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Friedrich Engels avait-il cautionné le légalisme petit-bourgeois de la social-démocratie allemande face à l’Empire du Kaiser ?

17 avril 2015, 08:03, par Robert Paris

Engels écrit à Richard Fischer, 8 mars 1895.

« J’ai tenu compte autant qu’il était possible de vos graves préoccupations, bien que, avec la meilleure volonté, je ne comprends pas pourquoi vos réticences commencent à la moitié du texte. Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayiez l’intention de prescrire, de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes circonstances. la légalité même vis-à-vis de ceux qui ’frisent la légalité, bref la politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite. Dans le Vorwärts, bien sûr, certains prêchent parfois la révolution avec la même énergie que d’autres la repoussent. Mais je ne peux considérer cela comme une solution de la question.
J’estime que vous n’avez absolument rien a gagner, si vous prêchez sous la contrainte le renoncement absolu du recours à la violence. Personne ne vous croira, et aucun parti d’aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à l’illégalité.
En outre, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j’écris : je ne peux me compromettre aussi totalement à leurs yeux.

J’ai cependant accepté vos modifications, avec les exceptions suivantes : 1º Épreuves à corriger, p. 9, pour les masses, il est dit : « il faut qu’elles aient compris pourquoi elles interviennent ». 2º Le passage suivant : barrer toute la phrase depuis « le déclenchement sans préparation de l’attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante : le mot d’ordre « déclenchement de l’attaque » est à tout propos en usage chez les Français, Italiens, etc., seulement ce n’est pas si sérieux. 3° Épreuves à corriger, p. 10 : « Sur la révolution sociale-démocrate qui va actuellement fort bien », vous voulez enlever « actuellement », autrement dit vous voulez transformer une TACTIQUE VALABLE MOMENTANÉMENT et toute relative en une tactique permanente et absolue. Cela je ne peux pas le faire, sans me discréditer à tout jamais. J’évite donc la formule d’opposition, et je dis : « Sur la révolution sociale-démocrate, qui se porte bien, en ce moment précis, en se conformant à la loi. » Je ne comprends absolument pas pourquoi vous trouvez dangereuse ma remarque sur l’attitude de Bismarck en 1866, lorsqu’il viola la Constitution. Il s’agit d’un argument lumineux, comme aucun autre ne le serait. Mais je veux cependant vous faire ce plaisir.

Mais je ne peux absolument pas continuer de la sorte. J’ai fait tout mon possible, pour vous épargner des désagréments dans te débat. Or vous feriez mieux de préserver le point de vue, selon lequel l’obligation de respecter la légalité est de caractère juridique, et non moral, comme Bogouslavski vous l’a si bien montré dans le temps, et qu’elle cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent les lois. Mais vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d’entre vous - de ne pas contrer comme il fallait les prétentions de l’adversaire : reconnaître aussi l’obligation légale du point de vue moral, c’est-à-dire contraignant dans toutes les circonstances, au lieu de dire : vous avez le pouvoir et vous faites les lois ; si nous les violons, vous pouvez nous traiter selon ces lois - cela nous devons le supporter, et c’est tout. Nous n’avons pas d’autre devoir, vous n’avez pas d’autre droit. C’est ce qu’ont fait les catholiques sous les lois de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat memnonite qui figure dans tous les journaux - et vous ne devez pas démordre de cette position. Le projet anti-subversif (Umsturzvorlage) est de toute façon voué à la ruine : ce qu’il recherche il ne peut même pas le formuler et, moins encore, le réaliser, et dès lors que ces gens en ont le pouvoir, ils réprimeront et séviront de toute façon contre vous, d’une manière ou d’une autre.

Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous attendez uniquement parce que vous n’êtes pas encore assez forts pour agir vous-mêmes, et parce que l’armée n’est pas encore complètement minée, mais alors, mes braves, pourquoi ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et les succès gigantesques du Parti ? es gens savent tout aussi bien que nous que nous avançons puissamment vers la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années - et c’est pourquoi ils veulent passer à l’attaque maintenant, mais hélas pour eux ils ne savent pas comment s’y prendre. Nos discours ne peuvent rien y changer : ils le savent tout aussi bien que nous ; de même qu’ils savent que si nous avons le pouvoir nous l’utiliserons à nos fins et contre eux.
En conséquence, lorsque la question sera débattue au Comité central, pensez un peu à ceci : préservez le droit de résistance aussi bien que Bogouslavski nous l’a préservé, et n’oubliez pas que de vieux révolutionnaires - français, italiens, espagnols, hongrois, anglais - figurent parmi eux et vous écoutent, et que - sait-on jamais combien rapidement - le temps peut revenir où l’on devra sérieusement envisager les conséquences de l’élimination du mot « légal » qui fut entreprise en 1880 à Wyden. Regardez donc les Autrichiens qui, aussi ouvertement que possible brandissent la menace de la violence, si le suffrage universel n’est pas bientôt instauré. Pensez à vos propres illégalités sous le régime des lois anti-socialistes auquel on voudrait vous soumettre de nouveau.
Légalité aussi longtemps que cela nous arrange, mais pas légalité à tout prix-même en paroles ! »
Ton F. E.

Le 14 mars 1895, R. Fischer répondit à Engels :

« Cher général ! Mes meilleurs remerciements pour l’esprit de conciliation (Bereitwilligkeit) dont tu fais preuve à propos des corrections d’épreuves. Mais dans tes observations tu pars de suppositions complètement fausses : il ne vient à l’esprit de personne d’entre nous de « prescrire de tout notre corps et de toute notre âme, en toutes circonstances, la légalité », pas plus que nous ne pensons à « prêcher la renonciation absolue à la violence ». Tu as parfaitement raison : cela personne ne nous le croirait, et justement à l’heure actuelle moins que jamais. Si c’était donc là un jeu niais, il ne serait pas moins insensé de vouloir, justement à l’heure actuelle, chercher notre force dans des menaces perpétuelles contre un adversaire qui nous tient à la gorge avec sa loi antisubversive, en criant : attends seulement ! Dès que j’aurai de nouveau ma liberté de mouvement, alors je te couperais carrément la gorge. Non ! nous faisons ici comme cela se fait avec toute fille raisonnable de village qui déclare à son maladroit et hésitant gaillard : de cela on ne parle pas, mais on le fait ! Tu nous accuses également à tort, quand tu admets que nous nous sommes laissés pousser par nos adversaires à la reconnaissance morale de l’obligation de demeurer sur le plan de la légalité. Aucun d’entre nous ne ferait jamais cela ! Au contraire, Liebknecht aussi bien que Bebel ont précisément répété à plusieurs reprises ces derniers temps, avec beaucoup de tranchant, que la violation de la Constitution et de la légalité par les autorités supérieures abolissait toute obligation du bas pour le haut. »

Et malgré cela, les censeurs avaient demandé à Engels de barrer le passage suivant : « Comme Bismarck nous en a donné si bien l’exemple en 1866. Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu’elle veut à votre égard. Mais ce qu’elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd’hui. « Nous sommes aujourd’hui pour la légalité, parce qu’elle est avantageuse pour nous et - soit dit en passant - parce que les autres sont encore assez forts pour nous y contraindre ; et nous en appelons même aujourd’hui à cette légalité, parce que celle-ci leur est, précisément aujourd’hui, particulièrement désagréable et leur gâche le métier. Voilà tout ! Et tu verras aussi que nous ne donnerons aucune occasion aux Français, Italiens, etc. de faire la lippe, pas plus que nous n’oublierons ou renierons que nous avons barré le « légal » de notre programme à Wyden et que nous ne l’avons plus repris à Erfurt. »

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