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Les perspectives de la révolution russe en 1905

samedi 26 janvier 2008, par Robert Paris

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Bilan et Perspectives

Léon Trotsky

PREFACE A L’EDITION RUSSE DE 1919

Le caractère de la révolution russe, telle fut la question fondamentale par rapport à laquelle, selon la réponse qu’elles y apportaient, se regroupèrent les diverses tendances idéologiques et les organisations politiques du mouvement révolutionnaire russe. Elle provoqua de sérieux désaccords au sein du mouvement social-démocrate lui-même, lorsque les événements vinrent lui donner une portée pratique. A partir de 1904, ces divergences aboutirent à la formation de deux tendances fondamentales, le menchevisme et le bolchevisme. Le point de vue des mencheviks était que notre révolution serait une révolution bourgeoise, qu’elle aboutirait donc naturellement au transfert du pouvoir à la bourgeoisie, créant ainsi les conditions d’un régime parlementaire bourgeois. Les bolcheviks, tout en reconnaissant que la révolution à venir aurait inévitablement un caractère bourgeois, assignaient pour tâche à cette révolution l’instauration d’une république démocratique au moyen de la dictature du prolétariat et de la paysannerie.
L’analyse sociale des mencheviks se distinguait par son caractère extraordinairement superficiel, et se réduisait essentiellement à de grossières analogies historiques, cette méthode typique des philistins "cultivés". Ni le fait que le développement du capitalisme russe ait créé d’extraordinaires contradictions à ses deux pôles, condamnant la démocratie bourgeoise à la nullité, ni l’expérience des événements ultérieurs ne purent détourner les mencheviks de leur quête inlassable d’une démocratie "réelle", "véritable", qui se placerait à la tête de la "nation" et donnerait un cadre parlementaire et, autant que possible, démocratique au développement du capitalisme. Les mencheviks s’efforçaient, toujours et partout, de découvrir des signes du développement de la démocratie bourgeoise et, là où ils ne les trouvaient pas, ils les inventaient. Ils exagéraient l’importance de la moindre déclaration ou manifestation "démocratique", cependant qu’ils sous-estimaient les forces du prolétariat et les perspectives de sa lutte. Ils mettaient tant de fanatisme à découvrir la direction bourgeoise démocratique qui garantirait le caractère bourgeois que les "lois" de l’histoire assignaient à la révolution russe, croyaient-ils, que, pendant la révolution elle-même, comme nulle direction bourgeoise démocratique n’était visible, les mencheviks entreprirent, avec plus ou moins de succès, d’en assumer eux-mêmes la fonction.
Des démocrates petits-bourgeois entièrement dépourvus d’idéologie socialiste, de formation de classe marxiste et d’orientation de classe, n’auraient naturellement pas pu, dans les conditions de la révolution russe, agir autrement que ne le firent les mencheviks dans le rôle de parti "dirigeant" de la révolution de février. Mais l’absence de toute base de classe sérieuse pour une démocratie bourgeoise fit alors sentir ses effets à leurs dépens ; ils ne firent bientôt plus que se survivre à eux-mêmes, et furent rejetés par le cours de la lutte des classes au huitième mois de la révolution.
Le bolchevisme, au contraire, n’avait pas la moindre confiance dans la puissance et les forces d’une démocratie bourgeoise révolutionnaire en Russie. Il reconnut, dès le premier instant, l’importance décisive de la classe ouvrière dans la future révolution ; mais, quant au programme lui-même de la révolution, les bolcheviks commencèrent par le limiter à la satisfaction des intérêts des millions et des millions de paysans, sans et contre qui la révolution ne pourrait être menée à son terme par le prolétariat. C’est pourquoi ils reconnaissaient (jusqu’à un certain moment) un caractère démocratique bourgeois à la révolution.
En ce qui concerne l’appréciation des forces internes de la révolution et ses perspectives, l’auteur, à cette époque, n’adhérait ni à l’une ni à l’autre des principales tendances du mouvement ouvrier russe. Le point de vue qu’il défendait alors peut être schématiquement exposé comme suit : la révolution, qui débutera comme une révolution bourgeoise quant à ses tâches immédiates, développera rapidement de puissantes contradictions sociales et ne pourra remporter la victoire finale que si elle transfère le pouvoir à la seule classe capable de se placer à la tête des masses opprimées, le prolétariat. Une fois au pouvoir, celui-ci non seulement ne voudra pas, mais ne pourra pas se limiter à l’exécution d’un programme démocratique bourgeois. Il ne pourra mener la révolution à son terme que si la révolution russe se transforme en une révolution du prolétariat européen. Le programme démocratique bourgeois de la révolution sera alors dépassé, en même temps que ses limitations nationales, et la domination politique temporaire de la classe ouvrière russe se développera en une dictature socialiste prolongée. Mais, si l’Europe reste immobile, la contre-révolution bourgeoise ne tolérera pas le gouvernement des masses exploitées en Russie, et rejettera le pays loin en arrière d’une république démocratique ouvrière et paysanne. Donc, une fois qu’il aura pris le pouvoir, le prolétariat ne pourra rester dans les limites de la démocratie bourgeoise. Il devra développer la tactique de la révolution permanente, c’est-à-dire renverser les barrières entre le programme minimum et le programme maximum de la social-démocratie, réaliser des réformes sociales toujours plus profondes, et rechercher un appui direct et immédiat dans la révolution en Europe occidentale. C’est cette position qui est développée et argumentée dans le présent ouvrage, lequel a été écrit en 1904-1906.
Tout en maintenant le point de vue de la révolution permanente pendant les quinze années qui ont suivi, l’auteur s’est cependant trompé dans son appréciation des fractions concurrentes de la social-démocratie. Comme l’une et l’autre partaient des perspectives de la révolution bourgeoise, l’auteur estimait que les divergences qui existaient entre elles n’étaient pas assez profondes pour justifier une scission. En même temps, il espérait que le cours ultérieur des événements démontrerait avec clarté, d’une part la faiblesse et l’insignifiance de la démocratie bourgeoise russe, de l’autre l’impossibilité objective pour le prolétariat de se maintenir dans le cadre d’un programme démocratique. Et il pensait que les divergences entre fractions perdraient alors tout fondement.
Resté hors des deux fractions pendant la période de l’émigration, l’auteur n’appréciait pas pleinement l’importance du fait qu’en réalité, à partir du désaccord entre bolcheviks et mencheviks, se regroupaient d’un côté des révolutionnaires inflexibles, de l’autre des éléments qui glissaient de plus en plus sur la pente de l’opportunisme et de la conciliation. Quand éclata la révolution de 1917, le parti bolchevique constituait une organisation forte et centralisée, où se retrouvaient les meilleurs éléments des travailleurs avancés et des intellectuels révolutionnaires, et, après quelques luttes intérieures, il adopta une tactique dirigée vers la dictature socialiste de la classe ouvrière, en pleine harmonie avec la situation internationale tout entière et les rapports de classes en Russie. Quant à la fraction menchevique, elle avait à cette époque suffisamment mûri pour, comme je l’ai dit plus haut, être prête à assumer les tâches de la démocratie bourgeoise.
En présentant actuellement au public une réimpression de son livre, l’auteur ne désire pas seulement exposer les principes théoriques qui lui ont permis, à lui et à d’autres camarades restés longtemps hors du parti bolchevique, de joindre leur sort au sort du parti au début de 1917 - un motif personnel comme celui-là ne suffirait pas à justifier cette réédition -, mais aussi à rappeler à partir de quelle analyse sociale et historique des forces motrices de la révolution russe fut tirée la conclusion, longtemps avant que la dictature du prolétariat ne devint un fait accompli, que la révolution russe pouvait et devait s’assigner pour tâche la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Qu’il nous soit possible de rééditer sans modification cette brochure écrite en 1906 et conçue dans ses traits essentiels en 1904, c’est là une preuve suffisante que la théorie marxiste n’est pas du côté des succédanés mencheviques de la démocratie bourgeoise, mais bien du côté du parti qui fait passer dans la réalité la dictature de la classe ouvrière.
L’épreuve finale de la théorie est l’expérience. Les événements auxquels nous participons actuellement, et même la méthode que nous suivons en y participant, ont été prévus dans leurs lignes fondamentales il y a quelque quinze ans : voilà la preuve irréfutable que nous avions correctement appliqué la théorie marxiste.
En appendice, nous reproduisons un article paru le 17 octobre 1915 dans le journal Naché Slovo de Paris sous le titre : La Lutte pour le pouvoir. Cet article avait un but polémique, et critiquait la "Lettre" programmatique adressée "aux camarades en Russie" par les dirigeants mencheviques. Nous en tirions la conclusion que le développement des rapports de classes pendant les dix années qui avaient suivi la révolution de 1905 avait rendu plus illusoires encore les espérances mencheviques en une démocratie bourgeoise, et que, manifestement, le sort de la révolution russe était, plus que jamais, lié à la dictature du prolétariat... Il faut avoir une vraie tête de bois pour parler de l’ "aventurisme"de la révolution d’octobre, après la bataille d’idées qui a fait rage bien des années avant la révolution.
Lorsqu’on parle de l’attitude des mencheviks à l’égard de la révolution, on ne peut pas ne pas mentionner la dégénérescence menchevique de Kautsky, qui trouve maintenant dans les "théories" de Martov, Dan et Tsérételli l’expression de sa propre décadence théorique et politique. Après octobre 1917, nous avons appris de Kautsky que, bien que la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière doive être regardée comme la mission historique du parti social-démocrate, puisque le parti communiste russe n’avait pas réussi à accéder au pouvoir par la porte et conformément à l’horaire fixé par Kautsky, la république des Soviets devrait être livrée, aux fins de correction, à Kerensky, Tsérételli et Tchernov. Les critiques réactionnaires et pédantes de Kautsky ont dû particulièrement surprendre les camarades qui avaient vécu en toute conscience la période de la première révolution russe et avaient lu les articles écrits par Kautsky en 1905-1906. A cette époque, Kautsky - non sans, il est vrai, subir l’influence bénéfique de Rosa Luxemburg - comprenait et reconnaissait pleinement que la révolution russe ne pourrait se terminer par une république démocratique bourgeoise, mais devrait inévitablement conduire à la dictature du prolétariat, à cause du niveau atteint par la lutte des classes à l’intérieur du pays et de la situation internationale du capitalisme tout entière. Kautsky parlait alors ouvertement d’un gouvernement ouvrier à majorité social-démocrate. Il ne songeait même pas à faire dépendre le cours réel de la lutte des classes des combinaisons changeantes et superficielles de la démocratie politique.
A cette époque, Kautsky comprenait que la révolution commencerait à éveiller, pour la première fois, les millions et les millions de paysans et de petits bourgeois des villes, et cela non d’un seul coup, mais graduellement, couche après couche, de telle sorte que, lorsque la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste atteindrait son point culminant, les larges masses paysannes en seraient encore à un niveau très primitif de développement politique et donneraient leurs votes à des partis politiques intermédiaires, qui ne refléteraient que l’arriération et les préjugés de la classe paysanne. Kautsky comprenait alors que le prolétariat, conduit par la logique même de la révolution à la prise du pouvoir, ne pourrait arbitrairement la différer à des temps indéterminés, car une telle abnégation de sa part ne ferait que déblayer le terrain pour la contre-révolution. Kautsky comprenait alors que, après avoir conquis le pouvoir par son action révolutionnaire, le prolétariat ne ferait pas dépendre le sort de la révolution, à tout moment, de l’humeur passagère de la fraction la moins éveillée, la moins consciente des masses, mais que, au contraire, il ferait du pouvoir politique concentré entre ses mains un puissant appareil pour l’éducation et l’organisation des masses paysannes les plus ignorantes et les plus arriérées. Kautsky comprenait que qualifier la révolution russe de révolution bourgeoise et, par-là même, limiter ses tâches, signifierait ne rien comprendre à ce qui se passait dans le monde. Avec les marxistes révolutionnaires russes et polonais, il reconnaissait avec raison que, si le prolétariat russe prenait le pouvoir avant le prolétariat européen, il aurait à utiliser sa situation de classe dominante, non pour livrer rapidement ses positions à la bourgeoisie, mais bien pour accorder une aide puissante à la révolution prolétarienne en Europe et dans le monde entier. Et, pas plus que nous, Kautsky ne faisait dépendre toute cette perspective d’envergure mondiale, imprégnée de l’esprit de la doctrine marxiste, de la question de savoir comment et pour qui les paysans voteraient, en novembre et décembre 1917, aux élections de la soi-disant Assemblée constituante.
Et maintenant, alors que les perspectives esquissées il y a quinze ans sont devenues une réalité, Kautsky refuse un certificat de naissance à la révolution russe sous prétexte que sa naissance n’a pas été dûment inscrite sur les registres politiques de la démocratie bourgeoise. Quelle surprenante attitude ! Quelle incroyable dégradation du marxisme ! On peut dire, en toute justice, que la dégénérescence de la deuxième internationale a trouvé, dans ce jugement de philistin porté par l’un de ses plus grands théoriciens sur la révolution russe, une expression encore plus hideuse que dans le vote des crédits de guerre, le 4 août 1914.
Des dizaines d’années durant, Kautsky a défendu et développé les idées de la révolution sociale. Et maintenant que cette révolution est devenue une réalité, Kautsky bat en retraite, terrorisé. Il est épouvanté devant le pouvoir des soviets en Russie, et prend une attitude hostile à l’égard du puissant mouvement du prolétariat communiste allemand. Kautsky ressemble à ce pauvre maître d’école qui, après avoir, pendant bien des années, décrit le printemps à ses élèves entre les quatre murs de sa salle de classe étouffante, se décide enfin, au soir de sa carrière, à sortir au grand air, et, ne reconnaissant pas le printemps, devient furieux - pour autant qu’un maître d’école soit capable de fureur - et s’efforce de démontrer que le printemps n’est pas, tout bien considéré, le printemps mais un grand désordre de la nature, en contradiction avec toutes les lois de l’histoire naturelle. C’est une fort bonne chose que les travailleurs écoutent les voix du printemps plutôt que celles des pédants les plus autorisés !
Quant à nous, disciples de Marx, nous demeurons convaincus, comme les travailleurs allemands, que le printemps de la révolution s’accomplit en plein accord avec les lois de la nature sociale, aussi bien qu’avec celles de la théorie marxiste, car le marxisme n’est pas une baguette de maître d’école supra-historique, mais bien une analyse sociale des voies et des moyens du processus historique tel qu’il se déroule réellement.
J’ai reproduit le texte des deux ouvrages - celui de 1906 et celui de 1915 - sans aucune modification. J’avais tout d’abord eu l’intention d’ajouter au texte des notes qui l’auraient mis à jour, mais, après l’avoir relu, j’y ai renoncé. Car, si j’avais voulu entrer dans les détails, les notes auraient doublé l’étendue de ce livre, ce pourquoi le temps me manquerait actuellement ; d’ailleurs, un tel ouvrage "à deux étages" ne ferait guère l’affaire du lecteur. De plus, et c’est plus important, je considère que le développement des idées qu’on y trouve approche de très près, dans ses principales ramifications, les conditions de notre époque, et le lecteur qui prendra la peine d’étudier ce livre de manière plus attentive parviendra aisément à en compléter l’exposé à l’aide des faits indispensables tirés de l’expérience de l’actuelle révolution.

Le Kremlin, 12 mars 1919 L.T.

BILAN ET PERSPECTIVES

La révolution en Russie a été une surprise pour tout le monde, sauf pour les sociaux-démocrates. Le marxisme a depuis longtemps prédit que la révolution russe sortirait inévitablement du conflit entre le développement du capitalisme et les forces de l’absolutisme rétrograde. Le marxisme a apprécié par avance le contenu social de la révolution à venir. En nommant cette révolution une révolution bourgeoise, le marxisme a souligné que les tâches objectives immédiates de la révolution consistaient à créer des conditions "normales" pour le développement de la société bourgeoise prise comme un tout.
Le marxisme avait raison, cela ne souffre ni discussion ni démonstration supplémentaire. Mais les marxistes doivent maintenant faire face à une tâche d’une tout autre nature : il leur faut découvrir, en analysant le mécanisme interne de la révolution qui se développe, "ses possibilités". Ce serait une erreur grossière que de se contenter d’identifier notre révolution avec les événements de 1789-1793 ou de 1848. Les analogies historiques dont vit et se nourrit le libéralisme ne peuvent remplacer l’analyse sociale.
La révolution russe revêt un caractère tout à fait original, qui résulte de la tendance particulière de notre développement historique et social tout entier, et, à son tour, nous ouvre des perspectives historiques tout à fait neuves.
1. LES PARTICULARITES DU DEVELOPPEMENT HISTORIQUE
Si nous comparons le développement social de la Russie à celui des autres pays d’Europe - en plaçant en facteur commun ce qui constitue leurs traits généraux les plus semblables et ce qui distingue leur histoire de celle de la Russie - nous pouvons dire, par comparaison, que la principale caractéristique du développement social de la Russie, c’est sa lenteur et son caractère primitif relatifs.
Nous n’insisterons pas ici sur les causes naturelles de ce caractère primitif, mais le fait, en lui-même, est hors de doute : la vie sociale russe s’est édifiée sur des fondations économiques plus pauvres et plus primitives.
Le marxisme enseigne que le développement des forces productives détermine le processus historico-social. La formation des corporations économiques, des classes et des états n’est possible que lorsque ce développement a atteint un certain niveau. La différenciation en classes et en états, qui est déterminée par le développement de la division du travail et la création de fonctions sociales plus spécialisées, suppose que cette partie de la population qui est employée à la production matérielle immédiate produise un surplus, un excédent par rapport à ce qu’elle consomme ; c’est seulement en s’appropriant ce surplus que les classes non productrices peuvent s’élever et prendre forme. De plus, la division du travail entre les classes productrices elles-mêmes n’est possible que lorsque l’agriculture a atteint un degré de développement suffisant pour pouvoir assurer le ravitaillement en produits agricoles de la population non agricole. Ces propositions fondamentales du développement social avaient déjà été formulées clairement par Adam Smith.
C’est pourquoi, bien que la période de Novgorod de notre histoire coïncide avec le début du Moyen Age en Europe, la lenteur du développement économique, résultant des conditions naturelles et historiques (situation géographique moins favorable, population clairsemée), ne pouvait manquer de freiner le processus de la formation des classes et de lui donner un caractère plus primitif.
Il est difficile de dire quelle forme aurait pris le développement social de la Russie sous l’influence exclusive de ses tendances internes si elle était restée isolée. Il suffit de dire que cela ne s’est point produit. La vie sociale russe, édifiée sur des fondements économiques intérieurs donnés, n’a cessé de subir l’influence et même la pression du milieu extérieur historico-social.
Lorsque cette organisation sociale et étatique, au cours de sa formation, entra en conflit avec d’autres organisations voisines, le caractère primitif des rapports économiques et leur niveau relatif jouèrent un rôle décisif.
L’État russe, né sur une base économique primitive, entra en rapport et en conflit avec des organisations étatiques bâties sur des fondements plus élevés et plus stables. Deux possibilités s’ouvrirent alors : ou bien l’État russe succomberait dans cette lutte, comme la Horde d’or avait succombé dans la lutte contre l’État moscovite, ou bien il les rejoindrait dans le développement des rapports économiques, et absorberait beaucoup plus de forces vitales qu’il n’aurait pu le faire s’il était resté isolé. Or, l’économie de la Russie était déjà suffisamment développée pour empêcher la première éventualité de se produire. L’État ne s’effondra pas, mais commença à grandir sous la terrible pression des forces économiques.
L’essentiel n’était donc pas le fait que la Russie était entourée de tous côtés par des ennemis. Cela ne suffit pas. En fait, cette affirmation s’appliquerait à n’importe quel autre pays d’Europe, excepté peut-être l’Angleterre. Mais, dans la lutte pour l’existence qu’ils soutenaient les uns contre les autres, ces États dépendaient de bases économiques plus ou moins identiques, et leur développement n’était donc pas soumis à une pression extérieure aussi puissante.
La lutte contre les Tatars de Crimée et les Tatars Nogai exigea les plus grands efforts. Mais, naturellement, pas plus grands que ceux qu’exigea la guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre. Ce ne furent pas les Tatars qui contraignirent la vieille Russie à introduire les armes à feu et à créer les régiments permanents des streltsy ; ce ne furent pas eux non plus qui, plus tard, la forcèrent à former une cavalerie nobiliaire et des forces d’infanterie, mais bien la pression exercée par la Lituanie, la Pologne et la Suède.
Cette pression exercée par l’Europe occidentale amena l’État russe à absorber une fraction exceptionnellement élevée du surproduit, c’est-à-dire qu’il vécut aux dépens des classes privilégiées en voie de constitution, ce qui ralentit encore leur développement. Mais ce ne fut pas tout. L’État fondit sur le produit nécessaire du fermier, le priva de sa subsistance, l’amenant à fuir la terre sur laquelle il n’avait même pas eu le temps de s’établir, et freina ainsi l’accroissement de la population et le développement des forces productives. Ainsi, dans la mesure même où l’État absorbait une part disproportionnée du surproduit, il entravait la différenciation, déjà lente, entre états ; dans la mesure où il prélevait une part importante du produit nécessaire, il détruisait les bases mêmes de la production primitive dont il dépendait.
Mais, pour pouvoir exister, fonctionner, et, par conséquent, avant tout, s’emparer de la part du produit social qui lui était nécessaire, il fallait à l’État une organisation hiérarchique des états. C’est pourquoi, tout en minant ses propres fondements économiques, il s’efforçait en même temps, par des meures gouvernementales, d’en forcer le développement, et - comme tout autre État -, de faire tourner ce développement des états à son avantage. Milioukov, historien de la culture russe, voit là un contraste absolu avec l’histoire de l’Europe occidentale. Mais il n’en est rien.
La monarchie des états du Moyen Age, qui devint un régime d’absolutisme bureaucratique, était une forme d’État vouée à la consolidation d’intérêts et de rapports sociaux déterminés. Mais cette forme d’État elle-même, une fois développée, avait ses intérêts propres (ceux de la dynastie, de la cour, de la bureaucratie... ) qui entraient en conflit, non seulement avec ceux des états inférieurs, mais aussi avec ceux des états les plus élevés. Les états dominants, qui constituaient la "cloison" socialement indispensable entre les masses du peuple et l’organisation de l’État, exerçaient une pression sur cette dernière et faisaient de leurs propres intérêts le contenu de l’activité pratique de l’État. Cependant, le pouvoir de l’État, en tant que force indépendante, considérait aussi de son propre point de vue les intérêts des états les plus élevés. Il se mettait à résister à leurs prétentions et essayait de se les soumettre. L’histoire réelle des rapports entre l’État et les états s’est développée le long des lignes résultantes, déterminées par le rapport des forces.
C’est un processus fondamentalement identique qui se déroula en Russie.
L’État s’efforça d’utiliser le développement des groupes économiques afin de le subordonner à ses propres intérêts spécialisés, financiers et militaires. Les groupes économiques dominants, de leur côté, s’efforcèrent, au fur et à mesure de leur développement, d’utiliser l’État pour consolider leurs avantages sous la forme de privilèges d’états. La résultante de ce jeu des forces sociales fut beaucoup plus favorable au pouvoir d’État qu’en Europe occidentale. L’échange de services, aux dépends des masses travailleuses, entre le pouvoir d’État et les groupes sociaux supérieurs, qui trouve son expression dans la distribution des droits et des obligations, des charges et des privilèges, était, en Russie, moins avantageux à la noblesse et au clergé que dans les monarchies médiévales européennes. Cela est hors de doute. Il faut, cependant, exagérer considérablement et perdre tout sens des proportions pour soutenir, comme le fait Milioukov, que si, à l’Ouest, ce sont les états qui ont créé l’État, en Russie, au contraire, c’est l’État qui a créé les états dans son propre intérêt.
Les états ne peuvent être créés par l’action de l’État, par la loi. Avant que tel ou tel groupe social puisse, avec l’aide du pouvoir de l’État, prendre la forme d’un état privilégié, il doit s’être développé économiquement avec tous ses avantages sociaux. Les états ne peuvent être fabriqués conformément à une hiérarchie préétablie ou à l’ordre de la Légion d’honneur. Le pouvoir de l’État ne peut qu’appuyer, avec toutes ses ressources, le processus économique élémentaire qui engendre des formations économiques plus élevées. Nous l’avons dit plus haut, l’Etat russe consommait une portion comparativement grande des forces de la nation, entravant de la sorte le processus de cristallisation sociale dont il avait cependant besoin. Il était donc naturel que, sous l’influence et la pression du milieu occidental plus différencié, pression transmise par l’organisation militaro-étatique, l’État, à son tour, s’efforçât de hâter le développement de la différenciation sociale sur des fondements économiques primitifs. De plus, il était naturel que l’État, contraint, par la faiblesse des formations économico-sociales, de recourir à un tel "forçage" de leur développement, ait tenté de mettre à profit le pouvoir prépondérant acquis dans l’exercice de son rôle de tuteur pour diriger à sa guise le développement même des classes élevées. Mais, lorsque l’État voulait obtenir de plus grands succès dans cette voie, il se heurtait d’abord à sa propre faiblesse, au caractère primitif de sa propre organisation, qui était déterminé, nous le savons, par une structure sociale primitive.
Ainsi l’État russe, bâti sur le fondement de l’économie russe, fut poussé en avant par la pression qu’exerçaient sur lui ses voisins, les États amis et surtout les États ennemis qui s’étaient formés dans des pays économiquement plus développés. A partir d’un moment - surtout depuis la fin du XVII° siècle -, l’État essaie par tous les moyens d’accélérer l’évolution économique naturelle. Nouvelles branches de l’artisanat, machines et fabriques, production à grande échelle et capital semblent être en quelque sorte des greffes artificielles sur l’arbre de l’économie naturelle. Le capitalisme apparaît comme engendré par l’État.
De ce point de vue, on peut même dire que toute la science russe est une création artificielle de l’État, qu’elle a été greffée artificiellement sur l’arbre naturel de l’ignorance nationale.
Comme l’économie russe, la pensée russe s’est développée sous la pression directe de la pensée plus avancée et de l’économie plus développée de l’Occident. Au caractère d’ "économie naturelle" de l’économie russe correspondait un développement médiocre du commerce extérieur : c’est donc essentiellement sous l’égide de l’État que se trouvèrent placées les relations avec les autres pays, et l’influence de ceux-ci se manifesta dans une lutte acharnée pour l’existence de l’État avant de trouver son expression dans une compétition économique directe. C’est par l’intermédiaire de l’État que les économies occidentales influencèrent l’économie russe. Afin de pouvoir survivre au milieu d’États hostiles et armés, la Russie se vit contrainte de construire des usines, d’organiser des écoles navales, d’éditer des manuels sur l’art des fortifications, etc. Mais si le cours général de l’économie intérieure de cet immense pays n’avait pas été dans cette même direction, si le développement des conditions économiques n’avait pas créé de demande pour la science pure et appliquée, tous les efforts de l’État auraient été vains. L’économie nationale qui, de son propre mouvement, tendait à se transformer d’économie naturelle en économie marchande et monétaire, ne répondait qu’aux mesures gouvernementales qui correspondaient à ce mouvement, et seulement dans la mesure où elles y correspondaient. L’histoire de l’industrie russe, du système monétaire russe et du crédit de l’État russe constitue la meilleure démonstration possible de la justesse de ce point de vue.
"La majeure partie des branches industrielles (métallurgie, raffineries de sucre, pétrole, distilleries, même l’industrie textile), écrit le professeur Mendéléev, est née sous l’influence directe de mesures gouvernementales, parfois même avec l’aide d’importants subsides du gouvernement, mais surtout grâce au fait que le gouvernement a toujours sciemment adopté une politique protectionniste. Sous le règne du tsar Alexandre III, le gouvernement inscrivit franchement cette politique sur son drapeau... En acceptant sans réserve d’appliquer à la Russie les principes du protectionnisme, les cercles gouvernementaux montrèrent qu’ils étaient plus avancés que l’ensemble de nos classes éduquées."
Le docte panégyriste du protectionnisme industriel oublie d’ajouter que la politique du gouvernement n’était nullement guidée par le souci de développer les forces productives, mais par des considérations fiscales et, pour une part, militaires et techniques. C’est pourquoi la politique protectionniste se trouva souvent contraire, non seulement aux intérêts fondamentaux du développement industriel, mais même aux intérêts privés des divers groupes d’hommes d’affaires. C’est ainsi que les propriétaires de filatures de coton déclaraient ouvertement que "si l’on maintient les droits élevés sur le coton, ce n’est pas pour en encourager la culture, mais exclusivement dans l’intérêt du fisc" . De même que, en créant des états, le gouvernement poursuivait avant tout la réalisation des objectifs de l’État, de même, en "implantant" l’industrie, son principal souci, c’était les exigences du Trésor. Il n’y a cependant nul doute que, dans la transplantation du système de production des usines sur le sol russe, le rôle de l’autocratie ne fut pas mince.
Au moment où la société bourgeoise qui se développait commença à ressentir le besoin d’institutions politiques semblables à celles des pays occidentaux, l’autocratie disposait de toute la puissance matérielle des États européens. Elle reposait sur un appareil bureaucratique centralisé, sans aucune utilité pour établir de nouveaux rapports, mais apte à déployer une grande énergie dans l’exécution de répressions systématiques. L’immensité du pays avait été surmontée grâce au télégraphe, qui donne de l’assurance aux actes de l’administration et garantit uniformité relative et rapidité dans l’exécution de ses décisions (en matière de répression). Les chemins de fer permettent de jeter rapidement les forces armées d’un bout à l’autre du pays. Les gouvernements de l’Europe pré-révolutionnaire n’ont guère connu ni chemin de fer ni télégraphe. L’armée dont disposait l’absolutisme était colossale et, si elle se révéla inefficace dans les sérieuses épreuves de la guerre contre le Japon, elle n’en était pas moins assez bonne pour dominer à l’intérieur. Ni le gouvernement de l’ancienne France, ni même celui de 1848 ne connaissaient rien de semblable à l’armée russe d’aujourd’hui.
En soumettant le pays à une extrême exploitation au moyen de ses appareils militaire et fiscal, le gouvernement éleva le montant de son budget annuel jusqu’au chiffre énorme de deux milliards de roubles. Soutenu par son armée et par son budget, le gouvernement de l’autocratie fit de la Bourse européenne son trésorier, si bien que le contribuable russe devint le tributaire sans espoir de cette dernière.
C’est dans ces conditions que, dans les deux dernières décennies du XIX° siècle, le gouvernement russe put apparaître au monde comme une organisation colossale, militaire, bureaucratique, fiscale et boursière, au pouvoir invincible.
La puissance financière et militaire de la monarchie absolue n’accabla et n’aveugla pas seulement la bourgeoisie européenne, mais aussi le libéralisme russe, qui perdit toute confiance dans la possibilité d’obtenir satisfaction dans une épreuve de force ouverte avec l’absolutisme. La puissance militaire et financière de l’absolutisme semblait exclure toute chance, même la plus minime, d’une révolution russe.
Mais la réalité se révéla exactement contraire.
Plus un gouvernement est centralisé, plus il est indépendant de la société, et plus tôt il devient une organisation autocratique placée au-dessus de la société. Plus vastes sont les ressources financières et militaires d’une telle organisation, et plus longtemps et fructueusement elle peut continuer sa lutte pour l’existence. L’État centralisé, avec son budget de deux milliards de roubles, sa dette de huit milliards, et son armée de millions d’hommes sous les armes, pouvait continuer à exister longtemps après avoir cessé de satisfaire aux besoins les plus élémentaires du développement social : non pas seulement les besoins de l’administration intérieure, mais même ceux de la sécurité militaire, pour lesquels il avait été formé à l’origine.
Plus longtemps traînait un tel état de choses, et plus grande devenait la contradiction entre les besoins du développement économique et culturel et la politique du gouvernement, dont l’inertie avait atteint la puissance n. Après la période des grands rapiéçages qui, loin d’éliminer ces contradictions, les firent ressortir pour la première fois, il devint objectivement plus difficile et psychologiquement plus impossible au gouvernement de s’engager lui-même sur le chemin du parlementarisme. La situation n’offrait à la société qu’une seule issue à ces contradictions : l’accumulation, dans la chaudière de l’absolutisme, d’une quantité suffisante de vapeur révolutionnaire pour qu’elle explose.
Ainsi donc, le pouvoir administratif, militaire et financier de l’absolutisme, auquel il devait de se maintenir en dépit du développement social, bien loin, comme le pensaient les libéraux, d’exclure la possibilité d’une révolution, ne laissait plus, au contraire, d’autre issue ; de surcroît, cette révolution était assurée à l’avance de prendre un caractère d’autant plus radical que la puissance de l’absolutisme approfondissait l’abîme entre la nation et lui. Le marxisme russe peut être fier d’avoir été le seul à expliquer la direction de ce développement et à en prédire les formes générales [Même un bureaucrate réactionnaire comme le professeur Mendéléev ne peut éviter de le reconnaître. A propos du développement de l’industrie, il observe : "Les socialistes ont senti ici quelque chose et l’ont même partiellement compris, mais leur esprit latin (!) les a fourvoyés, et ils ont recommandé le recours à la force, flattant bassement les instincts brutaux de la populace, et luttant pour des révolutions et le pouvoir ", cependant que les libéraux faisaient leur pâture du "praticisme" le plus utopique, et que les narodniki révolutionnaires vivaient de fantasmagories et de croyances aux miracles.
Tout le développement social antérieur rendait la révolution inévitable. Quelles étaient donc les forces motrices de cette révolution ?

2. VILLES ET CAPITAL
Les villes russes sont un produit de l’histoire moderne ; plus précisément, un produit des dernières décennies. A la fin du règne de Pierre Ier, dans le premier quart du XVIII° siècle, la population urbaine représentait un peu plus de 328 000 personnes, soit 3 % de la population totale du pays. A la fin du même siècle, elle atteignait le chiffre de 1 301 000, soit 4,1 % de la population totale. En 1812, la population urbaine s’élevait à 1 653 000 personnes, ou 4,4 % du total. Au milieu du XIX° siècle, elle ne dépassait pas encore le chiffre de 3 482 000 personnes, 7,8 % du total. Enfin, le dernier recensement, en 1897, évaluait la population des villes à 16 289 000 personnes, environ 13 % de la population totale .
Si nous considérons la ville non pas seulement comme une unité administrative, mais comme une formation économico-sociale, il nous faut admettre que les chiffres ci-dessus ne représentent pas une peinture exacte du développement urbain : l’histoire de l’État russe nous montre de nombreux exemples où des chartes furent accordées ou retirées à des villes pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec une appréciation scientifique. Ces chiffres n’en montrent pas moins clairement l’insignifiance des villes de la Russie d’avant la réforme, et leur croissance fébrile durant la dernière décennie. Selon les calculs de Mikhailovsky, de 1885 à1897, la population des villes avait augmenté de 33,80 % ; elle s’est donc accrue plus de deux fois plus vite que la population russe tout entière, dont l’accroissement était de 15,25 %, et près de trois fois Plus vite que la Population rurale (12,7 %). Si nous y ajoutons les villages et hameaux industriels, la rapidité de la croissance de la population urbaine (entendons par là toute la population non agricole) apparaît encore plus claire.
Cependant, les villes russes modernes ne diffèrent pas seulement des anciennes par le nombre de leurs habitants, mais aussi par leur type social : ce sont des centres commerciaux et industriels. La majeure partie de nos anciennes villes ne jouaient pratiquement aucun rôle économique ; c’était des centres militaires et administratifs ou des forteresses ; leurs habitants étaient des fonctionnaires de l’État et vivaient aux dépens du Trésor public ; la cité, en général, était un centre administratif, militaire et fiscal.
D’ailleurs, si d’autres que des fonctionnaires, pour des raisons de sécurité, résidaient dans l’enceinte de la ville ou dans ses faubourgs, cela ne les empêchait pas de continuer à exercer leurs activités agricoles. La plus grande ville de l’ancienne Russie, Moscou, n’était, selon M. Milioukov, qu’ "un manoir royal" ; une partie considérable de la population était rattachée, d’une façon ou d’une autre, à la cour, comme membres de la suite du souverain, gardes ou domestiques. D’après le recensement de 1701, sur 16 000 chefs de famille, plus de 7 000, soit 44 % du total, étaient fermiers ou artisans, et même ceux-là vivaient dans la dépendance de l’État et travaillaient pour le palais. Des 9 000 restants, 1500 appartenaient au clergé, les autres à la couche sociale dirigeante. Ainsi, les villes russes, comme les villes des régimes de despotisme asiatique, et contrairement aux villes artisanales et commerçantes du Moyen Age européen, étaient uniquement consommatrices. Au même moment, les villes occidentales défendaient avec plus ou moins de succès le principe que les artisans n’avaient pas le droit de résider dans les villages ; les villes russes, elles, ne tentèrent jamais d’atteindre de tels objectifs. Où donc étaient les manufactures et les métiers artisanaux ? A la campagne, attachés à l’agriculture.
A cause du faible niveau économique et de la rapacité féroce de l’État, il ne put se constituer aucune accumulation de richesse ni s’instituer aucune division sociale du travail. A l’été plus court correspondaient des loisirs hivernaux plus longs qu’à l’Ouest. Dans ces conditions, la manufacture ne se sépara jamais de l’agriculture pour se concentrer dans les villes ; elle resta à la campagne, comme une occupation auxiliaire à côté de l’agriculture. Lorsque, dans la deuxième moitié du XIX° siècle, l’industrie capitaliste commença à se développer largement, elle ne trouva en face d’elle à peu près aucun artisanat urbain, mais seulement des métiers villageois "Pour un million et demi, au plus, d’ouvriers d’usine qu’il y a en Russie, écrit M. Milioukov, il n’y a pas moins de quatre millions de paysans occupés à des travaux à domicile dans leurs propres villages, et qui continuent en même temps à exercer leur métier d’agriculteur. C’est là la classe dont... sont sorties les usines européennes, mais elle n’a, à aucun degré, participé... à l’établissement des usines russes."
Bien entendu, la croissance ultérieure de la population et de sa productivité a jeté les bases de la division sociale du travail, et donc de l’artisanat urbain. Mais c’est la grande industrie capitaliste qui s’est emparée de ces bases, grâce à la pression économique des pays avancés, si bien que les métiers des villes n’eurent pas le temps de se développer.
Les quatre millions d’artisans ruraux constituaient cette même couche sociale dont les membres, en Europe, formèrent le noyau de la population des villes, entrèrent dans les corporations comme maîtres ou comme compagnons, et restèrent, par la suite, de plus en plus hors des corporations. Pendant la grande Révolution, ce fut précisément la classe des artisans qui forma le noyau de la population des quartiers les plus révolutionnaires de Paris. Ce seul fait - l’insignifiance de notre artisanat urbain - a eu d’immenses conséquences pour notre révolution .
Le trait économique essentiel de la ville moderne, c’est qu’elle transforme des matières premières fournies par la campagne. C’est pourquoi, pour elle, les conditions de transport sont décisives. Seuls, les chemins de fer pouvaient élargir suffisamment les sources de ravitaillement des villes pour que de telles masses humaines puissent s’y concentrer. Et c’est la croissance de la grande industrie qui a rendu nécessaire la concentration de la population. Dans une ville moderne, au moins dans une ville de quelque importance économique et politique, c’est la classe des travailleurs salariés, fortement différenciée du reste des citadins, qui constitue le noyau de la population. C’est cette classe, encore inconnue, pour l’essentiel, durant la grande Révolution française, qui était destinée à jouer le rôle décisif dans notre révolution.
Le système industriel ne se contente pas de pousser le prolétariat au premier plan, il coupe aussi l’herbe sous le pied à la démocratie bourgeoise. Car celle-ci, lors des révolutions précédentes, avait pris appui sur la petite bourgeoisie des villes : artisans, petits boutiquiers, etc.
Un autre motif du rôle exceptionnel joué par le prolétariat russe, c’est que le capital russe est, dans une forte proportion, d’origine étrangère. C’est pour cette raison, selon Kautsky, que le prolétariat a crû bien davantage en nombre, puissance et influence, que le libéralisme bourgeois.
Comme nous l’avons dit plus haut, le capitalisme ne s’est pas développé en Russie à partir du système artisanal. Il a réalisé la conquête de la Russie avec, derrière lui, le développement économique de l’Europe tout entière, ayant devant lui, pour concurrent immédiat, l’artisan villageois impuissant ou l’artisan urbain misérable, et, comme réservoir de force de travail, la paysannerie à moitié réduite à la mendicité. Et l’absolutisme a contribué de diverses manières à placer le pays sous le joug du capitalisme.
En premier lieu, il fit du paysan russe un tributaire des Bourses du monde entier. Le manque de capitaux dans le pays et le besoin constant d’argent du gouvernement créèrent un terrain favorable à la conclusion d’emprunts étrangers usuraires. Du règne de Catherine II au ministère de Witte et Dournovo, les banquiers d’Amsterdam, de Londres, de Berlin et de Paris cherchèrent systématiquement à transformer l’autocratie en une colossale spéculation boursière. Une partie considérable des prétendus emprunts "intérieurs", c’est-à-dire des emprunts placés dans les institutions de crédit du pays lui-même, ne se distinguaient nullement des emprunts étrangers, car ils étaient, en réalité, couverts par des capitalistes étrangers. L’absolutisme, qui prolétarisait et paupérisait la paysannerie en l’écrasant d’impôts, transforma les millions de la Bourse européenne en soldats et en navires de guerre, en cellules de prisons et en chemins de fer. La plus grande partie de ces dépenses était, du point de vue économique, absolument improductive. Une énorme fraction du produit national partait, sous forme d’intérêts, pour l’étranger, où elle enrichissait et renforçait l’aristocratie financière européenne. Certes, les capitalistes financiers européens, dont l’influence politique, dans les pays à régime parlementaire, n’a cessé de croître durant les dix dernières années et a rejeté à l’arrière-plan celle des capitalistes commerciaux et industriels, ont fait du gouvernement tsariste leur vassal ; mais ils ne pouvaient ni ne souhaitaient devenir - et ne devinrent pas - partie intégrante de l’opposition bourgeoise à l’intérieur des frontières russes. Ils s’inspiraient, dans leurs sympathies et leurs antipathies, des principes posés par les banquiers hollandais Hoppe et Cie quand ils formulaient les conditions de l’emprunt consenti au tsar Paul en 1798 : "Les intérêts doivent être payés sans aucun égard aux circonstances politiques." La Bourse européenne était même directement intéressée au maintien de l’absolutisme, car aucun autre gouvernement n’aurait pu garantir un tel taux d’intérêt usuraire. Mais le capital européen ne pénétrait pas seulement en Russie par le canal des emprunts d’État. Les sommes d’argent même dont le paiement absorbait une bonne part du budget de l’État russe retournaient en territoire russe sous forme de capital commercial et industriel, attiré par les richesses naturelles intactes du pays, et spécialement par les forces de travail d’ouvriers inorganisés qui n’avaient pas acquis l’habitude de résister au capital. La dernière période de notre boom industriel de 1893-1899 fut aussi une période d’immigration accélérée du capital européen. Ainsi donc, ce fut un capital qui, comme par le passé, restait largement européen, et dont le pouvoir politique avait son siège aux parlements français et belge, qui mobilisa la classe ouvrière en Russie.
En réduisant à l’état d’esclavage économique ce pays arriéré, le capital européen faisait franchir à ses principales branches de production et à ses principaux moyens de communication toute une série d’étapes techniques et économiques intermédiaires, par lesquelles ils avaient eu à passer dans leur pays d’origine ; mais d’autant moins nombreux furent les obstacles qu’il rencontra sur la voie de sa domination économique, et d’autant plus insignifiant se révéla son rôle politique.
La bourgeoisie européenne est issue du Tiers-État du Moyen Age. Au nom des intérêts du peuple, quelle désirait exploiter elle-même, elle leva l’étendard de la protestation contre le pillage et la violence exercée par les deux premiers états. La monarchie des états du Moyen Age, dans le cours de sa transformation en absolutisme bureaucratique, s’appuya sur la population des villes en lutte contre les prétentions du clergé et de la noblesse. La bourgeoisie mit à profit cette situation pour sa propre élévation politique. Ainsi, l’absolutisme bureaucratique et la classe capitaliste se développèrent simultanément et lorsque, en 1789, ils entrèrent en conflit, la bourgeoisie fit la preuve qu’elle avait toute la nation derrière elle.
L’absolutisme russe se développa sous la pression directe des États occidentaux. Il s’approprie leurs méthodes de gouvernement et leur administration bien avant que les conditions économiques intérieures ne permettent à une bourgeoisie capitaliste de s’élever. A une époque où les villes russes ne jouaient encore qu’un rôle économique absolument insignifiant, il disposait déjà d’une formidable armée permanente, d’un appareil fiscal et bureaucratique centralisé, et s’était irrémédiablement endetté à l’égard des banquiers européens.
Le capital occidental fit irruption avec la coopération directe de l’absolutisme, et transforma en peu d’années bon nombre de vieilles villes archaïques en centres commerciaux et industriels ; il créa même, en un court laps de temps, de nouvelles villes commerciales et industrielles en des lieux jusque-là absolument inhabités. Ce capital apparut fréquemment sous la forme de grandes compagnies par actions au porteur. Pendant les dix ans du boom industriel de 1893-1902, le montant total du capital par actions augmenta de deux milliards de roubles, alors que, de 1854 à 1892, il n’avait augmenté que de 900 millions. Le prolétariat se trouva immédiatement concentré en masses énormes cependant que ne subsistait, entre ces masses et l’autocratie, qu’une bourgeoisie capitaliste numériquement très faible, isolée du "peuple", à demi étrangère, sans traditions historiques, et inspirée uniquement par l’appât du gain.

3. 1789-1848-1905
L’histoire ne se répète pas. On aura beau comparer encore et toujours la révolution russe avec la grande Révolution française, on ne pourra jamais faire de la première une répétition de la seconde. Le XIX° siècle n’est pas passé en vain. L’année 1848 diffère déjà énormément de 1789. Comparées à la grande Révolution, les révolutions prussienne et autrichienne surprennent par leur insignifiance. En un sens, elles ont eu lieu trop tôt, et, en un sens, trop tard. Il faut, à la société bourgeoise, une gigantesque tension de forces pour régler radicalement ses comptes avec les seigneurs du passé ; cela n’est possible que par la puissance de la nation unanime, se dressant contre le despotisme féodal, ou par un ample développement de la lutte des classes au sein de la nation en lutte pour son émancipation. Dans le premier cas, qui s’est réalisé en 1789-1793, l’énergie nationale, comprimée par la terrible résistance de l’ordre ancien, se dépensa entièrement dans la lutte contre la réaction ; dans le second cas, qui ne s’est encore jamais produit dans l’histoire, et que, en ce moment, nous considérons seulement comme une possibilité, c’est une guerre de classe "intestine", au sein de la nation bourgeoise, qui produit l’énergie effectivement nécessaire pour triompher des forces obscures de l’histoire.
Les sévères affrontements internes absorbent une grande quantité d’énergie, ils privent la bourgeoisie de la possibilité de jouer le rôle dirigeant, ils poussent leur adversaire, le prolétariat, au premier plan, ils lui donnent dix ans d’expérience en un mois, le placent à la tête des affaires et lui tendent, étroitement serrées, les rênes du pouvoir. Cette classe, résolue, ignorant les doutes, donne une puissante impulsion aux événements.
Une révolution peut être accomplie par une nation qui se rassemble comme un lion se préparant à bondir, ou par une nation qui, au cours de la lutte, se divise de façon décisive, afin de libérer la meilleure partie d’elle-même pour l’accomplissement des tâches qu’elle est incapable d’accomplir comme un tout. Ce sont là deux ensembles opposés de conditions historiques qui, dans leur forme pure, ne constituent, naturellement, qu’une opposition logique.
Un moyen terme est ici, comme bien souvent, la pire des solutions. Mais ce fut ce moyen terme qui se réalisa en 1848.
Nous avons vu dans la période héroïque de la France une bourgeoisie éclairée, active, encore inconsciente des contradictions que comportait sa propre position, à qui l’histoire avait imposé la tâche de diriger la lutte pour un ordre nouveau, non seulement contre les institutions périmées de la France, mais aussi contre les forces réactionnaires de l’Europe entière. La bourgeoisie, en conséquence, dans toutes ses fractions, se considérait comme le chef de la nation, rassemblait les masses pour la lutte, leur donnait des mots d’ordre et leur dictait une tactique pour le combat. La démocratie cimentait d’une idéologie politique l’unité de la nation. Le peuple - petits bourgeois des villes, paysans et ouvriers - élisait comme députés des bourgeois, et les instructions données à ces députés par leurs constituants étaient écrites dans le langage d’une bourgeoisie qui prenait conscience de son rôle de Messie. Durant la Révolution elle-même, les antagonismes de classe se dévoilèrent ; mais la puissance d’inertie de la lutte révolutionnaire n’en fut pas moins assez grande pour balayer hors du chemin les éléments les plus conservateurs de la bourgeoisie. Aucune couche ne fut rejetée avant d’avoir transmis son énergie à la couche qui la suivait. La nation poursuivit donc comme un tout, la lutte pour ses objectifs, avec des méthodes sans cesse plus précises et plus résolues. Une fois que les couches supérieures de la bourgeoisie riche, rompant avec le noyau de la nation qui était entré dans le mouvement, se furent alliées à Louis XVI, les revendications démocratiques de la nation furent dirigées contre cette bourgeoisie, et cela conduisit au suffrage universel et à la république comme à la forme logique, inévitable, de la démocratie.
La grande Révolution française fut vraiment une révolution nationale. Et, qui plus est, la lutte mondiale de la bourgeoisie pour la domination, pour le pouvoir, et pour une victoire totale trouvèrent dans ce cadre national leur expression classique.
Le terme de "jacobinisme" est actuellement une expression péjorative dans la bouche de tous les sages libéraux. La haine de la bourgeoisie contre la révolution, sa haine des masses, sa haine de la force et de la grandeur de l’histoire qui se fait dans la rue se concentre dans ce cri de peur et d’indignation : "C’est du jacobinisme !" Nous, l’armée mondiale du communisme, avons depuis longtemps réglé nos comptes historiques avec le jacobinisme. Tout le mouvement prolétarien international actuel a été formé et s’est renforcé dans la lutte contre les traditions du jacobinisme. Nous l’avons soumis à une critique théorique, nous avons dénoncé ses limites historiques, son caractère socialement contradictoire et utopique, sa phraséologie, nous avons rompu avec ses traditions, qui, des décennies durant, ont été regardées comme l’héritage sacré de la Révolution.
Mais nous défendons le jacobinisme contre les attaques, les calomnies, les injures stupides du libéralisme anémique. La bourgeoisie a honteusement trahi toutes les traditions de sa jeunesse historique, et ses mercenaires actuels déshonorent les tombeaux de ses ancêtres et narguent les cendres de leurs idéaux. Le prolétariat a pris sous sa protection l’honneur du passé révolutionnaire de la bourgeoisie. Le prolétariat, si radicalement qu’il puisse avoir rompu dans sa pratique avec les traditions révolutionnaires de la bourgeoisie, les préserve néanmoins comme un héritage sacré de grandes passions, d’héroïsme et d’initiative, et son cœur bat à l’unisson des paroles et des actes de la Convention jacobine.
Qu’est-ce donc qui a fait l’attrait du libéralisme, sinon les traditions de la grande Révolution française ? Quand donc la démocratie bourgeoise a-t-elle atteint un tel sommet et allumé une telle flamme dans le cœur du peuple, sinon durant la période de la démocratie jacobine, sans-culotte, terroriste, robespierriste de 1793 ?
Qu’est-ce donc, sinon le jacobinisme, qui a rendu et rend encore possible, aux diverses nuances du radicalisme bourgeois français, de tenir sous son charme l’écrasante majorité du peuple et même du prolétariat, à une époque où, en Allemagne et en Autriche, le radicalisme bourgeois a terminé sa brève histoire dans la mesquinerie et la honte ?
Qu’est-ce donc, sinon le charme du jacobinisme, avec son idéologie politique abstraite, son culte de la république sacrée, ses déclarations triomphantes, qui, encore aujourd’hui, nourrit les radicaux et radicaux-socialistes français comme Clemenceau, Millerand, Briand et Bourgeois, et tous ces politiciens qui savent, aussi bien que les pesants junkers de Guillaume II, empereur par la grâce de Dieu, défendre les fondements de la société bourgeoise ? Ils sont désespérément enviés par les démocrates bourgeois des autres pays et ne se privent pourtant pas de déverser des tombereaux de calomnies sur la source de leurs avantages politiques : l’héroïque jacobinisme.
Même après tant d’espoirs déçus, le jacobinisme demeure, en tant que tradition, dans la mémoire du peuple. Le prolétariat a longtemps exprimé son avenir dans le langage du passé. En 1840, près d’un demi-siècle après le gouvernement de la Montagne, huit ans avant les journées de juin 1848, Heine visita plusieurs ateliers du faubourg Saint Marceau, et regarda ce que lisaient les ouvriers, "la section la plus saine des classes inférieures". "J’ai trouvé là, écrivit-il à un journal allemand, dans des éditions à deux sous, plusieurs nouveaux discours de Robespierre ainsi que des brochures de, Marat ; l’Histoire de la Révolution de Cabet, les virulents brocards de Cormenin, et le livre de Buonarotti, Babeuf et la Conspiration des Égaux, toutes productions dégageant une odeur de sang... L’un des fruits de cette semence, prophétise le poète, c’est que, tôt ou tard, une république risque d’apparaître en France ".
En 1848, la bourgeoisie était déjà incapable de jouer un tel rôle. Elle ne voulait ni ne pouvait entreprendre la liquidation révolutionnaire du système social qui lui barrait la route du pouvoir. Nous savons maintenant pourquoi il en était ainsi. Son objectif, et elle en avait parfaitement conscience, était d’introduire dans l’ancien système les garanties nécessaires, non à sa domination politique, mais à un partage du pouvoir avec les forces du passé. L’expérience de la bourgeoisie française lui avait donné cette sagesse mesquine, ses trahisons l’avaient corrompue et ses échecs emplie d’effroi. Elle ne se montra pas seulement incapable de conduire les masses à l’assaut de l’ordre ancien, elle s’adossa à cet ordre pour mieux repousser les masses qui la pressaient.
La bourgeoisie française a réussi à mener à bien sa grande Révolution. Sa conscience était la conscience de la société, et aucune institution ne pouvait être instaurée qui n’était d’abord passée par sa conscience en tant qu’objectif et fin de son œuvre politique. Elle recourait souvent à des attitudes théâtrales afin de se dissimuler à elle-même les limites de son propre monde bourgeois, mais elle allait de l’avant.
La bourgeoisie allemande, elle, dès le début, bien loin de "faire" la révolution, s’en est dissociée. Sa conscience se dressait contre les conditions objectives de sa propre domination. La révolution ne pouvait être faite par elle, mais seulement contre elle. Les institutions démocratiques représentaient, dans son esprit, non un objectif pour lequel combattre, mais une menace pour sa prospérité.
Il fallait, en 1848, une classe apte à prendre en charge les événements sans la bourgeoisie et malgré elle, une classe prête, non seulement à contraindre, par sa pression, la bourgeoisie à aller de l’avant, mais aussi, au moment décisif, à déblayer le terrain de son cadavre politique. Ni la petite bourgeoisie ni la paysannerie ne pouvaient remplir cette tâche.
La petite bourgeoisie urbaine n’était pas seulement hostile au régime de la veille, mais aussi à celui du lendemain. Encore embourbée dans des rapports médiévaux, mais déjà incapable de résister à la "libre" industrie, mettant encore son empreinte sur les villes, mais cédant déjà du terrain devant la moyenne et la grande bourgeoisie, pourrie de préjugés, abasourdie par le vacarme des événements, exploitée et exploiteuse, vorace et impuissante dans sa voracité, la petite bourgeoisie provinciale ne pouvait diriger des événements d’ampleur mondiale.
La paysannerie était encore plus complètement privée d’initiative politique. Enchaînée pendant des siècles, misérable et furibonde, souffrant à la fois de tous les aspects de l’ancienne exploitation et de tous ceux de la nouvelle, la paysannerie constitua, à une certaine époque, un vaste réservoir de force révolutionnaire chaotique ; mais morcelés, disséminés, isolés de ce centre nerveux de la politique et de la culture que sont les villes, plongés dans un état de stupeur, limités dans leur horizon aux confins de leurs villages respectifs, indifférents à tout ce que pensait la ville, les paysans ne pouvaient pas jouer le rôle de force dirigeante. Sitôt soulagée du fardeau des obligations féodales, la paysannerie s’était apaisée, et faisait preuve d’une noire ingratitude à l’égard des villes qui s’étaient battues pour ses droits. Les paysans émancipés devenaient des fanatiques de l’ "ordre".
Aux intellectuels démocrates faisait défaut la puissance d’une classe. Un moment, ce groupe faisait une sorte de cortège politique à sa sœur aînée, la bourgeoisie libérale, puis il l’abandonnait à l’instant critique pour révéler sa propre faiblesse. Il s’embrouillait dans des contradictions non résolues et répandait sa propre confusion partout.
Le prolétariat était trop faible ; il manquait d’organisation, d’expérience et de connaissance. Le capitalisme s’était suffisamment développé pour rendre nécessaire l’abolition des anciens rapports féodaux, mais pas assez pour pousser au premier plan, comme force politique décisive, la classe ouvrière, née des nouveaux rapports de production. Même dans le seul cadre national de l’Allemagne, l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie était allé trop loin pour que celle-ci puisse assumer sans crainte le rôle de dirigeant de la nation, et pas assez pour permettre au prolétariat de l’assumer lui-même. Certes, le conflit qui se déroulait à l’intérieur de la révolution préparait le prolétariat à l’indépendance politique, mais, en même temps, affaiblissant l’énergie et l’unité de l’action, il provoqua une vaine dépense de forces et contraignit la révolution, après ses premiers succès, à marquer le pas, pour, finalement, battre en retraite sous les coups de la réaction.
C’est en Autriche que le caractère inachevé et incomplet revêtu par les rapports politiques dans cette période de la révolution apparaît de la façon la plus claire et la plus tragique.
Le prolétariat de Vienne fit preuve, en 1848, d’un admirable héroïsme et d’une énergie inépuisable. Poussé par un instinct de classe confus, manquant d’une conception générale des objectifs de la lutte, et passant à tâtons d’un mot d’ordre à un autre, il se rua toujours de nouveau au combat. Chose assez remarquable, la direction du prolétariat passa entre les mains des étudiants, le seul groupe démocratique actif qui, en raison de cette activité même, jouissait d’une grande influence sur les masses et, par suite, sur les événements. Sans le moindre doute, les étudiants savaient se battre courageusement sur les barricades et fraterniser honorablement avec les ouvriers, mais ils étaient tout à fait incapables de diriger les progrès d’une révolution qui leur avait remis la "dictature" de la rue.
Le prolétariat, dépourvu d’organisation, d’expérience politique et d’une direction indépendante, suivait les étudiants. A chaque phase critique des événements, les ouvriers offraient aux "messieurs qui travaillaient avec leur tête" l’aide de "ceux qui travaillaient avec leurs mains". Les étudiants, tantôt appelaient les ouvriers au combat, tantôt leur barraient eux-mêmes le chemin menant des faubourgs à la ville. Parfois, ils se servaient de leur autorité politique, s’appuyant en même temps sur les armes de leur Légion académique, pour interdire aux ouvriers de mettre en avant leurs propres revendications indépendantes. C’était là une forme claire et classique de dictature révolutionnaire bienveillante sur le prolétariat. A quoi donc aboutirent ces rapports sociaux ? A ceci : le 26 mai, lorsque les ouvriers de Vienne, à l’appel des étudiants, se dressèrent pour résister au désarmement de la Légion académique ; lorsque la population entière de la capitale, couvrant toute la ville de barricades, fit preuve d’une énergie remarquable et prit possession de Vienne ; lorsque toute l’Autriche se rallia à Vienne en armes, que la monarchie prit la fuite et s’évanouit ; que, sous la pression du peuple, les dernières troupes eurent été retirées de la capitale, le gouvernement de l’Autriche se trouva dans l’état d’une fortune en déshérence.
La bourgeoisie libérale refusa délibérément de prendre un pouvoir qui avait été conquis par de tels procédés de brigands ; elle ne faisait que rêver du retour de l’empereur, qui avait fui Vienne orpheline pour se réfugier dans le Tyrol.
Les ouvriers avaient assez de bravoure pour vaincre la réaction, mais pas assez d’organisation ni de conscience pour occuper sa place. Il existait un puissant mouvement ouvrier, mais la lutte de classe prolétarienne, avec ses objectifs politiques précis, ne s’était pas encore suffisamment développée. Incapable de prendre la barre, le prolétariat ne put pas non plus pousser à accomplir cette tâche historique les démocrates-bourgeois ; ces derniers comme c’est souvent le cas, s’esquivèrent au moment décisif.
Contraindre ces déserteurs à accomplir leurs obligations n’aurait pas demandé au prolétariat moins d’énergie et de maturité qu’il ne lui en aurait fallu pour établir un gouvernement ouvrier provisoire.
La conséquence de tout cela, ce fut une situation dont un contemporain a pu dire avec pertinence : "La république est établie à Vienne, mais malheureusement personne ne s’en est aperçu." Cette république que personne n’avait aperçue quitta la scène pour une longue période, laissant la place aux Habsbourg... Une occasion manquée ne se retrouve jamais.
De l’expérience des révolutions hongroise et allemande, Lassalle tira cette conclusion que, désormais, les révolutions ne pourraient s’appuyer que sur la lutte de classe du prolétariat. Voici ce qu’il écrivit à Marx, dans une lettre datée du 24 octobre 1849 : "La Hongrie avait plus de chances qu’aucun autre pays de mener sa lutte à une issue victorieuse. Cela, entre autres raisons, parce que, dans ce pays, les partis n’étaient pas divisés et en proie à de violents conflits, comme en Europe occidentale ; et parce que la révolution y avait pris, dans une large mesure, la forme d’une lutte pour l’indépendance nationale. Néanmoins, la Hongrie a été vaincue, et vaincue précisément à cause de la trahison du parti national.
Ces événements, et l’histoire de l’Allemagne en 1848-1849, poursuit Lassalle, m’amènent à cette conclusion inébranlable qu’aucune révolution ne peut réussir en Europe, si elle ne s’affirme pas purement socialiste dès le début. "Aucune lutte ne peut être victorieuse si les questions sociales n’y entrent que comme un élément vague et restent à l’arrière-plan, et si elle est menée extérieurement sous le drapeau de la renaissance nationale et de la république bourgeoise ". Nous ne nous arrêterons pas à critiquer ces conclusions très catégoriques. Ce qui, en tout cas, est hors de doute, c’est que dès le milieu du XIX° siècle, le problème de l’émancipation politique ne pouvait être résolu par la pression, concertée et unanime, de la nation tout entière. Seule, une tactique indépendante du prolétariat, trouvant dans sa position de classe, et seulement dans sa position de classe, les forces nécessaires pour la lutte, pouvait assurer la victoire de la révolution.
La classe ouvrière russe de 1906 diffère du tout au tout des ouvriers viennois de 1848. La meilleure preuve en est l’apparition, dans toute la Russie, de soviets des députés ouvriers. Il ne s’agissait pas là d’organisations conspiratives préparées à l’avance, dans le but d’assurer, au moment de la révolte, la prise du pouvoir par les ouvriers. Non, les soviets étaient des organes créés, de façon concertée, par les masses elles-mêmes, afin de coordonner leurs luttes révolutionnaires. Et ces soviets, élus par les masses et responsables devant les masses, sont d’incontestables institutions démocratiques, faisant la politique de classe la plus résolue dans l’esprit du socialisme révolutionnaire.
Les particularités sociales de la Russie sont plus spécialement évidentes dans la question de l’armement du peuple. La première revendication et la première conquête de toutes les révolutions, en 1789 et en 1848, à Paris, dans tous les États d’Italie, à Vienne et à Berlin, c’était la formation d’une milice, la garde nationale. En 1848, l’opposition bourgeoise tout entière, même ses éléments les plus modérés, demanda la formation d’une garde nationale, c’est-à-dire l’armement des classes possédantes et "éduquées", et cela non seulement pour défendre les libertés conquises, ou, plutôt, susceptibles d’être "octroyées", contre des coups d’État venant d’en haut, mais aussi pour protéger la propriété privée bourgeoise des assauts du prolétariat. Ainsi est-il clair que la revendication d’une milice était une revendication de classe de la bourgeoisie. "Les Italiens ont très bien compris, écrit l’historien libéral anglais de l’unification de l’Italie, qu’une milice civile armée rendrait impossible l’existence ultérieure de l’absolutisme. En outre, cette milice était, pour les classes possédantes, une garantie contre une anarchie éventuelle et n’importe quels désordres venant d’en bas ". Et la réaction au pouvoir, ne disposant pas d’assez de troupes au centre des opérations pour en finir avec l’"anarchie", c’est-à-dire avec les masses révolutionnaires, arma la bourgeoisie. L’absolutisme commença par autoriser les bourgeois à réduire et à pacifier les travailleurs, puis il désarma et pacifia les bourgeois.
En Russie, la revendication d’une milice n’a trouvé aucun écho au sein des partis bourgeois. Les libéraux ne peuvent pas ne pas comprendre quelle est la signification véritable de la question des armes ; l’absolutisme leur a donné quelques leçons de choses à cet égard. Mais ils comprennent aussi qu’il est absolument impossible de créer une milice en Russie à l’écart du prolétariat ou contre lui. Les ouvriers russes ne ressemblent pas aux ouvriers de 1848, qui remplissaient leurs poches de pierres et s’armaient de pioches, tandis que les commerçants, les étudiants et les avocats portaient un mousquet royal à l’épaule et une épée au côté.
Armer la révolution, en Russie, cela signifie, d’abord et avant tout, armer les ouvriers. Les libéraux, qui le savent et qui en ont peur, renoncent tout à fait à la milice. Ils rendent même cette position sans combat à l’absolutisme, exactement comme la bourgeoisie de Thiers a rendu Paris et la France à Bismarck, simplement pour ne pas avoir à armer les ouvriers.
Dans ce manifeste de la coalition démocratico-libérale qui s’appelle l’État constitutionnel, M. Djivelegov, discutant la possibilité de révolutions, dit tout à fait justement que "la société elle-même doit être prête à se dresser, le moment venu, pour la défense de sa constitution". Mais, comme cette affirmation a pour conclusion logique la revendication de l’armement du peuple, le philosophe libéral trouve "nécessaire d’ajouter" qu’il n’est pas "nécessaire que chacun porte les armes " pour empêcher des coups d’État. Il suffit que la société elle-même soit prête à résister, de quelle manière, on ne l’indique pas. Si une conclusion quelconque peut être tirée de tout cela, c’est que, dans le cœur de nos démocrates, la peur du prolétariat en armes est plus forte que celle de la soldatesque de l’autocratie.
C’est pourquoi la tâche de l’armement de la révolution pèse de tout son poids sur les épaules du prolétariat. La milice civile, revendication de classe de la bourgeoisie en 1848, est, en Russie, dès le début, la revendication de l’armement du peuple et avant tout du prolétariat. Le sort de la révolution russe se joue dans cette question.

4. LA REVOLUTION ET LE PROLETARIAT
La révolution est une épreuve de force ouverte entre les forces sociales en lutte pour le pouvoir. L’Etat n’est pas une fin en soi. C’est seulement une machine entre les mains des forces sociales dominantes. Comme toute machine, il a ses mécanismes : un mécanisme moteur, un mécanisme de transmission et un mécanisme d’exécution. La force motrice de l’Etat est l’intérêt de classe ; son mécanisme moteur, c’est l’agitation, la presse, la propagande par l’Eglise et par l’École, les partis, les meetings dans la rue, les pétitions et les révoltes. Le mécanisme de transmission, c’est l’organisation législative des intérêts de caste, de dynastie, d’état ou de classe, qui se donnent comme la volonté de Dieu (absolutisme) ou la volonté de la nation (parlementarisme). Enfin, le mécanisme exécutif, c’est l’administration avec sa police, les tribunaux avec leurs prisons, et l’armée.
L’Etat n’est pas une fin en soi, mais un moyen extrêmement puissant d’organiser, de désorganiser et de réorganiser les rapports sociaux. Selon ceux qui le contrôlent, il peut être un puissant levier pour la révolution, ou un outil dont on se sert pour organiser la stagnation.
Tout parti politique digne de ce nom, lutte pour conquérir le pouvoir politique et mettre ainsi l’Etat au service de la classe dont il exprime les intérêts. La social-démocratie, parti du prolétariat, lutte naturellement pour la domination politique de la classe ouvrière.
Le prolétariat croît et se renforce avec la croissance du capitalisme. En ce sens, le développement du capitalisme est aussi le développement du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l’heure où le pouvoir passera entre les mains de la classe ouvrière dépendent directement, non du niveau atteint par les forces productives, mais des rapports dans la lutte des classes, de la situation internationale et, enfin, d’un certain nombre de facteurs subjectifs - les traditions, l’initiative et la combativité des ouvriers.
Il est possible que les ouvriers arrivent au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant d’y arriver dans un pays capitaliste avancé. En 1871, les ouvriers prirent délibérément le pouvoir dans la ville petite-bourgeoise de Paris ; pour deux mois seulement, il est vrai, mais, dans les centres anglais ou américains du grand capitalisme, les travailleurs n’avaient jamais, même une heure, tenu le pouvoir entre leurs mains. Imaginer que la dictature du prolétariat dépende en quelque sorte automatiquement du développement et des ressources techniques d’un pays, c’est là le préjugé d’un matérialisme " économique " simplifié jusqu’à l’absurde. Ce point de vue n’a rien à voir avec le marxisme.
A notre avis, la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l’emporte, c’est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n’aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner.
Dressant le bilan de la révolution et de la contre-révolution de 1848-1849 pour le journal américain The Tribune, Marx écrivait :
" Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l’Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’État conformément à leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné..."
Cette citation est probablement familière au lecteur, car les marxistes "à textes" en ont considérablement abusé ces derniers temps. Elle a été utilisée comme un argument irréfutable contre l’idée d’un gouvernement de la classe ouvrière en Russie. "Tel maître, tel valet." Si la bourgeoisie capitaliste n’est pas encore assez forte pour prendre le pouvoir, c’est donc, disent-ils, qu’il est encore moins possible d’établir une démocratie ouvrière, c’est-à-dire la domination politique du prolétariat.
Le marxisme est avant tout une méthode d’analyse, non des textes, mais des rapports sociaux. Est-il vrai qu’en Russie la faiblesse du libéralisme capitaliste signifie inévitablement la faiblesse du mouvement ouvrier ? Est-il vrai, pour la Russie, qu’il ne peut y avoir de mouvement ouvrier indépendant avant que la bourgeoisie ait conquis le pouvoir ? Il suffit de poser ces questions pour voir quel formalisme sans espoir se dissimule derrière les tentatives faites pour transformer une remarque historiquement relative de Marx en un axiome supra-historique.
Pendant la période du boom industriel, le développement de l’industrie avait pris en Russie un caractère "américain" ; mais, du point de vue de ses dimensions actuelles, l’industrie russe est dans l’enfance, si on la compare à celle des Etats-Unis. Cinq millions de personnes - 16,6 % de la population occupée dans l’économie - sont engagées dans l’industrie en Russie ; pour les États-Unis, les chiffres correspondants seraient six millions et 22,2%. Ces chiffres nous en disent encore relativement peu, mais ils deviennent éloquents si l’on se souvient que la population de la Russie est presque le double de celle des Etats-Unis ! Toutefois, pour apprécier les véritables dimensions des industries russe et américaine, il faut observer que, en 1900, les usines américaines ont produit des marchandises pour un montant de 25 milliards de roubles, cependant que, dans la même période, les usines russes en produisaient pour moins de deux milliards et demi de roubles !
Il n’y a pas de doute que le nombre, la concentration, la culture et l’importance politique des ouvriers industriels dépendent du degré de développement de l’industrie capitaliste. Mais cette dépendance n’est pas directe. Entre les forces productives d’un pays et la puissance politique de ses classes viennent interférer à n’importe quel moment divers facteurs politiques et sociaux d’un caractère national ou international, qui modifient, ou même parfois altèrent complètement l’expression politique des rapports économiques. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d’influer sur la politique mondiale dans un proche avenir sont incomparablement plus grands que ce n’est le cas pour le prolétariat des États-Unis.
Dans un récent ouvrage sur le prolétariat américain, Kautsky souligne qu’il n’y a pas de rapport direct immédiat entre le pouvoir politique du prolétariat ou de la bourgeoisie, d’une part, et le niveau de développement du capitalisme, de l’autre.
"Il existe deux États, écrit-il, qui sont en contraste absolu l’un avec l’autre. Dans le premier, l’un des éléments du mode de production capitaliste s’est développé démesurément par rapport au développement d’ensemble de ce mode de production : dans le second, un autre élément s’est ainsi développé démesurément. En Amérique, cet élément est la classe capitaliste, en Russie, c’est le prolétariat. Il n’y a pas de pays où l’on soit plus fondé à parler d’une dictature du capital que l’Amérique ; cependant, le prolétariat n’a nulle part acquis autant d’importance qu’en Russie. Cette importance doit augmenter et augmentera sans aucun doute, car c’est seulement récemment que ce dernier pays a commencé à prendre part à la lutte des classes moderne et qu’il lui a laissé quelque champ libre."
Soulignant que, dans une certaine mesure, l’Allemagne peut s’instruire en Russie sur son propre avenir, Kautsky poursuit :
"Il est vraiment tout à fait extraordinaire que le prolétariat russe puisse nous montrer notre avenir, dans la mesure où, celui-ci trouve son expression, non dans le degré de développement du capital, mais dans la protestation de la classe ouvrière. Le fait que la Russie soit le plus arriéré des grands Etats du monde capitaliste pourrait paraître contredire la conception matérialiste de l’histoire selon laquelle le développement économique est la base du développement politique. Mais, en réalité, seule se trouve contredite la caricature de la conception matérialiste de l’histoire qu’en font ses adversaires et ses critiques, qui voient en elle un schéma stéréotypé et non une méthode de recherche. "
Nous recommandons particulièrement l’étude de ces lignes à nos marxistes russes qui remplacent l’analyse indépendante des rapports sociaux par des déductions faites à partir de textes choisis pour pouvoir servir dans toutes les circonstances de la vie. Personne ne compromet davantage le marxisme que ces marxistes en titre.
Ainsi, selon Kautsky, du point de vue économique, la Russie se trouve à un niveau relativement bas de développement du capitalisme ; du point de vue politique, elle a une bourgeoisie capitaliste insignifiante et un puissant prolétariat révolutionnaire. Il en résulte que
"la lutte pour les intérêts de toute la Russie est devenue le lot de la seule forte classe actuellement existante dans le pays : le prolétariat industriel. C’est pourquoi le prolétariat industriel a une énorme importance politique ; c’est pourquoi la lutte pour délivrer la Russie du carcan de l’absolutisme qui l’étouffe s’est transformée en un combat singulier entre l’absolutisme et le prolétariat industriel un combat singulier dans lequel les paysans peuvent apporter une aide considérable, mais ne peuvent jouer un rôle dirigeant. "
Est-ce que tout cela ne nous autorise pas à conclure qu’en Russie, le "valet" prendra le pouvoir avant son "maître" ?
Il peut y avoir deux formes d’optimisme politique. Nous pouvons, dans une situation révolutionnaire, nous exagérer nos forces et nos avantages et entreprendre la réalisation de tâches qui ne correspondent pas au rapport des forces. D’un autre côté, il nous est possible de fixer, avec optimisme, des limites à nos tâches révolutionnaires, alors que nous serons inévitablement amenés, par la logique de notre position, à dépasser ces limites.
En affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses buts objectifs et par conséquent dans ses résultats inévitables, on fixe des limites à tous les problèmes que pose cette révolution ; et l’on peut, ce faisant, fermer les yeux devant le fait que, dans cette révolution bourgeoise, l’acteur principal est le prolétariat, que le cours tout entier de la révolution pousse au pouvoir.
On peut alors se rassurer en disant que, dans le cadre d’une révolution bourgeoise, la domination politique du prolétariat ne sera qu’un épisode passager ; c’est oublier qu’une fois que le prolétariat aura le pouvoir entre les mains il ne le rendra pas sans opposer une résistance désespérée ; ce pouvoir ne pourra lui être arraché que par la force des armes.
On peut se rassurer également en soutenant que les conditions sociales de la Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste ; il faut pourtant considérer que le prolétariat, une fois au pouvoir, sera inévitablement poussé par la logique même de sa position, à installer une gestion étatique de l’industrie. La formule sociologique générale "révolution bourgeoise" ne résout nullement les problèmes tactiques et politiques, les contradictions et les difficultés que pose le mécanisme d’une révolution bourgeoise déterminée.
A la fin du XVIII° siècle, dans le cadre d’une révolution bourgeoise dont la tâche objective était d’établir la domination du capital, la dictature des sans-culottes se révéla possible. Ce ne fut pas là un simple épisode passager ; cette dictature marqua de son empreinte tout le siècle suivant, bien qu’elle se soit rapidement fracassée contre les barrières de la révolution bourgeoise, qui la limitaient de toutes parts. Au début du XX° siècle, dans une révolution dont les tâches objectives directes sont également bourgeoises, émerge comme la perspective d’un avenir prochain, la domination politique inévitable, ou du moins vraisemblable, du prolétariat. Et celui-ci saura bien veiller lui-même à ce que sa domination ne soit pas, comme l’espèrent quelques philistins réalistes, un simple " épisode " passager. Mais nous pouvons dès maintenant poser la question : Est-il inévitable que la dictature prolétarienne aille se fracasser contre les barrières de la révolution bourgeoise, ou est-il possible que, dans les conditions historiques mondiales données, elle puisse découvrir une perspective de victoire en brisant ces barrières ? Ce sont alors des questions de tactique qui se posent devant nous : Devons-nous, à mesure que la révolution se rapproche de cette étape, préparer consciemment un gouvernement ouvrier, ou nous faut-il considérer, à ce stade, le pouvoir politique comme un malheur que la révolution bourgeoise est prête à imposer aux travailleurs, et qu’il leur vaudrait mieux éviter ?
Faudra-t-il que nous nous appliquions à nous-mêmes le mot du politicien "réaliste" Vollmar sur les communards de 1871 : "Au lieu de prendre le pouvoir, il aurait mieux fait d’aller se coucher… "

5. LE PROLÉTARIAT AU POUVOIR ET LA PAYSANNERIE
Si la révolution remporte une victoire décisive, le pouvoir passera à la classe qui joue le rôle dirigeant dans la lutte, en d’autres termes, à la classe ouvrière. Disons tout de suite que cela n’exclut absolument pas l’entrée au gouvernement des représentants révolutionnaires des groupes sociaux non prolétariens. Ceux-ci peuvent et doivent être au gouvernement - une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale qui formera dans son sein une majorité homogène ?
C’est une chose quand les représentants des couches démocratiques du peuple entrent dans un gouvernement à majorité ouvrière, c’en est une tout autre quand les représentants du prolétariat participent à un gouvernement démocratique bourgeois caractérisé, dans lequel ils jouent un rôle d’otages plus ou moins honorifiques.
La politique de la bourgeoisie capitaliste libérale, avec toutes ses hésitations, retraites et trahisons, est parfaitement déterminée. La politique du prolétariat est encore mieux déterminée et achevée. Mais celle des intellectuels, eu égard à leur caractère social intermédiaire et à leur élasticité politique, celle de la paysannerie, eu égard à sa diversité sociale, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son caractère primitif, celle de la petite bourgeoisie des villes, eu égard, encore une fois, à son manque de caractère, à la position intermédiaire qu’elle occupe, et à son absence complète de traditions politiques, la politique de ces trois groupes sociaux est tout à fait indéterminée, informe, riche de possibilités diverses, donc de surprises.
Un gouvernement démocratique révolutionnaire sans représentants du prolétariat est une conception dépourvue de sens. Il suffit que l’on essaie d’imaginer un tel gouvernement pour s’en apercevoir aussitôt. En refusant d’y participer, les sociaux-démocrates rendraient un gouvernement révolutionnaire tout à fait impossible ; aussi bien, une telle attitude de leur part équivaudrait à une trahison. Mais c’est seulement en tant que force dominante et dirigeante que la participation du prolétariat est hautement probable, et admissible en principe. On peut, naturellement, décrire un tel gouvernement comme étant la dictature du prolétariat et de la paysannerie , ou la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l’intelligentsia, ou même un gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. La question n’en reste pas moins posée : Qui exercera l’hégémonie au sein du gouvernement lui-même, et, par son intermédiaire, dans le pays ? En parlant d’un gouvernement ouvrier, nous répondons par là même que l’hégémonie devra appartenir à la classe ouvrière.
La Convention nationale, organe de la dictature jacobine, n’était pas du tout composée exclusivement de jacobins. Bien plus, les jacobins y étaient en minorité ; mais l’influence des sans-culottes hors de l’enceinte de la Convention, et la nécessité d’adopter une politique résolue pour sauver le pays, firent tomber le pouvoir aux mains des jacobins. Ainsi donc, si la Convention, composée de jacobins, de girondins, et de ce vaste centre hésitant qu’on appelait le marais, représentait formellement la nation, dans son essence c’était une dictature des jacobins.
Lorsque nous parlons d’un gouvernement ouvrier, ce que nous avons en vue, c’est un gouvernement au sein duquel les représentants de la classe ouvrière dominent et dirigent. Le prolétariat ne peut consolider son pouvoir sans élargir les bases de la révolution. C’est seulement une fois que l’avant-garde de la révolution, le prolétariat des villes, sera au gouvernail de l’État que de nombreux secteurs des masses travailleuses, notamment à la campagne, seront entraînés dans la révolution et s’organiseront politiquement. L’agitation et l’organisation révolutionnaires pourront alors bénéficier de l’aide de l’État. Le pouvoir législatif deviendra lui-même un puissant levier pour révolutionner les masses. La nature de nos rapports sociaux historiques, qui fait retomber tout le poids de la révolution bourgeoise sur les épaules du prolétariat, ne placera pas seulement le gouvernement ouvrier devant de formidables difficultés, mais lui assurera aussi le bénéfice d’inestimables avantages, du moins pendant la première période de son existence. Tous les rapports entre le prolétariat et la paysannerie en seront affectés.
Dans les révolutions de 1789-1793 et de 1848, c’est, après la chute de l’absolutisme, aux éléments les plus modérés de la bourgeoisie qu’est échu le pouvoir, et c’est cette dernière classe qui émancipa la paysannerie (de quelle manière, c’est une autre question) avant que la démocratie révolutionnaire ne reçût le pouvoir, ou ne fût même prête à le recevoir. La paysannerie, une fois émancipée, perdit tout intérêt pour les affaires politiques des "gens des villes", autrement dit pour le développement ultérieur de la révolution, et, devenue la pierre angulaire de l’"ordre", elle trahit la révolution en faveur de la réaction, sous la forme du césarisme ou de l’ancien régime absolutiste.
La révolution russe ne peut (et, pour une longue période encore ne pourra) établir aucune sorte d’ordre constitutionnel bourgeois susceptible de résoudre les problèmes les plus élémentaires de la démocratie. Tous les efforts "éclairés" de bureaucrates réformateurs à la White ou à la Stolypine sont réduits à néant par la lutte qu’ils doivent mener pour leur propre existence. C’est pourquoi le destin des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie - même de la paysannerie prise comme un tout, en tant qu’état - dépend du destin de la révolution tout entière, donc du destin du prolétariat.
Le prolétariat au pouvoir sera, aux yeux des paysans, la classe qui les aura émancipés. La domination du prolétariat ne signifiera pas seulement l’égalité démocratique, le droit de se gouverner librement soi-même, le transfert de tout le fardeau des impôts sur les épaules des classes riches, la dissolution de l’armée permanente et l’armement du peuple, l’abolition des impôts du clergé, mais aussi la reconnaissance de toutes les transformations révolutionnaires (expropriations) accomplies par les paysans dans les rapports sociaux à la campagne. Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ de nouvelles mesures de l’État dans l’agriculture.
Dans ces conditions, la paysannerie russe, au cours de la première phase, la plus difficile, de la révolution, ne sera en tout cas pas moins intéressée au maintien du régime prolétarien, de la démocratie ouvrière, que ne l’était la paysannerie française à celui du régime militaire de Napoléon Bonaparte, qui garantissait aux nouveaux propriétaires, par la force des baïonnettes, l’inviolabilité de leurs possessions. Et cela signifie que l’organisme représentatif de la nation, convoqué sous la direction d’un prolétariat qui se sera assuré le soutien de la paysannerie, ne sera rien d’autre qu’un vêtement démocratique pour le règne du prolétariat.
Mais n’est-il pas possible que la paysannerie se débarrasse du prolétariat et prenne sa place ? Non, cela est impossible. Toute l’expérience historique parle contre une telle hypothèse. L’expérience historique montre que la paysannerie est absolument incapable d’assumer un rôle politique indépendant .
L’histoire du capitalisme est l’histoire de la subordination de la campagne à la ville. Le développement industriel des villes européennes, parvenu à un stade déterminé, a rendu impossible la persistance des rapports féodaux dans l’agriculture. Mais la campagne elle-même n’a jamais produit une classe susceptible d’entreprendre la tâche révolutionnaire d’abolir la féodalité. La même ville, qui subordonnait l’agriculture au capital, a engendré une force révolutionnaire qui a conquis l’hégémonie politique sur la campagne, et a étendu à la campagne la révolution dans l’état et dans les rapports de propriété. Et, l’histoire poursuivant son cours, la campagne est finalement tombée dans l’esclavage économique du capital, et la paysannerie dans l’esclavage politique des partis capitalistes. Ces partis ont ressuscité la féodalité dans le cadre de la politique parlementaire, en faisant de la paysannerie une chasse gardée pour leurs battues électorales. Avec ses impôts et son militarisme, l’État bourgeois moderne jette le paysan dans les griffes de l’usurier, et, avec ses prêtres d’État, ses écoles d’État et la corruption de la vie militaire, fait du paysan la victime d’une politique d’usuriers.
La bourgeoisie russe abandonnera au prolétariat la totalité des positions de la révolution. Elle devra aussi lui abandonner l’hégémonie révolutionnaire sur les paysans. Il ne restera à la paysannerie rien d’autre à faire, dans la situation qui résultera du transfert du pouvoir au prolétariat, que de se rallier au régime de la démocratie ouvrière. Et même si elle ne le fait pas avec un degré de conscience plus élevé que lorsqu’elle se rallie, comme elle en a l’habitude, aux partis bourgeois, cela n’aura que peu d’importance. Mais, alors qu’un parti bourgeois qui dispose des suffrages des paysans s’empresse d’user du pouvoir pour plumer les paysans et fouler aux pieds leurs aspirations et ses propres promesses, quitte, si les choses tournent mal, à céder la place à un autre parti capitaliste, le prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, mobilisera toutes ses forces pour élever le niveau culturel de la campagne et développer la conscience politique de la paysannerie. De ce que nous avons dit plus haut résulte clairement ce que nous pensons d’une "dictature du prolétariat et de la paysannerie". La question n’est pas de savoir si nous considérons qu’une telle forme de coopération politique est admissible en principe, "si nous la souhaitons ou ne la souhaitons pas". Nous pensons simplement qu’elle est irréalisable, au moins dans un sens direct et immédiat.
En fait, une telle coalition présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable.

6. LE RÉGIME PROLÉTARIEN
Le prolétariat ne peut accéder au pouvoir qu’en s’appuyant sur un soulèvement national et sur l’enthousiasme national. Le prolétariat entrera au gouvernement comme le représentant révolutionnaire de la nation, comme le dirigeant reconnu de la nation dans la lutte contre l’absolutisme et la barbarie féodale. En prenant le pouvoir, cependant, il ouvrira une nouvelle époque, une époque de législation révolutionnaire, de politique positive, et, à cet égard, il ne peut nullement être assuré de conserver le rôle de porte-parole reconnu de la volonté de la nation.
Certes, les premières mesures prises par le prolétariat pour nettoyer les écuries d’Augias de l’ancien régime et expulser leurs habitants rencontreront le soutien actif de la nation tout entière, en dépit de ce que peuvent dire, sur le caractère tenace de certains préjugés dans les masses, les eunuques libéraux.
Ce nettoyage politique sera complété par une réorganisation démocratique de tous les rapports sociaux et étatiques. Le gouvernement ouvrier sera obligé sous l’influence des pressions et des revendications immédiates d’intervenir de façon décisive en tout et partout...
Sa première tâche sera de chasser de l’armée et de l’administration tous ceux qui ont du sang sur les mains, et de licencier ou de disperser les régiments qui se sont le plus souillés de crimes contre le peuple. Cela devra être réglé dans les tout premiers jours de la révolution, bien avant qu’il soit possible d’introduire le système de l’éligibilité et de la responsabilité des fonctionnaires et d’organiser une milice nationale. Mais ce n’est pas tout. La démocratie ouvrière se trouvera immédiatement placée devant la question de la durée de la journée de travail, devant la question agraire, et devant le problème du chômage.
Une chose est claire. Avec chaque jour qui passera, la politique du prolétariat au pouvoir s’approfondira, et son caractère de classe s’affirmera de façon toujours plus résolue. En même temps se rompront les liens du prolétariat avec la nation, la désintégration de la paysannerie en tant que classe revêtira une forme politique, et l’antagonisme entre les divers secteurs qui la composent croîtra à mesure que la politique du gouvernement ouvrier se définira davantage, et cessera davantage d’être une politique démocratique au sens général du terme, pour devenir une politique de classe.
L’absence, chez les paysans comme chez les intellectuels, de traditions bourgeoises et individualistes accumulées, comme de préjugés contre le prolétariat, facilitera, certes, l’accession au pouvoir de ce dernier ; il ne faut cependant pas oublier que cette absence de préjugés n’est pas le fruit de la conscience politique, mais bien de la barbarie politique, du manque de maturité sociale et de caractère, et de l’arriération. Il n’y a là rien qui soit susceptible de fournir, pour une politique prolétarienne cohérente et active, une base à laquelle on puisse se fier.
La paysannerie tout entière soutiendra l’abolition de la féodalité, car c’est elle qui en supporte le fardeau. Dans sa grande majorité, elle appuiera l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu. Mais une législation destinée à protéger les prolétaires agricoles ne jouira pas de la sympathie active de la majorité des paysans ; bien plus, elle rencontrera l’opposition active d’une minorité d’entre eux.
Le prolétariat sera contraint de porter la lutte de classe au village, et de détruire de la sorte cette communauté d’intérêts qui existe incontestablement, encore que dans des limites comparativement étroites, chez les paysans. Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L’hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l’application d’une politique prolétarienne, et en rétrécira la base ; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l’introduction en son sein d’une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s’appuyer. Le caractère arriéré de la paysannerie sera désormais une source d’obstacles pour la classe ouvrière.
Le refroidissement de la paysannerie, sa passivité politique et, plus encore, l’opposition active de ses couches supérieures ne pourront pas ne pas influencer une partie des intellectuels et de la petite bourgeoisie des villes.
Ainsi, plus la politique du prolétariat au pouvoir se fera précise et résolue, et plus le terrain se rétrécira et deviendra périlleux sous ses pas. Tout cela est extrêmement probable et même inévitable...
Les deux principaux aspects de la politique du prolétariat qui susciteront l’opposition de ses alliés, ce sont le collectivisme et l’internationalisme.
Le caractère arriéré et petit-bourgeois de la paysannerie, l’étroitesse rurale de ses vues, son éloignement des liens de la politique mondiale seront la source de terribles difficultés dans la voie de la politique révolutionnaire du prolétariat au pouvoir.
Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d’abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s’appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l’édifice qu’ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l’opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c’est envisager la chose d’une manière susceptible de compromettre l’idée même d’un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu’une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n’a pas de sens -, mais parce qu’elle est absolument irréelle, parce que c’est de l’utopisme de la pire espèce : de l’utopisme philistin-révolutionnaire. Voici pourquoi : Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d’une révolution socialiste ; elles présupposent la dictature du prolétariat.
Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d’un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. Prenons la question de la journée de huit heures. Comme on sait, cette revendication n’est nullement en contradiction avec l’existence de rapports capitalistes ; c’est pourquoi elle constitue l’un des points du programme minimum de la social-démocratie. Mais supposons que cette mesure entre effectivement en vigueur pendant une période révolutionnaire, donc une période où les passions de classe sont exacerbées : il est hors de doute qu’elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d’usines.
Des centaines de milliers de travailleurs se trouveraient jetés à la rue. Que devrait faire le gouvernement ? Si radical qu’il puisse être, un gouvernement bourgeois ne laisserait jamais les choses en venir là, car, devant la fermeture des usines, il serait impuissant. Il serait contraint à battre en retraite, la journée de huit heures ne serait pas appliquée et l’indignation des travailleurs serait réprimée.
Sous la domination du prolétariat, au contraire, l’entrée en vigueur de la journée de huit heures aurait de tout autres conséquences. Un gouvernement qui, contrairement aux libéraux, ne chercherait pas à jouer le rôle d’un intermédiaire "impartial" de la démocratie bourgeoise ; qui chercherait à s’appuyer, non sur le capital, mais sur le prolétariat, ne verrait pas, dans la fermeture des usines par les capitalistes, une excuse pour allonger la journée de travail. Pour un gouvernement ouvrier, il n’y aurait qu’une issue : exproprier les usines fermées, et organiser la production sur une base socialiste.
On peut naturellement raisonner de la manière suivante supposons que le gouvernement ouvrier, fidèle à son programme, décrète la journée de huit heures ; si la résistance qu’opposera le capital ne peut être surmontée dans le cadre d’un programme démocratique fondé sur la préservation de la propriété privée, les sociaux-démocrates démissionneront, et ils en appelleront au prolétariat. Une telle solution en serait peut-être une pour le groupe dont les membres formeraient le gouvernement ; elle n’en serait pas une pour le prolétariat, ni pour le développement de la révolution. La situation serait la même, après la démission des sociaux. démocrates, qu’au moment où, précédemment, ils auraient été contraints d’assumer le pouvoir. Et prendre la fuite devant l’opposition organisée du capital serait une trahison plus grave que de refuser de prendre le pouvoir à l’étape précédente. Il vaudrait réellement beaucoup mieux pour la classe ouvrière ne pas entrer au gouvernement que d’y entrer pour y démontrer sa propre faiblesse et partir ensuite.
Prenons un autre exemple. Le prolétariat au pouvoir ne pourra que recourir aux mesures les plus énergiques pour résoudre le problème du chômage, car il est évident que les représentants des ouvriers au gouvernement ne pourront répondre aux revendications des chômeurs en arguant du caractère bourgeois de la révolution.
Mais si le gouvernement entreprend de soutenir les chômeurs - et peu importe ici de quelle manière -, cela signifie une modification immédiate et substantielle du rapport des forces économiques en faveur du prolétariat. Les capitalistes qui, pour opprimer les ouvriers, s’appuient toujours sur l’existence d’une armée de réserve de travailleurs, se sentiraient réduits à l’impuissance économique au moment même où le gouvernement révolutionnaire les réduirait à l’impuissance politique.
En entreprenant de soutenir les chômeurs, le gouvernement entreprendra par là même de soutenir les grévistes. S’il manque à ce devoir, il minera immédiatement et irrévocablement sa propre existence.
Il ne restera plus alors aux capitalistes d’autre recours que le lock-out, c’est-à-dire la fermeture des usines. Il est tout à fait clair que les employeurs peuvent résister beaucoup plus longtemps que les ouvriers à l’arrêt de la production ; il n’y a donc, pour un gouvernement ouvrier, qu’une seule réponse possible à un lock-out général : l’expropriation des usines, et l’introduction, au moins dans les plus grandes, de la production étatique ou communale.
Des problèmes analogues se poseront dans l’agriculture, du seul fait de l’expropriation de la terre. Il est absolument impossible de concevoir qu’un gouvernement prolétarien, après avoir exproprié les propriétés où la production se fait sur une grande échelle, les divise en parcelles pour les mettre en vente et les faire exploiter par de petits producteurs. La seule voie, dans ce domaine, c’est l’organisation de la production coopérative, sous le contrôle des communes ou directement par l’État. Mais cette voie est celle qui conduit au socialisme.
Tout cela démontre sans ambiguïté qu’il serait impossible aux sociaux-démocrates d’entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s’engageant à la fois, à l’égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l’égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d’otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s’évanouit la frontière entre programme minimum et programme maximum ; c’est-à-dire que le collectivisme est mis à l’ordre du jour. Jusqu’où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien.
C’est pourquoi l’on ne peut parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’une dictature "démocratique" du prolétariat - ou du prolétariat et de la paysannerie. La classe ouvrière ne pourrait préserver le caractère démocratique de sa dictature qu’en renonçant à dépasser les limites du programme démocratique. Toute illusion à cet égard serait fatale. Elle compromettrait dès le début la social-démocratie.
Une fois que le prolétariat aura pris le pouvoir, il se battra pour ce pouvoir jusqu’au bout. Et s’il est vrai que, dans cette lutte pour maintenir et consolider son pouvoir, il aura recours, surtout à la campagne, à l’arme de l’agitation et l’organisation, il utilisera comme autre moyen une politique collectiviste. Le collectivisme ne sera pas seulement la seule voie par laquelle le parti au pouvoir, dans la position qui sera la sienne, pourra avancer, mais aussi le moyen de défendre cette position avec l’appui du prolétariat.
Notre presse "progressiste" a poussé un cri unanime d’indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l’idée de la révolution ininterrompue - une idée qui rattachait la liquidation de l’absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses, d’attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes. "Oh, s’écrièrent-ils, nous avons souffert bien des choses, mais cela, nous ne le tolérerons pas. La révolution ne peut être "légalisée". C’est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu’on peut recourir à des mesures exceptionnelles. L’objectif du mouvement d’émancipation n’est pas de rendre la révolution permanente, mais de conduire aussi vite que possible à une situation légale", etc.
Les représentants les plus radicaux de cette même démocratie ne se risquent pas, pour leur part, à prendre position contre la révolution, du point de vue de "succès" constitutionnels déjà acquis. Même pour eux, ce crétinisme parlementaire qui précède l’apparition même du parlementarisme ne constitue pas une arme suffisante dans la lutte contre la révolution prolétarienne. C’est une autre voie qu’ils choisissent. Ils prennent position en se fondant, non sur la loi, mais sur ce qu’ils prennent pour les faits - sur les "possibilités" historiques, sur le "réalisme" politique, et, en dernier ressort... sur le "marxisme". Et pourquoi pas ? Le pieux bourgeois de Venise, Antonio, l’a dit fort justement : "Le diable peut citer l’Écriture pour ses besoins ." Ces démocrates radicaux ne regardent pas seulement comme fantastique l’idée même d’un gouvernement ouvrier en Russie, ils nient également qu’une révolution socialiste soit possible en Europe dans la toute prochaine période historique : "Les prémisses de la révolution, disent-ils, ne sont pas encore visibles." Est-ce vrai ? Certes, il n’est pas question de fixer un délai pour la révolution socialiste ; mais il est nécessaire de faire ressortir ses perspectives historiques véritables.

7. LES PRÉMISSES DU SOCIALISME
Le marxisme a fait du socialisme une science ; cela n’empêche pourtant pas certains "marxistes" de faire du marxisme une utopie.
Rojkov , polémiquant contre le programme de socialisation et de coopération, présente de la manière suivante les "prémisses nécessaires de la société future, fermement établies par Marx" :
"Les prémisses objectives matérielles sont-elles déjà réalisées ? demande Rojkov. Elles supposeraient un niveau technique suffisant pour réduire au minimum le mobile du gain personnel et le souci de l’argent comptant (?), de l’effort personnel, de l’esprit d’entreprise et du risque, et qui placerait, par conséquent, la production sociale au tout premier plan. Un tel progrès de la technique est étroitement lié à une domination presque complète (!) de la production à grande échelle dans toutes (!) les branches de l’économie. Ce stade a-t-il été atteint ? Même les prémisses subjectives, psychologiques, comme un développement suffisant, au sein du prolétariat, de la conscience de classe jusqu’au degré nécessaire pour réaliser l’unité spirituelle de la très grande majorité des masses populaires, même cette conscience fait défaut. Nous connaissons, poursuit Rojkov, des associations de producteurs, comme, en France, les fameuses verreries d’Albi et diverses associations agricoles, et pourtant l’expérience française montre mieux qu’aucune autre que les conditions même qui existent dans un pays aussi avancé ne sont pas assez développées pour que prédomine la coopération. Ces entreprises sont seulement d’une taille moyenne, leur niveau technique ne dépasse pas celui des entreprises capitalistes ordinaires ; bien loin d’être au premier plan du développement industriel, de le diriger, elles ne font qu’atteindre une modeste moyenne. C’est seulement lorsque l’expérience des associations individuelles de producteurs indiquera qu’elles jouent un rôle dirigeant dans la vie économique que l’on pourra dire que nous sommes proches d’un nouveau système, que l’on pourra être sûr que les conditions nécessaires à son existence auront été réalisées. "
Avec tout le respect dû aux bonnes intentions du camarade Rojkov, nous devons, avec regret, reconnaître qu’il nous est rarement arrivé de rencontrer une telle confusion à propos de ce qu’on appelle les prémisses du socialisme, même dans la littérature bourgeoise. Il nous va falloir examiner cette confusion, sinon pour Rojkov, au moins pour le problème posé.
Rojkov déclare que nous n’avons pas encore atteint "un degré de développement technique suffisant pour réduire au minimum le mobile du gain personnel et le souci de l’argent comptant (?), de l’effort personnel, de l’esprit d’entreprise et du risque, et qui placerait, par conséquent, la production sociale au tout premier plan".
Il est assez difficile de comprendre ce que signifie ce passage. Ce que Rojkov veut dire, apparemment, c’est, en premier lieu, que la technique moderne n’a pas encore suffisamment chassé le travail humain de l’industrie, en second lieu, que cette élimination supposerait la domination presque complète de grandes entreprises "dans toutes les branches de l’économie", et, par conséquent, la prolétarisation presque complète de la population du pays tout entière. Telles sont les deux prémisses du socialisme qu’il prétend "fermement établies par Marx".
Essayons d’imaginer le fonctionnement des rapports capitalistes tels que, selon Rojkov, le socialisme les trouvera à son avènement. " La domination presque complète des grandes entreprises dans toutes les branches de l’industrie ", cela signifie, sous le capitalisme, nous l’avons déjà dit, la prolétarisation de tous les petits et moyens producteurs tant dans l’agriculture que dans l’industrie, c’est-à-dire la transformation de toute la population en prolétaires. Mais la domination complète du machinisme dans ces grandes entreprises aboutirait à réduire au minimum l’emploi du travail vivant ; par conséquent, l’écrasante majorité de la population du pays - disons 90 % - serait transformée en une armée de réserve vivant aux frais de l’État dans des asiles pour les pauvres. Nous disons 90%, mais rien ne nous empêche d’être logiques et d’imaginer un état de choses dans lequel la totalité de la production consiste en un seul mécanisme automatique, appartenant à un seul cartel et n’ayant besoin, comme travail vivant, que de celui d’un unique orang-outan bien dressé. C’est là, on le sait, la théorie aveuglante de logique du professeur Tougan-Baranovsky . Dans ces conditions, la " production sociale " n’est pas seulement au " tout premier plan ", elle occupe tout le terrain ; et, de plus, la consommation elle aussi est naturellement socialisée, puisque la nation tout entière, excepté les 10 % du trust, vivra sur les fonds publics dans les asiles. Ainsi, derrière Rojkov, apparaît le visage souriant et familier de Tougan-Baranovsky. Le socialisme peut maintenant faire son entrée. La population émerge des asiles et exproprie le groupe des expropriateurs. Ni révolution ni dictature du prolétariat ne sont évidemment plus nécessaires.
Le second signe économique de la maturité d’un pays pour le socialisme, c’est, selon Rojkov, la possibilité pour la production coopérative de prédominer dans ce pays. Même en France, la verrerie coopérative d’Albi n’est pas à un niveau plus élevé que n’importe quelle autre entreprise capitaliste. La production socialiste ne deviendra possible que lorsque les coopératives seront "au premier plan du développement industriel", qu’elles le "dirigeront".
Toute l’argumentation est sens dessus dessous. Si les coopératives ne peuvent prendre la tête du développement industriel, ce n’est pas parce que celui-ci n’est pas allé assez loin, c’est parce qu’il est allé trop loin. Sans aucun doute, le développement économique jette les bases de la coopération, mais de quelle sorte de coopération ? S’il s’agit de la coopération capitaliste, fondée sur le travail salarié, alors chaque usine nous offre le tableau d’une telle coopération. Et l’importance de cette coopération ne fait qu’augmenter avec le développement de la technique. Mais comment le développement du capitalisme peut-il placer les coopératives de camarades "au premier plan de l’industrie" ? Sur quoi se fonde Rojkov pour espérer que les coopératives puissent l’emporter sur les cartels et les trusts, et prendre leur place en tête du développement industriel ? Il est évident que, si cela se produisait, il ne resterait plus alors aux coopératives qu’à exproprier automatiquement toutes les entreprises capitalistes, puis à réduire suffisamment la journée de travail pour pouvoir donner du travail à tous les citoyens, et régler le montant de la production des diverses branches de manière à éviter les crises. Les caractéristiques principales du socialisme seraient alors réalisées. Et, là encore, il est clair que ni révolution ni dictature de la classe ouvrière ne seraient plus nécessaires.
La troisième prémisse est d’ordre psychologique : il faut que "la conscience de classe du prolétariat soit suffisamment développée pour réaliser l’unité spirituelle de la très grande majorité des masses populaires" au sein du prolétariat social-démocrate. Rojkov suppose évidemment que le capitalisme, transformant les petits producteurs en prolétaires, et la masse des prolétaires en armée de réserve du travail, donnera à la social-démocratie la possibilité d’unir et d’éclairer spirituellement "la très grande majorité" (90 % ?) des masses populaires.
C’est là une éventualité aussi impossible dans le monde de la barbarie capitaliste que la domination des coopératives dans le cadre de la compétition capitaliste. Mais, bien entendu, si cela était réalisable, la "très grande majorité" de la nation, unie de conscience et d’esprit, n’aurait nulle peine à abattre les quelques magnats du capital et organiserait, sans révolution ni dictature, une économie socialiste.
Une question se pose alors. Rojkov considère Marx comme son maître. Or Marx, qui venait d’indiquer "les prémisses essentielles du socialisme" dans son Manifeste communiste, considérait la révolution de 1848 comme le prologue immédiat de la révolution socialiste. Il ne faut évidemment pas beaucoup de pénétration pour constater, soixante ans après, que Marx s’est trompé : le monde capitaliste existe encore. Mais comment Marx peut-il avoir fait justement cette erreur-là ? Ne s’est-il pas aperçu que les grandes entreprises ne dominaient pas encore toutes les branches de l’industrie ; que les coopératives de producteurs n’étaient pas encore en tête des grandes entreprises ; que la très grande majorité du peuple n’était pis encore unie sur la base des idées exposées dans le Manifeste communiste ? Si même maintenant, nous le voyons bien, tout cela n’est pas encore réalisé, comment se fait-il que Marx ne se soit pas aperçu qu’en 1848 rien de la sorte n’existait ? En vérité, comparé à beaucoup de nos actuels automates infaillibles du marxisme, Marx n’a été, en 1848, qu’un jeune utopiste !
Encore que le camarade Rojkov ne fasse absolument pas partie des critiques de Marx, il élimine complètement néanmoins du nombre des prémisses essentielles du socialisme, nous l’avons vu, la révolution prolétarienne. Mais Rojkov n’a fait qu’exprimer en les poussant jusqu’à leurs ultimes conséquences des conceptions que partagent, dans les deux tendances de notre parti, bon nombre de marxistes ; c’est pourquoi il importe d’examiner les fondements principiels et méthodologiques des erreurs qu’il a commises.
Observons en passant que l’argumentation de Rojkov fondée sur le destin des coopératives lui est propre. Nous n’avons personnellement jamais ni nulle part rencontré des socialistes qui croyaient, à la fois, que la concentration de la production et la prolétarisation du peuple progressaient de façon simple et irrésistible et que les coopératives de production acquerraient un rôle dominant avant la révolution prolétarienne. Il est beaucoup plus difficile de réunir la réalisation de ces deux prémisses dans l’évolution économique que dans la tête d’un individu ; encore que même ce dernier point nous ait toujours, jusqu’à présent, semblé impossible.
Passons maintenant à l’examen de deux autres "prémisses" qui constituent des préjugés plus répandus. Il n’est pas douteux que la concentration de la production, le développement de la technique et l’élévation de la conscience des masses soient des prémisses essentielles du socialisme. Mais ces processus se produisent simultanément ; ils ne se renforcent pas seulement l’un l’autre, mais aussi se retardent et se limitent mutuellement. Chacun de ces processus, à un niveau supérieur, exige un certain développement d’un autre de ces processus, à un niveau inférieur. Mais leur développement complet, pour chacun d’entre eux, est incompatible avec celui des autres.
Le développement de la technique trouve incontestablement sa limite idéale dans un mécanisme automatique unique, extrayant les matières premières au sein de la nature et les déposant aux pieds de l’homme sous forme d’objets de consommation achevés. Si l’existence du système capitaliste n’était pas limitée par les rapports de classe qu’il comporte et la lutte révolutionnaire qui en résulte, nous aurions quelques raisons d’admettre que la technique, en se rapprochant, dans le cadre du système capitaliste, de l’idéal du mécanisme automatique unique, abolirait par là même automatiquement le capitalisme.
La concentration de la production qui résulte des lois de la concurrence a une tendance inhérente à prolétariser la population tout entière. En isolant cette tendance, nous aurions raison de supposer que le capitalisme accomplirait son œuvre jusqu’au bout, si le processus de prolétarisation n’était pas interrompu par une révolution ; mais c’est là ce qui arrivera inévitablement, dans un rapport de forces déterminé, bien avant que le capitalisme n’ait transformé la majeure partie de la nation en armée de réserve, confinée dans des casernes-prisons.
Sans aucun doute, enfin, grâce à l’expérience des luttes quotidiennes et des efforts conscients des partis socialistes, la conscience progresse graduellement ; si nous isolons ce processus, nous pouvons suivre par l’imagination ce développement jusqu’à ce que la majeure partie du peuple appartienne aux syndicats et aux organisations politiques et soit unie par un esprit de solidarité et par un objectif unique. Si ce processus pouvait réellement avoir lieu quantitativement sans être affecté qualitativement, le socialisme pourrait, à un moment donné du XXI° ou du XXII° siècle, être réalisé pacifiquement par un "acte civil" conscient et unanime.
Mais toute la question est que les processus qui constituent les prémisses historiques du socialisme ne se développent pas isolément les uns des autres, mais se limitent mutuellement ; lorsqu’ils atteignent un certain point, qui dépend de nombreuses circonstances, mais est en tout cas très éloigné de leur limite mathématique, ils subissent un changement qualitatif ; leur combinaison complexe engendre alors ce phénomène que nous appelons révolution sociale.
Commençons par le processus mentionné en dernier lieu : le progrès de la conscience. Ce progrès se réalise, nous le savons, non dans des académies où l’on retiendrait artificiellement le prolétariat pour cinquante, cent ou cinq cents ans, mais au cours de la vie même que connaissent, sous tous ses aspects, les ouvriers dans la société capitaliste, sur la base d’une lutte de classe de tous les instants. Le progrès de la conscience du prolétariat transforme cette lutte de classe, elle devient plus profonde, plus enracinée dans les principes, ce qui, à son tour, entraîne une réaction correspondante de la part de la classe dominante. La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie a sa propre logique qui, en s’aiguisant, atteindra son dénouement longtemps avant que les grandes entreprises ne commencent à dominer toutes les branches de l’industrie.
En outre, il va de soi que le progrès de la conscience politique dépend de la croissance numérique du prolétariat, et que la dictature du prolétariat présuppose que celui-ci soit devenu assez nombreux pour l’emporter sur la résistance de la contre-révolution bourgeoise. Mais cela ne signifie pas du tout que "la très grande majorité" de la population doive devenir prolétarienne, ni " la très grande majorité "du prolétariat consciemment socialiste. Il est clair, bien sûr, que l’armée consciemment révolutionnaire du prolétariat doit être plus forte que l’armée contre-révolutionnaire du capital, tandis que les couches intermédiaires, douteuses ou indifférentes, de la population doivent être dans une situation telle que le régime de la dictature du prolétariat les attire du côté de la révolution au lieu de les repousser du côté de leurs ennemis ; ce que la politique prolétarienne doit naturellement prendre consciemment en considération.
Et tout ceci, à son tour, présuppose l’hégémonie de l’industrie sur l’agriculture, et la domination de la ville sur la campagne.

Nous allons maintenant entreprendre l’examen des prémisses du socialisme dans l’ordre décroissant de généralité, et dans l’ordre croissant de complexité.

1. Le socialisme n’est pas seulement une question d’égalité dans la distribution, mais aussi de planification dans la production. La production socialiste, c’est-à-dire la production coopérative à grande échelle, n’est possible que si le développement des forces productives est suffisant pour que les grandes entreprises soient plus productives que les petites. Plus les grandes entreprises surclassent les petites, c’est-à-dire plus la technique est développée, et plus avantageuse, au point de vue économique, est devenue la production socialisée ; plus élevé, par suite, doit être le niveau de culture de la population tout entière, conséquence de l’égalité dans la distribution fondée sur la planification de la production.
Cette première prémisse objective du socialisme existe de longue date : depuis que la division sociale du travail a abouti à la division du travail dans la manufacture, et plus encore depuis que la manufacture a fait place à l’usine, au machinisme. Les grandes entreprises sont devenues toujours plus avantageuses : leur socialisation aurait donc toujours davantage enrichi la société. Il est clair que, si tous les ateliers artisanaux étaient devenus la propriété collective des artisans, ceux-ci n’en auraient pas été plus riches d’un liard ; au contraire, la transformation des manufactures en propriété collective des travailleurs parcellaires, comme le passage des usines aux mains des ouvriers qui y sont employés - ou, plus exactement, le passage de tous les moyens de grande production industrielle aux mains de la population tout entière - élèverait incontestablement le niveau de vie du peuple ; et cela d’autant plus que le stade atteint par la production à grande échelle serait plus élevé.
On cite souvent, dans la littérature socialiste, l’exemple de ce député anglais, Bellers , qui, en 1696, un siècle avant la conspiration de Babeuf, soumit au Parlement un projet de sociétés coopératives subvenant chacune entièrement aux besoins. Selon Bellers, ces coopératives de production devaient se composer de deux à trois cents personnes. Nous ne pouvons ici discuter sa thèse ; cela n’est d’ailleurs pas nécessaire à notre propos ; ce qui nous importe, c’est que, dès la fin du XVIIe siècle, l’économie collective, même conçue en termes de groupes de cent, deux cents, trois cents ou cinq cents personnes, était considérée comme avantageuse du point de vue de la production
Au commencement du XIX° siècle, Fourier tira les plans de ses "phalanstères", associations de producteurs-consommateurs comptant chacune deux mille à trois mille personnes. Les calculs de Fourier n’ont jamais brillé par leur exactitude ; mais, en tout cas, s’inspirant du développement des manufactures à son époque, il donna à ses communautés économiques une base beaucoup plus large que dans l’exemple cité plus haut. Il est cependant clair que les associations de John Bellers comme les phalanstères de Fourier se rapprochaient beaucoup plus, par leur nature, des communes économiques libres dont rêvent les anarchistes, et dont le caractère utopique ne tient pas à leur "impossibilité" ou au fait qu’elles soient "contre nature" - les communes communistes d’Amérique ont prouvé qu’elles étaient possibles -, mais à ce qu’elles retardent de cent à deux cents ans sur le développement de l’économie. Le développement de la division sociale du travail, d’une part, du machinisme, de l’autre, font qu’aujourd’hui le seul organisme coopératif qui peut utiliser les avantages de la production collective sur une grande échelle, c’est l’État. Bien plus, tant pour des raisons économiques que politiques, la production socialiste ne pourrait rester confinée dans les limites des États individuels.
A la fin du siècle dernier, un socialiste allemand qui ne partageait pas le point de vue marxiste, Atlanticus , a calculé les avantages économiques qui résulteraient de l’application de l’économie socialiste à une unité comme l’Allemagne. Atlanticus ne se distinguait pas du tout par des écarts d’imagination. Ses idées se mouvaient généralement dans le cercle de la routine économique du capitalisme. Il fondait ses arguments sur les ouvrages autorisés d’agronomes et d’ingénieurs modernes. C’est là à la fois la faiblesse et la force de son argumentation car il évite ainsi de tomber dans un optimisme injustifié. Toujours est-il qu’Atlanticus arrive à la conclusion suivante : avec une organisation socialiste convenable de l’économie, en faisant appel aux ressources techniques du milieu de la dernière décennie du XIX° siècle, le revenu des travailleurs pourrait être doublé ou triplé, tandis que la journée de travail diminuerait de moitié.
Il ne faudrait pourtant pas imaginer qu’Atlanticus a été le premier à montrer la supériorité économique du socialisme. La productivité supérieure du travail dans les grandes entreprises, d’une part, les crises économiques venant souligner la nécessité d’une planification de la production, de l’autre, ont constitué des preuves beaucoup plus convaincantes de la nécessité du socialisme qu’Atlanticus avec sa comptabilité. Son mérite est seulement d’avoir chiffré approximativement cette supériorité.
De ce qui précède, nous pouvons conclure que si la croissance ultérieure de la puissance technique de l’homme rend le socialisme toujours plus avantageux, des prémisses techniques suffisantes de la production collective existent déjà depuis cent ou deux cents ans ; et que, à l’heure actuelle, ce n’est pas seulement sur le plan national que le socialisme présente une supériorité technique, mais aussi, et cette supériorité est colossale, à l’échelle mondiale.
Pourtant, la seule supériorité technique du socialisme n’a pas du tout suffi à en assurer la réalisation. Ce n’est pas sous une forme socialiste, mais sous une forme capitaliste que, au cours du XVIII° et du XIX° siècle, s’est manifestée la supériorité de la production à grande échelle. Ni les projets de Bellers, ni ceux de Fourier n’ont été appliqués. Pourquoi donc ? Parce qu’il n’existait pas, à leur époque, de forces sociales aptes à les appliquer, et prêtes à le faire.

2. Nous passons maintenant des prémisses technico-productives du socialisme aux prémisses socio-économiques moins générales mais plus complexes. Si nous avions affaire ici, non à une société déchirée par l’antagonisme des classes, mais à une communauté homogène choisissant consciemment la forme de son économie, les calculs d’Atlanticus seraient, sans aucun doute, tout à fait suffisants pour que l’on entreprenne la construction du socialisme. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’Atlanticus lui-même, socialiste de type très vulgaire, considérait son œuvre. Or, à l’heure actuelle, c’est seulement dans les limites d’une exploitation privée, personnelle et anonyme, qu’un tel point de vue pourrait s’appliquer. On peut toujours s’attendre à voir un patron d’entreprise accepter n’importe quel projet de réforme économique, tel que l’introduction de nouvelles machines, de nouvelles matières premières, d’un nouveau mode d’organisation du travail, ou d’un nouveau système de rémunération, pourvu seulement qu’on puisse montrer que ce projet présente un avantage commercial. Mais, s’il s’agit de l’économie de la société tout entière, cela ne saurait suffire. Ici, des intérêts opposés sont en conflit. Ce qui est avantageux pour l’un est désavantageux pour l’autre. L’égoïsme d’une classe ne s’oppose pas seulement à celui d’une autre classe ; il est également dommageable à la communauté tout entière. Par conséquent, pour que le socialisme puisse être réalisé, il faut que, parmi les classes antagonistes de la société capitaliste, existe une force sociale qui ait intérêt, du fait de sa situation objective, à le réaliser, et qui soit assez puissante pour pouvoir l’emporter sur la résistance des intérêts hostiles.
L’un des mérites essentiels du socialisme scientifique, c’est d’avoir découvert théoriquement une telle force sociale dans le prolétariat, d’avoir montré que cette classe, qui se développe inévitablement avec le capitalisme, ne peut trouver son salut que dans le socialisme, que toute sa situation la pousse au socialisme et que la doctrine du socialisme ne peut pas, avec le temps, ne pas devenir dans la société capitaliste l’idéologie du prolétariat.
Il est donc facile de comprendre quel énorme pas en arrière fait Atlanticus lorsqu’il affirme qu’une fois qu’on a démontré "qu’en transférant les moyens de production à l’État, on peut, non seulement assurer le bien-être général, mais réduire la journée de travail, il devient indifférent de savoir si la théorie de la concentration du capital et de la disparition des classes intermédiaires de la société est ou non confirmée".
Selon Atlanticus, dès qu’ont été démontrés les avantages du socialisme, "il ne sert de rien de se reposer sur les espoirs que l’on met dans le fétiche du développement économique, il faut faire des recherches étendues et entreprendre ( !) une préparation ample et complète du passage de la production privée à la production étatique ou sociale ".
Lorsqu’il critique la tactique purement oppositionnelle des sociaux-démocrates, et qu’il suggère que l’on "entreprenne" immédiatement la préparation du passage au socialisme, Atlanticus oublie que les social-démocrates n’ont pas encore le pouvoir nécessaire, et que Guillaume Il, Bülow et la majorité du Reichstag allemand, encore qu’ayant le pouvoir entre leurs mains, n’ont pas la moindre intention d’introduire le socialisme. Les plans socialistes d’Atlanticus ne sont pas, pour les Hohenzollern, plus convaincants que ne l’étaient, pour les Bourbons de la Restauration, les plans de Fourier, nonobstant le fait que ce dernier trouvait un fondement à ses utopies politiques dans l’imagination passionnée dont il faisait preuve dans le domaine de la théorie économique, cependant qu’Atlanticus, lui, fondait sa politique, non moins utopique, sur une convaincante comptabilité d’épicier, d’une philistinesque sobriété.
Quel est le niveau que doit avoir atteint la différenciation sociale pour que puisse être réalisée la deuxième prémisse du socialisme ? En d’autres termes, quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ? Ce serait une entreprise totalement désespérée que de tenter de définir, de manière purement arithmétique, les limites de cette deuxième prémisse du socialisme. Pour tenter une telle schématisation, il faudrait, en premier lieu, savoir exactement qui il faut inclure dans la catégorie du "prolétariat". Faut-il y inclure la vaste classe des semi-prolétaires, semi-paysans ? Faut-il y inclure les masses de réserve du prolétariat industriel, qui, d’un côté, se fondent dans le prolétariat parasitaire des mendiants et des voleurs, de l’autre remplissent les rues des villes comme petits commerçants, jouant, à l’égard du système économique pris dans son ensemble, un rôle de parasites ? Voilà un problème qui n’est pas simple du tout.
L’importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu’il joue dans la production à grande échelle. Dans sa lutte pour la domination politique, la bourgeoisie s’appuie sur sa puissance économique. Avant de parvenir à s’assurer le pouvoir politique, elle concentre les moyens de production entre ses mains. C’est là ce qui détermine son poids spécifique dans la société. Le prolétariat, lui, en dépit de toutes les fantasmagories des coopérateurs, restera dépourvu des moyens de production tant que la révolution socialiste ne sera pas devenue une réalité. Les moyens de production appartiennent à la bourgeoisie, mais il est seul à pouvoir les mettre en mouvement : de là résulte sa puissance sociale. Du point de vue de la bourgeoisie, le prolétariat est aussi l’un de ces moyens de production qui, tout ensemble, ne constituent qu’un seul mécanisme unifié. Mais le prolétariat est la seule partie de ce mécanisme à ne pas être automatique, et, en dépit de tous les efforts, il ne peut être réduit à la condition d’automate. Sa situation donne au prolétariat le pouvoir de suspendre à volonté, partiellement ou totalement, le fonctionnement même de l’économie de la société, par des grèves partielles ou la grève générale. Il s’ensuit que l’importance du prolétariat - supposée numériquement inchangée - croît en proportion de l’importance des forces productives qu’il met en mouvement ; c’est-à-dire qu’un prolétaire d’une grande usine est, toutes choses égales d’ailleurs, une grandeur sociale plus élevée qu’un ouvrier artisanal, et un ouvrier de la ville une grandeur plus élevée qu’un ouvrier de la campagne. Autrement dit, le rôle politique du prolétariat est d’autant plus important que la production à grande échelle domine la petite production, que l’industrie domine l’agriculture, et que la ville domine la campagne. Considérons l’histoire de l’Allemagne ou de l’Angleterre à l’époque où le prolétariat de ces pays y formait la même fraction de la nation que le prolétariat forme aujourd’hui en Russie : nous verrons que non seulement il ne jouait pas, mais que son importance objective ne lui permettait pas de jouer un rôle comparable à celui que joue, à l’heure actuelle, le prolétariat russe. Il en va de même, nous l’avons vu, pour le rôle des villes. Lorsque, comme c’est actuellement le cas en Russie, la population des villes n’était en Allemagne que les 15 % de celle du pays tout entier, il était impensable de voir les villes allemandes jouer, dans la vie économique et politique du pays, le rôle que jouent aujourd’hui les villes russes. La concentration dans les villes des grandes institutions industrielles et commerciales, et la liaison établie par chemins de fer entre les villes et les provinces ont donné à nos villes une importance qui excède de loin celle qui résulte du seul chiffre de leurs habitants ; leur importance s’est accrue bien davantage que le chiffre de leur population, cependant que l’augmentation de celle-ci, à son tour, a dépassé la croissance naturelle de la population du pays tout entier. En Italie, en 1848, le nombre des travailleurs artisanaux prolétaires et artisans indépendants ensemble - s’élevait à 15 % de la population, c’est-à-dire autant que les artisans et les prolétaires ensemble, en Russie, à l’heure actuelle. Mais leur rôle était incomparablement plus restreint que celui joué, en Russie, par le prolétariat industriel moderne.
C’est donc en vain - cela doit maintenant être clair que l’on s’efforcerait de définir à l’avance quelle proportion de la population totale doit appartenir au prolétariat au moment de la conquête du pouvoir politique. Nous donnerons plutôt quelques chiffres bruts qui indiquent quelle est, à l’heure actuelle, l’importance numérique relative du prolétariat des pays avancés.
En Allemagne, en 1895, la population active, non compris l’armée, les fonctionnaires et les personnes sans profession définie, était de 20 millions et demi de personnes, dont 12 millions et demi de prolétaires (incluant les salariés de l’agriculture, de l’industrie, du commerce ainsi que les domestiques) ; le nombre d’ouvriers, industriels ou agricoles, était de 10,75 millions. Sur les 8 millions restants, beaucoup étaient en réalité aussi des prolétaires, comme les ouvriers à domicile et les membres de leur famille travaillant avec eux, etc. Le nombre de salariés dans l’agriculture prise à part était de 5,75 millions. La population agricole constituait 36 % de la population entière du pays. Ces chiffres, répétons-le, sont ceux de 1895. Les onze années écoulées depuis ont incontestablement apporté un énorme changement, dans le sens d’un accroissement du rapport entre la population urbaine et la population agricole (qui, en 1882, constituait 42 % du total), du rapport entre le prolétariat industriel et le prolétariat agricole, et, finalement, du montant du capital productif par tête d’ouvrier industriel. Mais les chiffres de 1895 suffisent pour montrer que le prolétariat allemand constituait depuis longtemps déjà la force productive dominante du pays.
La Belgique, avec sa population de 7 millions d’habitants, est un pays purement industriel. Sur 100 personnes ayant une occupation quelconque, 41 appartiennent à l’industrie, au sens strict du terme, et 21 seulement à l’agriculture. Sur 3 millions de personnes, en chiffres ronds, qui exercent un métier, environ 1,8 millions, donc 60%, sont des prolétaires. Ce chiffre deviendrait encore beaucoup plus expressif si nous ajoutions au prolétariat, fortement différencié, les éléments sociaux qui s’y rattachent, les prétendus producteurs "indépendants", qui, indépendants du capital seulement dans la forme, lui sont en réalité enchaînés, les petits fonctionnaires, les soldats, etc.
Mais la première place, pour l’industrialisation de l’économie et la prolétarisation de la population, revient incontestablement à l’Angleterre. En 1901, le nombre de personnes employées dans l’agriculture, l’exploitation des forêts et la pêche était, dans ce pays, de 2,3 millions ; dans l’industrie, le commerce et les transports, de 12 millions et demi.
Nous voyons que, dans les principaux pays d’Europe, la population des villes surpasse en nombre celle des campagnes. Toutefois, sa prépondérance incommensurable ne tient pas seulement à la masse de forces productives qu’elle constitue, mais aussi à la qualité des éléments qui la composent. La ville attire les éléments les plus énergiques, les plus capables et les plus intelligents de la campagne. Cela est difficile à prouver par des statistiques, encore que l’examen de la composition d’âge de la population urbaine, comparée à celle de la population rurale, en fournisse une preuve indirecte. Ce dernier fait a sa signification propre. En Allemagne, on a calculé qu’il y avait en 1896 8 millions de personnes employées dans l’agriculture et 8 millions dans l’industrie. Mais, si l’on divise la population par groupes d’âge, on voit que l’agriculture comptait, entre 14 et 40 ans, un million de personnes valides de moins que l’industrie. Ce sont donc "les vieux et les petits" qui restent surtout à la campagne.
Tout ceci nous amène à conclure que l’évolution économique - la croissance de l’industrie, des grandes entreprises, des villes, du prolétariat en général et du prolétariat industriel en particulier - a déjà préparé le terrain, non seulement pour la lutte du prolétariat pour le pouvoir politique, mais aussi pour la conquête de ce pouvoir.

3. Nous en venons maintenant à la troisième prémisse du socialisme, la dictature du prolétariat. La politique, c’est le plan où les prémisses subjectives viennent recouper les prémisses objectives. Dans certaines conditions techniques socio-économiques précises, une classe adopte consciemment un objectif déterminé : la conquête du pouvoir politique ; elle unit ses forces, évalue la puissance de l’ennemi et apprécie la situation. Même dans cette troisième sphère, cependant, le prolétariat n’est pas absolument libre. Outre les facteurs subjectifs - la conscience, la préparation et l’initiative, dont le développement a, lui aussi, sa logique propre -, le prolétariat, dans l’exécution de sa politique, se heurte à un certain nombre de facteurs objectifs, comme la politique des classes dominantes et des institutions étatiques existantes (telles l’armée, l’école de classe, l’Église d’État), les relations internationales, etc.
Occupons-nous d’abord des conditions subjectives le degré de préparation du prolétariat pour la révolution socialiste. Il ne suffit naturellement pas que le niveau de la technique rende l’économie socialiste avantageuse au point de vue de la productivité du travail social. Il ne suffit pas non plus que la différenciation sociale fondée sur cette technique ait créé un prolétariat qui, en vertu de son nombre et de son rôle économique, se trouve être la classe principale, et ait objectivement intérêt au socialisme. Il faut, en outre, que cette classe soit consciente de ses intérêts objectifs ; il faut qu’elle comprenne qu’il n’y a pas d’issue pour elle en dehors du socialisme ; il faut qu’elle s’unisse en une armée assez puissante pour conquérir, dans une lutte ouverte, le pouvoir politique.
Il serait stupide, à l’heure actuelle, de nier la nécessité pour le prolétariat de se préparer à une telle tâche. Les vieux blanquistes pouvaient espérer le salut de l’initiative d’organisations conspiratives structurées indépendamment des masses ; seuls, au pôle opposé, les anarchistes peuvent escompter une explosion spontanée, élémentaire, des masses, une explosion dont nul ne puisse dire le but. Les social-démocrates, eux, parlent de la conquête du pouvoir en tant qu’action consciente d’une classe révolutionnaire.
Mais bien des idéologues socialistes (idéologues dans le pire sens du terme : celui d’hommes qui mettent toute chose la tête en bas) parlent de préparer le prolétariat pour le socialisme dans le sens de le régénérer moralement. Le prolétariat, et même "l’humanité" en général devraient tout d’abord se dépouiller de leur vieille nature égoïste, l’altruisme devrait dominer la vie sociale, etc. Comme nous sommes encore très loin d’un tel état de choses, et que la "nature humaine" change très lentement, voilà le socialisme différé de plusieurs siècles. Un tel point de vue semble probablement très réaliste et évolutionniste, etc., mais il n’est, en réalité, que le fruit de plates considérations moralisantes. On admet qu’une psychologie socialiste doit se développer avant l’avènement du socialisme ; en d’autres termes, qu’il est possible, pour les masses, d’acquérir une psychologie socialiste sur la base des rapports capitalistes. Il ne faut pas ici confondre l’effort conscient vers le socialisme avec une psychologie socialiste. Cette dernière suppose l’absence de motivations égoïstes dans la vie économique ; cependant que, si le prolétariat aspire au socialisme et lutte pour le socialisme, cela résulte de sa psychologie de classe. Quel que soit le nombre de points communs qu’il puisse y avoir entre la psychologie de classe du prolétariat et la psychologie socialiste sans classe, un gouffre profond ne les en sépare pas moins.
La lutte menée en commun contre l’exploitation engendre de magnifiques traits d’idéalisme, de solidarité et de sacrifice de soi mais, en même temps, la lutte individuelle pour l’existence, l’abîme toujours béant de la pauvreté, la différenciation dans les rangs des travailleurs eux-mêmes, la pression exercée d’en bas par les masses ignorantes et l’influence corruptrice des partis bourgeois ne permettent pas à ces traits magnifiques de se développer pleinement. Néanmoins, bien qu’il reste égoïste et philistin, et sans qu’il dépasse en "valeur humaine" le représentant moyen des classes bourgeoises, l’ouvrier moyen sait par expérience que ses besoins et ses désirs naturels les plus simples ne peuvent être satisfaits que sur les ruines du système capitaliste.
Les idéalistes dépeignent la lointaine génération à venir qui sera devenue digne du socialisme exactement comme les chrétiens dépeignent les premières communautés chrétiennes.
Quelle qu’ait pu être la psychologie des premiers prosélytes du christianisme (et les Actes des apôtres relatent des cas de détournement de la propriété commune), en tout cas, lorsqu’il a commencé à se répandre, le christianisme n’a pas seulement échoué dans ses efforts pour régénérer les âmes de la population tout entière, mais a lui-même dégénéré, devenant matérialiste et bureaucratique ; la pratique de l’instruction fraternelle d’un chrétien par un autre chrétien a cédé la place au papisme, la mendicité errante au parasitisme monacal ; bref, la chrétienté, bien loin de se soumettre les conditions sociales du milieu dans lequel elle se développait, s’y est elle-même soumise. Ce ne fut pas là le fruit de la maladresse ou de l’avidité des Pères de l’Église, mais bien des lois inexorables qui font dépendre la psychologie humaine des conditions de la vie sociale et du travail social ; les Pères de l’Église n’ont fait que démontrer cette dépendance en leur personne.
Si le socialisme voulait créer une nouvelle nature humaine dans les limites de l’ancienne société, il ne serait rien d’autre qu’une nouvelle édition des vieilles utopies moralisantes. Le socialisme n’a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d’une psychologie socialiste.

8. UN GOUVERNEMENT OUVRIER EN RUSSIE ET LE SOCIALISME
Nous avons montré ci-dessus que les prémisses objectives d’une révolution socialiste ont déjà été réalisées par le développement économique des pays capitalistes avancés. Mais que pouvons-nous dire, sous ce rapport, en ce qui concerne la Russie ?
Pouvons-nous nous attendre à ce que le passage du pouvoir aux mains du prolétariat russe soit le début de la transformation de notre économie nationale en une économie socialiste ? Nous avons répondu à cette question il y a un an, dans un article qui a été soumis, dans les organes des deux fractions de notre parti, aux feux croisés d’une sévère critique. Voici ce que nous y disions :
"Les ouvriers parisiens n’exigeaient pas de miracles de la Commune, nous dit Marx . Nous non plus ne devons pas, aujourd’hui, espérer de miracles immédiats de la dictature du prolétariat. Le pouvoir de l’État n’est pas tout-puissant. Il serait absurde de croire qu’il suffise au prolétariat, pour substituer le socialisme au capitalisme, de prendre le pouvoir et de passer ensuite quelques décrets. Un système économique n’est pas le produit des mesures prises par le gouvernement. Tout ce que le prolétariat peut faire, c’est d’utiliser avec toute l’énergie possible le pouvoir de l’État pour faciliter et raccourcir le chemin qui conduit l’évolution économique au collectivisme.
Le prolétariat commencera par les réformes qui figurent dans ce qu’on appelle le programme minimum ; et la logique même de sa position l’obligera à passer directement de là à des mesures collectivistes.
L’introduction de la journée de huit heures et d’un impôt sur le revenu rapidement progressif sera comparativement facile, encore que, même ici, le centre de gravité ne résidera pas dans la passation des " actes ", mais dans l’organisation de leur mise en pratique. Mais la principale difficulté - et c’est là que se situe le passage au collectivisme - résidera dans l’organisation, par l’État, de la production dans les usines qui auront été fermées par leurs propriétaires en guise de réponse à la passation de ces actes. Passer une loi pour l’abolition du droit d’héritage et mettre cette loi en application seront, comparativement, une tâche facile. Les legs sous forme de capital-argent n’embarrasseront pas le prolétariat, ni ne pèseront sur son économie. Mais, pour remplir la fonction d’héritier de la terre ou du capital industriel, l’État ouvrier doit être prêt à entreprendre l’organisation de la production sociale.
On peut dire la même chose, mais à un degré supérieur, de l’expropriation - avec ou sans indemnité. L’expropriation avec indemnité serait politiquement avantageuse, mais financièrement difficile, cependant que l’expropriation sans indemnité serait financièrement avantageuse mais politiquement difficile. Mais c’est dans l’organisation de la production que se rencontreront les plus grandes difficultés. Nous le répétons : un gouvernement du prolétariat n’est pas un gouvernement capable d’accomplir des miracles.
La socialisation de la production commencera dans les branches d’industrie où elle présente le moins de difficultés. Dans la première période, la production socialisée sera confinée dans un certain nombre d’oasis, reliées aux entreprises privées par les lois de la circulation des marchandises. Plus s’étendra le domaine de la production sociale et plus évidents deviendront ses avantages, plus solide se sentira le nouveau régime politique et plus hardies deviendront les mesures économiques ultérieures du prolétariat. Il pourra s’appuyer et s’appuiera, pour prendre ces mesures, non seulement sur les forces productives nationales, mais aussi sur la technique du monde entier, exactement comme, dans sa politique révolutionnaire, il ne s’appuiera pas seulement sur son expérience des rapports de classes dans son pays mais bien sur toute l’expérience historique du prolétariat international."
La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie. Même, si elle n’est que temporaire, la domination politique du prolétariat affaiblira à un degré extrême la résistance du capital, qui a constamment besoin du soutien de l’État, et fera prendre un essor gigantesque à la lutte économique du prolétariat. Les ouvriers ne pourront pas ne pas réclamer l’appui du gouvernement révolutionnaire pour les grévistes, et un gouvernement s’appuyant sur les ouvriers ne pourra pas le refuser. Mais cela aura pour conséquence d’annuler les effets de l’existence de l’armée de réserve du travail, d’engendrer la domination des ouvriers, non seulement sur le terrain politique, mais aussi sur le terrain économique, et de réduire à l’état de fiction la propriété privée des moyens de production. Ces conséquences sociales et économiques inévitables de la dictature du prolétariat se manifesteront très vite, bien avant que la démocratisation du système politique soit terminée. La barrière entre le programme minimum et le programme maximum tombe dès que le prolétariat accède au pouvoir.
Le premier problème que le régime prolétarien devra aborder en arrivant au pouvoir, c’est la question agraire, à laquelle est lié le sort des larges masses de la population russe. Dans la solution de cette question, comme dans celle de toutes les autres, le prolétariat prendra pour guide l’objectif fondamental de sa politique économique : disposer d’un domaine aussi vaste que possible pour organiser une économie socialiste. Cependant cette politique agricole, dans sa forme comme dans le rythme de sa mise en œuvre, devra être déterminée en fonction des ressources matérielles dont le prolétariat disposera, ainsi que du souci de ne pas jeter des alliés possibles dans les rangs de la contre-révolution.
La question agraire, c’est-à-dire la question du sort de l’agriculture telle qu’elle se pose en termes de rapports sociaux, ne se réduit pas, bien entendu, à la question de la terre, c’est-à-dire des formes de la propriété de la terre. Il n’y a pourtant aucun doute que la solution apportée au problème de la terre, même si elle ne décide pas de l’évolution de l’agriculture, décidera au moins de la politique agraire du prolétariat : autrement dit, ce que fera de la terre le régime prolétarien doit être étroitement lié à son attitude générale à l’égard du cours et des besoins du développement de l’agriculture. C’est pour cette raison que la question de la terre occupe la première place.
Une solution du problème de la terre à laquelle les socialistes révolutionnaires ont donné une popularité qui est loin d’être sans reproche, c’est la socialisation de toute la terre ; un terme qui, une fois débarrassé de son maquillage européen, ne signifie rien d’autre que l’ "égalité dans l’emploi de la terre" - ou le "partage noir ". Le programme de la redistribution égale de la terre suppose donc l’expropriation de toute la terre, non seulement de la terre qui appartient à des propriétaires privés en général ou à des paysans propriétaires, mais aussi de la terre communale. Si nous considérons que cette expropriation devrait être l’un des premiers actes du nouveau régime, cependant que les rapports de l’économie marchande et capitaliste seraient encore complètement dominants, il nous faudra alors constater que les paysans seraient (ou plutôt, estimeraient qu’ils sont) les premières "victimes" de l’expropriation. Si nous considérons que, pendant plusieurs décennies, le paysan a payé l’argent du rachat , qui aurait dû faire de la terre qui lui était assignée en partage sa propriété privée ; si nous considérons que certains des paysans les plus aisés, en faisant incontestablement des sacrifices considérables, sacrifices consentis par une génération qui est encore en vie, ont acquis de vastes étendues de terrain, nous pourrons facilement imaginer quelle résistance formidable provoquerait la tentative de transformer en propriété étatique les terres communales et celles qui appartiennent à de petits propriétaires. S’il agissait de la sorte, le nouveau régime commencerait par soulever dans la paysannerie une formidable opposition contre lui.
Et pourquoi les terres communales et celles des petits propriétaires devraient-elles être transformées en propriété d’État ? Afin de les rendre disponibles, de façon ou d’autre, pour leur exploitation économique "égale" par tous les agriculteurs, y compris les actuels paysans sans terre et travailleurs agricoles. Ainsi donc, du point de vue économique, le nouveau régime ne gagnerait rien à l’expropriation des petites propriétés et des terres communales, car, après la redistribution, les terres étatiques ou publiques seraient cultivées comme des terres privées. Du point de vue politique, le nouveau régime commettrait une erreur grossière, car il dresserait aussitôt la masse de la paysannerie contre le prolétariat des villes, tête de la politique révolutionnaire.
De plus, une distribution égale des terres suppose que l’emploi de main-d’œuvre salariée soit interdit par la loi. Or, l’abolition du travail salarié peut et doit être une conséquence des réformes économiques, mais non pas arrêtée d’avance par des interdits juridiques. Car il ne suffit pas d’interdire aux propriétaires terriens capitalistes l’emploi de main-d’œuvre salariée il faut d’abord assurer aux cultivateurs sans terre la possibilité de vivre, et de vivre une existence rationnelle du point de vue économique et social. Sous l’égide de l’égalité dans l’usage de la terre, interdire l’emploi de la main-d’œuvre salariée signifierait, d’une part, contraindre les cultivateurs sans terre à s’installer sur de minimes parcelles, de l’autre, obliger le gouvernement à leur fournir les outils et les fonds nécessaires à leur production, socialement irrationnelle.
Il est bien entendu que le prolétariat, lorsqu’il interviendra dans l’organisation de l’agriculture, ne commencera pas par attacher à leurs morceaux de terrain éparpillés des cultivateurs éparpillés, mais par faire exploiter les grandes propriétés par l’État ou les communes. C’est seulement lorsque la socialisation de la production aura été bien mise en selle que le processus de la socialisation pourra avancer davantage, vers l’interdiction du travail salarié. Le petit fermage capitaliste deviendra alors impossible ; mais il n’en sera pas de même des petites exploitations vivant en économie plus ou moins fermée, dont l’expropriation forcée n’entre absolument pas dans les plans du prolétariat socialiste.
En tout cas, le prolétariat ne peut sous aucune forme entreprendre l’application d’un programme de distribution égale qui, d’une part, comporte une expropriation sans objet, purement formelle, des petites propriétés, de l’autre nécessite l’émiettement tout à fait réel des grandes propriétés. Cette politique qui n’est, au point de vue économique, que du gaspillage, ne pourrait avoir comme fondement qu’une arrière-pensée utopique et réactionnaire ; par-dessus tout, elle affaiblirait politiquement le parti révolutionnaire.
Jusqu’à quel point la politique socialiste de la classe ouvrière peut-elle être appliquée dans les conditions économiques de la Russie ? Il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : elle se heurtera à des obstacles politiques bien avant de buter sur l’arriération technique du pays. Sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne pourra rester au pouvoir et transformer sa domination temporaire en dictature socialiste durable. A ce sujet, aucun doute n’est permis. Mais il n’y a non plus aucun doute qu’une révolution socialiste à l’Ouest nous rendra directement capables de transformer la domination temporaire de la classe ouvrière en une dictature socialiste.
En 1904, Kautsky, discutant les perspectives du développement social et évaluant les chances d’une prochaine révolution en Russie, écrivait : "En Russie, la révolution ne pourrait aboutir immédiatement à un régime socialiste. Les conditions économiques du pays sont loin d’être mûres pour cela." Mais la révolution russe donnerait certainement un puissant élan au mouvement prolétarien dans le reste de l’Europe, et les luttes qui en résulteraient pourraient bien amener le prolétariat à accéder au pouvoir en Allemagne. " Un tel résultat, poursuivait Kautsky, devrait avoir une influence sur toute l’Europe. Il devrait conduire à la domination politique du prolétariat en Europe occidentale, et donner au prolétariat d’Europe orientale la possibilité de contracter les étapes de son développement et, en copiant l’exemple de l’Allemagne, d’instaurer artificiellement des institutions socialistes. La société dans sa totalité ne peut sauter artificiellement aucune des étapes de son développement, mais certaines de ses parties constituantes peuvent accélérer leur développement retardataire en imitant les pays avancés et, ainsi, parvenir même en tête du développement, parce qu’elles n’ont pas à supporter le fardeau de traditions que les pays plus anciens traînent avec eux... "Cela peut arriver", dit Kautsky, "mais, comme nous l’avons déjà dit, nous laissons ici le domaine de l’inévitable qui peut être étudié pour entrer dans celui du possible et il se peut donc aussi que les choses se passent autrement ." ; Ces lignes furent écrites par le théoricien social-démocrate allemand à un moment où il se demandait encore si une révolution éclaterait d’abord en Russie ou à l’Ouest. Depuis, le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentaux. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s’est rapproché du probable et, tout l’indique, est tout près de devenir inévitable.

9. LA RÉVOLUTION ET L’EUROPE
En juin 1905 nous écrivions :
"Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis 1848, plus d’un demi-siècle de conquêtes incessantes du capitalisme dans le monde entier ; plus d’un demi-siècle d’accommodation mutuelle " organique " des forces de la réaction bourgeoise et des forces de la réaction " féodale " ; plus d’un demi-siècle pendant lequel la bourgeoisie a manifesté sa soif forcenée d’une domination pour laquelle elle n’hésite pas à se battre avec férocité.
Tel un mécanicien fantastique qui, cherchant le mouvement perpétuel, rencontre obstacle après obstacle, et entasse machine sur machine pour les surmonter, la bourgeoisie a modifié et reconstruit son appareil d’État tout en évitant un conflit " extra-légal " avec les forces qui lui sont hostiles. Mais, de même que notre mécanicien autodidacte finit un jour par se heurter à l’ultime et à l’insurmontable obstacle de la loi de la conservation de l’énergie, de même la bourgeoisie doit finalement se heurter à cet ultime obstacle, pour elle insurmontable : les antagonismes de classe, réglés inévitablement par un conflit.
En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique. De même que le système moderne du crédit rattache des milliers d’entreprises par de multiples liens et donne au capital une mobilité incroyable, qui permet d’éviter beaucoup de petites faillites, mais est en même temps la cause de l’ampleur sans précédent des crises économiques générales, de même, les efforts économiques et politiques du capitalisme, son marché mondial, son système de dettes d’État monstrueuses, et les groupements politiques de nations qui rassemblent toutes les forces de la réaction dans une sorte de trust mondial n’ont pas seulement résisté à toutes les crises politiques individuelles, mais également préparé les bases d’une crise sociale d’une extension inouïe. En refoulant tous les symptômes maladifs sous la surface, en éludant toutes les difficultés, en remettant à plus tard la solution de tous les problèmes majeurs de la politique intérieure et internationale, en estompant toutes les contradictions, la bourgeoisie est parvenue à différer le dénouement ; mais, par-là même, elle a préparé une liquidation radicale de son rôle à l’échelle mondiale. Elle s’est empressée de s’accrocher à toutes les forces réactionnaires, sans se préoccuper de leur origine. Le pape et le sultan ne sont pas les moindres de ses amis. La seule raison qui l’a empêchée d’établir des liens d’" amitié " avec l’empereur de Chine, c’est qu’il ne représente aucune force. Il était beaucoup plus avantageux pour elle de piller son territoire que de le conserver à son service, en le payant de ses deniers, dans les fonctions de gendarme. Nous voyons donc que la bourgeoisie a fait largement dépendre la stabilité de son système d’Etats de celle des remparts pré-capitalistes instables de la réaction.
Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L’émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu’à ce jour et en fera l’initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l’histoire a réalisé toutes les prémisses objectives .".
Si le prolétariat russe, ayant temporairement accédé au pouvoir, ne porte pas, de sa propre initiative, la révolution en territoire européen, il y sera contraint par les forces de la réaction féodale-bourgeoise européenne. Il serait naturellement vain, à l’heure actuelle, de déterminer les méthodes qu’emploiera la révolution russe pour se lancer à l’assaut de la vieille Europe capitaliste. Ces méthodes pourraient bien apparaître tout à fait à l’improviste. Prenons la Pologne comme exemple du maillon qui relie l’Est révolutionnaire et l’Ouest révolutionnaire, étant entendu qu’il s’agit là d’une illustration de notre point de vue plutôt que d’une prédiction véritable.
Le triomphe de la révolution en Russie signifiera la victoire inévitable de la révolution en Pologne. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’existence d’un régime révolutionnaire dans les dix provinces de la Pologne sous occupation russe doive aboutir à une révolte de la Galicie et de la Posnanie. Les gouvernements des Hohenzollern et des Habsbourg y répondront en envoyant des forces militaires à la frontière polonaise pour, ensuite, la franchir et écraser leur ennemi dans son véritable centre : Varsovie. Il est clair que la révolution russe ne pourra pas laisser son avant-garde occidentale aux mains de la soldatesque austro-prussienne. Une guerre contre les gouvernements de Guillaume II et de François-Joseph deviendrait, dans ces conditions, un acte d’auto-défense de la part du gouvernement révolutionnaire russe. Quelle attitude adopterait alors le prolétariat d’Autriche et d’Allemagne ? Il est évident qu’il ne pourrait rester passif pendant que les armées de ces deux pays mèneraient une croisade contre-révolutionnaire. Une guerre entre l’Allemagne féodale-bourgeoise et la Russie révolutionnaire conduirait inévitablement à une révolution prolétarienne en Allemagne. A ceux à qui cette affirmation pourrait paraître trop catégorique, nous répondrons en leur demandant de chercher quel événement historique aurait plus de chance de contraindre les ouvriers allemands et les réactionnaires allemands à une épreuve de force ouverte.
Lorsque notre ministère d’octobre décréta à l’improviste la loi martiale en Pologne, une rumeur tout à fait plausible se répandit selon laquelle cette mesure était prise sur des instructions venues directement de Berlin. A la veille de la dispersion de la Douma , les journaux gouvernementaux publièrent, en les présentant comme des menaces, des informations concernant des négociations en cours, entre les gouvernements de Berlin et de Vienne, sur l’éventualité d’une intervention armée de leur part dans les affaires intérieures de la Russie, afin d’y réduire la sédition. Aucune sorte de démenti ministériel ne put affaiblir le choc que produisirent ces informations. Il était clair que, dans les palais de trois pays voisins, on préparait une sanglante revanche contre-révolutionnaire. Comment les choses pourraient-elles être autrement ? Les monarchies semi-féodales des pays voisins pourraient-elles rester passives tandis que les flammes de la révolution lèchent les frontières de leurs royaumes ?
Bien qu’elle soit loin d’avoir encore remporté la victoire, la révolution russe a déjà eu ses effets sur la Galicie à travers la Pologne. "Qui aurait pu prévoir, il y a un an - s’est écrié Daszynsky à la conférence de Lvov du parti social-démocrate, en mai de cette année -, ce qui se passe en ce moment en Galicie ? Ce grand mouvement paysan a rempli d’étonnement l’Autriche tout entière. Zbaraz élit un social-démocrate au poste de vice-prévôt du conseil régional. Des paysans publient un journal socialiste révolutionnaire destiné aux paysans, intitulé Le Drapeau rouge, de grands meetings de paysans, forts de 30 000 personnes, se tiennent, des processions traversent les villages galiciens, autrefois si calmes et apathiques, brandissant des drapeaux rouges et chantant des chants révolutionnaires... Qu’arrivera-t-il lorsque, venant de Russie, l’annonce de la nationalisation du sol atteindra ces paysans misérables ? " Il y a plus de deux ans, au cours d’une discussion avec le socialiste polonais Louznia, Kautsky indiqua que la Russie ne doit plus être considérée comme un boulet attaché au pied de la Pologne, ni la Pologne comme une tête de pont orientale de l’Europe révolutionnaire enfoncée comme un coin dans les steppes de la barbarie moscovite. Si la révolution russe se développe et remporte la victoire, la question polonaise, selon Kautsky, "retrouvera son acuité, mais non dans le sens où le pense Louznia. Elle dirigera sa pointe, non contre la Russie, mais contre l’Autriche et l’Allemagne, et, si la Pologne sert la cause de la révolution, son devoir sera, non de défendre la révolution contre la Russie, mais de l’étendre en Autriche et en Allemagne." Cette prophétie est bien plus près de se réaliser que Kautsky lui-même ne pouvait le penser.
Mais une Pologne révolutionnaire n’est pas du tout le seul point de départ possible pour une révolution en Europe. Nous avons indiqué plus haut que la bourgeoisie s’est systématiquement abstenue pendant des décennies entières de résoudre bien des questions complexes et graves, tant en politique intérieure qu’en politique étrangère. Les gouvernements bourgeois ont mis d’énormes masses d’hommes sous les armes, mais ils ne se décident pas à trancher de l’épée les nœuds enchevêtrés de la politique internationale. Seul un gouvernement qui a l’appui de la nation dont les intérêts vitaux sont en jeu, ou encore un gouvernement qui sent le sol se dérober sous ses pas et est inspiré par le courage du désespoir, peut lancer au combat des centaines et des milliers d’hommes. Dans les conditions modernes de la culture politique, de la science militaire, du suffrage universel et du service militaire obligatoire, seule une profonde confiance ou un aventurisme insensé peut lancer deux nations dans un conflit. Dans la guerre franco-prussienne de 1870, il y avait, d’un côté, Bismarck, qui combattait pour la prussianisation de l’Allemagne, ce qui, après tout, signifiait l’unité nationale, nécessité élémentaire ressentie par tous les Allemands ; il y avait, de l’autre, le gouvernement de Napoléon III, insolent, impuissant, méprisé par le peuple, prêt à se lancer dans n’importe quelle aventure susceptible de lui assurer douze mois d’existence de plus. La même division des rôles a abouti à la guerre russo-japonaise. Il y avait, d’un côté, le gouvernement du Mikado, auquel ne s’oppose pas encore un puissant prolétariat révolutionnaire, qui luttait pour la domination du capital japonais sur l’Extrême-Orient, de l’autre un gouvernement autocratique qui avait fait son temps et s’efforçait de racheter les défaites subies à l’intérieur par des victoires à l’extérieur.
Dans les vieux pays capitalistes, il n’y a pas de pareilles revendications "nationales", c’est-à-dire de revendications de la société bourgeoise dans sa totalité, dont la bourgeoisie dirigeante puisse se faire le champion. Les gouvernements de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Autriche sont incapables de conduire des guerres nationales. Les intérêts vitaux des masses populaires, les intérêts des nationalités opprimées ou la politique intérieure barbare d’un pays voisin ne sont plus susceptibles d’amener un seul gouvernement bourgeois à faire une guerre qui pourrait avoir un caractère libérateur, donc national. D’un autre côté, les intérêts des pillards capitalistes, qui conduisent si souvent tel ou tel gouvernement à entrechoquer ses éperons et aiguiser son sabre à la face du monde, ne peuvent susciter aucune réponse dans les masses populaires. C’est pourquoi la bourgeoisie ne peut ou ne veut, ni proclamer, ni conduire de guerres nationales. Et ce à quoi aboutissent les guerres antinationales modernes, c’est ce que l’on a vu lors de deux expériences récentes : en Afrique du Sud et en Extrême-Orient.
La sévère défaite parlementaire subie par les conservateurs impérialistes en Angleterre n’est pas, en dernière analyse, due aux leçons de la guerre contre les Boers ; une conséquence beaucoup plus importante et plus menaçante (pour la bourgeoisie) de la politique impérialiste, c’est l’autodétermination politique du prolétariat britannique qui, maintenant qu’elle a commencé, avancera avec des bottes de sept lieues. Quant aux conséquences de la guerre russo-japonaise pour le gouvernement de Pétersbourg, elles sont suffisamment connues pour qu’il ne soit pas nécessaire de les rappeler. Mais, indépendamment même de ces deux dernières expériences, du moment où le prolétariat européen a commencé à se dresser sur ses jambes, les gouvernements européens ont toujours redouté de le mettre devant le dilemme de la guerre ou de la révolution. C’est précisément parce qu’ils craignent la révolte du prolétariat que les partis bourgeois sont obligés, au moment même où ils votent des sommes monstrueuses pour les dépenses militaires, de faire des déclarations solennelles en faveur de la paix, de rêver de tribunaux internationaux d’arbitrage et même de l’organisation d’États unis d’Europe. Ces pitoyables déclarations ne peuvent, naturellement, abolir ni les antagonismes entre États, ni les conflits armés.
La paix armée qui s’est instaurée en Europe après la guerre franco-prussienne était fondée sur un équilibre européen des puissances qui ne supposait pas seulement l’inviolabilité de la Turquie, le partage de la Pologne et la sauvegarde de l’Autriche, ce manteau d’Arlequin ethnographique, mais aussi le maintien du despotisme russe, armé jusqu’aux dents, dans ses fonctions de gendarme de la réaction européenne. Mais la guerre russo-japonaise porta un coup sévère à ce système, maintenu artificiellement, dans lequel l’autocratie occupait une position de premier plan. La Russie disparut pour un temps du prétendu concert des puissances. L’équilibre des puissances était détruit. D’autre part, les victoires japonaises excitaient les instincts conquérants de la bourgeoisie capitaliste. La possibilité d’une guerre sur le territoire européen s’est considérablement accrue. Des conflits mûrissent partout, et si, jusqu’à présent, ils ont pu être réglés par des moyens diplomatiques, il n’y a, cependant, aucune garantie que ces moyens puissent réussir longtemps. Mais une guerre européenne signifie inévitablement une révolution européenne .
Pendant la guerre russo-japonaise, le parti socialiste de France a déclaré que si le gouvernement français intervenait en faveur de l’autocratie, il appellerait le prolétariat à prendre les mesures les plus résolues, jusqu’à la révolte incluse. En mars 1906, lorsque le conflit franco-allemand sur le Maroc arriva à son point culminant, le bureau socialiste international résolut, dans l’éventualité d’une menace de guerre, de "déterminer les méthodes d’action les plus avantageuses pour tous les partis socialistes de l’Internationale et pour toute la classe ouvrière organisée, afin d’empêcher la guerre ou d’y mettre fin". Ce n’était naturellement qu’une résolution. Il faut une guerre pour mettre à l’épreuve sa signification réelle, mais la bourgeoisie a toute raison d’éviter une telle épreuve. Cependant, malheureusement pour la bourgeoisie, la logique des rapports internationaux est plus forte que la logique de la diplomatie.
La banqueroute de l’État russe, qu’elle résulte de la continuation de la gestion des affaires par la bureaucratie ou qu’elle soit déclarée par un gouvernement révolutionnaire qui refusera de payer pour les péchés de l’ancien régime, aura en France de terribles conséquences. Les radicaux, qui ont maintenant les destinées politiques de la France entre leurs mains, ont assumé, en prenant le pouvoir, toutes les fonctions de protection des intérêts du capital. C’est pourquoi il y a toute raison d’admettre que la crise financière résultant de la banqueroute russe se répercuterait directement en France, et y prendrait la forme d’une crise politique aiguë, qui ne pourrait prendre fin qu’avec le passage du pouvoir aux mains du prolétariat. D’une façon ou de l’autre, que ce soit par l’intermédiaire d’une révolution en Pologne, des conséquences d’une guerre européenne ou des effets de la banqueroute de l’État russe, la révolution franchira la frontière et pénétrera dans les territoires de la vieille Europe capitaliste.
Mais, même sans la pression d’événements extérieurs comme une guerre ou une banqueroute, la révolution peut se produire dans un avenir prochain, sous l’effet de l’extrême aggravation de la lutte des classes, dans l’un des pays d’Europe. Nous n’essaierons pas de former ici des hypothèses pour déterminer lequel de ces pays sera le premier à prendre le chemin de la révolution ; une chose est certaine, c’est que, dans la dernière période et dans tous les pays européens, les contradictions entre les classes ont atteint un haut degré d’intensité.
La croissance colossale, dans le cadre d’une constitution semi-absolutiste, de la social-démocratie allemande conduira, avec une nécessité inéluctable, le prolétariat à une lutte ouverte avec la monarchie féodalo-bourgeoise. La question de la grève générale, en tant que moyen de résistance à un coup d’État politique, est devenue, l’année dernière, une question centrale dans la vie politique du prolétariat allemand. En France, le passage du pouvoir aux radicaux laisse au prolétariat les mains entièrement libres, ces mains qui, depuis longtemps, étaient liées par la coopération avec des partis bourgeois dans la lutte contre le nationalisme et le cléricalisme. Le prolétariat socialiste, riche des immortelles traditions de quatre révolutions, et la bourgeoisie conservatrice, qui se dissimule sous le masque du radicalisme, sont face à face. En Angleterre où, pendant un siècle, les deux partis bourgeois ont joué régulièrement le jeu de bascule du parlementarisme, le prolétariat, sous l’influence de toute une série de facteurs, vient tout juste de prendre le chemin de la séparation politique. Tandis qu’en Allemagne ce processus a pris quatre décennies, la classe ouvrière anglaise, qui possède de puissants syndicats et est riche d’expériences dans le domaine des luttes économiques, peut, en quelques bonds, rejoindre l’armée du socialisme continental.
La révolution russe exerce une influence énorme sur le prolétariat européen. Non contente de détruire l’absolutisme pétersbourgeois, force principale de la réaction européenne, elle créera, dans la conscience et dans l’humeur du prolétariat européen, les prémisses nécessaires de la révolution.
La fonction du parti socialiste était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d’agitation et d’organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d’entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d’autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l’expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise . En d’autres termes, le conservatisme du socialisme propagandiste dans les partis prolétariens peut, à un moment donné, freiner le prolétariat dans la lutte directe pour le pouvoir. Mais la formidable influence exercée par la révolution russe montre que cette influence détruira la routine et le conservatisme de parti et mettra à l’ordre du jour la question d’une épreuve de force ouverte entre le prolétariat et la réaction capitaliste. La lutte pour le suffrage universel est devenue acharnée en Autriche, en Saxe et en Prusse, sous l’influence directe des grèves d’octobre en Russie. La révolution à l’Est contaminera le prolétariat occidental de son idéalisme révolutionnaire, et éveillera le désir de "parler russe" à l’ennemi. Si le prolétariat russe se trouve lui-même au pouvoir, fût-ce seulement par suite d’un concours momentané de circonstances dans notre révolution bourgeoise, il rencontrera l’hostilité organisée de la réaction mondiale et trouvera, d’autre part, le prolétariat mondial prêt à lui donner son appui organisé.
Laissée à ses propres ressources, la classe ouvrière russe sera inévitablement écrasée par la contre-révolution dès que la paysannerie se détournera d’elle. Elle n’aura pas d’autre possibilité que de lier le sort de son pouvoir politique et par conséquent, le sort de toute la révolution russe, à celui de la révolution socialiste en Europe. Elle jettera dans la balance de la lutte des classes du monde capitaliste tout entier l’énorme poids politique et étatique que lui aura donné un concours momentané de circonstances dans la révolution bourgeoise russe. Tenant le pouvoir d’État entre leurs mains, les ouvriers russes, la contre-révolution dans leur dos et la réaction européenne devant eux, lanceront à leurs camarades du monde entier le vieux cri de ralliement, qui sera cette fois un appel à la lutte finale :
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

LA LUTTE POUR LE POUVOIR
Nous avons sous les yeux une circulaire consacrée à notre programme et à notre tactique, et intitulée - Les Tâches auxquelles doit faire face le prolétariat russe. Lettre aux camarades en Russie. Ce document est signé de P. Axelrod, Astrov, A. Martynov, L. Martov et S. Semkovsky.
Le problème de la révolution est posé dans cette "lettre" de façon très générale ; à mesure que les auteurs, après avoir décrit la situation créée par la guerre, en viennent aux perspectives politiques et aux conclusions tactiques, on voit disparaître la clarté et la précision : la terminologie elle-même devient confuse et les définitions sociales ambiguës.
Il semble, de l’étranger, que deux tendances d’opinion prévalent en Russie : en premier lieu - des Romanov à Plekhanov - le souci de la défense nationale ; et en second lieu - de la fronde bureaucratique aux explosions de révolte dans les rues - un mécontentement universel. Ces tendances se font sentir partout et créent ainsi l’illusion d’une liberté populaire à venir dont la défense nationale serait la source. Mais elles sont, dans une large mesure, à l’origine de la manière vague dont est posée la question d’une "révolution populaire", même quand on oppose formellement cette révolution à la "défense nationale".
La guerre elle-même et les défaites subies n’ont créé ni le problème de la révolution ni aucune des forces révolutionnaires qui peuvent le résoudre. L’histoire, pour nous, ne commence pas avec la reddition de Varsovie au prince de Bavière. Les contradictions révolutionnaires comme les forces sociales en présence sont celles-là mêmes que nous avons rencontrées en 1905 ; elles ont seulement été très considérablement modifiées par les dix années qui ont suivi. La guerre n’a rien fait d’autre que de mettre en pleine lumière la banqueroute objective du régime. Elle a en même temps plongé la conscience sociale dans une confusion qui fait que "chacun" paraît imbu à la fois du désir de résister à Hindenburg et de la haine que lui inspire le régime du 3 juin . Mais l’organisation d’une "guerre du peuple" se heurte, dès le premier instant, à la police tsariste, ce qui montre bien que la Russie du 3 juin est une réalité et la " guerre du peuple " une fiction ; et, de même, la marche vers une "révolution du peuple", se heurte, dès ses premiers pas, à la police socialiste de Plekhanov, que l’on pourrait, lui et les siens, considérer comme une fiction si, derrière eux, ne se tenaient pas Milioukov, Goutchkov et, en général, les nationaux-libéraux et nationaux-démocrates non-révolutionnaires et antirévolutionnaires.
La "lettre" dont nous nous occupons ne peut, évidemment, ignorer la division en classes de la nation, ni le fait que la nation doit, par la révolution, échapper aux conséquences de la guerre et du régime actuel : "Les nationalistes et les octobristes , les cadets, les industriels et même une partie (!) des intellectuels radicaux proclament d’une seule voix l’incapacité de la bureaucratie à défendre le pays et réclament la mobilisation des forces sociales pour les besoins de la défense..." La "lettre" montre à juste titre ce qu’a d’antirévolutionnaire cette position, qui suppose "l’unité, pour la défense de l’État, avec les maîtres actuels de la Russie, les bureaucrates, les nobles et les généraux". Elle indique aussi correctement que les "bourgeois patriotes de toutes nuances" ont une position antirévolutionnaire, ainsi que, pouvons-nous ajouter, les sociaux-patriotes, dont la "lettre" ne souffle mot.
De là, nous devons conclure que la social-démocratie n’est pas seulement le parti révolutionnaire le plus conséquent, mais bien le seul parti révolutionnaire du pays ; et que, en dehors de ce parti, on a affaire, non pas à des groupes moins résolus à appliquer des méthodes révolutionnaires, mais bien à des partis non révolutionnaires. En d’autres termes, dans leur façon révolutionnaire de poser les problèmes, les sociaux-démocrates, en dépit du "mécontentement universel", se trouvent complètement isolés sur la scène politique publique. Il importe de tenir le plus grand compte de cette première conclusion.
Bien entendu, les partis ne sont pas identiques aux classes. Entre la position d’un parti et les intérêts de la couche sociale sur laquelle il se fonde, il se peut qu’existe un certain manque d’harmonie, susceptible de se transformer ultérieurement en une contradiction profonde. La conduite d’un parti peut changer sous l’influence de l’attitude des masses. Cela est indiscutable. Il est donc d’autant plus indispensable pour nous de cesser de prendre pour base de nos calculs les éléments les moins stables et les moins dignes de confiance, tels que les mots d’ordre et la tactique d’un parti, au lieu de partir de facteurs historiques plus stables : la structure sociale de la nation, le rapport des forces entre les classes et les tendances du développement.
Ce sont pourtant là des questions dont les auteurs de la "lettre" évitent complètement de parler. Qu’est-ce que cette "révolution du peuple" dans la Russie de 1915 ? Nos auteurs nous disent simplement qu’elle "doit" être faite par le prolétariat et la démocratie. Nous savons ce que c’est que le prolétariat, mais qu’est-ce que "la démocratie" ? Est-ce un parti politique ? Évidemment non, d’après ce qui a été dit plus haut. Est-ce alors les masses ? Quelles masses ? Il s’agit évidemment de la petite bourgeoisie industrielle et commerciale, de l’intelligentsia et de la paysannerie - ce ne peut être que de ces masses-là dont ils parlent.
Dans une série d’articles intitulée "La crise de la guerre et les perspectives politiques", nous avons donné une appréciation générale de la signification révolutionnaire possible de ces forces sociales.
Nous y avons examiné, à partir de l’expérience de la dernière révolution, quelles modifications les dix dernières années ont apportées dans le rapport des forces tel qu’il existait en 1905 : ces modifications ont-elles été en faveur de la démocratie (bourgeoise) ou contre elle ? Telle est la question historique centrale pour apprécier les perspectives de la révolution et la tactique du prolétariat. La démocratie bourgeoise est-elle devenue plus forte en Russie depuis 1905, ou a-t-elle encore décliné ? Toutes nos précédentes discussions ont eu pour centre le sort de la démocratie bourgeoise, et ceux qui sont encore hors d’état de donner une réponse à cette question ne peuvent qu’errer à tâtons dans l’obscurité. Pour notre part, nous y répondons en disant qu’une révolution bourgeoise nationale est impossible parce qu’il n’y a pas d’authentique démocratie bourgeoise révolutionnaire en Russie. L’heure des révolutions nationales est passée - au moins pour l’Europe - exactement comme l’heure des guerres nationales est passée. Il y a, entre ces deux faits, un lien naturel. Nous vivons à l’époque d’un impérialisme qui n’est pas seulement un système de conquêtes coloniales mais implique aussi, à l’intérieur, un régime déterminé. Celui-ci ne met pas la nation bourgeoise en opposition avec l’ancien régime, mais bien le prolétariat en opposition avec la nation bourgeoise.
Les petits-bourgeois artisans et commerçants ont déjà joué un rôle insignifiant dans la révolution de 1905. Il est indiscutable que, pendant les dix dernières années, l’importance sociale de cette classe a encore diminué. Le capitalisme règle de façon beaucoup plus sévère et radicale le sort des classes intermédiaires en Russie qu’il ne le fait dans les pays qui ont un développement économique plus ancien. L’intelligentsia s’est indéniablement accrue numériquement, et son rôle économique a également augmenté. Mais, en même temps, elle a vu disparaître même l’illusion d’ "indépendance" dont elle jouissait. La signification sociale de l’intelligentsia est entièrement déterminée par ses fonctions dans l’organisation de l’industrie capitaliste et de l’opinion publique bourgeoise. Ses liens matériels avec le capitalisme l’ont saturée de tendances impérialistes. Dans le passage que nous avons déjà cité, la "lettre" dit que "même une partie des intellectuels radicaux... réclament la mobilisation des forces sociales pour les besoins de la défense". C’est absolument faux ; ce n’est pas une partie qu’il faudrait dire, mais bien la totalité de l’intelligentsia radicale, et non pas seulement tout le secteur radical, mais une partie considérable, sinon la plus grande partie, de l’intelligentsia socialiste. Ce n’est pas en travestissant le caractère de l’intelligentsia que nous élargirons les rangs de la "démocratie".
Ainsi, la petite bourgeoisie commerciale et industrielle a continué à décliner, cependant que l’intelligentsia a abandonné ses positions révolutionnaires. La démocratie urbaine ne mérite pas d’être mentionnée en tant que facteur révolutionnaire. Seule, la paysannerie reste, mais pour autant que nous le sachions, ni Axelrod ni Martov n’ont jamais nourri de grands espoirs quant à son rôle révolutionnaire indépendant. Sont-ils arrivés à la conclusion que, du fait de la différenciation de classe incessante parmi la paysannerie au cours des dix dernières années, ce rôle est devenu plus grand aujourd’hui ? Ce serait là une hypothèse qui insulterait à toutes les conclusions théoriques et à toute l’expérience historique.
Mais alors, de quelle sorte de "démocratie" la "lettre"parle-t-elle donc ? Et dans quel sens ses auteurs parlent-ils d’une "révolution du peuple" ?
Le mot d’ordre d’une assemblée constituante suppose une situation révolutionnaire. Y en a-t-il une ? Oui, il y en a une, mais elle ne trouve pas le moins du monde son expression dans la naissance, à la fin des fins, d’une démocratie bourgeoise dont on prétend qu’elle serait maintenant prête à régler ses comptes avec le tsarisme, et capable de le faire. Au contraire, s’il y a une chose que cette guerre a mise en lumière, c’est bien l’absence d’une démocratie révolutionnaire dans le pays.
La tentative de la Russie du 3 juin de trouver, dans la voie de l’impérialisme, une solution à ses problèmes révolutionnaires internes a abouti à un fiasco manifeste. Cela ne signifie pas que les partis qui sont responsables ou à demi responsables du régime du 3 juin vont prendre la voie de la révolution, mais cela signifie que le problème révolutionnaire mis à nu par la catastrophe militaire, qui poussera la classe dirigeante à s’engager davantage encore dans la voie de l’impérialisme, double l’importance de la seule classe révolutionnaire du pays.
Le bloc du 3 juin est secoué, déchiré par les frictions et les conflits internes. Cela ne signifie pas que les octobristes et les cadets s’emploient à examiner le problème révolutionnaire du pouvoir et à préparer la prise d’assaut des positions conjointes de la bureaucratie et de la noblesse. Mais cela signifie que l’aptitude du gouvernement à résister à la pression révolutionnaire s’est indéniablement affaiblie pour un certain temps.
La monarchie et la bureaucratie sont discréditées, mais cela ne signifie pas qu’elles abandonneront le pouvoir sans combat. La dispersion de la Douma et les derniers remaniements ministériels ont montré, à quiconque pouvait en douter, combien cette dernière hypothèse est éloignée de la réalité. Mais l’instabilité de la politique de la bureaucratie, qui ira encore en augmentant, devrait puissamment contribuer à la mobilisation révolutionnaire du prolétariat par les sociaux-démocrates.
Les classes inférieures, dans les villes et les villages, seront toujours plus épuisées, déçues, mécontentes et furieuses. Cela ne signifie pas qu’une force démocratique révolutionnaire indépendante opérera côte à côte avec le prolétariat ; il n’y a, pour une force de cette espèce, ni matière première sociale ni personnel dirigeant disponibles. Mais cela signifie indéniablement que le profond mécontentement des classes inférieures viendra renforcer la pression révolutionnaire de la classe ouvrière.
Moins le prolétariat comptera sur l’apparition de la démocratie bourgeoise, moins il épousera la passivité et les limitations de la petite bourgeoisie et de la paysannerie, plus résolu et irréconciliable se fera le combat qu’il mène, plus manifeste deviendra sa détermination d’aller "jusqu’au bout", c’est-à-dire à la conquête du pouvoir, et plus grandes seront, au moment décisif, ses chances d’entraîner avec lui les masses non prolétariennes. Ce n’est pas, bien entendu, en se contentant de lancer des mots d’ordre comme celui de la "confiscation de la terre", etc., que l’on réglera quoi que ce soit. Ceci s’applique plus encore à l’armée, dont dépend le maintien ou la chute du gouvernement. L’armée, dans sa masse, ne penchera vers la classe révolutionnaire que lorsqu’elle sera parvenue à se convaincre que cette dernière ne se contente pas de murmurer et de manifester, mais a entrepris la lutte pour le pouvoir avec quelques chances de l’emporter. Il y a, dans le pays, un problème révolutionnaire objectif, sur lequel la guerre et les défaites ont projeté une lumière éclatante, le problème du pouvoir politique. Il y a une désorganisation progressive de la classe dominante. Il y a un mécontentement croissant des masses de la ville et de la campagne. Mais le seul facteur révolutionnaire qui puisse tirer parti de cette situation, et aujourd’hui sur une échelle incomparablement plus grande qu’en 1905, c’est le prolétariat.
La "lettre" semble, dans une phrase, se rapprocher de cet aspect décisif de la question. Elle dit que les ouvriers sociaux-démocrates russes doivent prendre "la direction de cette lutte nationale pour le renversement de la monarchie du 3 juin". Ce que cette lutte "nationale" peut bien vouloir dire, nous venons de l’indiquer. Mais si "prendre la direction" ne signifie pas seulement que les ouvriers avancés doivent répandre généreusement leur sang sans demander pourquoi, si cela signifie que les ouvriers doivent prendre la direction politique de la lutte tout entière, de cette lutte qui sera, avant tout, une lutte prolétarienne, il est alors clair que la victoire remportée dans cette lutte doit avoir pour effet de transférer le pouvoir à la classe qui l’aura dirigée, c’est à dire au prolétariat social-démocrate.
Le problème n’est donc pas seulement celui d’un "gouvernement provisoire révolutionnaire" - phrase creuse à laquelle le processus historique donnera son contenu mais bien celui d’un gouvernement ouvrier révolutionnaire, de la conquête du pouvoir par le prolétariat russe. L’assemblée nationale constituante, la république, la journée de huit heures, la confiscation de la terre des grands propriétaires, ces revendications, ainsi que celles de la cessation immédiate de la guerre, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et des États unis d’Europe joueront un rôle énorme dans l’agitation des sociaux-démocrates. Mais la révolution, c’est avant tout la question du pouvoir - non de la forme de l’État (assemblée constituante, république, États unis), mais du contenu social du gouvernement. Les mots d’ordre d’assemblée constituante et de confiscation de la terre perdent, dans les conditions présentes, toute signification révolutionnaire directe, si le prolétariat n’est pas prêt à combattre pour la conquête du pouvoir ; car si le prolétariat n’arrache pas le pouvoir à la monarchie, personne d’autre ne le fera.
Le rythme du processus révolutionnaire est une question particulière. Il dépend d’un certain nombre de facteurs militaires et politiques, nationaux et internationaux. Ces facteurs peuvent retarder ou accélérer les développements, faciliter la victoire de la révolution ou conduire à une nouvelle défaite. Mais, quelles que puissent être les conditions, le prolétariat doit voir clairement son chemin, et le prendre consciemment. Par-dessus tout, il doit se libérer de ses illusions. Et la pire des illusions dont le prolétariat ait souffert dans toute son histoire jusqu’à ce jour a toujours consisté à se fier à d’autres qu’à lui-même.

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