le boycott de la part du sommet réformiste, est un exemple pour tout le pays, en dépit de ses dimensions modestes. O chefs puissants, ô stratèges sept fois sages, avons-nous envie de leur crier, prenez une leçon auprès des ouvriers de Bruchsal et de Klingental, imitez-les, élargissez leur expérience, prenez une leçon auprès des ouvriers de Bruchsal et de Klingental !

La classe ouvrière allemande dispose de puissantes organisations politiques, économiques et sportives. C’est cela qui fait la différence entre le "régime de Brüning" et le "régime d’Hitler". Brüning n’y a aucun mérite : la faiblesse bureaucratique n’est pas un mérite. Mais il faut regarder les choses en face. Le fait principal, capital, fondamental est que la classe ouvrière en Allemagne est encore en pleine possession de ses organisations. Une utilisation incorrecte de sa force est l’unique raison de sa faiblesse. Il suffit d’étendre à tout le pays l’expérience de Bruchsal et de Klingental, et l’Allemagne présentera un tout autre visage. Dans ces conditions, la classe ouvrière pourra recourir à des formes de lutte contre les fascistes beaucoup plus efficaces et directes que la grève générale. Si l’évolution de la situation rendait nécessaire l’utilisation de la grève générale (une telle situation pourrait naître d’un certain type de rapports entre les fascistes et les organes de l’Etat), le système des comités de défense constitués sur la base du front unique garantirait à l’avance le succès de la grève de masse.

La lutte ne s’arrêterait pas à cette étape. En effet, qu’est-ce dans le fond l’organisation de Bruchsal et de Klingental ? Il faut savoir discerner ce qui est important dans des événements apparemment mineurs : ce comité local de défense est en fait le comité local des députés ouvriers ; il ne s’appelle pas ainsi et il n’en a pas conscience, car il s’agit d’un petit coin de province. Ici aussi, la quantité détermine la qualité. Transportez cette expérience à Berlin et vous aurez le Soviet des députés ouvriers de Berlin !

Notes

[1] Certains ultra-gauches (par exemple le groupe italien des Bordighistes estiment que le front unique n’est acceptable que pour les luttes économiques. Aujourd’hui encore plus que dans le passé il est impossible de séparer les luttes économiques des luttes politiques. L’exemple de l’Allemagne où les conventions tarifaires sont supprimées, où les salaires sont diminués par des décrets gouvernementaux devrait faire comprendre cette vérité même à des enfants en bas âge. Remarquons en passant qu’à l’heure actuelle, les staliniens redonnent vie à bon nombre des anciens préjugés des bordighistes. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le groupe " Prométéo ", qui n’apprend rien et n’a pas progressé d’un pouce, soit aujourd’hui, à l’heure des zigzags ultra-gauches de l’Internationale communiste, beaucoup plus proche des staliniens que de nous.

(....)

15. La situation est-elle sans espoir ?

C’est une tâche difficile que de mobiliser d’un seul coup, la majorité de la classe ouvrière allemande. pour une offensive. Après les défaites de 1919, 1921 et 1923, après les aventures de la "troisième période", les ouvriers allemands, qui sont déjà solidement tenus par de puissantes organisations conservatrices, ont vu se développer en eux des centres d’inhibition. Mais cette solidité organisationnelle des ouvriers allemands, qui, jusqu’à présent, a empêché toute pénétration du fascisme dans leurs rangs, ouvre les plus larges possibilités pour des combats défensifs.

Il faut avoir présent à l’esprit le fait que la politique de front unique est beaucoup plus efficace dans la défense que dans l’attaque. Les couches conservatrices ou arriérées du prolétariat sont entraînées plus facilement dans une lutte pour défendre des acquis que pour la conquête de nouvelles positions.

Les décrets d’exception de Brüning et la menace venant d’Hitler sont, en ce sens, un signal d’alarme "idéal" pour la politique de front unique. Il ne s’agit pas de défense au sens le plus élémentaire et le plus évident du terme. Il est possible, dans ces conditions, de gagner au front unique la grande majorité de la classe ouvrière. Bien plus, les objectifs de la lutte ne peuvent pas ne pas rencontrer de la sympathie parmi les couches inférieures de la petite bourgeoisie, y compris les boutiquiers des quartiers et des districts ouvriers.

Malgré toutes les difficultés et les dangers, la situation actuelle en Allemagne présente des avantages énormes pour le parti révolutionnaire ; elle dicte de façon impérative un plan stratégique clair : de la défensive à l’offensive. Sans renoncer un seul instant à son objectif principal qui demeure la conquête du pouvoir, le Parti communiste occupe, pour les actions immédiates, une position défensive. Il est temps de rendre à la formule "Classe contre classe", sa signification réelle !

La résistance des ouvriers à l’offensive du capital et de l’Etat provoquera inévitablement une offensive redoublée du fascisme. Quelque timide qu’aient été les premiers pas de la défense, la réaction de l’adversaire resserrera rapidement les rangs du front unique, élargira ses tâches, rendra nécessaire l’application de méthodes plus décidées, rejettera hors du front unique les couches réactionnaires de la bureaucratie, renforcera l’influence des communistes, tout en faisant sauter les barrières entre les ouvriers, et préparera, ainsi, le passage de la défensive à l’offensive.

Si dans les combats défensifs, le Parti communiste gagne la direction - et avec une politique juste cela ne fait aucun doute -, il ne devra en aucun cas demander aux directions réformistes et centristes leur accord pour le passage à l’offensive. Ce sont les masses qui décident : à partir du moment où elles se détachent de la direction réformiste, un accord avec cette dernière perd toute signification. Perpétuer le front unique traduirait une incompréhension totale de la dialectique de la lutte révolutionnaire et reviendrait à transformer le front unique de tremplin en barrière.

Les situations politiques les plus difficiles sont, dans un certain sens, les plus faciles : elles n’admettent qu’une seule solution. Quand on désigne clairement une tâche par son nom, en principe on l’a déjà résolue : du front unique pour la défensive à la conquête du pouvoir sous le drapeau du communisme.

Quelles sont les chances de réussite ? La situation est difficile. L’ultimatisme ultra-gauche est un support du réformisme. Le réformisme soutient la dictature bureaucratique de la bourgeoisie. La dictature bureaucratique de Brüning aggrave l’agonie économique du pays et nourrit le fascisme.

La situation est très difficile et très dangereuse, mais nullement désespérée. L’appareil stalinien, bénéficiant d’une autorité usurpée et des ressources matérielles de la Révolution d’octobre, est très fort mais il n’est pas tout-puissant. La dialectique de la lutte des classes est plus forte. Il faut seulement savoir l’aider en temps opportun.

Aujourd’hui, beaucoup de gens "à gauche" affichent un grand pessimisme quant au sort de l’Allemagne. En 1923, disent-ils, quand le fascisme était encore très faible et que le Parti communiste jouissait d’une grande influence dans les syndicats et les comités d’usine, le prolétariat n’a pas remporté la victoire ; comment pourrait-on attendre une victoire aujourd’hui, alors que le parti s’est affaibli et que le fascisme est incomparablement plus fort ?

Cet argument, à première vue convaincant, est en fait totalement fallacieux. En 1923, on s’arrêta devant le combat : devant le spectre du fascisme le parti refusa le combat. Quand il n’y a pas de lutte, il ne peut y avoir de victoire. C’est précisément la force du fascisme et sa pression qui excluent aujourd’hui toute possibilité de refuser le combat. Il faut se battre. Et si la classe ouvrière allemande engage le combat, elle peut vaincre. Elle doit vaincre.

Hier encore les grands chefs déclaraient : "Que les fascistes arrivent au pouvoir, cela ne nous fait pas peur, ils s’épuiseront rapidement eux-mêmes, etc." Cette idée prédomina au sommet du parti pendant plusieurs mois. Si elle s’était enracinée définitivement, cela aurait signifié que le Parti communiste cherchait à chloroformer le prolétariat avant qu’Hitler ne lui coupe la tête. C’est là qu’était le danger principal. Aujourd’hui, personne ne défend plus cette idée. Nous avons remporté une première victoire. L’idée que le fascisme doit être écrasé avant son arrivée au pouvoir, a pénétré les masses ouvrières. C’est une victoire importante. Toute l’agitation future doit partir de là.

Les masses ouvrières sont abattues. Le chômage et le besoin les accablent. Mais la confusion de la direction, le gâchis qu’elle a provoqué, les tourmentent encore plus. Les ouvriers comprennent qu’il est impossible de laisser Hitler arriver au pouvoir. Mais comment ? Aucune solution n’est en vue. Les dirigeants ne sont d’aucune aide, au contraire, ils sont un obstacle. Mais les ouvriers veulent se battre.

Il est un fait surprenant que l’on n’a pas apprécié, autant que l’on puisse en juger de loin, à sa juste valeur : les mineurs de Hirsch-Dunker ont déclaré qu’il fallait remplacer le système capitaliste par le système socialiste ! Cela signifie qu’ils seront d’accord demain pour créer les Soviets, en tant que forme d’organisation de toute la classe. Peut-être que dès aujourd’hui ils sont d’accord : il suffit de leur demander ! Ce symptôme à lui seul est cent fois plus important que tous les jugements impressionnistes de ces messieurs, hommes de lettres et beaux parleurs, qui se plaignent dédaigneusement des masses.

On observe effectivement dans les rangs du Parti communiste une certaine passivité, malgré les criaillements de l’appareil. Et pourquoi donc ? Les communistes de la base viennent de plus en plus rarement à leurs réunions de cellule, où on les abreuve de phrases creuses. Les idées qui viennent d’en-haut ne peuvent être appliquées ni à l’usine ni dans la rue. L’ouvrier a conscience de la contradiction irréductible qu’il y a entre ce dont il a besoin quand il est face aux masses, et ce qu’on lui apporte dans les réunions officielles du parti. L’atmosphère artificielle, créée par un appareil criard, fanfaron et qui ne supporte pas les objections, devient insupportable pour les simples membres du parti. D’où le vide et la froideur des réunions. Cela traduit non un refus de la lutte mais un désarroi politique et une sourde protestation contre une direction toute-puissante mais stupide.

Ce désarroi dans les rangs du prolétariat est un encouragement pour les fascistes. Ils poursuivent leur offensive. Le danger grandit. Mais précisément cette approche du danger fasciste sensibilisera de manière extraordinaire les ouvriers d’avant-garde et créera une atmosphère favorable pour avancer des propositions claires et simples, débouchant sur l’action.

Se référant à l’exemple de Braunschweig, Münzenberg écrivait en novembre de l’année dernière : "Aujourd’hui, il ne peut y avoir aucun doute que ce front unique surgira un jour spontanément sous la pression grandissante de la terreur fasciste et des attaques fascistes." Münzenberg ne nous explique pas pourquoi le Comité central, dont il fait partie, n’a pas fait des événements de Braunschweig le point de départ d’une politique hardie de front unique. Peu importe : Münzenberg, bien qu’il reconnaisse par là sa propre inconsistance, a raison dans son pronostic.

L’approche du danger fasciste ne peut que provoquer la radicalisation des ouvriers sociaux-démocrates et même de couches importantes de l’appareil réformiste. L’aile révolutionnaire du SAP fera sans aucun doute un pas en avant. Dans ces conditions, un tournant de l’appareil communiste est plus ou moins inévitable, même au prix de cassures et de scissions internes. C’est à un tel développement qu’il faut se préparer.

Un tournant des staliniens est inévitable. Certains symptômes donnent déjà la mesure de la force de la pression exercée parla base : certains arguments ne sont plus repris, la phraséologie devient de plus en plus confuse, les mots d’ordre de plus en plus ambigus ; en même temps, on exclut du parti ceux qui ont eu l’imprudence de comprendre les tâches avant le Comité central. Ce sont des symptômes qui ne trompent pas, mais pour l’instant ce ne sont que des symptômes.

A plusieurs reprises déjà, dans le passé, la bureaucratie stalinienne a gâché des centaines de tonnes de papier dans une polémique contre le "trotskysme" contre-révolutionnaire, pour finalement effectuer un tournant à 180° et essayer de réaliser le programme de l’opposition de gauche, souvent, à vrai dire, avec un retard fatal.

En Chine, le tournant fut pris trop tard et sous une forme telle qu’il donna en fait le coup de grâce à la révolution 0e soulèvement de Canton !). En Angleterre, le "tournant" fut à l’initiative de l’adversaire, c’est-à-dire du conseil général qui rompit avec les staliniens quand il n’eut plus besoin d’eux. En URSS le tournant de 1928 arriva encore à temps, pour sauver la dictature de la catastrophe imminente. Il n’est pas difficile d’expliquer les différences entre ces trois exemples importants. En Chine, le Parti communiste, jeune et inexpérimenté, suivait aveuglément la direction moscovite ; en fait, la voix de l’opposition de gauche n’eut pas le temps d’arriver jusqu’en Chine. C’est ce qui se passa également en Angleterre. En URSS, l’opposition de gauche était présente et menait une campagne sans relâche contre la politique à l’égard des koulaks.

En Chine et en Angleterre, Staline et Cie prenaient des risques à distance ; en URSS, le danger planait sur leur propre tête.

L’avantage politique de la classe ouvrière allemande tient déjà au fait que tous les problèmes ont été posés ouvertement et en temps voulu ; l’autorité de la direction de l’Internationale communiste est considérablement entamée ; l’opposition marxiste agit sur place, en Allemagne même ; l’avant-garde du prolétariat compte des milliers d’éléments expérimentés et critiques, qui sont capables d’élever leur voix et qui commencent déjà à la faire entendre.

En Allemagne, l’opposition de gauche est numériquement faible. Mais son influence politique peut se révéler décisive lors d’un tournant historique brusque. De même que l’aiguilleur peut, en appuyant opportunément sur un levier, envoyer un train lourdement chargé sur une autre voie, de même la faible opposition peut, en appuyant sur le levier idéologique d’un geste ferme et assuré, obliger le train du Parti communiste allemand et surtout le lourd convoi du prolétariat allemand à changer de direction.

Les événements prouvent, chaque jour davantage, la justesse de notre position. Quand le plafond se met à brûler au-dessus de leur tête, les bureaucrates les plus obtus ne se soucient plus de leur prestige. Et les conseillers secrets sautent alors par la fenêtre, avec leur seul caleçon. La pédagogie des faits aidera notre propre critique.

Le Parti communiste allemand réussira-t-il à prendre ce tournant à temps ? On ne peut en parler maintenant que de manière conditionnelle. Sans la frénésie de la " troisième période ", le prolétariat allemand serait déjà au pouvoir. Si le Parti communiste avait accepté le programme d’action, mis en avant par l’opposition de gauche après les dernières élections au Reichstag, la victoire aurait été assurée. Aujourd’hui, il n’est pas possible de parler de victoire à coup sûr. Mais on peut qualifier d’opportun le tournant qui permettra aux ouvriers allemands d’entrer en lutte, avant que le fascisme ne s’empare de l’appareil d’Etat.

Pour arracher ce tournant, un immense effort est nécessaire. Il faut que les éléments d’avant-garde du communisme, à l’intérieur et à l’extérieur du parti ne craignent pas d’agir. Il faut lutter ouvertement contre l’ultimatisme borné de la bureaucratie, à l’intérieur du parti et devant les masses ouvrières.

"Mais c’est une rupture de discipline ?" dira un communiste hésitant. Bien sûr, c’est une rupture de la discipline stalinienne. Aucun révolutionnaire sérieux ne rompra la discipline, même formelle, s’il n’a pour cela des raisons impérieuses. Mais celui qui, se couvrant de la discipline, tolère une politique dont le caractère désastreux est évident, celui-là n’est pas un révolutionnaire mais une chiffe molle, une canaille velléitaire. Ce serait un crime de la part des communistes oppositionnels que de s’engager comme Urbahns et Cie sur la voie de la création d’un nouveau Parti communiste, avant même d’avoir fait des efforts sérieux pour changer l’orientation de l’ancien parti. Il n’est pas difficile de créer une petite organisation indépendante. Mais créer un nouveau Parti communiste est une tâche gigantesque. Les cadres nécessaires pour une telle tâche existent-ils ? Si oui, qu’ont-ils fait pour influencer les dizaines de milliers d’ouvriers qui sont membres du parti officiel ? Si ces cadres s’estiment capables d’expliquer aux ouvriers la nécessité d’un nouveau parti, alors ils doivent, avant toute chose, se mettre eux-mêmes à l’épreuve, en travaillant à la régénérescence du parti existant.

Poser aujourd’hui le problème d’un troisième parti signifie s’opposer, à la veille d’une grande décision historique, à des millions d’ouvriers communistes, qui, bien que mécontents de leur direction, restent attachés à leur parti par un de conservation révolutionnaire. Il faut trouver un langage commun avec ces millions d’ouvriers communistes. Il faut malgré les insultes, les calomnies et les persécutions, arriver jusqu’à la conscience de ces ouvriers, leur montrer que nous voulons la même chose qu’eux ; que nous n’avons pas d’autres intérêts que ceux du communisme ; que la voie que nous indiquons est la seule voie juste.

Il faut démasquer impitoyablement les capitulards ultra-gauches ; il faut exiger des "dirigeants" une réponse claire à la question : que faire maintenant ?, et proposer sa propre réponse pour tout le pays, pour chaque région, pour chaque ville, pour chaque quartier, pour chaque usine.

A l’intérieur du parti, il faut créer des cellules de bolcheviks-léninistes. Ils doivent inscrire sur leur drapeau : changement d’orientation et réforme du régime du parti. Là où ils s’assureront une base solide, ils doivent passer à l’application dans les faits de la politique de front unique, même à une échelle locale peu importante. La bureaucratie du parti les exclura ? Bien sûr, mais son règne dans les conditions actuelles ne durera pas longtemps.

Une discussion publique, sans interruption des réunions, sans citation tronquée, sans calomnie venimeuse, un échange loyal d’opinions sont nécessaires dans les rangs des communistes et de tout le prolétariat : c’est ainsi qu’en Russie, durant toute l’année 1917, nous avons polémiqué avec tous les partis et au sein même de notre parti. Il faut au travers de cette large discussion, préparer un congrès extraordinaire du parti avec un point unique à l’ordre du jour : "Qu’allons-nous faire ?" Les oppositionnels de gauche ne sont pas des intermédiaires entre le Parti communiste et la social-démocratie. Ce sont les soldats du communisme, ses agitateurs, ses propagandistes, ses organisateurs. Il faut se tourner vers le parti ! Il faut lui expliquer ! Il faut le convaincre !

Si le Parti communiste se voit forcé d’appliquer la politique de front unique, cela permettra de repousser presque à coup sûr l’offensive des fascistes. Et une victoire sérieuse sur le fascisme ouvrira la voie à la dictature du prolétariat.

Mais le fait d’avoir pris la tête de la révolution ne suffira pas à résoudre toutes les contradictions que le Parti communiste porte en lui. La mission de l’opposition de gauche ne sera nullement terminée. En un sens, elle ne fera que commencer. La victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne devrait avoir pour première tâche, la liquidation de la dépendance bureaucratique à l’égard de l’appareil stalinien.

Demain, après la victoire du prolétariat allemand et même avant, dans sa lutte pour le pouvoir, le carcan qui paralyse l’Internationale communiste sautera. L’indigence des idées du centrisme bureaucratique, les limitations nationales de son horizon, le caractère antiprolétarien de son régime, tout cela apparaîtra à la lumière de la révolution allemande qui sera incomparablement plus vive que celle de la Révolution d’octobre. Les idées de Marx et de Lénine triompheront immanquablement au sein du prolétariat allemand.

Conclusion

Un marchand menait des bœufs à l’abattoir. Le boucher s’avance, un couteau à la main. "Serrons les rangs et transperçons ce bourreau de nos cornes.", propose un des bœufs "Mais en quoi le boucher est-il pire que le marchand qui nous a conduits jusqu’ici avec sa trique", lui répondirent les bœufs qui avaient reçu leur éducation politique au pensionnat de Manouilsky.
""C’est qu’ensuite nous pourrons régler son compte au marchand ! " - " Non ", répondirent les bœufs à principes à leur conseilleur, "tu es la caution de gauche de nos ennemis, tu es toi-même un social-boucher." Et ils refusèrent de serrer les rangs. (Tiré des fables d’Esope.)

"Placer l’annulation de la paix de Versailles obligatoirement, absolument et immédiatement au premier plan, avant la question de la libération du joug de l’impérialisme des autres pays opprimés par l’impérialisme, est du nationalisme petit bourgeois (digne des Kautsky, Hilferding, Otto Bauer et Cie), et non de l’internationalisme révolutionnaire" (Lénine, La Maladie infantile du communisme).

Ce qu’il faut, c’est l’abandon complet du communisme national, la liquidation publique et définitive des mots d’ordre de "révolution populaire" et de "libération nationale". Non pas : "A bas le traité de Versailles !", mais : "Vivent les Etats-Unis soviétiques d’Europe."

Le socialisme n’est réalisable que sur la base des plus récents acquis de la technique moderne et sur la base de la division internationale du travail.

L’édification du socialisme en URSS n’est pas un processus national qui peut se suffire à lui-même, elle fait partie intégrante de la révolution internationale.

La conquête du pouvoir par le prolétariat allemand et européen est une tâche incomparablement plus réelle et plus immédiate que la construction d’une société socialiste, fermée sur elle-même et autarcique, dans les frontières de l’URSS.

Défense inconditionnelle de l’URSS, premier Etat ouvrier, contre les ennemis intérieurs et extérieurs de la dictature du prolétariat !

Mais la défense de l’URSS ne doit pas être menée les yeux bandés. Contrôle du prolétariat international sur la bureaucratie soviétique ! Mise à nu impitoyable de ses tendances thermidoriennes et nationales-réformistes, dont la théorie du socialisme dans un seul pays est la généralisation.

Que faut-il au Parti communiste ? Le retour à l’école stratégique des quatre premiers congrès de l’Intemationale communiste. Abandon de l’ultimatisme à l’égard des organisations ouvrières de masse : la direction communiste ne saurait être imposée, elle ne peut être que gagnée.

Abandon de la théorie du social-fascisme, qui aide la socialdémocratie et le fascisme.

Exploitation conséquente de l’antagonisme entre la social-démocratie et le fascisme :
a) pour une lutte plus effective contre le fascisme ;
b) pour opposer les ouvriers sociaux-démocrates à leur direction réformiste.

Ce sont les intérêts vitaux de la démocratie prolétarienne, et non les principes de la démocratie formelle, qui doivent servir de critères pour apprécier les changements de régimes politiques de la domination de la bourgeoisie.

Aucun soutien ni direct ni indirect au régime de Brüning !

Défense hardie et dévouée des organisations du prolétariat contre les fascistes.

"Classe contre classe !" Cela signifie que toutes les organisations du prolétariat doivent occuper leur place dans le front unique contre la bourgeoisie.

Le programme pratique du front unique doit être défini par un accord entre les organisations devant les masses. Chaque organisation demeure sous son drapeau et conserve sa direction. Dans l’action, chaque organisation respecte la discipline du front unique.

"Classe contre classe !" Il faut mener une campagne d’agitation inlassable pour que les organisations sociales-démocrates et les syndicats réformistes rompent avec leurs perfides alliés bourgeois du "front de fer" et serrent les rangs avec les organisations communistes et toutes les autres organisations du prolétariat.

"Classe contre classe !" Propagande et préparation organisationnelle des Soviets ouvriers, comme forme supérieure du front unique prolétarien.

Totale indépendance politique et organisationnelle du Parti communiste à chaque moment et dans n’importe quelle circonstance.

Aucune combinaison de programmes ou de drapeaux. Aucune transaction sans principe. Totale liberté de critique à l’égard des alliés du moment.

L’opposition de gauche soutient, cela va sans dire, la candidature de Thaelmann au poste de président.

Les bolcheviks-léninistes doivent être aux avant-postes dans la mobilisation des ouvriers, sous le drapeau de la candidature communiste officielle.

Les communistes allemands doivent s’inspirer non du régime interne actuel du Parti communiste de l’Union soviétique, qui reflète la domination d’un appareil sur la base d’une révolution victorieuse, mais du régime du parti qui a conduit à la révolution.

La liquidation de l’omnipotence de l’appareil dans le Parti communiste allemand est une question de vie ou de mort.

Le retour à la démocratie dans le parti est indispensable.

Les ouvriers communistes doivent obtenir en premier lieu une discussion sérieuse et honnête dans le parti sur les questions de stratégie et de tactique. La voix de l’opposition de gauche (des bolcheviks-léninistes) doit être écoutée par le parti. Après une discussion générale dans le parti, les décisions doivent être prises par un congrès extraordinaire, élu librement.

La politique correcte du Parti communiste à l’égard du SAP est la suivante : critique sans concessions (mais honnête, c’est-à-dire correspondant aux faits) du caractère bâtard de la direction ; attitude attentive, fraternelle, par rapport à l’aile gauche ; être prêt à passer des accords pratiques avec le SAP et à instaurer des liens politiques plus étroit avec l’aile révolutionnaire.

Changement total d’orientation dans la politique syndicale :
lutte contre la direction réformiste sur la base de l’unité des syndicats.
Mener systématiquement la politique de front unique dans les entreprises. Accords avec les comités d’usine réformistes, sur la base d’un programme précis de revendications.
Lutte pour la baisse des prix. Lutte contre l’abaissement des salaires. Placer cette lutte sur les rails de la campagne pour le contrôle ouvrier sur la production.
Campagne pour la coopération avec l’URSS sur la base d’un plan économique unique.
Elaboration par les organes de l’URSS, avec la participation des organisations intéressées du prolétariat allemand, d’un plan ayant valeur d’exemple.
Campagne pour le passage de l’Allemagne au socialisme sur la base d’un tel plan.

Ceux qui affirment que la situation est désespérée, mentent. Il faut chasser les pessimistes et les sceptiques des rangs du prolétariat comme des pestiférés. Les ressources internes du prolétariat allemand sont inépuisables. Elles se fraieront un chemin.

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La seule voie

Octobre 1932

Avant-propos

Le déclin du capitalisme promet d’être encore plus tumultueux, dramatique et sanglant que son ascension. Le capitalisme allemand ne constituera, en aucun cas, une exception. Si son agonie se prolonge outre mesure, la faute en est - il ne faut pas se cacher la vérité - aux partis du prolétariat.

Le capitalisme allemand vit le jour avec un certain retard et se trouva dépourvu des privilèges du droit d’aînesse. Le développement de la Russie lui donna une place à mi-chemin entre l’Angleterre et l’Inde. Dans ce schéma, l’Allemagne aurait dû occuper la place entre l’Angleterre et la Russie, sans avoir toutefois les puissantes colonies d’outremer de la Grande-Bretagne ni les colonies intérieures de la Russie tsariste. L’Allemagne, encastrée au cœur de l’Europe, se vit placée devant la nécessité, à une époque où le monde entier avait déjà été partagé, de conquérir des marchés étrangers et de procéder à un nouveau partage des colonies, qui avaient déjà été partagées.

Il ne fut pas donné au capitalisme allemand de nager dans le sens du courant, de s’abandonner au libre jeu des forces. Seule la Grande-Bretagne a pu s’offrir ce luxe, et cela uniquement pour une période historique limitée, dont nous avons vu récemment le terme. Le capitalisme allemand ne pouvait pas non plus se permettre ce " sens de la mesure " qui caractérise le capitalisme français, solidement installé dans ses limites et disposant de réserves, sous forme de riches possessions coloniales.

La bourgeoisie allemande, profondément opportuniste en politique intérieure, dut, dans le domaine de l’économie et de la politique internationale, faire preuve de témérité, foncer de l’avant, élargir démesurément sa production, pour rattraper les vieilles nations, agiter son sabre et se lancer dans la guerre. La rationalisation poussée à l’extrême de l’industrie allemande d’après-guerre découlait de la nécessité de surmonter les conditions défavorables dues au retard historique, à la situation géographique et à la défaite militaire.

Si les maux économiques de notre époque sont, en fin de compte, le résultat de la contradiction entre le développement des forces productives de l’humanité d’une part, la propriété privée des moyens de production et les frontières nationales d’autre part, le capitalisme allemand est en proie aux convulsions les plus violentes parce qu’il est le capitalisme le plus moderne, le plus avancé et le plus dynamique sur le continent européen.

Les médecins du capitalisme allemand se divisent en trois écoles : les libéraux, les partisans d’une économie planifiée, les partisans de l’autarcie.

Les libéraux voudraient remettre en vigueur les lois " naturelles " du marché. Mais le triste sort politique du libéralisme allemand reflète le fait que le capitalisme allemand ne s’est jamais fondé sur le manchesterianisme : grâce au protectionnisme, il est arrivé directement aux trusts et aux monopoles. On ne peut ramener l’économie allemande à un passé " sain ", pour la bonne raison qu’il n’a jamais existé.

Le " national-socialisme " promet de réviser à sa manière le traité de Versailles, c’est-à-dire, pratiquement, de poursuivre l’offensive de l’impérialisme des Hohenzollern. En même temps, il veut mener l’Allemagne à l’autarcie, c’est-à-dire sur la voie du provincialisme et de l’auto-limitation. Les rugissements du lion cachent ici une psychologie de chien battu. Vouloir adapter le capitalisme allemand à ses frontières nationales équivaut à soigner un homme, en l’amputant de la main droite, du pied gauche et d’une partie du crâne.

Soigner le capitalisme à l’aide de l’économie planifiée signifie éliminer la concurrence. Dans ce cas, il faudrait commencer par supprimer la propriété privée des moyens de production. Les réformateurs, bureaucrates et doctes professeurs, n’ont même jamais osé l’imaginer. L’économie allemande est rien moins que purement allemande : elle fait partie intégrante de l’économie mondiale. Un plan allemand est concevable uniquement dans la perspective d’un plan économique international. Une planification limitée au niveau national reviendrait à renoncer à l’économie mondiale, c’est-à-dire marquerait une tentative de retour au système de l’autarcie.

Ces trois écoles, qui se combattent, se rassemblent en fait, car elles sont toutes trois enfermées dans le cercle vicieux de l’utopisme réactionnaire. Ce qui mérite d’être sauvé, ce n’est pas le capitalisme allemand, mais l’Allemagne de son capitalisme.

Pendant les années de crise, les bourgeois allemands, du moins leurs théoriciens, se sont lancés dans des discours de contrition : ils auraient mené, disent-ils, une politique beaucoup trop risquée, fait appel à des crédits étrangers tout à fait à la légère, et développé l’équipement industriel de façon inconsidérée ; à l’avenir, il faudrait être plus prudent. Aujourd’hui, encore plus que dans le passé, les sommets de la bourgeoisie allemande sont partisans d’aventures économiques, comme le prouvent le programme de Papen et l’attitude du capital financier à son égard.

Aux premiers signes de réactivation de l’industrie, le comportement du capitalisme allemand sera conforme à son passé historique et non aux vœux pieux des moralistes libéraux. Les entrepreneurs avides de profit feront de nouveau monter la pression de la vapeur, sans faire attention au manomètre. La chasse aux crédits étrangers reprendra son caractère fiévreux. Les possibilités d’expansion sont réduites ? Raison de plus pour développer les monopoles. Le monde saisi de frayeur verra resurgir le tableau de la période précédente, mais sous la forme de convulsions encore plus violentes. Parallèlement la renaissance du militarisme allemand ira bon train. Comme si les années 1914-1918 n’avaient pas existé. La bourgeoisie allemande place de nouveau à la tête de la nation, des barons de l’Est de l’Elbe. Ces derniers sont encore plus portés à risquer l’avenir du pays sous le signe du bonapartisme que sous le signe de la monarchie légitime.

Dans leurs minutes de lucidité, les dirigeants de la social-démocratie allemande doivent se demander : par quel miracle notre parti continue-t-il, après tout ce qu’il a fait, à regrouper des millions d’ouvriers ? Le conservatisme inhérent à toute organisation de masse a, certainement, une grande importance. Plusieurs générations de prolétaires sont passées par l’école politique de la social-démocratie, ce qui a créé une forte tradition. Cependant, ce n’est pas la cause principale de la vitalité du réformisme. Les ouvriers ne peuvent abandonner purement et simplement la social-démocratie, malgré tous les crimes de ce parti : ils doivent pouvoir s’éduquer au travers d’un autre parti. Or, le Parti communiste allemand, en la personne de sa direction, a, depuis neuf ans, réellement fait tout ce qui était en son pouvoir, pour écarter les masses de lui ou, du moins, pour les empêcher de se regrouper autour du Parti communiste.

La politique capitularde de Staline-Brandler en 1923 ; le zigzag ultra-gauche de Maslow-Ruth Fischer-Thälmann de 1924 à 1925 ; la servilité toute opportuniste devant la social-démocratie de 1926 à 1928 ; les aventures de la " troisième période " de 1928 à 1930 ; la théorie et la pratique du " social-fascisme " et de la " libération nationale " de 1930 à 1932, tels sont les termes de l’addition. Leur total donne : Hindenburg-Papen-Schleicher et Cie.

La voie capitaliste n’offre aucune issue pour le peuple allemand. C’est là la force essentielle du Parti communiste.

L’exemple de l’Union soviétique montre que la voie socialiste est une issue possible. C’est là que se trouve la deuxième source de force du Parti communiste.

Mais, du fait des conditions de développement de l’Etat prolétarien isolé, une bureaucratie nationale et opportuniste a pris la tête de l’Union soviétique, une bureaucratie qui ne croit pas à la révolution mondiale, défend son indépendance contre celle-ci et en même temps, conserve un pouvoir illimité sur l’Internationale communiste. C’est là que réside le plus grand malheur pour le prolétariat allemand et international.

La situation en Allemagne est comme faite exprès pour permettre au Parti communiste de gagner la majorité des ouvriers en un court laps de temps. Mais le Parti communiste devrait seulement comprendre qu’actuellement il ne représente encore que la minorité du prolétariat, et s’engager fermement sur la voie de la tactique du front unique. Au lieu de cela, le Parti communiste a fait sienne, une tactique que l’on peut résumer ainsi : ne pas donner aux ouvriers allemands la possibilité ni de mener des luttes économiques, ni d’opposer une résistance au fascisme, ni de saisir l’arme de la grève générale, ni de créer des Soviets, tant que le prolétariat ne reconnaîtra pas à priori le rôle dirigeant du Parti communiste. Les tâches politiques sont ainsi transformées en ultimatum.

D’où vient cette méthode déplorable ? La réponse est fournie par la politique de la fraction stalinienne en Union soviétique. L’appareil y a transformé la direction politique en une suite d’ordres administratifs. En ne permettant aux ouvriers ni de discuter, ni de critiquer, ni de voter, la bureaucratie stalinienne leur parle en fait le langage des ultimatums. La politique de Thälmann est une tentative de traduire le stalinisme en mauvais allemand, Il y a toutefois une différence : la bureaucratie de l’URSS dispose pour sa politique de diktat, du pouvoir d’Etat qu’elle a reçu des mains de la Révolution d’octobre ; par contre, Thälmann ne dispose pour donner du poids à son ultimatum que de l’autorité formelle de l’Union soviétique. C’est une aide morale importante qui, si elle suffit dans les conditions actuelles à fermer la bouche des ouvriers communistes, ne permet pas de gagner les ouvriers sociaux-démocrates. Mais c’est précisément de la solution de cette dernière tâche que dépend aujourd’hui le destin de la révolution allemande.

Dans le prolongement des ouvrages précédents de l’auteur, consacrés à la politique du prolétariat allemand, la présente brochure tente d’étudier les problèmes de la politique révolutionnaire en Allemagne dans sa nouvelle étape.

Prinkipo, le 13 septembre 1932.

1. Bonapartisme et fascisme

Essayons de voir brièvement ce qui s’est passé et où nous en sommes.

C’est grâce à la social-démocratie que le gouvernement Brüning a obtenu le soutien du Parlement pour gouverner au moyen de lois d’exception. Les dirigeants sociaux-démocrates déclaraient : " Nous barrerons ainsi le chemin du pouvoir au fascisme. " La bureaucratie stalinienne répondait : " Non, le fascisme a déjà vaincu ; le régime de Brüning, c’est le fascisme. " La première affirmation comme la deuxième étaient fausses. Les sociaux-démocrates cherchaient à faire passer leur recul devant le fascisme pour une lutte contre celui-ci. Les staliniens présentaient l’affaire comme si la victoire du fascisme était chose faite. L’énergie combattante du prolétariat était sapée de part et d’autre, facilitant et rapprochant la victoire de l’ennemi.

Dans le passé, nous avons caractérisé le gouvernement Brüning comme bonapartiste (comme une " caricature de bonapartisme "), c’est-à-dire comme un régime de dictature militaro-policière. Lorsque la lutte entre les deux camps de la société - entre les possédants et ceux qui n’ont rien, entre les exploitants et les exploités - atteint son paroxysme, les conditions pour la domination de la bureaucratie, de la police et de l’armée sont créées. Le gouvernement devient indépendant de la société. Rappelons encore une fois ceci : si l’on enfonce symétriquement deux fourchettes dans un bouchon, il peut tenir en équilibre même sur une tête d’épingle. Un gouvernement de ce type ne cesse pas, bien évidemment, d’être le commis des possédants. Mais le commis est alors assis sur le dos de son maître, lui martèle la nuque et ne se gêne pas, à l’occasion, pour essuyer ses chaussures sur le visage de son maître.

On pouvait supposer que Brüning se maintiendrait jusqu’à l’ultime dénouement. Mais au cours du développement, un nouveau chaînon est venu s’ajouter : le gouvernement Papen. Si nous voulons être précis, nous devons apporter une correction à notre ancienne définition : le gouvernement Brüning était un gouvernement pré-bonapartiste. Brüning n’était qu’un précurseur. Le bonapartisme sous sa forme achevée fit son entrée en scène en la personne du gouvernement Papen-Schleicher.

En quoi consiste la différence ? Brüning jurait qu’il n’y avait pas de plus grand bonheur que de " servir " Hindenburg et le paragraphe 48. Avec son poing, Hitler " soutenait " Brüning à droite. Mais Brüning s’appuyait avec son coude gauche sur l’épaule de Wels. Au Reichstag, Brüning trouvait une majorité qui le dispensait de tenir compte du Reichstag.

Plus Brüning devenait indépendant du Parlement, plus le sommet de la bureaucratie se sentait indépendante de Brüning et des groupes politiques qui étaient derrière lui. Il restait à rompre définitivement le lien avec le Reichstag. Le gouvernement Von Papen apparut comme un miracle de l’Immaculée Conception bureaucratique. Il s’appuie de son coude droit sur l’épaule d’Hitler. De son poing policier, il se défend sur sa gauche contre le prolétariat. C’est là le secret de sa stabilité, c’est-à-dire du fait qu’il n’est pas tombé le jour même de son apparition.

Le gouvernement Brüning avait un caractère clérical, bureaucratique et policier. La Reichswehr restait en réserve. Le " front de fer " servait de soutien direct de l’ordre. La suppression de la dépendance à l’égard du " front de fer " fut la raison essentielle du coup d’Etat d’Hindenburg et de Papen. A cette occasion, les généraux se retrouvèrent automatiquement à la première place.

Les dirigeants sociaux-démocrates firent les frais de l’opération. C’est ce qui leur arrive dans les périodes de crise sociale. Ces intrigants petits-bourgeois passent pour des esprits lucides dans les conditions où il n’est pas besoin d’intelligence. Aujourd’hui, ils se cachent la nuit sous leurs couvertures. Ils ont des sueurs froides et espèrent un miracle : peut-être réussiront-ils non seulement à sauver leur tête mais aussi leur mobilier confortable et leurs petites économies innocentes. Mais il n’y aura pas de miracle...

Malheureusement, le Parti communiste fut, lui aussi, complètement pris au dépourvu par les événements. La bureaucratie stalinienne n’avait rien prévu. Maintenant, Thälmann, Remmele et autres parlent à tout propos du " coup d’Etat du 20 juillet ". Mais comment cela se fait-il ? Ils affirmaient auparavant que le fascisme était déjà là, et que seuls les contre-révolutionnaires trotskystes pouvaient en parler au futur. Mais il s’avère maintenant que pour passer de Brüning à Papen - pas à Hitler mais seulement à Papen - il a fallu un véritable " coup d’Etat ". Le " contenu de classe " de Severing, Brüning et Hitler " est le même ", nous avaient enseigné ces sages. D’où vient alors le coup d’Etat et dans quel but fut-il accompli ?

Mais la confusion ne s’arrête pas là. Bien que la différence entre bonapartisme et fascisme soit maintenant suffisamment claire, Thälmann, Remmele et Cie parlent du coup d’Etat fasciste du 20 juillet. En même temps, ils mettent en garde les ouvriers contre le danger imminent d’un coup d’Etat d’Hitler, c’est-à-dire un nouveau coup d’Etat fasciste. Enfin, la social-démocratie est toujours qualifiée de sociale-fasciste. Les événements qui se succèdent, se réduisent ainsi au fait que différentes variétés de " fascisme " se prennent les unes aux autres le pouvoir par des coups d’Etat " fascistes ". N’est-il pas clair que toute la théorie stalinienne a été spécialement créée pour bloquer le cerveau des hommes ?

L’entrée en scène du gouvernement Papen a produit une impression de force d’autant plus grande (totale ignorance des partis, nouvelles lois d’exception, dissolution du Reichstag, mesures de répression, état de siège dans la capitale, liquidation de la démocratie à la prussienne) que les ouvriers y étaient moins préparés. On tue un lion avec des balles ; on écrase une puce avec l’ongle ; quant aux ministres sociaux-démocrates, on les liquide d’une chiquenaude sur le nez.

Malgré son apparence de force concentrée, le gouvernement Papen, " en lui-même ", est encore plus faible que son préd6cesseur. Un régime bonapartiste ne peut avoir un caractère stable et prolongé, que s’il met fin à une époque révolutionnaire, quand le rapport de forces a été testé dans des affrontements, quand les classes révolutionnaires sont à bout de force, alors que les classes possédantes ne sont pas encore libérées de leur terreur : demain n’apportera-t-il pas de nouvelles secousses ? Sans cette condition fondamentale, c’est-à-dire sans l’épuisement préalable de l’énergie des masses dans la lutte, un régime bonapartiste n’est pas capable de se développer.

Les barons, les magnats du capital, les banquiers tentent, au : travers du gouvernement Papen, de garantir leur situation et leurs affaires au moyen de la police et de l’armée régulière. L’idée de transmettre tout le pouvoir à Hitler qui s’appuie sur les bandes avides et déchaînées de la petite bourgeoisie, ne leur sourit pas du tout. Certes, ils ne mettent pas en doute le fait qu’Hitler se révélera finalement l’instrument docile de leur domination. Mais cela implique des secousses, le risque d’une longue guerre civile, et d’importants frais généraux. Il est vrai que le fascisme débouche finalement sur une dictature militaro-bureaucratique de type bonapartiste, l’exemple de l’Italie est là pour le montrer. Mais pour cela il lui faut plusieurs années, même dans le cas d’une victoire totale : en Allemagne, le délai est plus grand qu’en Italie. Il est clair que les classes possédantes ont préféré une voie plus économique, c’est-à-dire la voie de Schleicher, et non celle d’Hitler, sans parler du fait que les préférences de Schleicher vont à Schleicher lui-même.

Le fait que la neutralisation des camps irréductibles soit à l’origine de l’existence du gouvernement Papen, n’implique nullement que les forces du prolétariat révolutionnaire et celles de la petite bourgeoisie réactionnaire soient égales dans la balance de l’histoire. Tout le problème est reporté ici dans le domaine de la politique. La social-démocratie paralyse le prolétariat, en se servant de la mécanique du front de fer. Par sa politique absurde de l’ultimatisme, la bureaucratie stalinienne empêche les ouvriers de choisir l’issue révolutionnaire. Avec une direction correcte du prolétariat, le fascisme aurait été réduit à néant et le bonapartisme n’aurait trouvé aucune fissure par laquelle s’infiltrer. Malheureusement, telle n’est pas la situation. La puissance paralysée du prolétariat a donné à la clique bonapartiste son apparence trompeuse de " puissance ". Voilà la formule politique d’aujourd’hui.

Le gouvernement Papen n’est que le point d’intersection des deux grandes forces historiques. Son poids personnel est presque nul. C’est pourquoi il ne peut pas ne pas s’effrayer lui-même de sa propre gesticulation, et ne pas avoir le vertige face au désert qui l’entoure. C’est cela et seulement cela qui explique que dans les actions du gouvernement il y a deux tiers de lâcheté pour un tiers d’audace. Par rapport à la Prusse, c’est-à-dire à la social-démocratie, le gouvernement jouait gagnant à tous les coups : il savait que ces messieurs n’opposeraient aucune résistance. Il fixa de nouvelles élections après la dissolution du Reichstag mais n’osa pas les repousser. Après avoir proclamé l’état de siège, il se hâta d’expliquer : c’est uniquement pour rendre plus facile une capitulation sans combat des dirigeants de la social-démocratie.

Mais il y a la Reichswehr ! Nous ne sommes pas portés à l’oublier. Engels définissait l’Etat comme des bandes d’hommes armés avec des appendices matériels, comme les prisons, etc. A propos du pouvoir du gouvernement actuel, on peut même dire que seule la Reichswehr existe réellement. Mais la Reichswehr n’est nullement un instrument soumis et sûr entre les mains du groupe d’individus, à la tête desquels se trouve Papen. En fait, le gouvernement ressemble plutôt à une commission politique auprès de la Reichswehr.

Malgré son poids prépondérant sur le gouvernement, la Reichswehr ne peut prétendre jouer un rôle politique autonome. Cent mille soldats aussi soudés et aguerris qu’ils soient (et cela demande à être vérifié), ne peuvent commander à une nation de 65 millions d’individus déchirée par de très profonds antagonismes sociaux. La Reichswehr ne sera qu’un élément, et, de plus, un élément non décisif, dans la lutte entre les forces sociales.

A sa manière, le nouveau Reichstag reflète assez bien la situation politique du pays, qui a conduit à l’expérience bonapartiste. Ce parlement sans majorité, avec des ailes irréductibles, est un argument concret et irréfutable en faveur de la dictature. Les limites de la démocratie apparaissent encore une fois dans toute leur évidence. Là où il s’agit des fondements même de la société, l’arithmétique parlementaire ne résout rien. C’est la lutte qui tranche.

Nous ne chercherons pas à deviner de loin, la voie qu’emprunteront, dans les prochains jours, les tentatives de replâtrage du gouvernement. Nos hypothèses sont de toute façon en retard sur la réalité, et les formes et combinaisons transitoires possibles ne résoudront pas le problème. Le bloc de la droite avec le centre impliquerait " la légalisation " de l’arrivée des nationaux-socialistes au pouvoir, c’est-à-dire fournirait la couverture la plus commode à un coup d’Etat fasciste. Le type de rapport de forces qui s’instaurerait au début entre Hitler, Schleicher et les dirigeants du centre, est un problème plus important pour eux-mêmes que pour le peuple allemand. Toutes les combinaisons politiques imaginables avec Hitler signifient l’absorption de la bureaucratie, de la justice, de la police et de l’armée dans le fascisme.

Si l’on admet que le centre n’entrera pas dans une coalition, où la rupture avec ses propres ouvriers serait le prix de son rôle de frein sur la locomotive d’Hitler, il ne reste plus alors que la voie ouvertement extra-parlementaire. Une combinaison sans le centre assurera encore plus facilement et plus rapidement la prépondérance des nationaux-socialistes. Si ces derniers ne s’entendaient pas immédiatement avec Papen et ne passaient pas, aussitôt, ouvertement à l’offensive, le caractère bonapartiste du gouvernement devrait apparaître encore plus crûment : Von Schleicher aurait ses " cent jours ".., mais sans les années napoléoniennes antérieures.

Cent jours, - non, nous sommes, semble-t-il, trop généreux. La Reichswehr ne décide pas. Schleicher ne suffit pas. Seules les méthodes d’une guerre civile longue et impitoyable peuvent assurer la dictature extra-parlementaire des junkers et des magnats du capital financier. Hitler pourra-t-il remplir cette tâche ? Cela dépend non seulement de la bonne ou mauvaise volonté du fascisme, mais aussi de la volonté révolutionnaire du prolétariat.

2. Bourgeoisie, petite bourgeoisie et prolétariat

Toute analyse sérieuse de la situation politique doit partir des rapports existant entre les trois classes : la bourgeoisie, la petite bourgeoisie (y compris la paysannerie) et le prolétariat.

La grande bourgeoisie, puissante du point de vue économique, ne représente, prise en elle-même, qu’une infime minorité. Pour asseoir sa domination, elle doit entretenir des relations bien définies avec la petite bourgeoisie et, par l’intermédiaire de cette dernière, avec le prolétariat.

Pour comprendre la dialectique de ces relations, il faut distinguer trois étapes historiques : l’aube du développement capitaliste, lorsque la bourgeoisie pour remplir sa mission, avait besoin de méthodes révolutionnaires ; l’épanouissement et la maturité du régime capitaliste, lorsque la bourgeoisie donna à sa domination des formes ordonnées, pacifiques, conservatrices et. démocratiques ; enfin le déclin du capitalisme, lorsque la bourgeoisie est forcée, pour défendre son droit à l’exploitation, de recourir à la guerre civile contre le prolétariat.

Les programmes politiques caractéristiques de ces trois étapes : le jacobinisme, la démocratie réformiste (y compris la social-démocratie) et le fascisme sont dans leur essence, les programmes des courants petits-bourgeois. Cette circonstance à elle seule montre quelle importance énorme, plus exactement décisive, revêt l’autodétermination politique des couches petites bourgeoises pour le destin de la société bourgeoise dans son ensemble !

Toutefois, les relations entre la bourgeoisie et sa base sociale principale ne sont nullement fondées sur une confiance réciproque et une collaboration pacifique. Dans sa masse, la petite bourgeoisie est une classe exploitée et humiliée. Elle envie la grande bourgeoisie et souvent la déteste. Par ailleurs, la bourgeoisie, tout en ayant recours au soutien de la petite bourgeoisie, ne lui fait pas confiance, car elle craint toujours, à juste titre, que cette dernière ne soit portée à franchir les limites qui lui ont été départies.

En nettoyant et en frayant la voie au développement de la bourgeoisie, les jacobins entraient à chaque instant en conflit aigu avec la bourgeoisie. Ils la servaient, tout en lui livrant une lutte impitoyable. Après avoir rempli leur mission historique limitée les jacobins tombèrent, car la domination du capital était prédéterminée.

Par toute une série d’étapes, la bourgeoisie affermit son pouvoir sous la forme de la démocratie parlementaire. Là encore, ni de manière pacifique, ni de bon gré. La bourgeoisie craignait mortellement le droit au suffrage universel. Finalement, en combinant les mesures de répression et les concessions, le fouet des privations et les réformes, elle se soumit, dans le cadre de la démocratie formelle, non seulement l’ancienne petite bourgeoisie, mais aussi dans une large mesure le prolétariat par l’intermédiaire de la nouvelle petite bourgeoisie - la bureaucratie ouvrière. En août 1914, la bourgeoisie impérialiste réussit, par le biais de la démocratie parlementaire, à mener à l’abattoir des dizaines de millions d’ouvriers et de paysans.

C’est la guerre qui marque nettement le début du déclin du capitalisme et, surtout, de la forme démocratique de sa domination. Il n’est désormais plus question de nouvelles réformes ni d’aumônes, mais plutôt de rogner et de revenir sur ce qui avait été déjà accordé. La domination politique de la bourgeoisie entre ainsi en contradiction non seulement avec les organes de la démocratie prolétarienne (syndicats et partis politiques), mais aussi avec la démocratie parlementaire dans le cadre de laquelle se sont constituées les organisations ouvrières. D’où la croisade contre le marxisme d’une part, contre le parlementarisme démocratique d’autre part.

Dans le passé, les sommets dirigeants de la bourgeoisie libérale se sont avérés incapables de venir à bout avec leurs seules forces, de la monarchie, des féodaux et de l’Eglise ; de même les magnats du capital financier ne peuvent venir à bout du prolétariat avec leurs seules forces. L’aide de la petite bourgeoisie leur est indispensable. Pour cela, il faut l’alerter, la mobiliser, la remettre sur pieds et l’armer. Mais cette période présente des dangers. Tout en l’utilisant, la bourgeoisie a peur du fascisme. En mai 1926, Pilsudsky fut obligé de sauver la société bourgeoise par un coup d’Etat dirigé contre les partis traditionnels de la bourgeoisie polonaise. L’affaire alla si loin que le dirigeant officiel du Parti communiste polonais, Varsky, qui était passé des positions de Rosa Luxembourg sur les positions de Staline et non sur celles de Lénine, prit le coup d’Etat de Pilsudsky pour le chemin menant à la " dictature révolutionnaire démocratique " et appela les ouvriers à soutenir Pilsudsky.

Lors de la séance de la commission polonaise du Comité exécutif de l’Internationale communiste, l’auteur de ces lignes déclarait à propos des événements en Pologne :

" Globalement, le coup d’Etat de Pilsudsky apparaît comme un moyen petit-bourgeois, " plébéien ", de résoudre les tâches urgentes de la société bourgeoise sur le point de s’écrouler. Ce qui le rapproche nettement du fascisme italien.
" Ces deux courants ont indiscutablement des traits communs : leurs troupes de choc se recrutent avant tout au sein de la petite bourgeoisie : Pilsudsky comme Mussolini a agi en employant des moyens extra-parlementaires, ouvertement violents, et les méthodes de la guerre civile ; tous deux cherchaient non à renverser la société bourgeoise, mais au contraire à la sauver. Si, dans un premier temps, ils ont remis en selle les masses petites-bourgeoises, ils se sont unis à la grande bourgeoisie après leur arrivée au pouvoir. A ce propos, une généralisation historique s’impose involontairement à l’esprit, pour laquelle il faut se rappeler la définition donnée par Marx du jacobinisme, comme un moyen plébéien de venir à bout des ennemis féodaux de la bourgeoisie... C’était à l’époque de l’essor de la bourgeoisie. Il faut dire maintenant qu’à l’époque du déclin de la bourgeoisie, cette dernière a de nouveau besoin de procédés " plébéiens ", pour résoudre ses tâches, non plus progressistes mais totalement réactionnaires. Et, en ce sens, le fascisme est une caricature du jacobinisme...
" La bourgeoisie décadente n’est pas capable de se maintenir au pouvoir par les méthodes et les moyens de l’Etat parlementaire qu’elle a construit ; le fascisme en tant qu’instrument d’autodéfense lui est nécessaire, au moins dans les moments les plus critiques. Mais la bourgeoisie n’aime pas cette façon " plébéienne " de résoudre ses problèmes. Elle manifeste une très grande hostilité à l’égard du jacobinisme qui fraya dans le sang le chemin du développement de la société bourgeoise. Les fascistes sont infiniment plus proches de la bourgeoisie décadente, que les jacobins de la bourgeoisie montante. Mais la bourgeoisie bien établie n’aime pas la manière fasciste de résoudre ses problèmes, car les secousses, même dans les intérêts de la société bourgeoise, ne sont pas sans risques pour elle. D’où l’antagonisme entre le fascisme et les partis traditionnels de la bourgeoisie...
" La grande bourgeoisie n’apprécie pas les méthodes fascistes, de même qu’un homme qui a mal à la mâchoire, n’aime pas qu’on lui arrache des dents. Les cercles respectables de la société bourgeoise regardaient avec haine les exercices du dentiste Pilsudsky, mais finalement ils se sont soumis à l’inévitable, certes avec des menaces, des marchandages et des trafics. Et voilà que l’idole d’hier de la petite bourgeoisie se transforme en gendarme du capital. "

A cette tentative de définir la place historique du fascisme, comme relève politique de la social-démocratie, la direction officielle opposa la théorie du social-fascisme. Dans les premiers temps, elle pouvait apparaître comme une stupidité, certes prétentieuse et tapageuse mais inoffensive. Les événements qui ont suivi ont montré quelle influence désastreuse la théorie stalinienne a exercée sur le développement de l’Internationale communiste [1].

Faut-il conclure des rôles historiques du jacobinisme, de la démocratie et du fascisme, que la petite bourgeoisie est condamnée à rester jusqu’à la fin de ses jours un instrument entre les mains du capital ? S’il en était ainsi, la dictature du prolétariat serait impossible dans une série de pays où la petite bourgeoisie constitue la majorité de la nation, et rendue extrêmement difficile dans d’autres pays où la petite bourgeoisie constitue une minorité respectable. Heureusement, il n’en est pas ainsi. L’expérience de la Commune de Paris, au moins dans les limites d’une ville, puis l’expérience de la Révolution d’octobre, à une échelle infiniment plus grande dans le temps et dans l’espace, ont prouvé que l’alliance de la petite et de la grande bourgeoisie n’est pas éternelle. Si la petite bourgeoisie est incapable de mener une politique indépendante (et c’est en particulier pour cette raison qu’une " dictature démocratique " petite-bourgeoisie est irréalisable), il ne lui reste qu’à choisir entre le prolétariat et la bourgeoisie.

A l’époque de la montée, de la croissance et de l’épanouissement du capitalisme, la petite bourgeoisie, malgré de violentes explosions de mécontentement, restait avec une relative docilité dans l’attelage capitaliste. C’était d’ailleurs la seule chose qu’elle avait à faire. Mais dans les conditions du capitalisme pourrissant, dans une situation économique sans issue, la petite bourgeoisie aspire, tente et essaie de s’arracher à la tutelle des anciens maîtres et dirigeants de la société. Elle est tout à fait susceptible de lier son sort à celui du prolétariat. Pour cela, une seule chose est nécessaire : il faut que la petite bourgeoisie soit persuadée de la capacité du prolétariat à engager la société sur une voie nouvelle. Le prolétariat ne peut lui inspirer une telle confiance que par sa force, son assurance dans l’action, une offensive hardie contre l’ennemi et le succès de sa politique révolutionnaire.

Mais, malheur si le parti révolutionnaire ne se montre pas à la hauteur de la situation ! La lutte quotidienne du prolétariat accentue l’instabilité de la société bourgeoise. Les grèves et les troubles politiques détériorent la situation économique du pays. La petite bourgeoisie pourrait se résigner provisoirement à des privations croissantes, si son expérience lui prouvait que le prolétariat est capable de l’arracher à sa situation présente, pour la mener sur une voie nouvelle. Mais si le parti révolutionnaire, malgré la constante aggravation de la lutte des classes, s’avère toujours incapable de rassembler autour de lui le prolétariat, s’agite vainement, sème la confusion et se contredit lui-même, la petite bourgeoisie perd alors patience et commence à voir dans les ouvriers le responsable de ses propres malheurs. Tous les partis de la bourgeoisie, y compris la social-démocratie, s’efforcent de l’en persuader. Et lorsque la crise revêt une gravité insupportable, un parti se met en avant, avec le but déclaré de chauffer à blanc la petite bourgeoisie et de diriger sa haine et son désespoir contre le prolétariat. En Allemagne, cette fonction historique est remplie par le national-socialisme, large courant dont l’idéologie se forme à partir de toutes les exhalaisons putrides de la société bourgeoise en décomposition.

La responsabilité politique fondamentale de la croissance du fascisme retombe, évidemment, sur la social-démocratie. Depuis la guerre impérialiste, la politique de ce parti a consisté à effacer de la conscience du prolétariat l’idée d’une politique indépendante, à le convaincre du caractère éternel du capitalisme et à le mettre à genoux devant la bourgeoisie en décomposition. La petite bourgeoisie peut se ranger du côté des ouvriers si elle voit en eux un nouveau maître.

La social-démocratie apprend à l’ouvrier à se comporter comme un laquais. La petite bourgeoisie ne suivra pas un laquais. La politique du réformisme enlève au prolétariat toute possibilité de diriger les masses plébéiennes de la petite bourgeoisie et, par là même, transforme ces dernières en chair à canon du fascisme.

Pour nous, la responsabilité de la social-démocratie n’épuise pas le problème politique. Depuis le début de la guerre, nous avons caractérisé ce parti comme le représentant de la bourgeoisie impérialiste au sein du prolétariat.

Cette nouvelle orientation des marxistes révolutionnaires a donné naissance à la IIIème Internationale. Sa tâche était de réunir le prolétariat sous le drapeau de la révolution et par là, de lui assurer une influence dirigeante sur les masses opprimées de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes.

La période de l’après-guerre fut marquée, en Allemagne plus que partout ailleurs, par une situation économique sans issue et la guerre civile. La situation internationale et la situation intérieure, tout poussait impérieusement l’Allemagne sur la voie du socialisme. A chaque pas, la social-démocratie révélait son vide intérieur et son impuissance, le caractère réactionnaire de sa politique et la vénalité de ses dirigeants. Que fallait-il de plus au Parti communiste pour se développer ? Cependant, après avoir connu d’importants succès, les premières années, le Parti communiste allemand entra dans une période d’errements, de zigzags, où l’opportunisme succédait à l’aventurisme. La bureaucratie centriste affaiblissait systématiquement l’avant-garde du prolétariat, l’empêchant d’entraîner la classe à sa suite. Par là, elle enlevait au prolétariat dans son ensemble la possibilité d’entraîner à sa suite les masses opprimées de la petite bourgeoisie. La bureaucratie stalinienne porte devant l’avant-garde du prolétariat une responsabilité directe et immédiate pour la croissance du fascisme.

3. La social-démocratie est-elle l’alliée du fascisme ou son ennemie ?

Il est relativement simple de comprendre les rapports entre les classes sous forme d’un schéma établi une fois pour toutes. Il est incomparablement plus difficile d’apprécier correctement les rapports concrets entre les classes dans chaque situation déterminée.

Actuellement, la grande bourgeoisie allemande hésite ; c’est un état que la grande bourgeoisie, d’une façon générale, connaît relativement rarement. Une partie de celle-ci a définitivement décidé que la solution fasciste était inévitable, et voudrait accélérer l’opération. Une autre partie espère venir à bout de la situation au moyen d’une dictature bonapartiste, militaro-policière. Dans ce camp, personne ne souhaite un retour à la " démocratie " de Weimar.

La petite bourgeoisie est divisée. Le national-socialisme qui a rassemblé sous son drapeau la majorité écrasante des classes moyennes, veut prendre en main tout le pouvoir. L’aile démocratique de la petite bourgeoisie, qui continue à entraîner des millions d’ouvriers, voudrait revenir à la démocratie de type ebertiste. En attendant, elle est prête à soutenir, au moins passivement, la dictature bonapartiste. Le calcul de la social-démocratie est le suivant : sous la pression des nazis, le gouvernement Papen-Schleicher sera forcé de rétablir l’équilibre en renforçant son aile gauche ; dans le même temps, la crise s’atténuera peut-être ; au sein de la petite bourgeoisie on assistera, peut-être, à un début de dégrisement ; la bourgeoisie cessera, peut-être, de pressurer de façon aussi forcenée les ouvriers ; et tout rentrera dans l’ordre, avec l’aide de Dieu.

La clique bonapartiste ne souhaite effectivement pas une victoire totale du fascisme. Elle n’a rien contre le fait d’utiliser, dans certaines limites, le soutien de la social-démocratie. Mais pour cela, il lui faut " tolérer " les organisations ouvrières, ce qui n’est possible qu’à condition d’admettre l’existence légale du Parti communiste, au moins jusqu’à un certain point. De plus, le soutien apporté par la social-démocratie à la dictature militaire rejettera inévitablement les ouvriers dans les bras du Parti communiste. En cherchant un soutien contre la peste brune, le gouvernement se trouvera rapidement sous les coups des diables rouges.

La presse communiste officielle démontre que la social-démocratie, en tolérant Brüning, a ouvert la voie à Papen et que tolérer à moitié Papen accélère l’arrivée d’Hitler. C’est tout à fait vrai. Sur ce point, nous n’avons pas de divergence avec les staliniens. Mais cela signifie également que dans une période de crise sociale, la politique du réformisme frappe non seulement les masses, mais le réformisme lui-même. Et aujourd’hui, nous sommes arrivés à un moment critique de ce processus.

Hitler tolère Schleicher. La social-démocratie ne résiste pas à Papen. Si cette situation pouvait se consolider pour une longue durée, la social-démocratie deviendrait alors l’aile gauche du bonapartisme, laissant au fascisme le rôle d’aile droite. Théoriquement, il n’est pas exclu que la crise actuelle, sans précédent, du capitalisme allemand ne conduise pas à une solution décisive, c’est-à-dire qu’elle ne se termine ni par la victoire du prolétariat, ni par le triomphe de la contre-révolution fasciste. Si le Parti communiste poursuit sa politique d’ultimatisme borné et sauve, ainsi, la social-démocratie de l’écroulement inévitable ; si Hitler ne se décide pas, dans les jours qui suivent, à un coup d’Etat et provoque ainsi la décomposition inévitable de ses propres rangs ; si la conjoncture économique connaît une amélioration, avant que Schleicher ne soit tombé, dans ce cas, la combinaison du paragraphe 48 de la constitution de Weimar, de la Reichswehr, de la social-démocratie à moitié dans l’opposition et du fascisme lui aussi à moitié dans l’opposition, pourrait peut-être se maintenir (jusqu’à une nouvelle secousse sociale qui, dans tous les cas, ne saurait tarder).

Pour l’instant, nous sommes encore loin de cet heureux concours de circonstances qui nourrit les rêves de la social-démocratie. Il n’est en rien assuré. Même les staliniens semblent ne pas croire à la durée et à la stabilité du régime Papen Schleicher. Tout laisse penser que le triangle Wels-Schleicher-Hitler s’écroulera avant même qu’il ait eu le temps de se former.

Mais peut-être sera-t-il remplacé par la combinaison Wels-Hitler ? Selon Staline, ce sont des " jumeaux et non des antipodes ". Admettons que la social-démocratie, sans craindre la réaction de ses ouvriers, décide de vendre à Hitler sa tolérance. Mais le fascisme n’a nul besoin de cette marchandise : ce qu’il lui faut, c’est non pas la tolérance de la social-démocratie mais sa liquidation. Le gouvernement d’Hitler ne peut réaliser sa tâche qu’après avoir écrasé la résistance du prolétariat et liquidé les organes possibles de cette résistance. Telle est la fonction historique du fascisme. Les staliniens se limitent à une appréciation psychologique, ou plus précisément, morale des petits bourgeois lâches et avides qui dirigent la social-démocratie. Peut-on imaginer, disent-ils, que ces traîtres patentés se détacheront de la bourgeoisie fasciste et s’opposeront à elle ? Une telle méthode non dialectique a peu de chose en commun avec le marxisme, qui part non de la conscience que les gens ont d’eux-mêmes ni de ce qu’ils veulent, mais avant tout des conditions dans lesquelles ils sont placés et du changement de ces conditions.

La social-démocratie soutient le régime bourgeois non à cause des profits des magnats du charbon, du fer, mais à cause des revenus qu’elle possède en tant que parti, en la personne de son puissant et nombreux appareil. Certes, le fascisme ne menace en rien le régime bourgeois, au maintien duquel veille la social-démocratie. Mais le fascisme est une menace pour le rôle que joue la social-démocratie auprès du régime bourgeois et, par conséquent, pour les revenus que la social-démocratie reçoit en échange. Si les staliniens oublient cet aspect de l’affaire, la social-démocratie ne perd pas de vue un seul instant le danger mortel que représente pour elle - non pour la bourgeoisie, mais pour elle-même précisément - la victoire du fascisme.

Lorsque nous avons indiqué, il y a environ trois ans, que le point de départ de la prochaine crise en Autriche et en Allemagne serait, selon toute vraisemblance, l’antagonisme irréductible existant entre la social-démocratie et le fascisme ; lorsque sur cette base nous avons rejeté la théorie du social-fascisme qui, loin de mettre en évidence ce conflit imminent, le masquait au contraire ; lorsque nous avons annoncé que la social-démocratie, y compris une partie importante de son appareil, pouvait, par le cours des événements, être entraînée dans la lutte contre le fascisme et que cela créerait pour le Parti communiste une position de départ favorable pour une offensive ultérieure, un très grand nombre de communistes, non seulement des fonctionnaires stipendiés mais aussi des révolutionnaires tout à fait sincères, nous accusèrent d’idéaliser la social-démocratie. Il ne restait plus qu’à rester les bras croisés. Il est difficile de polémiquer avec des gens dont la pensée s’arrête là, où, pour un marxiste, le problème ne fait que commencer.

Au cours de discussions, j’ai parfois donné l’exemple suivant : la bourgeoisie juive dans la Russie tsariste constituait la partie la plus apeurée et la plus démoralisée de toute la bourgeoisie russe. Et pourtant, dans la mesure où les pogromes des Cent-Noirs bien que dirigés essentiellement contre les juifs pauvres, la touchaient également, elle se vit forcée d’avoir recours à l’autodéfense. Certes, elle n’a pas fait preuve dans ce domaine d’une bravoure remarquable. Mais avec ce danger suspendu au-dessus de leur tête, les bourgeois juifs libéraux récoltaient, par exemple, d’importantes sommes pour armer les étudiants et les ouvriers révolutionnaires. On assistait ainsi à un accord pratique temporaire envers les ouvriers les plus révolutionnaires, prêts à se battre les armes à la main et le groupe le plus terrorisé de la bourgeoisie, qui avait sombré dans le malheur.

L’année passée, j’écrivais que dans la lutte contre le fascisme, les communistes devaient être prêts à conclure un accord pratique non seulement avec le diable et sa grand-mère mais aussi avec Grzesinsky. Cette phrase fit le tour de la presse stalinienne mondiale : pouvait-on trouver une meilleure preuve du " social-fascisme " de l’opposition de gauche ? Certains camarades m’avaient prévenu : " Ils se saisiront de cette phrase. " Je leur répondis : " Cette phrase est écrite précisément pour qu’ils s’en saisissent. Qu’ils saisissent un fer rouge et s’y brûlent les doigts ! Il faut donner des leçons aux imbéciles. " Le cours de la lutte amena Von Papen à faire connaître la prison à Grzesinsky. Est-ce que cet épisode cadrait avec la théorie du social-fascisme et les prévisions de la bureaucratie stalinienne ? Non, il était en totale contradiction avec elles. Par contre, notre appréciation de la situation admettait tout à fait une telle éventualité et lui attribuait une place déterminée.

Mais la social-démocratie refusa le combat cette fois encore, nous répliquera un stalinien. Oui, elle le refusa. Celui qui croyait que la social-démocratie allait engager la lutte de façon indépendante, à l’initiative de ses dirigeants, et de plus, dans des conditions où le Parti communiste lui-même était incapable d’engager le combat, celui-là ne pouvait être que déçu. Nous n’espérions pas un tel miracle. Aussi, la social-démocratie ne pouvait-elle pas nous " décevoir ".

Nous croyons bien volontiers que Grzesinsky ne s’est pas transformé en tigre révolutionnaire. Toutefois, la situation où Grzesinsky, de sa forteresse, envoyait des détachements de policiers pour défendre la " démocratie " contre les ouvriers révolutionnaires, n’est-elle pas différente de celle où le sauveur bonapartiste du capitalisme envoya le même Grzesinsky en prison ? Et ne devons-nous pas apprécier et utiliser politiquement cette différence ?

Pour revenir à l’exemple donné ci-dessus, il n’est pas difficile de voir une différence entre le fabricant juif donnant un pourboire aux sergents tsaristes qui massacrent les grévistes de sa fabrique, et ce même fabricant qui donne secrètement l’argent aux grévistes d’hier pour acquérir des armes contre les organisateurs de pogromes. Le bourgeois reste un bourgeois. Mais un changement de situation entraîne un changement d’attitude. Les bolcheviks dirigeaient la grève contre le fabricant. Par la suite ils acceptaient de ce même fabricant de l’argent pour lutter contre les pogromes.

Tout ce que nous avons dit signifie-t-il que la social-démocratie dans son ensemble mènera la lutte contre le fascisme ? A cela nous répondons : une partie des fonctionnaires sociaux-démocrates passera sans aucun doute dans le camps fasciste ; une partie importante se cachera sous son lit le jour du danger. Et une bonne partie de la masse ouvrière ne participera pas à la lutte. Il est tout à fait impossible de prévoir quelle partie des ouvriers sociaux-démocrates sera entraînée dans la lutte, à quel moment précis et quelle partie de l’appareil elle entraînera à sa suite. Cela dépend d’un grand nombre de circonstances, y compris du mode d’action du Parti communiste. La politique de front unique a pour rôle de séparer ceux qui veulent lutter de ceux qui ne le veulent pas ; de pousser en avant ceux qui hésitent ; enfin, de compromettre les dirigeants capitulards aux yeux des ouvriers, et par là, d’augmenter la combativité de ces derniers.

Combien de temps a-t-on perdu, sans raison, absurdement, honteusement ! Et combien de choses pouvait-on faire, ne serait-ce que pendant ces deux dernières années ! Longtemps à l’avance il était clair que le capital monopolistique et son armée fasciste allaient, à coups de poing et de matraque, forcer la social-démocratie à prendre le chemin de l’opposition et de l’autodéfense. Il fallait révéler dans les faits à toute la classe ouvrière cette prévision, prendre l’initiative du front unique et la conserver à chaque nouvelle étape. Les cris et les hurlements étaient inutiles. On pouvait jouer gagnant à coup sûr. Il suffisait de formuler avec clarté et précision ce qu’allait inévitablement faire l’ennemi et développer un programme pratique de front unique sans exagérations ni vaines interpellations, mais également sans faiblesse ni concessions. Quelle place élevée occuperait aujourd’hui le Parti communiste allemand, s’il avait assimilé l’ABC de la politique léniniste et l’avait appliqué avec la fermeté nécessaire.
4. Les vingt et une erreurs de Thälmann

Au milieu de juillet, paraissait une brochure contenant les réponses de Thälmann à vingt et une questions d’ouvriers sociaux-démocrates sur la manière de créer le " front unique rouge ". La brochure commence par ces mots : " Le front unique antifasciste prend un essor puissant ! " Le 20 juillet, le Parti communiste appelait les ouvriers à une grève politique. L’appel ne trouva aucun écho. C’est ainsi qu’en l’espace de cinq jours fut révélé l’abîme qui séparait les beaux discours bureaucratiques de la réalité politique.

Le parti a obtenu aux élections du 31 juillet, 5 300 000 voix. En fêtant ce résultat comme une puissante victoire, le parti prouvait à quel point la défaite avait réduit ses espérances et ses prétentions. Au premier tour des élections présidentielles, le parti avait recueilli prés de 5 000 000 de voix. Il n’a ainsi gagné que 300 000 voix en quatre mois et demi, - et quels mois ! En mars, la presse communiste répétait inlassablement que le nombre de voix aurait été incomparablement plus grand s’il s’était agi des élections du Reichstag, des centaines de milliers de sympathisants considérant à l’occasion des élections présidentielles, qu’il était inutile de perdre son temps pour une démonstration " platonique ". Si l’on prend en considération ce commentaire de mars - et il le mérite -, il en résulte que le parti au cours de ses quatre derniers mois, n’a pour ainsi dire pas grandi.

En avril, la social-démocratie a élu Hindenburg qui, là-dessus, a exécuté un coup d’Etat directement dirigé contre elle. On pouvait penser que ce seul fait devait suffire à ébranler jusque dans ses fondements l’édifice du réformisme. Puis, vint la nouvelle aggravation de la crise avec toutes ses terribles conséquences. Enfin, le 20 juillet, à onze jours des élections, la social-démocratie s’est piteusement retirée, la queue entre les jambes, face au coup d’Etat du président du Reich qu’elle avait élu. Dans de telles périodes, les partis révolutionnaires connaissent une croissance fiévreuse. Quoi qu’elle entreprenne, la social-démocratie ne fait que rejeter les ouvriers, loin d’elle sur sa gauche. Au lieu d’avancer avec des bottes de sept lieues, le Parti communiste piétine, hésite, fait marche arrière et pour chaque pas en avant, fait un demi-pas en arrière. Si le parti pousse un cri de victoire, uniquement parce qu’il n’a pas perdu de voix le 31 juillet, cela signifie qu’il a définitivement perdu le sens des réalités.

Pour comprendre pourquoi et comment, dans des conditions extraordinairement favorables, ce parti révolutionnaire s’est condamné lui-même à une impuissance honteuse, il faut lire les réponses de Thälmann aux ouvriers sociaux-démocrates. C’est une tâche ennuyeuse et ingrate, mais qui peut permettre de comprendre ce qui se passe dans la tête des dirigeants staliniens.

Thälmann apporte plusieurs réponses contradictoires à la question : " Quelle appréciation les communistes portent-ils sur le gouvernement Papen ? " Il commence par indiquer le " danger d’une instauration immédiate de la dictature fasciste ". Elle n’existe donc pas encore ? Il parle d’une façon tout à fait pertinente, des membres du gouvernement comme des " représentants des capitalistes, des trusts, des généraux et des junkers ". Un instant plus tard, il dit en parlant de ce même gouvernement : " le cabinet fasciste " et conclut, en affirmant que " le gouvernement Papen s’est fixé comme objectif l’instauration immédiate de la dictature fasciste ".

En ignorant les différences sociales et politiques entre le bonapartisme, c’est-à-dire un régime d’ "union sacrée" fondée sur une dictature militaro-policière, et le fascisme, c’est-à-dire un régime de guerre civile ouverte contre le prolétariat, Thälmann se prive de toute possibilité de comprendre ce qui se passe sous ses yeux. Si le cabinet Papen est un cabinet fasciste, de quel " danger " fasciste peut-il encore être question ? Si les ouvriers croient Thälmann, lorsqu’il affirme que Papen s’est fixé comme objectif ( ! ) l’instauration d’une dictature fasciste, le parti passera à côté du conflit hautement probable entre Hitler et Papen-Schleicher, comme cela s’était produit dans le passé pour le conflit entre Papen et Otto Braun.

A la question : " Le Parti communiste envisage-t-il sincèrement le front unique ? ", Thälmann répond naturellement par l’affirmative et avance comme preuve le fait que les communistes n’entreprennent aucune démarche auprès d’Hindenburg et de Papen. " Non, nous posons le problème du combat, du combat contre tout le système, contre le capitalisme. Et c’est là le gage le plus sérieux de notre sincérité quant au front unique. " Thälmann ne comprend visiblement pas de quoi il est question. Les ouvriers sociaux-démocrates restent précisément des sociaux-démocrates, parce qu’ils croient toujours à la voix progressive, réformiste, de passage du capitalisme au socialisme. Comme ils savent que les communistes sont partisans du renversement révolutionnaire du capitalisme, les ouvriers sociaux-démocrates demandent : votre proposition de front unique est-elle sincère ? Et Thälmann réplique : bien sûr, nous sommes sincères, car il s’agit pour nous de renverser tout le système capitaliste.

Il va sans dire que nous ne cherchons pas à cacher quoi que ce soit aux ouvriers sociaux-démocrates. Mais dans chaque cas, il faut savoir jusqu’où il est possible d’aller et garder le sens des réalités politiques. N’importe quel propagandiste habile aurait répondu : " Vous misez tout sur la démocratie, nous, nous croyons que la révolution est la seule issue. Cependant, nous ne pouvons ni ne voulons faire la révolution sans vous. Hitler est aujourd’hui notre ennemi commun. Après avoir écrasé Hitler nous dresserons ensemble un bilan et nous envisagerons quelle suite réelle donner à notre action. "

Les interlocuteurs - aussi singulier que cela puisse paraître à première vue - non seulement font preuve d’indulgence l’égard de l’orateur, mais ils l’approuvent à plusieurs reprises. Le secret de cette indulgence réside dans le fait que les interlocuteurs de Thälmann non seulement appartiennent à l’Action antifasciste mais invitent également les ouvriers à donner leurs voix au Parti communiste allemand. Il s’agit d’anciens qui se sont ralliés au communisme. On ne peut qu’accueillir chaleureusement de telles recrues. Toutefois faire passer une explication avec des ouvriers qui ont rompu avec la social-démocratie, pour une explication avec les masses social-démocrates, traduit bien le caractère frauduleux de l’entreprise. Cette mascarade à bon marché est tout à fait caractéristique de l’ensemble de la politique actuelle de Thälmann et Cie.

Quoi qu’il en soit, les anciens sociaux-démocrates posent des questions qui touchent réellement les masses sociales-démocrates : " L’Action antifasciste est-elle une annexe du Parti communiste ? " " Non, répond Thälmann. La preuve ? L’Action antifasciste n’est pas une organisation mais un mouvement de masse. " Comme si ce n’était pas la tâche directe du Parti communiste que d’organiser le mouvement de masse. Mais le deuxième argument est encore meilleur : l’Action antifasciste serait au-dessus des partis, car (!) elle est dirigée contre l’Etat capitaliste : " Karl Marx déjà, tirant les leçons de la Commune de Paris, a mis au premier plan des tâches de la classe ouvrière, la destruction de l’appareil d’Etat bourgeois. " Oh ! quelle citation malheureuse ! Les sociaux-démocrates veulent - malgré Marx - perfectionner l’Etat bourgeois, non le détruire. Ce ne sont pas des communistes mais des réformistes. Malgré lui, Thälmann démontre précisément ce qu’il voulait réfuter : l’" Action antifasciste " est une filiale du parti. Visiblement, le dirigeant officiel du Parti communiste ne comprend ni la situation ni le mode de pensée politique de l’ouvrier social-démocrate. Il ne saisit pas la raison d’être du front unique. Chacune de ses phrases est une arme pour les dirigeants réformistes et rejette vers eux les ouvriers sociaux-démocrates.

Thälmann démontre l’impossibilité de toute action commune avec la social-démocratie de la manière suivante : " Par ailleurs, nous (?) devons clairement reconnaître que même si aujourd’hui la social-démocratie manifeste un semblant d’opposition, à aucun moment elle ne renoncera à ses propres projets de coalition, ni à l’idée de pactiser avec la bourgeoisie fasciste. " Même si cela était exact, il faudrait néanmoins le démontrer concrètement aux ouvriers sociaux-démocrates. Mais cela est faux. Même si les dirigeants sociaux-démocrates n’ont pas abandonné l’idée de conclure des pactes avec la bourgeoisie, la bourgeoisie fasciste, elle, refuse de pactiser avec la social-démocratie. Et ce fait peut être décisif pour le sort de la social-démocratie. Lors du passage du pouvoir de Papen à Hitler, la bourgeoisie ne pourra en aucune manière épargner le sort de la social-démocratie. La guerre civile a ses lois. La domination de la terreur fasciste ne peut que signifier la liquidation de la social-démocratie. Mussolini a commencé précisément ainsi, pour pouvoir écraser plus librement les ouvriers révolutionnaires. En tout cas, les " sociaux-fascistes " tiennent à leur peau. Voilà la politique la plus réaliste et en même temps la plus révolutionnaire dans ses conséquences.

Si, par contre, la social-démocratie ne se sépare " à aucun moment " de la bourgeoisie fasciste (bien que Matteoti se soit " séparé " de Mussolini), les ouvriers sociaux-démocrates qui veulent participer à l’Action antifasciste, ne doivent-ils pas quitter leur parti ? C’est une des questions posées. Thälmann réplique : " Il va de soi pour nous, communistes, que les ouvriers sociaux-démocrates ou membres de la Bannière du Reich peuvent participer à l’Action antifasciste, sans quitter nécessairement leur parti. " Et pour bien montrer qu’il est dépourvu de tout esprit sectaire, Thälmann poursuit : " Si vous la rejoignez par millions, en rangs serrés, nous vous accueillerons avec joie, même si, à notre avis, il existe encore une certaine confusion dans vos esprits sur certains points concernant l’appréciation du parti social-démocrate allemand. " Paroles d’or ! Nous considérons votre parti comme fasciste, vous le tenez pour démocratique mais ne nous disputons pas sur des détails ! Il suffit que vous veniez à nous " par millions ", sans abandonner votre parti fasciste. La " confusion sur certains points " ne saurait être un obstacle. Par contre, la confusion qui règne dans les esprits des bureaucrates tout-puissants est un obstacle, à chaque pas.

Pour approfondir la question, Thälmann ajoute : " Nous ne posons pas le problème de parti à parti mais à l’échelle de la classe. " Comme Seydewitz, Thälmann est prêt à renoncer aux intérêts du parti au nom des intérêts de la classe. Malheureusement, pour un marxiste une telle position ne peut exister. Si son programme n’était pas l’expression scientifique des intérêts de la classe ouvrière, le parti ne vaudrait pas un centime.

Mis à part cette grossière erreur de principe, les paroles de Thälmann contiennent également une absurdité pratique. Comment peut-on ne pas poser la question " de parti à parti ", quand c’est là précisément le fond de la question ? Des millions d’ouvriers suivent la social-démocratie. D’autres millions, le Parti communiste. A la question des ouvriers sociaux-démocrates : " Comment arriver à des actions communes entre votre parti et notre parti contre le fascisme ? ", Thälmann répond " à l’échelle de la classe " et non " à l’échelle des partis " : " Rejoignez-nous par millions ! " N’est-ce pas là un bien triste bavardage ? " Nous, communistes, poursuit Thälmann, nous ne voulons pas l’unité à n’importe quel prix. Nous ne pouvons, dans l’intérêt de l’unité avec la social-démocratie, abandonner le contenu de classe de notre politique... et renoncer aux grèves, aux luttes des chômeurs, aux actions des locataires et à l’autodéfense révolutionnaire des masses. " Il substitue à un accord sur des actions pratiques précises l’unité absurde avec la social-démocratie. Au nom de la nécessité de l’assaut révolutionnaire, il justifie le refus de mener aujourd’hui des actions communes de grèves et d’autodéfense. Celui qui réussira à faire rimer entre elles les pensées de Thälmann, mérite un prix.

Les auditeurs insistent : " Est-ce qu’une alliance du Parti communiste et du Parti social-démocrate pour lutter contre le gouvernement Papen et le fascisme est possible ? " Thälmann mentionne deux ou trois faits pour prouver que la social-démocratie ne lutte pas contre le fascisme et poursuit :

" Tout ( ! !) membre du parti social-démocrate nous donne raison (?), lorsque nous affirmons qu’une alliance entre le Parti communiste et le Parti social-démocrate est impossible sur la base de ces faits, mais aussi (!) pour des raisons de principe (!). " Le bureaucrate tient une nouvelle fois pour démontré ce qui précisément doit l’être. L’ultimatisme devient particulièrement ridicule quand, à la question du front unique avec des organisations qui comptent des millions d’ouvriers, Thälmann répond : les sociaux-démocrates doivent au moins reconnaître qu’un accord avec leur parti est impossible parce que c’est un parti fasciste. Est-il possible de rendre un plus grand service à Leipart et à Wels ?

" Nous, communistes, qui ne voulons rien avoir de commun avec les dirigeants du parti social-démocrate, expliquons inlassablement que nous sommes prêts, à chaque instant, à mener la lutte antifasciste avec les camarades sociaux-démocrates et de la Bannière du Reich ainsi qu’avec les organisations de base (?) qui veulent lutter. " Où finissent les organisations de base ? Et que faire si les organisations de base se soumettent à la discipline des instances supérieures et proposent de négocier d’abord avec ces dernières ? Enfin, il existe entre les organisations de base et les instances supérieures des étages intermédiaires. Peut-on prévoir où passera la ligne de partage entre ceux qui veulent lutter et ceux qui refusent le combat ? Cela ne peut être décidé que dans la pratique et non à priori. Quel sens peut-il y avoir à se lier soi-même les pieds et les mains ?

Un compte rendu du Rote Fahne du 29 juillet, consacré aux meetings de la Bannière du Reich, cite ces paroles remarquables d’un dirigeant de section sociale-démocrate : " Aujourd’hui, les masses aspirent à un front unique antifasciste. Si les dirigeants n’en tiennent pas compte, je me rallierai au front unique par-dessus eux. " La feuille communiste rapporte ces paroles sans commentaire. Pourtant, elles donnent la clé de toute la tactique de front unique. Ce social-démocrate veut lutter avec les communistes contre les fascistes. Il doute déjà de la bonne volonté de ses dirigeants. Si les dirigeants s’y refusent, dit-il, je passerai par-dessus eux. Des douzaines, des centaines, des milliers, des millions de sociaux-démocrates sont dans cet état d’esprit. La tâche du Parti communiste est de leur montrer dans les faits si les dirigeants sociaux-démocrates veulent réellement lutter ou non. Et cela ne peut être démontré qu’au travers de l’expérience, d’une expérience nouvelle dans une situation nouvelle. Cette expérience ne se fera pas en un instant, Il faut mettre à l’épreuve les dirigeants sociaux-démocrates dans l’entreprise et à l’atelier, à la ville et à la campagne, dans tout le pays, aujourd’hui et demain. Il faut réitérer sa proposition, la présenter sous une forme nouvelle, d’un point de vue neuf, adapté à la situation nouvelle.

Mais Thälmann ne veut pas. Sur la base des " différences de principe que nous avons indiquées, entre le Parti communiste et le Parti social-démocrate, nous rejetons toute négociation avec le sommet du Parti social-démocrate ". Cet argument mérite d’être noté, Thälmann le reprend plusieurs fois. Mais s’il n’y avait pas d’" opposition de principe ", il n’y aurait pas deux partis. Et s’il n’y avait pas deux partis, la question du front unique ne se poserait pas. Thälmann veut démontrer trop de choses. Mieux vaut moins mais mieux.

La création de l’opposition syndicale rouge (RGO) ne signifie-t-elle pas " une scission au sein de la classe ouvrière organisée " ? demandent les ouvriers. Non, réplique Thälmann, qui cite à l’appui la lettre d’Engels de 1895 sur les philanthropes esthètes et sentimentaux. Qui souffle si perfidement des citations à Thälmann ? Le RGO aurait été créé dans un esprit d’unité et non de division. De plus, les ouvriers ne devraient en aucun cas quitter leur syndicat pour entrer dans l’opposition syndicale rouge. Au contraire, il serait préférable que les membres du RGO restent dans les syndicats pour y mener un travail oppositionnel. Les paroles de Thälmann doivent sonner de façon très convaincante pour les communistes qui se sont fixé pour tâche de lutter contre la direction sociale-démocrate. Mais en tant que réponse aux ouvriers sociaux-démocrates, soucieux de l’unité syndicale, les paroles de Thälmann doivent sonner comme un sarcasme. Pourquoi avez-vous abandonné nos syndicats et vous êtes-vous organisés séparément ? demandent les ouvriers sociaux-démocrates. Si vous voulez entrer dans notre organisation indépendante pour lutter contre la direction sociale-démocrate, nous ne vous demandons pas de quitter les syndicats, leur répond Thälmann. Une réponse qui frappe au point sensible. " La démocratie existe-t-elle à l’intérieur du Parti communiste allemand ? ", demandent les ouvriers passant à un autre thème. Thälmann répond par l’affirmative. Et pour cause ? Mais immédiatement il poursuit de façon tout à fait inattendue : " Dans la légalité comme dans l’illégalité, surtout dans cette dernière, le parti doit se préserver des mouchards, des provocateurs et des agents envoyés par la police. " Cette digression n’est pas due au hasard. La doctrine toute récente, développée dans la brochure d’un mystérieux Büchner, justifie le rejet de la démocratie dans l’intérêt de la lutte contre les espions. Celui qui proteste contre la toute-puissance de la bureaucratie stalinienne, doit être au moins tenu pour suspect. Les agents de police et les provocateurs de tous les pays sont enthousiasmés pur cette théorie. Ils aboieront plus fort que tous les autres contre les oppositionnels, ce qui détournera l’attention d’eux-même et leur permettra de pêcher en eau trouble.

L’épanouissement de la démocratie est également prouvé, selon Thälmann, par le fait que les problèmes sont traités par " les congrès mondiaux et les conférences du Comité exécutif de l’Internationale communiste ". L’orateur oublie de mentionner la date du dernier congrès mondial. Nous pouvons la lui rappeler : juillet 1928, il y a plus de quatre ans. Depuis, apparemment, aucune question digne d’attention n’a surgi. Pour quelle raison, soit dit en passant, Thälmann ne convoque-t-il pas un congrès extraordinaire du parti, pour résoudre les problèmes dont dépend le sort du prolétariat allemand ? Certainement pas par excès de démocratie dans le parti, n’est-ce pas ?

Et les pages se succèdent. Thälmann répond à vingt et une questions. Chaque réponse est une erreur. Au total, vingt et une erreurs, sans compter les petites erreurs et celles qui sont secondaires. Et elles sont nombreuses.

Thälmann raconte que les bolcheviks auraient rompu avec les mencheviks dès 1903. En fait, la scission n’eut lieu qu’en 1912. Ce qui n’empêcha pas que la révolution de février 1917 trouva dans une grande partie du pays les organisations bolcheviques et mencheviques unies. En avril encore, Staline était partisan de la fusion entre les bolcheviks et le parti de Tseretelli, non du front unique, mais de la fusion des deux partis. Seule l’arrivée de Lénine permit de l’éviter.

Thälmann déclare que les bolcheviks ont dissous l’Assemblée constituante en 1917. En fait, cela eut lieu début 1918. Thälmann n’est vraiment pas familiarisé avec l’histoire de la Révolution russe ni avec celle du Parti bolchevique.

Mais il est beaucoup plus grave qu’il ne comprenne pas les fondements de la tactique bolchevique. Dans ses articles " théoriques ", il ose même contester le fait que les bolcheviks ont conclu un accord avec les mencheviks et les socialistes révolutionnaires contre Kornilov. A l’appui de ses dires, il donne des citations soufflées par on ne sait qui, et qui n’ont rien à voir à l’affaire. Il oublie de répondre aux questions. N’y avait-il pas dans tout le pays, pendant le putsch de Kornilov, des comités de défense populaire ? Ont-ils dirigé la lutte contre Kornilov ? Est-ce que les représentants des bolcheviks, des mencheviks et des socialistes révolutionnaires appartenaient à ces comités ? Oui, oui, oui. Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires étaient-ils alors au pouvoir ? Persécutaient-ils les bolcheviks en tant qu’agents de l’état-major allemand ? Les bolcheviks étaient-ils alors par milliers dans les prisons ? Lénine se cachait-il dans la clandestinité ? Oui, oui, oui. Quelles citations peuvent réfuter ces faits historiques ?

Thälmann peut se référer à Manouilsky, Lozovsky et Staline (si ce dernier ouvre la bouche). Mais qu’il laisse en paix le léninisme et l’histoire de la Révolution d’octobre, c’est pour lui un livre sept fois scellé.

En conclusion, il nous faut encore soulever un autre problème très important, qui concerne le traité de Versailles. Les ouvriers sociaux-démocrates demandent si le Parti communiste ne fait pas des concessions politiques au national-socialisme. Dans sa réponse, Thälmann continue de défendre le mot d’ordre de libération nationale et le place sur le même plan que le mot d’ordre de libération sociale. Les réparations - ou ce qui en reste aujourd’hui - sont pour Thälmann tout aussi importantes que la propriété privée des moyens de production. Cette politique est comme faite exprès pour détourner l’attention des ouvriers des problèmes fondamentaux, pour affaiblir la lutte contre le capitalisme et pour les contraindre à chercher l’ennemi principal et la cause première de leur misère hors des frontières. En fait, aujourd’hui plus qu’hier, " l’ennemi principal est dans notre propre pays " ! Von Schleicher a exprimé cette idée encore plus grossièrement : il faut avant tout, expliqua-t-il le 26 juillet à la radio, " en finir avec ces chiens de l’intérieur " ! Cette formule de soldat est excellente. Nous la reprenons volontiers. Tous les communistes devraient la faire leur. Quand les nazis détournent l’attention sur Versailles, les ouvriers révolutionnaires doivent répliquer avec les paroles de Schleicher : non, nous devons d’abord en finir avec ces chiens de l’intérieur !
5. La politique de Staline-Thälmann en pratique

C’est dans les instants critiques, lorsque des décisions de grande portée doivent être prises, que la tactique doit se vérifier. La force du bolchevisme résidait dans le fait que ses mots d’ordre et ses méthodes se trouvaient vérifiés, lorsque les événements exigeaient des décisions hardies. Quelle valeur peuvent avoir des principes qu’il faut abandonner dès que la situation devient critique ?

La politique réaliste s’appuie sur le développement naturel de la lutte des classes. La politique sectaire essaie d’imposer à la lutte des classes des règles artificielles. Une situation révolutionnaire implique une extrême accentuation de la lutte des classes. C’est précisément pour cette raison que, dans une situation révolutionnaire, la politique réaliste des marxistes exerce une puissante force d’attraction sur les masses. Inversement, la politique sectaire a d’autant moins de force que la pression des événements est plus grande. Les blanquistes et les proudhoniens, pris au dépourvu par le mouvement de la Commune de Paris, firent le contraire de ce qu’ils avaient toujours prêché. Pendant la Révolution russe, les anarchistes se voyaient toujours forcés de reconnaître les Soviets comme les organes du pouvoir, etc.

L’Internationale communiste s’appuie sur les masses qui, dans le passé ont été gagnées au marxisme et que l’autorité de la Révolution d’octobre a soudées. Mais la politique de la fraction stalinienne actuellement à la direction cherche à régir la lutte des classes, au lieu de lui donner une expression politique. Telle est l’essence du bureaucratisme et par là il rejoint le sectarisme, dont il se distingue nettement par d’autres traits. Grâce à un appareil puissant, grâce aux moyens matériels de l’Etat soviétique et à l’autorité de la Révolution d’octobre, la bureaucratie stalinienne a pu, dans des périodes de calme relatif, imposer à l’avant-garde du prolétariat des maximes artificielles de conduite. Mais, dans la mesure où la lutte des classes se concentre dans la guerre civile, les ordres bureaucratiques entrent toujours plus fréquemment en conflit avec la dure réalité. Les tournants brusques de la situation réelle déconcertent facilement la bureaucratie orgueilleuse et vaniteuse. Quand elle ne peut pas commander, elle capitule. La politique du Comité central Thälmannien durant les derniers mois sera un jour étudiée comme l’exemple de la confusion la plus pitoyable et la plus honteuse.

Depuis la " troisième période ", le fait qu’il ne saurait être question d’accord avec la social-démocratie, avait valeur de dogme absolu. Il était non seulement inadmissible de prendre soi-même l’initiative du front unique, comme les IIIe et IVe Congrès l’avaient enseigné, mais il fallait également rejeter toute proposition d’actions communes, venant de la social-démocratie. Les dirigeants réformistes étaient " suffisamment démasqués ". L’expérience passée suffisait. Au lieu de s’occuper de politique, il fallait enseigner l’histoire aux masses. Adresser des propositions aux réformistes, impliquait que l’on admettait qu’ils étaient capables de lutter. Rien que cela, c’était déjà du social-fascisme. C’est cette mélodie assourdissante qu’a déversée pendant les trois ou quatre dernières années l’orgue de Barbarie ultra-gauche. Et voilà que le 22 juin, la fraction communiste au Parlement de Prusse proposa à la surprise générale, et à la sienne propre, un accord avec la social-démocratie et même avec le centre. La même chose s’est répétée en Hesse. Face au danger de voir la présidence du Parlement tomber entre les mains des nazis, tous les sacro-saints principes furent envoyés au diable. Est-ce étonnant ? N’est-ce pas affligeant ?

Mais il n’est pas difficile d’expliquer ce salto mortale. Il est bien connu qu’un grand nombre de libéraux et de radicaux superficiels plaisantent toute leur vie sur la religion et les puissances célestes, pour finalement, face à la mort ou lors d’une grave maladie, appeler le prêtre. Il en est de même en politique. La moelle du centrisme est l’opportunisme. Sous l’influence des circonstances extérieures (tradition, pression des masses, concurrence politique) le centrisme se voit forcé, à certaines périodes, de faire parade de gauchisme. Il doit pour cela se maîtriser et faire violence à sa nature politique. En se talonnant lui-même de toutes ses forces, il atteint souvent la limite extrême du gauchisme formel. Mais dès qu’un danger sérieux menace, la véritable nature du centrisme refait surface. Dans une question aussi décisive que la défense de l’Union soviétique, la bureaucratie stalinienne s’est toujours reposée beaucoup plus sur les pacifistes bourgeois, les bureaucrates syndicaux anglais et les radicaux français, que sur le mouvement révolutionnaire du prolétariat. A l’approche du moindre danger extérieur, les staliniens sacrifiaient immédiatement leur phraséologie ultra-gauche, mais aussi les intérêts vitaux de la révolution internationale, au nom de l’amitié avec des " amis " aussi faux et peu sûrs que les avocats, les écrivains et les simples beaux parleurs de salon. Front unique par en haut ? En aucun cas ! Mais en même temps, Münzenberg, le haut commissaire aux affaires louches, s’accroche aux basques des bavards libéraux de toutes sortes et des scribouillards radicaux, " pour la défense de l’URSS ".

La bureaucratie stalinienne d’Allemagne, comme celle de tous les autres pays, à l’exception de celle de l’URSS, est extrêmement mécontente de la manière compromettante dont Barbusse dirige les affaires du congrès contre la guerre. Dans ce domaine, Thälmann, Foster et Cie préféreraient être plus radicaux. Toutefois, pour leurs propres affaires nationales, chacun d’entre eux agit suivant le même schéma que les autorités de Moscou : à l’approche d’un danger sérieux, ils abandonnent leur gauchisme vaniteux et contrefait, et révèlent leur véritable nature opportuniste.

L’initiative de la fraction communiste au Landtag était-elle en soi fausse et inadmissible ? Nous ne le pensons pas. Les bolcheviks en 1917 ont à plusieurs reprises fait la proposition suivante aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires : " Prenez le pouvoir, nous vous soutiendrons contre la bourgeoisie, si elle offre une quelconque résistance. " Certains compromis sont acceptables, dans certaines conditions ils sont nécessaires. Cela dépend de l’objectif que l’on s’est fixé, de la manière dont le compromis est perçu par les masses et de ses limites. Limiter le compromis au Landtag ou au Reichstag, considérer comme un but en soi le fait qu’un social-démocrate ou un catholique devienne président à la place d’un fasciste, revient à tomber entièrement dans le crétinisme parlementaire. La situation est tout autre lorsque le parti se fixe pour tâche la lutte systématique et méthodique pour gagner les ouvriers sociaux-démocrates sur la base du front unique. Dans ce cas, l’accord au parlement contre la prise de la présidence par les fascistes aurait fait partie intégrante d’un accord extra-parlementaire pour la lutte contre le fascisme. Il va de soi que le Parti communiste préférerait résoudre une bonne fois pour toutes le problème au niveau extra-parlementaire. Il ne suffit pas de préférer, quand les forces font défaut. Les ouvriers sociaux-démocrates ont montré qu’ils croyaient à la force magique du vote du 31 juillet. Il faut partir de là. Les erreurs antérieures du Parti communiste (référendum en Prusse, etc.) ont considérablement facilité aux dirigeants réformistes le sabotage du front unique. Un accord technique au parlement, ou même la seule proposition d’un tel accord, doit aider le Parti communiste à se laver de l’accusation de collaborer avec les fascistes contre la social-démocratie. Ce n’est pas une action en soi, mais une action qui, fondamentalement, doit ouvrir la voie à un accord de combat ou, du moins, la lutte pour un tel accord les organisations de masse.

Il est clair que ces orientations sont différentes. La lutte avec les organisations sociales-démocrates peut et en se développant, prendre un caractère révolutionnaire. Il faut également envisager la possibilité de se rapprocher, dans certaines circonstances, des masses sociales-démocrates par des accords parlementaires au sommet. Mais pour un bolchevik, ce ne peut être qu’un droit d’entrée. La bureaucratie stalinienne agit de manière inverse : non seulement elle repousse tout accord de lutte mais, ce qui est pire, sabote de façon malveillante tout accord apparu à la base. En même temps, elle propose une alliance parlementaire aux députés sociaux-démocrates. Ainsi, au moment du danger, elle explique que sa propre théorie et sa pratique ultra-gauches ne valent rien, et elle les remplace non par la politique du marxisme révolutionnaire mais par une alliance parlementaire sans principe, sur la base du plus " petit commun dénominateur ".

On nous répondra que les épisodes prussiens et hessois étaient une erreur des députés que le Comité central a redressées. Mais en premier lieu, comme une telle décision, si importante du point de vue des principes, n’aurait pas dû être prise en dehors du Comité central, la faute retombe entièrement sur le Comité central ; deuxièmement, comment expliquer que la politique " d’acier ", " conséquente ", " bolchevique " ait, dans un instant critique, après des mois de cris et de tapage, de polémiques, d’injures et d’exclusions, fait place à une " erreur " opportuniste ?

Mais l’affaire ne se limite pas au Landtag. Thälmann et Remmele se sont tout simplement reniés eux-mêmes et leur école de pensée, sur une question beaucoup plus significative plus importante. Le 20 juillet au soir, le Comité central du Parti communiste rédigeait la résolution suivante :

" Le Parti communiste demande publiquement, devant le prolétariat, au parti social-démocrate, à l’ADGB [2] et à l’Afa-bund [3] s’ils sont prêts à lancer en commun avec le Parti communiste, la grève générale pour les revendications du prolétariat. " Le Comité central publia cette résolution si importante et si inattendue dans ses circulaires du 26 juillet sans y ajouter le moindre commentaire. Est-il possible de porter un jugement plus négatif sur l’ensemble de la politique menée jusqu’à présent ? La veille encore, il était considéré comme social-fasciste et contre-révolutionnaire de s’adresser à la direction sociale démocrate avec une proposition d’actions communes. Sur cette base, on avait exclu des communistes et mené la lutte contre le " trotskysme ". Comment ce Comité central pouvait-il brusquement, le 26 juillet au soir, adorer ce qu’il avait brûlé un jour auparavant ? Dans quelle situation tragique la bureaucratie a-t-elle placé le parti, si le Comité central ose se présenter devant lui avec sa résolution surprenante, sans s’expliquer ni se justifier.

De tels tournants sont la pierre de touche d’une politique. De fait, le Comité central du Parti communiste allemand a, le 20 juillet au soir, expliqué au monde entier : " Notre politique jusqu’à aujourd’hui ne valait rien. " Un aveu certes involontaire, mais tout à fait juste. Malheureusement, cette proposition du 20 juillet, qui annulait la politique antérieure, ne pouvait en aucun cas avoir un résultat positif. Un appel aux sommets dirigeants - indépendamment de leur réponse - ne peut avoir de signification révolutionnaire que s’il a été préparé à la base, c’est-à-dire s’il s’appuie sur toute une politique. Or la bureaucratie stalinienne répète quotidiennement aux ouvriers sociaux-démocrates : " Nous, communistes, refusons toute action commune avec les dirigeants du Parti social-démocrate. " (Cf. " la réponse " de Thälmann.) La proposition non préparée, non motivée et inattendue du 20 juillet a eu pour seul effet de mettre à nu la direction communiste, en révélant son inconséquence, sa légèreté, sa tendance à la panique et aux sursauts aventuristes.

La politique de la bureaucratie centriste aide à chaque pas ses adversaires et ses ennemis. Et, quand sous la pression puis des événements, quelques centaines de milliers d’ouvriers sous le drapeau du communisme, cela se produit malgré la politique de Staline-Thälmann. C’est précisément pour cette raison que le parti n’est pas sûr du lendemain.
6. Que dit-on à Prague du front unique ?

" Lorsqu’en 1926 l’Internationale communiste conclut un front unique avec les dirigeants sociaux-démocrates, écrivait l’organe central du Parti communiste tchécoslovaque, Rude Pravo, le 27 février de cette année, soit-disant sous la plume " d’un correspondant ouvrier à l’usine ", il le fit pour les démasquer devant les masses, et à l’époque, Trotsky y était farouchement opposé. Mais aujourd’hui, alors que la social-démocratie est discréditée par ses innombrables trahisons des luttes ouvrières, Trotsky propose le front unique avec ses dirigeants. Trotsky est aujourd’hui contre le comité anglo-russe de 1926, mais pour un comité anglo-russe de 1932."

Ces lignes nous font toucher le fond de la question. En 1926, l’Internationale communiste s’efforçait de " démasquer " les dirigeants réformistes au moyen de la politique de front unique et c’était tout à fait correct. Mais depuis ce temps-là, la social-démocratie s’est " discréditée ". Aux yeux de qui ? Elle regroupe toujours un plus grand nombre d’ouvriers que le Parti communiste. C’est regrettable, mais c’est comme ça. On peut donc considérer que les dirigeants réformistes n’ont toujours pas été démasqués. Si la méthode de front unique était bonne en 1926, pourquoi serait-elle mauvaise en 1932 ? " Trotsky est pour un comité anglo-russe en 1932, mais contre le comité anglo-russe de 1926. " En 1926, le front unique fut conclu uniquement au sommet, entre les dirigeants des syndicats soviétiques et ceux des trade-unions, non pour développer des actions pratiques communes alors que les masses étaient séparées par des frontières et par leur situation sociale, mais sur la base d’une " plate-forme " de relations diplomatiques amicales, avec une nette déviation pacifiste. Au moment de la grève des mineurs puis de la grève générale, le comité anglo-russe ne put même pas se réunir car les " alliés " tiraient chacun dans une direction opposée : les syndicalistes soviétiques s’efforçaient d’aider la grève, les trade-unionistes de briser les grévistes. Des sommes importantes recueillies par les ouvriers russes furent rejetées par le conseil général comme étant de " l’argent maudit ". Ce n’est que lorsque la grève fut définitivement trahie et brisée que le comité anglo-russe se réunit pour un banquet traditionnel où l’on échangea des phrases creuses. La politique du comité anglo-russe servit ainsi à dissimuler aux masses ouvrières les briseurs de grève réformistes.

Aujourd’hui, il s’agit de tout autre chose. En Allemagne, les ouvriers, sociaux-démocrates et communistes, sont dans la même situation, face à un seul et même ennemi. Ils sont mélangés dans les entreprises, dans les syndicats, dans les organisation de sécurité sociale, etc. Il ne s’agit pas d’une " plate-forme " purement verbale entre les dirigeants mais de tâches tout à fait concrètes, qui doivent entraîner directement les organisations de masse dans la lutte.

La politique de front unique à l’échelle nationale est dix fois plus difficile qu’à l’échelle locale. La politique de front unique à l’échelle internationale est cent fois plus difficile qu’à l’échelle nationale. S’unir avec les réformistes britanniques sur un mot d’ordre tel que la " défense de l’URSS " ou la " défense de la révolution chinoise " revient à écrire avec de la fumée sur les nuages. En Allemagne, les organisations ouvrières, y compris sociales-démocrates, sont directement menacées d’écrasement. Il serait illusoire d’attendre de la social-démocratie qu’elle lutte contre la bourgeoisie allemande pour défendre l’URSS. Mais il est tout à fait possible d’attendre de la social-démocratie qu’elle lutte pour défendre ses mandats, ses réunions, ses journaux, ses caisses et, enfin, sa propre tête.

Toutefois, même en Allemagne, il n’est pas du tout recommandé d’adopter une attitude fétichiste à l’égard du front unique. Un accord reste un accord. Il est maintenu tant qu’il sert l’objectif pratique pour lequel il a été conclu. Si les dirigeants réformistes commencent à freiner ou à saboter le mouvement, les communistes doivent toujours se demander : n’est-il pas temps de rompre l’accord et d’entraîner désormais les masses sous notre propre drapeau ? Une telle politique n’est pas facile. Mais qui a dit que conduire le prolétariat à la victoire était une tâche facile ? En opposant 1926 à 1932, Rude Pravo ne fait que révéler son incompréhension aussi bien de ce qui s’est passé il y a six ans, que de ce qui se produit actuellement.

L’exemple que j’ai donné de l’accord des bolcheviks avec mencheviks et les socialistes révolutionnaires contre Kornilov retient également l’attention du " correspondant ouvrier " d’une usine imaginaire. " A cette époque, écrit-il, Kerensky lutta réellement, durant un laps de temps déterminé, contre Kornilov et aida le prolétariat à écraser Kornilov. Même un enfant en bas âge voit qu’actuellement la social-démocratie ne lutte pas contre le fascisme. " Thälmann qui n’est pourtant pas un " enfant en bas âge ", affirme que les bolcheviks russes n’ont jamais passé d’accord avec les mencheviks et les socialistes révolutionnaires contre Kornilov. Rude Pravo, comme on peut le voir, choisit une autre voie. Il ne nie pas l’accord. Mais, à son avis, l’accord était justifié par le fait que Kerensky luttait réellement contre Kornilov, à la différence de la social-démocratie qui ouvre au fascisme le chemin du pouvoir. L’idéalisation qui est faite ici de Kerensky, est tout à fait inattendue. Quand Kerensky commença-t-il à lutter contre Kornilov ? A l’instant précis où Kornilov brandit son sabre de cosaque au-dessus de la tête de Kerensky, c’est-à-dire le 26 août 1917 au soir. La veille encore, Kerensky complotait directement avec Kornilov pour écraser les ouvriers et les soldats de Petrograd. Si Kerensky commença à lutter contre Kornilov ou, plus exactement, ne s’opposa pas pendant un certain temps à la lutte contre Kornilov, c’est uniquement parce que les bolcheviks ne lui laissaient pas d’autre issue. Le fait que Kornilov et Kerensky, deux conspirateurs, rompent l’un avec l’autre et entrent en conflit ouvert, fut, jusqu’à un certain point, une surprise. Mais on pouvait et on devait prévoir, ne serait-ce que sur la base de l’expérience italienne et polonaise, que le fascisme allemand et la social-démocratie allaient entrer en conflit. Pourquoi serait-il acceptable de conclure un accord avec Kerensky contre Kornilov et interdire de faire de la propagande, de défendre, de soutenir et de préparer un accord avec les organisations de masses sociales-démocrates, contre le fascisme ? Pourquoi faut-il saboter de tels accords partout où ils se forment ? Car c’est précisément de cette manière qu’agissent Thälmann et Cie.

Rude Pravo s’est naturellement emparé avidement de mes paroles sur le fait que l’on pouvait conclure un accord pour des actions militantes avec le diable en personne, sa grand-mère et avec Noske, Grzesinsky. " Regardez, ouvriers communistes, écrit le journal, vous devez, ainsi passer un accord avec Grzesinsky qui a fusillé tant de vos camarades de combat. Discutez avec lui comment lutter en commun contre les fascistes, avec qui il siège à des banquets et dans les conseils d’administration des usines... " Tout le problème est déplacé sur le terrain d’un sentimentalisme artificiel. Cet argument est digne d’un anarchiste, d’un vieux socialiste révolutionnaire russe de gauche, d’un " pacifiste révolutionnaire " ou de Münzenberg lui-même. Mais il n’y a pas trace de marxisme.

Est-il exact que Grzesinsky soit avant tout le bourreau des ouvriers ? Indiscutablement, oui. Mais Kerensky n’était-il pas bourreau des ouvriers et des paysans à une échelle encore plus grande que Grzesinsky ? Et pourtant Rude Pravo approuve après coup l’accord pratique avec Kerensky.

Soutenir le bourreau dans son œuvre dirigée contre les ouvriers est un crime et même une trahison : l’alliance de Staline avec Tchang Kaï-chek en est une. Mais si, demain, ce bourreau du peuple chinois se trouvait en guerre contre les japonais, des accords pratiques de combat entre ouvriers chinois et le bourreau Tchang Kaï-chek seraient non seulement admissibles mais obligatoires.

Grzesinsky a-t-il siégé à des banquets en compagnie des dirigeants fascistes ? Je n’en sais rien, mais je l’admets tout à fait. Toutefois, Grzesinsky a dû par la suite séjourner dans une prison berlinoise, non pas au nom du socialisme, naturellement, mais parce qu’il ne voulait pas céder sa place au soleil aux bonapartistes et aux fascistes. Si le Parti communiste avait déclaré ouvertement, ne serait-ce qu’il y a un an : nous sommes prêts à lutter contre les bandits fascistes, même avec Grzesinsky ; si de cette formule il avait fait un mot d’ordre de lutte s’il l’avait développée dans ses discours et ses articles et l’avait fait pénétrer profondément dans les masses, Grzesinsky n’aurait pas pu en juillet justifier sa capitulation devant les ouvriers en se référant au sabotage du Parti communiste. Il lui aurait fallu soit s’engager encore plus dans la lutte, soit se compromettre définitivement aux yeux de ses propres ouvriers. N’est-ce pas clair ?

Certes, même si Grzesinsky s’était vu entraîner dans la lutte par la logique de sa propre situation ou par la pression des masses, il serait demeuré un allié extrêmement peu sûr et déloyal. Il n’aurait pensé qu’à passer au plus vite de la lutte plus ou moins réelle à un accord avec les capitalistes. Mais les masses, mêmes sociales-démocrates, une fois mises en mouvement, ne s’arrêtent pas aussi facilement que leur président-policier que l’on a offensé. Leur rapprochement dans la lutte avec les ouvriers communistes aurait permis aux dirigeants du Parti communiste d’exercer une influence beaucoup plus étendue sur les ouvriers sociaux-démocrates, surtout face à un danger commun. C’est là l’objectif final du front unique.

Seuls des centristes invertébrés comme ceux du SAP peuvent réduire toute la politique du prolétariat à des accords avec les organisations réformistes ou, ce qui est pire, au mot d’ordre abstrait d’" unité ". Pour un marxiste, la politique de front unique n’est qu’une des méthodes utilisées au cours de la lutte des classes. Dans certaines conditions, cette méthode ne vaut rien : il serait tout à fait absurde d’essayer de conclure un accord avec les réformistes pour faire la révolution socialiste. Mais il y a des situations où le refus du front unique risque de coûter cher au parti révolutionnaire pour de nombreuses années. Telle est la situation en Allemagne à l’heure actuelle.

La politique de front unique présente les plus grands dangers et difficultés lorsqu’elle est appliquée, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, à l’échelle internationale, où il est plus difficile de formuler des tâches pratiques et d’organiser le contrôle des masses. C’est avant tout le cas de la lutte contre la guerre. Les chances d’actions communes sont très réduites et les possibilités des réformistes et des pacifistes de se dérober et de nous tromper sont beaucoup plus grandes. Par là, nous ne voulons pas dire qu’à ce niveau la politique de front unique est exclue.

Au contraire, nous avons demandé que l’Internationale communiste s’adresse directement à la IIe Internationale et à celle d’Amsterdam avec la proposition d’organiser un congrès commun contre la guerre. La tâche de l’Internationale communiste dans cette affaire aurait consisté à élaborer les engagements les plus concrets possibles par rapport aux différents pays et situations. Si la social-démocratie avait été obligée de se rendre à un tel congrès, la question de la guerre aurait pu être un coin acéré que nous aurions pu enfoncer dans ses rangs à condition d’avoir eu une position politique correcte.

La plus grande clarté politique et organisationnelle est nécessaire, car il s’agit d’un accord entre des organisations prolétariennes qui comptent des millions d’adhérents et qui sont encore séparées par de profondes oppositions de principes. Pas d’intermédiaires équivoques, pas de camouflages diplomatiques, de formules pacifistes creuses !

L’Internationale communiste, toutefois, a une nouvelle fois jugé plus sage d’agir en prenant le contre-pied de l’ABC du marxisme : refusant d’engager des négociations publiques avec les internationales réformistes, elle engagea en coulisse des pourparlers avec Friedrich Adler... par l’intermédiaire d’un écrivain pacifiste, Henri Barbusse, esprit tout à fait confus. Le résultat de cette politique fut que Barbusse rassembla à Amsterdam les organisations crypto-communistes, les organisations et groupes " proches " et " sympathisants ", ainsi que les personnalités pacifistes de tous les pays. Les plus sincères et les plus honnêtes de ces derniers - et c’était une minorité - pouvaient, chacun pris séparément, dire d’eux-mêmes : " Moi et ma confusion. " Qui a besoin de cette mascarade, de cette foire des vanités intellectuelles, de ce rassemblement à la Münzenberg, relevant de la charlatanerie politique la plus criante ? Et pour en faire quoi [4] ?

Mais revenons à Prague. Cinq mois après la publication de l’article analysé ci-dessus, le même journal publiait un article d’un des dirigeants du parti, Klement Gottwald, qui se présentait comme un appel aux ouvriers tchèques de différentes tendances pour conclure un accord de combat. Le danger fasciste menace toute l’Europe centrale. Seule l’unité du prolétariat peut stopper l’offensive de la réaction. Il ne faut pas perdre de temps, car il est déjà " minuit moins cinq ". L’appel est écrit de façon très pressante. Mais c’est en vain que Gottwald, à la suite de Seydewitz et de Thälmann, jure qu’il ne défend pas les intérêts de son parti mais les intérêts de la classe : une telle opposition est tout à fait indécente dans la bouche d’un marxiste. Gottwald stigmatise le sabotage des dirigeants sociaux-démocrates. Il est inutile de dire qu’il a ici entièrement raison. Malheureusement, l’auteur ne parle pas ouvertement de la politique du Comité central du Parti communiste allemand ; visiblement, il ne se décide pas à la défendre, bien qu’il n’ose pas la critiquer. Gottwald aborde assez correctement, même si cela manque de hardiesse, la question cruciale. Invitant les ouvriers des différentes tendances à se mettre d’accord dans les usines, Gottwald écrit : " Beaucoup d’entre vous diront peut-être : unissez-vous au sommet, à la base nous arriverons facilement à un accord. Nous pensons, poursuit l’auteur, que l’essentiel est que les ouvriers se mettent d’accord à la base ; pour ce qui est des dirigeants, nous avons déjà dit que nous nous unirions même avec le diable s’il est contre les gouvernants et pour les intérêts de la classe ouvrière. Et nous vous le disons clairement : si vos dirigeants renoncent ne serait-ce qu’un instant à leur alliance avec la bourgeoisie, s’ils s’engagent contre les gouvernants ne serait-ce que sur un seul point, nous saluerons cet événement et nous les soutiendrons dans cette affaire. "

Tout y est dit et presque correctement. Gottwald a même mentionné le diable, dont le nom provoquait la vertueuse indignation de la rédaction du Rude Pravo il y a seulement cinq mois. Gottwald a laissé dans l’oubli la grand-mère du diable. Oue Dieu ait son âme : nous sommes prêts à la sacrifier au front unique. Peut-être que de son côté Gottwald acceptera, pour consoler la vieille femme offensée, de lui laisser la pleine et entière disposition de l’article du Rude Pravo du 27 février et du " correspondant ouvrier ", tâcheron de la plume.

Les réflexions politiques de Gottwald s’appliquent, nous l’espérons, non seulement à la Tchécoslovaquie mais aussi à l’Allemagne. Cela, Gottwald aurait dû aussi le dire. D’autre part, la direction du Parti ne peut se contenter, ni à Berlin ni à Prague, de proclamer simplement qu’elle est prête à s’engager dans un front unique avec la social-démocratie ; elle doit le manifester de façon active, offensive, bolchevique, au travers de propositions et d’actions pratiques précises. C’est précisément ce que nous demandons.

L’article de Gottwald, grâce à ses accents réalistes et non ultimatistes rencontra immédiatement un écho auprès des ouvriers sociaux-démocrates : le 31 juillet, parut dans Rude Pravo une lettre, parmi d’autres, d’un ouvrier typographe en chômage, rentré depuis peu d’Allemagne. Dans cette lettre, on sent l’ouvrier démocrate, visiblement contaminé par les préjugés du réformisme. Il est d’autant plus important de voir comment la politique du Parti communiste allemand s’est reflétée dans sa conscience. " Quand à l’automne de l’année passée, écrit le typographe, le camarade Breitscheid adressa au Parti communiste un appel pour entreprendre des actions communes avec la social-démocratie, il provoqua une véritable explosion de fureur du Rote Fahne. Les ouvriers sociaux-démocrates se dirent alors : " Nous savons maintenant à quel point sont sérieuses les intentions des communistes à propos du front unique. "

Voilà la voix authentique d’un ouvrier. Ses paroles contribuent beaucoup plus à la solution du problème que des dizaines d’articles de plumitifs sans principe. Breitscheid ne proposait, en fait, aucun front unique. Il cherchait seulement à effrayer la bourgeoisie par la perspective d’actions communes avec les communistes. Si le Comité central du Parti communiste avait aussitôt posé la question carrément, il aurait placé les directions de la social-démocratie dans une position difficile. Mais le Comité central du Parti communiste s’est hâté de se placer lui-même dans une situation difficile.

Dans la brochure La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, j’écrivais précisément à propos de la déclaration de Breitscheid : " N’est-il pas clair qu’il fallait s’emparer immédiatement de la proposition diplomatique et ambiguë de Breitscheid, en avançant de notre côté un programme pratique, concret et bien élaboré, de lutte commune contre le fascisme, et en exigeant une réunion commune des directions des deux partis, avec la participation de la direction des syndicats libres ? Simultanément, il fallait diffuser énergiquement ce programme à tous les niveaux des deux partis, et dans les masses. "

En repoussant le ballon d’essai du leader réformiste, le Comité central du Parti communiste a transformé dans la conscience des ouvriers la phrase ambiguë de Breitscheid en une proposition sincère de front unique et les ouvriers sociaux-démocrates en tirèrent la conclusion suivante : " les nôtres veulent des actions communes, mais les communistes les sabotent. " Peut-on imaginer une politique plus erronée et plus absurde ? Pouvait-on mieux favoriser la manœuvre de Breitscheid ? La lettre du typographe pragois montre avec une parfaite évidence que Breitscheid, avec la collaboration de Thälmann a pleinement atteint son objectif.

Rude Pravo s’efforçait de voir une contradiction et une confusion dans le fait que, bien que nous rejetions les accords dans certains cas, nous les admettions dans d’autres et que nous considérions comme indispensable de repréciser à chaque fois l’étendue, les mots d’ordre et les modalités de l’accord, en les rattachant à la situation concrète. Rude Pravo ne soupçonne pas qu’en politique, comme dans tous les autres domaines sérieux, il faut bien savoir : ce que l’on veut, quand, où et comment. Et il n’est pas inutile de comprendre pourquoi.

Dans notre critique du programme de l’Internationale communiste, il y a quatre ans, nous avons indiqué certaines règles élémentaires de la politique de front unique. Nous pensons qu’il n’est pas inutile de les rappeler ici.

" La possibilité de trahir est toujours présente chez les réformistes. Mais cela n’implique pas que réformisme et trahison soient confondus à chaque instant. Des accords temporaires sont possibles avec les réformistes, lorsqu’ils font un pas en avant. Mais lorsque, effrayés par l’évolution du mouvement, ils le trahissent, maintenir le bloc avec eux est une concession criminelle aux traîtres et une dissimulation de leur trahison.
" Voici la règle la plus importante, règle immuable et constante de toute manœuvre : ne fusionne, ne mélange ou n’entremêle jamais ton organisation avec une autre, même avec celle qui, aujourd’hui, est la plus " amicale ". Ne t’engage jamais dans des actions qui, directement ou indirectement, ouvertement ou de façon cachée, soumettent ton parti à d’autres partis ou organisations d’autres classes, limitent ta liberté d’agitation ou te rendent responsable, ne serait-ce que partiellement, de la ligne politiques d’autres partis. Ne mélange pas les drapeaux, sans parler du fait de te mettre à genoux devant un autre drapeau. "

Aujourd’hui, après l’expérience du congrès de Barbusse, nous ajouterions encore une règle :

" On ne peut conclure d’accords que publiquement, devant les masses, de parti à parti, d’organisation à organisation. Ne recours pas aux services de courtiers équivoques. N’essaie pas de faire passer des accords diplomatiques avec les pacifistes bourgeois pour le front unique prolétarien. "

7. La lutte des classes à la lumière de la conjoncture

Ce n’est nullement par pédanterie théorique que nous avons insisté pour que l’on fasse la distinction entre le fascisme et le bonapartisme. Les différents termes permettent de distinguer les différents concepts qui, en politique, permettent de distinguer les forces réelles. L’écrasement du fascisme ne laisserait aucune place au bonapartisme et, nous l’espérons, marquerait l’entrée de plain-pied dans la révolution socialiste. Mais le prolétariat n’est pas préparé pour la révolution. Ce sont les rapports changeants entre la social-démocratie et le gouvernement bonapartiste d’une part, entre le bonapartisme et le fascisme d’autre part, qui décideront (sans que le problème fondamental en soit modifié) du chemin et du rythme que prendra la préparation de la lutte entre le prolétariat et la contre-révolution fasciste. Etant donné les circonstances, les contradictions entre Hitler, Schleicher et Wels rendent difficile la victoire du fascisme et ouvrent au Parti communiste un nouveau crédit, le plus précieux : un crédit de temps.

" Le fascisme arrivera à froid au pouvoir ", ont déclaré à maintes reprises les théoriciens staliniens. Cette formule devait traduire le fait que les fascistes atteindraient le pouvoir légalement, pacifiquement, au moyen d’une coalition, sans avoir besoin de recourir ouvertement à un coup de force. Les événements ont déjà réfuté ces prévisions. Le gouvernement Papen est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat, qu’il paracheva par le coup d’Etat en Prusse. Même si l’on admet que la coalition des nazis et du centre renversera le gouvernement Papen par des méthodes " constitutionnelles ", ce fait en lui-même ne résoudra encore rien. Il y a loin entre la prise " pacifique " du pouvoir par Hitler et l’instauration du régime fasciste. Fondamentalement, la coalition faciliterait le coup d’Etat, mais ne pourrait pas s’y substituer. Une fois la constitution de Weimar définitivement abolie, le plus important reste à faire : la suppression des organes de la démocratie prolétarienne. Que signifie de ce point de vue le " chemin à froid " ? Rien d’autre que l’oubli de la résistance de la part des ouvriers. De fait, le coup d’Etat bonapartiste de Papen n’a pas provoqué de riposte. Le coup de force fasciste restera-t-il lui aussi sans riposte ? C’est autour de cette question que tourne, consciemment ou inconsciemment, la prévision du " chemin à froid ".

Si le Parti communiste représentait une force écrasante, si le prolétariat marchait droit vers le pouvoir, toutes les contradictions dans le camp des possédants seraient provisoirement effacées : fascistes, bonapartistes et démocrates formeraient un seul front contre la révolution prolétarienne. Mais tel n’est pas le cas. Les classes possédantes et les partis à leur service peuvent se permettre d’étaler au grand jour leurs contradictions, étant donné la faiblesse du Parti communiste et le morcellement du prolétariat. Le Parti communiste ne pourra se renforcer qu’en jouant sur ces contradictions.

Dans une Allemagne hautement industrialisée, le fascisme ne se décidera peut-être pas à faire valoir ses prétentions sur tout le pouvoir. Le prolétariat allemand est sans aucun doute plus nombreux et potentiellement plus fort que le prolétariat italien. Bien que le fascisme en Allemagne soit plus fort et mieux organisé qu’à la même époque en Italie, la liquidation du " marxisme " doit néanmoins lui apparaître comme une tâche difficile et risquée. De plus, il n’est pas exclu que le point culminant de la carrière politique d’Hitler appartienne déjà au passé. La trop longue période d’attente et la nouvelle barrière sur sa route que constitue le bonapartisme, affaiblissent indiscutablement le fascisme, accentuent les frictions en son sein et peuvent réduire sa pression de façon importante. Mais pour l’instant il ne s’agit que de tendances qu’il a été impossible de mesurer. Seule la lutte réelle peut répondre à cette question. Compter a priori sur le fait que le national-socialisme s’arrêtera à mi-chemin, sans faire de difficultés, serait faire preuve d’une légèreté inconsidérée.

La théorie du " chemin à froid " sous sa forme achevée ne vaut pas mieux que la théorie du " social-fascisme ", plus exactement elle n’en est que l’envers. Toutes deux ne tiennent pas compte des contradictions entre les composantes principales du camp ennemi, nient étapes successives du processus. Le Parti communiste est totalement mis de côté. Ce n’est pas pour rien que Hirsch, le théoricien du " chemin à froid ", est également le théoricien du " social-fascisme. " La crise politique du pays se développe sur la base de la crise économique. Mais l’économie n’est pas immuable. Hier nous étions obligés de dire que la crise conjoncturelle ne fait qu’accentuer la crise fondamentale, organique du système capitaliste ; aujourd’hui nous devons rappeler que le déclin général du capitalisme n’exclut pas des oscillations conjoncturelles. La crise actuelle ne durera pas éternellement. Les espoirs du monde capitaliste en un changement de la conjoncture sont exagérés mais non sans quelques fondements. Il faut intégrer la lutte des forces politiques à la perspective économique. Le programme de Papen rend cela d’autant plus urgent qu’il part de l’hypothèse d’une conjoncture ascendante à court terme.

L’expansion économique devient visible pour tout un chacun quand la circulation des marchandises s’accélère et que la production et le nombre d’ouvriers pourvus d’un emploi augmentent. Mais cela ne commence pas par là. Des processus préparatoires dans le domaine de la circulation monétaire et du crédit précédent l’expansion. Les capitaux dissimulés dans les entreprises et les secteurs de l’industrie non rentables doivent être libérés et prendre la forme d’argent liquide cherchant à s’investir. Le marché débarrassé de sa couche de graisse, de ses enflures et de ses boursouflures doit exprimer la demande réelle. La " confiance " doit être rétablie au niveau des rapports entre les différentes entreprises d’une part, entre le marché et les entreprises d’autre part. Par ailleurs, cette " confiance " dont la presse mondiale parle tant, doit être encouragée par des facteurs non seulement économiques mais aussi politiques (réparations, dettes de guerre, désarmement et armement).

L’augmentation des échanges, de la production, du nombre d’ouvriers pourvus d’un emploi ne se dessine, pour l’instant, nulle part ; au contraire la baisse se poursuit. Par contre, les processus qui préparent ce tournant de la conjoncture ont, visiblement, déjà rempli la majeure partie de leur rôle. Un grand nombre d’indices permettent de penser que ce tournant, s’il n’est pas imminent, s’est effectivement rapproché. Telle est l’appréciation que l’on peut porter à l’échelle mondiale.

Il faut cependant faire une différence entre les pays créanciers (Etats-Unis, Angleterre, France) et les pays débiteurs, ou plus exactement les pays en banqueroute. C’est l’Allemagne qui occupe la première place dans ce deuxième groupe. L’Allemagne ne possède aucun capital liquide. Son économie ne peut recevoir d’impulsion que de capitaux venus de l’extérieur. Mais un pays qui est incapable de régler ses dettes, n’obtient aucun prêt. En tout cas, les créanciers n’ouvriront leurs bourses que lorsqu’ils seront persuadés que l’Allemagne est de nouveau en état d’exporter pour une somme plus importante que celle de ses importations, la différence devant servir à couvrir ses dettes. Il faut s’attendre à une demande en produits allemands avant tout de la part des pays agricoles du Sud de l’Europe. Mais les pays agricoles dépendent à leur tour de la demande en matières premières et en denrées alimentaires venant des pays industriels. L’Allemagne est, par conséquent, obligée d’attendre. Le courant régénérateur traversera d’abord ses concurrents capitalistes et ses partenaires agricoles.

Mais la bourgeoisie ne peut attendre. La clique bonapartiste est encore moins disposée à attendre. Alors qu’il promet de ne pas toucher à la stabilité de la monnaie, le gouvernement Papen se lance dans une inflation massive. Au milieu de discours sur la renaissance du libéralisme économique, il prend des décrets administratifs pour régler le cycle économique et, au nom de la libre entreprise, soumet directement les contribuables aux entrepreneurs capitalistes.

L’espoir d’un tournant rapide de la conjoncture constitue l’axe central du programme du gouvernement Papen. S’il ne se produit pas à temps, les deux milliards se volatiliseront comme des gouttes d’eau sur une plaque incandescente. Le plan de Papen est beaucoup plus risqué et spéculatif que le jeu à la hausse qui s’ouvre maintenant à la Bourse de New York. Et en cas d’échec, les conséquences du jeu bonapartiste seront encore beaucoup plus catastrophiques.

La chute du mark sera le résultat le plus immédiat et le plus sensible du décalage qui existe entre les plans du gouvernement et le mouvement réel du marché. Les maux sociaux, démultipliés par l’inflation, deviendront insupportables. La faillite du programme économique de Papen exigera un nouveau programme plus efficace. Lequel ? Vraisemblablement celui du fascisme. Si pour guérir la conjoncture, la thérapeutique bonapartiste échoue, il faudra essayer la chirurgie fasciste. La social-démocratie gesticulera " à gauche " et éclatera. Le Parti communiste se développera, s’il ne s’en empêche pas lui-même. Dans l’ensemble, cela signifiera une situation révolutionnaire. Les chances de victoire dépendent dans ces conditions pour les trois quarts de la stratégie communiste.

Le parti révolutionnaire doit cependant se tenir prêt à une autre éventualité : l’arrivée brusque d’un tournant de la conjoncture. Admettons que le gouvernement Papen-Schleicher réussisse à se maintenir jusqu’au redémarrage de l’industrie et du commerce. Serait-il pour autant sauvé ? Non, car le début d’une conjoncture ascendante signifierait la fin du bonapartisme et peut-être pas uniquement du bonapartisme.

Les forces du prolétariat allemand ne sont pas épuisées. Mais elles sont entamées : par les sacrifices, les défaites et les déceptions qui se sont succédés depuis 1914 ; par les trahisons systématiques de la social-démocratie ; par le discrédit où le Parti communiste s’est lui-même plongé. Six ou sept millions de chômeurs sont accrochés comme un boulet au pied du prolétariat. Les décrets de Brüning et de Papen n’ont rencontré aucune résistance. Le coup d’Etat du 20 juillet est resté sans riposte.

On peut prédire avec la plus grande certitude que le changement de la conjoncture donnerait une puissante impulsion à l’activité momentanément réduite du prolétariat. A partir du moment où l’entreprise cesse de licencier des ouvriers et en embauche de nouveau, l’assurance de ceux-ci grandit : on a de nouveau besoin d’eux. Le ressort qui avait été si fortement comprimé, commence à se détendre. Jusqu’à présent, les ouvriers n’ont fait que se battre pour reconquérir des positions perdues, non pour en gagner de nouvelles. Et les ouvriers allemands ont trop perdu. Ni les décrets d’exception, ni l’intervention de la Reichswehr ne pourront stopper les grèves de masse qui se développeront sur la vague de la remontée. Le régime bonapartiste qui ne peut se maintenir que grâce à la " paix sociale ", tombera première victime du tournant de la conjoncture.

On assiste dès maintenant à une poussée de grèves dans différents pays (en Belgique, en Angleterre, en Pologne, partiellement aux Etats-Unis, mais non en Allemagne). Il n’est pas facile de porter une appréciation sur le développement des grèves de masse, à la lumière de la conjoncture économique. Les statistiques enregistrent des oscillations de la conjoncture avec un retard inévitable. La reprise économique doit être une réalité pour qu’on puisse l’enregistrer. En général, les ouvriers décèlent le changement de conjoncture avant les statisticiens. De nouvelles commandes ou même l’attente de nouvelles commandes, la réorganisation des entreprises pour élargir la production ou simplement l’arrêt des licenciements augmentent la force de résistance des revendications des ouvriers. La grève défensive des ouvriers du textile dans le Lancashire a sans aucun doute été provoquée par un tournant dans l’industrie textile. La grève belge a vraisemblablement pour origine une nouvelle aggravation de la crise de l’industrie charbonnière. La diversité des secousses économiques qui sont à l’origine des dernières grèves correspond au caractère changeant de la nouvelle phase de la conjoncture mondiale. Mais d’une façon générale, la croissance du mouvement de masse est l’indice d’un changement déjà sensible de la conjoncture. En tout cas, la reprise économique a dès ses premiers pas entraîné un essor des luttes de masse.

Les classes dominantes de tous les pays attendent de l’essor industriel un miracle dont témoigne la flambée des spéculations boursières. Si le capitalisme entrait réellement dans une phase de nouvelle prospérité ou de progression lente mais de longue durée, cela entraînerait évidemment une stabilisation du capitalisme, la consolidation des positions de la bourgeoisie et, simultanément, l’affaiblissement du fascisme et le renforcement du réformisme. Mais il n’y a pas de raison sérieuse d’espérer ou de redouter que la nouvelle réactivation de la conjoncture, en elle-même inévitable, pourra surmonter les tendances générales au déclin de l’économie mondiale et tout particulièrement de l’économie européenne. Le capitalisme d’avant-guerre se développait selon la formule de la reproduction élargie ; le capitalisme actuel avec toutes ses oscillations de la conjoncture n’est que la reproduction élargie de la misère et des catastrophes. Le nouveau cycle conjoncturel procédera à une redistribution inévitable des forces, tant à l’intérieur de chaque pays qu’à l’intérieur du camp capitaliste, avant tout, entre l’Europe et l’Amérique. A brève échéance, le monde capitaliste se retrouvera devant des contradictions insurmontables et connaîtra de nouvelles convulsions, encore plus terribles.

Sans risque de se tromper, on peut faire le pronostic suivant : la reprise économique renforcera l’assurance des ouvriers et donnera une nouvelle impulsion à leur lutte, mais elle ne réussira pas à donner au capitalisme, surtout européen, la possibilité d’une seconde naissance.

Dans le cadre de la nouvelle poussée de conjoncture du capitalisme à son déclin, les conquêtes pratiques des ouvriers seront, par la force des choses, extrêmement limitées. Le capitalisme allemand, au plus fort de sa renaissance économique, rétablira-t-il pour les ouvriers les conditions qui étaient les leurs avant la crise actuelle ? Tout pousse à répondre par la négative. Le mouvement des masses, sorti de sa torpeur, devra prendre d’autant plus vite un caractère politique.

La première étape de la réactivation de l’industrie sera extrêmement périlleuse pour la social-démocratie. Les ouvriers se lanceront dans la lutte pour regagner ce qu’ils ont perdu. Les sommets dirigeants de la social-démocratie espéreront un retour à l’ordre " normal ". Ils chercheront avant tout à prouver leur capacité à participer à une nouvelle coalition. Dirigeants et masses tireront chacun dans une direction opposée. Pour exploiter cette nouvelle crise du réformisme, les communistes ont besoin d’une orientation correcte au milieu des changements de conjoncture ; il leur faut élaborer rapidement un programme pratique d’actions qui prendra comme point de départ les pertes subies par les ouvriers pendant les années de crise. Le passage de la lutte économique à la lutte politique sera un moment particulièrement favorable pour accroître la force et l’influence du parti révolutionnaire prolétarien.

Ici comme ailleurs, l’application correcte de la politique de front unique est la condition de tout succès. Pour le Parti communiste allemand, cela implique avant tout qu’il ne reste plus assis entre deux chaises dans le domaine du mouvement syndical : il doit s’orienter fermement en direction des syndicats libres ; y faire rentrer les cadres actuels du RGO ; entreprendre une action systématique pour gagner de l’influence dans les comités d’usine et dans les syndicats ; préparer une large campagne sous le mot d’ordre du contrôle ouvrier sur la production.

8. La voie vers le socialisme

Kautsky, Hilferding et autres ont expliqué à plusieurs reprises ces dernières années qu’ils n’avaient jamais été partisans de la théorie de l’effondrement du capitalisme, que les révisionnistes attribuaient jadis aux marxistes et que les partisans de Kautsky attribuent maintenant aux communistes.

Les bernsteiniens ont tracé deux perspectives : l’une, irréelle, soi-disant " marxiste " orthodoxe, selon laquelle le capitalisme devait finalement s’écrouler mécaniquement sous le poids de ses contradictions internes ; l’autre, " réelle ", qui affirmait qu’une évolution progressive du capitalisme au socialisme était possible. Ces deux schémas, si opposés à première vue, ont un trait commun : l’absence du facteur révolutionnaire. Tout en rejetant la caricature de l’effondrement automatique du capitalisme, qui leur était attribuée, les marxistes soulignaient qu’avec l’accentuation de la lutte des classes le prolétariat ferait la révolution bien avant que les contradictions objectives du capitalisme aient provoqué son écroulement automatique.

Cette polémique se déroulait à la fin du siècle passé. On doit reconnaître que la réalité capitaliste depuis la guerre est d’un certain point de vue, plus proche de la caricature bernsteinienne du marxisme que quiconque, les révisionnistes en premier lieu, ne pouvait le supposer. N’avaient-ils pas dessiné le spectre de l’effondrement final uniquement pour prouver son caractère irréel ? En attendant, le capitalisme se révèle d’autant plus proche de l’effondrement automatique que l’intervention révolutionnaire du prolétariat dans le destin de la société se fait plus attendre.

C’est la théorie de la paupérisation qui constituait l’élément essentiel de la théorie de l’effondrement. Les marxistes affirmaient prudemment que l’aggravation des contradictions sociales n’impliquait pas obligatoirement une baisse absolue du niveau de vie des masses. En fait, c’est à ce dernier processus que l’on assiste. L’effondrement du capitalisme pouvait-il se manifester plus brutalement que dans le chômage chronique et la suppression des assurances sociales, c’est-à-dire dans le refus par la société de nourrir ses propres esclaves ?

Les freins opportunistes dans la classe ouvrière se sont avérés suffisamment puissants pour que le capitalisme en sursis se voit accorder un nouveau répit de plusieurs dizaines d’années. Le résultat fut non pas l’idylle du passage pacifique du capitalisme au socialisme, mais un état qui se rapproche fort de la décomposition de la société.

Longtemps, les réformistes ont essayé de rejeter sur la guerre la responsabilité de l’état actuel de la société. Mais, premièrement, ce n’est pas la guerre qui a créé les tendances destructrices du capitalisme, elle n’a fait que les dévoiler et les accélérer ; deuxièmement, la guerre n’aurait pu accomplir son œuvre de destruction sans le soutien politique du réformisme ; troisièmement, les contradictions sans issue du capitalisme préparent de divers côtés de nouvelles guerres. Le réformisme ne réussira pas à se dégager de sa responsabilité historique. En paralysant et en freinant l’énergie révolutionnaire du prolétariat, la social-démocratie internationale confère au processus d’effondrement du capitalisme les formes les plus aveugles, les plus effrénées, les plus catastrophiques et les plus sanglantes.

Il va de soi qu’on ne peut parler d’une réalisation de la caricature révisionniste du marxisme qu’au conditionnel, qu’en fonction d’une période historique déterminée. Toutefois, le capitalisme en décomposition débouchera - même avec un grand retard - non sur un effondrement automatique, mais sur la révolution.

La crise actuelle a chassé d’un dernier coup de balai ce qui restait des utopies réformistes. Aujourd’hui, la pratique opportuniste n’a plus aucune couverture théorique. Les Wels, Hilferding, Grzesinsky, Noske se moquent des catastrophes qui peuvent désormais s’abattre sur les masses populaires, pourvu que leurs propres intérêts ne soient pas lésés. Mais la situation est telle que la crise du régime bourgeois concerne également les dirigeants réformistes.

" Etat, interviens ! " - criait encore récemment la social-démocratie alors qu’elle reculait devant le fascisme. Et l’Etat est intervenu : Otto Braun et Severing volèrent sur le pavé. Aujourd’hui, écrit Vorwärts, chacun doit reconnaître les avantages de la démocratie sur le régime dictatorial. Certes, la démocratie présentait de sérieux avantages, pensait Grzesinsky, en faisant connaissance de l’intérieur avec la prison.

De cette expérience la social-démocratie tira la conclusion suivante : " Il est temps de passer à la socialisation ! " Tarnov, hier encore médecin du capitalisme, décida brusquement d’en être le fossoyeur. Le capitalisme était manifestement épuisé, puisqu’il livrait au chômage les ministres, les hauts fonctionnaires et les préfets de police réformistes. Wels écrivit un article programmatique : l’heure du socialisme a sonné1 Que Schleicher prive les députés de leur traitement et les anciens ministres de leur pension, et Hilferding écrira une étude sur la fonction historique de la grève générale.

Le tournant " à gauche " des dirigeants sociaux-démocrates surprend par sa grossièreté et son hypocrisie. Mais cela n’implique nullement que la manœuvre soit à priori vouée à l’échec. Ce parti, malgré tous ses crimes, est encore à la tête de millions d’ouvriers. Il ne tombera pas de lui-même. Il faut savoir comment le renverser.

Le Parti communiste expliquera que le cours de Wels-Tarnov vers le socialisme est une nouvelle manœuvre pour tromper les masses, et il aura raison. Il racontera l’histoire des " socialisations " sociales-démocrates pendant les quatorze dernières années. C’est utile, mais ce n’est pas suffisant : l’histoire, même la plus récente, ne peut remplacer la politique active.

Tarnov essaye de réduire le débat sur : voie réformiste ou voie révolutionnaire vers le socialisme, à la simple question du " rythme " des transformations. Comme théoricien, on ne saurait tomber plus bas. Le rythme des transformations socialistes dépend en fait de l’état des forces productives du pays, de son niveau culturel, de la masse des dépenses nécessaires à sa défense, etc. Mais les transformations, lentes ou rapides, ne sont possibles que si à la tête de la société se trouve une classe qui a intérêt au socialisme, et à la tête de cette classe, un parti qui ne cherche pas à tromper les exploités et qui est toujours prêt à écraser la résistance des exploiteurs. Il faut expliquer aux ouvriers que c’est précisément en cela que consiste le régime de la dictature du prolétariat.

Mais cela ne suffit pas. On n’a pas le droit, dès qu’il s’agit des problèmes brûlants du prolétariat mondial, d’oublier, comme le fait l’Internationale communiste, l’existence de l’Union soviétique. En Allemagne, il ne s’agit pas d’entreprendre pour la première fois l’édification du socialisme, mais d’associer les forces productives, la culture, le génie technique et organisationnel de l’Allemagne à la construction du socialisme déjà commencée en URSS.

Le Parti communiste allemand se contente de chanter les louanges de l’URSS, se livrant dans ce domaine à de grossières et dangereuses exagérations. Mais il est totalement incapable de lier la construction du socialisme en URSS, ses expériences gigantesques et ses précieux acquis aux tâches de la révolution prolétarienne en Allemagne. La bureaucratie stalinienne est de son côté tout à fait incapable d’aider le Parti communiste allemand dans cette question extrêmement importante, car ses perspectives se limitent à un seul pays.

Il faut opposer aux projets incohérents et peureux du capitalisme d’Etat de la social-démocratie un plan d’ensemble pour l’édification en commun du socialisme en URSS et en Allemagne. Personne n’exige que soit immédiatement élaboré un plan détaillé. Il suffit d’une première esquisse, seuls les axes fondamentaux sont nécessaires. Ce plan doit être discuté aussi rapidement que possible dans toutes les organisations de la classe ouvrière allemande, en premier lieu dans les syndicats.

Il faut associer à ces discussions les éléments progressistes parmi les techniciens, les statisticiens et les économistes. Les discussions sur l’économie planifiée largement répandues aujourd’hui en Allemagne reflètent l’impasse du capitalisme allemand mais restent académiques, bureaucratiques, abstraites et pédantes. Seul le Parti communiste peut faire en sorte que les discussions sur cette question cessent de tourner en rond.

L’édification du socialisme est déjà en marche, il faut lancer un pont par-dessus les frontières nationales. Voici le premier plan : étudiez-le, améliorez-le, précisez-le ! Ouvriers, élisez des commissions spéciales du plan ! mandatez-les pour prendre contact avec les syndicats et les organes économiques des Soviets ! Créez sur la base des syndicats, des comités d’usines et des autres organisations ouvrières, une commission centrale du plan qui devra se mettre en rapport avec le Gosplan en URSS. Faites participer à ce travail des ingénieurs, des administrateurs, des économistes allemands !

C’est la seule manière correcte d’aborder la question de l’économie planifiée aujourd’hui, en 1932 après quinze années de pouvoir soviétique et quatorze années de convulsions de la république capitaliste allemande.

Rien de plus facile que de se moquer de la bureaucratie sociale-démocrate, à commencer par Wels qui a entonné un cantique des cantiques à la gloire du socialisme. Mais il ne faut pas oublier que les ouvriers réformistes prennent tout à fait au sérieux la question du socialisme. Il faut donc adopter une attitude tout à fait sérieuse à l’égard des ouvriers réformistes. On retrouve ici le problème du front unique dans toute son ampleur.

Si la social-démocratie se fixe pour tâche (nous savons ce qu’il faut en penser) non le salut du capitalisme, mais la construction du socialisme, elle doit rechercher une entente non avec le centre mais avec les communistes. Le Parti communiste repoussera-t-il un tel accord ? Nullement. Bien plus, il proposera lui-même un accord, il l’exigera devant les masses, comme le paiement des traites socialistes récemment émises.

L’offensive du Parti communiste en direction de la social-démocratie doit se faire aujourd’hui sur trois fronts. L’écrasement du fascisme demeure une tâche pressante. Le combat décisif du prolétariat contre le fascisme implique l’affrontement simultané avec l’appareil d’Etat bonapartiste. Pour cela, la grève générale est une arme irremplaçable. Il faut la préparer. Il faut mettre au point un plan spécial, c’est-à-dire un plan de mobilisation des forces en vue de son déroulement ; à partir de ce plan, il faut développer une campagne de masse et sur la base de cette campagne, proposer à la social-démocratie un accord sur la conduite de la grève générale, en l’assortissant de conditions politiques précises. Cette proposition reprise et concrétisée à chaque nouvelle étape, doit, dans sa dynamique, mener à la création des soviets, en tant qu’organes supérieurs du front unique.

Le plan économique de Papen qui a déjà force de loi, est la cause d’une misère inconnue jusqu’alors du prolétariat allemand ; même les dirigeants de la social-démocratie et des syndicats l’admettent en paroles. Dans la presse, ils s’expriment sur un ton énergique que l’on n’avait pas eu l’occasion d’entendre de leur part depuis fort longtemps. Il y a un abîme entre leurs paroles et leurs actes, nous le savons, mais il faut savoir les prendre au mot. Il faut élaborer un ensemble de mesures pour une lutte commune contre les lois d’exception et le bonapartisme. Le combat imposé au prolétariat par toute la situation ne saurait être mené, de par sa nature même, dans le cadre de la démocratie. Hitler a une armée de 400 000 hommes, Papen et Schleicher, outre la Reichswehr disposent d’une armée para-privée de 200 000 hommes - les " Casques d’acier " - la démocratie bourgeoise, de l’armée à moitié tolérée de la Bannière du Reich, le Parti communiste, de l’armée du Front rouge qui est interdite : une telle situation prouve que le problème de l’Etat est une question de force. On ne peut imaginer une meilleure école révolutionnaire.

Le Parti communiste doit dire à la classe ouvrière : on ne renversera pas Schleicher, en jouant le jeu parlementaire. Si la social-démocratie accepte de renverser le gouvernement bonapartiste par d’autres moyens, le Parti communiste s’engage à soutenir la social-démocratie de toutes ses forces. Les communistes s’engagent ici à ne jamais employer de moyens violents contre un gouvernement social-démocrate, tant que celui-ci s’appuiera sur la majorité de la classe ouvrière et garantira au Parti communiste la liberté d’agitation et d’organisation. Cette manière de poser le problème sera comprise par tous les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti.

Le troisième front est la lutte pour le socialisme. Là aussi, il faut battre le fer quand il est chaud et mettre au pied du mur la social-démocratie par un plan concret de coopération avec l’URSS. Ce qui est nécessaire à ce sujet a été dit ci-dessus.

Bien entendu, ces domaines de lutte, qui ont une importance différente dans la perspective stratégique d’ensemble, ne doivent pas être isolés les uns des autres, mais au contraire s’imbriquer les uns dans les autres. La crise politique de la société exige que l’on lie les problèmes partiels aux problèmes généraux, c’est là précisément l’essence de la situation révolutionnaire.
9 La seule voie

Peut-on s’attendre à ce que le Comité central du Parti communiste s’engage de lui-même sur la voie correcte ? Tout son passé prouve qu’il n’en est pas capable. A peine avait-il commencé à se corriger qu’il se retrouva devant la perspective du " trotskysme ". Si Thälmann ne l’a pas compris de lui-même, on le lui a expliqué de Moscou : il faut sacrifier la " partie " au " tout ", c’est-à-dire sacrifier les intérêts de la révolution allemande aux intérêts de l’appareil stalinien. On a mis le holà aux timides tentatives de réviser la politique. La réaction bureaucratique triomphe à nouveau sur toute la ligne.

Ce n’est bien sûr pas le fait de Thälmann. Si l’Intemationale communiste donnait aujourd’hui la possibilité à ses sections de vivre, de penser et de se développer, celles-ci auraient pu durant ces quinze dernières années élire elles-mêmes leurs cadres dirigeants. Mais la bureaucratie a mis en place un système de désignation des dirigeants et de soutien à ceux qu’elle a nommés par une publicité artificielle. Thälmann est à la fois le produit et la victime de ce système.

Les cadres, stoppés dans leur développement, affaiblissent le parti. Ils suppléent à leur insuffisance par des mesures de représailles. Les hésitations et le manque d’assurance du parti se répercutent inévitablement sur la classe dans son ensemble. On ne peut appeler les masses à des actions audacieuses, quand le parti lui-même est incapable de prendre des initiatives révolutionnaires.

Même si Thälmann recevait demain un télégramme de Manouilsky insistant sur la nécessité d’un tournant vers la politique de front unique, le nouveau zigzag de la direction aurait peu d’intérêt, car celle-ci est trop compromise. Une politique correcte exige un régime sain à l’intérieur du parti. La démocratie interne du parti, actuellement simple jouet dans les mains de la bureaucratie, doit redevenir une réalité. Le parti doit d’abord redevenir un parti, alors les masses lui feront confiance. Pratiquement, cela signifie qu’il faut mettre à l’ordre du jour un congrès extraordinaire du parti et de l’Internationale communiste.

Une discussion générale doit évidemment précéder le congrès du parti. Toutes les barrières dressées par l’appareil doivent être supprimées. Chaque organisation du parti, chaque cellule du parti a le droit d’inviter à ses réunions et d’écouter tout communiste, qu’il soit membre du parti ou qu’il en ait été exclu, si elle le juge nécessaire à l’élaboration de son opinion. La presse doit être mise au service de la discussion : tous les journaux du parti doivent accorder chaque jour une place suffisante aux articles critiques. Les commissions spéciales de presse, élues lors des assemblées générales des membres du parti, doivent veiller à ce que les journaux servent le parti et non la bureaucratie.

La discussion demandera certainement beaucoup de temps et d’énergie. L’appareil arguera du fait que dans une période critique, le parti ne peut pas se payer le " luxe d’une discussion ". Les sauveurs bureaucratiques estiment que dans une situation difficile, le parti doit se taire. Les marxistes, au contraire, estiment que plus la situation est difficile, plus le rôle indépendant du parti est important.

En 1917, la direction du Parti bolchevique jouissait d’un très grand prestige. Pourtant, le parti connut toute l’année une série de discussions en profondeur. La veille de la Révolution d’octobre, le parti discutait passionnément pour déterminer laquelle des deux parties du Comité central avait raison : la majorité qui était pour le soulèvement ou la minorité qui était contre. Malgré la profondeur des divergences, il n’y eut jamais d’exclusions ni de mesures répressives. Les masses sans parti furent invitées à participer à ces discussions. A Petrograd, une assemblée de femmes sans parti envoya une délégation au Comité central, pour soutenir la majorité. Certes, la discussion demandait du temps. Mais en retour, ces discussions qui se déroulaient librement, sans mensonge ni falsification, forgèrent la certitude générale, inébranlable quant à la justesse de la ligne politique, ce qui seul rendit la victoire possible.

Comment la situation en Allemagne va-t-elle évoluer ? La petite roue de l’opposition réussira-t-elle à mettre à temps en mouvement la grande roue du parti ? La question est posée. On entend souvent des voix pessimistes. Dans les différents groupes communistes, dans le parti lui-même comme à sa périphérie, il y a beaucoup de camarades qui se disent : l’opposition de gauche a une position correcte sur toutes les questions importantes. Mais elle est faible. Ses cadres sont peu nombreux et inexpérimentés politiquement. Une telle organisation avec son petit hebdomadaire (Permanente Revolution) peut-elle s’opposer au puissant appareil de l’Internationale communiste ?

Les leçons des événements sont plus fortes que la bureaucratie stalinienne. Nous voulons être aux yeux des masses communistes, les interprètes de ces expériences. C’est là notre rôle historique en tant que fraction. Nous n’exigeons pas comme Seydewitz et Cie que le prolétariat révolutionnaire nous fasse confiance à crédit. Nous nous fixons une tâche plus modeste : nous proposons notre aide à l’avant-garde communiste pour l’élaboration d’une ligne politique juste. Dans ce but, nous recrutons et éduquons nos propres cadres. Ce stade préparatoire ne peut être sauté. A chaque nouvelle étape de la lutte, les éléments les plus conscients et les plus critiques au sein du prolétariat se rangeront à nos côtés.

Le parti révolutionnaire commence avec une idée, un programme qui est dirigé contre l’appareil très puissant de la société de classes. Ce ne sont pas les cadres qui créent les idées, mais les idées qui créent les cadres. La peur face à la puissance des appareils est un des traits les plus saillants de cet opportunisme que cultive la bureaucratie stalinienne. La critique marxiste est plus forte que n’importe quel appareil.

Les formes organisationnelles que prendra le développement futur de l’opposition de gauche dépend d’un grand nombre de circonstances : le poids des coups historiques, la capacité de résistance de la bureaucratie stalinienne, l’action des simples communistes, l’énergie de l’opposition elle-même. Toutefois, les principes et les méthodes que nous défendons ont été mis à l’épreuve dans les événements les plus importants de l’histoire mondiale, dans la défaite comme dans la victoire. Ils se fraieront un chemin.

Les succès de l’opposition dans tous les pays, en Allemagne également, sont notoires. Mais ils se produisent plus lentement que beaucoup d’entre nous ne s’y attendent. On peut le déplorer, mais il ne faut pas s’en étonner. Aux communistes qui se mettent à écouter l’opposition de gauche, la bureaucratie laisse cyniquement le choix suivant : participer à la campagne contre le " trotskysme ", ou quitter les rangs de l’Internationale communiste. Pour les fonctionnaires du parti, il y va de leur poste et de leur traitement, et l’appareil stalinien sait magistralement jouer sur les points sensibles. Mais les milliers de simples communistes, écartelés entre leur dévouement aux idées du communisme et la menace d’être exclus des rangs de l’Internationale communiste, sont infiniment plus importants. C’est ce qui explique qu’il y ait dans le Parti communiste officiel tant d’oppositionnels partagés, intimidés ou cachés.

Cette combinaison inhabituelle de facteurs historiques suffit à expliquer la lenteur de la croissance organisationnelle de l’opposition de gauche. Malgré cette lenteur, la vie intellectuelle de l’Internationale communiste est aujourd’hui, encore plus qu’hier, axée sur la lutte contre le " trotskysme ". Les revues et les articles théoriques des journaux du Parti communiste russe et des autres sections sont principalement consacrés à la lutte contre l’opposition de gauche, tantôt ouvertement, tantôt indirectement. La persécution organisationnelle forcenée à laquelle se livre l’appareil contre l’opposition est encore plus symptomatique : sabotage de ses réunions par des méthodes brutales ; utilisation de la force physique sous toutes ses formes ; accords dans les coulisses avec les pacifistes bourgeois, les radicaux français et les francs-maçons contre les " trotskystes " ; propagation par le centre stalinien de calomnies venimeuses.

Les staliniens sentent plus rapidement et savent mieux que les oppositionnels dans quelle mesure nos idées sapent les piliers de leur appareil. Toutefois, les méthodes d’autodéfense de la fraction stalinienne sont à double tranchant. Jusqu’à un certain moment, elles agissent par intimidation. Mais par là même, elles préparent une réaction de masse contre les falsifications et l’emploi de la force physique.

Lorsqu’en juillet 1917, le gouvernement des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qualifiait les bolcheviks d’agents de l’état-major allemand, cette manœuvre infâme eut dans un premier temps un effet réel sur les soldats, les paysans et les couches arriérées de la classe ouvrière. Mais, lorsque la suite des événements donna clairement raison aux bolcheviks, les masses commencèrent à se dire : on a donc calomnié consciemment les léninistes ; si on les a persécutés aussi violemment, c’est parce qu’ils avaient raison. Et la méfiance à l’égard des bolcheviks fit place au dévouement et à un amour intense. Dans une situation différente, on assiste aujourd’hui à un phénomène identique. Par cette accumulation monstrueuse de calomnies et de mesures de répression, la bureaucratie stalinienne a indéniablement réussi à intimider les simples membres du parti pour un certain temps. Mais par là même, elle prépare la réhabilitation massive des bolcheviks léninistes aux yeux des masses révolutionnaires. Cela ne fait aucun doute.

Certes, nous sommes aujourd’hui encore très faibles. Le Parti communiste a encore les masses, mais déjà, il n’a plus ni théorie ni orientation stratégique. L’opposition de gauche a déjà élaboré son orientation marxiste, mais elle n’a pas encore les masses avec elles. Les autres groupes de " gauche " n’ont ni l’un ni l’autre. Le Leninbund qui s’efforce de remédier à l’absence de ligne politique sérieuse fondée sur des principes, par les fantaisies et les humeurs personnelles d’Urbahns, se traîne désespérément. Les brandlériens, malgré les cadres qu’ils possèdent, dégringolent les marches ; aucune recette tactique ne peut remplacer l’adoption d’une position stratégique révolutionnaire. Le SAP a posé sa candidature à la direction révolutionnaire du prolétariat, prétention non fondée ! Même les représentants les plus sérieux de ce " parti " ne dépassent pas, comme le prouve le dernier livre de Fritz Sternberg, les limites du centrisme de gauche ; plus ils s’appliquent à créer une " doctrine " propre, plus ils prouvent qu’ils sont les élèves de Thalheimer. Cette école n’a pas plus d’avenir qu’un cadavre.

Un nouveau parti historique ne peut surgir simplement parce qu’un certain nombre d’anciens sociaux-démocrates se sont persuadés fort tardivement du caractère contre-révolutionnaire de la politique de Ebert et Wels. Un nouveau parti ne peut pas plus s’improviser à partir d’un groupe de communistes déçus qui n’ont pas encore prouvé leur droit à diriger le prolétariat. Pour qu’apparaisse un nouveau parti, il faut d’une part d’importants événements historiques qui brisent la colonne vertébrale des vieux partis, d’autre part une position de principe élaborée par des cadres éprouvés à partir de l’expérience historique.

Lorsque nous luttons de toutes nos forces pour régénérer l’Internationale communiste et pour assurer la continuité de son développement futur, nous ne cédons nullement à un fétichisme formel. Nous plaçons le destin de la révolution prolétarienne mondiale au-dessus de l’avenir organisationnel de l’Internationale communiste. Si, malgré tous nos efforts, la pire des variantes devait se réaliser, si la bureaucratie stalinienne menait les partis officiels actuels à leur perte, si, dans un certain sens, il fallait de nouveau tout recommencer, alors, la nouvelle Internationale trouverait sa source dans les idées et les cadres de l’opposition communiste de gauche.

Les critères comme le " pessimisme " et l’" optimisme " sont insuffisants et ne s’appliquent pas à notre travail politique. Il est au-dessus des étapes particulières, des défaites et des victoires. Notre politique est une politique à long terme.
Postface

La présente brochure dont les chapitres ont été écrits à différents moments, était déjà terminée quand un télégramme de Berlin apporta la nouvelle du conflit qui venait d’éclater entre la majorité écrasante du Reichstag et le gouvernement Papen, et par conséquent avec le président du Reich. Nous suivrons attentivement le développement concret des événements dans les colonnes de Permanente Revolution. Nous voulons seulement revenir sur certaines conclusions générales qui pouvaient sembler contestables au début de cette brochure, mais qui depuis ont trouvé une confirmation dans les faits.

l. Le caractère bonapartiste du gouvernement Papen-Schleicher est pleinement mis en évidence par son isolement au Reichstag. Les cercles agrariens et capitalistes qui sont directement derrière le gouvernement présidentiel, représentent une fraction incomparablement plus réduite de la nation allemande, que le pourcentage des voix obtenues au Reichstag par Papen ne le laisserait penser.

2. L’antagonisme entre Papen et Hitler est l’antagonisme qui existe entre les sommets agrariens et capitalistes d’une part, la petite bourgeoisie réactionnaire d’autre part. De même que jadis, la bourgeoisie libérale se servait du mouvement révolutionnaire de la petite bourgeoisie, mais l’empêchait par tous les moyens de s’emparer du pouvoir, de même la bourgeoisie monopoliste est prête à prendre Hitler comme laquais mais non comme maître. A moins d’une nécessité pressante, elle ne confiera jamais tout le pouvoir au fascisme.

3. Le fait que les différentes fractions de la grande, moyenne et petite bourgeoisie se livrent une lutte ouverte pour le pouvoir, sans craindre un conflit extrêmement risqué, prouve que la bourgeoisie ne se sent pas directement menacée par le prolétariat. Les nationaux-socialistes et le centre, mais aussi les sommets dirigeants de la social-démocratie ont risqué un conflit constitutionnel uniquement parce qu’ils étaient sûrs qu’il ne se transformerait pas en un conflit révolutionnaire.

4. Le Parti communiste est le seul parti dont les voix contre Papen étaient dictées par des visées révolutionnaires. Mais le chemin est encore long, des visées révolutionnaires aux conquêtes révolutionnaires.

5. La logique des événements est telle que la lutte pour le " parlement " et pour la " démocratie " devient pour tout ouvrier social-démocrate une question de pouvoir. Voilà la signification fondamentale de tout le conflit du point de vue de la révolution. La question du pouvoir est la question de l’unité dans des actions révolutionnaires du prolétariat. La politique de front unique en direction de la social-démocratie doit permettre, dans un proche avenir, sous une forme respectant la démocratie ouvrière, la création d’organes de lutte de la classe, c’est-à-dire de conseils ouvriers.

6. Face aux cadeaux offerts aux capitalistes et à l’attaque inouïe contre le niveau de vie du prolétariat, le Parti communiste doit mettre en avant le mot d’ordre du contrôle ouvrier sur la production.

7. Les différentes fractions des classes possédantes ne peuvent se disputer que parce que le parti révolutionnaire est faible.

Le parti révolutionnaire pourrait devenir infiniment plus fort, s’il tirait profit des querelles entre les classes possédantes. Mais pour cela, il faut. être capable de distinguer les différentes fractions d’après leur composition sociale et leurs méthodes politiques, et non les ranger toutes dans le même sac. La théorie du social-fascisme qui a complètement et définitivement fait faillite, doit être enfin abandonnée comme un vieux fatras.

Notes

[1] Bien qu’ayant dissimulé au parti et à l’Internationale communiste le discours cité ci-dessus, la presse stalinienne lança contre lui une de ses campagnes habituelles. Manouilsky écrivit que j’osais " assimiler " les fascistes aux jacobins, qui pourtant sont nos ancêtres révolutionnaires. La dernière affirmation est plus ou moins vraie. Malheureusement ces ancêtres ont un grand nombre de descendants, incapables de faire fonctionner leurs cerveaux. On peut trouver des échos de cette ancienne polémique dans les productions récentes de Münzenberg contre le trotskysme. Toutefois, nous ne nous y arrêterons pas.

[2] Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund (Confédération générale des Syndicats allemands) [1919-1933].

[3] Allgemeiner Freier Angestelltenbund (Confédération générale libre des Employés) [1919-1933].

[4] Le fait que les brandlériens (cf. leur " Tribune " de Stuttgart du 27 août) se séparent de nous sur cette question et soutiennent la mascarade de Staline, Manouilsky, Lozovsky, Münzenberg, n’est pas une surprise pour nous. Après avoir donné un exemple de leur politique de front unique en Saxe en 1923, Brandler-Thälmann soutinrent la politique de Staline à l’égard du Kuomintang et du comité anglo-russe. Peuvent-ils laisser passer l’occasion de se ranger sous le drapeau de Barbusse ? Autrement, leur physionomie politique serait incomplète.

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La tragédie du prolétariat allemand

Les ouvriers allemands se relèveront, le stalinisme jamais !

14 mars 1933

Le prolétariat le plus puissant d’Europe par son rôle dans la production, son poids social et la force de ses organisations, n’a opposé aucune résistance à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et aux premières attaques violentes contre les organisations ouvrières. Tel est le fait dont il faut partir dans les calculs stratégiques futurs.

Ce serait une absurdité évidente que de penser que le développement ultérieur de l’Allemagne suivrait la voie italienne : qu’Hitler consolidera pas à pas sa domination, sans rencontrer de sérieuses résistances ; que le fascisme allemand a devant lui de longues années de domination. Non, il faudra tirer le destin futur du national-socialisme de l’analyse de la situation allemande et internationale, et non de simples analogies historiques. Mais dès maintenant, une chose est claire : si dès septembre 1930 nous réclamions de l’Internationale communiste qu’elle fixe des objectifs à court terme en Allemagne, maintenant il faut bâtir une politique à longue échéance. Avant que des combats décisifs soient possibles, l’avant-garde du prolétariat allemand devra s’orienter sur une nouvelle voie c’est-à-dire comprendre clairement ce qui c’est passé, définir sa responsabilité pour cette grande défaite historique, tracer de nouvelles voies et retrouver ainsi son assurance.

Le rôle criminel de la social-démocratie n’a pas besoin de commentaires : la création de l’Internationale communiste il y a quatorze ans avait précisément pour but d’arracher le prolétariat à l’influence démoralisatrice de la social-démocratie. Si cela n’a pas réussi jusqu’à présent, si le prolétariat allemand s’est révélé, lors d’une très grande épreuve historique, impuissant, désarmé, paralysé, la faute directe et immédiate en incombe à la direction post-léninienne de l’Internationale communiste. C’est la première conclusion qu’il est urgent de tirer.

Sous les coups perfides de la bureaucratie stalinienne, l’opposition de gauche a conservé jusqu’au bout sa fidélité au parti officiel. Les bolcheviks-léninistes partagent aujourd’hui le sort de toutes les autres organisations communistes : nos cadres sont arrêtés, nos publications interdites, notre littérature confisquée ; Hitler s’est même empressé de fermer le Bulletin de l’opposition, qui paraît en russe. Mais si les bolcheviks-léninistes subissent à égalité avec l’ensemble de l’avant-garde prolétarienne, toutes les conséquences de la première victoire sérieuse du fascisme, par contre, ils ne peuvent ni ne veulent porter la moindre parcelle de responsabilité pour la politique officielle de l’Internationale communiste.

Dès 1923, c’est-à-dire depuis le début de la lutte contre l’opposition de gauche, la direction stalinienne a aidé de toutes ses forces, bien qu’indirectement, la social-démocratie à désorienter, à embrouiller et à décourager le prolétariat allemand : elle retenait et freinait les ouvriers, alors que la situation exigeait une offensive révolutionnaire audacieuse ; elle proclamait l’approche d’une situation révolutionnaire, alors que celle-ci appartenait déjà au passé ; elle passait des accords avec des phraseurs et des bavards de la petite bourgeoisie ; elle se mettait impuissamment à la remorque de la social-démocratie sous prétexte de mener la politique de front unique ; elle proclamait la " troisième période " et la lutte pour la conquête de la rue dans des conditions de reflux politique et de faiblesse du Parti communiste ; elle remplaçait la lutte sérieuse par des bonds, des aventures ou des parades ; elle isolait les communistes des syndicats de masse ; elle identifiait la social-démocratie au fascisme et refusait le front unique avec les organisations ouvrières de masse, face aux attaques des bandes du national-socialisme ; elle sabotait toute initiative locale de front unique défensif et, en même temps, trompait systématiquement les ouvriers en ce qui concerne le rapport de forces réel, déformait les faits, présentait les amis comme des ennemis, et les ennemis comme des amis, et serrait de plus en plus fortement le parti à la gorge, ne lui permettant ni de respirer librement, ni de parler, ni de penser.

Dans la très abondante littérature consacrée à la question du fascisme, il suffit de se référer au discours du chef officiel du parti allemand, Thaelmann, qui, au plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, en avril 1931, démasquait dans les termes suivants les " pessimistes ", c’est-à-dire les gens qui savaient regarder l’avenir en face : " nous ne nous sommes pas laissé égarer par les paniquards... Nous avons établi fermement et avec bon sens que le 14 septembre (1930) était, d’une certaine manière, le plus grand jour d’Hitler, et que les jours qui suivraient, seraient non pas meilleurs mais pires ; cette appréciation que nous avons donnée du développement de ce parti, est confirmée par les événements... Aujourd’hui, les fascistes n’ont déjà plus aucun motif de rire ". Faisant allusion au fait que la social-démocratie formait ses propres groupes de défense, Thaelmann démontra dans ce discours que ces détachements ne se distinguaient en rien des troupes de choc du national-socialisme, et qu’ils se préparaient les uns comme les autres à écraser les communistes.

Aujourd’hui, Thaelmann est arrêté. Les bolcheviks-léninistes se retrouvent avec Thaelmann sous les coups de la réaction triomphante. Mais la politique de Thaelmann est la politique de Staline, c’est-à-dire la politique officielle de l’Internationale communiste. C’est précisément cette politique qui est la cause de la complète démoralisation du parti au moment du danger, quand les chefs perdent la tète, que les membres du parti qui ont perdu l’habitude de penser, tombent dans un état de prostration et que les positions historiques les plus hautes sont rendues sans combat. Une théorie politique erronée porte en elle-même son châtiment. La force et l’entêtement de l’appareil ne font qu’augmenter l’ampleur de la catastrophe.

Ayant rendu à l’ennemi tout ce qu’il était possible de rendre en un aussi court laps de temps, les staliniens essaient de corriger ce qui s’est passé, par des actions désordonnées qui ne font que jeter une lumière plus crue sur toute la chaîne de leurs crimes. Aujourd’hui, alors que la presse du Parti communiste est étouffée, l’appareil détruit, qu’au-dessus de la maison de Liebknecht flotte impunément le chiffon sanglant du fascisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste s’engage sur la voie du front unique non seulement à la base, mais aussi au sommet. Ce nouveau zigzag, plus abrupt que tous ceux qui ont précédé, n’a pas été accompli cependant par le Comité exécutif de l’Internationale communiste sous sa propre impulsion : la bureaucratie stalinienne en a laissé l’initiative à la II° Internationale. Elle a réussi à saisir dans ses mains l’instrument du front unique, dont elle avait mortellement peur jusqu’à présent. Pour autant que l’on puisse parler d’avantages dans une situation de recul panique, ceux-ci sont entièrement du côté du réformisme. Obligée de répondre à une question directe, la bureaucratie stalinienne choisit la pire des solutions : elle ne refuse pas l’accord des deux Internationales, mais elle ne l’accepte pas non plus ; elle joue à cache-cache. Elle a à tel point perdu confiance en soi, elle est à tel point humiliée, qu’elle n’ose déjà plus affronter de face, devant le prolétariat mondial, les chefs de la II° Internationale, ces agents patentés de la bourgeoisie, ces électeurs de Hindenburg, qui ont frayé la voie au fascisme.

Dans l’appel du Comité exécutif de l’Internationale communiste (" Aux ouvriers de tous les pays ") du 5 mars, les staliniens ne parlent pas du " social-fascisme ", comme de l’ennemi principal. Ils ne rappellent pas non plus la grande trouvaille de leur chef : " la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des antipodes, mais des jumeaux ". Ils n’affirment plus que la lutte contre le fascisme exige l’écrasement préalable de la social-démocratie. Ils ne soufflent mot de l’impossibilité du front unique par en haut. Au contraire, ils énumèrent scrupuleusement les cas où, dans le passé, la bureaucratie stalinienne, de manière inattendue pour les ouvriers et pour elle-même, s’est trouvée dans l’obligation de proposer, en passant, à l’improviste, le front unique aux dirigeants réformistes. C’est ainsi que sous la rafale de la tempête historique, s’éparpillent les théories artificielles et fausses, dignes de charlatans.

Se référant aux " conditions originales de chaque pays " et à l’impossibilité qui, soi-disant, en découle, d’organiser le front unique à l’échelle internationale (on oublie d’un seul coup toute la lutte contre " l’exceptionnalisme ", c’est-à-dire la théorie des droitiers sur les particularités nationales !), la bureaucratie stalinienne recommande aux Partis communistes nationaux d’adresser une proposition de front unique aux " Comités Centraux des Partis sociaux-démocrates ". Hier encore, on appelait cela capituler devant le social-fascisme ! C’est ainsi que passent sous la table, dans la corbeille à papiers, les plus hautes leçons du stalinisme de ces quatre dernières années, et que tombe en poussière tout un système politique.

L’affaire ne s’arrête pas là : venant juste après avoir déclaré qu’il était impossible d’élaborer des conditions de front unique dans l’arène internationale, le Comité exécutif de l’Internationale communiste l’oublie aussitôt et, vingt lignes plus loin, formulent les conditions dans lesquelles le front unique est acceptable et admissible dans tous les pays, quelles que soient les différences des conditions nationales. Le recul devant le fascisme s’accompagne d’un recul panique devant les commandements théoriques du stalinisme. Des éclats et des débris d’idées et de principes sont jetés sur la route comme du lest.

Les conditions de front unique, mises en avant par l’Internationale communiste pour tous les pays (Comités d’action contre le fascisme, manifestations et grèves contre l’abaissement des salaires) n’apportent rien de nouveau, au contraire, elles sont la reproduction schématisée, bureaucratisée des mots d’ordre que l’opposition de gauche avait formulés de manière beaucoup plus précise et concrète il y a deux ans et demi, et qui lui avait valu d’être rangée dans le camp du social-fascisme. Un front unique sur ces bases pourrait donner en Allemagne des résultats décisifs ; mais, pour cela, il devrait être réalisé à temps. Le temps est le facteur le plus important en politique.

Quelle est donc la valeur pratique des propositions du Comité exécutif de l’Internationale communiste actuellement ? Pour l’Allemagne, elle est réduite au minimum. La politique de front unique suppose un " front ", c’est-à-dire des positions fermes et une direction centralisée. L’opposition de gauche a avancé dans le passé les conditions du front unique, en tant que conditions de défense active, avec la perspective d’un passage à l’offensive. Aujourd’hui, le prolétariat allemand en est arrivé au stade de la retraite désordonnée, qui ne comporte même pas de combats d’arrière-garde. Dans ces circonstances, .peuvent et vont se former des unions spontanées entre ouvriers communistes et sociaux-démocrates pour des tâches isolées et épisodiques, mais la réalisation systématique du front unique est remise inévitablement à un avenir indéfini. Il ne faut déjà plus se faire d’illusions à ce sujet.

Il y a un an et demi, nous déclarions que la clé de la situation se trouvait dans les mains du Parti communiste allemand. Aujourd’hui, la bureaucratie stalinienne a laissé échapper cette clé. Il faudra des événements importants, échappant à la volonté du parti pour donner la possibilité aux ouvriers de faire une halte, de se raffermir, de reformer leurs rangs et de passer à une défense active. Quand viendra précisément ce moment, nous ne le savons pas. Peut-être beaucoup plus vite que ne l’escompte la contre-révolution triomphante. Mais en tout cas, ce ne sont pas ceux qui ont composé le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui dirigeront la politique de front unique en Allemagne.

Si la position centrale a été abandonnée à l’ennemi, il faut se renforcer aux abords, il faut préparer des points d’appui pour une future attaque concentrique. Cette préparation à l’intérieur de l’Allemagne implique qu’on fasse une analyse critique du passé, qu’on entretienne le moral des combattants d’avant-garde et leur cohésion, et que l’on organise là où c’est possible, les combattants d’arrière-garde, dans l’attente du moment où les détachements isolés pourront se réunir en une grande armée. Cette préparation implique, en même temps, la défense des positions prolétariennes dans les pays étroitement liés à l’Allemagne, ou qui sont ses voisins immédiats : en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Pologne, dans les Pays baltes, en Scandinavie, en Belgique, en Hollande, en France et en Suisse. Il faut entourer l’Allemagne fasciste d’un anneau puissant de positions prolétariennes. Sans cesser une seule minute de tenter d’arrêter la retraite désordonnée des ouvriers allemands, il faut maintenant créer pour la lutte contre le fascisme des positions prolétariennes fortes autour des frontières de l’Allemagne.

En premier lieu vient l’Autriche qui est la plus directement menacée par le coup d’Etat fasciste. On peut dire avec certitude que, si le prolétariat autrichien s’emparait aujourd’hui du pouvoir et transformait son pays en une place d’armes révolutionnaire, l’Autriche deviendrait pour la révolution du prolétariat allemand, ce qu’était le Piémont pour la révolution de la bourgeoisie italienne. Il est impossible de prévoir jusqu’où ira sur cette voie le prolétariat autrichien, poussé en avant par les événements mais paralysé par la bureaucratie réformiste. La tâche du communisme est d’aider les événements contre l’austro-marxisme. Le moyen en est la politique de front unique. Les conditions que le manifeste du Comité exécutif de l’internationale communiste répète avec tant de retard après l’opposition de gauche, conservent ainsi toute leur force.

La politique de front unique, cependant, présente non seulement des avantages mais aussi des dangers. Elle donne facilement naissance à des combinaisons des dirigeants derrière le dos des masses, à une adaptation passive à l’allié et à des oscillations opportunistes. On ne peut prévenir ces dangers qu’en se donnant deux garanties expresses : maintien de la liberté totale de critique en ce qui concerne l’allié et rétablissement de la liberté totale de critique à l’intérieur de son propre parti. Le refus de critiquer ses alliés conduit directement et immédiatement à la capitulation devant le réformisme. La politique de front unique sans démocratie à l’intérieur du parti, c’est-à-dire sans le contrôle du parti sur l’appareil, laisse les mains libres aux chefs pour des expériences opportunistes, complément inévitable des expériences aventuristes.

Comment agit dans ce cas le Comité exécutif de l’Internationale communiste ? Des dizaines de fois, l’opposition de gauche a prédit que, sous le coup des événements, les staliniens seraient obligés d’abandonner leur ultra-gauchisme, et que, une fois sur la voie du front unique, ils commettraient toutes les trahisons opportunistes qu’ils nous attribuaient la veille. Cette prédiction s’est réalisée, cette fois encore, mot pour mot.

Après avoir fait un saut périlleux pour se retrouver sur les positions du front unique, le Comité exécutif de l’Internationale communiste foule aux pieds les garanties fondamentales qui, seules, peuvent assurer un contenu révolutionnaire à la politique de front unique. Les staliniens prennent acte et font leur la demande hypocrite et diplomatique des réformistes, concernant la soi-disant " non-agression mutuelle ". Reniant toutes les traditions du marxisme et du bolchevisme, le Comité exécutif de l’Internationale communiste recommande aux Partis communistes, en cas de réalisation du front unique, de " renoncer aux attaques contre les organisations sociales-démocrates, pendant la lutte commune ". C’est ainsi formulé ! Renoncer " aux attaques (!) contre la social-démocratie " (quelle formule honteuse !) implique que l’on renonce à la liberté de critique politique, c’est-à-dire à la fonction fondamentale du parti révolutionnaire.

Cette capitulation est provoquée non par une nécessité pratique, mais par la panique. Les réformistes viennent et viendront à un accord dans la mesure où la pression des événements, conjuguée à celle des masses, les y oblige. L’exigence de " non-agression " est un chantage, c’est-à-dire une tentative de la part des chefs réformistes d’obtenir un avantage supplémentaire. Se soumettre au chantage signifie construire le front unique sur des bases pourries, et donner la possibilité aux combinards réformistes de le faire éclater sous n’importe quel prétexte.

La critique en général, et encore plus dans les conditions du front unique, doit, évidemment, correspondre aux rapports réels et ne pas dépasser certaines limites. Il faut rejeter l’absurdité du " social-fascisme " : ce n’est pas une concession à la social-démocratie mais au marxisme. Il ne faut pas critiquer l’allié pour ses trahisons en 1918, mais pour son mauvais travail en 1933. La critique, à l’image de la vie politique elle-même dont elle est la voix, ne saurait s’arrêter même une heure. Si les révélations communistes correspondent à la réalité, elles servent les objectifs du front unique, poussent en avant l’allié temporaire et, ce qui est encore plus important, donnent une éducation révolutionnaire au prolétariat dans son ensemble. Le premier degré de la politique honteuse et criminelle, que Staline imposa aux communistes chinois par rapport au Kuomintang, fut précisément marquée par le renoncement à cette obligation fondamentale.

L’affaire n’est pas meilleure en ce qui concerne la deuxième garantie. Renonçant à critiquer la social-démocratie, l’appareil stalinien ne pense même pas à rendre le droit de critique aux membres de son propre parti. Le tournant lui-même est accompli comme à l’habitude, sous la forme d’une révélation bureaucratique. Aucun congrès national, aucun congrès international ni même de plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, aucune préparation dans la presse du parti, aucune analyse des événements politiques passés. Et ce n’est pas étonnant : dès le début de la discussion dans le parti, tout ouvrier qui réfléchit, poserait aux gens de l’appareil, la question : pourquoi les bolcheviks-léninistes ont-ils été exclus de toutes les sections, pourquoi sont-ils arrêtés, déportés et fusillés en URSS ? Est-ce donc seulement parce qu’ils creusent plus profondément et qu’ils voient plus loin ? La bureaucratie stalinienne ne peut admettre cette conclusion. Elle est capable de n’importe quel bond et tournant, elle ne peut ni n’ose accepter une confrontation loyale avec les bolcheviks-léninistes devant les ouvriers. Ainsi, dans la lutte pour sa conservation, l’appareil déprécie son nouveau tournant, en ruinant à l’avance son crédit non seulement auprès des sociaux-démocrates, mais aussi auprès des ouvriers communistes.

La publication du manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste s’accompagne encore d’une circonstance, qui est un peu à côté de la question débattue, mais qui jette une vive lumière sur la situation actuelle de l’Internationale communiste et sur l’attitude du groupe dirigeant stalinien à son égard. Le manifeste est imprimé dans la Pravda du 6 mars, non comme un appel direct et ouvert au nom du Comité exécutif de l’Internationale communiste qui se trouve à Moscou, comme cela s’est toujours fait, mais il est présenté comme la traduction d’un document de l’Humanité, transmis par l’Agence Tass de Paris. Quelle ruse insensée et humiliante ! Après tous les succès, après la réalisation du premier plan quinquennal, après la " liquidation des classes ", après " l’entrée dans le socialisme ", la bureaucratie stalinienne n’ose pas imprimer sous son propre nom, le manifeste du Comité exécutif de l’Internationale communiste ! Voilà sa véritable attitude envers l’Internationale communiste, voilà comment elle se sent réellement dans l’arène internationale.

Le manifeste n’est pas la seule réponse à l’initiative de la II° Internationale. Par le biais d’organisations servant de paravent : l’opposition syndicale rouge (RGO), allemande et polonaise, l’Antifa et la Confédération générale du travail italienne, l’Internationale communiste convoque pour le mois d’avril " un congrès paneuropéen, ouvrier et antifasciste ". La liste des invités est, comme il convient, confuse et vaste : les " entreprises " (c’est ainsi formulé : les " entreprises ", bien que les communistes soient évincés de presque toutes les entreprises du monde, grâce aux efforts de Staline-Lozovsky), les organisations ouvrières locales, révolutionnaires, réformistes, catholiques et sans parti, les organisations sportives, antifascistes et paysannes. Bien plus : " Nous voulons inviter toutes les personnes isolées qui se battent effectivement (!) pour la cause des travailleurs." Ayant ruiné pour longtemps la cause des masses, les stratèges font appel aux " personnes isolées ", ces justes qui n’ont pas trouvé place dans les masses, mais qui, néanmoins, " se battent effectivement pour la cause des travailleurs ". Barbusse et le général Schönaich seront à nouveau mobilisés pour sauver l’Europe d’Hitler.

Nous avons devant nous le livret tout prêt de l’une de ces représentations de charlatans, dont les staliniens se servent habituellement pour masquer leur impuissance. Qu’a fait le bloc d’Amsterdam des centristes et des pacifistes dans la lutte contre l’attaque des brigands japonais contre la Chine ? Rien. Par respect pour la " neutralité " stalinienne, les pacifistes ne firent même pas paraître un manifeste de protestation. Aujourd’hui, on prépare une réédition du congrès d’Amsterdam, non contre la guerre, mais contre le fascisme. Que fera le bloc antifasciste des " entreprises " absentes et des " isolés " impuissants. Rien. On sortira un manifeste creux, si, cette fois-ci, on arrive jusqu’au congrès.

Le penchant pour les " personnes isolées " a deux extrémités : opportuniste et aventuriste. Les socialistes révolutionnaires russes, dans le passé, tendaient la main droite aux libéraux et tenaient une bombe de la main gauche. L’expérience des dix dernières années prouve qu’après chaque grande défaite, provoquée ou, du moins, aggravée par la politique de l’Internationale communiste, la bureaucratie stalinienne a invariablement essayé de sauver sa réputation à l’aide de quelque grandiose aventure (l’Esthonie, la Bulgarie, Canton). Ce danger n’est-il pas encore présent aujourd’hui ? En tout cas, nous considérons comme notre devoir d’élever la voix pour une mise en garde. Les aventures qui ont pour but de se substituer à l’action des masses paralysées, désorganisent encore plus les masses et aggravent la catastrophe.

Les conditions de la situation mondiale actuelle, ainsi que les conditions de chaque pays pris séparément, sont aussi mortelles pour la social-démocratie que favorables au parti révolutionnaire. Mais la bureaucratie stalinienne a su transformer la crise du capitalisme et celle du réformisme en crise du communisme. Tel est le bilan de dix ans de direction incontrôlée des épigones.

Il se trouve des tartuffes pour dire : l’opposition de gauche critique un parti tombé entre les mains du bourreau. Les canailles ajoutent : l’opposition aide le bourreau. En combinant un sentimentalisme hypocrite et un mensonge empoisonné, les staliniens essaient de cacher le Comité central derrière l’appareil, l’appareil derrière le parti, et d’éluder la question des responsables de la catastrophe, de la stratégie erronée, du régime désastreux, de la direction criminelle : c’est cela aider les bourreaux d’aujourd’hui et de demain.

La politique de la bureaucratie stalinienne en Chine n’était pas moins désastreuse que la politique actuelle en Allemagne. Mais là-bas, les choses se passèrent derrière le dos du prolétariat mondial, dans des circonstances qu’il ne comprenait pas. La voix critique de l’opposition de gauche en URSS ne parvenait pour ainsi dire pas jusqu’aux ouvriers des autres pays. L’expérience de la Chine se passa presque impunément pour l’appareil stalinien. En Allemagne il en va autrement. Toutes les étapes du drame se sont déroulées sous les yeux du prolétariat mondial. A chaque étape, l’opposition a fait entendre sa voix. Tout le cours du développement a été prédit à l’avance. La bureaucratie stalinienne a calomnié l’opposition, lui a imputé des idées et des plans qui lui étaient étrangers, a exclu tous ceux qui parlaient de front unique, a aidé la bureaucratie sociale-démocrate à saboter les comités unifiés de défense à l’échelon local, a enlevé aux ouvriers toute possibilité de déboucher sur la voie de la lutte de masse, a désorganisé l’avant-garde et paralysé le prolétariat. Ainsi, en s’opposant au front unique de défense avec la social-démocratie, les staliniens se sont retrouvés avec elle, dans un front unique de panique et de capitulation.

Et aujourd’hui, se trouvant déjà devant des ruines, la direction de l’Internationale communiste craint plus que tout la lumière et la critique. Que périsse la révolution mondiale, mais que vive le faux prestige ! Les banqueroutiers sèment la confusion et brouillent les traces. La Pravda considère comme une " immense victoire politique " le fait que le Parti communiste allemand, alors qu’il recevait les premiers coups a perdu " seulement " 1 200 000 voix, pour une augmentation globale des votants de quatre millions. De la même manière, Staline, en 1924, jugeait comme une " victoire immense ", le fait que les ouvriers allemands qui avaient reculé sans combat, aient réussi à donner au Parti communiste 3 600 000 voix. Si le prolétariat, trompé et désarmé par les deux appareils, a donné cette fois-ci au Parti communiste près de cinq millions d’électeurs, cela signifie seulement qu’il lui aurait donné deux fois ou trois fois plus, s’il avait eu confiance en sa direction. Il l’aurait porté au pouvoir, si le parti avait su montrer qu’il était capable de le prendre et de le conserver. Mais il n’a rien donné au prolétariat si ce n’est la confusion, des zigzags, des défaites et des malheurs.

Oui, cinq millions de communistes sont encore parvenus à se rendre un à un aux urnes. Mais ils ne sont ni dans les entreprises, ni dans la rue. Ils sont désemparés, éparpillés, démoralisés. Sous le joug de l’appareil, ils ont perdu l’habitude d’être indépendants. La terreur bureaucratique du stalinisme a paralysé leur volonté, avant que soit venu le tour de la terreur criminelle du fascisme.

Il faut dire clairement, nettement, ouvertement : le stalinisme en Allemagne a eu son 4 août. Désormais, les ouvriers d’avant-garde de ce pays ne parleront plus de la période de domination de la bureaucratie stalinienne qu’avec un sentiment brûlant de honte, qu’avec des paroles de haine et de malédiction. Le Parti communiste officiel d’Allemagne est condamné. Désormais, il ne peut que perdre du terrain, s’effriter et se réduire à néant. Aucun moyen artificiel ne peut le sauver. Le communisme allemand ne peut renaître que sur de nouvelles bases, et avec une nouvelle direction.

La loi du développement inégal s’exprime aussi dans le destin du stalinisme. Il se trouve dans les différents pays à différents stades de son déclin. Dans quelle mesure l’expérience tragique de l’Allemagne servira d’impulsion pour la renaissance des autres sections de l’Internationale communiste, c’est l’avenir qui le dira. En Allemagne, en tout cas, la sinistre chanson de la bureaucratie stalinienne a fini d’être chantée. Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais. Les ouvriers d’avant-garde allemands doivent construire un nouveau parti sous les coups terribles de l’ennemi. Les bolcheviks-léninistes consacreront toutes leurs forces à ce travail.

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Qu’est-ce que le national-socialisme ?

10 juin 1933

Les esprits naïfs pensent que le titre de roi tient dans la personne même du roi, dans son manteau d’hermine et sa couronne, dans sa chair et son sang. En fait, le titre de roi naît des rapports entre les hommes. Le roi n’est roi que parce qu’au travers de sa personne se réfractent les intérêts et les préjugés de millions d’hommes. Quand ces rapports sont érodés par le torrent du développement, le roi n’est plus qu’un homme usé, à la lèvre inférieure pendante. Celui qui s’appelait jadis Alphonse XIII, pourrait nous fait part de ses impressions toutes fraîches sur ce sujet.

Le chef par la grâce du peuple se distingue du chef par la grâce de Dieu, en ce qu’il est obligé de se frayer lui-même un chemin ou, du moins, d’aider les circonstances à le lui ouvrir. Mais le chef est toujours un rapport entre les hommes, une offre individuelle en réponse à une demande collective. Les discussions sur la personnalité d’Hitler sont d’autant plus animées qu’elles cherchent avec plus de zèle le secret de sa réussite en lui-même. Il est pourtant difficile de trouver une autre figure politique qui soit, dans la même mesure, le point convergent de forces historiques impersonnelles. N’importe quel petit bourgeois enragé ne pouvait devenir Hitler, mais une partie d’Hitler est contenue dans chaque petit bourgeois.

La croissance rapide du capitalisme allemand avant la guerre ne signifia nullement la disparition pure et simple des classes intermédiaires ; en ruinant certaines couches de la petite bourgeoisie, il en créait de nouvelles : les artisans et les boutiquiers autour des usines, les techniciens et les administrateurs à l’intérieur des usines. Mais en se maintenant et même en se développant - elles représentent un peu moins de la moitié du peuple allemand - les classes intermédiaires se privaient de leur dernière parcelle d’indépendance, vivaient à la périphérie de la grande industrie et du système bancaire et se nourrissaient des miettes qui tombaient de la table des trusts monopolistes et des cartels, et des aumônes idéologiques de leurs théoriciens et politiciens traditionnels.

La défaite a dressé un mur sur le chemin de l’impérialisme allemand. La dynamique extérieure s’est transformée en dynamique intérieure. La guerre se changea en révolution. La social-démocratie, qui aida les Hohenzollern à mener la guerre jusqu’à son issue tragique, ne permit pas au prolétariat de mener la révolution jusqu’à son terme. La démocratie de Weimar a passé quatorze ans à essayer de se faire pardonner sa propre existence. Le Parti communiste a appelé les ouvriers à une nouvelle révolution, mais s’est avéré incapable de la diriger.

Le prolétariat allemand est passé par les hauts et les bas de la guerre, de la révolution, du parlementarisme et du pseudo-bolchevisme. Alors que les vieux partis de la bourgeoisie s’épuisaient complètement, la force dynamique de la classe ouvrière était minée.

Le chaos de l’après-guerre frappait les artisans, les marchands et les employés aussi durement que les ouvriers. La crise de l’agriculture ruinait les paysans. La décadence des couches moyennes ne pouvait signifier que leur prolétarisation dans la mesure où le prolétariat sécrétait lui-même une armée gigantesque de chômeurs chroniques. La paupérisation de la petite bourgeoisie, à peine dissimulée sous les cravates et les bas de soie synthétique, sapait toutes les croyances officielles et surtout la doctrine du parlementaire démocratique.

La multiplicité des partis, la fièvre froide des élections, les changements constants de gouvernements exacerbaient la crise sociale par un kaléidoscope de combinaisons politiques stériles. Dans l’atmosphère chauffée à blanc par la guerre, la défaite, les réparations, l’inflation, l’occupation de la Ruhr, la crise, le besoin et la rancune, la petite bourgeoisie se rebella contre tous les vieux partis qui l’avaient trompée. Ces vexations, vivement ressenties par les petits possédants qui ne pouvaient échapper à la faillite, par leurs fils qui sortaient de l’université et ne trouvaient ni emploi, ni client, et par leurs filles qui restaient sans dot et sans fiancé, réclamaient l’ordre et une main de fer.

Le drapeau du national-socialisme fut brandi par des hommes issus des cadres moyens et subalternes de l’ancienne armée. Couverts de décorations, les officiers et les sous-officiers ne pouvaient admettre que leur héroïsme et leurs souffrances aient été perdus pour la patrie, et surtout qu’ils ne leur donnent aucun droit particulier à la reconnaissance du pays. D’où leur haine pour la révolution et pour le prolétariat. Ils ne voulaient pas prendre leur parti du fait que les banquiers, les industriels, les ministres les reléguaient à des postes insignifiants de comptables, d’ingénieurs, d’employés des postes et d’instituteurs. D’où leur " socialisme ". Pendant les batailles de l’Yser et de Verdun, ils ont appris à risquer leur vie et celle des autres, et à parler la langue du commandement qui en impose tant aux petits bourgeois de l’arrière. C’est ainsi que ces hommes sont devenus des chefs.

Au début de sa carrière politique, Hitler ne se distinguait, peut-être, que par un tempérament plus énergique, une voix plus forte, une étroitesse d’esprit plus sûre d’elle-même. Il n’apportait au mouvement aucun programme tout prêt, si ce n’est la soif de vengeance du soldat humilié. Hitler commença par des injures et des récriminations contre les conditions de Versailles, la vie chère, le manque de respect pour le sous-officier méritant, les intrigues des banquiers et des journalistes de la foi de Moïse. On trouvait dans le pays suffisamment de gens qui se ruinaient, qui se noyaient, qui étaient couverts de cicatrices et d’ecchymoses encore toutes fraîches. Chacun d’eux voulait frapper du poing sur la table. Hitler le faisait mieux que les autres. Il est vrai qu’il ne savait pas comment remédier à tous ces malheurs. Mais ses accusations résonnaient tantôt comme un ordre, tantôt comme une prière adressée à un destin inflexible. Les classes condamnées, semblables à des malades incurables, ne se lassent pas de moduler leurs plaintes, ni d’écouter des consolations. Tous les discours d’Hitler étaient accordés sur ce diapason. Une sentimentalité informe, une absence totale de rigueur dans le raisonnement, une ignorance doublée d’une érudition désordonnée : tous ces moins se transformaient en plus. Cela lui donnait la possibilité de rassembler toutes les formes de mécontentement dans la besace de mendiant du national-socialisme, et de mener la masse là où elle le poussait. De ces premières improvisations, l’agitateur ne conservait dans sa mémoire que ce qui rencontrait l’approbation. Ses idées politiques étaient le fruit d’une acoustique oratoire. C’est ainsi qu’il choisissait ses mots d’ordre. C’est ainsi que son programme s’étoffait. C’est ainsi que d’un matériau brut se formait un " chef ".

Dès le début, Mussolini s’adressa de façon plus consciente à la matière sociale, qu’Hitler, qui se sent plus proche du mysticisme policier d’un quelconque Metternich que de l’algèbre politique de Machiavel. Du point de vue intellectuel, Mussolini est plus audacieux et cynique. Il suffit de nous rappeler que l’athée romain ne fait que se servir de la religion, comme il le fait de la police et de la justice, alors que son collègue berlinois croit réellement à la protection particulière de la Providence. A l’époque où le futur dictateur italien considérait encore Marx comme " notre maître immortel à tous ", il défendait, non sans habileté, la théorie qui voit avant tout dans la vie de la société actuelle l’interaction de deux classes fondamentales : la bourgeoisie et le prolétariat. Il est vrai, écrivait Mussolini en 1914, qu’entre elles se placent des couches intermédiaires très nombreuses, qui forment une sorte de " tissu conjonctif du collectif humain " ; mais " dans les périodes de crise, les classes intermédiaires sont attirées, selon leurs intérêts et leurs idées, vers l’une ou l’autre des deux classes fondamentales ". Généralisation très importante ! De même que la médecine scientifique permet de soigner un malade, mais aussi d’envoyer, de la manière la plus expéditive, un homme bien portant ad patres, l’analyse scientifique des rapports de classes, destinée par son auteur à mobiliser le prolétariat, a permis à Mussolini, quant il fut passé dans le camp adverse, de mobiliser les classes intermédiaires contre le prolétariat. Hitler accomplit le même travail, en traduisant dans la langue de la mystique allemande la méthodologie du fascisme.

Les bûchers, sur lesquels brûle la littérature impie du marxisme, éclairent vivement la nature de classe du national-socialisme. Tant que les nazis agissaient en tant que parti et non en tant que pouvoir d’Etat, l’accès de la classe ouvrière leur était presque entièrement fermé. D’autre part, la grande bourgeoisie, même celle qui soutenait financièrement Hitler, ne les considérait pas comme son parti. La " renaissance " nationale s’appuyait entièrement sur les classes moyennes - la partie la plus arriérée de la nation, fardeau pesant de l’histoire. L’habileté politique consistait à souder l’unité de la petite bourgeoisie au moyen de la haine pour le prolétariat. Que faut-il faire pour que ce soit encore mieux ? Avant tout écraser ceux qui sont en bas. La petite bourgeoisie, impuissante face au grand capital, espère désormais reconquérir sa dignité sociale en écrasant les ouvriers.

Les nazis baptisent leur coup d’Etat du nom usurpé de révolution. En fait, en Allemagne comme en Italie, le fascisme laisse le système social inchangé. Le coup d’Etat d’Hitler, en tant que tel, n’a même pas droit au titre de contre-révolution. Mais on ne peut pas le considérer isolément : il est l’aboutissement d’un cycle de secousses qui ont commencé en Allemagne en 1918. La révolution de novembre, qui donnait le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats, était fondamentalement prolétarienne. Mais le parti qui était à la tête du prolétariat, rendit le pouvoir à la bourgeoisie. En ce sens, la social-démocratie a ouvert une ère de contre-révolution, avant que la révolution n’ait eu le temps d’achever son œuvre. Toutefois, tant que la bourgeoisie dépendait de la social-démocratie, et par conséquent des ouvriers, le régime conservait des éléments de compromis. Mais la situation intérieure et internationale du capitalisme allemand ne laissait plus de place aux concessions. Si la social-démocratie sauva la bourgeoisie de la révolution prolétarienne, le tour est venu pour le fascisme de libérer la bourgeoisie de la social-démocratie. Le coup d’Etat d’Hitler n’est que le maillon final dans la chaîne des poussées contre-révolutionnaires.

Le petit bourgeois est hostile à l’idée de développement, car le développement se fait invariablement contre lui : le progrès ne lui a rien apporté, si ce n’est des dettes insolvables. Le national-socialisme rejette le marxisme mais aussi le darwinisme. Les nazis maudissent le matérialisme, car les victoires de la technique sur la nature ont entraîné la victoire du grand capital sur le petit. Les chefs du mouvement liquident " l’intellectualisme " non pas tant parce que eux-mêmes possèdent des intelligences de deuxième ou de troisième ordre, mais surtout parce que leur rôle historique ne saurait admettre qu’une pensée soit menée jusqu’à son terme. Le petit bourgeois a besoin d’une instance supérieure, placée au-dessus de la matière et de l’histoire, et protégée de la concurrence, de l’inflation, de la crise et de la vente aux enchères. Au développement, à la pensée économique, au rationalisme - aux XX°, XIX° et XVIII° siècles - s’opposent l’idéalisme nationaliste, en tant que source du principe héroïque. La nation d’Hitler est l’ombre mythique de la petite bourgeoisie elle-même, son rêve pathétique d’un royaume millénaire sur terre.

Pour élever la nation au-dessus de l’histoire, on lui donne le soutien de la race. L’histoire est vue comme une émanation de la race. Les qualités de la race sont construites indépendamment des conditions sociales changeantes. Rejetant " la pensée économique " comme vile, le national-socialisme descend un étage plus bas : du matérialisme économique il passe au matérialisme zoologique.

La théorie de la race, qu’on dirait créée spécialement pour un autodidacte prétentieux et qui se présente comme la clé universelle de tous les secrets de la vie, apparaît sous un jour particulièrement lamentable à la lumière de l’histoire des idées. Pour fonder la religion du sang véritablement allemand, Hitler dut emprunter de seconde main les idées du racisme à un Français, diplomate et écrivain dilettante, le comte Gobineau. Hitler trouva une méthodologie politique toute prête chez les Italiens. Mussolini a largement utilisé la théorie de Marx de la lutte des classes. Le marxisme lui-même est le fruit de la combinaison de la philosophie allemande, de l’histoire française et de l’économie anglaise. Si l’on examine rétrospectivement la généalogie des idées, même les plus réactionnaires et les plus stupides, on ne trouve pas trace du racisme.

L’indigence infinie de la philosophie nationale-socialiste n’a pas empêché, évidemment, la science universitaire d’entrer toutes voiles déployées dans le chenal d’Hitler, une fois que sa victoire se fut suffisamment précisée. Les années du régime de Weimar furent pour la majorité de la racaille professorale, un temps de trouble et d’inquiétude. Les historiens, les économistes, les juristes et les philosophes se perdaient en conjectures pour savoir lequel des critères de vérité qui s’affrontaient, était le bon, c’est-à-dire quel camp resterait finalement maître de la situation. La dictature fasciste dissipe les doutes des Faust et les hésitations des Hamlet de l’Université. Sortant des ténèbres de la relativité parlementaire, la science entre à nouveau dans le royaume des absolus. Einstein fut obligé d’aller chercher refuge hors des frontières de l’Allemagne.

Sur le plan politique, le racisme est une variété hypertrophiée et vantarde du chauvinisme associé à la phrénologie. De même que l’aristocratie ruinée trouvait une consolation dans la noblesse de son sang, la petite bourgeoisie paupérisée s’enivre de contes sur les mérites particuliers de sa race. Il est intéressant de remarquer que les chefs du national-socialisme ne sont pas de purs Allemands, mais sont originaires d’Autriche comme Hitler lui-même, des anciennes provinces baltes de l’empire tsariste, comme Rosenberg, des pays coloniaux, comme l’actuel remplaçant d’Hitler à la direction du parti, Hess. Il a fallu l’école de l’agitation nationaliste barbare aux confins de la culture pour inspirer aux " chefs " les idées qui ont trouvé par la suite un écho dans le cœur des classes les plus barbares de l’Allemagne.

L’individu et la classe - le libéralisme et le marxisme - voilà le mal. La nation c’est le bien. Mais cette philosophie se change en son contraire au seuil de la propriété. Le salut est uniquement dans la propriété individuelle. L’idée de propriété nationale est une engeance du bolchevisme. Tout en divinisant la nation, le petit bourgeois ne veut rien lui donner. Au contraire, il attend que la nation lui distribue la propriété et le protège de l’ouvrier et de l’huissier. Malheureusement, le III° Reich ne donnera rien au petit bourgeois, si ce n’est de nouveaux impôts.

Dans le domaine de l’économie contemporaine, internationale par ses liens, impersonnelle dans ses méthodes, le principe de race semble sorti d’un cimetière moyenâgeux. Les nazis font par avance des concessions : la pureté de la race qui se contente d’un passeport dans le royaume de l’esprit, doit surtout prouver son savoir-faire dans le domaine économique. Cela signifie dans les conditions actuelles : être compétitif. Le racisme, débarrassé des libertés politiques, revient au libéralisme économique par la porte de derrière.

Pratiquement, le nationalisme en économie se réduit à des explosions d’antisémitisme impuissantes, malgré toute leur brutalité. Les nazis éloignent du système économique actuel, comme une force impure, le capital usurier ou bancaire : la bourgeoisie juive occupe précisément dans cette sphère, comme chacun sait, une place importante. Tout en se prosternant devant le capitalisme dans son entier, le petit bourgeois déclare la guerre à l’esprit mauvais de lucre, personnifié par le juif polonais au manteau long et, bien souvent, sans un sou en poche. Le pogrome devient la preuve supérieure de la supériorité raciale. .

Le programme avec lequel le national-socialisme est arrivé au pouvoir, rappelle tout à fait, hélas, le magasin " universel " juif dans les trous de province : que n’y trouve-t-on pas, à des prix bas et d’une qualité encore plus basse ! Des souvenirs sur le temps " heureux " de la libre concurrence et des légendes sur la solidité de la société divisée en Etats ; des espoirs de renaissance de l’empire colonial et des rêves d’économie fermée ; des phrases sur l’abandon du droit romain et le retour au droit germain et des proclamations sur le moratoire américain ; une hostilité envieuse pour l’inégalité, que symbolisent l’hôtel particulier et l’automobile, et une peur animale devant l’égalité, qui a l’aspect de l’ouvrier en casquette et sans col ; le déchaînement du nationalisme et sa peur devant les créanciers mondiaux... Tous les déchets de la pensée politique internationale sont venus remplir le trésor intellectuel du nouveau messianisme allemand.

Le fascisme a amené à la politique les bas-fonds de la société. Non seulement dans les maisons paysannes, mais aussi dans les gratte-ciel des villes vivent encore aujourd’hui, à côté du XX° siècle, le X° et le XII° siècles. Des centaines de millions de gens utilisent le courant électrique, sans cesser de croire à la force magique des gestes et des incantations. Le pape à Rome prêche à la radio sur le miracle de la transmutation de l’eau en vin. Les étoiles de cinéma se font dire la bonne aventure. Les aviateurs qui dirigent de merveilleuses mécaniques, créées par le génie de l’homme, portent des amulettes sous leur combinaison. Quelles réserves inépuisables d’obscurantisme, d’ignorance et de barbarie ! Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. Tout ce qu’un développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l’organisme national, sous la forme d’excréments de la culture, est maintenant vomi : la civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie du national-socialisme.

Le fascisme allemand, comme le fascisme italien, s’est hissé au pouvoir sur le dos de la petite bourgeoisie, dont il s’est servi comme d’un bélier contre la classe ouvrière et les institutions de la démocratie. Mais le fascisme au pouvoir n’est rien moins que le gouvernement de la petite bourgeoisie. Au contraire, c’est la dictature la plus impitoyable du capital monopoliste. Mussolini a raison : les classes intermédiaires ne sont pas capables d’une politique indépendante. Dans les périodes de crise, elles sont appelées à poursuivre jusqu’à l’absurde la politique de l’une des deux classes fondamentales. Le fascisme a réussi à les mettre au service du capital. Des mots d’ordre comme l’étatisation des trusts et la suppression des revenus ne provenant pas du travail, ont été immédiatement jetés pardessus bord dès l’arrivée au pouvoir. Au contraire, le particularisme des " terres " allemandes, qui s’appuyait sur les particularités de la petite bourgeoisie, a fait place nette pour le centralisme policier capitaliste. Chaque succès de la politique intérieure et extérieure du national-fascisme marquera inévitablement la poursuite de l’étouffement du petit capital par le grand.

Le programme des illusions petites bourgeoises n’est pas supprimé ; il se détache simplement de la réalité et se transforme en actions rituelles. L’union de toutes les classes se ramène à un demi-symbolisme de service de travail obligatoire et à la confiscation " au profit du peuple " de la fête ouvrière du premier mai. Le maintien de l’alphabet gothique contre l’alphabet latin est une revanche symbolique sur le joug du marché mondial. La dépendance à l’égard des banquiers internationaux, et notamment européens, ne diminue pas d’un iota ; en revanche, il est interdit d’égorger les animaux selon le rituel du Talmud. Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, les chaussées du Troisième Reich sont couvertes de symboles.

Une fois le programme des illusions petites bourgeoises réduit à une pure et simple mascarade bureaucratique, le national-socialisme s’élève au-dessus de la nation, comme la forme la plus pure de l’impérialisme. L’espoir que le gouvernement de Hitler tombera, si ce n’est aujourd’hui, demain, victime de son inconsistance interne, est tout à fait vain. Un programme était nécessaire aux nazis pour arriver au pouvoir ; mais le pouvoir ne sert absolument pas à Hitler à remplir son programme. C’est le capital monopoliste qui lui fixe ses tâches. La concentration forcée de toutes les forces et moyens du peuple dans l’intérêt de l’impérialisme, qui est la véritable mission historique de la dictature fasciste, implique la préparation de la guerre ; ce but, à son tour, ne tolère aucune résistance intérieure et conduit à une concentration mécanique ultérieure du pouvoir. Il est impossible de réformer le fascisme ou de lui donner son congé. On ne peut que le renverser. L’orbite politique du régime des nazis bute contre l’alternative : la guerre ou la révolution ?

Prinkipo, le 10 juin 1933

Post-scriptum à l’article "Qu’est-ce que le national-socialisme ?"

Le premier anniversaire de la dictature des nazis se rapproche. Toutes les tendances du régime ont eu le temps de s’affirmer et de se préciser. La révolution " socialiste " qui était présentée aux masses petites bourgeoises comme le complément nécessaire à la révolution nationale, est condamnée et liquidée officiellement. La fraternité des classes a trouvé son point culminant dans le faits que les possédants, le jour fixé par le gouvernement, se privent de hors-d’œuvre et de dessert au profit des non-possédants. La lutte contre le chômage s’est ramenée à partager en deux la demi-portion de famine. Le reste est pris en charge par une statistique uniformisée. L’autarcie planifiée est simplement un nouveau stade du déclin économique.

Plus le régime policier des nazis est impuissant dans le domaine de l’économie, plus il est obligé de reporter ses efforts dans le domaine de la politique extérieure. Ce qui s’accorde pleinement à la dynamique intérieure du capitalisme allemand, foncièrement agressif. Le brusque revirement des chefs nazis qui se sont mis à tenir des propos pacifistes, ne pouvait étonner que les naïfs incurables ; Hitler avait-il une autre solution pour faire endosser la responsabilité des désastres intérieurs à des ennemis extérieurs, et accumuler sous la presse de la dictature la force explosive de l’impérialisme ?

Cette partie du programme, mentionnée déjà ouvertement avant la venue des nazis au pouvoir, se réalise aujourd’hui avec une logique de fer aux yeux du monde entier. Le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne. Il ne s’agit pas de mois, ni de décennies. Quelques années sont suffisantes pour que l’Europe se retrouve à nouveau plongée dans la guerre, si les forces intérieures à l’Allemagne elle-même n’en empêchent pas à temps Hitler.

2 novembre 1933.

Messages

  • L’arrivée au pouvoir des " nationaux-socialistes " signifierait avant tout l’extermination de l’élite du prolétariat allemand, la destruction de ses organisations, et la perte de sa confiance en ses propres forces et en son avenir. Comme les contradictions et les antagonismes ont atteint en Allemagne un degré extrême de gravité, le travail infernal du fascisme italien apparaîtra comme une expérience bien pâle et presque humanitaire en comparaison des crimes dont le national-socialisme allemand sera capable. Reculer ? - dites-vous, prophètes d’hier de la " troisième période ". Les chefs et les institutions peuvent battre en retraite. Des personnes isolées peuvent se cacher. Mais la classe ouvrière ne saura ni où reculer ni où se cacher face au pouvoir fasciste. En effet, si on admet comme possibles le monstrueux et l’incroyable, c’est-à-dire que le parti se détourne effectivement du combat et livre ainsi le prolétariat à son ennemi mortel, cela ne peut signifier qu’une chose : des combats sauvages éclateront non pas avant l’arrivée des fascistes au pouvoir, mais après, c’est-à-dire dans des conditions cent fois plus favorables au fascisme qu’aujourd’hui.

  • « Sans une compréhension juste du fascisme et du néo-réformisme, on a inévitablement une perspective politique fausse. Le fascisme peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c’est-à-dire se recruter parmi des groupes différents ; mais il est essentiellement le groupement combatif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l’appareil étatique démocratico-parlementaire s’empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combatifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur. C’est là le fascisme."

    Léon Trotsky

    dans « Europe et Amérique – Des perspectives de l’évolution mondiale » (1924)

  • Que proposaient le réformisme, le stalinisme et le trotskysme face à la montée fasciste en Allemagne ?
    4 octobre 22:13, par Robert Paris
    « Sans une compréhension juste du fascisme et du néo-réformisme, on a inévitablement une perspective politique fausse. Le fascisme peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c’est-à-dire se recruter parmi des groupes différents ; mais il est essentiellement le groupement combatif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l’appareil étatique démocratico-parlementaire s’empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combatifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur. C’est là le fascisme."

    Léon Trotsky

    dans « Europe et Amérique – Des perspectives de l’évolution mondiale » (1924)

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