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Les débuts de la physique quantique

mardi 7 avril 2009, par Robert Paris

Le 14 décembre 1900, Max Planck présentait, devant la Société de physique de Berlin, une communication « Sur la théorie de la loi de la distribution de l’énergie dans le spectre normal », un sujet apparemment bien anodin. Pourtant, cent ans plus tard, cet évènement est largement commémoré. Le 14 décembre 2000, un grand quotidien titre :

« Max Planck, en 1900, bouleversait le monde de la physique. La découverte des quanta par ce chercheur classique a révolutionné la science du XXe siècle et a permis d’écrire le premier chapitre de la mécanique quantique. »

Rétrospectivement, la communication de Planck semble posséder un potentiel révolutionnaire considérable, et c’est pourquoi l’histoire officielle l’a érigée en acte de naissance de la physique quantique. Toutefois, le titre du journal est trompeur : il peut laisser penser qu’en 1900 Planck a pleinement conscience d’avoir découvert la clef d’une physique radicalement nouvelle, ce qui n’est pas le cas. La formulation ambiguë de ce titre est bien révélatrice de la difficulté de la tâche de l’historien des sciences. Il doit reconstituer la pensée et la pratique scientifiques de Planck, « chercheur classique » dans son époque, et, comme il connaît la suite de l’histoire de la théorie quantique, il doit éviter de tomber dans le piège de l’illusion rétrospective.

Ce qui est à la source de la problématique des quanta, ce sont toutes les difficultés concernant les problèmes de l’interaction rayonnement-matière, ou, en d’autres termes, de l’émission et de l’absorption de la lumière par les atomes. Jusqu’en 1900, on pensait que l’émission de rayonnement devait se produire de manière strictement continue. On avait, jusqu’alors, vécu dans l’illusion que les lois du monde sensible régissent aussi le monde microscopique. Mais la physique classique peinait à rendre compte des événements du monde de l’infiniment petit. Ne pouvait-on pas la forcer à s’adapter ? Plier les cadres sans les briser, c’est ce qu’essayait de faire Lorentz, avec sa fameuse « théorie des électrons ».

De son côté Planck, voulant rendre compte de certains faits expérimentaux, est amené à proposer une loi de rayonnement qui se révèle d’une étrangeté radicale, et tout à fait non intuitive. Cette loi implique que les sources d’énergie lumineuse émettent de manière discontinue, qu’elles rayonnent par valeurs discrètes, que l’énergie échangée entre la matière et le rayonnement est quantifiée, qu’elle ne peut prendre que des valeurs multiples d’un certain quantum élémentaire d’énergie. Planck trouve même la valeur de ce quantum : il est proportionnel à la fréquence ν du rayonnement, c’est-à-dire qu’il a pour valeur ε = hν, où h est la constante connue aujourd’hui sous le nom de « constante de Planck ». On notera toutefois que Planck, en 1900, n’utilise pas les termes « quantifié » ou « quantum », et, surtout, qu’il espère bien que cette discontinuité est seulement apparente ou provisoire.

Peu après l’année 1900, Einstein avance nettement sur la voie du discontinu. Reconsidérant les travaux de Planck, il propose l’hypothèse révolutionnaire des quanta de lumière : si les sources atomiques émettent et absorbent de l’énergie lumineuse par quanta, c’est que ces quanta se trouvent déjà dans la lumière, c’est que le champ électromagnétique lui-même a une structure discontinue, granulaire. Ainsi l’énergie, comme la matière, serait atomique. En fait, les quanta de lumière d’Einstein présentent un double aspect, corpusculaire et ondulatoire. S’ils nous apparaissent comme les ancêtres des photons, il faut bien noter que la dualité onde-corpuscule au sens d’Einstein est une manière de concevoir les quanta de lumière à une époque antérieure à celle de la mécanique quantique.

On le voit, la problématique des quanta émerge indépendamment de questions concernant la description de l’atome (Planck parle seulement de résonateurs qui émettent et absorbent le rayonnement). Mais, au début des années 1910, l’atome entre en scène. En 1911, Rutherford avance la thèse que l’atome est constitué d’un noyau central autour duquel tournent des électrons, comme un système solaire en miniature. Mais le mouvement orbital des électrons autour du noyau prend la physique classique en défaut. En effet, un électron perd son énergie à mesure qu’il tourne ; il devrait donc finir par tomber sur le noyau. En 1913, Niels Bohr fait le rapprochement entre la structure de l’atome et les quanta d’énergie. Il suppose que les électrons tournent sur certaines orbites bien déterminées. L’émission de lumière observée au spectroscope correspond au saut d’un électron d’une orbite à une autre, d’un niveau d’énergie à un autre. La différence d’énergie entre deux niveaux est multiple d’un certain quantum.

Ce livre a pour but de retracer l’histoire de la théorie des quanta dans la période qui précède l’avènement de la mécanique quantique, c’est-à-dire dans le premier quart du XXe siècle. La théorie des quanta prépare le terrain pour la mécanique quantique, mais celle-ci n’est pas la suite linéaire de celle-là. Il y a à la fois rupture et continuité, comme il y a rupture et continuité entre la physique classique et la théorie des quanta. Au travers de ce livre, nous remettons en question une certaine conception mythique des débuts de la physique quantique, qui tend à accentuer les ruptures au détriment des continuités, et qui, ce faisant, déforme la réalité historique. Nous examinons, entre autres, les questions suivantes. Planck, le prétendu fondateur de la théorie des quanta en 1900, est-il un révolutionnaire ? Comment en vient-il à introduire des éléments discrets d’énergie, et quelle signification leur donne-t-il ? La révolution quantique opérée par Einstein vient-elle d’une interprétation délibérément non-classique de la loi de Planck du rayonnement ? D’où vient son hypothèse des quanta de lumière ? Dans quelle mesure la théorie atomique de Bohr reste-t-elle tributaire de la physique classique ? Pourquoi conduit-elle à l’une des formes de la mécanique quantique ?

Cet ouvrage est subdivisé en trois parties. La première partie donne un aperçu des découvertes et des représentations relatives à l’interaction rayonnement-matière à la fin du XIXe siècle. La « théorie des électrons » de Lorentz, une sorte de rencontre entre l’électromagnétisme maxwellien et l’atomisme, se présente comme la théorie dominante à cette époque.

La seconde partie traite de la découverte des quanta dans la période 1900-1911. Les apports respectifs de Planck et d’Einstein sont présentés et analysés. Après avoir retrouvé le cadre conceptuel essentiellement classique dans lequel Planck élabore sa loi du rayonnement (1900), nous sommes en mesure de mettre en évidence sa véritable découverte, à savoir que la mystérieuse constante h a le sens d’un quantum élémentaire d’action (1906), et de suivre son adhésion progressive aux idées quantiques. Parallèlement, nous tentons de reconstituer les divers arguments avancés par Einstein en faveur de l’hypothèse des quanta de lumière. Nous montrons que les quanta de lumière ne proviennent pas d’une interprétation non-classique de la loi de Planck. Einstein travaille, certes, aux limites de la physique classique, mais pas en marge de celle-ci. Ce qu’il cherche à mettre en évidence, ce sont les contradictions qu’entraîne l’incorporation de la loi de Planck dans divers domaines de la connaissance établie. C’est dans ce même esprit qu’il envisage ensuite l’exploration de la dualité onde-corpuscule dans le rayonnement. L’analyse du premier Conseil de physique Solvay, tenu à Bruxelles en 1911, permet de faire le point sur l’état d’avancement des idées quantiques et leur réception dans la communauté scientifique.

La troisième partie est consacrée à l’examen de la théorie atomique de Bohr, de sa genèse et son développement jusqu’à sa crise au début des années 1920. L’étude des premiers travaux de Bohr nous permet de dissiper une illusion : contrairement à l’opinion la plus répandue, nous soutenons que la théorie de Bohr, à l’origine, n’est pas une théorie des spectres atomiques, mais une théorie de la constitution et des propriétés chimiques de l’atome. Nous soulignons l’aspect « monstrueux » du modèle hybride de l’atome de Bohr, mi-classique et mi-quantique. Néanmoins la fécondité de ce modèle est remarquable tout le long de la seconde décennie du siècle : non seulement il permet d’interpréter de nouveaux phénomènes (expérience de Franck et Hertz, effet Stark, etc.), mais il peut aussi se prêter à d’importantes extensions, comme par exemple la théorie quantique du rayonnement élaborée par Einstein en 1916 (de laquelle dérivera le Laser en 1960). Parfaitement au courant de ces développements, et conscient que le travail qu’il a effectué jusque là autour de son modèle a l’apparence d’un bricolage désordonné, Bohr publie alors, sous une forme nouvelle et cohérente, l’ensemble de sa théorie de l’atome (Sur la théorie quantique des spectres de raies, 1918-1922). Il pose le principe d’une correspondance générale entre les descriptions classique et quantique des phénomènes atomiques et il en développe toutes les implications. C’est en s’appuyant sur ce principe de correspondance que Kramers et Heisenberg, en 1924-1925, fournissent une interprétation des phénomènes de dispersion et de diffusion de la lumière par la matière. Leur travail a une portée considérable : il constitue l’ébauche de la mécanique quantique des matrices.

L’histoire que nous reconstituons prend fin au moment où deux théories voient le jour : la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie et de Schrödinger, et la mécanique matricielle de Heisenberg et Born. Le cinquième Conseil de physique Solvay, en 1927, affirme la suprématie de la mécanique matricielle, désormais appelée mécanique quantique, sur la mécanique ondulatoire. Bohr propose alors sous le nom de « complémentarité » une interprétation révolutionnaire des principes de description des phénomènes atomiques. Appelée « interprétation de Copenhague », elle est considérée, aujourd’hui encore, comme l’« interprétation orthodoxe » de la mécanique quantique. Dans cette interprétation, l’objectivité n’a plus le même sens qu’en physique classique, et la notion de complémentarité a précisément pour rôle d’exprimer dans quelle mesure on peut encore utiliser, pour la description des phénomènes atomiques, les concepts classiques sans équivoque ni contradiction.

La mécanique quantique est en rupture totale avec le mode de description classique de la matière et du rayonnement, et, plus généralement, avec les fondements philosophiques de la science classique. Elle oblige à renoncer à l’intuition physique ordinaire, à abandonner la visualisation traditionnelle de la physique classique. La particule quantique n’a rien à voir avec la particule classique, elle perd toute correspondance avec une quelconque image, elle devient, pour l’essentiel, une entité mathématique. Au niveau subatomique, les particules n’existent pas avec certitude à des places bien définies, mais elles manifestent une sorte de « tendance à exister », et les évènements dont elles sont individuellement le siège ne surviennent pas avec certitude, mais manifestent une sorte de « tendance à survenir ». Ces tendances sont exprimées en termes de probabilités. Le probabilisme de la mécanique quantique est en rupture avec le déterminisme de la science classique.

Malgré des moments de relative stagnation, la mécanique quantique accumule d’innombrables succès tout le long du XXe siècle, non seulement en physique, mais aussi en chimie, en cosmologie, etc., sans parler des conséquences de ces recherches fondamentales sur le développement des technologies. Rappelons simplement que les puces, ces composants essentiels des technologies électroniques, prennent naissance sur la base des connaissances en physique quantique des solides. La mécanique quantique devient, en quelque sorte, la « mère de toutes les sciences ». Aujourd’hui, les recherches qui l’utilisent portent les noms d’atomes ultrafroids, de condensats de Bose-Einstein, de corrélations quantiques, etc. Toutes ces recherches sont porteuses de retombées technologiques considérables. Les corrélations quantiques en sont un parfait exemple. Il existe des états corrélés de deux particules qui ont une propriété bizarre : aussi éloignées qu’elles soient l’une de l’autre, ces deux particules ne peuvent pas être considérées comme deux entités séparées, elles forment un tout, on dit qu’elles sont intriquées. Cette propriété est tellement contraire à l’intuition qu’elle avait amené Einstein à douter de la validité de la théorie quantique. Elle conduit aujourd’hui à une application tout à fait inattendue : le cryptage des messages de télécommunication au moyen de paires de photons intriqués. Les futurs ordinateurs quantiques devraient être, eux aussi, une application de ces corrélations.

On aurait tort de penser que le Conseil Solvay de 1927 met fin aux débats sur la signification de la mécanique quantique, d’autant qu’à cette époque la notion complexe de complémentarité est loin d’être clarifiée, même chez son auteur. À vrai dire, ces débats vont durer jusqu’à nos jours. Planck, Einstein, de Broglie, Schrödinger, et d’autres par la suite, s’opposent franchement à l’« interprétation de Copenhague ». Il est en effet difficile de se résoudre à abandonner le déterminisme et la représentation spatio-temporelle traditionnelle des phénomènes. Il est peut-être encore plus difficile de chercher à définir l’objet ou le processus quantique alors que l’on n’en a ni intuition ni concept, mais seulement des manifestations phénoménales. C’est pourtant le pas décisif que franchit Bohr après une quinzaine d’années de recherches. Il peut paraître étonnant que sa première théorie quantique, ancrée dans l’ancienne théorie des quanta, se trouve renversée par l’enfant qu’elle a engendré. Mais, dans l’histoire des sciences, il n’est pas rare que des idées qui se révéleront périssables jouent pourtant un rôle important dans la construction de la science, et même, paradoxalement, favorisent le développement du paradigme qui les supplantera .

Bernard Pourprix

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