samedi 13 septembre 2014, par
C’est une idée qui traîne malheureusement fréquemment, y compris chez des révolutionnaires trotskistes et sans parler des contre-révolutionnaires staliniens et autres social-démocrates ou réformistes syndicalistes. Mais c’est un mensonge.
Si Marx a écrit son ouvrage le plus fameux, "Le Manifeste du parti communiste" en 1848, ce n’était alors le manifeste d’aucun parti communiste en chair et en os, mais de ce que Marx appelle "le parti du prolétariat", c’est-à-dire à la fois sa théorie, sa conscience, son âme, l’émanation de son propre mouvement, tout mais pas un groupe sectaire quelconque.
Il y écrit :
« Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat. »
Dès 1848, Marx déclare que les prolétaires doivent être organisés indépendamment du courant petit-bourgeois démocrate, même quand il se dit révolutionnaire socialiste ou même communiste, et c’est une prise de position qu’il ne quittera jamais et qui s’oppose diamétralement à l’idée de social-démocratie :
« Leçon de la révolution de 1848 : l’indépendance indispensable du prolétariat « (...) Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite (...), il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais Seulement de 1’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. (...) « Leurs efforts doivent tendre à ce que l’effervescence révolutionnaire directe ne soit pas une nouvelle fois réprimée aussitôt après la victoire. Il faut, au contraire, qu’ils la maintiennent le plus longtemps possible. Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction. Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté de celles des démocrates bourgeois. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en main. Il faut au besoin qu’ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s’arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et promesses possibles ; c’est le plus sûr moyen de les compromettre. Il faut qu’ils s’efforcent, par tous les moyens et autant que faire se peut, de contenir la jubilation suscitée par le nouvel état de choses et l’état d’ivresse, conséquence de toute victoire remportée dans une bataille de rue, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l’égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot, dès les premiers instants de la victoire, on ne doit plus tant se défier des partis réactionnaires vaincus que des anciens alliés des ouvriers, que du parti qui cherche à exploiter la victoire pour lui seul. (...) » « Les ouvriers doivent se placer non sous la tutelle de l’autorité de l’Etat mais sous celle des conseils révolutionnaires de communautés que les ouvriers auront pu faire adopter. Les armes et les munitions ne devront être rendues sous aucun prétexte. (...) » « Ils doivent pousser à l’extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l’Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l’impôt proportionnel, les ouvriers réclament l’impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s’en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l’Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates. » « Ils (les ouvriers) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner—par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques—de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! »
Karl Marx et Friedrich Engels dans « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes » (1850)
Le 9 octobre 1850, Marx, après avoir rompu avec la Société universelle des communistes révolutionnaires :
« Enfin, nous avons de nouveau l’occasion, pour la première fois depuis longtemps de montrer que nous n’avons besoin ni de popularité ni du soutien d’aucun parti de quelque pays que ce soit, nos positions n’ayant absolument rien à voir avec ces considérations dégradantes. Désormais, nous ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions… Au reste, nous aurions mauvaise grâce, au fond, de nous plaindre de ce que les petits grands hommes nous évitent avec effroi. N’avons-nous pas fait depuis des années comme si le ban et l’arrière-ban étaient organisés dans notre parti, alors que nous manquions d’un parti, les gens que nous comptions comme de notre parti, tout au moins officiellement – sous réserve de les appeler bêtes incorrigibles -, n’ayant pas saisi le premier mot de notre doctrine. Comment pourrions-nous être d’un « parti », nous qui fuyons comme la peste les postes officiels ? Que nous chaut un « parti », à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui doutons de nous-mêmes dès que nous commençons à devenir populaires ? Que nous chaut un « parti », c’est-à-dire une bande d’ânes qui ne jurent que par nous, parce qu’ils nous tiennent pour leurs semblables ? En fait, ce ne sera pas une perte, lorsque nous ne passerons plus pour être « l’expression exacte et conforme » de cette meute bornée à laquelle on nous a associés toutes ces dernières années. Une révolution est un phénomène purement naturel, commandé par des lois physiques, plutôt qu des règles qui déterminent en temps ordinaire le cours de la société, mieux, ces règles prennent dans les révolutions un caractère beaucoup plus physique, la force matérielle de la nécessité s’y manifestant avec plus de violence. Or, à peine se manifeste-t-on comme représentant d’un parti que l’on est entraîné dans ce tourbillon de l’irrésistible nécessité qui règne dans la nature. Par le simple fait que l’on reste indépendant et révolutionnaire en étant plus que les autres attachés à la cause, il est possible – pour un temps du moins – de préserver son autonomie vis-à-vis de ce tourbillon, où l’on finit tout de même à la longue par être entraîné. Cette position, nous pouvons et nous devons l’adopter à la première occasion : pas de fonction officielle dans l’Etat, ni – aussi longtemps que possible – dans le parti, pas de siège dans les comités, etc., nulle responsabilité pour ce que font les ânes ; critique impitoyable vis-à-vis de tout le monde, et par-dessus le marché garder cette sérénité que toutes les intrigues de ces imbéciles ne peuvent nous faire perdre… Pour l’heure, l’essentiel c’est que nous ayons la possibilité de nous faire imprimer… »
Les révolutionnaires Engels, Bauer, Schramm et Liebknecht soutiendront cette position.
Le 17 avril 1853, Marx écrit à Adolf Cluss :
« J’ai l’intention, à la première occasion, de déclarer publiquement que ne suis lié à aucun parti… Je dois dire que, depuis 1851, je n’ai plus la moindre relation avec aucune des sociétés ouvrières publiques (même celles que l’on appelle communistes). »
Le 29 février 1860, Marx écrit à Ferdinand Freiligrath :
« Je te ferai d’abord observer que, sur ma demande, la Ligue a été dissoute en novembre 1852, je n’ai appartenu – ni n’appartiens – à aucune organisation secrète ou publique ; autrement dit, le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans… La Ligue, aussi bien que la Société des saisons de Paris et cent autres organisations n’ont été qu’un épisode dans l’histoire du parti qui naît spontanément du sol de la société moderne… En outre, j’ai essayé d’écarter ce malentendu qui ferait comprendre par « parti » une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans. Lorsque je parle cependant de parti, j’entends ce terme dans son sens historique. »
En 1870, Engels écrivait à propos de lui et Marx :
« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe… Nous prêtons une certaine importance à cette position singulière de représentants du socialisme international. »
En 1875, Marx et Engels se démarquent publiquement du programme fondant la social-démocratie allemande, par fusion du courant lassallien et du courant eisenachien (se disant marxiste) dans un texte fameux intitulé « Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand ».
Voici un passage du programme du parti social-démocrate allemand :
« La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d’abord DANS LE CADRE DE L’ETAT NATIONAL ACTUEL, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples. »
Voici comment Marx en fait la critique :
« Contrairement au Manifeste communiste et à tout le socialisme antérieur, Lassalle avait conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national. On le suit sur ce terrain et cela après l’action de l’internationale ! Il va absolument de soi que, ne fût-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, « quant à sa forme ». Mais le « cadre de l’Etat national actuel », par exemple de l’Empire allemand, entre lui-même, à son tour, économiquement, « dans le cadre » du marché universel, et politiquement « dans le cadre » du système des Etats. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale. Et à quoi le Parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ? A la conscience que le résultat de son effort « sera la fraternité internationale des peuples » - expression ronflante empruntée à la bourgeoise Ligue de la liberté et de la paix, que l’on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande par conséquent, pas un mot ! Et c’est ainsi qu’elle doit faire paroi face à sa propre bourgeoisie, fraternisant déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays, ainsi qu’à la politique de conspiration internationale de M. Bismarck ! En fait, la profession d’internationalisme du programme est encore infiniment au-dessous de celle du parti libre-échangiste. Celui-ci prétend, lui aussi, que le résultat final de son action est la « fraternité internationale des peuples ». Mais encore fait-il quelque chose pour internationaliser l’échange et ne se contente-t-il pas du tout de savoir… que chaque peuple fait, chez lui, du commerce. L’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d’un organe central ; tentative qui, par l’impulsion qu’elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris. »
Voici un autre passage suivant du programme social-démocrate allemand lancé au congrès de Gotha :
« Le Parti ouvrier allemand réclame, pour PREPARER LES VOIES A LA SOLUTION DE LA QUESTION SOCIALE, l’établissement de sociétés de production avec L’AIDE DE L’ETAT, SOUS LE CONTRÔLE DEMOCRATIQUE DU PEUPLE DES TRAVAILLEURS. Les sociétés de production doivent être suscitées dans l’industrie et l’agriculture avec une telle ampleur QUE L’ORGANISATION SOCIALISTE DE L’ENSEMBLE DU TRAVAIL EN RESULTE. »
Marx en fait ainsi la critique :
« Après la « loi d’airain du salaire » de Lassalle, la panacée du prophète. D’une manière digne on « prépare les voies ». On remplace la lutte des classes existante par une formule creuse de journaliste : la « question sociale », à la « solution » de laquelle on « prépare les voies ». Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, « l’organisation socialiste de l’ensemble du travail résulte » de « l’aide de l’Etat », aide que l’Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) a « suscitées » . Croire qu’on peut construire une société nouvelle au moyen de subventions de l’Etat aussi facilement qu’on construit un nouveau chemin de fer, voilà qui est bien digne de la présomption de Lassalle ! Par un reste de pudeur, on place « l’aide de l’Etat »... sous le contrôle démocratique du « peuple des travailleurs ». Tout d’abord, le « peuple des travailleurs », en Allemagne, est composé en majorité de paysans et non de prolétaires. Ensuite, demokratisch est mis pour l’allemand volksherrschaftlich. Mais alors que signifie le « contrôle populaire et souverain (volksherrschaftliche Kontrolle) du peuple des travailleurs » ? Et cela, plus précisément pour un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir ! »
Engels écrit dans sa Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875 :
« Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
"Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l’ « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche. C’est ce que démontrent les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient maintenant le plus fort pour avoir l’unité.
Ces fanatiques de l’unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l’on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d’antagonismes encore plus aigus dès qu’on cesse de la remuer, ne serait-ce que parce qu’on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits bourgeois), ou bien des gens qui n’ont aucune conscience, politique claire (par exemple, Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C’est pourquoi, ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l’unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c’est toujours avec ceux qui criaient le plus à l’unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.
Toute direction d’un parti veut, bien sûr, avoir des résultats - et c’est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et, sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l’on n’a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l’Internationale après la Commune, elle connut un immense succès, Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute - puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que le ballon devait crever. Toute la racaille s’accrochait à nous. Les sectaires qui s’y trouvaient devenaient insolents, abusaient de l’Internationale dans l’espoir qu’on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l’avons pas supporté. Sachant fort bien que le ballon crèverait tout de même, il ne s’agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l’Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu’à son terme.
Le ballon creva au congrès de la Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu’ils croyaient trouver dans l’Internationale l’idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n’avaient - ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à la Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à la Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires - notamment les bakouninistes - auraient disposé d’un an de plus pour commettre, au nom de l’Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore ; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient détournés avec dégoût. Le ballon au lieu d’éclater se serait dégonflé doucement sous l’effet de quelques coups d’épingles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite, mais au niveau le plus bas des querelles personnelles, puisqu’on avait déjà quitté le terrain des principes à la Haye. C’est alors que l’Internationale avait effectivement péri, péri à cause de l’unité ! Au lieu de cela, à notre honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune qui ont assisté à la dernière réunion décisive ont dit qu’aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un effet aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres au prolétariat européen. Nous les avions laissés pendant dix mois se dépenser en mensonges, calomnies et intrigues - et qu’en est-il résulté ? Ces prétendus représentants de la grande majorité de l’Internationale déclarent eux-mêmes à présent qu’ils n’osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci - joint mon article destiné au Volksstaat. Si c’était à refaire, nous agirions en somme de la même façon, étant entendu qu’on peut toujours commettre des erreurs tactiques.
En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les Lassalléens viendront d’eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu’il ne serait donc pas sage de cueillir les fruits avant qu’ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l’unité.
Au reste, le vieil Hegel disait déjà : un parti éprouve qu’il vaincra en se divisant - et supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait - ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l’Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions..."
Engels disait aux sociaux-démocrates impressionnés par les violences de Bismarck :
« Pourquoi donc bougonnez - vous contre la violence en prétendant qu’elle est condamnable en soi, alors que, vous tous, vous savez fort bien qu’à la fin rien n’est faisable sans violence ! »
Engels au député social-démocrate de droite W. Blos, 21 février 1874
« Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage (de la social-démocratie allemande) sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste, disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste, l’État se dissout de lui-même et disparaît. L’État n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. »
Engels, Lettre à August Bebel, 1875
« La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le Saint-Esprit se déverse sur ses élus, transformant les séances des fractions parlementaire en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…)
A en croire ces Messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le démontrera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « apprendre le bon ton ». (…) Bref, la classe ouvrière par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois « instruits et cultivés » qui seuls « ont l’occasion et le temps » de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. (…) Le programme ne sera pas abandonné mais seulement ajourné – pour un temps indéterminé. (…)
Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de crainte que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n’aille trop loin ». (…)
C’est un phénomène inévitable, inhérent à la marche de l’évolution, que des individus issus de la classe dominante se joignent au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments constitutifs. Nous l’avons dit dans « Le Manifeste communiste », mais ici deux observations s’imposent :
1°) Ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui fournir des éléments constitutifs d’une valeur réelle (…)
2°) Lorsque ces individus venant d’autres classes se joignent au mouvement prolétarien, la première chose à exiger est qu’ils n’y fassent pas entrer les résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc, mais qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. (…)
Quant à nous, eu égard à tout notre passé, une seule voie nous reste ouverte. Nous avons, depuis presque quarante ans, signalé la lutte des classes comme le moteur de l’histoire le plus décisif et nous avons notamment montré que la lutte sociale entre la bourgeoisie et le prolétariat était le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc, en aucune manière, nous associer à des gens qui voudraient retrancher du mouvement cette lutte de classes. Nous avons formulé, lors de la création de l’Internationale, la devise de notre combat : l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne pouvons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes. (…) »
Lettre circulaire de Karl Marx (1879)
Les divergences, loin de s’estomper par la suite, Engels écrit, le 4 août 1879, toujours en accord avec Marx, refusant leur contribution à un journal de la social-démocratie allemande, bien qu’à ce moment la social-démocratie soit en butte à la répression de Bismarck :
« Il n’y a pas de place pour nous dans un journal où il est possible de regretter littéralement la révolution de 1848, qui en fait ouvrit la voie à la social-démocratie. Il ressort clairement de cet article et de la lettre de Höchberg que la triade élève la prétention de mettre leurs conceptions socialistes petites-bourgeoises, clairement formulées pour la première fois dans les Annales, sur un pied d’égalité avec la théorie prolétarienne dans le « Sozial-demokrat » qu’ils dirigent… Cela nous fait beaucoup de peine que nous ne puissions pas être à vos côtés de manière inconditionnelle à l’heure de la répression. Aussi longtemps que le parti est resté fidèle à son caractère prolétarien, nous avons laissé de côté toutes les autres considérations. Mais il n’en est plus de même à présent que les éléments petits-bourgeois que l’on a accueillis affirment clairement leurs positions. Dès lors qu’on leur permet d’introduire en contrebande dans l’organe du parti allemand leurs idées petites-bourgeoises, on nous barre tout simplement l’accès à cet organe. »
« Il vaut toujours mieux être momentanément en minorité pour ce qui est de l’organisation en ayant le vrai programme que d’avoir apparemment beaucoup de suivants pratiquement nominaux, sans programme. (…) Marx et moi n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde. Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées. Ce que Lafargue a écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue. Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien. Marx, comme loi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi. Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi de d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français. En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume (…) mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaires ». »
Engels à Bernstein, 25 octobre 1881.
« Quand vous ne cessez de répéter que le « marxisme » est en grand discrédit en France, vous n’avez en somme vous même d’autre source que celle là du Malon de seconde main. Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ».
Lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein - 2 novembre 1882
« Nous n’appartenons guère plus au parti allemand qu’au français, à l’américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le programme allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position particulière de représentants du socialisme international. »
Lettre de Engels à Edouard Bernstein, 28 février- 1er mars 1883
Engels écrit à Bebel le 6 juin 1884 :
« Les interventions de ces messieurs (les dirigeants de la fraction parlementaire) au Reichstag – pour autant que je puisse en juger d’après les piètres comptes-rendus de journaux et dans leur propre presse, m’ont de plus en plus convaincus que moi au moins je ne me situe absolument pas sur le même terrain qu’eux et que je n’ai rien de commun avec eux. Ces prétendus « éléments cultivés » sont en réalité de parfaits ignorants et des philanthropes qui se rebellent de toutes leurs forces contre l’étude. Contrairement aux vœux de Marx et en dépit des avertissements que je prodigue depuis de longues années, on ne les a pas seulement admis dans le parti, mais on leur a encore réservé les candidatures au Reichstag. Il me semble que ces messieurs découvrent de plus en plus qu’ils ont la majorité dans la fraction parlementaire et que, précisément avec leur complaisance servile à l’égard de toute miette de socialisme d’Etat que Bismarck jette à leurs pieds, ils sont les plus intéressés au maintien de la loi antisocialiste, à condition qu’elle soit maniée avec la plus grande douceur contre des gens aussi dociles qu’eux. »
Un parti dans le Parti, lettre d’ Engels à E. Bernstein, 5 juin 1884.
Depuis que messieurs les opportunistes pleurnicheurs se sont littéralement constitués en parti et disposent de la majorité dans la fraction parlementaire, depuis qu’ils se sont rendu compte de la position de force que leur procurait la loi anti-socialiste et qu’ils l’aient utilisée, je considère qu’il est doublement de notre devoir de défendre jusqu’à l’extrême toutes les positions de force que nous détenons - et surtout la position-clé du Sozialdemokrat.
Ces éléments vivent grâce à la loi anti-socialiste. S’il y avait demain des libres débats, je serais pour frapper aussitôt, et alors ils seraient vite écrasés. Mais tant qu’il n’y a pas de libres débats, qu’ils dominent toute la presse imprimée en Allemagne et que leur nombre (comme majorité des « chefs ») leur donne la possibilité d’exploiter à plein les ragots, les intrigues et la calomnie insidieuse, nous devons, je crois, empêcher tout ce qui pourrait mettre à notre compte une rupture, c’est-à-dire la responsabilité d’une scission. C’est la règle générale dans la lutte au sein du parti même, et elle est aujourd’hui valable plus que jamais. La scission doit être organisée de telle sorte que nous continuons le vieux parti, et qu’ils le quittent ou qu’ils en soient chassés.
En outre, à l’époque où nous vivons actuellement tout leur est favorable [1]. Nous ne pouvons pas les empêcher, après la scission, de nous dénigrer et de nous calomnier en Allemagne, de s’exhiber comme les représentants des masses (étant donné que les masses les ont élus !). Nous n’avons que le Sozialdemokrat et la presse de l’étranger. Us ont toutes les facilités pour se faire entendre, et nous, les difficultés. Si nous provoquons la scission, toute la masse du parti dira non sans raison que nous avons suscité la discorde et désorganisé le parti à un moment où il était justement en train de se réorganiser à grand peine et au milieu des périls. Si nous pouvons l’éviter, alors la scission serait - à mon avis - simplement remise à plus tard, lorsqu’un quelconque changement en Allemagne nous aura procuré un peu plus de marge de manœuvre.
Si la scission devient néanmoins inévitable, il faudra lui enlever tout caractère personnel et éviter toute chamaillerie individuelle (ou ce qui pourrait en avoir l’air) entre toi et ceux de Stuttgart, par exemple. Elle devra s’effectuer sur un point de principe tout à fait déterminé, en d’autres termes, sur une violation du programme. Tout pourri que soit le programme [de Gotha], tu verras néanmoins, en l’étudiant de plus près, qu’on peut y trouver suffisamment de points d’appui. Or, la fraction n’a aucun pouvoir de jugement sur le programme. En outre, la scission doit être assez préparée, pour que Bebel au moins soit d’accord, et marche dès le début avec nous. Et troisièmement, il faut que tu saches ce que tu veux et ce que tu peux, lorsque la scission sera faite. Laisser le Sozialdemokrat passer dans les mains de tels hommes serait discréditer le parti allemand dans le monde entier.
L’impatience est la pire des choses qui soit en l’occurrence : les décisions de la première minute dictées par la passion peuvent paraître en elles-mêmes comme très nobles et héroïques. mais conduisent régulièrement à des bêtises - comme je ne l’ai constaté que trop bien dans une praxis cent fois renouvelée.
En conséquence : 1º différer autant que possible la scission ; 2º devient-elle inévitable, alors il faut la laisser venir d’eux ; 3º dans l’intervalle tout préparer ; 4º ne rien faire, sans qu’au moins Bebel, et si possible Liebknecht qui est de nouveau très bien (peut-être trop bien), dès qu’il voit que les choses sont irrémédiables, et 5º tenir envers et contre tous la place forte du Sozialdemokrat, jusqu’à la dernière cartouche. Tel est mon avis.
La « condescendance », dont ces messieurs font preuve à votre égard, vous pouvez en vérité la leur rendre mille fois. N’avez-vous pas la langue bien pendue ? Et vous pouvez toujours faire preuve d’assez d’ironie et de morgue vis-à-vis de ces ânes, pour leur faire la vie dure. Il ne faut pas discuter sérieusement avec des gens aussi ignorants et, qui plus est, d’ignorants prétentieux ; il faut plutôt les railler et les faire tourner dans leur propre mélasse, etc.
N’oublie pas non plus que si la bagarre commence, j’ai les mains très liées par d’énormes engagements en raison de mes travaux théoriques, et je ne disposerai pas de beaucoup de temps pour taper dans le tas comme je le voudrais bien sûr.
J’aimerais bien aussi que tu me donnes quelques détails sur ce que ces philistins nous reprochent et ce qu’ils réclament, au lieu de t’en tenir à des généralités. Nota bene : plus longtemps tu resteras en tractation avec eux, plus ils devront te fournir de matériel qui permettra de les condamner eux-mêmes !
Écris-moi pour me dire dans quelle mesure je peux aborder ce sujet dans ma correspondance avec Bebel ; je vais devoir lui écrire ces jours-ci, mais je vais remettre ma réponse au lundi 9 c., date à laquelle je peux avoir ta réponse.
Notes
[1] Engels ne fait pas seulement allusion à la loi anti-socialiste, serre chaude de l’opportunisme sous la protection indirecte du régime bismarckien, mais encore au faible développement des antagonismes de classes en Allemagne : « Les chamailleries dans le parti allemand ne m’ont pas surpris. Dans un pays encore aussi petit-bourgeois que l’Allemagne, le parti a nécessairement aussi une aile droite de petits bourgeois philistins et « cultivés », dont il se débarrasse au moment voulu. Le socialisme petit-bourgeois date de 1844 en Allemagne, et nous l’avons déjà critiqué dans le Manifeste communiste. Il est aussi tenace que le petit bourgeois allemand lui-même. Tant que dure la loi anti-socialiste, je ne suis pas favorable à une scission que nous provoquerions, étant donné que les armes ne sont pas égales. Mais si ces messieurs provoquaient eux-mêmes la scission, en attaquant le caractère prolétarien du parti en lui substituant un philanthropisme abstrait, esthétique et sentimental sans vie ni saveur, alors il faudra bien que nous prenions les choses comme elles viennent » (à J.-Ph. Becker, 15-6-1885).
« La prétention du petit bourgeois allemand vis-à-vis du parti ouvrier social-démocratie n’a que cette signification : ce parti doit devenir un parti bourgeois à l’image du petit bourgeois et, comme lui, ne participer plus activement aux révolutions, mais les subir toutes. Et lorsque le gouvernement, arrivé au pouvoir par la contre-révolution et la révolution, émet cette même prétention, cela signifie simplement que la révolution est bonne tant qu’elle est faite par Bismarck pour Bismarck et consorts, mais qu’elle est condamnable quand elle s’effectue contre Bismarck et consorts. »
Frédéric Engels dans sa Préface à « Karl Marx devant les jurés de Cologne » rédigée le 1° juillet 1885.
Engels écrit à Bebel le 18 mars 1886 :
« L’une des caractéristique les plus négatives de la majorité sociale-démocrate, c’est précisément l’esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre. »
Engels écrit à la rédaction du « Sozial-demokrat » le 7 septembre 1890 : « Sur le plan théorique, je trouvai dans ce journal – et, en gros, cela s’applique aussi à tout le reste de la presse de l’ »opposition » - un « marxisme » atrocement défiguré, qui se caractérise, premièrement, par une incompréhension quasi-totale de la conception que l’on prétend précisément défendre ; deuxièmement, par une grossière méconnaissance de tous les faits historiques décisifs ; troisièmement, par la conscience de sa propre supériorité incommensurable qui caractérise si avantageusement les littérateurs allemands. Marx lui-même a prévu cette sorte de disciples, lorsqu’il a dit à la fin des années 1870 d’un certain « marxisme » qui s’étalait chez maints Français : « Tout ce que je sais, c’est que moi je ne suis pas marxiste. »
F. Engels proclame à Londres, pour le 20e anniversaire de la Commune de Paris. 18 mars 1891 :
« Et l’on croit déjà avoir fait un pas d’une hardiesse prodigieuse, quand on s’est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu’on jure par la république démocratique. Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État. Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »
Voici ce qu’écrit Engels sur le programme de la social-démocratie allemande adopté à Erfurt en 1891 :
« Les revendications politiques du projet ont un grand défaut. Ce que justement il eût fallu dire, ne s’y trouve pas. Si ces dix revendications étaient toutes accordées, nous aurions, il est vrai, divers moyens de plus pour faire aboutir la revendication politique principale, mais nous n’aurions absolument pas cette revendication principale elle-même. La constitution du Reich est, en ce qui concerne la limitation des droits reconnus au peuple et à ses représentants, une copie pure et simple de la constitution prussienne de 1850, constitution où la rédaction la plus extrême trouve son expression dans des paragraphes, où le gouvernement possède tout pouvoir effectif et où les Chambres n’ont pas même le droit de refuser les impôts ; constitution qui, pendant la période de conflit, a prouvé que le gouvernement pouvait en faire ce qu’il voulait. Les droits du Reichstag sont exactement les mêmes que ceux de la Chambre prussienne, et c’est pourquoi Liebknecht a appelé ce Reichstag la feuille de vigne de l’absolutisme. Vouloir, sur la base d’une alliance entre la Prusse et Reuss-Greiz-Schleiz-Lobenstein, États dont l’un couvre autant de lieues carrées que l’autre couvre de pouces carrés, vouloir sur une telle base réaliser la « transformation des moyens de travail en propriété commune » est manifestement absurde. Y toucher serait dangereux. Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c’est ce que prouve précisément aujourd’hui l’opportunisme qui commence à se propager dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l’ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique. On fait accroire à soi-même et au Parti que « la société actuelle en se développant passe peu à peu au socialisme », sans se demander si par là elle n’est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l’écrevisse crevant la sienne ; comme si, en Allemagne, elle n’avait pas en outre à rompre les entraves de l’ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. On peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la constitution, on peut faire ce qu’on veut, du moment qu’on a derrière soi la majorité de la nation ; dans des républiques démocratiques comme la France et l’Amérique, dans des monarchies comme l’Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant, où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont sans pouvoir effectif, proclamer de telles choses en Allemagne, et encore sans nécessité, c’est enlever sa feuille de vigne à l’absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps. Une pareille politique ne peut, à la longue, qu’entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l’on cache par là les questions concrètes les plus pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d’elles-mêmes s’inscrire à l’ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l’absence d’unité, parce que ces questions n’auront jamais été discutées ? (…) Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l’avenir du mouvement que l’on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l’opportunisme. Or, l’opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous. »
Engels écrit à Kautsky dans une lettre du 1er avril 1894 :
« A mon grand étonnement, je vois aujourd’hui que l’on a publié sans m’en avertir dans le Vorwärts des extraits de mon Introduction et qu’on les a combinés de telle façon que j’apparais comme un adorateur pacifiste de la légalité à tout prix. Je souhaite d’autant plus vivement que l’Introduction paraisse sans coupures dans la Neue Zeit, afin que cette impression ignominieuse soit effacée. Je ferai part avec la plus grande fermeté de mon sentiment à Liebknecht et aussi à ceux qui, quels qu’ils soient, qui lui ont fourni l’occasion de déformer l’expression de ma pensée. »
Remarquons en particulier que l’édition allemande biffait entièrement le passage suivant :
« Cela signifie-t-il qu’à l’avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela vaut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont, devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour l’armée. À l’avenir un combat de rues ne peut donc être victorieux que si cet état d’infériorité est compensé par d’autres facteurs. Aussi, l’entreprendra-t-on plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préfèreront « sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. »
« On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. » précise Engels en 1894.
« ENGELS ET LE DEPASSEMENT DE LA DEMOCRATIE Engels eut à se prononcer sur ce point en traitant de l’inexactitude scientifique de la dénomination "social-démocrate". Dans la préface au recueil de ses articles des années 1870-1880, consacrés à divers thèmes, principalement "internationaux", préface datée du 3 janvier 1894, c’est-à-dire rédigée un an et demi avant sa mort, il écrit que dans tous ses articles il emploie le mot "communiste", parce qu’à cette époque les proudhoniens en France et les lassalliens en Allemagne s’intitulaient social-démocrates. "Pour Marx comme pour moi, poursuit Engels, il y avait donc impossibilité absolue d’employer, pour exprimer notre point de vue propre, une expression aussi élastique. Aujourd’hui, il en va autrement, et ce mot ("social-démocrate") peut à la rigueur passer bien qu’il reste impropre pour un parti dont le programme économique n’est pas simplement socialiste en général, mais expressément communiste, pour un parti dont le but politique final est la suppression de tout l’Etat et, par conséquent, de la démocratie. »
Lénine, dans "L’Etat et la révolution"
Lénine est connu comme celui qui a insisté sur l’importance de l’organisation au sein de la social-démocratie révolutionnaire, notamment dans « Que faire », mais il importe de rappeler ce qu’il entendait par là et qui n’était nullement la volonté de faire grossir à tout prix l’organisation actuelle :
« L’exemple des social-démocrates russes illustre d’une façon particulièrement concrète ce phnéomène commun à toute l’Europe (et signalé depuis longtemps par les marxistes allemands)… la liberté prise à l’égard de tout système cohérent et réfléchi, l’éclectisme et l’absence de principes. Ceux qui connaissent tant soit peu la situation réelle de notre mouvement ne peuvent pas ne pas voir que la large diffusion du marxisme s’est accompagnée d’un certain abaissement du niveau théorique. Bien des gens, dont la préparation théorique était infime ou nulle, ont adhéré au mouvement pour son rôle pratique et ses succès pratiques. On peut juger ainsi de ceux qui répètent triomphalement cette sentence de Marx : « Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. » Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « Je vous souhaite d’en avoir toujours à traîner ! » D’ailleurs ces mots sont empruntés à la lettre sur la critique du programme de Gotha par Marx, où il condamne vigoureusement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre des buts pratiques, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas des « concessions » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie ! Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande… Une erreur « sans importance » à première vue, peut entraîner les plus déplorables conséquences, et il faut être myope pour considérer comme inopportunes ou superflues les discussions de fraction et la délimitation rigoureuse des nuances. De la consolidation de telle ou telle « nuance » peut dépendre l’avenir de la social-démocratie russe pour de longues, très longues années. Deuxièmement, le mouvement social-démocrate est, par son essence même, international. Cela signifie non seulement que nous devons combattre le chauvinisme national, mais encore qu’un mouvement qui naît dans un pays jeune ne peut réussir que s’il assimile l’expérience des autres pays. Or, pour cela, il ne suffit pas simplement de connaître cette expérience ou de se borner à recopier les dernières résolutions : il faut pour cela savoir faire l’analyse critique de cette expérience et la contrôler soi-même… Citons les remarques faites par Engels en 1874, sur l’importance de la théorie dans le mouvement social-démocrate. Engels reconnaît à la grande lutte de la social-démocratie non pas deux formes (politique et économique), - comme cela se fait chez nous – mais trois, en mettant sur le même plan la lutte théorique… »
Lénine écrit dans "La faillite de la deuxième internationale" :
« Ce qui nous intéresse ici, ce n’est évidemment pas la biographie de telles ou telles personnalités. Leurs futurs biographes devront examiner le problème également sous cet angle, mais le mouvement socialiste s’intéresse aujourd’hui à tout autre chose, à l’étude de l’origine historique, des conditions, de l’importance et de la force du courant social-chauvin. 1) D’où provient le social-chauvinisme ? 2) Qu’est-ce qui lui a donné sa force ? 3) Comment le combattre ? Seule cette façon de poser le problème est sérieuse, tandis que le recours aux arguments "de personnes" n’est en pratique qu’une simple échappatoire, une ruse de sophiste.
Pour répondre à la première question, il faut voir, premièrement, si le contenu idéologique et politique du social-chauvinisme n’est pas en liaison avec quelque ancien courant du socialisme. Deuxièmement, quel est le rapport, quant aux divisions politiques réelles, entre la division présente des socialistes en adversaires et défenseurs du social-chauvinisme et les délimitations anciennes, historiquement antérieures ?
Par social-chauvinisme nous entendons la reconnaissance de l’idée de la défense de la patrie dans la guerre impérialiste actuelle, la justification de l’alliance des socialistes avec la bourgeoisie et les gouvernements de "leurs" pays respectifs dans cette guerre, le refus de préconiser et de soutenir les actions révolutionnaires prolétariennes contre "leur" bourgeoisie, etc. Il est tout à fait évident que le contenu idéologique et politique essentiel du social-chauvinisme concorde entièrement avec les principes de l’opportunisme. C’est un seul et même courant. L’opportunisme, placé dans le cadre de la guerre de 1914-1915, engendre le social-chauvinisme. Le principal, dans l’opportunisme, c’est l’idée de la collaboration des classes. La guerre pousse cette idée à son terme logique en adjoignant à ses facteurs et stimulants coutumiers toute une série de facteurs et stimulants exceptionnels, en obligeant, au moyen de menaces et de violences particulières, la masse amorphe et divisée à collaborer avec la bourgeoisie : cela élargit naturellement le cercle des partisans de l’opportunisme et explique pleinement le passage à ce camp de bien des radicaux d’hier.
L’opportunisme consiste à sacrifier les intérêts fondamentaux de la masse des hommes aux intérêts temporaires d’une infime minorité d’entre eux, ou, en d’autres termes, l’alliance d’une partie des ouvriers avec la bourgeoisie contre la masse du prolétariat. La guerre rend cette alliance particulièrement manifeste et forcée. L’opportunisme a été engendré pendant des dizaines d’années par les particularités de l’époque du développement du capitalisme où l’existence relativement pacifique et aisée d’une couche d’ouvriers privilégiés les "embourgeoisait", leur donnait des bribes des bénéfices du capital national, leur épargnait la détresse, les souffrances, et les détournait des tendances révolutionnaires de la masse vouée à la ruine et à la misère. La guerre impérialiste est le prolongement direct et le couronnement de cet état de choses, car c’est une guerre pour les privilèges des nations impérialistes, pour un nouveau partage entre elles des colonies, pour leur domination sur les autres nations. Sauvegarder et consolider leur situation privilégiée de "couche supérieure", de petite bourgeoisie ou d’aristocratie (et de bureaucratie) de la classe ouvrière, tel est le prolongement naturel en temps de guerre des espoirs opportunistes petits-bourgeois et de la tactique correspondante, telle est la base économique du social-impérialisme d’aujourd’hui. Et, bien entendu, la force de l’habitude, la routine d’une évolution relativement "pacifique", les préjugés nationaux, la peur des brusques changements et l’incrédulité à leur égard, tout cela a joué le rôle de circonstances complémentaires qui ont renforcé l’opportunisme aussi bien que la conciliation hypocrite et lâche avec lui, soit-disant pour un temps seulement, soit-disant seulement pour des causes et des motifs particuliers. La guerre a modifié l’aspect de l’opportunisme qui avait été cultivé durant des dizaines d’années ; elle l’a porté à un degré supérieur, a augmenté le nombre et la variété de ses nuances, multiplié les rangs de ses partisans, enrichi leur argumentation d’une foule de nouveaux sophismes ; elle a fondu pour ainsi dire quantité de nouveaux ruisseaux et filets avec le courant principal de l’opportunisme, mais ce courant principal n’a pas disparu. Au contraire. »
Trotsky a également analysé la trahison de la social-démocratie en 1914 :
« La social-démocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande au cours de décennies de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti et les syndicats qui lui étaient rattachés attirèrent les éléments les plus marquants et les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande épreuve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas comme organisation de combat du prolétariat contre l’État bourgeois, mais comme organe auxiliaire de l’État bourgeois destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais encore celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée. Certes, les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière, la libérant de la discipline odieuse du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L’histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente pour édifier une organisation se suffisant à elle-même, occupant la première place dans la IIe Internationale, aussi bien comme parti que comme appareil syndical — ce fut précisément pour cela que, lorsque s’ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière se trouva absolument sans défense sur le plan de l’organisation. »
Trotsky, « Une révolution qui traîne en longueur », Pravda, 23-4-1919.