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Ainsi parlait Friedrich Engels, le compagnon de Karl Marx

mardi 18 mars 2014, par Robert Paris

Ainsi parlait Friedrich Engels, le compagnon de Karl Marx

Avertissement

Dans ce texte, nous défendons Friedrich Engels mais cela ne signifie nullement que nous le prenions pour un dieu, pour un prophète ou pour un ange. Comme tout dirigeant politique, Engels avait des défauts, des faiblesses et pouvait se tromper. Comme Marx, comme Lénine ou Trotsky. Ou quiconque. Nous ne sommes nullement à la recherche de théoriciens infaillibles.

Par contre, nous ne souscrivons nullement à la thèse de quelques auteurs selon laquelle Engels aurait détourné l’héritage de Marx, en modifiant “Le Capital” ou en diffusant un marxisme idéologique, dogmatique, introduisant une dialectique de la nature alors que, selon ces auteurs, Marx n’aurait soutenu qu’une thèse économico-sociale mais non philosophique. Il aurait été partisan d’’une dialectique pour comprendre la nature et pas d’une dialectique DE la nature. A des titres très divers, et avec des remarques d’un intérêt aussi très divers, des auteurs comme David Riazanov, Maximilien Rubel ou Denis Collin accusent Engels de trahison à l’égard de Marx.Ces thèses ne sont nullement confirmées par la lecture de la correspondance entre Marx et Engels. Par exemple, Marx et Engels ont correspondu à propos de « Dialectique de la nature » et Marx ne s’y démarque nullement du point de vue de Engels selon lequel c’est la nature qui est dialectique et pas seulement la pensée sur la nature.

Marx a toujours affirmé que « Le Capital » était une application de la thèse dialectique de Hegel et non un simple ouvrage d’économie.

Karl Marx écrit, dans sa lettre du 14 janvier 1858 par laquelle il rend compte de son travail préparatoire à la rédaction du « Capital » : "Dans la méthode d’élaboration du sujet, quelque chose m’a rendu grand service. J’avais refeuilleté, et pas par hasard, la « Logique » de Hegel. (…) Si jamais j’ai un jour du temps, j’aurais grande envie de rendre en un ou deux grands placards d’imprimerie accessible aux hommes de sens commun le fond rationnel de la méthode que Hegel a découverte, et en même temps mystifié."

"Sous sa forme rationnelle, la dialectique n’est, aux yeux de la bourgeoisie et de ses théoriciens, que scandale et horreur, parce que, outre la compréhension positive de ce qui existe, elle englobe également la compréhension de la négation, de la disparition inévitable de l’état des choses existant ; parce qu’elle considère toute forme sous l’aspect du mouvement, par conséquent aussi sous son aspect transitoire ; parce qu’elle ne s’incline devant rien et qu’elle est, par son essence, critique et révolutionnaire."

Certains auteurs voudraient bien reprendre quelques éléments acceptables de Marx comme son « étude économique du Capital » sans s’embarquer dans une théorie révolutionnaire, sous prétexte que « Pour le lecteur du Capital familier du marxisme, il y a une dernière énigme : on n’y trouve ni la « mission historique de la classe ouvrière » ni la « dictature du prolétariat », deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. », comme l’écrit Denis Collin dans un article intitulé « Le contenu de la révolution » de la revue « Marx, marxisme ». Dans cette verve, le philosophe Denis Collin écrit dans la revue « Matière première » : « Marx fait des sciences de la nature un modèle théorique. Le Capital veut exposer les lois du mode de production capitaliste avec la rigueur des lois de la physique, modélisation mathématique incluse. Mais, d’un autre côté, le marxisme laisse, dans son rapport aux sciences de la nature, d’assez mauvais souvenirs. La « science prolétarienne » de l’époque stalinienne n’est pas seule en cause. Lyssenko n’est pas le seul coupable. Les vulgarisateurs de la « dialectique de la nature » de Engels apparaissent comme de piètre philosophes venant encombrer la science d’une logorrhée importune. Ici et là on cherche encore à sauver cette « philosophie marxiste » de la nature. Mais il nous semble que c’est une entreprise non seulement vaine mais aussi nocive parce qu’elle jette le discrédit sur tous les travaux menés par les marxistes dans le domaine de la philosophie des sciences. (...) Selon Hegel, « la nature est divine en soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement, en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Mais s’il y a de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction non résolue ». La philosophie de la nature de Hegel est marquée par une dévalorisation incontestable de l’élément naturel. La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose à l’élément spirituel. (...) Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalorisation des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. (...) Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est un galimatias. (...) La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la science depuis le 17e siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à la physique. » Denis Collin écrit dans un article « La dialectique de la nature contre le matérialisme » de la revue "Matière première" (n°1 - 2006) : « Le marxisme laisse, dans son rapport aux sciences de la nature, d’assez mauvais souvenirs. La « science prolétarienne » de l’époque stalinienne n’est pas seule en cause. Lyssenko n’est pas le seul coupable. Les vulgarisateurs de la « dialectique de la nature » de Engels apparaissent comme de piètre philosophes venant encombrer la science d’une logorrhée importune. Ici et là on cherche encore à sauver cette « philosophie marxiste » de la nature. Mais il nous semble que c’est une entreprise non seulement vaine mais aussi nocive parce qu’elle jette le discrédit sur tous les travaux menés par les marxistes dans le domaine de la philosophie des sciences. (…) Ainsi l’idée de fonder une science matérialiste sur la base de la dialectique hégélienne apparaît-elle comme une formidable méprise. Laquelle aboutit à une philosophie confuse, nommée « matérialisme dialectique » qui reprend le plus souvent les aspects les contestables du hégélianisme. Le matérialisme est la considération de la nature sans adjonction extérieure, affirment la plupart des marxistes. Or le matérialisme dialectique adjoint la dialectique à sa considération de la nature. Qui plus est une considération antinomique au matérialisme car, par construction, pourrait-on dire, la dialectique hégélienne est dirigée contre le matérialisme et contre les sciences de la nature.(…) François Châtelet ajoute : « Il n’y a pas, répétons-le, de méthode dialectique (…). ». Engels repart de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée ». (…) Ainsi, la Dialectique de la Nature commence par un exposé de la dialectique, en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique ». Ses « lois » se réduisent à trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation. Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque, comme matérialiste, Engels est obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique idéal qu’elles ont chez Hegel. (…) Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est un galimatias. (…) Ainsi, la dialectique de la nature de Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée par la répulsion ». Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. » Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l’attraction. En faisant de catégories empruntées à une physique encore naïve des lois générales de la pensée, la « dialectique de la nature » s’expose à sombrer dans l’insignifiance. Attraction et répulsion sont des termes typiques exprimant le fait que les hommes ont tendance à projeter sur la nature toute entière leur propre complexion. La physique a remplacé ces appellations par celle d’interaction. Pourquoi donc Engels se réjouit-il de voir la convergence entre Hegel et la « répulsion primitivement présente » ? Pour des raisons purement métaphysiques. La contradiction est considérée comme motrice, manière logique de reprendre la pensée d’Héraclite qui fait du conflit l’origine de toutes choses ! Évidemment, la répulsion n’est pas plus primitive que l’attraction. »

C’est l’une des tentatives, non la seule, d’enlever au marxisme la dialectique révolutionnaire en transformant Marx en paisible économiste indifférent à la philosophie et ayant même renoncé définitivement, à l’époque de l’écriture du « Capital », à philosopher sur le monde. Engels serait-il plus révolutionnaire ou plus hégélien que Marx ? Pas du tout !

Ne citons qu’une réflexion de Marx tirée de la postface à l’édition allemande du livre I du Capital du 24 janvier 1873. Il y explique que sa dialectique matérialiste, contrairement à celle de Hegel, c’est « la vie de la matière se réfléchissant dès lors idéellement (...) l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé (...) Elle (la dialectique) saisit toute forme fait dans le flux du mouvement. »
L’auteur du « Capital » n’a nullement renoncé à la dialectique de Hegel, non seulement comme outil pour examiner le monde mais comme mode de fonctionnement du monde…

Prétendre que Engels aurait rajouté une pensée dogmatique aux points de vue de Marx est complètement incongru… D’autres auteurs ont la prétention d’affirmer qu’Engels serait plus réformiste que Marx…

En ce qui concerne la fameuse introduction d’Engels aux « Luttes de classes en France » qui a été diffusée par la social-démocratie allemande comme justification de son réformisme, on se souvient que c’est une version mensongère et tronquée.

Rappelons qu’Engels écrivit à Kautsky dans une lettre du 1er avril :

« A mon grand étonnement, je vois aujourd’hui que l’on a publié sans m’en avertir dans le Vorwärts des extraits de mon Introduction et qu’on les a combinés de telle façon que j’apparais comme un adorateur pacifiste de la légalité à tout prix. Je souhaite d’autant plus vivement que l’Introduction paraisse sans coupures dans la Neue Zeit, afin que cette impression ignominieuse soit effacée. Je ferai part avec la plus grande fermeté de mon sentiment à Liebknecht et aussi à ceux qui, quels qu’ils soient, qui lui ont fourni l’occasion de déformer l’expression de ma pensée. »

Remarquons en particulier que l’édition allemande biffait entièrement le passage suivant :

« Cela signifie-t-il qu’à l’avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela vaut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont, devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour l’armée. À l’avenir un combat de rues ne peut donc être victorieux que si cet état d’infériorité est compensé par d’autres facteurs. Aussi, l’entreprendra-t-on plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préfèreront « sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. »

La thèse selon laquelle Engels aurait été bien plus doux que Marx face à l’opportunisme est une légende. C’est à propos de la social-démocratie allemande qu’Engels écrivait avec Marx que « Le socialisme allemand « s’est trop préoccupé de gagner les masses, négligeant de faire une propagande énergique (!) dans les soi-disant couches supérieures de la société ». Car le parti « manque encore d’homme capables de le représenter au parlement ». Il est pourtant « désirable et nécessaire de confier les mandats à des hommes qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser pleinement avec les principaux sujets. le simple ouvrier et le petit artisan… n’en ont que très rarement le loisir nécessaire ». Donc, votez pour les bourgeois ! Bref : la classe ouvrière, par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois “instruits et aisés” qui seuls “ont l’occasion et le temps” de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. Puis, il ne faut à aucun prix combattre la bourgeoisie, mais, au contraire, il faut la gagner par une propagande énergique… Pour enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, on doit lui prouver clairement que le spectre rouge n’est vraiment qu’un spectre, qu’il n’existe pas. Mais qu’est-ce que le secret du spectre rouge si ce n’est la peur de la bourgeoisie de l’inévitable lutte à mort qu’elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur du résultat fatal de la lutte de classe moderne ? Qu’on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie et “tous les hommes indépendants” ne craindront plus “de marcher avec les prolétaires, la main dans la main” ! Ceux qui seront alors les dupes, c’est justement les prolétaires (…) Le programme ne sera pas abandonné mais simplement ajourné – pour un temps indéterminé. On l’adopte, mais non pas pour soi-même et pour le présent, mais à titre posthume, comme un legs destiné aux générations futures. En attendant, on emploie “toute sa force et toute son énergie” pour toutes sortes de bricoles et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu’il se passe quand même quelque chose et pour que la bourgeoisie n’en prenne pas peur (…) Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de peur que le prolétariat, entraîné par sa situation révolutionnaire, “n’aille trop loin”. »

« On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d’employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. » écrivait Engels en 1894.

L’apport de Marx à Engels est aussi considérable que l’inverse. La vision historique et économique du premier complète la vision scientifique et philosophique de l’autre, ses connaissances concrètes en matière militaire et en termes de fonctionnement réel du capitalisme. Ce n’est pas seulement après la mort de Marx qu’Engels a influé sur ce le marxisme mais aussi de son vivant comme le montrent pleinement leur correspondance. Engels fait bien des fois changer d’avis à Marx, que ce soit sur une question historique, une question scientifique ou économique.

Ce n’est pas un hasard si nombre d’auteurs parlent de « la pensée de Marx et Engels » et ne distinguent jamais leurs travaux comme des écrits individuels car ils échangent des avis sur tout et se forgent sans cesse une opinion commune.

Ce n’est pas les commentateurs qui ont placé Engels derrière Marx : c’était un choix d’Engels lui-même. Mais sur ce point, la modestie d’Engels ne doit pas être soutenue. Il n’est pas moins que Marx, ni sur le plan militant, ni sur le plan intellectuel, ni comme fondateur d’une théorie générale, ni comme fondateur d’un courant politique. Ils ont suivi exactement le même chemin, adhérant ou n’adhérant pas à telle évolution du mouvement ouvrier, mais toujours ensemble… Leur solidarité dépassait largement l’aide financière qui a été vitale pour la famille Marx comme pour l’œuvre de celui-ci.

Comme l’écrit Mehring dans « Karl Marx, histoire de sa vie », « Engels a toujours reconnu en Marx un génie supérieur ; il n’a jamais prétendu jouer auprès de lui autre chose que les seconds rôles. Cependant il ne s’est jamais contenté d’être son interprète et son assistant, il a toujours été son collaborateur à part entière, différent sur le plan intellectuel, mais d’égale valeur… Marx lui écrira : « Tu sais que tout vient tard chez moi et que je suis toujours sur tes traces. »

Après la mort de Marx, Engels, très loin d’avoir trahi leurs objectifs communs, n’a cessé de les développer. En publiant les notes inachevées de Marx du « Capital », il a pris la suite d’un travail dont il connaissait parfaitement les tenants et les aboutissants. Il y a laissé sa santé et, loin de détourner les buts théoriques de Marx, il est resté aussi fidèle que possible au travail engagé.

Lénine pouvait à bon droit écrire que « Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. »

Maximilien Rubel a critiqué cependant Engels :

« Marx, qui tardait à publier le résultat de ses travaux, savait qu’Engels pourrait s’en charger, en demeurant fidèle à l’esprit de critique sociale qui leur était commun. Or, Engels n’a pas osé se substituer à son ami : il s’en disait incapable. Il a voulu faire en sorte que Marx restât "l’auteur exclusif" de ses écrits posthumes, en se bornant à les rendre présentables, en n’améliorant le style que s’il sentait que Marx en eût fait autant. Il n’a pas produit des matériaux pour une œuvre à bâtir : il n’a pas bâti l’oeuvre à partir de ces matériaux : il lui a donné une façade. Cette formule mitoyenne a des mérites insignes et nous montre des scrupules remarquables, une prudence extrême, un souci de distinguer nettement ce qui est de l’auteur et ce qui vient de son éditeur. Elle a aussi son inconvénient, car elle fait passer pour "Livres" achevés ce qui n’a jamais été qu’ébauches, parfois tâtonnements désespérés. Trois volumes, quatre "Livres", un "tout artistique" : le vœu de Marx, qui rêvait de donner à tout le moins les "Principes" de son "Économie", n’a pas été accompli, malgré les efforts et la piété de son ami. On peut penser qu’Engels en a eu conscience. Dès l’abord, il a constaté que le Livre II était fait de brouillons, dont certains offraient plusieurs variantes. Les recopier, les rendre lisibles, a été une rude épreuve pour ses yeux….
« Cette invocation obstinée d’un devoir de fidélité littérale ne va pas sans contradictions. Pareil respect des travaux préparatoires n’aurait-il pas dû amener Engels à prendre en considération les manuscrits antérieurs à 1861, tels que les écrits de 1844-45, ou les Grundisse de 1857-1858 ? Par l’originalité du style et du contenu, ces travaux sont souvent supérieurs aux inédits de la période plus tardive. Son attitude donne lieu à une autre question : pourquoi n’a-t-il jamais donné le moindre éclaircissement sur le plan de l’"Économie", lui qui en avait suivi la lente mise au point ? Nous l’ignorons aussi. Mais une remarque s’impose : Engels a préféré rééditer des œuvres de Marx plutôt que vouer tout son temps et ses efforts aux seuls brouillons et manuscrits du Capital. S’il n’a pas parlé du plan de l’"Economie", il a montré qu’à son idée tout se tenait dans l’œuvre de Marx et que des écrits antérieurs offraient déjà, sur bien des points, la matière qu’on pouvait rechercher dans l’inédit. C’est ainsi qu’il s’attache à faire lire Travail salarié et capital, les Luttes de classes en France, les Révélations sur le procès des communistes de Cologne, la Guerre civile en France, la Critique du programme de Gotha : il révise deux rééditions allemandes et la traduction anglaise du premier Livre du Capital, tâche qu’il estime au moins aussi importante que la mise au point des autres Livres.

« A bien y regarder, son travail de premier éditeur posthume est admirable. Le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre, c’est autant que faire se peut, de suivre son chemin, de travailler comme lui sur l’original et sur le matériau sans forme. »

Mais sa critique d’Engels est plutôt politique que celle de l’éditeur du Capital :

« Marx s’est refusé à « prescrire des recettes (à la Auguste Comte ?) pour les gargotes de l’avenir » (Postface à la 2ème éd. du Capital, 1873), de même qu’il n’a jamais prétendu avoir inventé une nouvelle morale à l’intention des esclaves du capital. S’il est vrai d’affirmer, avec Engels, que « la véritable mission de Marx fut de coopérer… au renversement de la société capitaliste et des institutions d’État créées par elle ; donc de coopérer à la libération du prolétariat, il est faux de prétendre que Marx « a été le premier à donner (au prolétariat moderne) la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation », Par cet éloge hasardeux prononcé devant la tombe de Marx, Engels est devenu le premier responsable de l’idéologie marxiste, donc d’une nouvelle superstition politique, dont Kautsky et Lénine deviendront les principaux représentants. Ce fut le prolétariat britannique qui, le premier, prit conscience de son esclavage et des conditions de son émancipation, et ce n’est pas en tant que maître, mais en tant que disciple de ce prolétariat que Marx a choisi de coopérer au mouvement d’émancipation du prolétariat moderne, en mettant à son service non seulement les fruits de ses études, mais son énergie de militant. ACTE ÉTHIQUE, ce choix a réduit la vie de Marx à la carrière d’un paria intellectuel, en marge de la société officielle, quémandeur perpétuel dépendant surtout des largesses de son ami Engels. Ce n’est pas en maître et fondateur mais en disciple et paria qu’en avril 1856 il évoqua devant un auditoire de travailleurs anglais les « symptoms of decay, far surpassing the horrors recorded of the latter times of the Roman empire », (traduction : les signes d’une chute, dépassant de loin par ses horreurs les derniers instants de l’empire romain) pour rappeler que « the English working men are the first born sons of modern industry » (traduction : les travailleurs anglais sont les premiers nés issus de l’industrie moderne) et que « they will then, certainly, not be the last in aiding the social revolution produced by that industry, revolution which means the emancipation of their own class all over the world, which is as universal as capital-rule and wages-slavery » (traduction : ils ne seront certainement pas les derniers à contribuer à la révolution sociale produite par cette industrie, révolution qui signifie l’émancipation de leur propre classe dans le monde, et émancipation qui est aussi universelle que le sont les lois du capital et l’esclavage salarié). Près de 125 années après cet appel qui est comme une profession de foi les « symptoms of decay » (les signes de la chute) se sont changés en certitude d’un monde en déclin, sans qu’apparaissent à l’horizon les fossoyeurs du capital et de l’État. »

Engels est-il le « premier responsable de l’idéologie marxiste, donc d’une nouvelle superstition politique », comme Rubel lui en fait grief ? A-t-il tort d’affirmer que Marx aurait donné au prolétariat « la conscience des conditions de son émancipation » ?

Cette conscience, les prolétaires l’avaient-ils spontanément parce qu’ils étaient actifs dans la lutte des classes et dans la révolution chartiste ? Marx est-il seulement le disciple des ouvriers anglais ? Est-il seulement « un paria intellectuel en marge de la société officielle » ou un intellectuel ayant choisi consciemment le camp du prolétariat et la théorie susceptible de comprendre la transformation nécessaire et les moyens de la réaliser ?

Les affirmations de Maximilien Rubel sont là pour expliquer que le vers était dans le fruit et le stalinisme non seulement dans le léninisme mais même dans l’engelsisme :

« Lorsque devant la tombe de son ami superstitieusement vénéré, Engels le glorifiait pour avoir été « le premier à rendre le prolétariat moderne conscient de son propre état et de ses propres besoins, conscient aussi des conditions de son émancipation », il ne s’est pas trompé seulement sur la vocation véritable du défunt. Il a surtout déposé dans les esprits le germe d’un mythe dont les conséquences néfastes se feront sentir tout au long du siècle suivant, les professionnels du marxisme, généreux donneurs de conscience, s’acharnant sur les victimes récalcitrantes à coups de police politique et de dictature du prolétariat pour les forcer à avancer vers les « lendemains qui chantent ». Comme nous sommes loin des leçons d’économie politique données par Marx en 1847 à des ouvriers allemands vivant en Belgique ! C’est en éveilleur s’efforçant de participer à l’œuvre commune en apportant ses propres « éléments de culture » et non en donneur de conscience que le conférencier apprenait à son auditoire ouvrier que « la grande industrie exige sans cesse une armée de réserve d’ouvriers sans emploi pour les périodes de surproduction… » C’est en éducateur éduqué par le mouvement même qui l’avait initié au communisme qu’il s’exaltait devant les premières coalitions ouvrières en constatant que leurs membres prélevaient sur leurs salaires, déjà tragiquement insuffisants, « une partie des frais de leur guerre contre la bourgeoisie, et qu’ils attendaient de leur activité révolutionnaire la suprême satisfaction de leur vie ». Toutefois, si dans la vénération de son maître et ami, Engels a cédé à la tentation d’inaugurer l’hagiologie marxiste, il n’a rien dit ou écrit qui puisse prêter la moindre justification à la célébration d’un culte dont les servants anonymes sont censés être ceux que Marx voulait aider à se libérer de toute superstition religieuse et de toute « dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre » Quelle n’aurait été sa stupeur de se voir ériger, aux côtés de son ami. en dieu de la nouvelle religion marxiste-léniniste. »

Nous ne rejoignons nullement Rubel dans sa prétention à transformer les thèses d’Engels en religion…
Laissons aux staliniens la responsabilité de leurs actes et de leur transformation du marxisme en icônes religieuses…

Nous ne voyons en rien percer le stalinisme dans cette phrase d’Engels à l’enterrement de son camarade et ami Karl Marx :

« Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer, d’une façon ou d’une autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions d’Etat qu’elle a créées, collaborer à l’affranchissement du prolétariat moderne, auquel il avait donné le premier la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. »

Nous ne pensons pas non plus comme Rubel que Marx était proche de Proudhon et de l’anarchisme.

Rubel oublie que c’est Marx qui a écrit cette phrase dans « Le Manifeste communiste » : « Pratiquement, les communistes sont la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres. Théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. »

Et Rubel fait d’Engels le début d’une chute qui, selon lui, mène à Kautsky puis Lénine puis Staline, déclarant ainsi :

« C’est à lui (Lénine) que les nouveaux maîtres de la Russie post-tsariste doivent la conception... stalinienne de la dictature du prolétariat. »

Rubel rajoute : « Dans la théorie politique de Marx, les événements de 1871 en France n’avaient rien d’une expérience susceptible d’être évoquée pour illustrer le concept de « dictature du prolétariat ». Nous avons signalé ailleurs l’erreur commise par Engels à cet égard. »

Rappelons seulement les textes de Marx pour répondre à Ruben :

« En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit l’évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient analysé l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est la preuve : 1°) que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases déterminées du développement historique de la production ; 2°) que la lutte des classes aboutit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3°) que cette dictature elle-même ne constitue que la transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. »

Lettre de Karl Marx à Joseph Weydemeyer (5 mars 1852)

« La société est historiquement forcée de passer par la dictature ouvrière. »

Lettre de Karl Marx à Eugène Vermeersch (1871)

« Le mouvement politique de la classe ouvrière a naturellement pour objectif la conquête, pour elle, du pouvoir politique. Il va sans dire que, pour y parvenir, il faut une organisation préalable, suffisamment développée, de la classe ouvrière, organisation qui surgit des luttes économiques mêmes des ouvriers. En outre, tout mouvement dans lequel la classe ouvrière s’oppose, en tant que classe, aux classes dominantes, et s’efforce d’exercer sur celles-ci une pression du dehors, est un mouvement politique. (…) Là où le prolétariat n’est pas encore suffisamment organisé pour tenter une campagne contre le pouvoir politique de la classe dominante, il a besoin d’être éduqué à cette fin par une agitation incessante contre l’attitude politique hostile des classes dominantes. Sans quoi le prolétariat reste un jouet entre les mains de cette classe. »

Lettre de Karl Marx à F.Bolte (23 novembre 1871)

« Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage (de la social-démocratie allemande) sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste, disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste, l’État se dissout de lui-même et disparaît. L’État n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. »

Engels, Lettre à August Bebel, 1875

"Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat"

"Critique du programme de Gotha", de Karl Marx

"Leçon de la révolution de 1848 : l’indépendance indispensable du prolétariat « (...) Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite (...), il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais Seulement de 1’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. (...) « Leurs efforts doivent tendre à ce que l’effervescence révolutionnaire directe ne soit pas une nouvelle fois réprimée aussitôt après la victoire. Il faut, au contraire, qu’ils la maintiennent le plus longtemps possible. Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction. Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté de celles des démocrates bourgeois. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en main. Il faut au besoin qu’ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s’arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et promesses possibles ; c’est le plus sûr moyen de les compromettre. Il faut qu’ils s’efforcent, par tous les moyens et autant que faire se peut, de contenir la jubilation suscitée par le nouvel état de choses et l’état d’ivresse, conséquence de toute victoire remportée dans une bataille de rue, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l’égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot, dès les premiers instants de la victoire, on ne doit plus tant se défier des partis réactionnaires vaincus que des anciens alliés des ouvriers, que du parti qui cherche à exploiter la victoire pour lui seul. (...) » « Les ouvriers doivent se placer non sous la tutelle de l’autorité de l’Etat mais sous celle des conseils révolutionnaires de communautés que les ouvriers auront pu faire adopter. Les armes et les munitions ne devront être rendues sous aucun prétexte. (...) » « Ils doivent pousser à l’extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l’Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l’impôt proportionnel, les ouvriers réclament l’impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s’en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l’Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates. » « Ils (les ouvriers) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner—par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques—de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! »

Karl Marx et Friedrich Engels dans « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes » (1850)

Ecrits chronologiques de Engels

En 1838, lycéen à Brême, Engels écrit les « Lettres de Wuppertal » où il dénonce la condition des ouvriers et des artisans : « Dans les classes inférieures règne une terrible misère, surtout parmi les ouvriers des fabriques de Wuppertal ; la syphilis et les maladies pulmonaires sont si répandues qu’on a peine à y croire. Rien qu’à Eberfeld, sur 2500 enfants d’âge scolaire, 1200 n’ont pas la possibilité d’étudier et grandissent à la fabrique… »

En 1839, il écrit dans un courrier à Graeber : « Je ne puis dormir la nuit tant j’ai la tête farcie d’idées de notre siècle : quand je suis à la poste et que je vois les armes de Prusse, l’esprit de liberté s’empare de moi ; lorsque je lis un journal, j’y cherche les progrès de la liberté ; mes idées se glissent subrepticement dans mes poèmes et se moquent des obscurantistes en froc de moine ou en habit d’hermine. »

Il écrit encore : « Me voilà expéditeur en gros de livres défendus vers la Prusse. »

En 1840, il écrit encore à Graeber : « Je ne connais pas d’époque plus féconde en crimes royaux que celle qui va de 1816 à 1830 ; tous les princes qui régnaient alors, ou presque tous, auraient mérité la peine de mort… Je n’attend rien de bon des princes sauf de celui dont les oreilles bourdonnent encore des gifles populaires et qui voit les pierres de la révolution faire voler en éclats les vitres de son palais. »

Il lui écrit aussi : « Je me trouve maintenant, grâce à Strauss, sur le chemin qui mène tout droit à l’hégélianisme.. Il y a bien des aspects importants de ce système colossal que je dois faire miens… J’étudie en outre la philosophie de l’histoire de Hegel, c’est une œuvre immense. Je m’impose d’en lire chaque soir quelques pages, les magistrales pensées qui y sont exprimées me passionnent terriblement. »

En 1841, il défend des thèses hégéliennes contre Schelling.

A la parution de « L’essence du christianisme » de Ludwig Feuerbach, Engels écrit : « Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément « feuerbachiens ». »

En 1842, il arrive à Manchester et découvre la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier anglais a connu un immense mouvement national, politique et social des opprimés, le chartisme, et Engels va être en contact avec les chefs chartistes. Il écrit également ses remarques dans la « Rheinische Zeitung », journal dont Marx était le rédacteur.

« Le chartisme est la forme condensée d’opposition à la bourgeoisie. Dans les syndicats et les grèves, cette opposition restait toujours isolée. C’étaient des ouvriers et des sections ouvrières qui, isolément, luttaient contre des bourgeois isolés… Mais, dans le chartisme, c’est toute la classe ouvrière qui se dresse contre la bourgeoisie – et singulièrement contre son pouvoir politique – et qui donne l’assaut au rempart légal dont elle s’est entourée. »

Et il conclue : « Seule la destruction violente des rapports contre nature existants, seul le renversement radical de l’aristocratie noble et industrielle, peuvent améliorer la situation matérielle des prolétaires. »

En 1843, il entre en relations avec le chef chartiste George Harney et va rester son ami. Il fait également connaissance avec Robert Owen et participe à son journal « Le nouveau monde moral ».

Il écrit dans ce journal un article sur « Les progrès de la réforme sociale sur le continent » : « Le communisme n’est pas la conséquence de la situation particulière de la nation anglaise ou d’une autre, mais la conclusion nécessaire découlant inévitablement des prémisses incluses dans les conditions générales de la civilisation contemporaine. »

En 1843, il écrit dans « Le républicain suisse », ses « Lettres de Londres » où il affirme que « Les partis, en Angleterre, correspondent aux classes sociales et couches sociales et plus une classe est située en bas de l’échelle de la société, plus elle est progressiste, plus elle a d’avenir. »

Il écrit en 1844 dans les Deutsche-Französiche Jarbücher son « Esquisse d’une critique de l’économie politique » et « La situation en Angleterre, Thomas Carlyle ».

Engels organise à Eberfeld des discussions collectives sur le communisme où il affirme : « Non seulement le communisme n’est pas contraire à la nature, à la raison et au cœur de l’homme mais il n’est pas non plus une théorie détachée de la réalité qui ne serait que le fruit de l’imagination. »

En août 1844, sa rencontre avec Karl Marx scelle une entente qui ne se démentira pas.
Il écrit à Marx : « Je n’ai jamais été d’aussi bonne humeur ni avec des sentiments aussi humains que pendant les dix jours passés près de toi. »

Commentant cette rencontre, Engels écrit : « Lorsqu’en été 1844, j’allai voir Marx, nous constatâmes notre complet accord dans toutes les questions théoriques ; et c’est de cette époque que date notre collaboration. »

Franz Mehring écrit : « Ils devaient se rencontrer et se sont rencontrés. »

C’est à Paris que Marx et Engels commencent à écrire conjointement « La sainte famille »

Le 20 janvier 1845, Engels écrit à Marx qu’il quitte l’entreprise familial où on voulait l’enfermer dans un rôle de bourgeois :

« Le commerce est trop affreux. Barmen est trop affreux, le gaspillage de temps est trop affreux et ce qui est particulièrement affreux, c’est d’être non seulement un bourgeois, mais un fabricant : un bourgeois qui intervient activement contre le prolétariat. Quelques jours passés à la fabrique de mon paternel ont suffi pour me remettre devant les yeux cette horreur… j’en ai assez, à Pâques, je m’en vais. A cela s’ajoute cette existence débilitante au sein d’une famille strictement prusso-chrétienne. »

En 1845, Engels édite « La situation de la classe laborieuse en Angleterre ».
On peut lire dans son introduction. Aux travailleurs : « Je voulais vous voir dans votre existence quotidienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs… J’ai consacré mes heures de loisir presque exclusivement à la fréquentation de simples ouvriers ; je suis heureux et fier d’avoir agi de la sorte… J’ai eu ainsi l’occasion de rendre justice à une classe opprimée et calomniée. »

En septembre 1845, Engels est l’un des initiateurs de la création à Londres de l’association internationale des « Fraternels Democrats » pour lesquels Engels écrit :

« Les prolétaires de tous les pays ont les mêmes intérêts, le m^me ennemi et ils auront donc à mener une même lutte… Seuls les prolétaires peuvent en finir avec les divisions nationales ; Seul le prolétariat qui s’éveille peut instaurer la fraternité entre les nations. »

En 1845, Marx et Engels écrivent dans « L’Idéologie allemande » : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »

Et ils rajoutent : « La révolution n’est pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule la révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur dles bases nouvelles. »

En janvier 1846, Marx et Engels créent le comité de correspondance communiste à Bruxelles dont l’objectif est ainsi fixé par Engels : « constituer le prolétariat en parti politique singulier, distinct de tous les autres et à eux opposé, un parti de classe conscient de l’être. »

En janvier 1847, la Ligue des Justes de Joseph Moll propose à Marx et Engels d’y adhérer et d’en fournir le programme. Engels écrit « Principes du communisme » qui prépare « Le Manifeste communiste ». Il y affirme : « Le communisme est l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat. »

Il écrit ainsi : « LA SUPPRESSION DE LA PROPRIETE PRIVEE EST-ELLE POSSIBLE PAR LA VOIE PACIFIQUE ?
« Il serait souhaitable qu’il pût en être ainsi, et les communistes seraient certainement les derniers à s’en plaindre. Les communistes savent trop bien que toutes les conspirations sont, non seulement inutiles, mais même nuisibles. Ils savent trop bien que les révolutions ne se font pas arbitrairement et par décret, mais qu’elles furent partout et toujours la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis déterminés et de classes entières. Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu’ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. Si tout cela pousse finalement le prolétariat opprimé à la révolution, nous, communistes, nous défendrons alors par l’action, aussi fermement que nous le faisons maintenant par la parole, la cause des prolétaires. »

Le 29 novembre 1947, Engels déclare au meeting international pour l’anniversaire de l’insurrection polonaise : « Etant donné que la situation des ouvriers de tous les pays est la même, que leurs intérêts sont les mêmes, que leurs ennemis sont communs, ils doivent donc lutter ensemble et opposer à l’alliance fraternelle de la bourgeoisie de toutes les nations l’alliance fraternelle des ouvriers de toutes les nations. »

En 1848, Le Manifeste communiste proclame : « Pratiquement, les communistes sont la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres. Théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. »

En 1848-1849, la révolution éclate en Europe et Engels participe à la rédaction de la « Nouvelle gazette rhénane » : « C’était une époque révolutionnaire et travailler dans un quotidien à pareille époque est un vrai plaisir… on voit les articles frapper littéralement comme des grenades, et exploser l’obus lancé. »

Engels y écrivait les « Revendications du parti communiste en Allemagne ».

Le journal est suspendu le 19 mai 1849 par la censure : « Obligés de rendre notre forteresse, nous nous retirâmes toutefois avec armes et bagages, musique en tête et brandissant le drapeau du dernier numéro rouge… »

Dans ce dernier numéro, les rédacteurs, Marx et Engels, proclamaient que « leur dernier mot sera toujours et partout : émancipation de la classe ouvrière ! »

Engels ne se contente par d’être journaliste de la révolution en Allemagne. Au printemps 1849, pendant l’insurrection en Rhénanie, Engels prend part aux barricades à Eberfeld. En juin et juillet 1849, il participe aux combats des révolutionnaires de la Ligue des communistes, combats dirigés par Willich.

Contraint de quitter l’Allemagne, il se retire en Angleterre d’où il suit les luttes de la classe ouvrière. Marx est alors à Londres et Engels à Manchester mais leur collaboration se poursuit dans leur correspondance.

En 1851, comme l’Etat allemand s’ingénie à arrêter les militants communistes en les accusant de terrorisme, Marx et Engels mobilisent leurs forces pour dénoncer cette ignominie.

Dans les années 1850-1860, Engels écrit dans des journaux chartistes anglais.

Il écrit également sur la révolution américaine.

Dans les années 1860, il collabore au travail de la première internationale.

En septembre 1870, il rejoint Marx à Londres et peut désormais participer au conseil général de la première internationale.

Le 18 mars 1871 éclatait la révolution parisienne de « la Commune » et dès le 21 mars, Engels en tirait les leçons lors d’une séance du conseil général de la première internationale. A Londres, Marx et Engels organisèrent le soutien et diffusèrent les leçons de ce premier pouvoir ouvrier. A leur initiative, tout le mouvement ouvrier international fut au diapason des communards.

Engels écrivait : « Depuis que Londres existe, aucun texte imprimé n’a produit une impression aussi forte que l’Adresse du Conseil Général de l’Internationale (sur la Commune de Paris)… A l’unisson, toute la presse a dû reconnaître que l’Internationale est une grande puissance européenne, avec laquelle il faut compter et qu’on ne peut éliminer en taisant son existence. »

Cependant, en 1871-1872, l’échec de la Commune pesa sur l’Internationale et ce fut le moment du combat contre le courant bakouniniste. Même si les événements français étaient loin de donner raison à ce courant, la lutte fut difficile du fait du manque de maturité du mouvement ouvrier en Europe du sud.

En Allemagne, la classe ouvrière s’organisait en un parti politique mais les tendances opportunistes se faisaient jour dans la social-démocratie dès ses débuts et rien que sa dénomination l’indique déjà… Marx et Engels menaient le combat contre ces tendances petites bourgeoises au sein du mouvement ouvrier. En témoigne notamment l’ouvrage de Marx : « Critique du programme de Gotha » que Engels devait préfacer ainsi :

« Marx et moi étions mêlés au mouvement allemand plus intimement qu’à tout autre ; la régression manifeste dont témoignait le projet de programme devait nous émouvoir tout particulièrement. »

Engels ne cessera de combattre les « philistins », ces bourgeois qui se cachent parfois derrière le radicalisme social-démocrate pour mieux tromper la classe ouvrière :

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

Il continue de combattre les versions faussées du « marxisme » :
« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste » écrit Friedrich Engels à E. Bernstein le 2 novembre 1882.

Le 17 mars 1883, Marx décède. Engels déclare à son enterrement :

« Ce qu’a perdu le prolétariat militant d’Europe et d’Amérique, ce qu’a perdu la science historique en cet homme, on ne saurait le mesurer. Le vide laissé par la mort de ce titan ne tardera pas à se faire sentir. De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine, c’est-à-dire ce fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes, avant de pouvoir s’occuper de politique, de science, d’art, de religion, etc., doivent tout d’abord manger, boire, se loger et se vêtir : que, par suite, la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement économique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont développés les institutions d’Etat, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent. Mais ce n’est pas tout. Marx a également découvert la loi particulière du mouvement du mode de production capitaliste actuel et de la société bourgeoise qui en est issue. La découverte de la plus-value a, du coup, fait ici la lumière, alors que toutes les recherches antérieures aussi bien des économistes bourgeois que des critiques socialistes s’étaient perdues dans les ténèbres. Deux découvertes de ce genre devraient suffire pour une vie entière. Heureux déjà celui auquel il est donné d’en faire une seule semblable ! Mais dans chaque domaine que Marx a soumis à ses recherches (et ces domaines sont très nombreux et pas un seul ne fut l’objet d’études superficielles), même dans celui des mathématiques, il a fait des découvertes originales. Tel fut l’homme de science. Mais, ce n’était point là, chez lui, l’essentiel de son activité. La science était pour Marx une force qui actionnait l’histoire, une force révolutionnaire. Si pure que fut la joie qu’il pouvait avoir à une découverte dans une science théorique quelconque dont il est peut-être impossible d’envisager l’application pratique, sa joie était tout autre lorsqu’il s’agissait d’une découverte d’une portée révolutionnaire immédiate pour l’industrie ou, en général, pour le développement historique. Ainsi Marx suivait très attentivement le progrès des découvertes dans le domaine de l’électricité et, tout dernièrement encore, les travaux de Marcel Deprez. Car Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer, d’une façon ou d’une autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions d’Etat qu’elle a créées, collaborer à l’affranchissement du prolétariat moderne, auquel il avait donné le premier la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément. Et il a lutté avec une passion, une opiniâtreté et un succès rares. Collaboration à la première Gazette rhénane en 1842, au Vorwärts de Paris en 1844,48 à la Deutsche Zeitung de Bruxelles en 1847, à la Nouvelle Gazette rhénane en 1848-1849, à la New York Tribune de 1852 à 1861, en outre, publication d’une foule de brochures de combat, travail à Paris, Bruxelles et Londres jusqu’à la constitution de la grande Association internationale des travailleurs, couronnement de toute son œuvre, voilà des résultats dont l’auteur aurait pu être fier, même s’il n’avait rien fait d’autre. »
En 1891, Engels poursuit seul le combat contre l’opportunisme dans la social-démocratie dans sa « Critique du programme d’Erfurt » :

« Revendications politiques.
« Les revendications politiques du projet ont un grand défaut. Ce que justement il eût fallu dire, ne s’y trouve pas. Si ces dix revendications étaient toutes accordées, nous aurions, il est vrai, divers moyens de plus pour faire aboutir la revendication politique principale, mais nous n’aurions absolument pas cette revendication principale elle-même. La constitution du Reich est, en ce qui concerne la limitation des droits reconnus au peuple et à ses représentants, une copie pure et simple de la constitution prussienne de 1850, constitution où la rédaction la plus extrême trouve son expression dans des paragraphes, où le gouvernement possède tout pouvoir effectif et où les Chambres n’ont pas même le droit de refuser les impôts ; constitution qui, pendant la période de conflit, a prouvé que le gouvernement pouvait en faire ce qu’il voulait. Les droits du Reichstag sont exactement les mêmes que ceux de la Chambre prussienne, et c’est pourquoi Liebknecht a appelé ce Reichstag la feuille de vigne de l’absolutisme. Vouloir, sur la base d’une alliance entre la Prusse et Reuss-Greiz-Schleiz-Lobenstein, États dont l’un couvre autant de lieues carrées que l’autre couvre de pouces carrés, vouloir sur une telle base réaliser la « transformation des moyens de travail en propriété commune » est manifestement absurde.
Y toucher serait dangereux. Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c’est ce que prouve précisément aujourd’hui l’opportunisme qui commence à se propager dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l’ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique. On fait accroire à soi-même et au Parti que « la société actuelle en se développant passe peu à peu au socialisme », sans se demander si par là elle n’est pas obligée de sortir de sa vieille constitution sociale, de faire sauter cette vieille enveloppe avec autant de violence que l’écrevisse crevant la sienne ; comme si, en Allemagne, elle n’avait pas en outre à rompre les entraves de l’ordre politique encore à demi absolutiste et, par-dessus encore, indiciblement embrouillé. On peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la constitution, on peut faire ce qu’on veut, du moment qu’on a derrière soi la majorité de la nation ; dans des républiques démocratiques comme la France et l’Amérique, dans des monarchies comme l’Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant, où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont sans pouvoir effectif, proclamer de telles choses en Allemagne, et encore sans nécessité, c’est enlever sa feuille de vigne à l’absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps.
Une pareille politique ne peut, à la longue, qu’entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l’on cache par là les questions concrètes les plus pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d’elles-mêmes s’inscrire à l’ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l’absence d’unité, parce que ces questions n’auront jamais été discutées ? Allons-nous revoir ce qui est arrivé en son temps pour la question des droits de douane, que l’on déclara alors ne concerner que la bourgeoisie et ne pas toucher le moins du monde les travailleurs, et dans laquelle par conséquent, chacun pouvait voter comme il voulait, tandis qu’aujourd’hui plus d’un tombe dans l’extrême opposé et, par opposition avec les bourgeois devenus protectionnistes, réédite les absurdités économiques de Cobden et Bright, et prêche comme le plus pur socialisme - le plus pur manchestérianisme ?
Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l’avenir du mouvement que l’on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l’opportunisme. Or, l’opportunisme « honnête » est peut-être le plus dangereux de tous. Quels sont maintenant ces points délicats, mais essentiels ?
Premièrement. - Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française. N’est-il pas, en effet, inconcevable que nos meilleurs hommes doivent devenir ministres sous un empereur, comme, par exemple, Miquel ?
Or, il semble légalement impossible de poser directement dans le programme la revendication de la république, - et pourtant cela a pu se faire même sous Louis-Philippe, en France, aussi bien qu’en Italie aujourd’hui. Mais le fait qu’il n’est pas même permis d’établir en Allemagne un programme de parti ouvertement républicain, prouve combien formidable est l’illusion qu’on pourra, par une voie bonnement pacifique, y organiser la république, et pas seulement la république, mais encore la société communiste.
Cependant, on peut encore à la rigueur esquiver la question de la république. Mais ce qui, à mon avis, devrait et pourrait figurer au programme, c’est la revendication de la concentration de tout le pouvoir politique dans les mains de la représentation du peuple. Et cela suffirait, en attendant, si l’on ne peut pas aller plus loin.
Deuxièmement. - La reconstitution de l’Allemagne. D’une part, il faut abolir la subdivision en petits États ; - allez donc révolutionner la société, tant qu’il existera des droits particuliers à la Bavière et au Wurtemberg, tant que la carte de la Thuringe, par exemple, aura l’aspect lamentable de maintenant ! D’autre part, il faut que la Prusse cesse d’exister, qu’elle se décompose en provinces autonomes, afin que l’esprit spécifiquement prussien cesse de peser sur l’Allemagne. Subdivision en petits États, esprit spécifiquement prussien, voilà les deux côtés de la contradiction où l’Allemagne est enfermée aujourd’hui et dont l’un des côtés doit toujours servir d’excuse et de justification à l’autre. Que faut-il mettre à la place ? A mon avis, le prolétariat ne peut utiliser que la forme de la république une et indivisible. En somme, sur le territoire immense des États-Unis, la république fédérative est aujourd’hui encore une nécessité, bien qu’elle commence d’ores et déjà à être un obstacle dans l’Est. Elle constituerait un progrès en Angleterre, où dans deux îles habitent quatre nations et où, malgré un Parlement unique, existent côte à côte, encore aujourd’hui, trois législations différentes. Dans la petite Suisse, il y a longtemps qu’elle constitue un obstacle tolérable seulement parce que la Suisse se contente d’être un membre purement passif dans le système d’États européen. Pour l’Allemagne, une organisation fédéraliste à la manière suisse serait un recul considérable. Deux points distinguent un État fédéral d’un État unitaire ; c’est d’abord, que chaque État fédéré, chaque canton possède sa propre législation civile et pénale, sa propre organisation judiciaire ; c’est ensuite qu’à côté de la Chambre du peuple, il y a une Chambre des représentants des États, où chaque canton, petit ou grand, vote comme tel. Quant au premier point, nous l’avons dépassé heureusement et nous n’allons pas être assez naïfs pour l’introduire à nouveau. Quant au second, nous l’avons sous la forme du Conseil fédéral et nous pourrions fort bien nous en passer, - d’autant plus que notre « État fédéral » forme déjà la transition vers l’État unitaire. Et il ne nous appartient pas de faire rétrograder la révolution d’en haut, faite en 1866 et 1870 ; au contraire, nous avons à y apporter le complément et l’amélioration nécessaires par un mouvement d’en bas.
Ainsi donc, république unitaire. Mais pas dans le sens de la République française d’aujourd’hui, qui n’est pas autre chose que l’Empire sans empereur fondé en 1798. De 1792 à1798, chaque département français, chaque commune eut sa complète autonomie administrative, sur le modèle américain, et c’est ce qu’il nous faut avoir de même. Comment organiser cette autonomie et comment on peut se passer de la bureaucratie, c’est ce que nous ont démontré l’Amérique et la première République française ; et c’est ce que nous montrent encore aujourd’hui l’Australie, le Canada et les autres colonies anglaises. Une semblable autonomie provinciale et communale est beaucoup plus libre que le fédéralisme suisse par exemple, où le canton est, il est vrai, très indépendant à l’égard de la Confédération, mais où il l’est également à l’égard du district (Bezirk) et de la commune. Les gouvernements cantonaux nomment des gouverneurs de districts (Bezirksstatthalter) et des préfets, dont on ne sait rien dans les pays de langue anglaise et dont, à l’avenir, nous devons nous débarrasser aussi résolument que des conseillers provinciaux et gouvernementaux (Landrat et Regierungsrat) prussiens. »

Développant le travail philosophique de Marx, Engels écrivait :
« Ce qui distinguait le mode de pensée de Hegel de celui de tous les autres philosophes, c’était l’énorme sens historique qui en constituait la base. Si abstraite et si idéaliste qu’en fût la forme, le développement de sa pensée n’en était pas moins toujours parallèle au développement de l’histoire mondiale (...) Il fut le premier à essayer de montrer qu’il y a dans l’histoire un développement, une cohérence interne (...) Dans la Phénoménologie, l’Esthétique, l’Histoire de la philosophie, partout pénètre cette grandiose conception de l’histoire, et partout la matière est traitée historiquement, dans sa connexion déterminée, quoique abstraitement inversée, avec l’histoire. » (article de Friedrich Engels intitulé « La contribution à la critique de l’économie politique de Karl Marx »).

« La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte de classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité‹nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel. » écrit Friedrich Engels dans « Socialisme scientifique et socialisme utopique » Préface à la première édition allemande.

Dans l’ « Antidühring », Engels écrivait également :

« Dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements ; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. Il allait de soi que la vieille philosophie de la nature, malgré tout ce qu’elle contenait de valeur réelle et de germes féconds [6], ne pouvait nous satisfaire. Comme je l’ai exposé en détail dans cet ouvrage, elle avait, surtout sous sa forme hégélienne, le défaut de ne pas reconnaître à la nature d’évolution dans le temps, de succession, mais seulement une juxtaposition. Cela tenait d’une part au système hégélien lui-même, qui n’accordait qu’à l’ “ esprit ” un développement historique, mais, d’autre part aussi, à l’état général des sciences de la nature à cette date. Hegel retombait ainsi loin en arrière de Kant, qui avait proclamé déjà, par sa théorie de la nébuleuse, la naissance du système solaire et, par sa découverte du freinage de la rotation de la terre par la marée, la fin de ce système [7]. Enfin, il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature, mais de les y découvrir et de les en extraire. »

Qui était Friedrich Engels (au travers de ses lettres à Kautsky)

Marx et Engels, journalistes

Marx et Engels, journalistes (suite)

Leurs conceptions vues au travers de leur correspondance

Un marxisme vivant

Engels vu par Lénine en 1895

Quel flambeau de l’esprit s’est éteint,

Quel coeur a cessé de battre !

Friedrich Engels s’est éteint à Londres le 5 août (24 juillet ancien style) 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant le plus remarquable et l’éducateur du prolétariat contemporain du monde civilisé tout entier. Du jour où la destinée a réuni Karl Marx et Friedrich Engels, l’oeuvre de toute la vie des deux amis est devenue le fruit de leur activité commune. Aussi, pour comprendre ce que Friedrich Engels a fait pour le prolétariat, faut-il se faire une idée précise du rôle joué par la doctrine et l’activité de Marx dans le développement du mouvement ouvrier contemporain. Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie ; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d’hommes au coeur généreux qui délivreront l’humanité des maux qui l’accablent aujourd’hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé. Dans leurs oeuvres scientifiques, Marx et Engels ont été les premiers à expliquer que le socialisme n’est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. Toute l’histoire écrite jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes, de la domination et des victoires de certaines classes sociales sur d’autres. Et cet état de choses continuera tant que n’auront pas disparu les bases de la lutte des classes et de la domination de classe : la propriété privée et l’anarchie de la production sociale. Les intérêts du prolétariat exigent la destruction de ces bases, contre lesquelles doit donc être orientée la lutte de classe consciente des ouvriers organisés. Or, toute lutte de classe est une lutte politique.

Ces conceptions de Marx et d’Engels, tout le prolétariat qui lutte pour son émancipation les a aujourd’hui faites siennes ; mais dans les années quarante, quand les deux amis commencèrent à collaborer aux publications socialistes et à participer aux mouvements sociaux de leur époque, elles étaient entièrement nouvelles. Nombreux étaient alors les hommes de talent ou sans talent, honnêtes ou malhonnêtes, qui, tout à la lutte pour la liberté politique, contre l’arbitraire des rois, de la police et du clergé, ne voyaient pas l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat. Ils n’admettaient même pas l’idée que les ouvriers puissent agir comme force sociale indépendante. D’autre part, bon nombre de rêveurs, dont certains avaient même du génie, pensaient qu’il suffirait de convaincre les gouvernants et les classes dominantes de l’iniquité de l’ordre social existant pour faire régner sur terre la paix et le bien-être général. Ils rêvaient d’un socialisme sans lutte. Enfin, la plupart des socialistes d’alors et, d’une façon générale, des amis de la classe ouvrière, ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie qu’ils regardaient grandît avec horreur à mesure que l’industrie se développait. Aussi cherchaient-ils tous le moyen d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat, d’arrêter la « roue de l’histoire ». Alors que le développement du prolétariat inspirait une peur générale, c’est dans la croissance ininterrompue du prolétariat que Marx et Engels mettaient tous leurs espoirs. Plus il y aurait de prolétaires, plus grande serait leur force en tant que classe révolutionnaire, et plus le socialisme serait proche et possible. On peut exprimer en quelques, mots les services rendus par Marx et Engels à la classe ouvrière en disant qu’ils lui ont appris à se connaître et à prendre conscience d’elle-même, et qu’ils ont substitué la science aux chimères.

Voilà pourquoi le nom et la vie d’Engels doivent être connus de chaque ouvrier ; voilà pourquoi, dans notre recueil, dont le but, comme celui de toutes nos publications, est d’éveiller la conscience de classe des ouvriers russes, nous nous devons de donner un aperçu de la vie et de l’activité de Friedrich Engels, l’un des deux grands éducateurs du prolétariat contemporain.

Engels naquit en 1820 à Barmen, dans la province rhénane du Royaume de Prusse. Son père était un fabricant. En 1838, pour des raisons de famille, Engels dut abandonner ses études au lycée et entrer comme commis dans une maison de commerce de Brême. Ses occupations commerciales ne l’empêchèrent pas de travailler à parfaire son instruction scientifique et politique. Dès le lycée, il avait pris en haine l’absolutisme et l’arbitraire de la bureaucratie. Ses études de philosophie le menèrent plus loin encore. La doctrine de Hegel régnait alors dans la philosophie allemande et Engels s’en fit le disciple. Bien que Hegel fût, pour sa part, un admirateur de l’Etat prussien absolutiste au service duquel il se trouvait en sa qualité de professeur à l’Université de Berlin, sa doctrine était révolutionnaire. La foi de Hegel dans la raison humaine et dans ses droits et le principe fondamental de la philosophie hégélienne selon lequel le monde est le théâtre d’un processus permanent de transformation et de développement conduisirent, ceux d’entre les disciples du philosophe berlinois qui ne voulaient pas s’accommoder de la réalité, à l’idée que la lutte contre la réalité, la lutte contre l’iniquité existante et le mal régnant, procède, elle aussi, de la loi universelle du développement perpétuel. Si tout se développe, si certaines institutions sont remplacées par d’autres, pourquoi l’absolutisme du roi de Prusse ou du tsar de Russie, l’enrichissement d’une infime minorité aux dépens de l’immense majorité, la domination de la bourgeoisie sur le peuple se perpétueraient-ils ? La philosophie de Hegel traitait du développement de l’esprit et des idées ; elle était idéaliste. Du développement de l’esprit, elle déduisait celui de la nature, de l’homme et des rapports entre les hommes au sein de la société. Tout en reprenant l’idée hégélienne d’un processus perpétuel de développement, Marx et Engels en rejetèrent l’idéalisme préconçu ; l’étude de la vie leur montra que ce n’est pas le développement de l’esprit qui explique celui de la nature, mais qu’au contraire il convient d’expliquer l’esprit à partir de la nature, de la matière... A l’opposé de Hegel et des autres hégéliens, Marx et Engels étaient des matérialistes. Partant d’une conception matérialiste du monde et de l’humanité, ils constatèrent que, de même que tous les phénomènes de la nature ont des causes matérielles, de même le développement de la société humaine est conditionné par celui de forces matérielles, les forces productives. Du développement des forces productives dépendent les rapports qui s’établissent entre les hommes dans la production des objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins. Et ce sont ces rapports qui expliquent tous les phénomènes de la vie sociale, les aspirations des hommes, leurs idées et leurs lois. Le développement des forces productives crée des rapports sociaux qui reposent sur la propriété privée, mais nous voyons aujourd’hui ce même développement des forces productives priver la majorité de toute propriété et concentrer celle-ci entre les mains d’une infime minorité. Il abolit la propriété, base de l’ordre social contemporain, et tend de lui-même au but que se sont assigné les socialistes. Ces derniers doivent seulement comprendre quelle est la force sociale qui, de par sa situation dans la société actuelle, est intéressée à la réalisation du socialisme, et inculquer à cette force la conscience de ses intérêts et de sa mission historique. Cette force, c’est le prolétariat. Engels apprit à le connaître en Angleterre, à Manchester, centre de l’industrie anglaise, où il vint se fixer en 1842 comme, employé d’une maison de commerce dans laquelle son père avait des intérêts. Engels ne se contenta pas de travailler au bureau de la fabrique : il parcourut les quartiers sordides où vivaient les ouvriers et vit de ses propres yeux leur misère et leurs maux. Mais il ne se borna pas à observer par lui-même ; il lut tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la situation de la classe ouvrière anglaise, étudiant scrupuleusement tous les documents officiels qu’il put consulter. Le fruit de ces études et de ces observations fut un livre qui parut en 1845 : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Nous avons déjà rappelé plus haut le principal mérite d’Engels comme auteur de cet ouvrage. Beaucoup, avant lui, avaient déjà dépeint les souffrances du prolétariat et signalé la nécessité de lui venir en aide. Engels fut le premier à déclarer que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que la situation économique honteuse où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale. Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles. Ces idées furent exposées dans un ouvrage captivant où abondent les tableaux les plus véridiques et les plus bouleversants de la détresse du prolétariat anglais. Ce livre était un terrible réquisitoire contre le capitalisme et la bourgeoisie. Il produisit une impression considérable. On s’y référa bientôt partout comme au tableau le plus fidèle de la situation du prolétariat contemporain. Et, de fait, ni avant ni après 1845, rien n’a paru qui donnât une peinture aussi saisissante et aussi vraie des maux dont souffre la classe ouvrière.

Engels ne devint socialiste qu’en Angleterre. A Manchester, il entra en relations avec des militants du mouvement ouvrier anglais et se mit à écrire dans les publications socialistes anglaises. Retournant en Allemagne en 1844, il fit à Paris la connaissance de Marx, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps, et qui était également devenu socialiste, pendant son séjour à Paris, sous l’influence des socialistes français et de la vie française. C’est là que les deux amis écrivirent en commun La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique. Ce livre, paru un an avant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dont Marx écrivit la plus grande partie, jeta les bases de ce socialisme matérialiste révolutionnaire dont nous avons exposé plus haut les idées essentielles. La sainte famille était une dénomination plaisante donnée à deux philosophes, les frères Bauer, et à leurs disciples. Ces messieurs prêchaient une critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, répudie toute activité pratique et se borne à contempler « avec esprit critique » le monde environnant et les événements qui s’y produisent. Ces messieurs traitaient de haut le prolétariat qu’ils considéraient comme une masse dépourvue d’esprit critique. Marx et Engels se sont élevés catégoriquement contre cette tendance absurde et néfaste. Au nom de la personnalité humaine réelle, - de l’ouvrier foulé aux pieds par les classes dominantes et par l’Etat, - ils exigent non une attitude contemplative, mais la lutte pour un ordre meilleur de la société. C’est évidemment dans le prolétariat qu’ils voient la force à la fois capable de mener cette lutte et directement intéressée à la faire aboutir. Avant La Sainte Famille, Engels avait déjà publié dans les Annales franco-allemandes de Marx et Ruge des « Essais critiques sur l’économie politique » où il analysait d’un point de vue socialiste les phénomènes essentiels du régime économique moderne, conséquences inévitables du règne de la propriété privée. C’est incontestablement sa relation avec Engels qui poussa Marx à s’occuper d’économie politique, science où ses travaux allaient opérer toute une révolution.

De 1845 à 1847, Engels vécut à Bruxelles et à Paris, menant de front les études scientifiques et une activité pratique parmi les ouvriers allemands de ces deux villes. C’est là que Marx et Engels entrèrent en rapports avec une société secrète allemande, la « Ligue des communistes », qui les chargea d’exposer les principes fondamentaux du socialisme élaboré par eux. Ainsi naquit le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, qui parut en 1848. Cette plaquette vaut des tomes : elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

La Révolution de 1848, qui éclata d’abord en France et gagna ensuite les autres pays d’Europe occidentale, ramena Marx et Engels dans leur patrie. Là, en Prusse rhénane, ils prirent la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, journal démocratique paraissant à Cologne. Les deux amis étaient l’âme de toutes les aspirations démocratiques révolutionnaires de Prusse rhénane. Ils défendirent jusqu’au bout les intérêts du peuple et de la liberté contre les forces de réaction. Ces dernières, comme l’on sait, finirent par triompher. La Nouvelle Gazette rhénane fut interdite. Marx qui pendant son émigration s’était vu retirer la nationalité prussienne, fut expulsé. Quant à Engels, il prit part à l’insurrection armée du peuple, combattit dans trois batailles pour la liberté et, après la défaite des insurgés, se réfugia en Suisse d’où il gagna Londres.

C’est également à Londres que Marx vint se fixer. Engels redevint bientôt commis, puis associé, dans cette même maison de commerce de Manchester où il avait travaillé dans les années quarante. jusqu’en 1870, il vécut à Manchester, et Marx à Londres, ce qui ne les empêchait pas d’être en étroite communion d’idées : ils s’écrivaient presque tous les jours. Dans cette correspondance, les deux a mis échangeaient leurs opinions et leurs connaissances, et continuaient à élaborer en commun le socialisme scientifique. En 1870, Engels vint se fixer à Londres, et leur vie intellectuelle commune, pleine d’une activité intense, se poursuivit jusqu’en 1883, date de la mort de Marx. Cette collaboration fut extrêmement féconde : Marx écrivit Le Capital, l’ouvrage d’économie politique le plus grandiose de notre siècle, et Engels, toute une série de travaux, grands et petits. Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste.

Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx. Parmi les travaux d’Engels, nous citerons : son ouvrage polémique contre Dühring (où il analyse des questions capitales de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences sociales), L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (traduction russe parue à Saint-Pétersbourg, 3e édition, 1895), Ludwig Feuerbach (traduction russe annotée par G. Plékhanov, Genève, 1892), un article sur la politique étrangère du gouvernement russe (traduit en russe dans Le Social-Démocrate de Genève, Nos, 1 et 2), des articles remarquables sur la question du logements et, enfin, deux articles, courts mais d’un très grand intérêt, sur le développement économique de la Russie (Etudes de Friedrich Engels sur la Russie, traduction russe de Véra Zassoulitch, Genève, 1894). Marx mourut sans avoir pu mettre la dernière main à son ouvrage monumental sur Le Capital. Mais le brouillon en était déjà prêt, et ce fut Engels qui, après la mort de son ami, assuma la lourde tâche de mettre au point et de publier les livres II et III du Capital. Il édita le livre Il en 1885 et le livre III en 1894 (il n’eut pas le temps de préparer le livre IV). Ces deux livres exigèrent de sa part un travail énorme. Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables. Ces deux livres du Capital sont en effet l’oeuvre de deux hommes : Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié. Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. « Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon. » Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante.
Pendant leur exil qui suivait le mouvement de 1848-1849, Marx et Engels ne s’occupèrent pas que de science : Marx fonda en 1864 l’« Association internationale des travailleurs », dont il assura la direction pendant dix ans ; Engels y joua également un rôle considérable. L’activité de l’« Association internationale » qui, suivant la pensée de Marx, unissait les prolétaires de tous les pays, eut une influence capitale sur le développement du mouvement ouvrier. Même après sa dissolution, dans les années 70, le rôle de Marx et d’Engels comme pôle d’attraction continua de s’exercer. Mieux : on peut dire que leur importance comme guides spirituels du mouvement ouvrier ne cessa de grandir, car le mouvement lui-même se développait sans arrêt. Après la mort de Marx, Engels continua seul à être le conseiller et le guide des socialistes d’Europe. C’est à lui que venaient demander conseils et instructions aussi bien les socialistes allemands, dont la force grandissait rapidement malgré les persécutions gouvernementales, que les représentants des pays arriérés, tels les Espagnols, les Roumains, les Russes, qui en étaient à leurs premiers pas. Ils puisaient tous au riche trésor des lumières et de l’expérience du vieil Engels.

Marx et Engels, qui connaissaient le russe et lisaient les ouvrages parus dans cette langue, s’intéressaient vivement à la Russie, dont ils suivaient avec sympathie le mouvement révolutionnaire, et étaient en relation avec les révolutionnaires russes. Tous deux étaient devenus socialistes après avoir été des démocrates, et ils possédaient très fort le sentiment démocratique de haine pour l’arbitraire politique. Ce sens politique inné, allié à une profonde compréhension théorique du rapport existant entre l’arbitraire politique et l’oppression économique, ainsi que leur riche expérience, avaient rendu Marx et Engels très sensibles sous le rapport politique. Aussi la lutte héroïque de la petite poignée de révolutionnaires russes contre le tout-puissant gouvernement tsariste trouva-t-elle l’écho le plus sympathique dans le coeur de ces deux révolutionnaires éprouvés. Par contre, toute velléité de se détourner, au nom de prétendus avantages économiques, de la tâche la plus importante et la plus immédiate des socialistes russes, à savoir la conquête de la liberté politique, leur paraissait naturellement suspecte ; ils y voyaient même une trahison pure et simple de la grande cause de la révolution sociale. « L’émancipation du prolétariat doit être l’oeuvre du prolétariat lui-même » : voilà ce qu’enseignaient constamment Marx et Engels. Or, pour pouvoir lutter en vue de son émancipation économique, le prolétariat doit conquérir certains droits politiques. En outre, Marx et Engels se rendaient parfaitement compte qu’une révolution politique en Russie aurait aussi une importance énorme pour le mouvement ouvrier en Europe occidental. La Russie autocratique a été de tout temps le rempart de la réaction européenne. La situation internationale exceptionnellement favorable de la Russie à la suite de la guerre de 1870, qui a semé pour longtemps la discorde entre la France et l’Allemagne, ne pouvait évidemment qu’accroître l’importance de la Russie autocratique comme force réactionnaire. Seule une Russie libre, qui n’aura besoin ni d’opprimer les Polonais, les Finlandais, les Allemands, les Arméniens et autres petits peuples, ni de dresser sans cesse l’une contre l’autre la France et l’Allemagne, permettra à l’Europe contemporaine de se libérer des charges militaires qui l’écrasent, affaiblira tous les éléments réactionnaires en Europe et augmentera la force de la classe ouvrière européenne. Voilà pourquoi Engels désirait tant l’instauration de la liberté politique en Russie dans l’intérêt même du mouvement ouvrier d’Occident. Les révolutionnaires russes ont perdu en lui leur meilleur ami.
La mémoire de Friedrich Engels, grand combattant et éducateur du prolétariat, vivra éternellement !

Lire encore

La correspondance de Marx et Engels

Articles d’Engels seul en notant que tous les textes de Marx sont écrits en collaboration, y compris « le Capital », que ce soient les chapitres parus du vivant de Marx ou pas

Ecrits de Engels sur Schelling

Description de colonies communistes

La situation de la classe laborieuse en Angleterre

Principes du communisme

Discours sur la Pologne

Les journées de juin 1848

Le panslavisme démocratique

La guerre des paysans en Allemagne

Révolution et contre-révolution en Allemagne

Le procès des communistes à Cologne
L’Afghanistan

Article : Le "Capital" de Marx

La question du logement

Le programme des émigrés blanquistes de la Commune

Karl Marx

Mr. E. Dühring bouleverse la science

Anniversaire de la révolution polonaise de 1830

Socialisme scientifique et socialisme utopique

Sur l’histoire des anciens germains

Bruno Bauer et le christianisme primitif

La Marche

Dialectique de la nature

Discours sur la tombe de Marx

L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat

La décadence de la féodalité et l’essor de la bourgeoisie

Préface de « Karl Marx devant les jurés de Cologne »

Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes

Discours pour le XV° anniversaire de la Commune de Paris

Socialisme de juristes

Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande

Introduction à « La guerre civile en France »

Critique du projet de programme social-démocrate de 1891

Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif

Messages

  • « Depuis la fondation de l’Internationale, notre cri de guerre a été : l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Nous ne pouvons tout simplement pas collaborer avec des gens qui disent ouvertement que les travailleurs ne sont pas suffisamment instruits pour être capables de se libérer eux-mêmes et que, pour cette raison, ils doivent être libérés par en haut, par une bourgeoisie philanthropique. »

    (F. Engels, Lettre à Bebel ,1879)

  • « L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »

    (F.Engels, Anti-Dühring, 1878)

  • Engels défenseur du dogmatisme ?

    Il écrit :

    « Toute la manière de concevoir, chez Marx, ce n’est pas une doctrine, c’est une méthode. Elle n’offre pas de dogmes tout apprêtés, mais des points de repère pour une recherche ultérieure, et la méthode de cette recherche. »

    dans "Le Capital"

  • Engels défenseur de vérités éternelles ?

    « Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance. »

    Anti-Dühring, Friedrich Engels

  • Engels réformiste ?

    Il écrivait à Sorge le18 janvier 1893 :

    « (…) les fabiens [1], ici à Londres, sont une bande d’arrivistes qui ont assez d’intelligence pour apercevoir le caractère inévitable de la révolution sociale, mais qui, trouvant impossible de confier ce travail de géant au prolétariat immaturé tout seul, ont par suite l’obligeance de se mettre à sa tête. La peur de la Révolution est leur principe fondamental. Ils sont les « cultivés » par excellence ; leur socialisme est un socialisme municipal ; la com­mune, et non la nation, doit être, au moins provisoirement, pro­priétaire des moyens de production. Ce socialisme qui est le leur est alors exposé comme une extrême, mais inévitable conséquence du libéralisme bourgeois, et de là s’ensuit leur tactique : ne pas combattre résolument les libéraux comme des adversaires, mais les pousser à des conséquences socialistes, ergo (c’est‑à‑dire) coqueter avec eux, to permeate liberalism with socialism [imbiber le libéralisme de socialisme], ne pas opposer aux libéraux de candidats socialistes, mais d’en faire des auxiliaires, des adeptes au besoin des dupes. Qu’à ce jeu ils soient eux-mêmes dupés et trompés ou dupent le socialisme, ils ne s’en aperçoivent naturellement pas.

    Ils ont avec un grand zèle, au milieu de toute sorte de pacotille, donné aussi plus d’un bon écrit de propagande, et même réellement le meilleur de ce que les Anglais ont donné sous ce rapport. Mais dès qu’ils en arrivent à leur tactique spécifique : estomper la lutte des classes, cela se gâte. De là aussi leur haine fanatique contre Marx et contre nous tous ‑ à cause de la « lutte de classe ».

    Ces gens ont naturellement bien des adhésions bourgeoises, et partant de l’argent. (…) »

    Notes

    [1] Les fabiens appartenaient à la Société fabienne, du nom du général romain Fabius conducator, célèbre pour sa tactique face à Annibal : le refus de toute bataille frontale décisive. Ses principaux leaders étaient Beatrice et Sydney Webb. Les fabiens s’opposaient à la lutte de classes, donc au marxisme et défendaient la théorie du passage graduel au socialisme en s’appuyant sur le « socialisme municipal ».

  • Quand on a eu la chance de travailler 40 ans avec un homme tel que Marx, on ne jouit généralement pas, du vivant de cet homme, du renom que l’on croit avoir mérité. Mais une fois que le grand homme est mort, il arrive souvent que le plus petit soit surestimé : c’est, me semble-t-il, mon cas actuellement ; l’histoire finira par tout mettre en ordre, mais d’ici-là j’aurai passé sans encombre dans l’autre monde et n’en saurai rien.

    A part cela, il manque seulement un point qui, à vrai dire, n’a pas été assez mis en relief dans les écrits de Marx et les miens, ce qui fait que nous en portons tous la même responsabilité. A savoir, nous nous sommes d’abord attachés à déduire les représentations idéologiques — politiques, juridiques et autres — ainsi que les actions conditionnées par elles, des faits économiques qui sont à leur base, et nous avons eu raison. Mais en considérant le contenu, nous avons négligé la forme : la manière dont se constituent ces représentations, etc. C’est ce qui a fourni à nos adversaires l’occasion rêvée de se permettre des interprétations fausses et des altérations, dont Paul Barth est un exemple frappant.

    L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels ; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se réalisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée.

    L’idéologue historien (historien doit être ici un simple vocable collectif pour : politicien, juriste, philosophe, théologien, bref, pour tous les domaines appartenant à la société et non pas seulement à la nature), l’idéologue historien a donc dans chaque domaine scientifique une matière qui s’est formée de façon indépendante dans la pensée de générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations successives. Des faits extérieurs, ils est vrai, appartenant à ce domaine ou à d’autres peuvent bien avoir contribué à déterminer ce développement, mais la présupossition tacite est que ces fait sont, à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel, de sorte que nous continuons toujours à rester dans le royaume de la pensée pure qui a heureusement digéré même les faits les plus têtus.

    C’est cette apparence d’histoire indépendante des constitutions d’Etat, des systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans chaque domaine particulier qui aveugle, avant tout, la plupart des gens. Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la religion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de Kant et de Fichte, si Rousseau « vient à bout » indirectement par son Contrat social républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l’Etat, qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et de la perfection absolue de la production capitaliste s’est encore ajoutée à cela, la victoire des physiocrates2 et d’Adam Smith sur les mercantilistes3 passe elle-même, ma foi, pour une simple victoire de l’idée, non pas comme le reflet intellectuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire, comme la compréhension exacte, enfin acquise, de conditions réelles ayant existé partout et de tout temps. Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années de misère et de sottises.

    Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleurer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il le méritait. C’est une vieille histoire : au commencement, on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est toujours apparue que post festum. C’est pourquoi non seulement je suis très loin de vous en faire un reproche quelconque, d’autant plus que j’ai commencé à commettre cette faute bien avant vous, au contraire, — mais du moins je voudrais vous rendre attentif à ce point à l’avenir.

    A cela se lie également cette idée stupide des idéologues : comme nous refusons aux diverses sphères idéologiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l’effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’ignorance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un facteur historique, dès qu’il est engendré finalement par d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et peut réagir sur son milieu et même sur ses propres causes, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à dessein. Comme Barth, par exemple, parlant de la caste des prêtres et de la religion, voir dans votre livre, page 475. J’aime beaucoup la façon dont vous avez réglé son compte à ce personnage d’une platitude incroyable.

    Et c’est lui que l’on nomme professeur d’histoire à Leipzig ! Il y avait pourtant là le vieux Wachsmuth, également borné, mais doué d’un remarquable sentiment des faits, un tout autre type !

    Lettre d’Engels à Mehring

  • « Engels est sans aucun doute l’une des plus belles, des plus achevées et des plus nobles natures dans la galerie des grands hommes. Recréer son image serait un travail passionnant, et en même temps un devoir devant l’histoire. »

    Léon Trotsky, Journal d’exil, 13 février 1935

  • « Comment des gens comme nous, qui fuient comme la peste les positions officielles, peuvent-ils avoir leur place dans un “ parti ” ? Que nous importe un “ parti ”, à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui commençons à ne plus savoir où nous en sommes dès que nous nous mettons à devenir populaires ? Que nous importe un “ parti ” c’est-à-dire une bande d’ânes qui ne jurent que par nous parce qu’ils nous considèrent comme leurs égaux ? A vrai dire, ce ne sera pas une grande perte si nous ne passons plus pour être “ l’expression juste et adéquate ” de ces chiens bornés avec lesquels on nous a confondus ces dernières années. Une révolution est un phénomène purement naturel qui obéit davantage à des lois physiques qu’aux règles qui déterminent en temps ordinaire l’évolution de la société. Ou plutôt, ces règles prennent dans la révolution un caractère qui les rapproche beaucoup plus des lois de la physique, la force matérielle de la nécessité se manifeste avec plus de violence. Dès que l’on intervient en qualité de représentant d’un parti, on est entraîné, dans ce tourbillon, emporté par cette nécessité naturelle irrésistible. Ce n’est qu’en restant indépendant, en étant objectivement plus révolutionnaire que les autres, qu’on peut, au moins pour un temps, préserver son indépendance vis-à-vis de ce tourbillon ; finalement, c’est vrai, on y est également entraîné à son tour. C’est cette position que nous pouvons et devons adopter dans un proche avenir. Non seulement n’accepter aucune fonction officielle dans l’Etat, mais également, aussi longtemps que possible, aucune position officielle dans le parti, pas de siège dans des comités, etc., n’assumer aucune responsabilité pour des ânes, critiquer impitoyablement tout le monde, conserver par-dessus le marché cette sérénité que toutes les conspirations de ces imbéciles ne nous feront pas perdre. Et ça nous le pouvons. Nous pouvons toujours être toujours plus révolutionnaires que ces faiseurs de phrases, parce que nous avons appris quelque chose et eux non, parce que nous savons ce que nous voulons et eux non, et parce que, après ce que nous avons vu au cours des trois dernières années, nous le supporterons avec plus de calme que n’importe quel individu ayant un intérêt dans l’affaire. ] ... »

    Friedrich Engels, lettre à Karl Marx

    Manchester, le 14 juillet 1858

  • Le jeune Karl Marx : « Pas de bonheur sans révolte » mais surtout « Pas de liberté sans remise en cause fondamentale de l’exploitation de l’homme par l’homme » !

  • En 1844, le "jeune Marx" écrivait :

    « Dans le rapport à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, s’exprime l’infinie dégradation dans laquelle l’homme existe pour soi-même... »

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