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Préface de Maxime Rodinson à l’ouvrage : La Conception matérialiste de la Question Juive, d’Abraham Léon

vendredi 7 septembre 2012, par Robert Paris

Qui était Maxime Rodinson

La Conception matérialiste de la Question Juive, d’Abraham Léon

Préface de Maxime Rodinson

1968

La réédition du livre, épuisé et depuis longtemps quasi introuvable, d’Abraham Léon est un acte politique, une contribution importante à un « front idéologique » presque déserté, un apport à la réflexion sociologique sérieuse sur un problème où le délire idéologique mythificateur a le champ libre. A tous ces titres, il faut rendre hommage aux éditeurs qui permettent au public d’avoir accès à nouveau à un ouvrage si remarquable et si enrichissant.

Front idéologique dégarni ? Certes, et si cette expression, si souvent employée à des fins douteuses, a quelque validité, c’est bien dans ce cas. En effet, les ouvrages qui se situent dans la ligne idéologique et scientifique suivie par A. Léon, et qu’on peut trouver en librairie se comptent aisément sur les doigts d’une seule main. Ceci, même si on conçoit cette ligne de façon fort large. On peut ne pas partager – surtout plus de vingt ans après ! – les positions politiques de Léon tout en rendant hommage à ce qu’elles recélaient de clairvoyance et de courage. D’un autre côté, je n’aime pas beaucoup le terme « matérialiste » dont Marx ne se servit jamais pour désigner sa position dans le domaine de l’analyse socio-historique et qui est très équivoque. Mais l’histoire de la sémantique idéologique depuis un siècle et demi ne nous en fournit pas de meilleur – à ma connaissance – pour désigner ce qui s’oppose à l’idéalisme historique. Je préférerais encore le terme « marxiste », mais il faudrait aussitôt préciser en excluant vingt types de marxisme mythificateur. Quoi qu’il en soit des mots, il faut voir ce qu’ils recouvrent. On peut aussi ne pas souscrire à tous les aspects de l’orientation idéologique de Léon. Il reste que peuvent être d’accord avec lui sur l’essentiel tous ceux qui veulent penser la condition juive, dans sa structure et son devenir, autrement qu’en recourant aux mythes d’un nationalisme idéaliste.

Essayons de définir un peu plus précisément cette position commune, qui se situe dans la ligne de Marx. Si le « problème juif » est le lieu privilégié du délire idéologique, il offre aussi peut-être un terrain privilégié pour délimiter, plus clairement qu’ailleurs, ce qui constitue cette position et ce qui définit celle de ses adversaires.

La plupart des ethnies, peuples et nations dont traite l’histoire ont en effet eu, depuis ou pendant de longs siècles, une existence inscrite dans des données concrètes, toujours les mêmes, durables, stables, voire permanentes : communauté de territoire, de langue, d’histoire, de culture, etc. Le plus idéaliste des théoriciens ne peut pas ne pas tenir compte de cette base matérielle solide. Celle-ci impose au moins des limites assez strictes à la théorisation idéaliste.

Au contraire, la catégorie des juifs s’est définie au cours des millénaires par des critères constamment différents. Pendant la plus grande partie de cette durée historique, les bases concrètes dont il a été question lui ont manqué. On a pu, – à juste titre à mon avis – lui dénier la qualité d’ethnie, de peuple, de nation au sens plein des termes pendant deux mille ans. Qui plus est, la catégorie en question pouvait être définie de différentes façons, vue de l’intérieur ou vue de l’extérieur. D’ardentes et obscures discussions ont pu se dérouler, chez les juifs, leurs ennemis et leurs amis, pour déterminer « qui est juif ? », la plupart du temps sans conclusion nette.

Cette ambiguïté laissait un champ particulièrement favorable à la théorisation idéaliste. On peut qualifier d’idéaliste évidemment toute théorie qui postule l’existence d’un peuple juif comme nécessité ou comme norme. En effet, comme nul n’envisage par exemple la destruction radicale des bases objectives du peuple français (langue, histoire, culture, territoires, etc. communs), malgré tous les problèmes que pose sa délimitation, nul ne songe à détacher complètement son existence de ces bases, à y voir une nécessité transcendante ou un impératif catégorique pur. Au contraire, du fait que les bases concrètes d’une entité juive ont varié à travers les âges et qu’à plusieurs reprises elles ont été toutes prêtes de manquer totalement, que cette entité a failli plusieurs fois se dissoudre, la nécessité de sa perpétuation ne peut être déduite que d’une volonté a priori de l’histoire hypostasiée ou d’une obligation morale prête à s’imposer, le cas échéant, aux circonstances contraires.

Le caractère protéiforme de l’entité juive objectivement existante à différentes époques conduit normalement, si on postule la nécessité de sa perpétuation à travers l’histoire, à rechercher un substratum commun à ces diverses formes de son existence, substratum dépourvu des bases objectives énumérées ci-dessus, autrement dit à lui attribuer une essence. Le caractère nécessaire qu’on lui décerne conduit à refuser de la soumettre aux lois ordinaires de l’histoire. Ainsi aboutit-on aux différentes conceptions de l’histoire juive que l’on peut appeler nationalistes téléologiques. Une des fins de l’histoire serait de conserver l’existence du peuple juif en dépit de toutes les lois historiques si cette transgression est nécessaire pour assurer cette fin.

Cela apparaît même dans la conception la mieux disposée à prendre en considération l’ensemble des facteurs objectifs, la théorie de l’érudit et malheureux Simon Doubnov [1]. Celui-ci critique à juste titre la conception théologique et la conception spiritualiste, cette dernière réduisant l’histoire juive à la persécution et à l’effort de création intellectuel. Avec raison, Doubnov pose que « durant toute leur histoire, dans les différents pays où ils ont vécu, les juifs ont forgé activement non seulement leur vie spirituelle, mais aussi leur vie sociale ». Ce point de vue fécond lui fait découvrir des perspectives intéressantes et rejeter des thèses liées à un pur idéalisme dépassé par l’évolution de l’historiographie dans d’autres domaines. Par exemple, dans les « sectes » du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine (Pharisiens, Sadducéens, Esséniens, etc.), il voit moins des groupements constitués autour de clivages théologiques que des partis politico-religieux ayant des options différentes sur les problèmes politiques et sociaux, ces divergences s’exprimant aussi sur le plan idéologique par des thèses théologiques contradictoires. C’est là un point de vue adopté dans d’autres domaines par les historiens et dont l’idéologie d’une part, le « provincialisme » des études extra-européennes d’autre part ont empêché la généralisation dans ces études [2]. Mais, avec tous ses mérites et malgré qu’il assure ne pas vouloir « évaluer les événements historiques dans un esprit nationaliste », posant qu’il lui semble « possible de reconnaître le peuple juif comme le créateur de sa propre destinée tout en condamnant les excroissances extrêmistes de la doctrine nationaliste ou en ne les justifiant qu’à titre d’auto-défense », Doubnov retombe dans l’idéalisme par sa– conception de la « nation juive » comme un « organisme vivant » soumis aux lois de l’évolution. Il postule que « dans la période diasporique de leur histoire tout comme à la période antérieure où ils formaient un État, les juifs étaient une nation distincte et non seulement un groupe religieux parmi les nations ». Cet organicisme nationaliste le précipite aussitôt dans maintes distorsions analogues à celles que son sociologisme lui avait fait éviter.

Assurément, c’est un grand progrès que de considérer que le peuple juif dans l´Antiquité, indépendant, « protégé » ou dispersé, ne vivait pas seulement de la contemplation de l´idée monothéiste ; que les communautés juives de la Diaspora médiévale ou moderne n’étaient pas purs sujets de vie intellectuelle ou purs objets de persécution [3]. Assurément on doit reconnaître avec Doubnov qu’en ces entités diverses se manifestait la tendance générale des groupements sociaux à persister dans leur être, ajoutons à défendre leurs intérêts et leurs aspirations, à défendre ou à étendre les avantages dont ils disposent. Mais ceci vaut pour ces groupements en eux-mêmes, non pour l’organisme mythique qui les intégrerait en une entité continue transhistorique. Si la continuité historique de ces différentes formations est évidente, si les unes se forment sur les résidus de celles qui dépérissent et meurent, il ne s’ensuit pas qu’elle soit nécessaire, autrement dit que ces entités ne soient que les manifestations, les incarnations d’une réalité transhistorique, le « peuple juif éternel » cherchant à s’affirmer sous différentes formes à travers les siècles, poussé par une nécessité interne comme les organismes vivants à croître, à mûrir (et peut-être à mourir ?). Comme l’a bien vu un autre grand historien des juifs à perspectives synthétiques, Salo W. Baron, le positiviste Doubnov se range ainsi avec les historiens idéalistes qu’il critique. La primauté qu’il accorde comme Ahad Haam, autre positiviste – à ce facteur interne, cette « sorte de volonté nationale autonome qui aurait été la force motrice pour façonner les destinées du peuple et qui, dans l’intérêt suprême de l´auto-conservation nationale, aurait fait tous les efforts d’adaptation nécessaires exigés suivant les différentes régions ou les différentes époques » fait de sa doctrine une simple variante de la conception humaniste des historiens juifs du XIX e siècle. Selon cette conception (celle de Graetz par exemple) « l’esprit du judaïsme » prend la place de Dieu comme facteur déterminant, et l´histoire juive consisterait en « la progression graduelle de l’esprit juif national ou religieux dans ses vicissitudes diverses et ses ajustements variés à divers milieux » [4].

Mais S. W. Baron, si lucide en face de Doubnov, tombe lui-même encore une fois dans l’idéalisme nationaliste. Sa démarche « socio-religieuse », où la religion ne prend une place exceptionnelle parmi les facteurs sociaux qu’à cause de la situation exceptionnelle des juifs dans la Diaspora, représente elle aussi un grand progrès. Nul ne peut nier ce rôle exceptionnel de l’idéologie religieuse dans des communautés dispersées dont elle était le principal lien. Mais la recherche d’un facteur unificateur dans l’histoire juive conduit aussi S. W. Baron à postuler la nécessité de l´enchaînement des incarnations successives de la judéité, à rechercher son secret dans le caractère particulier de la religion juive – religion historique selon sa définition [5]. Dès lors la religion juive se trouve non seulement mise en relief ce qui serait légitime, mais posée en facteur inconditionné, détaché de cette vie réelle des communautés et des formations nationales juives à laquelle pourtant Baron accorde tellement d’attention.

Toutes ces interprétations idéalistes (à des degrés différents) de l´histoire juive sont idéologiques. Entendons qu’elles sont inspirées par le désir de démontrer (ou au moins de suggérer) ce qu’elles postulent et que ce qu’elles postulent répond à des exigences non pas scientifiques, mais pragmatiques et vitales pour la conscience d’un individu ou d’un groupe. Il s’agit de gens ou de groupes qui ont besoin de fonder leur existence sur la notion de permanence nécessaire de la judéité comme communauté soit religieuse soit temporelle. Cela me paraît, en tout état de cause, déformer leur vision socio-historique. Mais, d’un point de vue proprement idéologique, des conceptions de ce genre peuvent correspondre à plusieurs idéologies différentes. Il peut s’agir d’une idéologie religieuse et nationaliste à la fois dans laquelle le Dieu universel s’intéresse avant tout à la permanence du peuple élu (conception critiquée déjà par les païens Celse et Julien l’Apostat) ou bien d’une idéologie nationaliste laïque, admettant comme valeur suprême la nation juive seule. Ou encore il peut s’agir d’idéologies universalistes religieuse ou laïque. L’élection d’Israël peut, dans une vision religieuse, être strictement subordonnée à un plan divin orienté vers le bien de l´humanité. Dans la vision laïque correspondante, tout en écartant l’idolâtrie du groupe ethnique, on répugne à l´idée que toute forme d’entité proprement juive puisse se dissoudre. On est porté dès lors à rechercher et à définir un substratum de valeurs permanentes attachées à l’existence des diverses entités juives du passé, à proclamer pour le passé et pour l´avenir la nécessité de cette liaison d’un faisceau donné de valeurs à un groupement juif minimum. Il s’en suivrait que l´humanité toute entière aurait intérêt à voir ce groupement juif se perpétuer pour maintenir le culte de ces valeurs.

Si sévère qu’on puisse être pour les reconstructions socio-historiques idéalistes et religieuses, il est évident qu’il faut établir de nettes différenciations entre les diverses idéologies auxquelles elles se rattachent. Un « matérialiste » universaliste ne peut considérer du même regard les idéologies nationalistes religieuses ou laïques et celles qui placent au premier plan le service de l’humanité [6].

En face de ces visions idéalistes de l’histoire juive, il faut placer les conceptions que la tradition marxiste, avec A. Léon, appelle « matérialistes ». Essayons d’en définir l’inspiration fondamentale avant d’examiner si cette appellation est justifiée à tous égards.

Du point de vue de l’étude socio-historique, ceux qui adoptent ces conceptions partent d’une orientation méthodologique fondamentale. Ils ne veulent reconnaître aux diverses entités juives du passé et du présent aucun privilège scientifique. Les juifs ont formé des groupes ou des catégories spécifiques, peut-être même exceptionnels dans le sens qu’un ensemble de lois et de conjonctures ont pu aboutir à des types de formations et d’évolution non attestés ailleurs. Mais ils ne sont pas exceptionnels dans le sens que les lois générales qui régissent l’histoire des groupes humains ne s’appliqueraient pas à eux.

Aussi, méthodologiquement, il faut se garder de postuler l´action d’un dynamisme historique qui ne reposerait pas sur un substratum de forces dont le mécanisme peut s’analyser en fonction de facteurs décelables ailleurs, dans l´ensemble de l’histoire des sociétés humaines.

Or, ici comme ailleurs – et c’est une autre orientation méthodologique, celle-là même de la sociologie marxiste, dérivée à la fois de généralisations sur l’expérience historique et de déductions réflexives – on ne peut déceler de substratum de forces empiriques qui expliquerait l’action d’un « esprit », d’une « essence », immuables, propres à un peuple ou à une civilisation indépendamment des situations où ils sont placés. On ne peut parler d’un « esprit occidental » ou d’un « esprit chinois » inconditionnés, mais au moins un ensemble de données empiriques relativement constantes peut conditionner une certaine permanence des phénomènes idéaux qui les accompagnent. Mais, dans le cas des entités juives qui se sont succédé à travers l´histoire, on décèle encore bien moins de données empiriques constantes. Dès lors, on ne voit pas à quel substratum de forces empiriques se rattacherait l’action d’un soi-disant esprit du judaïsme, toujours semblable à lui-même, indépendant des questions de temps, de localisation et de structure sociale, poussant dans le même sens les groupes juifs de nature très différente. Naturellement, l´influence de la religion juive sur la destinée des juifs est certaine. Mais la religion juive comme les autres s’est transformée au cours des âges, recouvrant souvent sous des formulations identiques des contenus différents ainsi que l´a montré S. W. Baron lui-même [7]. Naturellement aussi certains traits ont pu rester invariants à travers L´histoire. C’est à ceux qui l’affirment que revient la charge de le démontrer et aussi de démontrer leur action, la portée et le mécanisme de cette action. Il ne me semble pas qu’ils aient démontré que certains traits invariants de la religion juive (le seul élément constant de l’histoire juive) – qu’il s’agisse de son caractère historique ou d’autre chose – aient pu entraîner une tendance à conserver une existence juive sous des formes extrêmement diversifiées, à remplacer sans arrêt une formation par une autre au moyen de son seul efficace. Encore moins peut-on voir là l´action d’un « esprit du judaïsme », situé quelque part entre ciel et terre, agissant par des mécanismes inconnus, intangibles, échappant à tout conditionnement des facteurs habituels de l´histoire humaine.

La formule de Marx selon lequel le judaïsme s’est conservé non pas malgré l’histoire mais par l´histoire [8], n’est pas une postulation mystique ou philosophique de source incontrôlable. C’est tout simplement une exigence méthodologique de toute histoire scientifique. On doit expliquer l´histoire juive par les facteurs historiques habituels et cela même les esprits religieux peuvent l’admettre s’ils acceptent l’idée, affirmée depuis des millénaires par les grandes religions universalistes, que Dieu agit par l’intermédiaire des causes secondes. Et, quoi qu’on en ait dit, si une explication totale ne peut s’atteindre, ici comme ailleurs, que comme asymptote, par l’effort permanent, continu, conjugué des historiens sociologues, si on ne peut espérer que réduire peu à peu la marge des incertitudes et des obscurités, du moins peut-on affirmer que rien, dans l´histoire juive, ne contraint de façon impérieuse au recours à l’effet de forces mystiques, en dehors des mécanismes habituels de l’histoire sociale de l’humanité.

Ainsi ni la réalité, la vie concrète des groupes juifs, ni les psychologies juives individuelles ne doivent s’expliquer par la traduction dans les faits de phénomènes idéaux inconditionnés. Les phénomènes idéaux existent certes et ne sont en rien des épiphénomènes. Ils ont des effets extrêmement importants. Mais ils ne peuvent en aucune manière être considérés comme des phénomènes sans cause, inconditionnés et par conséquent immuables. Ils peuvent toujours s’analyser, en ce qui concerne leur dynamisme, comme dérivant d’une part de leur passé, de leur état à un stade antérieur et d’autre part de la situation concrète où se trouve le groupe qui en est le support vivant.

L’étude des mécanismes socio-historiques qui ont agi sur l´´histoire juive, conduite selon cette ligne non idéaliste, ne revient pas forcément à postuler l’action exclusive des facteurs économiques selon la conception vulgaire du marxisme, comme A. Léon me semble avoir parfois trop tendance à le croire et comme le terme « matérialiste » pourrait le suggérer (et l’a en fait suggéré) à beaucoup, Les situations concrètes dont il vient d’être question ne se définissent pas uniquement en termes économiques, ne se réduisent pas à des situations économiques. D’abord, il conviendrait de définir ce qu’on entend par économie. On donne parfois de ce terme une définition trop étroite qui justifie les critiques souvent dirigées contre la démarche en question. Au surplus, Marx n’a jamais entendu prêcher un économisme exclusif. L’activité économique – au sens large – joue son rôle – un rôle très important assurément – dans la dynamique historique. Marx a défini et souligné ce rôle habituellement négligé de son temps, rien de plus.

Il y a eu dans l´Antiquité un groupe juif de type national, caractérisé entre autres traits, par une religion nationale comme c’était la règle à cette époque. La nation [9] hébraïque, puis juive a obéi aux tendances normales des groupes nationaux dans les conditions sociales, économiques, politiques et culturelles de l’époque. Elle présentait naturellement des caractères spécifiques. L’évolution de sa religion en fonction de l’histoire de la nation donna à cette idéologie un caractère unique. Le prophétisme hébraïque et juif, phénomène qui était courant à l’époque, eut une évolution toute particulière et la victoire de la nation juive sur les nations voisines lui donna libre cours, assura la conservation des documents où il s’exprima [10]. Le dieu national Yahweh finit par être conçu comme dieu de l´univers, dieu unique excluant l’existence même des autres dieux nationaux.

L’intense émigration juive dans l´Antiquité doit également s’expliquer par des facteurs à l’oeuvre partout, en premier lieu par des facteurs économiques. La nation juive se dédoubla en une Diaspora formée de groupes locaux multiples et en un « établissement » (en hébreu yishouv) juif palestinien. Ce dernier, comme l’explique bien Léon, ne fut anéanti en aucune façon – quoi qu’en disent les thèses courantes diffusées pour des raisons différentes par les Églises chrétiennes et par le nationalisme juif religieux ou laïque – ni par la destruction de l´État juif par Pompée en 63 avant J.-C. ni par la répression des révoltes juives de 66-70 et de 132-135 par Titus et par Hadrien. Seulement la réduction de l’importance de l’« établissement » palestinien – notamment par l´intense processus d’assimilation – le réduisit peu à peu au rang d’un groupe de communautés parmi les autres, fixées comme les autres au milieu de populations non juives.

Beaucoup de ces communautés juives dispersées dans le monde entier ont disparu, se fondant par assimilation globale dans les sociétés au sein desquelles elles étaient situées en adoptant (c’était le seul moyen de le faire à cette époque) la religion ou une des religions dominantes dans ces sociétés. D’autres se réduisirent en nombre, dépérirent par assimilation (c´est-à-dire conversion) individuelle de beaucoup de leurs membres à ces religions. Cependant il resta dans le monde un nombre important de ces communautés, conservant la religion de leurs ancêtres, y convertissant souvent de nouveaux prosélytes, maintenant les traits culturels liés à cette religion – tout en ayant adopté en gros la culture ambiante –, conservant entre elles des liens, malgré les différences considérables qui les séparaient.

Comment expliquer cette persistance si on renonce à l’explication religieuse par la volonté de Dieu ou à l’explication idéaliste nationaliste (beaucoup plus irrationnelle en un sens) par des facteurs mystérieux qui auraient imposé un vouloirvivre national à ces multiples groupes ?

A. Léon a repris, pour expliquer ce fait, la théorie du peuple-classe suggérée par Marx et formulée en termes plus nets par Max Weber : les juifs formaient une sorte de caste de l´Inde se perpétuant même dans un monde sans castes. Cette explication a une certaine valeur pour le monde chrétien occidental notamment, à partir des Croisades, dans certaines limites tout au moins comme on va l’exposer. Mais A. Léon ne voit pas qu’il franchit d’un trait un millénaire (au moins) où ce facteur ne jouait pas.

On a transposé indûment, et souvent inconsciemment, dans le passé des caractéristiques appartenant essentiellement à l’Europe d’après les Croisades. On les a transposées tout aussi indûment dans les autres aires culturelles. Les juifs de l´Antiquité, même dans la Diaspora, n’étaient pas particulièrement voués au commerce. Léon a été égaré sur ce point par des historiens utilisant une documentation insuffisante à l’époque et influencés par cette tendance à la transposition des conditions modernes à laquelle je viens de faire allusion. En Égypte, sous l’Empire romain, ils étaient, écrit un bon connaisseur de l’histoire des juifs égyptiens, « mendiants, sorciers, colporteurs, artisans et marchands de toute sorte, antiquaires, usuriers, banquiers, fermiers, métayers, ouvriers et marins, Bref il n’était pas de métiers d’où ils pussent espérer tirer un gagne-pain qu’ils n’aient exercé. » [11]. Et S. W. Baron note que ce tableau « vaut aussi, avec quelques modifications mineures pour d’autres pays de la dispersion » [12]. Flavius Josèphe pouvait écrire à la fin du 1er siècle : « Nous n´habitons pas un pays maritime, nous ne nous plaisons pas au commerce… et, comme nous habitons un pays fertile, nous le cultivons avec ardeur. » [13]. En Europe occidentale avant le XI e siècle, B. Blumenkranz a montré dans sa belle thèse, sur la base d’une documentation à peu près exhaustive, que les juifs vivaient sans ségrégation au milieu de la population européenne, ayant à peu près les mêmes occupations professionnelles que la moyenne de celle-ci. Dans le monde musulman également, les remarquables travaux de S. D. Goitein ont montré que les juifs ne se distinguaient des populations musulmanes ou chrétiennes que par la religion et les traits culturels qui y étaient liés directement.

Mais, avant l’époque moderne, les sociétés de type national, préfigurant les nations modernes, dépassant la structure tribale antérieure – de quelque nom que l’on veuille les appeler [14] – étaient caractérisées par un extrême cloisonnement interne qui me paraît lié, tout simplement, à la force insuffisante des facteurs d’unification. L’économie mercantile, le grand commerce international, la puissance relative des structures étatiques éventuellement avaient pu briser les barrières entre tribus ou entre communautés villageoises, imposer des unifications sur une échelle plus ou moins large. Mais l´État restait doté de moyens d’action réduits. La sousadministration, comme on dit aujourd’hui, était la règle et non l’exception, Cela poussait les dirigeants à administrer par l’intermédiaire de corps multiples, de sortes de sous-États qui étaient aussi des quasi-États. La pré-nation était un conglomérat de communautés en bonne partie autonomes qui s’administraient elles-mêmes et dont on réclamait une allégeance minimale à l´État. Le signe de cette allégeance était essentiellement l’impôt auquel, bien naturellement, les corps souverains attribuaient une importance tout à fait prioritaire. Dans un grand nombre de cas, une contribution militaire était aussi exigée. Il fallait qu’elles respectent l´ordre public. En dehors de cela, les communautés vivaient leur vie propre. Elles représentaient, pour leurs membres, la société globale à laquelle allait en tout premier lieu leur allégeance, dont ils se sentaient partie intégrante, au niveau de laquelle ils formulaient leurs intérêts et leurs aspirations comme il est de règle dans les structures antérieures à l’âge de l’individualisme moderne où l´homme ne se sent lié (au plus) qu’à l´État qui le domine et le contrôle de haut. Dès lors, c’est au profit de ces communautés que s’exerçait cette tendance à la persistance dans l’existence qui caractérise les groupes sociaux. Il y avait bien une stratification sociale hiérarchique, des sortes de pré-classes [15] comme il y avait des sortes de pré-nations. Mais leur action et leur conscience communes se heurtaient à la force des structures communautaires. Elles ne se dégageaient que dans les grandes occasions, dans l´Europe chrétienne notamment où la hiérarchie en question était consolidée par des institutions fortes.

Les juifs s’organisaient et s’administraient en tant que juifs, se présentaient à la société comme formant le groupe juif au milieu des autres groupes. Ils tendaient à rester juifs tant que des forces puissantes ne les contraignaient pas à ne plus l´être. Le volume des communautés variait en fonction de toutes sortes de facteurs, mais jamais une pression forte ne fut exercée de façon durable à la fois dans tous les pays où se trouvaient des juifs (c´est-à-dire dans à peu près tout le monde connu) pour déraciner totalement cet ensemble de communautés. Cela n’a rien d’étonnant, étant donné la multiplicité des structures étatiques indépendantes qui englobaient des communautés juives et leurs moyens d’action très faibles par rapport à ceux que nous connaissons actuellement – l´aspect terroriste des interventions gouvernementales ne compensant qu’en partie leur manque de continuité, leur caractère sporadique. A cela se réduit le soi-disant miracle de la survivance juive dont s’émerveillent, dans des tonalités différentes, théologiens chrétiens et nationalistes juifs.

En Orient musulman où les conditions médiévales ont subsisté en grande partie presque jusqu’à nos jours, des sectes ou communautés religieuses subsistent ainsi depuis des siècles et des millénaires quoique bien peu de leurs adhérents attachent quelque intérêt à la doctrine qui, il y a bien longtemps, a pu susciter leur formation. Les Druzes par exemple, secte formée au XI e siècle, possédant en théorie une doctrine très savante dérivée en partie de la philosophie néo-platonicienne, sont seulement des paysans syriens et libanais qui savent qu’ils ont des coutumes différentes des autres et réagissent comme une unité, à la manière d’une petite nation ou d’une sousnation, tout englobés qu’ils aient été dans de multiples États successifs. Ils ont défendu farouchement leur identité, leur particularisme, leurs intérêts de groupes. Ils continuent à le faire dans une large mesure malgré le fait qu’ils partagent la plupart des traits culturels de leurs voisins d’autres communautés religieuses, qu’ils parlent la même langue arabe, qu’ils appartiennent selon tous les critères habituels à l´ethnie arabe et malgré la force récente de l’idéologie du nationalisme arabe, poussant dans le sens de l’unification.

De même, les grandes idéologies du passé – religieuses et non nationalistes – ont réagi contre cette tendance à la persistance dans le particularisme. Ces idéologies étaient la garantie de l’unité de l´État. Les monarchies hellénistiques et l´Empire romain, États forts et unitaires qui évoquent par certains traits les nations modernes, n’imposaient pas une idéologie unique à leurs sujets, laissaient libre cours à un certain pluralisme. Ils demandaient seulement un minimum. Ils n’envisagèrent jamais la suppression de l´ ethnos juif. Les conflits de ces États avec Israël vinrent seulement de ce qui paraissait un excès de particularisme de ce peuple, tournant au séparatisme, inquiétant sur sa loyauté envers l´État. Le yahwisme, religion d´Israël, avait évolué d’un culte national, visant de plus en plus à l’exclusivisme intra-national, vers un culte universaliste exclusif. Yahweh avait été imposé d’abord comme Dieu seul d´Israël. Considéré comme plus fort, plus puissant que les dieux des autres nations, il était en passe de devenir le seul existant. Beaucoup de yahwistes au moins méprisaient les autres dieux [16], allaient jusqu’à les considérer comme non existants. L’école yahwiste avait codifié avec une extrême minutie les rites particuliers qui devaient distinguer le vrai Israélite, fidèle serviteur de Yahweh, des autres peuples. Dans l’atmosphère du monde et de la culture hellénistiques, beaucoup de juifs [17] voudront adapter la religion nationale aux idées générales de la civilisation ambiante. L’épicurien Antiochus Épiphane soutiendra ce parti assimilationniste dans l´intérêt de l´unité de son État et nullement par zèle pour les dieux du paganisme. D’où la révolte des yahwistes intransigeants, au départ guerre civile entre juifs, qui aboutira (déjà) à la victoire en Israël du nationalisme extrémiste [18]. Mais, le nouvel État d´Israël devra trouver un modus vivendi avec les puissances de la région qui, de leur côté, sacrifieront les assimilationnistes et accepteront les particularités de la religion et du culte juifs moyennant la réconciliation politique avec les extrémistes assagis. Les Romains, après les Hellènes, auront appris qu’il valait mieux admettre ces particularismes et les traiteront avec un grand respect, dispensant souvent les juifs de la loi commune par égard pour leurs conceptions particulières.

Les fameuses guerres de 66-70 et de 132-135 ne furent nullement des essais par les Romains de détruire la spécificité de l´ethnie juive. Ce furent des répressions contre des rebelles qui voulaient l´indépendance politique, utilisant l´exaspération populaire devant des brimades de fonctionnaires romains maladroits et rapaces. Comme ailleurs dans l´Empire romain, les partisans de l’indépendance se recrutaient de préférence parmi les plus défavorisés ainsi qu’il est normal, parmi les pauvres et parmi ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voyaient leurs intérêts et leurs aspirations brimés par le pouvoir romain. On peut donc, je crois, quoi qu’en dise Léon, les considérer comme des insurrections nationales essentiellement, malgré le mélange de motivations sociales qui apparaît toujours dans les mouvements nationaux. Le signe en est que des couches sociales et des individus, foncièrement hostiles à la révolte, se sentirent obligés d’y participer. A la suite des exactions du procurateur Gessius Florus, provoquant les juifs, devant la passivité du pouvoir central (représenté par Néron) devant les plaintes juives, avec l’enchaînement habituel des protestations plus ou moins violentes et des actes de répression plus ou moins atroces, le parti de ceux que Josèphe appelle les séditieux (stasiastai), les révolutionnaires (neôteridzontes), les fauteurs de guerre (hoi kinountes ton polemon) l´emporta sur le parti de ceux – parmi lesquels il se range – qu’il nomme les puissants (duna-toi), les princes des prêtres (arkhiereis), les gens pacifiques du peuple [19]. « Ils gagnèrent à leur cause les derniers partisans des Romains par la force ou la persuasion » (Josèphe, B. J., II, xx, 2, 562) [20], tout au moins à Jérusalem et le signe de l’union sacrée fut l´élection de dirigeants habilement choisis parmi ce dernier parti, dont Josèphe lui-même. Le choix fait, l’option prise, beaucoup eurent – plus sincèrement que ce dernier – la réaction qu’il s’attribue, une fois dans son poste de gouverneur de Galilée pour le mouvement : « Il voyait clairement vers quel dénouement marchaient les affaires des juifs et qu’il n’y avait d’autre espérance de salut pour eux que de faire amende honorable. Quant à lui, bien qu’il eût lieu d’espérer être pardonné des Romains, il aurait préféré souffrir mille morts plutôt que de trahir sa patrie (tên pa-trida) et d’abandonner honteusement la mission qui lui avait été confiée, pour chercher la tranquillité parmi ceux qu’on l’avait chargé de combattre » (ibid., III, VII, 1, § 137 ; trad. R. Harmand et Th. Reinach). Le cours des événements, les victoires romaines, le long siège de Jérusalem augmentèrent les tensions internes, assurèrent la victoire des extrémistes intransigeants sur ceux qu’ils pouvaient soupçonner, non sans fondement, de tendance à la conciliation. D’où aussi les luttes entre divers partis extrémistes – groupuscules gonflés par les circonstances – et la prédominance chez les rebelles des tendances les plus révolutionnaires, hostiles aux riches et aux puissants.

L’élément religieux dans cette guerre est évident. Il est encore plus visible dans la révolte de 132-135 où le rabbin ’Aqiba joua un grand rôle comme inspirateur idéologique. Les nationalistes pouvaient se fonder sur les quelques vexations que des procurateurs bornés, corrompus ou provocateurs comme Gessius Florus avaient apportées aux coutumes religieuses juives, ils pouvaient aussi utiliser le courant de pensée messianique. Mais il est très clair que la motivation principale est celle de la lutte contre l’oppression politique. De nombreux esprits très religieux jugèrent leur foi parfaitement compatible avec la soumission à Rome, moyennant les protestations nécessaires quand des fonctionnaires romains portaient atteinte aux coutumes religieuses de leur peuple.

A. Léon a invoqué à juste titre des soulèvements semblables à la même époque dans les provinces romaines, Dans ces cas, comme dans le cas juif, les revendications sociales rendaient plus ardentes l´adhésion dès couches défavorisées à une révolte nationale. Il eût pu aussi invoquer l’exemple des Gaulois, tout à fait contemporain, qui est plus proche à certains égards du cas juif. En 69, à la faveur des troubles qui précédent et suivent la chute de Néron, le prince batave Julius Civilis soulève son peuple – des Germains en contact immédiat avec les Gaulois – en tirant argument des vexations subies de la part des officiers romains. Il prend soin de situer son appel à la révolte dans une atmosphère religieuse. Il convoque les notables dans un bois sacré (sacrum in nemus) sous prétexte d’un banquet (religieux lui aussi, n’en doutons pas). Son discours, fondé sur les sévices subis est suivi de serments où les assistants s’engagent « par les rites barbares et les imprécations du pays (Barbaro ritu et patriis exsecrationibus) » (Tacite, Histoires, IV, 14-15). Les révoltés sont enflammés par les prédictions de la prophétesse germanique Veleda (ibid., IV, 61, 65), apparaissent, après leur première victoire aux Germains et aux Gaulois comme des « libérateurs » (libertatis auctores) (ibid., IV, 17). Les Gaulois sont séduits par les appels de Civilis surtout quand, au début de 70, on apprend l’incendie du Capitole lors de la lutte à Rome entre partisans de Vespasien et de Vitellius. Comme à Jérusalem, on mêle, en Gaule, les souvenirs des gloires passées et un messianisme situé dans l’avenir. L’incendie du temple auquel la fortune de Rome était attachée leur rappelait qu’autrefois ils avaient pris la Ville elle-même et leur semblait un signe de la colère des dieux (signum caelestis irae datum). « Les druides, dit Tacite, prophétisaient, sur la base d’une vaine superstition, que la souveraineté de l’univers était promise aux nations transalpines » (Hist., IV, 54). Tout cela, appuyé par des considérations très réalistes (quoiqu’elles dussent se révéler fallacieuses) sur la situation difficile des Romains, engagea des Gaulois, les Trévires Julius Classicus et Julius Tutor à se soulever ainsi que le Lingon Julius Sabinus. Ils proclamèrent l’empire des Gaules (imperium Gaillarum). Mais c’est ici qu’apparaît la différence avec les options palestiniennes. Vers le moment où Titus entrait à Jérusalem (septembre 70), des délégués des cités gauloises se réunissaient en congrès à Reims pour décider si on rechercherait « l’indépendance ou la paix (libertas an pax placeret) » (ibd., IV, 67). On écouta des orateurs défendant chacune des deux options. Le Rémois Julius Auspex fit un discours pour la soumission et la paix qui rappelait de près celui prononcé en vain par le roi juif Hérode Agrippa à Jérusalem quatre ans auparavant (Josèphe, B. J., II, XVI, 4, § 345-401). Les thèmes étaient les mêmes : puissance des Romains, faiblesse et divisions de la nation soumise, caractère passager et remédiable des vexations venant des fonctionnaires d’autorité. Mais les Gaulois qui, disait Agrippa entre autres exemples, « supportent (que leur pays) soit devenu la vache à lait des Romains et laissent gérer par eux leur fortune opulente (et cela) non point par manque de coeur ou par bassesse, eux qui pendant quatre-vingts ans ont lutté pour leur indépendance », choisirent la paix. En Judée, si le parti de la paix fut battu, il n’en était pas moins fort. Le soulèvement n’entraîna nullement l’unanimité de la nation juive. Je me contenterai de citer S. W. Baron qui résume bien les faits. « La très nombreuse population judéo-syrienne semble s’être tenue à l’écart des trois soulèvements (contre Antiochus Épiphane, contre Rome en 66-70 et en 132-135)… Les dissensions intérieures sévissaient dans les régions révoltées elles-mêmes. Durant la grande guerre (de 66-70), ce ne furent pas seulement les municipalités grecques de Palestine, mais même des villes à prépondérance juive comme Sepphoris et Tibériade qui s’opposèrent activement aux armées révolutionnaires. Jusqu’en Judée l’unanimité ne prévalut pas. Le petit groupe des premiers chrétiens abandonna Jérusalem dès le début …et se déclara en faveur de la neutralité. Ceux des dirigeants du peuple qui étaient réellement influents, qu’ils fussent sadducéens ou pharisiens, s’opposèrent énergiquement à l’idée d’une guerre contre Rome… L’oppression romaine était d’ordre purement politique et fiscal. Elle n’était même pas dirigée contre le peuple palestinien en tant qu’entité politique… Opposer à une telle force politique une autre force, une armée rebelle, transporterait, les pharisiens le sentaient, le combat sur le terrain de l’État et des forces militaires, domaine où les Romains étaient tellement supérieurs. Sous la pression des zélotes patriotes, Rabban Yohanan ben Zakkaï et d’autres dirigeants pharisiens se joignirent un temps, sans enthousiasme, à une campagne qui, même heureuse, aurait impliqué la sanction d’un principe ennemi du leur propre. » [21]. Il faut rappeler que le Talmud exalte le défaitisme de Yohanan Ben Zakkai. Ses propos pour la paix dans la ville assiégée, rapportés par les espions romains à Vespasien lui valent la bienveillance du général romain quand ses disciples le font sortir hors des murs dans un cercueil. Vespasien lui accorde sur sa demande de fonder l’académie de Yabneh où il enseignera la Torah [22]. C’est de cette école de Yabneh que sortira tout le judaïsme postérieur. C’est grâce à cette attitude défaitiste que y ohanan peut être considéré avec S. W. Baron comme « le restaurateur de la vie juive » [23].

On voit clairement qu’il s’agissait, en Judée comme en Gaule et en bien d’autres cas, d’une lutte de libération nationale comme nous dirions (polemon huper tês eleutherias, dit Agrippa). Mais les Romains, s’ils voulaient la soumission, ne cherchaient pas à niveler tous les particularismes. Ils se contentaient de combattre les coutumes qui semblaient choquantes (non sans inconséquences) à leur conception (ethnocentrique bien entendu) de la « civilisation ».

Ainsi par exemple des sacrifices humains chez certains Gaulois (alors que les combats de gladiateurs semblaient normaux !) et de la circoncision qui était assimilée à la castration. A l’extrême, Hadrien (117-138) cherchant à pousser plus loin l’unification par le rapprochement des ethnies sujettes de l’Empire et par l’élimination de ces coutumes contraires à l’esprit de la civilisation hellénique, interdit la circoncision (mesure qui frappait aussi les Arabes et les prêtres égyptiens), et voulut, comme Antiochus Épiphane, bâtir un temple à Zeus Olympios ou à Jupiter Capitolin en qui il ne comprenait pas que les juifs refusent de reconnaître leur Dieu. Encore une fois les juifs extrémistes – malgré de pieux conciliateurs – en profitèrent pour annoncer la venue proche du Messie et la délivrance ou la rédemption (ge’oul-lah), la liberté (herouth) d´Israël comme disent les monnaies de la Révolution. Mais, s’il réprima durement cette révolte et prit des mesures plus sévères pour couper court à toute tentative nouvelle, Hadrien – qui avait commencé son règne en faisant enlever de l´emplacement du Temple la statue de Trajan choquante pour les juifs – n’amoindrît aucunement les droits des juifs en tant que citoyens et ne revint pas sur leur exemption de l’obligation du culte impérial, privilège extraordinaire. Son successeur Antonin abolit l’interdiction de la circoncision (sauf pour les non-juifs d’origine) et les autres mesures prises au cours de la répression [24]. L’extension de la citoyenneté romaine à la majorité des sujets de l´Empire s’appliqua aussi bien aux juifs dont on prit même en considération les scrupules monothéistes pour la prestation du serment permettant l’accès aux fonctions publiques [25].

L’idéologie païenne admettait bien des pluralismes. Cependant les conditions économiques et sociales poussaient à l’unification. Dans l’Empire romain, un libre jeu était laissé à la libre concurrence des cultes dans certaines limites, comme c’était le cas pour la libre concurrence des marchandises. Des Romains de souche pouvaient adorer des dieux égyptiens par exemple. Le particularisme culturel des ethnies pouvait se réfugier dans le culte persistant des dieux locaux. Un semblant d’unité idéologique était assuré par l´identification (procédé facile) des dieux indigènes aux dieux du panthéon romain. Suivant les cas, cette fusion fut réelle, ou on adora simplement, avec un nom romain supplémentaire, une antique divinité. Suivant les cas aussi, suivant les facteurs d’unité géographiques, la puissance de la tradition culturelle, le degré de brassage des populations, les provinces conservèrent plus ou moins d´originalité. La prépondérance économique et culturelle de l’Orient se marque là aussi. « C’est là, écrit Franz Cumont, que se trouvent les principaux centres de production et d’exportation. » Aussi, « non seulement les dieux de l’Égypte et de l´Asie ne se laissèrent jamais évincer comme ceux de la Gaule ou de l´Espagne, mais bientôt ils franchirent les mers et vinrent conquérir des adorateurs dans toutes les provinces latines… et l´on pourrait soutenir que la théocrasie (le mélange, la fusion des dieux) fut une conséquence nécessaire du mélange des races, que les dieux du Levant suivirent les grands courants commerciaux et sociaux et que leur établissement en Occident fut la conséquence naturelle du mouvement qui entraînait vers les pays peu peuplés l’excès d’habitants des cités et des campagnes asiatiques. » [26].

Le processus d’unification pluraliste, si l’on peut s’exprimer ainsi, favorisait les cultes orientaux, non seulement par suite de la supériorité culturelle de l´Orient, mais aussi, et sans doute surtout, parce que beaucoup d’entre eux (ceux justement qui se diffusèrent) avaient pris un caractère de religions à mystères, universalistes et individualistes, proposant aux hommes des méthodes pour faire leur salut personnel, indépendamment des liens tribaux ou locaux à la race ou au terroir. Le judaïsme lui-même prit ce caractère et, à ce titre, reçut l’adhésion d’un nombre considérable de prosélytes, Cet individualisme religieux était en corrélation évidente avec l´individualisme social que favorisaient les conditions politiques, sociales et économiques.

L’ethnie juive garda sa spécificité par la convergence d’un certain nombre de causes différentes. Elle réalisait la conjonction d’une ethnie très précisément définie et d’une religion de salut universaliste. Le dieu national, Yahweh, avait des caractéristiques si particulières qu’il résistait à toutes les assimilations avec les autres dieux. La tentative d´Antiochus Épiphane pour l’identifier à Zeus Olympios, bien accueillie par une grande partie des juifs assimilationnistes, avait échoué. Il s’agissait d’ailleurs pour les hellénistes simplement de donner un nom à un dieu qui était réputé n’en pas avoir [27]. L’échec venait essentiellement, comme l’a montré E. Bickermann, de la lutte des juifs intransigeants contre les juifs (modérément) assimilationnistes qui avaient accepté cette « denominatio ». La tentative d´Hadrien échoua aussi, on l’a vu, par suite d’une opposition à base plus nationaliste que religieuse. Quoi qu’il en soit, Yahweh, avec ses traits distinctifs, fussent-ils négatifs, était resté le dieu d´Israël et le dieu d´Israël seul. On ne pouvait participer à son culte qu’en se faisant adopter par le peuple, qu’en devenant membre du peuple. On admit pendant toute une époque les demi-conversions de sympathisants au judaïsme. Mais, satellites de la religion, ils restaient en dehors de l’ethnie juive. Le noeud de l’histoire du christianisme primitif est précisément le problème d’agréger solidement à une institution essentiellement juive, la première Église, des adhérents qui se refusent à entrer dans l’ethnie juive. C’est tout le débat entre les apôtres et Paul dont les échos nous sont transmis par les Actes des apôtres et l’Épître aux Galates.

L’Empire romain, pré-nation aux dimensions imposantes unifiée entre autres par un réseau serré d’interdépendances économiques, provoqua la fusion de certaines ethnies et aussi de certains cultes, mais non pas la disparition de religions ou sectes universalistes. Les ethnies de la partie occidentale de l´Empire fusionnèrent, perdant avec leurs langues (ibère, gaulois, etc.) les principaux traits culturels qui les distinguaient, devenant de simples régions du monde latin, de la Romania. Tout au plus, des facteurs géographiques, un relatif isolement, la mémoire d’un passé glorieux permettaient une certaine conscience régionaliste qui, les circonstances historiques aidant, après rappauvrissement économique, la dislocation des liaisons commerciales et les invasions barbares, allait permettre, avec la différenciation linguistique, une lente renaissance de la spécificité nationale (ou pré-nationale, comme on voudra). Les ethnies d’Orient en gardant leur langue populaire (grec, copte, araméen, etc.) fusionnèrent parfois entre elles, comme en Anatolie ou en Syrie-Phénicie, mais conservèrent mieux un ensemble de traits culturels spécifiques, fût-ce dans le cadre de nouveaux ensembles. L´Égypte, par suite de sa forte unité géographique, garda, comme en général à travers toute son histoire, une spécificité nationale. Les juifs étaient protégés contre toute fusion par le réseau serré de pratiques spécifiques qu’avait imposé le yahwisme strict aux premiers « Sionistes » revenus de Babylonie en Judée à la fin du VI e siècle avant J.-C. On pouvait bien chercher des accommodements avec le monde ambiant, consentir même au respect des dieux des peuples voisins comme le fit le judaïsme alexandrin, s’adapter au maximum à la civilisation hellénistique comme on le fit pendant toute une période que symbolisent ces fresques de la synagogue de Doura Europos (au musée de Damas) où Moïse nous apparaît sous les traits inattendus d’un pédagogue au mince collier de barbe à la grecque. Mais une fois abandonnées les pratiques distinctives de l´ethnie, on se situait en dehors. Ce fut nécessaire pour accéder à certaines fonctions publiques avant les accommodements du IIIe siècle.

Un bon exemple en est donné par Tiberius Julius Alexander [28], neveu de l’illustre philosophe juif d’Alexandrie, Philon, et fils d’un très riche alabarque (receveur des taxes) de la même ville, apparenté à la famille des Hérodes. Son père avait financé neuf portes du magnifique temple hérodien de Jérusalem en construction. Lui-même, intellectuel distingué (son illustre oncle juge nécessaire de consacrer tout un traité à réfuter les thèses qu’il avait énoncées dans une conférence sur l’intelligence des animaux), « ne resta pas fidèle à la religion de ses pères », dit Josèphe (A. J., XX, v, 2, §§ 100-104), qui ne l’en blâme que légèrement, disant que son père « l’emporta sur lui par sa piété envers Dieu ». Il fit carrière dans l’administration romaine, fut procurateur de Judée vers 45-48. Il « ne porta aucune atteinte aux coutumes du pays et y maintint la paix » comme son prédécesseur païen Cuspius Fadus, note l’historien juif (BJ., 11, XI, 6, § 220). Son origine juive n’est jugée digne d’être mentionnée ni par Suétone (Vespasien, § 6) ni par Tacite qui l’appelle seulement « chevalier romain distingué » (illustris eques romanus) » et « de nation (c’est-à-dire de naissance) égyptienne » (ejusdem [i. e. Aegyptiorum] nationis). (Annales, XV, 28 ; Histoires, 1, 11). Nommé préfet (gouverneur) d’Égypte, il réprima une émeute juive à Alexandrie et fut le premier à poser la candidature de Vespasien à l´Empire. Il commanda en second, sous Titus, l’armée au siège de Jérusalem. Josèphe, à part la réserve signalée ci-dessus, ne tarit pas d’éloges sur son intelligence, son expérience militaire, sa loyauté et sa « magnifique fidélité » à la dynastie flavienne (B. J., V, 1, 6, §§ 45-46). Il est bien possible que ce soit son fils ou son petit-fils portant le même nom qui ait été membre du collège sacerdotal des Frères Arvales, une congrégation des plus anciennes du paganisme romain en 118-119 [29].

Ainsi pouvait-on sortir de l’ethnie juive. Mais, s’il fut interdit de s’y agréger quand on n’en était pas originaire, nul n’était poussé à en sortir, pas plus que de la religion universaliste qui y était liée. Les mesures de répression contre les extrémistes nationalistes, partisans de l’indépendance politique de la Palestine ou contre les juifs des provinces qui réglaient de temps en temps des comptes sanglants avec les autres groupes ethniques du même lieu – ce que la littérature nationaliste juive contemporaine appelle abusivement des pogromes et où elle voit des manifestations de l’éternel antisémitisme – étaient des opérations de police qui ne portaient pas atteinte à ce principe. Vespasien et Titus refusèrent de prendre le titre de judaicus, « vainqueur des juifs », comme les empereurs avaient pris le titre de Germanicus, « vainqueur des Germains » ou d’ Africanus, « vainqueur des Africains ». Ils étaient censés avoir vaincu non le peuple juif, mais une fraction d’extrémistes juifs égarés en Judée. C’était la Judée qui avait été matée (Judaea capta ou devicta disent les monnaies flaviennes), non l’ensemble des juifs parmi lesquels ces souverains comptaient tant d’amis et même, en ce qui concerne Titus, une amie tendrement aimée, Bérénice. S’il ne l’épousa pas et se sépara d’elle, invitus invitam, ce fut par crainte de réactions non spécifiquement « antisémites », mais traditionnalistes romaines telles que celles qui avaient sévèrement atteint Antoine pour sa liaison avec l´Égyptienne Cléopâtre.

Ainsi, en vérité, on ne voit pas pourquoi le judaïsme aurait disparu à cette époque. Il continuait, noyau ethnique entouré d’une nébuleuse de sympathisants prosélytes attirés par ses côtés universalistes. Cette frange, souvent hésitante, parfois finalement rebutée, pouvait aussi, comme ce fut souvent le cas, renforcer l’ethnie juive d’un nouveau sang malgré les sanctions qu’elle pouvait encourir. Les relations entre les deux formes et tendances du judaïsme étaient malaisées et pleines de contradictions comme le montre, à la limite, l’exemple des Gréco-Syriens de Damas massacrant, en 66, les juifs damascains en cachette de leurs femmes, presque toutes gagnées au judaïsme (B. J., II, XX, 2, § 560). Le succès du christianisme vint en grande partie de ce qu’il résolvait la contradiction, présentant au monde romain une forme du judaïsme acceptable par tous, dégagée des implications ethniques et des encombrantes obligations rituelles. Soit dit en passant, les formulations de Léon sur le christianisme primitif sont critiquables. Le caractère populaire et, comme il dit, « antiploutocratique » de celui-ci est certain. Mais ce n’était pas essentiellement un mouvement social révolutionnaire. C’était un mouvement religieux tirant sa force de facteurs sociaux, idéologiques et culturels assez contradictoires, parmi lesquels figure assurément au départ en bonne place la réaction de frustration des pauvres et des opprimés de Judée et de Galilée. Encore moins peut-on accepter la comparaison faite par Léon du christianisme triomphant avec le fascisme. Tout compte fait, une comparaison avec le stalinisme serait plus adéquate, mais, là encore, de multiples réserves seraient à faire.

Pour en revenir à l’ethnie juive, elle persista donc. dans son existence, diaspora infiniment dispersée avec ses deux basés territoriales solides de Palestine et de Babylonie d’où émanent significativement la Mishna et les deux Talmuds, rédigés dans des aires de concentration juive maxima où les problèmes de la vie agricole et artisanale devaient être traités du point de vue de la jurisprudence religieuse tout autant que les problèmes de la vie urbaine et commerciale. La base babylonienne fut florissante dans le cadre de l´Empire perse sassanide, relativement tolérant. La base palestinienne (devenue surtout galiléenne) dépérit très lentement dans le cadre de l´Empire romain. Les empereurs ne persécutaient nullement les juifs, les favorisèrent même quand grandit le danger chrétien [30], mais prenaient des précautions pour éviter la résurgence éventuelle de leur dangereux nationalisme. De son côté, de mauvaises expériences avec les prosélytes hésitants, les nécessités d’une nouvelle organisation fondée non plus sur l’aristocratie et les prêtres, mais sur les clercs contribuaient à fermer relativement la communauté sur elle-même. La tendance générale des nationalités orientales poussait à la déshelléniser au moins superficiellement aussi, car quoi qu’on dise, beaucoup d’éléments helléniques absorbés restaient acquis, ici comme ailleurs.

La victoire du christianisme en Occident changea quelque peu les conditions de vie du judaïsme. Cette fois-ci, on avait affaire à une idéologie d´État à tendance totalitaire poussant à l’unification idéologique. Les cadres de l´Église, dans la première période suivant le triomphe de celle-ci, se montrèrent d’une intolérance fanatique, mobilisant les masses chrétiennes pour imposer aux empereurs réticents des mesures énergiques contre leurs rivaux, tant que la victoire ne parut pas définitivement assurée et stabilisée. On sait comment le paganisme disparut rapidement de l´Empire chrétien. Pourquoi le judaïsme ne disparut-il pas ?

Il faut encore rejeter pour cette période l’explication par la spécialisation fonctionnelle des juifs. Aux termes d’une enquête exhaustive sur la condition des juifs du monde latin avant les Croisades, B. Blumenkranz en résume ainsi les résultats sur ce point : « Soumis aux mêmes lois que les chrétiens, par ailleurs rien non plus ne les en distingue. Parlant la même langue qu’eux, habillés de la même manière, exerçant les mêmes professions, ils s’entremêlent dans les mêmes maisons de même qu’ils se trouvent réunis ensemble sous les armes pour la défense de la commune patrie. » [31]. Il a précisé au cours de son travail : « En dehors des fonctions publiques, il n’y a aucune activité dont les juifs soient formellement exclus. » Les restrictions qu’on voit mentionnées sont à base religieuse, non appliquées en général et sont très loin de réduire les juifs à quelque spécialisation que ce soit. Ainsi l’essai d’interdire aux chrétiens de consulter des médecins juifs, l’interdiction du commerce des objets liturgiques. « Aucun texte de notre période, ni du droit ni de la pratique, ne traite de l’usure des juifs… ; (d’ailleurs) il n’existe tout simplement pas encore, à ce moment, un commerce d’argent sur une assez large échelle pour en faire un problème d’ordre public. » D’autre part, « les tentatives ne manquent pas de contester aux juifs le droit à la propriété foncière, (mais) elles sont restées en gros sans succès » [32]. Voilà qui est décisif.

Rien ne distingue les juifs des chrétiens dans l´Occident de cette époque si ce n’est la religion. C’est sur ce plan que pouvait se situer l’effort d’unification idéologique. Le peuple chrétien était, semble-t-il, sans ressentiment spécial contre les juifs. Les quelques rares incidents qui nous sont rapportés paraissent dus à d’autres causes que le clivage ethnico-religieux ou sont les conflits mineurs normaux qui résultent de toute différenciation. La provocation vient parfois des juifs. La foule chrétienne prend parfois parti pour les juifs comme à Paris en 582 quand le juif Priscus est tué par un juif fraîchement devenu chrétien, au cours d’une rixe. Un des compagnons de l’assassin est lynché et l’assassin lui-même évite de peu ce sort [33].

Mais le pouvoir était un pouvoir chrétien. Pourquoi n’a-t-il pas mené à bien une politique d’unification idéologique qui pouvait le renforcer ? Il faut en revenir (outre la persistance de la tradition du droit romain particulièrement forte chez les premiers empereurs chrétiens) aux facteurs de pluralisme de ce type d´État prémoderne dont j’ai parlé ci-dessus. Plus spécifiquement et plus précisément, Blumenkranz détaille pour les États francs (en opposition à l´Espagne). La souplesse idéologique s’y imposait : « Les États nés ici sur les débris de l´Empire romain comprennent une multitude de peuples et de peuplades qui gardent sur beaucoup de points leurs caractères propres. » Il y a les citoyens romains et les Barbares. « A l’intérieur même des Barbares de nombreux groupes ethniques », par exemple en Gaule, les Alemans, les Burgondes, les Francs Saliens, les Francs Ripuaires. « Tandis que l´Espagne pouvait plus facilement tendre vers l´unification du droit et des institutions, partout ailleurs s’établissait et se maintenait le principe des droits nationaux, du droit personnel. Dans cette multiplicité de statuts, le particularisme juif était beaucoup moins choquant qu’en Espagne où l´unité de foi devait couronner l’unification imposée sinon pas obtenue sur tous les autres plans. Les juifs étaient donc protégés dans leur particularisme par le principe même de la multiplicité des droits » [34].

L´État chrétien se conduisait en somme à l´égard de la minorité juive comme l´État marxiste soviétique à l’égard de ses concurrents idéologiques vaincus : les Églises chrétiennes et les diverses communautés religieuses. On sait que la constitution stalinienne de 1936 garantit « la liberté de pratiquer les cultes religieux et la liberté de la propagande antireligieuse » à tous les citoyens (art. 124). Dans un cas comme dans l’autre, le mouvement idéologique victorieux, par sagesse et par manque de moyens, renonce à la tentative de s’imposer par la contrainte, mais s’accorde le privilège des moyens d’expansion, force les vaincus à la passivité, en espérant que celle-ci aboutira à un dépérissement pacifique graduel.

Si l’attitude est différente à l’égard des païens dont « la liberté de pratiquer les cultes » est, après une courte phase transitoire de tolérance, battue en brèche par l´État chrétien, c’est peut-être en partie à cause du clivage dans l’idéologie elle-même qui range dans le même bord le judaïsme et le christianisme, religion-mère et religion-fille, deux religions monothéistes et universalistes du moins en principe. Mais c’est surtout, peut-on penser, parce que l’organisation des pratiques païennes avait forcément la nature d’un culte public. Dans la lutte du IVe et du VIe siècle entre le christianisme (la « croyance prépondérante » comme disent amèrement les païens) [35] et le paganisme déclinant, il s’agit de savoir quelle idéologie sera celle des institutions d´État, municipales, etc, quelles pratiques ces institutions financeront, quelles fêtes seront publiquement célébrées, à quelles divinités les autorités prêteront serment. Aucun problème de ce genre ne se pose envers le judaïsme, culte réservé à une ethnie, dont on peut dans le pire des cas interdire le prosélytisme en dehors de ses limites ethniques, dont il est impensable après le III e siècle qu’il puisse aspirer à contrôler l´État. Dans la vue de l’histoire qui en vient à être celle de l´Église, la tripartition entre païens, juifs et Chrétiens se réduit en droit à une dichotomie : les Hellènes et les hellénisés. Les Gentils en un mot sont appelés à se convertir au christianisme, religion ayant adapté à leur usage les principes juifs, tandis que le judaïsme demeure, provisoirement du moins, olivier franc sur lequel ont été greffés les sauvageons païens qui prospèrent aux dépens des branches naturelles selon l’image de saint Paul (Romains, Il : 16 ss.).

Cette tolérance du judaïsme comme mouvement idéologique vaincu et subordonné, mais dont est proclamé le droit à l’existence, a été encore poussée plus loin par l’Islam. Le fondateur de l´Islam, Maho[ XXX] met, a d’abord cru apporter aux Arabes une révélation substantiellement identique à celle dont avaient bénéficié les juifs et les chrétiens. Étonné par l’accueil pour le moins réservé que lui faisaient les juifs quand il entra directement en contact avec eux, à Médine, il dut défendre sa propre version du monothéisme, l’authenticité de sa révélation qui, pourtant, tirait beaucoup de son autorité de cette concordance, pour l´essentiel, avec les révélations monothéistes antérieures. En dépit de ses conflits politiques avec les juifs d´Arabie, il ne revint pas sur sa conception fondamentale, proclamant seulement que les textes écrits produits par les adeptes de ces révélations, lorsqu’ils paraissaient contredire son propre message, avaient été déformés et que l’annonce dudit message en avait été malicieusement retranchée. On n’exigea que des seuls Arabes la conversion à l´Islam. Malgré leurs erreurs, chrétiens et juifs restaient détenteurs d’une foi substantiellement correcte, valable pour eux. Dans les pays conquis par les Arabes musulmans au VIIe siècle (chrétiens et juifs y formaient la majorité de la population), on n’essaya nullement de les convertir, les soumettant seulement à l’autorité politique arabe dont l’idéologie officielle était l´Islam et leur demandant le payement d’une taxe spéciale, d’ailleurs modérée à l´origine. Des facteurs sociaux entraînèrent, après la révolution abbâside (750) qui abolit le privilège ethnique arabe, leur conversion graduelle à la doctrine prépondérante, non sans laisser de fortes minorités attachées à leurs anciennes fois jusqu’à nos jours.

Dans l´Empire musulman et les États qui résultèrent de sa fragmentation (États gardant entre eux néanmoins des liens étroits), le commerce à longue distance et la spécialisation régionale des productions agricoles et artisanales se développèrent énormément. Les juifs, comme les autres éléments de la population, participèrent à ce développement et se firent, en grand nombre, commerçants. Comme le dit le meilleur spécialiste en cette matière, S. D. Goitein, « Cette ’Révolution bourgeoise’ devait accélérer la transformation des juifs, peuple jusqu’alors essentiellement adonné aux métiers manuels en un groupe dont l’occupation principale devint le commerce… De nouveau confrontés à l’époque musulmane (après des développements analogues dans la Babylonie du VIe siècle av. J.-C., puis dans le monde hellénistique) avec une civilisation hautement mercantile, ils relèvent si complètement le défi qu’ils deviennent eux-mêmes une nation de gens d’affaire et commencent à prendre une part considérable à l’essor de la civilisation nouvelle ». L´auteur ajoute significativement : « Cette transformation ne fut d’ailleurs pas sans soulever une assez forte opposition. On en trouve notamment l’écho chez un auteur juif caraïte (une « hérésie » juive), qui stigmatisait les « affaires » comme profession non juive adoptée à l’imitation des Gentils – entendez des Arabes ou des Musulmans en général. » [36]

Il n’en est pas moins vrai qu’il ne s’agissait pas là d’une spécialisation fonctionnelle, puisqu’il y avait beaucoup de non-juifs commerçants et aussi beaucoup de juifs non commerçants. Un éventail très large de professions est attesté chez les juifs. On ne peut non plus parler d’une spécialisation dans le commerce d’argent malgré les facilités que leur donnait pour ce trafic le fait d’appartenir (comme les chrétiens et d’autres) à une communauté non musulmane que n’entravait pas la prohibition musulmane (toute théorique d’ailleurs) du prêt à intérêt [37]. Si le commerce entre le monde musulman et le monde chrétien fut au haut Moyen âge, essentiellement du VII e au IX e siècle, une spécialité juive en vertu des facilités que leur valaient leur ubiquité, leur instruction à un âge d’analphabétisme et le fait qu’ils n’étaient qu’à demi citoyens des Empires en présence (franc, byzantin, musulman) tout en l’étant en effet à demi, échappant à bien des restrictions atteignant les autres, même au IXe siècle, époque de leur apogée dans ce rôle (débarrassés de leurs concurrents syriens et grecs et les nouveaux intermédiaires, Italiens et Scandinaves n’étant pas encore en plein essor), seule une infime minorité des juifs y participaient et, comme on vient de le dire, ce n’était qu’en partie et de façon toute provisoire leur exclusivité [38].

Encore une fois la persistance de l’entité juive, dans l’Occident latin avant les Croisades et dans le monde musulman jusqu’à nos jours, vient simplement du caractère pluraliste de ces sociétés, de l’insuffisance des forces unificatrices, du manque d’incitation véritable de l’idéologie prépondérante dans l´État à pousser le totalitarisme jusqu’à la destruction des idéologies rivales. Dans ces conditions triomphait la tendance normale des communautés à persister dans l’existence et à défendre au niveau communautaire les intérêts et les aspirations de leurs membres.

Qu’est-ce donc dans ces sociétés que l’entité juive ? Une religion ou une ethnie, une pré-nation ? On ne peut répondre qu’avec nuances, dussent en souffrir les esprits scolastiques habitués à ranger les faits dans des catégories bien tranchées, à leur coller des étiquettes claires et nettes.

Au-delà de l´époque où les conditions de la production et de la reproduction ne permettaient pas la formation d’unités globales plus vastes que le clan ou la tribu, il s’est formé, dans certaines conditions, des groupes d’unités locales se reconnaissant une origine commune, ayant certaines institutions communes, une langue commune (avec de multiples dialectes différents), une culture plus ou moins commune au sein de laquelle figure une religion (c´est-à-dire une idéologie) commune. On peut appeler ce type de formation une ethnie. Ni les États politiques ni les aires où un réseau serré de relations assurait un certain degré d’unité économique ne coïncidaient forcément avec les frontières des ethnies.

Les juifs étaient unis par l’appartenance à une religion commune, par le sentiment d’une origine commune également. Dans les sociétés de ce genre, cela impliquait un certain nombre de traits culturels communs, particulièrement dans la façon de se nourrir et dans les traditions littéraires ou historiques. En Islam d’abord, à certains moments de crise, le désir de ne pas voir des membres des idéologies vaincues se faire passer pour de vrais croyants, pour des « prépondérants » poussa à édicter des règlements imposant des pièces de vêtement ou des insignes distinctifs. Mais, dans l´ensemble, les juifs partageaient la culture des peuples au milieu desquels ils vivaient, ils parlaient et écrivaient leur langue, gardant l´hébreu seulement comme langue liturgique. Leur unité idéologique leur créait certains liens de solidarité transcendant les frontières politiques, ethniques et culturelles qui encadraient géographiquement leurs multiples communautés. La meilleure formule abrégée pour désigner cet ensemble me paraît donc être qu’il s’agissait d’une religion ayant certaines caractéristiques d’une ethnie.

D’autres groupements religieux furent dans une situation assez analogue, mais la plupart moins universellement dispersés, ce qui déjà donnait plus de facilité à des pressions locales pour contribuer à l´anéantissement total du groupe. Le manichéisme eut une grande aire de dispersion, mais sans langue liturgique commune et, du fait de son recrutement en diverses ethnies, sans conscience d’origine commune. Religion universaliste sans caractéristiques ethniques, scindée aussi en divers courants, ses branches multiples de la Chine au Languedoc finirent par céder aux pressions des « prépondérants » de chaque milieu. Les ethnies sans particularisme religieux, par exemple Les Syriens païens, puis chrétiens de Gaule, assez nombreux à l’époque mérovingienne, finirent par s’assimiler eux aussi. La conjonction en lui du particularisme religieux et du particularisme ethnique, dans des sociétés pluralistes à force unificatrice faible, assura la survie du judaïsme.

Le seul exemple de tentative unificatrice durable et énergique est éloquent. Il s’agit de l’Espagne wisigothe à partir de la conversion de l´élément goth dominant de l´arianisme au catholicisme en 587. Les motifs en sont clairs. Par l’adoption du catholicisme, religion de la majorité du peuple (les Hispano-romains), les rois goths veulent obtenir l’unification de leurs sujets dans tous les domaines : religieux, juridique, politique. Les juifs avaient été soumis sous la domination arienne – et quoique les ariens du point de vue dogmatique aient été tout aussi opposés aux juifs que les autres chrétiens [39] – au droit commun de l’Empire chrétien, donc tolérés comme mouvement idéologique vaincu à certaines conditions comme il a été dit plus haut. Ils formaient un élément de population riche, relativement puissant, dense, anciennement établi. Raison de plus pour l’amener à entrer dans le processus d’unification, dans la formation, consciemment recherchée, de la nation hispanique, et cela par la seule méthode concevable sous la domination idéologique chrétienne, par la conversion au christianisme. D’où des lois essayant de façon d’abord détournée de favoriser cette conversion, puis, devant les résistances et les problèmes suscités, et malgré l’opposition théorique de l’Église à ces pratiques, de les y contraindre. Suivant un processus souvent répété ailleurs, les lois en question attisaient bien normalement le mécontentement des juifs, leur opposition à l´État et cette opposition servait d’argument à un renforcement des mesures anti-juives. Il faut ajouter que les nouvelles d’Orient sur les soulèvements juifs dans l´Empire byzantin et la collusion des juifs avec les ennemis perses de l´Empire, puis la hantise de l’avance musulmane progressant en Afrique du Nord ne firent rien pour apaiser les craintes et les méfiances des souverains goths. Leur conduite aboutit à sa conclusion logique : la complicité des juifs espagnols avec les envahisseurs arabes.

C’était « la rare fois, dit B. Blumenkranz, où pouvoir civil et pouvoir religieux, dans un important ensemble territorial, conjuguèrent leurs efforts entre eux » [40] malgré quelques réticences de l´Église. La tentative échoua pourtant. Les causes de l’échec furent multiples. Il faut en accuser sans doute encore l’insuffisance des moyens d’action de l´État de cette époque, la durée relativement faible de l’expérience, les conditions d’instabilité du pouvoir central wisigoth. Un grand rôle a été joué sans doute par le fait que cette expérience unificatrice se déroulait dans un milieu pénétré des conceptions pluralistes antérieures. En Espagne même, les juifs résistant aux mesures royales trouvèrent des connivences dans la population en général et dans le clergé. La conversion forcée répugnait à l’idéologie chrétienne comme l’exprima avec force le savant et influent prélat Isidore de Séville. Même si l´Église se montra en pratique trop complaisante, acceptant le caractère définitif des baptêmes forcés qu’elle avait condamnés, cela conduisit pendant longtemps à des demi-mesures nuisibles à l’efficacité de toute l’entreprise, aux repentirs de rois revenant partiellement sur les édits de leurs prédécesseurs. Les lois en question ne s’appliquèrent pas à la Septimanie (région de Narbonne) qui dépendait du royaume. Beaucoup de juifs rétifs s’exilèrent en Gaule d’où certains revinrent aux moments d’accalmie, d’autres en Afrique du Nord ou en Italie. Il semble que le pape ait toléré dans ses États le retour au judaïsme des convertis par force.

Le fait qu’il s’agissait moins de conquête des âmes que d’unification politique et sociale résulte bien des dispositions prises phénomène inouï en chrétienté et qui ne devait se reproduire à peu près qu’en Espagne même dans des conditions un peu différentes huit siècles plus tard. Les juifs convertis au christianisme furent de plus en plus soupçonnés de conserver en secret leurs particularismes. Dans la lutte impuissante pour vérifier l’authenticité de leur assimilation, des mesures de plus en plus vexatoires furent prises. On en vint à désigner par le terme « juif » les nouveaux chrétiens d’ascendance juive et à les traiter avec suspicion, leur appliquant des mesures discriminatoires sans s’interroger même sur la réalité de leur foi chrétienne. Les pratiques juives furent surtout poursuivies. Il est significatif qu’on imposa aux juifs de s´unir en mariage désormais avec des (anciens) chrétiens seulement. Bref, il s’agit d’une tentative d’assimilation par contrainte, débordant dans ses objectifs le domaine strict de la conversion religieuse, menée avec des moyens insuffisants et dans une ambiance réticente, idéologiquement et culturellement, envers de telles méthodes. On ne peut trop s’étonner de son échec [41].

L’attitude wisigothe fut reprise très partiellement, de façon bien moins systématique, mais aussi sur un territoire bien plus étendu, à l´époque des Croisades. Il s’agissait de guerres idéologiques et, de l’unité idéologique chrétienne, réalisée, fût-ce de façon fugitive, les juifs se trouvaient exclus par la force des choses. La logique de l’idéologie tendant toujours à un classement manichéen des faits et des gens, il était normal de voir dans ces non-chrétiens des complices des anti-chrétiens auxquels on faisait la guerre, les musulmans. Néanmoins, malgré les persécutions, les confiscations, les expulsions, les massacres, on n’alla pas en général, avant l’âge de l´Inquisition espagnole, jusqu’à l’extrémisme des lois wisigothes. Encore une fois, il n’y eut pas d’effort durable, persistant, systématique, généralisé pour faire disparaître le groupe juif. Ceux qui étaient par trop persécutés dans un pays ou expusés pouvaient trouver refuge ailleurs [42] – fût-ce en dehors de la chrétienté dans le monde musulman relativement très accueillant.

A cette raison négative de la persistance du judaïsme pendant et après l’époque des Croisades, doit s’ajouter une cause positive, la spécialisation fonctionnelle que les juifs en viennent à acquérir. C’est pour cette époque qu’est valable – dans certaines limites – la théorie du peuple-classe implicite dans les esprits des Européens du XIX e et du XX e siècle, explicitée en quelques pages par Marx, formulée entre autres sous des formes diverses par Max Weber [43] et par Abraham Léon, entérinée avec plus ou moins de nuances par la tradition marxiste, poussée par les antisémites à des conséquences délirantes du point de vue intellectuel et d’une indicible sauvagerie du point de vue pratique.

Le processus a été exposé bien des fois, sur la base d’une connaissance des faits plus ou moins étendue et profonde suivant les auteurs, le plus savamment en somme dans un chapitre nourri de la grande histoire juive de Salo W. Baron, Entre le Vl e et le XII e siècle, « la stratification professionnelle des juifs subit un changement radical. Un peuple qui jusque-là tirait encore sa principale subsistance de l’agriculture et de l’artisanat se transforma en une population essentiellement commerçante avec une forte prédominance du commerce de l’argent. Le point culminant de cette évolution ne devait pas être atteint avant la fin du Moyen âge et même alors il devait se limiter à un certain nombre de régions au nord des Alpes et de la Loire. Mais ces tendances fondamentales se firent sentir bien avant 1200. Elles apparurent plus nettement dans la chrétienté occidentale et furent sans cesse renforcées par le déplacement graduel du centre de gravité du peuple juif d’Orient vers l’Occident, et aussi par la lente pénétration des conceptions et des institutions occidentales dans les zones d’influence musulmane. » [44].

Une série de causes tendit – avec de très importantes exceptions – à faire abandonner aux juifs la propriété foncière. En Occident, le système féodal de plus en plus cristallisé intégrait mal les juifs à qui il était difficile de demander de prêter un serment chrétien et qu’on répugnait à constituer en suzerains de roturiers et encore plus de nobles chrétiens (quoique cela se soit produit). Aucun facteur important ne s’opposait par contre à la continuation des activités industrielles et artisanales. Le commerce international, notamment entre Orient et Occident, où les juifs avaient joué un grand rôle comme on l’a vu, sans pourtant que ce rôle soit jamais exclusif, vit une concurrence accrue et mieux organisée des non-juifs, surtout à partir du XII e siècle quand les corporations s’organisèrent en Occident et que les républiques marchandes italiennes prirent une importance économique et politique décisive.

Le processus d’urbanisation accélérée par lequel passa le monde musulman détermina l’orientation de beaucoup de juifs vers les carrières bancaires et les professions libérales sans que cela fût en aucune manière leur exclusivité. « Pendant l´Antiquité, et à la suite sous la domination byzantine, les juifs ne constituèrent jamais une fraction importante dans cette carrière (la banque). En autorisant officiellement un modeste taux d’intérêt, le Bas-Empire romain et l’Empire byzantin obvièrent à toute nécessité d´éluder la loi et empêchèrent la spécialisation de certains groupes ethniques ou religieux dans cette branche particulière du commerce. » [45]. Les lois religieuses contre « l´usure » très largement interprétées, aussi bien dans l’Orient musulman que dans l´Europe chrétienne, aidèrent au contraire à pousser les juifs vers cette spécialisation. En Orient musulman, les facilités offertes pour tourner la loi aux musulmans et la présence des chrétiens, autre minorité soumise, entravèrent efficacement cette évolution à laquelle répugnait toute l’orientation du monde musulman médiéval vers une économie dynamique à secteur « capitalistique » très développé [46]. Si on parle de banquiers juifs – non forcément restreints au prêt à intérêt – il en est aussi de chrétiens et de musulmans et toutes les professions (surtout urbaines) se trouvent représentées par les juifs. La forte proportion des commerçants de toutes sortes traduit seulement un phénomène urbain général. Dans l´Occident latin, au contraire, « des forces puissantes poussèrent de plus en plus les juifs à adopter le prêt d´argent comme profession la plus fréquente » [47]. « Les juifs, arrivant de pays plus avancés, possédaient plus d’argent liquide que leurs concurrents chrétiens. » Les confiscations de terres avec indemnisation augmentèrent leur capital de départ. Très lentement, les interdictions ecclésiastiques finirent par porter leurs fruits, empêchant par exemple le clergé, au début groupe important de prêteurs d’argent, de continuer cette activité. Les juifs pouvaient s’y livrer ouvertement quand ce ne serait que comme prête-noms de chrétiens peu scrupuleux. Surtout les rois, protecteurs des juifs considérés comme leurs serfs et placés en dehors des protections féodales, avaient tout intérêt à les spécialiser dans ce commerce qu’ils pouvaient ainsi contrôler. Après avoir laissé les juifs s’enrichir, ils pouvaient les dépouiller par confiscation ou par des méthodes plus raffinées avec bien plus de facilité que d’éventuels rivaux chrétiens. Pourtant « le prêt d’argent ne devint pas en France la profession principale des juifs avant le XIII e siècle, la date étant plus tardive encore pour l´Allemagne » [48]. En Espagne, il ne fut jamais pour eux l’activité prépondérante. « Il ne faut pas oublier cependant que les juifs ne furent jamais les seuls à prêter de l´argent et fréquemment ils ne furent même pas les principaux fournisseurs de crédit. L´Église eut beau réussir à éliminer les prêts d’argent chez le clergé, elle n’empêcha jamais sérieusement de telles transactions chez les marchands. Les étrangers, en particulier, étaient généralement moins soumis à la pression de l’opinion publique et à la menace d’anathème. » Ils se faisaient souvent prêteurs. « Par la suite, des étrangers venus de la Méditerranée, fréquemment appelés Lombards ou Caborsins (ces désignations comme le terme de « juif » avaient souvent une nuance péjorative) prirent une place importante dans les professions bancaires anglaise et française. Même quand ils étaient employés au service de la papauté, … ils n’étaient pas plus aimés de leurs débiteurs. Ils subirent finalement, comme leurs concurrents juifs, des attaques dans les rues et des expulsions officielles. Ils furent en fait chassés avant les juifs. » [49].

Ainsi la théorie du peuple-classe a-t-elle à partir du bas Moyen âge en Europe occidentale une certaine validité. Encore une fois elle ne signifie pas – il faut y insister – que les juifs étaient seuls à pratiquer le commerce de l’argent ni que tous les juifs le pratiquaient. En fait, il y avait à l’intérieur des communautés juives des clivages de classe sérieux. Mais on peut dire que ces communautés, dans toute une région particulièrement importante du globe, se centraient autour de ceux de leurs membres qui exerçaient cette profession, que les juifs pauvres participaient aux profits des banquiers par la voie de la mendicité ou de la clientèle, etc.

Il est bien vrai aussi que les progrès du secteur capitalistique, puis de l’économie capitaliste en Europe occidentale rendaient les juifs moins utiles et que, cela étant, on put céder plus facilement aux tendances idéologiques unificatrices, impliquant la persécution, puis l’expulsion de ces communautés hétérogènes. Ceci d’autant plus que les haines populaires violentes, excitées par les premières conséquences de la voie de développement capitaliste, pouvaient aisément être détournées sur cette minorité qui en apparaissait comme le support symbolique au plus haut point, contre qui l´arsenal idéologique du christianisme offrait tant d’armes acérées. Le juif apparaissait vraiment comme le bouc émissaire, image classique du véritable antisémitisme que les nationalistes juifs ont voulu transférer abusivement à tous les conflits impliquant des juifs à travers l’espace et le temps.

Mais, cette fois-ci encore, il n´y eut pas élimination. La spécialisation des juifs, partagée par des chrétiens, mais encore en proportion insuffisante pour le développement de la nouvelle économie, les rendait encore utiles, leur permettait de trouver des sphères d’activité spécifiques là où les conditions y étaient favorables, Dans l´Italie de la Renaissance, les souverains – les papes en premier lieu – déjà touchés par une première vague laïciste qui renouait avec les traditions tolérantes de l´Empire romain laissaient en toute liberté les juifs participer à tous les aspects de la vie commune. Les multiples principautés allemandes, obérées par les guerres, puis par la nécessité de soutenir une vie luxueuse pour être au niveau du besoin de prestige de leurs princes eurent recours aux capacités financières qu’avaient développées les juifs. Plus à l´Est, la Pologne désirant entrer dans la sphère de l’économie capitaliste fit appel aux commerçants juifs.

En Europe occidentale, à la suite de la Réforme, la nécessité du pluralisme idéologique se fit de plus en plus impérieuse. Il fut expérimenté d’abord aux Pays-Bas où la multiplicité des sectes était grande en même temps que le développement commercial. On passa progressivement de la tolérance religieuse à la tolérance pour l´indifférence en matière de religion. Le XVIIIe siècle devait diriger ses coups contre l´Église catholique en tant que soutien idéologique du vieil ordre social que la bourgeoisie montante voulait abattre. De tous ces développements les juifs profitèrent puisqu’ils tendaient à garantir le libre développement de leur communauté religieuse.

Il est vrai que, dans un autre sens, la laïcisation tendait à faire dépérir cette communauté. En effet, l´État moderne, qui se constituait sur la base du développement de la bourgeoisie capitaliste et, au départ, des monarchies centralisées, tendait à abolir le pluralisme des sociétés antérieures, à supprimer tout droit communautaire particulier, toute autonomie de type quasi-étatique, tout État dans l’État. La multiplicité des sectes dans les pays de refuge comme les Pays-Bas, dans les pays neufs peuplés d’immigrants comme les États-Unis, le libéralisme pacificateur succédant aux luttes religieuses comme en Angleterre, la volonté de centralisation autoritaire comme en France, celle de s’affranchir de toute tutelle de la part de Rome comme en Autriche-Hongrie aboutissaient, en conjonction avec la philosophie des lumières, à tenir tout sujet ou citoyen d’un État comme membre d’une communauté nationale avec le même statut que tous les autres. L’appartenance à une Église, à une religion, à une secte devenait une simple opinion qui justifiait tout au plus l’adhésion à une association libre. Par tradition, il y eut encore des religions d´État, mais cela impliquait peu de privilèges. Les religions perdaient tous les caractères ethniques ou quasi-étatiques qu’elles pouvaient avoir eu.

Cette règle fut appliquée au judaïsme quoique avec plus de retards et de réticences qu’aux diverses Églises chrétiennes. Le serment, en général prêté selon une formule chrétienne, était un obstacle à la pleine citoyenneté, notamment dans les pays anglo-saxons. En France, ce furent les caractères ethniques particularistes qu’avaient acquis les juifs (notamment ceux d’Alsace) par suite de leur longue existence marginale qui étaient l’obstacle principal. Mais on finit par passer sur tout cela.

La ruine de l’autonomie communautaire juive rendait bien plus facile l’intégration dans la société globale. Le développement de l’économie capitaliste, sa force unificatrice dans le cadre des nouvelles nations tendaient à abolir les particularismes des juifs et leurs éventuelles spécialisations fonctionnelles quoique leurs dernières séquelles furent lentes à disparaître. Il ne leur restait plus de spécifique en Europe occidentale et en Amérique que leur religion avec, il est vrai, les pratiques rituelles qu’elle exigeait et qui affectaient maints comportements. Mais ces pratiques et ces comportements n’étaient plus protégés dans leur perpétuation par la communauté juive qui n’était plus qu’une association libre. Il ne devint plus nécessaire d’abjurer ou d’être excommunié — comme ce fut encore le cas pour le « renégat » Spinoza au XVIIe siècle de façon déjà quelque peu symbolique pour en sortir. Plongés dans une société qui les admettait de plus en plus à égalité, adoptant ses valeurs et ses coutumes, la tyrannie des pratiques rituelles, paraissant de plus en plus encombrantes, archaïques, désuètes, devenait insupportable à beaucoup de juifs. Comme dans la société hellénistique de l´Antiquité ou la société musulmane du Moyen âge, ils supportaient impatiemment qu’un particularisme lié à des situations anciennes les empêche de participer pleinement à la civilisation commune. Certains gardaient la foi de leurs ancêtres comme « opinion » religieuse parmi d’autres, rejetaient les rites ou tentaient de les adapter aux pratiques courantes dans la grande société [50]. D’autres mettaient même en question cette « opinion », adoptaient une autre religion ou, dans l’atmosphère nouvelle, une des idéologies laïques qui se répandaient. Le judaïsme, cette fois-ci, était sur la voie de la liquidation complète. Il se conserva en Europe occidentale et en Amérique par l’afflux permanent de juifs venus des pays (Europe orientale ou monde musulman) où s’étaient perpétuées les conditions médiévales : autonomie et particularisme des communautés avec comme signe visible la conservation de dialectes ou môme de langues (comme le yiddish, dialecte germanique en pays slave) particuliers, entraînant dans ce dernier cas toute une culture littéraire yiddish. Mais les nouveaux venus ne tardaient pas à suivre l’évolution qu’avaient suivie avant eux leur coreligionnaires anciennement établis [51]. D’autre part, les pays d’où ils provenaient, eux-mêmes, avec leur entrée dans la sphère du capitalisme occidental, destructeur des particularismes, donnaient des signes d’avance sur le même chemin. On pouvait prévoir, avec le marxiste « stalinien » Otto Heller, la « fin du judaïsme » (Der Untergang des judentums) [52] comme mode particulier de vie. Parmi les hommes et les femmes d’ascendance juive, certains conserveraient une certaine foi parmi d’autres. Certains au contraire se fondraient dans la grande société comme beaucoup de leurs semblables dans le passé avec des degrés différents d’attachement sentimental à une tradition particulière qui eut ses gloires. Pour beaucoup, on finirait même par oublier cette ascendance. On ne voit pas pourquoi cette ligne d’évolution serait considérée comme catastrophique.

Le judaïsme fut conservé par l’antisémitisme et par le sionisme politique moderne qui en fut la conséquence. A. Léon me semble avoir bien vu dans l’ensemble les facteurs qui furent à l´origine de ces tendances. Je ne m’attarderai pas, dans cette introduction déjà trop longue, à nuancer certaines de ses affirmations qui me paraissent un peu trop abruptes. Je me contenterai de noter – avec une perspicacité trop facile après un quart de siècle de développements qu’il n’a pas connus – qu’il a sous-estimé (malheureusement) la force du sentiment d’identification qui ramena beaucoup de juifs à une attitude nationaliste aussi inconséquente que néfaste. Ce sentiment a d’ailleurs été terriblement renforcé par la sauvage persécution hitlérienne, par le massacre démentiel dont ils furent les principales victimes. De même qu’au II e siècle avant J.-C., le pôle d’attraction constitué par le nouvel État asmonéen en Palestine avait arrêté partiellement dans la Diaspora le processus d’hellénisation [53], de même la création de l´État d’Israël en 1948 a poussé les juifs de partout à des sentiments de solidarité contribuant à renforcer ou à reconstituer un particularisme qui s’écroulait et qui d’ailleurs manquait le plus souvent de toute base culturelle, sociale ou même religieuse. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’en réjouir.

La situation actuelle des juifs, apparemment triomphants en Israël, apparemment à l’apogée de leur prestige dans le monde capitaliste est plus tragique sous cette gloire qu’elle ne l’a souvent été sous l´humiliation. Le sionisme a réalisé son objectif principal, la création d’un État juif en Palestine, utilisant une situation créée par les impérialismes européo-américains et, à diverses phases, s’appuyant directement sur l´un ou l’autre de ces impérialismes. Comme l´avait dit Léon entre autres cela n’a nullement résolu le « problème juif ». Cela l’a même incomparablement aggravé. Comme l’avaient annoncé bien des juifs et des non-juifs, non seulement des révolutionnaires et des marxistes, mais tout aussi bien des libéraux bourgeois, cela a en tout premier lieu créé un problème inextricable dans les rapports entre la colonie juive de Palestine et le peuple arabe dont le droit élémentaire à être maître de son territoire se trouvait violé par celle-ci. La protestation palestinienne a été très tôt soutenue par l’ensemble du monde arabe. Il était impossible qu’il en fût autrement à une époque d’essor du nationalisme arabe. L’enchaînement des protestations et des réactions que celles-ci entraînaient a déjà causé plusieurs guerres, d’innombrables petites opérations militaires, émeutes, bagarres, attentats individuels et collectifs. Il est aisément prévisible que ce processus va continuer et que nous devons nous attendre en Palestine à une ou plusieurs tragédies de première grandeur.

Le problème palestinien, créé par le sionisme et majoré par son triomphe local, a répandu, comme il était inévitable, la haine du juif dans les pays arabes où l´antisémitisme était pratiquement inconnu auparavant, Les sionistes y ont très activement aidé par leur propagande incessante tendant à persuader que sionisme, judaïsme et judéité étaient des concepts équivalents. Le problème palestinien a contribué à renforcer les éléments les plus réactionnaires des pays arabes, désireux comme partout de donner la priorité aux questions nationales sur le progrès social. Même les éléments socialistes ont été contraints de consacrer une grande partie de leurs forces à lutter contre l´État d´Israël qui apparaissait aux yeux de leurs masses, non sans justifications sérieuses, comme l’incarnation locale de la poussée impérialiste mondiale. Le succès sioniste en Palestine a offert aux puissances impérialistes mille moyens de monnayer leur appui et leurs armes au Proche-Orient. Les réactions arabes ont permis, en Israël même, par un chantage à l’unité nationale analogue à celui qui se décèle dans les États arabes, de favoriser les orientations les plus chauvines et les plus rétrogrades. Une partie importante de la population juive mondiale, la colonie juive israélienne, s’est trouvée ainsi engagée dans une voie sans issue, acculée à une politique d’agressions préventives à l’extérieur, de lois discriminatoires à l’intérieur, tout cela développant une mentalité raciste et chauvine, poussant sur le chemin de la régression sociale.

Cet immense gâchis ne pouvait se limiter à la Palestine ni même au monde arabe. Dans les conditions de sensibilisation des juifs de partout après le grand massacre hitlérien, il était fatal que beaucoup d’entre eux, ignorant les conditions du drame palestinien ou voulant les ignorer, éprouvent un sentiment de solidarité élémentaire quand les péripéties palestiniennes amenaient un revers des juifs de là-bas ou plus souvent (jusqu’ici) la prévision d’un revers, prévision que la propagande sioniste (et arabe aussi pour d’autres raisons) prenait soin de présenter comme à peu près assurée et comme devant prendre des dimensions tragiques.

Ainsi, tandis que le judaïsme religieux retournait aux impasses de la religiosité ethnocentrique qu’il n’avait jamais tout à fait abandonnées, les juifs du monde entier étaient entraînés loin des horizons universalistes vers lesquels tant d’entre eux s’étaient tournés dans la phase précédente. La solidarité avec Israël provoquait nombre d’implications dangereuses en termes d’options de politique internationale. Mais surtout elle risquait gravement de recréer une entité quasi-nationale en voie de liquidation depuis plusieurs siècles. Un chantage permanent, moral et physique, s’exerce sur les juifs qui refusent de se considérer comme membres d’une communauté à part à laquelle ils devraient allégeance. On exige d’eux l´adhésion à des options prises sur la terre palestinienne par des organismes sur lesquels ils n’ont aucun contrôle et comme suite à des options antérieures auxquelles la majorité des juifs du passé avaient refusé de s’associer quand ils ne les avaient pas ardemment combattues.

Toute l’action et la pensée du mouvement socialiste international – et aussi quoique de façon souvent inconséquente l’idéologie libérale-humanitaire comme dit Mannheim – étaient dirigées vers le dépassement des antagonismes nationaux. La lutte de classes était privilégiée, non parce que les combats entre classes paraissaient un idéal, mais parce qu’on estimait qu’ils pouvaient aboutir, par l’abolition des classes, à une société juste, rationnelle et harmonieuse, On pensait que toute collectivité nationale opprimée devait être défendue et libérée. Mais l’idéologie nationaliste accordant une valeur primordiale à la nation devait être combattue, les luttes entre nations libres et indépendantes devaient être abolies, car en effet on ne voit pas comment ces conflits stériles, avec leurs alternatives de défaites et de revers, de massacres inutiles et de périodes de calme et de préparation à d’autres massacres pourraient déboucher sur une coexistence harmonieuse, sinon précisément en dépassant l´idéologie nationaliste et en se vouant à résoudre les problèmes de l’organisation sociale.

Si les luttes entre nations entraînaient dans une dynamique que beaucoup de juifs rejetaient, des luttes entre quasi-nations créées à l’intérieur des nations existantes risquent de l’être encore plus. A la rigueur, un mouvement progressiste de réorganisation sociale peut se poursuivre concurremment avec des luttes nationales. C’est beaucoup plus difficile quand il s’agit de luttes entre groupes de type national à l´intérieur d’une même nation. La priorité est vite accordée à l’allégeance quasinationale sur la fidélité à une couche ou classe sociale autour de laquelle peut se mobiliser la lutte pour une nouvelle forme de la société. On le voit bien aux ÉtatsUnis où, pour toutes sortes de raisons historiques et sociologiques, des groupes nationalitaires ont gardé une certaine cohérence au sein de la nation américaine, en premier lieu, mais non exclusivement, la quasi-nation noire. La recréation par le sionisme et ses suites de la quasi-nation juive apporte de l’eau au moulin de ce processus rétrograde. Il risque de l’accélérer. L´hostilité qui se répand aux États-Unis entre Noirs et juifs pourrait n’être qu’un avant-goût de phénomènes encore plus dangereux. Il faut prendre au sérieux les périls de cette perspective.

Les juifs pourraient se laisser entraîner par cette évolution à une prise de parti contre les idéaux et les aspirations du Tiers Monde que partagent les Arabes par la force des choses. Chacun de mes lecteurs est, je pense, capable d’imaginer les répercussions fatales d’un tel processus. Pour être bref, je me dispenserai de développer.

Dans les pays communistes, le sionisme a fourni aussi un excellent prétexte aux couches (ou classes) dirigeantes pour abandonner leurs principes idéologiques, capituler devant l’antisémitisme de leurs masses et, bien plus, l’utiliser dans des buts qu’il faut bien appeler réactionnaires. En U. R. S, S., l’application déformante sous Staline d’une politique des nationalités fondée sur de justes principes a abouti à conserver l´entité juive au lieu d’en favoriser l´assimilation. La capitulation des pouvoirs devant l´antisémitisme populaire accroissant les rancunes et les désespoirs des juifs les a fait se tourner vers un Israël incomparablement idéalisé par l’ignorance et par la nécessité d’évasion fabuleuse loin de la triste réalité. Le sionisme a contribué à aviver cette nostalgie, à tourner vers l’extérieur les espoirs, à accroître la méfiance des autorités, à donner des justifications à leurs craintes, à fournir d’arguments leurs mesures hypocritement discriminatoires. Il en a été de même plus ou moins, avec beaucoup de variantes locales, dans les démocraties populaires.

Dans les luttes actuelles de plus en plus graves, à l’intérieur de chaque groupe de pays, monde capitaliste, monde socialiste, Tiers Monde, et entre ces groupes, l’ensemble des juifs est donc poussé par le processus qu’a mis en mouvement le sionisme vers des options au sens plein du terme réactionnaires. Nous devons tout faire, juifs et non juifs, pour arrêter cette évolution dont les conséquences peuvent être terribles.

Il ne sert à rien de proclamer que le « problème juif » serait résolu dans une société idéale et dans des conditions d´harmonie totale entre nations. Pour le moment, tout système d’oppression et d’exploitation sociale ou nationale, sous n’importe quelle forme, ne peut que l’aggraver en utilisant même des vestiges de spécificité juive. Il est clair maintenant pour tous qu’il n’en faut pas exclure les systèmes oppressifs se développant sur d’autres bases que l’économie capitaliste. Perspective peu attrayante pour les amateurs d’illusions, mais conforme en tous points aux bases implicites ou explicites de la sociologie marxienne, même si Marx, par ardeur idéologique, les a parfois oubliées.

Logiquement, le « problème juif » c´est-à-dire des rapports de tension entre les juifs et les autres ne peut être vraiment « résolu » que de deux façons si l’on omet la solution radicale élaborée par Adolf Hitler. Par le dépérissement des caractères spécifiques juifs aboutissant à une assimilation totale et à l’oubli même de la spécificité juive ou par l’établissement d’une société parfaitement harmonieuse. La première perspective s’éloigne dans la période présente. La seconde n’est, pour le moins, pas pour demain. Mais du moins, il est clair que toute lutte pour une société plus rationnelle et plus juste rapproche de cet idéal. On peut, au moins, demander aux juifs de ne pas se placer dans le mauvais camp ou entraver cette lutte.

Dans la situation d’avant 1945, celle où se situait A Léon, celle de la lutte prioritaire contre le fascisme, les juifs de toute catégorie, de toute opinion et de tout idéal avaient été placés bon gré mal gré, par le fait de l’idéologie hitlérienne, dans le camp progressiste. S’y situer maintenant demande non plus une constatation passive de l’inimitié sauvage des réactionnaires les plus brutaux, mais un acte de lucidité et de volonté positive. Il est impérieux de le faire.

Dans l’abstrait, un regroupement des juifs ayant gardé quelque spécificité ethnique ou quasi-ethnique dans une communauté de type national au sens le plus large pouvait se concevoir – en dehors même des fidèles de la religion judaïque pour lesquels l’affiliation à une formation de type religieux est un droit. Mais l’option sioniste a réalisé ce regroupement dans les pires conditions. Ses conséquences aboutissaient presque fatalement à le situer dans un contexte réactionnaire. Et même, comme il a été dit, toute conservation artificielle de traits spécifiques qui tendaient à disparaître favorise un alignement sur des options de ce type.

Dans les conditions actuelles de lutte exacerbée entre les masses affamées du Tiers Monde et les impérialismes capitalistes, de poussée des masses du monde communiste vers un socialisme démocratique, de tensions internationales et intra-nationales dans le monde capitaliste, il est impérieux d’empêcher que le « problème juif » ne soit utilisé pour favoriser le jeu des options les plus réactionnaires. Le combat contre celles-ci est l’affaire de tous. Le combat pour en détourner les masses juives est plus particulièrement l’affaire des juifs. Il est d’autant plus nécessaire de le mener qu’il est plus difficile. Il exige, on l’a dit, lucidité et courage. Abraham Léon nous en donne l’exemple.

Ces pages où j’ai essayé de compléter sur certains points l´analyse de Léon me paraissent, sur la base de faits historiques incontestables, la confirmer. Je laisse au pédantisme inintelligent le soin de s’appesantir sur telle ou telle lacune ou erreur de détail de son livre, sur telle ou telle schématisation. Dans les conditions terribles de la Résistance belge sous l’occupation allemande, avec les handicaps majeurs que constituaient sa qualité de juif (lui aussi au sens hitlérien et sioniste du mot) et son appartenance au mouvement trotskyste, il a su réunir une documentation très étoffée et surtout dessiner de façon substantiellement juste les grandes lignes de la « question juive ». Ce n’est pas un mince mérite et, en tout cas, aucun de ses critiques, si érudit soit-il et parfois si utiles qu’aient pu être ses propres travaux, n’a eu le courage qu’il a eu de rompre explicitement, ouvertement avec toute une théorisation néfaste et absurde. Cette passivité et souvent cette complicité des meilleurs spécialistes de l’histoire juive en face du délire nationaliste a eu des conséquences graves dans le passé. Il y a tout lieu de craindre que ces conséquences ne soient encore pire dans l’avenir.

Léon a pu se tromper sur tel ou tel point, s’égarer quelquefois dans ses hypothèses particulières. Il a eu raison sur l’essentiel, sur le capital. Le judaïsme s’explique par l’histoire et non en dehors de l’histoire. Il n’a droit à aucun privilège scientifique ni moral. Il n’y avait pas de nécessité divine ni extra-rationnelle à la perpétuation de la religion ou du peuple juifs en tant que tels. Il n’y a nécessité morale que d’exiger le respect des droits collectifs reconnus à une communauté religieuse ou laïque quand elle existe, non de la maintenir, de la récréer, de la renforcer quand des facteurs sociaux impersonnels (et non la contrainte brutale, la force, la persécution) la font dépérir. Si le judaïsme ou le peuple juif ont convoyé des valeurs spécifiques respectables, belles et encore utiles, elles doivent être défendues selon leur validité intrinsèque, sans considération du peuple ou de l’idéologie qui les ont adoptées. Les juifs sont des hommes et des femmes qui doivent être défendus dans leur droit à l’existence individuelle, comme tous les autres, contre la barbarie antisémite. Toute structure que certains d’entre eux sont amenés à former doit être jugée sur ses mérites et ses démérites propres.

L’idolâtrie du groupe a toujours eu des conséquences néfastes tant du point de vue scientifique que du point de vue moral. Ce fut la plus grande gloire de l’antique Israël que d’avoir engendré des hommes, les grands prophètes, qui surent, une des premières fois dans l’histoire, la dépasser. Léon appartient à leur lignée par l’esprit bien plus que par le sang. Il faut se grouper autour du flambeau qu’il nous a légué pour ne pas permettre à la réaction scientifique de nous entraîner sur la voie de la régression sociale.

Maxime Rodinson

Notes

1. Je me réfère ici à son introduction à sa Weltgeschichte des Jüdischen Volkes où il condense ses idées et sa critique de celles de ses prédécesseurs. J’utilise la traduction anglaise de ce texte, S. DUBNOW, « A Sociological Conception of Jewish History » (dans The Menorah Journal, New York, vol. 14, No. 3, March 1928, pp. 257-267).

2. Cf. encore la discussion assez confuse de Marcel SIMON, Les sectes juives au temps de Jésus, Paris, P. U. F., 1960, pp. 5 ss. Sur le retard des études orientales, cf. Claude CAHEN, « L’histoire économique et sociale de l’Orient musulman médiéval » (dans Studia Islamica, Paris, 3, 1955, pp. 93-115).

3. Encore que, dans la pratique Doubnov n’ait pas beaucoup dépassé ce stade, nous dit son successeur dans la synthèse de l’histoire juive, Salo W. BARON, « Emphases in Jewish History » (dans Jewish Social Studies, New York, vol. 1, No. 1, January 1939, pp. 15-38), p. 28.

4. S. W. BARON, article cité, p. 26 s.

5. Voir notamment le premier chapitre de la seconde édition de sa grande oeuvre, A social and Religious History of the Jews, New York, Columbia University Presse, 1952 ss., dans la traduction française, Histoire d’Israël, vie sociale et religieuse, t. 1, Paris, P. U. F., 1956, pp. 3-41

6. Même si les complaisances de certains de leurs adeptes dans un sens nationaliste (parfois inconsciemment) peuvent parfois inquiéter.

7. Par exemple, dans l’article cité ci-dessus, « Emphases in Jewish History », pp. 31 ss.

8. Zur Jüdenfrage, par exemple dans K. MARX, F. ENGELS, Werke, Bd. 1, Berlin, Dietz, 1961, p. 374 ; trad. française, K. MARx, OEuvres philosophiques, t. 1, Paris, A. Costes, 1927, p. 209.

9. Ce terme semble justifié dans le cas du peuple juif de l´Antiquité et dans d’autres cas semblables avant l’avènement du capitalisme. La tradition marxiste, même anti-stalinienne, a trop tendance à se fier sur le concept de « nation » à la soi-disant « définition scientifique » de Staline dans son article de 1913, en vérité définition scolastique qui ne concorde pas avec tous les faits. Mais naturellement la question de « définition » est scolastique en soi et on est libre d’en adopter une, comme celle de Staline, qui exclurait le peuple juif antique de ce concept. Seulement l’important est qu’on retrouve dans cette formation et d’autres analogues beaucoup des traits qui apparaissent dans les nations de type capitaliste. J’en ai discuté ailleurs, cf. mes articles, « Sur la théorie marxiste de la nation » (dans Voies Nouvelles, nº 2, mai 1958, pp. 25-30) ; « Le marxisme et la nation » (dans L’homme et la société, nº 7, janvier-mars 1968, pp. 131-149).

10. On oublie toujours l’existence de ce qui a péri. C’est une tendance normale que renforce l’idéologie.
L’admiration que suscitent très légitimement certaines pages de l´Ancien Testament – cette anthologie orientée de la littérature hébraïque ancienne – ne doit pas nous faire oublier que les peuples voisins d’Israël ont, eux aussi, écrit, produit des oeuvres littéraires et rien ne prouve que cette littérature perdue ait été inférieure à celle d’Israël. La Bible fait parfois allusion à leurs sages. De même, on oublie l’existence de tout un courant prophétique opposé à celui qui a prévalu, dont les productions n’ont pas été conservées. Ces « faux prophètes » que vilipendent les « vrais » (mais c’eût pu être l’inverse) étaient sans doute bien intéressants.

11. L. Fuchs, Die Juden Aegyptens, p. 49, cité par S. W. Baron, Histoire d´Israël, t. 1, P. 349. Cf. ce que dit le meilleur connaisseur de l’histoire des juifs d’Égypte dans l´Antiquité : « L’opinion courante chez les savants, fondée sur des sources littéraires, est que l’occupation principale des juifs égyptiens était le commerce et le prêt d’argent. Les papyrus ne la confirment pas. Ils nous apprennent que les conditions sociales des juifs égyptiens étaient aussi variées que possible et que leur participation à l’agriculture, à l’élevage, à la profession militaire et à l’administration n’était en aucune manière moindre que leur activité comme commerçants et prêteurs » (V. Tcherikover, « The Jews in Egypt in the Hellenistic-Roman Age in the Light of the Papyri » (Revue de l’histoire juive en Égypte, Le Caire, n’ 1, 1947, pp. 111-142), p. 116. Il ajoute : « Il n’y a presque pas d’exemples de commerçants juifs dans les papyrus et cela correspond probablement à l’état de choses réel » (p. 121) en expliquant pourquoi. « La banque n’attirait encore que peu de juifs », expose S. W. Baron, Histoire.... I, p. 350, avec références).

12. Histoire… 1, p. 349.

13. Contre Apion, 1, XII, § 60 (éd. et trad. Th. Reinach et L. Blum, Paris, Belles Lettres, 1930, p. 13).

14. « Nationalité » (russe narodnost´), « ethnie », « peuple », etc. ; cf. mes articles cités ci-dessus (p. XII, n. 9).

15. Cf. mon article « Dynamique interne ou dynamique globale : l’exemple des pays musulmans » (Cahiers internationaux de sociologie, 42, 1967, pp. 27-47).

16. Malgré des tendances contraires à l’époque hellénistique et romaine. Il est par exemple frappant de constater que le texte biblique d´Exode 22 : 27 où il est interdit de maudire les elôhim, c´est-à-dire sans doute les juges, est traduit à Alexandrie par la Septante, à la faveur du sens équivoque de ce mot : « Tu ne maudiras pas les dieux » et cette traduction est utilisée par Philon et Josèphe pour montrer les égards des juifs visà-vis des dieux des autres nations.

17. Daniel, 9, 27. Cf. E. Bickermann, Der Gott der Makkabäer, Berlin, Schocken, 1937, p. 136, qui majorise le sens en traduisant rabbîm par « la plupart ».

18. Voir la démonstration d’E. Bickermann dans l’admirable ouvrage qui vient d’être cité.

19. Cf. F.-M. Abel, Histoire de la Palestine depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe, Paris, Gabalda, 1952, 2 vol. (coll. « Études bibliques »), t. I, p. 483.

20. Mes citations de Flavius Josèphe suivent la traduction de J. Weill, J. Chamonard, etc. (OEuvres complètes de Flavius Josèphe, traduites en française sous la direction de Th. Reinach, Paris, Leroux, 1900-1932, 7 vol.).
J´utilise les abréviations habituelles : A. J. : Antiquités judaïques, B. J. : Guerre des juifs (De Bello judaïco).

21. S. W. BARON, Histoire d’Israël, vie sociale et religieuse, t. II, Paris, P. U. F., 1957, pp. 722-725.

22. Aboth de Rabbi Nathan, version l, N, 11 b-12 a. Je cite d’après la traduction anglaise dans A Rabbinic Anthology… by C. G. Montefiore and H. Loewe, London, Macmillan, 1938, p. 266, texte nº 680.

23. BARON, Histoire…, II, p. 968

24. Cf. F.-M. Abel, Histoire de la Palestine, t. II, pp. 62-65, 83-109 ; S. W. BARON, Histoire… t. II, pp. 720 s., 726, 733 ss., etc.

25. BARON, Histoire…, pp. 735-8.

26. F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 4 e éd., Paris, Geuthner, 1929, pp. 19-21. 27. Cf. E. Bickermann, Der Gott der Makkabäer, pp. 92 ss.

28. Sur lequel, cf. essentiellement E. SCHÜRER, Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christ, 3 e et 4 e éd., Leipzig, Hinrichs, 1901-1911, t. 1, p. 568, n. 9 ; J. Schwartz, « Note sur la famille de Philon d’Alexandrie » (dans Mélanges Isidore Lévy, Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire orientales et slaves, Bruxelles, t. 13, 1953, pp. 591-602) ; J. Daniélou, Philon d’Alexandrie, Paris, Fayard, 1958, pp. 12 ss. ; H. G. Pflaum , Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut Empire romain, Paris, Impr. Nationale, 1961, 1, pp. 46-49 ; S. W. BARON, Histoire d´Israël… t. 11, p. 1099, n. 5 ; V. BURR, Tiberius Julius Alexander, Bonn, 1955.

29. Schürer, Geschichte… p. 568, n. 9.

30. Cf. M. SIMON, Verus Israel, Paris, De Boccard, 1948, pp. 135 ss.

31. B. BLUMENKRANZ, juifs et Chrétiens dans le monde occidental, 430-1006, Paris-La Haye, Mouton, 1960, p. 375. 32. Ibd., pp. 344-349.

33. Grégoire de Tours, Historia Francorum, VI, 17 ; cf. Blumenkranz, ibd., pp. 378 s.

34. Ibd., pp. 374 s.

35. Cf. P. DE LABRIOLLE, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du 1er au VI e siècle, rééd., Paris, L’Artisan du livre, 1942, p. 483, n. 2. Sur la portée et les limites des premières mesures antijuives de l’Empire chrétien, voir l’article précis et détaillé d’E. Demougeot « L´Empereur Honorius et la politique antijuive » (dans Hommages à Léon Herrmann, Bruxelles-Berchem, Latomus, 1960 [Coll. Latomus, 44], p. 277-291).

36. S. D. GOITEIN, juifs et Arabes, trad. française, Paris, Ed. de Minuit, 1957, pp. 109 s.

37. Diverses astuces casuistiques permettaient, dans les trois religions, de négliger plus facilement l’interdiction religieuse du prêt à intérêt quand il s’agissait d’un non-coreligionnaire.

38. Tout ceci est justifié par exemple dans l’article d’un des meilleurs connaisseurs du problème, R. S. Lopez, « L’importanza del mondo islamico nella vita economica europea » (dans L’Occidente e l’Islam nell’ alto Medioevo, Spoleto, Centro italiano di studi sull’ alto Medioevo, 1965, 1, pp. 433-460).

39. Cf. M. MESLiN, Les Ariens d’Occident, 335-430, Paris, Seuil, 1967, pp. 365 ss. par exemple.

40. B. BLUMENKRANZ, ouvrage cité, p. 105.

41. Sur cette expérience wisigothe, voir notamment B. BLUMENKRANZ, ouvrage cité, pp. 105 ss. ; S. W. BARON, Histoire d´Israël, vie sociale et religieuse, tome III, Paris, P. U. F., 1961, pp. 41 ss ; Historia de España, dirigida por Ramòn Menéndez Pidal, tomo III, España visigoda, Madrid, Espasa-Calpe, 1940, pp. XXV s., XLIII ss. (sur l’idéal d’unification una fides, una regnum. et sur le nationalisme hispanique à cette époque), pp. 177 ss

42. Cf. S. W. BARON, Histoire d´Israël, vie sociale et religieuse, tome IV, Paris, P. U. F., 1961, p. 168.

43. Plus précisément Max Weber considère les juifs comme « un peuple paria » (ein Pariavolk) à la manière des parias de l’Inde : un peuple-hôte (Gastvolk) séparé rituellement du milieu social que ce soit de façon formelle ou en fait. Mais il mentionne immédiatement plusieurs différences avec les castes parias de l’Inde. La plus importante du point de vue structurel est que les juifs ont été un peuple paria dans une société ambiante qui était sans castes (M. WEBER , Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, III, Das antike Judentum, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1921, pp. 2-6). Mais c’est là précisément une différence capitale. Que des concordances existent avec le phénomène des castes, c’est certain. Mais les juifs étaient, dans l’Antiquité, un peuple ou une nation comme d’autres, émigrés et dispersés comme d’autres. Seulement l’accumulation des règles rituelles, par lesquelles les fondateurs du yahwisme avaient voulu maintenir sa spécificité et l’attachement rigoureux au dieu national, en faisaient simultanément un groupement structuré rituel (ritualistischer Verband) (ibid., p. 352) et ce que j’appelle un mouvement idéologique. Ce n’est pas suffisant pour faire une caste. La différence de la caste avec « certains groupes ethniques et sectes » où l’appartenance est héréditaire, consistant entre autres en ce que la société entière n’est pas répartie en de tels groupes, est bien notée par E. B. HARPER dans Structure and Change in Indian Society, ed. by M. Singer and B. S. Cobn, New York, Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, 1968, p. 52, cf. p. 74. Sur les juifs de l’Inde devenus, eux spécialement, une caste en s’insérant dans la société indienne, cf. Sch. STRIZOWER, « Jews as an Indian Caste » (dans The Jewish Journal of Sociology, vol. 1, April 1959, pp. 43-57 ; reproduit dans Religion, Culture and Society, ed. by L. Schneider, New York, John Wiley, 1964, pp. 220-232).

44. Histoire d’Israël…, tome IV, pp. 170 ss. 45. Ibd., p. 226.

46. Cf. M. Rodinson, Islam et Capitalisme, Paris, Seuil, 1966, notamment pp. 25, 45 ss.

47. S. W. Baron, Histoire d’Israël… t. IV, p. 232.

48. Ibd., p. 235.

49. Ibd., pp. 237.

50. Voir par exemple les efforts pour rapprocher la fête de Hanoukka de Noël, etc., aux États-Unis, cf. Will Herberg, Protestants, Catholiques et Israélites, la religion dans la société aux États-Unis, trad. fr., Paris, Spes, 1960, pp. 175, 197 s. De même, dans la civilisation musulmane, les efforts du fils du grand Maïmonide, chef de la communauté juive d’Égypte, pour « islamiser » les rites juifs (S. D. Goitein, juifs et Arabes, pp. 214 ss. ; autres adaptations, pp. 208 ss.). Pour l’époque hellénistique, voir S. W. Baron, Histoire d’Israël… t. I, pp. 249 ss. ; t. 11, pp. 620 ss., etc.

51. Ce processus est particulièrement frappant dans l’histoire des juifs britanniques ; cf. A. Minority in Britain, Social Studies of the Anglo-Jewish Community, edited by Maurice Freedman, London, Vallentine, Mitchell and Co., 1955.

52. Der Untergang des Judentums, 21 ed., Wien-Berlin, Verlag für Literatur und Politik, 1933 ; trad. française, La fin du judaïsme, Paris, Rieder, 1933. Comparer les conclusions plus hésitantes de George Friedmann, Fin du peuple juif ? Paris, Gallimard, 1965 (coll. Idées, nº 74).

53. Cf. Corpus papyrorum judaicarum, vol. 1, edited by V. A. Tcherikover…, in collaboration with A. Fuks, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1957, pp. 46 s.

L’ouvrage d’Abraham Léon

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